You are on page 1of 146

L’ é t r a n g è r e

revue de création et d’essai

20 Séverine Daucourt-Fridriksson .
Jean-Pierre Burgart . Sébastien Hoët . Sally Bonn .
Mathieu Brosseau . Bernard Desportes .
Billy Dranty . Bart Vonck
L’ é t r a n g è r e
20

 . SÉVERINE DAUCOURT-F R I D R I K S S O N . Salerni (extrait)


 . JEAN-PIERRE BURGART . Le ready-made original et sa
doublure
 . SÉBASTIEN HOËT . Devenir-fantôme
 . SALLY BONN . Protocole de temps : sur le travail de
Leïla Brett
 . MATHIEU BROSSEAU . Ici au-dedans de ça
 . BERNARD DESPORTES . Tout dire
 . BILLY DRANTY . Laisse passe
 . BART VONCK . Loin en des terres intérieures
L’ é t r a n g è r e
revue de création et d’essai

D I R ECT I ON
Pierre-Yves Soucy

C ON S EI L D E R É DA CT I O N
Fabienne Bradu, Mathieu Brosseau, Michel Collot, Jean-Pierre
Cometti, Elke de Rijcke, Jalal El Hakmaoui, Henri-Pierre Jeudy,
François Rannou, Olivier Schefer, Pedro Serrano,
Pierre-Yves Soucy, Daniel Vander Gucht, Christophe Van Rossom

A BO NN E M EN T S
La revue paraît trois fois l’an. On peut s’abonner pour trois
numéros par virement au n° de compte ING --
(IBAN : BE    / BIC : BBRUBEBB) à l’ordre de
L’étrangère à La Lettre volée,  bd Barthélemy, B- Bruxelles
Abonnement de soutien :  €
Abonnement régulier :  € (+  € en dehors de la zone euro)

C O R R E S P ON D A N CE
À BRUXELLES : revue L’étrangère c/o La Lettre volée,
 bd Barthélemy, B- Bruxelles. T&F     

À PARIS (manuscrits & abonnements) : revue L’étrangère c/o


Mathieu Brosseau,  rue Jules Auffret, F- Pantin.
T      

Publié avec l’aide de la Communauté française de Belgique, du Fonds


national de la littérature et le concours du Centre national du livre (Paris).

Conception graphique : Chiara Catellani


ISBN : ----
Dépôt légal : Bibliothèque royale de Belgique  ⁄ ⁄ ⁄
©  L’étrangère et les auteurs pour leurs textes
HAMID TIBOUCHI, Élément de la série Nervures, 
Lavis d’encres sur papier, , x , cm
S É VE R IN E D AU CO UR T- FR I DRIKSSON
Née en  à Belfort, elle suit d’abord des études de lettres
classiques puis de psychologie clinique et psychanalytique. En
, elle exerce brièvement le métier de psychologue avant de
collaborer pendant six ans au Journal des psychologues. En ,
elle obtient une bourse de découverte du CNL. Elle a publié
dans plusieurs revues dont Petite, Passage d’encres, Action poétique,
Le Nouveau Recueil, Décharge, Voix d’encre, Supérieur inconnu et
dans l’Anthologie de la Biennale des poètes en Val-de-Marne ().
Elle est l’auteur de L’Île écrite, Prix Ilarie Voronca (Remoulins,
Jacques Brémond, ). Elle a traduit des nouvelles islandaises
de Thorarinn Eldjarn (Des perles et du pain, Caen, PUC, )
ainsi que plusieurs textes pour Action poétique en . En ,
elle compose un montage poétique, Et ne va malheurer de mon
malheur ta vie, qui sera mis en scène par Éric Ruf au Studio Théâtre
de la Comédie française. Elle vient d’écrire et de réaliser un album
de chansons, Bláa, paru au printemps .

