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Critique

de la raison
dialectique
TOME 1

Tbéorle des easelDltles praU....es

par

JEAN-PAUL SARTRE
BIBLIOTHÈQUE DES IDÉES
JEAN-PAUL SARTRE
~

Critique
de la raison
dialectique
(précédé de QUESTIONS DE MÉTHODE)

TOME 1

Théorie des ensembles pratiques

GALLIMARD
AU CASTOR

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous les pays, y compris l'U, R. S. s.
© Éditions Gallimard, 1960.
PRÉFACE

Les deux ouvrages qui composent ce volume paraîtront, je le crains,


d'inégale importance et d'inégale ambition. Logiquement, le second devrait
précéder le premier dont il vise à constituer les fondations critiques. Mais
j'ai craint que cette montagne de feuillets ne parût accoucher d'une souris:
faut-il remuer tant d'air, user tant de plumes et remplir tant de papier
pour aboutir à quelques considérations méthodologiques? Et comme, en
fait, le second travail est issu du premier, j'ai préféré garder l'ordre chro-
nologique qui, dans une perspective dialectique, est toujours le plus signi-
ficatif.
Questions de méthode est une œuvre de circonstance : c'est ce qui
explique son caractère un peu hybride,. et c'est par cette raison aussi que
les problèmes y semblent toujours abordés de biais. Une revue polonaise
avait décidé de publier, pendant l'hiver 1957, un numéro consacré à la
culture française; elle voulait donner à ses lecteurs un panorama. de~.fS,
qu'on appelle encore chez nous « nos familles d'esprit », Elle demanda
la collaboration de nombreux auteurs et me proposa de traiter ce sujet :
« Situation de l'existentialisme en 1957. II
Je n'aime pas parler de l'existentialisme. Le propre d'une recherche,
c'est d'êtr» indéfinie. La nommer et la définir, c'est boucler la boucle: que
reste-t-il? Un mode fini et déjà périmé de la culture, quelque chose comme
une marque de savon, en d'autres termes une idée. J'aurais décliné la
demande de mes amis polonais si je n'y avais vu un moyen d'exprimer
dans un pays de culture marxiste les contradictions actuelles de la phi-
losophie. Dans cette perspective, j'ai cru pouvoir grouper les conflits
internes qui la déchirent autour d'une opposition majeure: celle de l'exis-
tence et du savoir. Mais peut-être eussé-je été plus direct s'il n'eût été
nécessaire à l'économie du numéro « français II que je parlasse avant tout
de l'idéologie existentielle, de même qu'on demandait à un philosophe
marxiste, Henri Lefebvre, de « situer II les contradictions et le développe-
ment du marxisme en France pendant ces demières années.
Par la suite j'ai reproduit mon article dans la revue Temps modernes
mais en le modifiant considérablement pour l'adapter aux exigences des
lecteurs français. c'est sous cette forme que je le publie aujourd'hui. Ce
qui s'appelait à l'origine Existentialisme et Marxisme a pris le titre de
Questions de méthode. Et, finalement, c'est une question que je pose.
Une seule: avons-nous aujourd'hui les moyens de constituer une anthro-;
pologie structurelle et historique? Elle trouve sa place à l'intérieur de la
philosophie marxiste parce que - comme on le verra plus loin - je consi-
dère le marxisme comme l'indépassable philosophie de notre temps et
parce que je tiens l'idéologie de l'existence et sa méthode. compréhensive II
10 Préface Préface II

