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Bibliographie

Le grand Cahier, Edition du Seuil, 1986

Le troisième mensonge, (Edition du Seuil, 1991) Editions Corps, 1992.

L'épidémie ; &, Un rat qui passe, Amiot-Lenganey, 1993.

Hier, Edition du Seuil, Paris, 1995

La preuve, Edition du Seuil, Paris, (1988) 1995

L'heure grise et autres pièces : théâtre, Editions du Seuil, 1998

Hier = Tegnap : fragments, eaux-fortes de Anca Seel, avec la collab. de l'Association Signum, Moret, 1999

L'Analphabète, (Editions Zoé, 2004) Editions a vue d'oeil, 2005

Où es-tu Mathias? ; suivi de, Line, le temps, postf. de Marie-Thérèse Lathion, Editions Zoé, 2005

C'est égal, Paris, Le Seuil, (2005) 2006

La trilogie des jumeaux, Editions du Seuil, 2006

Le monstre et autres pièces , Paris, Seuil, 2007.


En italien et en allemand

Quello che resta, trad. dal francese di Armando Marchi, U. Guanda, 1988.

La prova, trad. di Virginia Ripa di Meana, U. Guanda, 1989.

Der Beweis, Piper, Zürich, 1991

Die dritte Lüge, Piper, Zürich, (1993) 1996

Gestern, Piper, Zürich, (1996) 1998

Trilogie, Büchergilde Gutenberg, 1999

Das grosse Heft, (Rotbuch Verlag, 1987) Tamedia AG, 2006

La chiave dell'ascensore ; L'ora grigia, o, L'ultimo cliente, cura e trad. di Elisabetta Rasy, G. Einaudi, 1999

Trilogia della città di K., trad. di: Armando Marchi, Virginia Ripa di Meana, Giovanni Bogliolo, G. Einaudi,
(1998) 2005

Hier : roman, hrsg. von Karl Stoppel, P. Reclam jun., 2002

Ieri, trad. di Marco Lodoli, G. Einaudi, (1997) 2002

L'analfabeta - Racconto autobiografico, Traduzione di Letizia Bolzani, Casagrande, (2004) 2005


Die Analphabetin : autobiographische Erzählung, aus dem Franz. von Andrea Spingler, Ammann, 2005 - Piper,
2007

La vendetta, trad. di Maurizia Balmelli, G. Einaudi, 2005

Dove sei Mathias?, trad. di Maurizia Balmelli, Casagrande, 2006

Irgendwo : Nouvelles, aus dem Franz. von Carina von Enzenberg, Piper, 2007

Quatre huis clos laconiques

Théâtre: Noir, c’est noir : comme celui des romans, l’univers des pièces de la Neuchâteloise, s’il n’est pas dénué
d’humour, ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir.

AGOTA KRISTOF
Quatre huis clos laconiques

Neuchâteloise d’origine hongroise, Agota Kristof écrit des livres rares, peu bavards et d’un inquiétant humour
noir. Traduite dans une trentaine de pays, la trilogie romanesque formée par Le Grand Cahier, La preuve et Le
troisième Mensonge, qu’elle a publiée entre 1986 et 1991, s’est augmentée en 1995 d’un quatrième roman, Hier,
à la fois semblable et différent : pour la première fois, le récit ne se déroulait pas là-bas, dans la petite ville d’un
pays totalitaire jamais nommé, de l’autre côté du rideau de fer, mais bien ici et maintenant, dans le dur pays
étranger jamais nommé non plus, avec sa fabrique d’horlogerie, son centre de réfugiés, sa petite ville où les
habitants, " le soir, ferment leur porte à double tour et attendent avec patience que passe la vie ".

Hier, qui se terminait par ce terrible aveu de son narrateur : " Je n’écris plus ", s’ouvrait sur un petit poème
nostalgique placé en exergue : " Hier tout était plus beau/ la musique dans les arbres/ le vent dans mes cheveux/
et dans tes mains tendues/ le soleil. " Ces mêmes vers figurent presque mot pour mot dans Un Rat qui passe,
l’une des quatre pièces réunies aujourd’hui en un volume qui fait découvrir une autre facette du talent de
l’écrivain, celui de ses débuts théâtraux, voici plus de vingt-cinq ans. Ecriture minimale, phrases courtes,
syntaxe nue, dialogues réduits à l’essentiel, absence d’adjectifs : même économie de moyens ici que dans ses
romans. Exemple, cette conversation de bistrot tirée de John et Joe (1972), à l’origine un dialogue
radiophonique qui vient d’être repris, début avril, au Théâtre du Taco, de Neuchâtel dans une mise en scène
d’André Steiger :

" JOHN : Il fait beau, Joe.


JOE : Oh oui, John.
Silence.
JOHN : Et comment ça marche ?
JOE : Quoi ?
JOHN : Tout, quoi.
JOE : Bien.
JOHN : Ah oui ?
JOE : Oui.
JOHN : Tu m’étonnes.
JOE : Moi ?
JOHN : Oui, toi. Ecoute, Joe, tu m’agaces !
JOE : Moi ?
JOHN : Oui, toi.
JOE : Je t’agace ?
JOHN : Oui, tu m’agaces !
JOE : Pourquoi ?
JOHN : Quand je te pose une question, tu me dis toujours : moi ?
JOE : Moi ?
JOHN : Tu vois ?
JOE : Quoi ? "

Burlesque, l’échange se fait plus corrosif lorsque les deux protagonistes en viennent au nerf de la pièce, l’argent.
Si l’on ne veut pas se faire avoir, il s’agit d’en avoir : démonstration impeccable en trois tournées, qui se
concluent sur la reprise da capo de cette conversation de bistrot sans issue.

La Clé de l’ascenseur (1977) est un conte cruel sur la séquestration par son mari d’une femme " qui n’a plus de
jambes, plus d’oreilles, plus d’yeux ", et qui supplie qu’on ne la prive pas de l’unique chose qui lui reste : sa
voix. On peut lui préférer L’Heure grise ou le dernier client (1975, revue en 1984), autre duo désespéré sur les
rapports d’amour et de haine entre un homme et une femme, une prostituée vieillie et son client voleur, où l’on
retrouve le thème de l’argent qui sert à posséder autrui, qu’il s’agisse de son corps ou de ses rêves.