S ÉV ERINE DAUCOURT-FRIDRIKSSON

Saler ni
(e xt ra i t)

de ville en ville ingénuité immobile de la vie. même sol simple


même parfum capital même insolite voyage

ciel mental sans une bulle. quelques nuages habiles. un ou deux


bidules aux airs bizarres de bromazépam

rues où divague un territoire immanent où par instant la réalité


tremble dévoilant son slogan sans intention qui n’attend que moi
parce que je le veux bien
 S ÉV E RI N E D A U COURT-FRIDRIKSSON

la pluie passe à la renverse et les autos navrées tournent à l’in-


tempérie avec ce temps de taupe

mots apportés d’ailleurs par portable. mobiles des gens dans les
automobiles détails muets des conversations entaillées par les klaxons.
conversations souvent sans mobiles et bruit insupportable des mots
qu’on entend (pas)

certains confondent n’avoir pas le droit et ne pas avoir le droit.


l’absence et l’interdit les droits de l’homme et le droit à l’absence
d’inter-dits

certains en veulent dans la vie. pourquoi ne pas vouloir de la vie.


air sans apparat rivages cuits. festons incrédules
SALERNI 

courir après le succès l’argent. après la consécration courir dans


l’espace cru du temps après l’avant avec la mort qui nous court
après. ou choisir une vie qui ralentit car elle n’aime pas finir

tenir. tenir sans sitôt se rabattre sur rien bouclier aux dimensions
absentes

providence à l’étroit se faire une vie capable et sans contrat

une chose l’autre pas davantage. fi de la suite. règne du senti de


la tension. péripéties du fi quand il trépigne ne veut pas insister
pas expliquer pas s’imposer. fi de l’intelligence. juste causer sans
cause. bien moins bon marché que penser
 S ÉV E RI N E D A U COURT-FRIDRIKSSON

chercher le secret de l’informe fuir la splendeur de ce qui se montre.


que d’un débord du corps il vaut mieux trouver

laisser le regard regarder le temps sans entamer la parole qui s’y


retranche

temps fait paysage. paradis de dictionnaire où la géographie s’abs-


tient

le regard voit son absence toute. parfois l’abîme se dénude s’éblouit


sans qu’aucun mot le ramasse

bonté déserte de la rue. calme crachant ses tours dans l’humeur


hachée des feuilles et monsieur et madame ne laissant qu’un rien
d’ombre dans le sillage du chien
SALERNI 

pas d’espoir aujourd’hui. quelques sursauts datant d’hier. grâce


détenue à l’unanimité

la durée suborne tout. sauf quelques bonheurs si déflagrants que


la durée semble un instant indélébile puis repartent. où

ce qui ne va pas. entière étendue d’où poèmes un à un s’effacent

lecture qui se perd suspendue au texte et soupire sans voix l’ex-


trême beauté de l’avenir au point mort

l’ailleurs où elle nous laisse. notre propriété privée d’intérieur


JEA N- P IE RR E B URGA R T
Né en , il a publié deux livres de poèmes, Ombres et
Failles (Paris, Mercure de France,  et ), et chez
le même éditeur, un texte destiné au théâtre, Le Bracelet
de verre () et des traductions de poèmes de Paul Celan
(in Strette, ). Aux éditions Sens & Tonka, il a fait paraître
Le Tain des choses et Le Second Jour (Paris,  et ).


J E AN -PIERRE BURGART

L e re a d y - ma d e o r ig i n a l e t sa doublure

Grotesque, avec un rien d’inquiétant, le portrait de Rrose Sélavy


par Man Ray nous offre d’abord l’effigie d’une rombière à chapeau,
que ses minauderies, son regard en coulisse et la contorsion précieuse
de ses mains rendent encore plus antipathique ; je la soupçonne
d’avoir empoisonné quelques personnes de son entourage.
Une fois dissipé le relent de mort-aux-rats qu’elle dégage mêlé
aux effluves de son Eau de voilette, on reconnaît l’autre visage qui
transparaît sous ses traits, celui de Marcel Duchamp, vieil enfant
espiègle qui s’est déguisé avec des oripeaux chipés dans la garde-
robe de sa maman.
Pour équivoque qu’elle soit, et bien qu’il ne lui manque qu’une
moustache pour évoquer la Joconde dont son rictus parodie le
sourire, Rrose Sélavy n’a rien d’érotique. Elle n’est pas un travesti,
un transsexuel moins encore. