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de la raison
dialectique
TOME 1
par
JEAN-PAUL SARTRE
BIBLIOTHÈQUE DES IDÉES
JEAN-PAUL SARTRE
~
Critique
de la raison
dialectique
(précédé de QUESTIONS DE MÉTHODE)
TOME 1
GALLIMARD
AU CASTOR
pour une enclave dans le marxisme lui-même qui l'engendre et la refuse ses significations et de ses références à la totalisation en cours, tant que
tout à la fois. nous n'aurons pas établi que toute connaissance partielle ou isolée de ces
Du marxisme qui l'a ressuscitée, l'idéologie de l'existence hérite deux hommes ou de leurs produits doit se dépasser vers la totalité ou se réduire
exigences qu'il tient lui-même de l'hégélianisme : si quelque chose comme à une erreur par incomplétude. Notre tentative sera donc critique en ce
une Vérité doit pouvoir exister dans l'anthropologie, elle doit être devenue qu'elle essaiera de déterminer la validité et les limites de la Raison dia-
elle doit se faire totalisation. Il va sans dire que cette double exigenc; lectique, ce qui revient à marquer les oppositions et les liens de cette Rai-
définit ce mouvement de l'être et de la connaissance (ou de la compréhen- son avec la Raison analytique et positiviste. Mais elle devra, en outre,
sion) qu'on nomme .depuis Hegel « dialectique ». Aussi ai-je pris pour être dialectique car la dialectique est seule compétente quand il s'agit des
accordé, dans Questions de méthode, qu'une telle totalisation est perpé- problèmes dialectiques. Il n'y a pas là de tautologie: je le montrerai plus
tuellement en cours comme Histoire et comme Vérité historique. A partir loin. Dans le premier tome de cet ouvrage, je me bornerai à esquisser une
de cette entente fondamentale, j'ai tenté de mettre au jour les conflits théorie des ensembles pratiques, c'est-à-dire des séries et des groupes en
internes de Panthropologie philosophique et j'ai pu, en certains cas, esquis- tant que moments de la totalisation. Dans le second tome, qui paraîtra
ser - sur le terrain méthodologique que j'avais choisi - les solutions ultérieurement, j'aborderai le problème de la totalisation elle-même, c'est-
provisoires de ces difficultés. Mais il va de soi que les contradictions et à-dire de l' Histoire en cours et de la Vérité en devenir.
leurs dépassements synthétiques perdent toute signification et toute réalité
si l'Histoire et la Vérité ne sont pas totalisantes, si, comme le prétendent
les positivistes, il y a des Histoires et des Vérités. Il m'a donc paru néces-
saire, dans le temps même où je rédigeais ce premier ouvrage, d'aborder
enfin le problème fondamental. Y a-t-il une Vérité de l'homme?
Personne - pas même les empiristes - n'a jamais nommé Raison la
simple ordonnance - quelle qu'elle soit - de nos pensées. Il faut, pour
un « rationaliste», que cette ordonnance reproduise ou constitue l'ordre
de l'être. Ainsi la Raison est un certain rapport de la connaissance et de
l'être. De ce point de vue, si le rapport de la totalisation historique et
de la Vérité totalisante doit pouvoir exister et si ce rapport est un double
mouvement dans la connaissance et dans l'être, il sera légitime d'appeler
cette relation mouvante une Raison; le but de ma recherche sera donc
d'établir si la Raison positiviste des Sciences naturelles est bien celle que
nous retrouvons dans le développement de l'anthropologie ou si la connais-
sance et la compréhension de l'homme par l'homme implique non seule-
ment des méthodes spécifiques mais une Raison nouvelle, c'est-à-dire une
relation nouvelle entre la pensée et son objet. En d'autres mots, y a-t-il
une Raison dialectique?