pour une enclave dans le marxisme lui-même qui l'engendre et la refuse ses significations et de ses références à la totalisation en cours, tant que
tout à la fois. nous n'aurons pas établi que toute connaissance partielle ou isolée de ces
Du marxisme qui l'a ressuscitée, l'idéologie de l'existence hérite deux hommes ou de leurs produits doit se dépasser vers la totalité ou se réduire
exigences qu'il tient lui-même de l'hégélianisme : si quelque chose comme à une erreur par incomplétude. Notre tentative sera donc critique en ce
une Vérité doit pouvoir exister dans l'anthropologie, elle doit être devenue qu'elle essaiera de déterminer la validité et les limites de la Raison dia-
elle doit se faire totalisation. Il va sans dire que cette double exigenc; lectique, ce qui revient à marquer les oppositions et les liens de cette Rai-
définit ce mouvement de l'être et de la connaissance (ou de la compréhen- son avec la Raison analytique et positiviste. Mais elle devra, en outre,
sion) qu'on nomme .depuis Hegel « dialectique ». Aussi ai-je pris pour être dialectique car la dialectique est seule compétente quand il s'agit des
accordé, dans Questions de méthode, qu'une telle totalisation est perpé- problèmes dialectiques. Il n'y a pas là de tautologie: je le montrerai plus
tuellement en cours comme Histoire et comme Vérité historique. A partir loin. Dans le premier tome de cet ouvrage, je me bornerai à esquisser une
de cette entente fondamentale, j'ai tenté de mettre au jour les conflits théorie des ensembles pratiques, c'est-à-dire des séries et des groupes en
internes de Panthropologie philosophique et j'ai pu, en certains cas, esquis- tant que moments de la totalisation. Dans le second tome, qui paraîtra
ser - sur le terrain méthodologique que j'avais choisi - les solutions ultérieurement, j'aborderai le problème de la totalisation elle-même, c'est-
provisoires de ces difficultés. Mais il va de soi que les contradictions et à-dire de l' Histoire en cours et de la Vérité en devenir.
leurs dépassements synthétiques perdent toute signification et toute réalité
si l'Histoire et la Vérité ne sont pas totalisantes, si, comme le prétendent
les positivistes, il y a des Histoires et des Vérités. Il m'a donc paru néces-
saire, dans le temps même où je rédigeais ce premier ouvrage, d'aborder
enfin le problème fondamental. Y a-t-il une Vérité de l'homme?
Personne - pas même les empiristes - n'a jamais nommé Raison la
simple ordonnance - quelle qu'elle soit - de nos pensées. Il faut, pour
un « rationaliste», que cette ordonnance reproduise ou constitue l'ordre
de l'être. Ainsi la Raison est un certain rapport de la connaissance et de
l'être. De ce point de vue, si le rapport de la totalisation historique et
de la Vérité totalisante doit pouvoir exister et si ce rapport est un double
mouvement dans la connaissance et dans l'être, il sera légitime d'appeler
cette relation mouvante une Raison; le but de ma recherche sera donc
d'établir si la Raison positiviste des Sciences naturelles est bien celle que
nous retrouvons dans le développement de l'anthropologie ou si la connais-
sance et la compréhension de l'homme par l'homme implique non seule-
ment des méthodes spécifiques mais une Raison nouvelle, c'est-à-dire une
relation nouvelle entre la pensée et son objet. En d'autres mots, y a-t-il
une Raison dialectique?
En fait, il ne s'agit pas de découvrir une dialectique : d'une part la
pensée dialectique est devenue consciente d'elle-même, historiquement,
depuis le début du siècle dernier; d'autre part la simple expérience histo-
rique ou ethnologique suffit à mettre au jour des secteurs dialectiques dans
l'activité humaine. Mais, d'une part, l'expérience - en général- ne
peut fonder par elle seule que des vérités partielles et contingentes; d'autre
part, la pensée dialectique s'est, depuis Marx, occupée de son objet plus
que d'elle-même. Nous retrouvons ici la difficulté qu'a rencontrée la Rai-
son analytique à la fin du XVIIIe siècle quand il a fallu prouver sa légiti-
mité. Mais le problème est moins aisé puisque la solution de l'idéalisme
critique est derrière nous. La connaissance est un mode de l'être mais,
dans la perspective matérialiste, il ne peut être question de réduire l'être
au connu. N'importe : l'anthropologie restera un amas confus de connais-
sances empiriques, d'inductions positivistes et d'interprétations totalisantes,
tant que nous n'aurons pas établi la légitimité de la Raison dialectique,
c'est-à-dire tant que nous n'aurons pas acquis le droit d'étudier un homme,
un groupe d' hommes ou un objet humain dans la totalité synthétique de
QUESTIONS DE MÉTHODE
MARXISME ET EXISTENTIALISME