Un Rat qui passe (1972), revue en 1984) est sans doute la plus élaborée des quatre, parce qu’elle met en scène
un plus grand nombre de personnages et parce qu’elle joue sur leur dédoublement et leurs mensonges. Cette
fable sur les rapports entre théâtre et totalitarisme présente d’évidents points communs avec la trilogie
romanesque dont les jumeaux Claus et Lucas sont les héros. Certaines répliques font mouche, telle cette
réflexion autour d’un buffet : " Quand je mange de bonnes choses, je pense toujours à ceux qui ont faim. " Ou
cet échange autour de la guerre : - " La dernière guerre, en Suisse ? Vous n’étiez même pas née ! " - " Je parle de
la dernière guerre mondiale. " - " Ah, de la guerre des autres ! " - Nous avons eu des privations très dures, très
sévères, des rationnements insupportables, en Suisse. Mais personne ne s’est plaint. " - ça c’est de la grandeur
d’âme garantie Swiss made ! Est-ce qu’ils en exportent vers les pays moins favorisés ? "

A défaut de grandeur d’âme, le théâtre d’Agota, lui, s’exporte très bien puisque ces quatre pièces de la
dramaturge neuchâteloise sont jouées avec succès en Allemagne, en Autriche, en France, aux Pay-Bas, en Italie
et au Japon.

Agota Kristof, L’Heure grise et autres pièces, Seuil, 208 p.

Isabelle Martin

25 avril 1998

L'amour de la vie jusque dans l'enfer

Agota Kristof
Ou l'amour de la vie jusque dans l'enfer

Elle vit dans un petit appartement un peu sombre, dans les hauts de la vieille ville de Neuchâtel. Personne ne sait
que vit là l'une des grandes écrivaines de langue française du moment et ça lui convient très bien. Le grand
cahier, traduit en 33 langues, l'a propulsée dans le monde entier mais cela ne lui fait ni chaud ni froid: jamais
son succès ne cicatrisera sa blessure d'avoir été obligée de quitter la Hongrie en 1956. Agota Kristof n'est ni une
académique, ni une "culturelle". Des références et du milieu artistique, elle se méfie comme Jean Paulhan se
méfiait des critiques. Pour cette femme que rien n'est parvenu à empêcher d'écrire, qui écrivait sous les bombes
et les bruits de bottes, la littérature n'a rien d'un exercice de style: elle est la vie même.

- Depuis quand écrivez-vous ?

- Depuis l'âge de 13-14 ans, en Hongrie. J'écrivais uniquement des poèmes en hongrois bien sûr. En Suisse, j'ai
continué. Je travaillais dans une usine de montres à Fontainemelon, à côté de Neuchâtel. En travaillant, je
prenais des notes et je rédigeais le soir à la maison.

- Quand vous êtes-vous mise à la prose ?

- Vers 1972. J'ai écrit une dizaine de pièces de théâtre, cette fois-ci en français

- Le passage au français a dû être difficile...

- Surtout en usine. On ne parlait pas. J'apprenais un peu avec ma fille. Après cinq ans, la Ville de Neuchâtel m'a
donné une bourse pour apprendre le français. Alors, j'ai commencé à traduire mes poèmes et à écrire en français.
Un ami me corrigeait les fautes d'orthographe. On a joué mes pièces dans la région et aussi à la Radio romande.

- Vous affirmez volontiers qu'après le baccalauréat, votre vie est une catastrophe.

- Parce que j'ai toujours regretté de m'être mariée à dix-huit ans. Mon mari n'a pas voulu me laisser aller étudier
à Budapest. Et quand nous sommes venus en Suisse, c'est lui qui a étudié, pas moi.

- Qu'est-ce qui a été le plus dur : l'usine ou la guerre ?

- La guerre c'était moins grave que l'usine. J'étais enfant, nous avions plein de libertés parce que mon père était
tout le temps mobilisé. Avec mes deux frères, nous étions des enfants de la rue. Parfois, nous avions un peu
peur, mais je n'ai que des bons souvenirs. Nous avions froid et faim, mais nous nous amusions bien.

- Quel contraste avec la paix helvétique !

- Sauf que l'usine c'est la même chose qu'en Hongrie. Quand je suis arrivée ici, je me levais à 5 heure de matin
pour aller à la fabrique. J'amenais ma fille à la crèche, je ne la voyais que le soir. C'était épuisant, j'étais tout le
temps malade.

- Après les pièces de théâtre, vous avez commencé "Le grand cahier" qui vous a rendue célèbre.

- J'avais envie de raconter mon enfance pendant la guerre. J'en parlais souvent à mes enfants. J'ai écrit très
longuement, pendant deux ans.

- Depuis" Le troisième Mensonge" jusqu'à "Hier", il s'est écoulé quatre ans. Et depuis "Hier", publié voici huit
ans, vous n'avez rien publié. que se passe-t-il ?

- J'ai en route une ébauche de roman. L'histoire d'une petite fille qui tombe amoureuse d'un adulte, ce qui m'est
arrivé. Mais je n'ai plus vraiment envie d'écrire. Mais livres précédents ont bien marché. Je ne veux pas les
gâcher avec quelque chose de moins bien.

- Vous avez été traduite en 33 langues...

- Cela m'a beaucoup étonnée, je n'ai jamais pensé que je serais traduite. Ça a commencé tout de suite, une
dizaine de contrats la première année. Et ça continue.
- On dirait que vous êtes surprise d'être écrivaine...

- Non, non c'est la seule chose que j'ai jamais voulu être depuis toute jeune.

- Dans "Hier", vous dites : "C'est en devenant rien du tout qu'on peut devenir écrivain"...

- Oui, il ne faut vivre que pour l'écriture. Mais ça n'empêche pas de travailler ni d'avoir une famille. Ça n'est pas
une question de temps. En ce moment, j'ai tout le temps et je n'écris pas !

- Vous avez l'impression d'avoir tout dit ?

- A peu près, oui. C'est tellement fatigant d'écrire. C'est douloureux. Il y a des écrivains qui écrivent
énormément, n'importe quoi, ça leur est égal. Moi, je voulais parler de ma séparation avec ma ville de Köszeg,
mes frères, mon pays. Je ne voulais pas partir. C'est mon mari qui voulait. Il faisait de la politique. Il avait peur
d'être emprisonné par les Russes. Il aurait mieux valu qu'il fasse deux ans de prison que moi cinq ans d'usine.

- Vous vous méfiez des mots qui évoquent des sentiments. Il n'y pas de sentiments, dans vos livres.