En fait, il ne s'agit pas de découvrir une dialectique : d'une part la
pensée dialectique est devenue consciente d'elle-même, historiquement,
depuis le début du siècle dernier; d'autre part la simple expérience histo-
rique ou ethnologique suffit à mettre au jour des secteurs dialectiques dans
l'activité humaine. Mais, d'une part, l'expérience - en général- ne
peut fonder par elle seule que des vérités partielles et contingentes; d'autre
part, la pensée dialectique s'est, depuis Marx, occupée de son objet plus
que d'elle-même. Nous retrouvons ici la difficulté qu'a rencontrée la Rai-
son analytique à la fin du XVIIIe siècle quand il a fallu prouver sa légiti-
mité. Mais le problème est moins aisé puisque la solution de l'idéalisme
critique est derrière nous. La connaissance est un mode de l'être mais,
dans la perspective matérialiste, il ne peut être question de réduire l'être
au connu. N'importe : l'anthropologie restera un amas confus de connais-
sances empiriques, d'inductions positivistes et d'interprétations totalisantes,
tant que nous n'aurons pas établi la légitimité de la Raison dialectique,
c'est-à-dire tant que nous n'aurons pas acquis le droit d'étudier un homme,
un groupe d' hommes ou un objet humain dans la totalité synthétique de
QUESTIONS DE MÉTHODE
MARXISME ET EXISTENTIALISME
parler de l'existentialisme, on comprendra que je le tienne pour une déjà dépassé et connu dans ses caractères essentiels; mais c'est préci-
idéologie: c'est un système parasitaire qui vit en marge du Savoir sément ce savoir objectif que Kierkegaard conteste: pour lui, le dépas-
qui s'y est opposé d'abord et qui, aujourd'hui, tente de s'y intégrer. sement de la conscience malheureuse reste purement verbal. L'homme
Pour mieux faire comprendre ses ambitions présentes et sa fonction, existant ne peut être assimilé par un système d'idées; quoi qu'on puisse
il faut revenir en arrière, au temps de Kierkegaard. dire et penser sur la souffrance, elle échappe au savoir dans la mesure
La plus ample totalisation philosophique, c'est l'hégélianisme. Le où elle est soufferte en elle-même, pour elle-même et où le savoir
Savoir y est élevé à sa dignité la plus éminente : il ne se borne pas reste impuissant à la transformer. « Le philosophe construit un palais
à viser l'être du dehors, il se l'incorpore et le dissout en lui-même : d'idées et il habite une chaumière.» Bien entendu, c'est la religion
l'esprit s'objective, s'aliène et se reprend sans cesse, il se réalise à que Kierkegaard veut défendre : Hegel ne voulait pas que le chris-
travers sa propre histoire. L'homme s'extériorise et se perd dans les tianisme pût être « dépassé» mais, par cela même, il en a fait le plus
choses, mais toute aliénation est surmontée par le savoir absolu du haut moment de l'existence humaine, Kierkegaard insiste au contraire
philosophe. Ainsi nos déchirements, les contradictions qui font notre sur la transcendance du Divin; entre l'homme et Dieu, il met une
malheur sont des moments qui se posent pour être dépassés, nous ne distance infinie, l'existence du Tout-Puissant ne peut être l'objet d'un
sommes pas seulement savants : dans le triomphe de la conscience de savoir objectif, elle fait la visée d'une foi subjective. Et cette foi à
soi intellectuelle, il apparaît que nous sommes SIlS : le savoir nous son tour, dans sa force et dans son affirmation spontanée, ne se réduira
traverse de part en part et nous situe avant de nous dissoudre, nous jamais à un moment dépassable et classable, à une connaissance. Ainsi
sommes intégrés vivants à la totalisation suprême : ainsi le pur vécu est-il amené à revendiquer la pure subjectivité singulière contre l'uni-
d'une expérience tragique, d'une souffrance qui conduit à la mort est versalité objective de l'essence, l'intransigeance étroite et passionnée
absorbé par le système comme une détermination relativement abstraite de la vie immédiate contre la tranquille médiation de toute réalité, la
qui doit être médiatisée, comme un passage qui mène vers l'absolu, croyance, qui s'affirme obstinément malgré le scandale contre l'évi-
seul concret véritable 1. dence scientifique. Il cherche des armes partout pour échapper à la
En face de Hegel, Kierkegaard semble compter à peine; ce n'est terrible « médiation»; il découvre en lui-même des oppositions, des