La Philosophie apparaît à certains comme un milieu homogène:


les pensées y naissent, y meurent, les systèmes s'y édifient pour s'y
écrouler. D'autres la tiennent pour une certaine attitude qu'il serait
toujours en notre liberté d'adopter. D'autres pour un secteur déterminé
de la culture. A nos yeux, la Philosophie n'est pas; sous quelque forme
qu'on la considère, cette ombre de la science, cette éminence grise de
l'humanité n'est qu'une abstraction hypostasiée. En fait, il y a des
philosophies. Ou plutôt - car VOus n'en trouverez jamais plus d'une
à la fois qui soit vivante - en certaines circonstances bien définies,
une philosophie se constitue pour donner son expression au mouvement
général de la société; et, tant qu'elle vit, c'est elle qui sert de milieu
culturel aux contemporains. Cet objet déconcertant se présente à la
fois sous des aspects profondément distincts dont il opère constam-
ment l'unification.
C'est d'abord une certaine façon pour la classe « montante» de
prendre conscience de soi 1; et cette conscience peut être nette ou
brouillée, indirecte ou directe : au temps de la noblesse de robe et
du capitalisme mercantile, une bourgeoisie de juristes, de commerçants
et de banquiers a saisi quelque chose d'elle-même à travers le carté-
sianisme; un siècle et demi plus tard, dans la phase primitive de l'in-
dustrialisation, une bourgeoisie de fabricants, d'ingénieurs et de savants
s'est obscurément découverte dans l'image de l'homme universel que
lui proposait le kantisme.
Mais, pour être vraiment philosophique, ce miroir doit se présenter
comme la totalisation du Savoir contemporain : le philosophe opère
l'unification de toutes les connaissances en se réglant sur certains
schèmes directeurs qui traduisent les attitudes et les techniques de la
classe montante devant son époque et devant le monde. Plus tard,
lorsque les détails de ce Savoir auront été un à un contestés et détruits par