- Oui, oui, j'ai décidé ça à cause de mes poèmes. Ils étaient plein de sensibilité et de mots magnifiques. J'en ai eu
assez de choses sensibles. Je voulais être seulement juste. Je me méfie du mensonge des sentiments.

- Il y a ce paradoxe unique, dans votre oeuvre : vous évitez toute description et tout sentiment pour vous en tenir
aux faits; or, l'émotion qui s'en dégage est si forte qu'elle est à la limite du supportable.

- Oui, c'est contradictoire, c'est comme ça. C'est peut-être pour ça que mes romans sont joués au théâtre. Il y a
des films aussi. Une société canadienne vient d'acheter tous les droits pour adapter Le grand cahier; c'est le
réalisateur de Festen, Wintenberg qui a été prévu pour cela. Hier est en train d'être adapté au cinéma par Silvio
Solini, mais il a changé la fin parce que c'est trop noir !

- Voyez-vous la vie en noir ?

- Assez. Je suis plutôt indifférente. Il n'y a rien d'intéressant. Rien ne vaut la peine d'être fait. D'ailleurs, je
n'écris plus. Je regarde la télévision. N'importe quoi. L'inspecteur Derrick. Je lis des romans policiers dont je ne
me rappelle ni l'auteur ni le titre. Ç'aurait été mieux si j'étais restée en Hongrie. J'y ai tout ma famille. Là-bas, les
gens sont très différents d'ici, ils sont très chaleureux, très ouverts...

Comme une Asiatique qui a vécu la guerre

C'est une petite femme noiraude à l'air asiatique. On sent qu'elle a souffert. Elle respire l'intelligence.
Elle est ultrasensible, mais ce n'est pas une sensibilité à fleur de peau; plutôt une sensibilité
cérébrale. Elle n'analyse pas, elle constate pour toujours. Elle sourit à la folie des hommes. Comme
une Asiatique qui a vécu la guerre.

C'est l'histoire inouïe et romanesque d'une femme née en 1935 dans un tout petit village de Hongrie.
Son père est Instituteur, sa mère maîtresse d'école ménagère. Quand elle a neuf ans, ses parents
s'installent dans la ville de Köszeg où se dérouleront plus tard tous ses romans. Elle y poursuit ses
études et obtient un bac scientifique, "j'aimais beaucoup les maths". Elle épouse son professeur
d'histoire et, comme ses parents ont peu d'argent et que l'Université est très loin, à Budapest, elle
travaille en usine.

"Je tissais des couvertures, c'était inintéressant et particulièrement dur." En 1956, son mari décide de
quitter le pays direction la Suisse. Il emmène sa femme et leur fillette à Lausanne. La petite famille
passe un mois dans une caserne. Puis un mois à Zurich avant d'être dirigée à Neuchâtel. Tandis que
son mari s'inscrit à l'Université, elle trouve du travail dans une usine de montres à Fontainemelon.
Pour supporter, elle rédige des poèmes qu'elle met au net le soir.

Agota Kristof n'aime pas parler de ses poèmes. Elle les trouve emprunts de trop de sensiblerie. Très
vite, elle passe d'ailleurs à une prose tout en dialogues. Elle rédige une dizaine de pièces de théâtre
dans un français approximatif. Rencontrant rapidement du succès, plusieurs seront jouées sur les
planches et à la Radio romande. Peu à peu, elle s'empare du français. Elle découvre surtout son
style : des dialogues à la fulgurante simplicité.

La suite n'est pas moins sidérante. En 1986, elle publie Le grand cahier, qui remporte aussitôt le Prix
européen de l'Adelf. L'ouvrage est réédité deux ans plus tard.

L'écrivaine poursuit sur sa lancée et publie coup sur coup La preuve et Le troisième mensonge qui se
voit gratifier du Prix Livre Inter en 1992. Une trilogie qui évoque son enfance pendant la guerre si
puissante qu'elle sera traduite en... 33 langues. Son quatrième roman, Hier, paraîtra en 1995. Il sera
suivi de L'heure grise et autres pièces en 1998

Agota Kristof, est née en 1935 à Csikvand / Hongrie. Elle vit depuis 1956 en Suisse romande. Elle a d'abord
travaillé dans une usine où elle a appris la langue de sa patrie d'élection, avant de se faire un nom comme
écrivaine de langue française. Son premier roman Le grand Cahier publié en 1987 a connu un grand succès et a
été honoré du titre Livre Européen. Ce roman est traduit en allemand (Das grosse Heft) tout comme La preuve
(Der Beweis ) et, Le troisième mensonge (Die dritte Lüge). Cette trilogie à facettes multiples où se mêlent sans
qu'on puisse toujours les distinguer, fiction, réalité et mensonge décrit l'histoire de deux frères.

Ecrivaine suisse d'origine hongroise, née en 1935 et réfugiée en Suisse, à Neuchâtel, en 1956.
Sa trilogie Le grand cahier, La preuve, Le troisième mensonge, publiée entre 1986 et 1991, est
traduite dans une vingtaine de langues.
C'est l'histoire sordide de deux jumeaux qui font leur "éducation" dans un village hongrois
pendant la deuxième guerre mondiale ...
Elle a écrit un quatrième roman en 1995, Hier, et quatre pièces de théâtre, John et Joe (1972),
La clé de l'ascenseur (1977), Un rat qui passe (1972/1984), L'heure grise ou le dernier client
(1975/1984), toutes aussi déprimantes et nécrophiles.

L'auteur fait parler d'elle à Abbeville en novembre/décembre 2000 lorsqu'un jeune


enseignant de collège donne à ses élèves de troisième Le grand cahier à étudier ...
Le 24 novembre 2000, à la requête du procureur de la République, M. Patrick Steinmetz, un
jeune professeur de lettres, M. Gilles L..., 26 ans, est arrêté au collège Millevoye de la bonne
ville d'Abbeville dans la Somme, placé en garde à vue, et son domicile est perquisitionné. Il est
accusé d'avoir donné à ses élèves de 3ème à étudier un livre, recommandé par le Centre
national pédagogique, "Le Grand Cahier" d'Agota Kristof, officiellement un roman
documentaire sur la 2ème guerre mondiale, qui comporterait, si l'on en croit la plainte déposé
par des parents d'élèves, des pages faisant la promotion de "la zoophilie (bestialité) et de la
pédophilie".
La Ligue des droits de l'homme dénonce immédiatement "cette démesure de la
réaction par manque de réflexion" et le ministre de l'Education nationale, M. Jack Lang,
envoye une lettre au principal du dit collège dont l'attitude aurait chôqué les enseignants du
Snes (Syndicat national des enseignants du second degré) :"Des autorités extérieures ont
brutalement interpellé un professeur de votre collège en raison de ses choix pédagogiques. Il
s'agit là d'une situation anormale que je ne saurais approuver. Ces choix relèvent uniquement
de la compétence des équipes que vous avez la responsabilité d'encourager".
Le procureur, lui, dit avoir agi dans l'urgence "pour protéger des mineurs".
Le jeune professeur, "un homme brisé" selon ses collègues, est en arrêt de maladie pour 15
jours.