assurément pas un philosophe : ce titre, d'ailleurs, il l'a refusé lui- indécisions, des équivoques qui ne peuvent être dépassées : paradoxes,
même. En fait, c'est un chrétien qui ne veut pas se laisser enfermer ambiguïtés, discontinuités, dilemmes, etc. En tous ces déchirements,
dans le système et qui affirme sans relâche contre « l'intellectualisme» Hegel ne verrait sans doute que des contradictions en formation ou
de Hegel l'irréductibilité et la spécificité du vécu. Nul doute, comme en cours de développement; mais c'est justement ce que Kierkegaard
l'a fait remarquer Jean Wahl, qu'un hégélien n'eût assimilé cette lui reproche: avant même d'en prendre conscience, le philosophe
conscience romantique et butée à la « conscience malheureuse »,moment d'Iéna aurait décidé de les considérer comme des idées tronquées. En
fait, la vie subjectiue, dans la mesure même où elle est vécue, ne peut
1. Il n'est pas douteux qu'on peut tirer Hegel du côté de l'existentia- jamais faire l'objet d'un savoir; elle échappe par principe à la connais-
lisme et Hyppolite s'y est efforcé non sans succès dans ses Études sur
Marx et. Hegel. Hegel n'est-il pas celui qui a le premier montré « qu'il y a sance et le rapport du croyant à la transcendance ne peut être conçu
une réalité de l'apparence en tant que telle »? et son panlogicisme ne se sous forme de dépassement. Cette intériorité qui prétend s'affirmer contre
double-t-il pas d'un pantragicisme Ne peut-on écrire à bon droit que,
ê
toute philosophie dans son étroitesse et sa profondeur infinie, cette
pour Hegel, «les existences s'enchaînent dans l'histoire qu'elles font et subjectivité retrouvée par-delà le langage comme l'aventure personnelle
qui, comme universalité concrète, est ce qui les juge et les transcende ,? On
le peut aisément mais la question n'est pas là : ce qui oppose Kierkegaard de chacun en face des autres et de Dieu, voilà ce que Kierkegaard a
à Hegel, c'est que, pour ce dernier, le tragique d'une vie est toujours dépassé nommé l'existence.
Le vécu s'évanouit dans le savoir. Hegel nous parle de l'esclave et de s~ On le voit, Kierkegaard est inséparable de Hegel et cette négation
peur de la mort. Mais celle-ci, qui fut ressentie, devient le simple objet de
la connaiss!1nce et le ~0x.nent d'une transformation elle-même dépassée. Aux farouche de tout système ne peut prendre naissance que dans un champ
yeux de KIerkegaard, il importe peu que Hegel parle de «liberté pour mou. culturel entièrement commandé par l'hégélianisme. Ce Danois se sent
~r,' ou qu'~l décri,ve correcteI!1ent c~rtains aspects de la foi, ce qu'il reproche traqué par les concepts, par l'Histoire, il défend sa peau, c'est la réac-
a 1 hégélianisme c est de négliger l'Indépassable opaCIté de l'expérience vécue tion du romantisme chrétien contre l'humanisation rationaliste de la
Ce ,n'est pas seulement ni surtout au niveau des concepts qu'est le désaccord
mais plutôt à celui de la critique du savoir et de la délimitation de sa portée foi. Il serait trop facile de rejeter cette œuvre au nom du subjectivisme:
Par exemple, il est parfaitement exact que Hegel marque profondément ce qu'il faut remarquer plutôt, en se replaçant dans le cadre de l'époque,
l'unité et l'opposition de la vie et de la conscience. Mais il est vrai aussi c'est que Kierkegaard a raison contre Hegel tout autant que Hegel a
que ce sont des incomplétudes déjà reconnues comme telles du point de vue
de la totalité. Ou, pour parler le langage de la séméiologie moderne : pour raison contre Kierkegaard. Hegel a raison : au lieu de se buter comme
Hegel le Signifiant (à un moment quelconque de l'histoire), c'est le mou- l'idéologue danois en des paradoxes figés et pauvres qui renvoient
v~m~nt de rEsprit. (qui se constituera C<?~e signifiant-signifié et signifié- finalement à une subjectivité vide, c'est le concret véritable que le
signifiant, c est-à-dire absolu-sujet); le SIgnifié, c'est l'homme vivant et son philosophe d'Iéna vise par ses concepts et la médiation se présente
objectivation; pour Kierkegaard l'homme est le Signifiant : il produit lui-
même les si~cations et nulle .significa~on .ne le vise du dehors (Abraham toujours comme un enrichissement. Kierkegaard a raison: la douleur,
ne salt pas s Il est Abraham); il n'est ramais le SIgnifié (même par Dieu). le besoin, la passion, la peine des hommes sont des réalités brutes qui