1. Si je ne mentionne pas ici la personne qui s'objective et se découvre


dans son œuvre, c'est que la philosophie d'une époque déborde de loin
- si grand soit-il - le philosophe qui lui a donné sa première figure. Mais,
inversement, nous verrons que l'étude des doctrines singulières est insé-
parable d'un réel approfondissement des philosophies. Le cartésianisme
éclaire l'époque et situe Descartes à l'intérieur du développement totalitaire
de la raison analytique; à partir de là, Descartes, pris comme personne et
comme philosophe, éclaire jusqu'au cœur du XVIII' siècle, le sens historique
(et, par conséquent, singulier) de la rationalité nouvelle.
16 Questions de méthode Marxisme et existentialisme
le progrès des hunières, l'ensemble demeurera comme un contenu de sa philosophie lui permettront de masquer les luttes qui commencent
indifférencié : après avoir été liées par des principes, ces connaissances, à déchirer le Tiers et de trouver pour toutes les classes révolutionnaires
écrasées, presque indéchiffrables, lieront ces principes à leur tour. un langage et des gestes communs.
Réduit à sa plus simple expression, l'objet philosophique restera dans Si la philosophie doit être à la fois totalisation du savoir, méthode,
« l'esprit objectif» sous forme d'Idée régulatrice indiquant une tâche Idée régulatrice, arme offensive et communauté de langage; si cette
infinie; ainsi l'on parle aujourd'hui de « l'Idée kantienne» chez nous « vision du monde » est aussi un instrument qui travaille les sociétés
ou, chez les Allemands, de la Weltanschauung de Fichte. C'est qu'une vermoulues, si cette conception singulière d'un homme ou d'un groupe
philosophie, quand elle est dans sa pleine virulence, ne se présente d'hommes devient la culture et, parfois, la nature de toute une classe,
jamais comme une chose inerte, comme l'unité passive et déjà terminée il est bien clair que les époques de création philosophique sont rares.
du Savoir; née du mouvement social elle est mouvement elle-même Entre le XVIIe et le ne siècle, j'en vois trois que je désignerai par des
et mord sur l'avenir : cette totalisation concrète est en même temps noms célèbres : il yale «moment» de Descartes et de Locke, celui
le projet abstrait de poursuivre l'unification jusqu'à ses dernières limites; de Kant et de Hegel, enfin celui de Marx. Ces trois philosophies
sous cet aspect, la philosophie se caractérise comme une méthode deviennent, chacune à son tour, l'humus de toute pensée particulière
d'investigation et d'explication; la confiance qu'elle met en elle-même et l'horizon de toute culture, elles sont indépassables tant que le moment
et dans son développement futur ne fait que reproduire les certitudes historique dont elles sont l'expression n'a pas été dépassé. Je l'ai sou-
de la classe qui la porte. Toute philosophie est pratique, même celle vent constaté : un argument «antimarxiste » n'est que le rajeunisse-
qui paraît d'abord la plus contemplative; la méthode est une arme ment apparent d'une idée prémarxiste. Un prétendu « dépassement»
sociale et politique : le rationalisme analytique et critique de grands du marxisme ne sera au pis qu'un retour au prémarxisme, au mieux
cartésiens leur a survécu; né de la lutte, il s'est retourné sur elle pour que la redécouverte d'une pensée déjà contenue dans la philosophie
l'éclairer; au moment où la bourgeoisie entreprenait de saper les insti- qu'on a cru dépasser. Quant au « revisionnisme », c'est un truisme ou
tutions de l'Ancien Régime, il s'attaquait aux significations périmées une absurdité : il n'y a pas lieu de réadapter une philosophie vivante
qui tentaient de les justifier 1. Plus tard, il a servi le libéralisme et il 'au cours du monde; elle s'y adapte d'elle-même à travers mille ini-
a donné une doctrine aux opérations qui tentaient de réaliser « l'ato- tiatives, mille recherches particulières, car elle ne fait qu'un avec le
misation » du prolétariat. mouvement de la société. Ceux mêmes. qui se croient les porte-parole
Ainsi la philosophie reste efficace tant que demeure vivante la praxis les plus fidèles de leurs prédécesseurs, malgré leur bon vouloir, trans-
qui l'a engendrée, qui la porte et qu'elle éclaire. Mais elle se trans- forment les pensées qu'ils veulent simplement répéter; les méthodes
forme, elle perd sa singularité, elle se dépouille de son contenu originel se modifient parce qu'on les applique à des objets neufs. Si ce mou-
et daté dans la mesure même où elle imprègne peu à peu les masses, vement de la philosophie n'existe plus, de deux choses l'une: ou bien
pour devenir en elles et par elles un instrument collectif d'émanci- elle est morte ou bien elle est « en crise n, Dans le premier cas, il ne
pation. C'est ainsi que le cartésianisme, au XVIIIe siècle, apparaît sous s'agit pas de réviser mais de jeter par terre un édifice pourri; dans
deux aspects indissolubles et complémentaires: d'une part, comme le second cas, la (( crise philosophique» est l'expression particulière
Idée de la raison, comme méthode analytique, il inspire Holbach, d'une crise sociale et son immobilisme est conditionné par les contra-
Helvetius, Diderot, Rousseau même, et c'est lui qu'on trouve à la dictions qui déchirent la société : une prétendue (( révision» effectuée
source des pamphlets antireligieux aussi bien que du matérialisme par des « experts » ne serait donc qu'une mystification idéaliste et sans
mécaniste; d'autre part, il est passé dans l'anonymat et conditionne portée réelle; c'est le mouvement même de l'Histoire, c'est la lutte
les attitudes du Tiers État; en chacun la Raison universelle et ana- des hommes sur tous les plans et à tous les niveaux de l'activité humaine
lytique s'enfouit et ressort sous forme de « spontanéité» : cela signifie qui délivreront la pensée captive et lui permettront d'atteindre à son
que la réponse immédiate de l'opprimé à l'oppression sera critique. plein développement. .
Cette révolte abstraite précède de quelques années la Révolution fran- Les hommes de culture qui viennent après les grands épanouisse-
çaise et l'insurrection armée. Mais la violence dirigée des armes abattra ments et qui entreprennent d'aménager les systèmes ou de conquérir
des privilèges qui s'étaient déjà dissous dans la Raison. Les choses par les nouvelles méthodes des terres encore mal connues, ceux qui
vont si loin que l'esprit philosophique franchit les bornes de la classe donnent à la théorie des fonctions pratiques et s'en servent comme
bourgeoise et s'infiltre dans les milieux populaires. C'est le moment d'un outil pour détruire et pour construire, il n'est pas convenable
où la bourgeoisie française se prétend classe universelle : les infiltrations de les appeler des philosophes : ils exploitent le domaine, ils en font
l'inventaire ils y élèvent quelques bâtiments, il leur arrive même d'y
1. Dans le cas du cartésianisme, l'action de la « philosophie. reste néga- apporter c;rtains changements internes; mais ils se nourrissent encore
tive : elle déblaie, détruit et fait entrevoir à travers les complications infinies de la pensée vivante des grands morts. Soutenue par la foule en marche,
et les particularismes du système féodal, l'universalité abstraite de la pro-
priété bourgeoise. Mais en d'autres circonstances, quand la lutte sociale celle-ci constitue leur milieu culturel et leur avenir, détermine le champ
prend elle-même d'autres formes, la contribution de la théorie peut être de leurs investigations et même de leur « création », Ces hommes rela-
positive. tifs, je propose de les nommer des idéologues. Et, puisque je dois
18 Questions de méthode Marxisme et existentialisme