L'affaire est finalement classée et le rectorat fait le 8 décembre 2000 une "mise au point".
Non seulement le professeur n'a pas été sanctionné mais le recteur est prêt à lui accorder "la
protection juridique des fonctionnaires".
Le procureur d'Abbeville fait savoir que son action se fondait sur l'article du code pénal qui
"interdit toute diffusion de message à caractère violent, pornographique, ou de nature à
porter atteinte à la dignité humaine en direction des mineurs, par quelque moyen que ce soit".
Et selon les services de Mme Ségolène Royal, ministre de la famille, tout "texte à connotation
sexuelle" constitue "le premier degré de la pédophilie" lorsqu'il s'adresse à des mineurs.

L'ouvrage en cause raconte l'histoire "édifiante" de deux jumeaux, des "sauvageons", qui se
régalent, notamment, du coït d'une loubarde avec un chien (Bec-de-Lièvre, p. 40-42 de
l'édition de poche, Seuil, Points P 41, Paris 1986), loubarde qui par ailleurs se fait titiller par
le curé (p. 71), "sauvageons" qui tuent les animaux par plaisir (Exercice de cruauté, p. 54 à
57), volent (Le vol, p. 70), font chanter le curé (Le chantage, p. 72-74), se font sucer par la
bonne du curé (Le bain, p. 83), regardent une servante et l'ordonnance d'un capitaine faire
l'amour (La servante et l'ordonnance, p. 89), fricottent avec l'officier qui est homosexuel
(L'officier étranger, p. 90-95), etc, etc ...
Une lecture tellement édifiante pour des adolescents de 13-15 ans que l'on s'étonne que M.
Bernard Pivot n'en fasse pas des dictés, sous le haut patronnage, évidemment, de l'ancien
ministre de la culture puis ministre de l'"éducation" nationale, le remarquable "Jack".

1
Le chien revient, renifle plusieurs fois le sexe de Bec-de-Lièvre et se met à le lécher.
Bec-de-Lièvre écarte les jambes, presse la tête du chien sur son ventre avec ses deux mains.
Elle respire très fort et se tortille.
Le sexe du chien devient visible, il est de plus en plus long, il est mince et rouge. Le chien
relève la tête, il essaie de grimper sur Bec-de-Lièvre.
Bec-de-Lièvre se retourne, elle est sur les genoux, elle tend son derrière au chien. Le chien
pose ses pattes de devant sur le dos de Bec-de-Lièvre, ses membres postérieurs tremblent. Il
cherche, approche de plus en plus, se met entre les jambes de Bec-de-Lièvre, se colle contre
ses fesses. Il bouge très vite d'avant en arrière. Bec-de-Lièvre crie et, au bout d'un moment
elle tombe sur le ventre.
Agota Kristof, Le grand cahier, Seuil, Points P 41, Paris 1986, p. 40-41.

2
Nous nous rendormons. Plus tard, vers le matin, nous voulons nous lever, mais l'officier nous
retient :
- Ne bougez pas. Dormez encore.
- Nous avons besoin d'uriner. Nous devons sortir.
- Ne sortez pas. Faites-le ici.
Nous demandons :
- Où ?
Il dit :
- Sur moi. Oui. Nayez pas peur. Pissez ! Sur mon visage.
Nous le faisons, puis nous sortons dans le jardin, car le lit est tout mouillé. Le soleil se lève
déjà ; nous commençons nos travaux du matin.
Ibidem, p. 94.

3
A l'aide d'une couverture, nous transportons les squelettes dans le galetas, nous étalons les os
sur de la paille pour les faire sécher. Ensuite nous descendons et nous comblons le trou où il
n'y a plus personne.
Plus tard, pendant des mois, nous polissons, nous vernissons le crâne et les os de notre Mère et
du bébé, puis nous reconstituons soigneusement les squelettes en attachant chaque os à de
minces fils de fer. Quand notre travail est terminé, nous suspendons le squelette de notre
Mère à une poutre du galetas et accrochons celui du bébé à son cou.
Ibidem, p. 176-177.

4
La patrouille s'éloigne. Nous disons :
- Allez-y, Père. Nous avons vingt minutes avant l'arrivée de la patrouille suivante.
Père prend les deux planches sous les bras, il avance, il pose une des planches contre la
barrière, il grimpe.
Nous nous couchons à plat ventre derrière le gand arbre, nous bouchons nos oreilles avec nos
mains, nous ouvrons la bouche.
Il y a une explosion.
Nous courons jusqu'aux barbelés avec les deux autres planches et le sac de toile.
Notre père est couché près de la seconde barrière.
Oui il y a un moyen de traverser la frontière : c'est de faire passer quelqu'un devant soi.
Prenant le sac de toile, marchant dans les traces de pas, puis sur le corps inerte de notre Père,
l'un de nous s'en va dans l'autre pays.
Celui qui reste retourne dans la maison de Grand-Mère.
Ibidem, p. 183-184.

Il y a des livres qui nous accompagnent, et qui de temps en temps se font présents
quand, en quête d’une image ou d’une histoire pour expliquer un sentiment, nous
faisons appel à eux. Ce sont des livres qui nous ont appris des choses et auxquels
nous sommes toujours reconnaissants. De ceux là nous avons toujours un
exemplaire qui se promène entre la table de chevet et la bibliothèque et ce sont
ceux que nous offrons souvent pour un anniversaire.
Mais il y a une autre sorte de livres dont on constate l’existence. Ce sont des livres
qui, non seulement nous accompagnent, mais nous poursuivent. Ce sont des livres
qui nous hantent, que nous avons peur de donner en cadeau par crainte d’offrir
des insomnies. Ce sont des livres mystérieux, comme Le livre de l’Intranquillité de
Pessoa, un livre voué à l’inachèvement, ou Le livre de sable de Borges qui n’a ni
commencement ni fin, un livre aux pages infinies.
Le Grand Cahier, La preuve et Le troisième mensonge entrent dans cette catégorie
de livres presque doués d’une âme. Inutile de chercher à comprendre pourquoi :
peut être parlent-ils mieux de nous-mêmes que nous ne sommes capables de le
faire. Peut être ont-ils quelque chose qui leur échappe, peut-être sont-ils tellement
personnels et sincères qu’ils en sont devenus universels. La trilogie des jumeaux
est une de ces histoires qui nous habitent et ne nous quittent pas. Comment faire
pour qu’elle arrête de nous poursuivre ?
Borges essaya de se débarrasser du livre de sable dans une bibliothèque.
Faire une pièce permettait d’abandonner cette histoire dans les labyrinthes de la
fiction.
La Trilogie de Kristof nous raconte une période terrible de l’Histoire et nous
présente en même temps une métaphore de la solitude de l’homme et de toutes
les armes subtiles et parfois dangereuses qu’il développe pour subsister envers et
contre tout.
Il est impossible de ne pas reconnaître que l’histoire se passe sous l’occupation
allemande en Hongrie, pendant et après la libération. La « guerre » peut se voir
dans chaque personnage, tous traversés par des pertes, des attentes, des vices,
des perversions ou simplement par la mort. Mais ces livres gardent soigneusement
une dimension universelle : cette « guerre » est une métaphore d’une vie où par
peur de la douleur on renonce au sentiment.

Le grand cahier ou les stratégies de la


subsistance
Dans le premier livre, Le grand cahier, deux frères jumeaux sont laissés chez leur
grand-mère, une femme sèche et dure, afin de subsister jusqu’à la fin de la guerre.
Cette expérience sera comme un parcours initiatique assez brutal où l’enfance
disparaît, tel un costume qu’on nous force à ôter. En passant au monde des
adultes ils découvriront que tout est possible et qu’il faut être prêt.
Ce premier livre pourrait bien être résumé comme la somme de toutes sortes de «
stratégies de subsistance » qui vont des plus concrètes jusqu’aux plus profondes
et abstraites. Les jumeaux apprennent ainsi à chercher leur nourriture, à travailler
pour avoir de l’argent, mais ils apprennent aussi à lire et à écrire et c’est là qu’ils
découvrent la plus efficace des armes : la fiction. Et si la vie n’était qu’un cahier
que quelqu’un remplit quotidiennement ? Et si la vie n’était que quelque chose qui
arrive à quelqu’un d’autre, à un personnage qui n’est pas moi ? Et si la vie n’était
qu’un mensonge ?
Mais il existe aussi une stratégie particulière que développe la main qui trace cette
fiction et qui nous servira de clé théâtrale : la création d’un personnage double,
qui échappe à la solitude par définition. Les jumeaux ont au moins dans ce chemin
qu’ils doivent tracer la compagnie de l’autre, le regard de l’autre. Et c’est peut-
être dans la dynamique du regard de cet autre moi qu’ils bâtissent leur éthique,
sans Dieu, « objective », presque supra morale.

Le livre est pour Kristof un élément vital. «Je sais lire, je sais lire à nouveau - crie-t-
elle dans sa biographie quand elle apprend à lire et à écrire en français.- Le monde
est plein de livres, des livres finalement compréhensibles, pour moi aussi ! » Dans
la trilogie presque tous les personnages ont finalement un lien avec « le livre » : le
curé prête des livres d’histoire et de géographie aux jumeaux ; Clara est une
bibliothécaire qui cache des livres interdits et lit tout ce qui peut être lu ; Peter
cache « le grand cahier » à la demande de Lucas et devient le premier lecteur de
ce livre-journal. Les livres défilent tout au long de l’histoire, symbole d’espoir et de
mémoire.

C’est peut être ce rapport non « naturel » à la langue qui dépouille l’écriture de
Kristof de tout accessoire. On trouvera chez elle très peu d’adjectifs, des
phrases souvent courtes et sans détour. Des dialogues pointus. Voici la
scène qui ouvre la pièce :
L’arrivée chez Grand-Mère
Des pas. Une mère et deux enfants. Deux valises et un dictionnaire.
Mère : attendez-moi ici.
Mère : Il n’y a plus rien à manger chez nous, ni pain, ni viande, ni légumes, ni lait.
Rien. Je ne peux plus les nourrir.
Grand-mère : Alors, tu t’es souvenue de moi. Pendant dix ans, tu ne t’étais pas
souvenue. Tu n’es pas venue, tu n’as pas écrit.
Mère : Vous savez bien pourquoi. Mon père, je l’aimais, moi.
Grand-mère : Oui, et maintenant tu te rappelles que tu as aussi une mère. Tu
arrives et tu me demandes de t’aider.
Mère : Je ne demande rien pour moi. J’aimerais seulement que mes enfants
survivent à cette guerre. La Grande Ville est bombardée jour et nuit, et il n’y a plus
de nourriture. On évacue les enfants à la campagne, chez des parents ou chez des
étrangers, n’importe où.
Grand-mère : Tu n’avais qu’à les envoyer chez des étrangers, n’importe où.
Mère : Ce sont vos petits-fils.
Grand-mère : Mes petits-fils ? Je ne les connais même pas. Ils sont combien ?
Mère : Deux. Deux garçons. Des jumeaux.
Grand-mère : Qu’est-ce que tu as fait des autres ?
Mère : Quels autres?
Grand-mère : Les chiennes mettent bas quatre ou cinq petits à la fois. On en garde
un ou deux, les autres, on les noie. Ils ont un père, au moins ? Tu n’es pas mariée,
que je sache. Je n’ai pas été invitée à ton mariage.
Mère : Je suis mariée. Leur père est au front. Je n’ai pas de nouvelles depuis six
mois.
Grand-mère : Alors, tu peux déjà faire une croix dessus.
Mère : (aux jumeaux) Voici votre Grand-Mère. Vous resterez chez elle pendant un
certain temps, jusqu’à la fin de la guerre.
Grand-mère : Ça peut durer longtemps. Mais je les ferai travailler, ne t’en fais pas.
La nourriture n’est pas gratuite ici non plus.
Mère : Je vous enverrai de l’argent. Dans les valises, il y a leurs vêtements. Des
draps et des couvertures. Soyez sages, mes petits. Je vous écrirai.
Grand-mère : (en riant très fort) Des draps, des couvertures ! Chemises blanches
et souliers laqués ! Je vous apprendrai à vivre, moi !