parler de l'existentialisme, on comprendra que je le tienne pour une déjà dépassé et connu dans ses caractères essentiels; mais c'est préci-
idéologie: c'est un système parasitaire qui vit en marge du Savoir sément ce savoir objectif que Kierkegaard conteste: pour lui, le dépas-
qui s'y est opposé d'abord et qui, aujourd'hui, tente de s'y intégrer. sement de la conscience malheureuse reste purement verbal. L'homme
Pour mieux faire comprendre ses ambitions présentes et sa fonction, existant ne peut être assimilé par un système d'idées; quoi qu'on puisse
il faut revenir en arrière, au temps de Kierkegaard. dire et penser sur la souffrance, elle échappe au savoir dans la mesure
La plus ample totalisation philosophique, c'est l'hégélianisme. Le où elle est soufferte en elle-même, pour elle-même et où le savoir
Savoir y est élevé à sa dignité la plus éminente : il ne se borne pas reste impuissant à la transformer. « Le philosophe construit un palais
à viser l'être du dehors, il se l'incorpore et le dissout en lui-même : d'idées et il habite une chaumière.» Bien entendu, c'est la religion
l'esprit s'objective, s'aliène et se reprend sans cesse, il se réalise à que Kierkegaard veut défendre : Hegel ne voulait pas que le chris-
travers sa propre histoire. L'homme s'extériorise et se perd dans les tianisme pût être « dépassé» mais, par cela même, il en a fait le plus
choses, mais toute aliénation est surmontée par le savoir absolu du haut moment de l'existence humaine, Kierkegaard insiste au contraire
philosophe. Ainsi nos déchirements, les contradictions qui font notre sur la transcendance du Divin; entre l'homme et Dieu, il met une
malheur sont des moments qui se posent pour être dépassés, nous ne distance infinie, l'existence du Tout-Puissant ne peut être l'objet d'un
sommes pas seulement savants : dans le triomphe de la conscience de savoir objectif, elle fait la visée d'une foi subjective. Et cette foi à
soi intellectuelle, il apparaît que nous sommes SIlS : le savoir nous son tour, dans sa force et dans son affirmation spontanée, ne se réduira
traverse de part en part et nous situe avant de nous dissoudre, nous jamais à un moment dépassable et classable, à une connaissance. Ainsi
sommes intégrés vivants à la totalisation suprême : ainsi le pur vécu est-il amené à revendiquer la pure subjectivité singulière contre l'uni-
d'une expérience tragique, d'une souffrance qui conduit à la mort est versalité objective de l'essence, l'intransigeance étroite et passionnée
absorbé par le système comme une détermination relativement abstraite de la vie immédiate contre la tranquille médiation de toute réalité, la
qui doit être médiatisée, comme un passage qui mène vers l'absolu, croyance, qui s'affirme obstinément malgré le scandale contre l'évi-
seul concret véritable 1. dence scientifique. Il cherche des armes partout pour échapper à la
En face de Hegel, Kierkegaard semble compter à peine; ce n'est terrible « médiation»; il découvre en lui-même des oppositions, des
assurément pas un philosophe : ce titre, d'ailleurs, il l'a refusé lui- indécisions, des équivoques qui ne peuvent être dépassées : paradoxes,
même. En fait, c'est un chrétien qui ne veut pas se laisser enfermer ambiguïtés, discontinuités, dilemmes, etc. En tous ces déchirements,
dans le système et qui affirme sans relâche contre « l'intellectualisme» Hegel ne verrait sans doute que des contradictions en formation ou
de Hegel l'irréductibilité et la spécificité du vécu. Nul doute, comme en cours de développement; mais c'est justement ce que Kierkegaard
l'a fait remarquer Jean Wahl, qu'un hégélien n'eût assimilé cette lui reproche: avant même d'en prendre conscience, le philosophe