NE: l'écrivaine Agota Kristof honorée 18.3.2009 16:34


L'écrivaine Agota Kristof a obtenu le Prix 2009 de l'Institut neuchâtelois. Cette reconnaissance
coïncide avec la parution d'un numéro de la Revue des archives littéraires suisses consacré à
l'artiste suisse d'origine hongroise. L'Institut neuchâtelois lui attribuera son prix lors d'une
cérémonie prévue samedi à Neuchâtel. Deux des trois enfants de l'artiste recevront la distinction au
nom de leur mère, qui a réduit ses apparitions publiques. Née le 31 octobre 1935 en Hongrie,
Agota Kristof s'est réfugiée en Suisse en 1956. Elle connaîtra une célébrité mondiale en 1986 avec
"Le Grand Cahier".

Agota Kristof est une de ces singularités francophones les plus remarquables. Née en
Hongrie en 1935, elle fuit sa patrie lors de la répression soviétique en 1956 pour se réfugier
en Suisse, où elle réside toujours (près de Neuchâtel). Ayant déjà commencé à écrire des
poèmes en hongrois avant de s’expatrier, elle passe d’abord une longue période d’adaptation à
son nouveau pays (apprentissage du français à l’Université de Neuchâtel, travail dans
l’horlogerie, comme vendeuse, comme aide-dentaire), avant de commencer timidement à
écrire en français.
Après quelques nouvelles (restées à l’état de manuscrit), elle écrit des pièces radiophoniques et des
pièces de théâtre, avant de créer l’oeuvre qui lui assurera la notoriété, à
savoir la trilogie romanesque Le Grand Cahier (1986), La preuve (1988) et Le troisième
mensonge (1991). Un quatrième roman, Hier, s’y ajoute en 1995.5
La raison pour laquelle j’ai été amené à m’intéresser de plus près à Agota Kristof est un
fait divers survenu en France à l’automne 2000. Des parents d’élèves ont porté plainte contre
un professeur de collège qui avait faire lire Le Grand Cahier à ses élèves de troisième (13-15
ans). Le professeur en question, enseignant débutant, fraîchement sorti d’un IUFM (Institut
universitaire de formation des maîtres), a été gardé à vue pendant trois heures, et la police a
perquisitionné à son domicile. On lui a reproché d’avoir mal choisi son public, les élèves de
troisième étant trop jeunes pour être exposés à un roman comportant entre autres des scènes
de zoophilie et de fellation.6
D’autres parents d’élèves ont apporté leur soutien au malheureux professeur, le ministre de
l’éducation, Jack Lang, a trouvé bon de rappeler au Principal de l’école que «les choix
pédagogiques d’un établissement scolaire relèvent exclusivement de la compétence des
équipes de professeurs»7, et les Editions du Seuil ont exprimé dans un communiqué que Le
Grand Cahier est «très vite devenu un classique, traduit dans plus de vingt langues, étudié
dans les lycées», tout en accusant une minorité des parents de vouloir «imposer un ordre
moral»8. Vous devinez peut-être que cette malheureuse affaire a été rapidement classée sans
sanction ni suspension du professeur.
En quoi ce fait divers peut-il être intéressant pour une bonne évaluation de ce roman très
particulier? Il s’agit d’un roman propre à susciter des réactions violentes chez des gens
pudiques, mais c’est en même temps un texte recommandé par le Ministère de l’éducation en
France pour les classes de lycée (à partir de la seconde, donc pour des élèves de 15 ans et
plus). La seule faute formelle de l’enseignant en question est donc d’avoir soumis le texte à
une classe de troisième, terminale du collège.
Une recherche sur Google confirme d’ailleurs la très grande attention portée au Grand
Cahier (ainsi qu’à son adaptation pour le théâtre) par des institutions pédagogiques. Parmi les
nombreuses pages qui y sont consacrées, un grand nombre provient d’instances
pédagogiques de pays non-francophones, comme par exemple l’Angleterre et les Pays-Bas.
Mais les deux pays où le roman de Kristof semble surtout avoir retenu l’attention des
instances scolaires sont l’Allemagne et le Danemark. En Allemagne, le livre est utilisé dans
les cours de français au Sekundarstufe II, c’est-à-dire pour des élèves de 17-18 ans, au
Danemark, l’éditeur Munksgård présente une édition du roman à utilser dans 2G («fransk
begynnersprog»), c’est-à-dire avec des élèves du même âge.
Les deux qualités principales mises en avant pour l’utilisation du texte à l’école sont les
suivantes : c’est un roman qui présente d’une façon forte, saisissante le destin de deux enfants
pendant la guerre (et qui a donc des qualités propres à intéresser le public ciblé, dans les pays
francophones aussi bien que non-francophones), et c’est un texte écrit dans un français très
simple (une qualité propre à ne pas décourager un jeune public d’apprenants d’une langue
étrangère).
Mais avant de poursuivre ces réflexions didactiques, résumons brièvement le roman. Le
Grand Cahier est un texte à la première personne du pluriel qui raconte l’aventure singulière
de deux jumeaux placés chez leur grand-mère pendant la guerre. Pour supporter les misères
de l’occupation et la méchanceté de la grand-mère, les deux garçons s’entrainent
méthodiquement à endurer le froid, la saleté, la violence et toutes sortes de douleur que leur
inflige la vie. A force d’exercice, ils finissent par s’endurcir assez pour survivre ; une scène
finale d’une terrible efficacité en témoigne : lorsque leur père leur rend visite avant de vouloir
passer la frontière minée, ils le laissent tranquillement s’en aller à travers les barbelés et se
tuer en sautant sur une mine – et ainsi laisser la voie libre à un des jumeaux qui passe
clandestinement à l’étranger.
Reprenons maintenant les deux qualités du romans retenues par les éducateurs, à savoir le
portrait de deux enfants pendant la guerre et la simplicité de la langue. Il est évident que la
première n’en fait pas automatiquement un roman pour jeunes (Munksgård présente en effet
son édition comme un «ungdomsroman»). Le récit des jumeaux nous introduit à un monde
dur qui résiste à toute lecture édifiante. La cruauté du monde où évoluent les jumaux ne
déclenche comme réponse que leur propre cruauté envers les autres, sans qu’il y ait une
instance narrative, ni diégétique ni extradiégétique, pour «corriger» le cynisme de leur univers. En
effet, il s’agit d’un drôle de roman pour jeunes où les deux garçons voient leur
mère et leur père mourir sans broncher.
A part un vocabulaire descriptif restreint et élémentaire, la simplicité discursive se
manifeste par une nette prédominance de constructions parataxiques. En voici quelques
exemples:
Grand-Mère ne se déshabille jamais. Nous avons regardé dans sa chambre le soir.
Elle enlève une jupe, il y a une autre jupe dessous. Elle enlève son corsage, il y a
un autre corsage dessous. Elle se couche comme ça. Elle n’enlève pas son fichu.
Grand-Mère nous frappe souvent, avec ses mains osseuses, avec un balai ou un
torchon mouillé. Elle nous tire par les oreilles, elle nous empoigne par les
cheveux. D’autres gens nous donnent aussi des gifles et des coups de pied, nous
ne savons même pas pourquoi.
Les coups font mal, ils nous font pleurer. (20)
Nous sommes couchés sur le banc d’angle de la cuisine. Nos têtes se touchent.
Nous ne dormons pas encore, mais nos yeux sont fermés. Quelqu’un pousse la
porte. Nous ouvrons les yeux. La lumière d’une lampe de poche nous aveugle.
Revenons maintenant au pauvre professeur de collège et aux passages que ses détracteurs lui
ont reproché d’avoir soumis à ses élèves. Il s’agit d’une scène présentant la petite voisine
Bec-de-Lièvre qui fait l’amour avec un chien, et de deux scènes comportant un cas de
fellation (nous ne regarderons que la première, où la servante du curé, après avoir lavé les
jumeaux, se met à sucer leur sexe). Voici les passages contre lesquels les parents se sont
insurgés :
Le chien revient, renifle plusieurs fois le sexe de Bec-de-Lièvre et se met à le
lécher.
Bec-de-Lièvre écarte les jambes, presse la tête du chien sur son ventre avec ses
deux mains. Elle respire très fort et se tortille. (...)
Bec-de-Lièvre se retourne, elle est sur les genoux, elle tend son derrière au
chien. Le chien pose ses pattes de devant sur le dos de Bec-de-Lièvre, ses
membres postérieurs tremblent. Il cherche, approche de plus en plus, se met entre
les jambes de Bec-de-Lièvre, se colle contre ses fesses. Il bouge très vite d’avant
en arrière. Bec-de-Lièvre crie et, au bout d’un moment, elle tombe sur le ventre.
(40-41)
Elle nous caresse et nous embrasse sur tout le corps. Elle nous chatouille avec sa
langue dans le cou, sous les bras, entre les fesses. Elle s’agenouille devant le banc
et elle suce nos sexes qui grandissent et durcissent dans sa bouche. (...) Elle tire
nos têtes vers ses seins qui sont sortis du peignoir et nous en suçons les bouts
roses devenus très durs. La servante met sa main sous son peignoir et se frotte
entre les jambes (...). Elle soupire, elle halète, puis brusquement, elle se raidit.
(83)
Le premier des deux passages décrit certainement un acte considéré communément comme
pervers et allant contre toute moralité courante, alors que le second avoisine le domaine très
sensible de la pédophilie, vu la grande différence d’âge entre la servante et les jumeaux. Mais
les adolescents du début du vingt et unième siècle ont généralement une expérience textuelle
et visuelle telle dans le domaine de la sexualité que la nature des actes présentés n’ont peutêtre
pas en elle-même de quoi nous choquer si profondément, même si nous nous faisons les
défenseurs moraux de la jeunesse.
Cependant, les parents n’ont pas eu tort de réagir à mon avis. Seulement, je ne pense pas
qu’ils aient réagi pour les bonnes raisons. Car ce qui est propre à nous bouleverser dans Le
John Kristian Sanaker
740
Grand Cahier, ce n’est pas tant la nature des actes décrits que l’écriture impassible qui les
véhicule. Par la sécheresse du style de Kristof, les actes trangressifs se présentent comme des
phénomènes de ce monde, juxtaposés à d’autres phénomènes non-transgressifs, sans aucune
hiérarchisation morale, sans aucun système de signalisation. Les passages incriminés
présentent les actes sexuels comme objets d’un regard impassible, sans qu’il y ait signe d’une
évaluation quelconque, ni négative et réprobatrice, ni positive - en exprimant par exemple la
jouissance avec focalisation interne, spécialité d’un Agnar Mykle (je pense notamment à sa
nouvelle «Skoene» qui met en scène un homme en train de baiser une vache, acte présenté du
point de vue de l’acteur comme oscillant entre la honte et la pure jouissance). Le vrai
problème que pose Le Grand Cahier aux défenseurs de l’ordre moral, c’est qu’il comporte
une normalisation de la perversion, une réduction de toute chose à sa pure apparence.
Pour terminer, je voudrais revenir à mon point de départ, Agota Kristof considérée comme
une «singularité francophone». Se peut-il que cette écriture, si radicale dans sa sécheresse et
sa simplicité, ait quelque chose à faire avec la position de Kristof comme francographe?
S’agit-il de l’art romanesque d’une écrivaine qui s’est libérée de la complexité de sa langue
maternelle pour s’épanouir dans une langue apprise comme langue étrangère à l’âge adulte?
A vrai dire, il ne s’agit pas d’une spéculation pure, puisque le phénomène est thématisé
dans Hier10, le quatrième roman de Kristof. Il s’agit là encore d’un roman à la première
personne, et comme la trilogie des jumeaux, il est d’une très grande simplicité lexicale et
syntaxique. Mais le narrateur n’est plus un enfant ; portant un nom d’origine hongroise, il
habite un pays qui peut très bien être la Suisse, où il travaille depuis des années dans une
fabrique d’horlogerie, tout en écrivant le soir (72, 74, 79, etc.). Tantôt il écrit des poèmes dans
sa langue maternelle (101), tantôt il écrit dans «la langue d’ici>>