conscience romantique et butée à la « conscience malheureuse »,moment d'Iéna aurait décidé de les considérer comme des idées tronquées. En
fait, la vie subjectiue, dans la mesure même où elle est vécue, ne peut
1. Il n'est pas douteux qu'on peut tirer Hegel du côté de l'existentia- jamais faire l'objet d'un savoir; elle échappe par principe à la connais-
lisme et Hyppolite s'y est efforcé non sans succès dans ses Études sur
Marx et. Hegel. Hegel n'est-il pas celui qui a le premier montré « qu'il y a sance et le rapport du croyant à la transcendance ne peut être conçu
une réalité de l'apparence en tant que telle »? et son panlogicisme ne se sous forme de dépassement. Cette intériorité qui prétend s'affirmer contre
double-t-il pas d'un pantragicisme Ne peut-on écrire à bon droit que,
ê
toute philosophie dans son étroitesse et sa profondeur infinie, cette
pour Hegel, «les existences s'enchaînent dans l'histoire qu'elles font et subjectivité retrouvée par-delà le langage comme l'aventure personnelle
qui, comme universalité concrète, est ce qui les juge et les transcende ,? On
le peut aisément mais la question n'est pas là : ce qui oppose Kierkegaard de chacun en face des autres et de Dieu, voilà ce que Kierkegaard a
à Hegel, c'est que, pour ce dernier, le tragique d'une vie est toujours dépassé nommé l'existence.
Le vécu s'évanouit dans le savoir. Hegel nous parle de l'esclave et de s~ On le voit, Kierkegaard est inséparable de Hegel et cette négation
peur de la mort. Mais celle-ci, qui fut ressentie, devient le simple objet de
la connaiss!1nce et le ~0x.nent d'une transformation elle-même dépassée. Aux farouche de tout système ne peut prendre naissance que dans un champ
yeux de KIerkegaard, il importe peu que Hegel parle de «liberté pour mou. culturel entièrement commandé par l'hégélianisme. Ce Danois se sent
~r,' ou qu'~l décri,ve correcteI!1ent c~rtains aspects de la foi, ce qu'il reproche traqué par les concepts, par l'Histoire, il défend sa peau, c'est la réac-
a 1 hégélianisme c est de négliger l'Indépassable opaCIté de l'expérience vécue tion du romantisme chrétien contre l'humanisation rationaliste de la
Ce ,n'est pas seulement ni surtout au niveau des concepts qu'est le désaccord
mais plutôt à celui de la critique du savoir et de la délimitation de sa portée foi. Il serait trop facile de rejeter cette œuvre au nom du subjectivisme:
Par exemple, il est parfaitement exact que Hegel marque profondément ce qu'il faut remarquer plutôt, en se replaçant dans le cadre de l'époque,
l'unité et l'opposition de la vie et de la conscience. Mais il est vrai aussi c'est que Kierkegaard a raison contre Hegel tout autant que Hegel a
que ce sont des incomplétudes déjà reconnues comme telles du point de vue
de la totalité. Ou, pour parler le langage de la séméiologie moderne : pour raison contre Kierkegaard. Hegel a raison : au lieu de se buter comme
Hegel le Signifiant (à un moment quelconque de l'histoire), c'est le mou- l'idéologue danois en des paradoxes figés et pauvres qui renvoient
v~m~nt de rEsprit. (qui se constituera C<?~e signifiant-signifié et signifié- finalement à une subjectivité vide, c'est le concret véritable que le
signifiant, c est-à-dire absolu-sujet); le SIgnifié, c'est l'homme vivant et son philosophe d'Iéna vise par ses concepts et la médiation se présente
objectivation; pour Kierkegaard l'homme est le Signifiant : il produit lui-
même les si~cations et nulle .significa~on .ne le vise du dehors (Abraham toujours comme un enrichissement. Kierkegaard a raison: la douleur,
ne salt pas s Il est Abraham); il n'est ramais le SIgnifié (même par Dieu). le besoin, la passion, la peine des hommes sont des réalités brutes qui

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