C’est la guerre. Claus et Lucas sont confiés à leur grand mère qui vit à
la campagne afin de leur épargner les dangers de la grande ville.
Délaissés par la vieille femme acariâtre et qu’on dit maricide, les deux
enfants vont se construire seuls, sans amour, et se forger une
personnalité vraiment hors du commun...

Ce premier volet de la trilogie d’Agota Kristof vaut véritablement d’être lu. Pour la logique
implacable sous-jacente à chacune des actions des personnages d’abord : Nos deux héros, sans être
cyniques ou même manichéens portent un regard froid sur le monde qui les entoure. Cela nous
donne un style littéraire très épuré, déchargé de toute considération "sentimentale" ou spirituelle.
L’écriture est juste, simple, efficace.

Et si je n’avais peur d’effrayer le lecteur potentiel, je dirai même télégraphique, même si chaque
phrase reste complète, sujet verbe complément. Mais le style est ici le parfait reflet de l’âme des
enfants, subtil mélange du fond et de la forme...

La deuxième bonne raison de s’intéresser à ce livre c’est tout simplement le destin de ces deux
personnages. Leur trajectoire si particulière, la découverte d’un mode de vie autant en marge de nos
habitudes pousse le lecteur à tourner les pages, en lire une petite dernière, puis une autre, puis une
autre...

Bref, on se plaît à partager l’enfance de ces deux gamins hors du commun, et à travers de cette
pseudo caricature comportementale, on retrouve des traits propres à des individus qui pourtant n’ont
pas toujours grandi dans les mêmes conditions... De la à nous faire réfléchir, il n’y a qu’un pas !
Résumé du livre
Arrivés de la Grande Ville avec leur mère, Claus et Lucas ne vont rester que tous les deux chez
leur grand-mère pendant la guerre. Cette dernière est une femme sale, méchante, radine,
analphabète et meurtrière; les jumeaux vont alors entreprendre seuls une étrange éducation. D'un
côté ils s'entraînent à s'endurcir, à ne pas s'apitoyer sur la douleur d'autrui et à tuer, et de l'autre, ils
écrivent la liste des tâches effectuées dans un grand cahier. Mais, à la suite d'un certain nombre
d'événements, les deux frères vont se retrouver séparés, le premier dans ce même pays totalitaire,
le deuxième de l'autre côté de la frontière...

Dans un pays en proie à la guerre, une mère se voit obligée de confier ses jumeaux à leur grand-
mère, femme avare et froide. Abandonnés à eux-mêmes, ces enfants singuliers s’éduquent seuls et
se prêtent à des exercices d’endurcissement du corps et de l’esprit à la limite du supportable. Ils
décrivent leurs journées dans un grand cahier en utilisant toujours le « nous », dans un style dénué
de toute subjectivité émotive.

Agota Kristof est née en Hongrie en 1935. Elle quitte le pays avec son mari en 1956
pour s'installer en Suisse. Où elle travaille d'abord en usine. Elle apprend le français et
écrit dans cette langue sa trilogie: Le Grand Cahier, La Preuve, et Le Troisième
Mensonge.

Théâtre

• John et Joe (1972)


• La clé de l'ascenseur (1977)
• Un rat qui passe (1972)
• L'heure grise ou le dernier client (1975)

Romans

• Le grand cahier (1986)


• La preuve (1990)
• Le troisième Mensonge (1992)
• Hier (1995)
• L'analphabète (2004)

L’écriture de l’auteur rend très bien cette ambiance en utilisant un langage des plus simples, pas de mots
inutiles. N’hésitez pas à lire ces trois petits livres, ils en valent vraiment la peine!

Premier volume de la trilogie Le grand cahier.


En un lieu, temps et pays sans aucune indication sévit la guerre. (Encore qu'il n'est pas très difficile
d'imaginer la Hongrie de l'auteur, la Seconde Guerre mondiale... le communisme).
Une mère conduit ses enfants à la campagne, chez leur grand-mère. Terrible grand-mère! Analphabète,
sale, avare, méchante et même meurtrière, elle mène la vie dure aux jumeaux.
Loin de se laisser abattre, ceux-ci apprennent seuls les lois de la vie, de l'écriture et de la cruauté.
Abandonnés à eux mêmes, dénués du moindre sens moral, ils s'appliquent à dresser chaque jour, dans
un grand cahier, le bilan de leurs progrès et la liste de leurs forfaits.
Par son humour noir, son culte de la duplicité, ce calme et paisible conte de la méchanceté et de la misère
quotidienne, le tout servi par un vocabulaire minimaliste, des phrases courtes, la construction en dialogue,
participent d'une mécanique d'écriture au service d'un récit noir tranché littéralement au scalpel.
En une suite de saynètes tranquillement horribles, Le Grand Cahier nous livre sans fard, sans une once
de sensiblerie, une fable incisive sur les malheurs de la guerre et du totalitarisme.
La réelle schizophrénie de l'oeuvre marque admirablement le processus d'insensibilisation entamé par les
enfants, comme il marque avec tout autant de précision à quel point les deux garnements restent
humains.
Ces enfants ne sont plus les victimes de la guerre, ils sont la guerre.

Dans une petite ville sans nom, près d'une frontière sans nom, dans un pays sans nom, en guerre avec
ses voisins, deux jumeaux débarquent chez leur grand-mère. Leur maman n'a plus les moyens de
s'occuper d'eux. La grand-mère est une teigne, sale, avare et méchante. Bien obligés de s'adapter, les
deux garçons apprennent la solidarité et la méchanceté.
Des chapitre très brefs, écrits au scalpel, avec une économie de moyens admirable.
Du très, très grand art.

Il y a des livres qui vous collent à la peau pendant des jours, voire des années. Le grand cahier en est un.
C'est l'histoire de deux jeunes enfants, des jumeaux, qui débarquent chez leur grand-mère. Ils
apprendront la vie à coup de rudes leçons.
L'auteur possède un style direct et percutant, les chapitres sont extrêmement courts et saisissants. J'aime
ce livre. C'est pour moi un chef-d'œuvre.

Deux jumeaux déménagent chez leur avare grand-mère lors de la seconde guerre mondiale. Dans une
époque très cruelle et difficile, ces deux jumeaux vont apprendre seuls les règles de la vie (par des
exercices tordus), l'écriture et la souffrance. Baignant dans une noirceur captivante, le grand cahier décrit
la dureté d'une époque dominée par le totalitarisme et de la guerre accompagné d'un style humoristique
imprenable. Ce lit très facilement.

Arrivés de la Grande Ville avec leur mère, Claus et Lucas ne


vont rester que tous les deux chez leur grand-mère pendant la
guerre. Cette dernière est une femme sale, méchante, radine,
analphabète et meurtrière; les jumeaux vont alors entreprendre
seuls une étrange éducation. D'un côté ils s'entraînent à
s'endurcir, à ne pas s'apitoyer sur la douleur d'autrui et à tuer,
et de l'autre, ils écrivent la liste des tâches effectuées dans un
grand cahier. Mais, à la suite d'un certain nombre
d'événements, les deux frères vont se retrouver séparés, le
premier dans ce même pays totalitaire, le deuxième de l'autre
côté de la frontière...

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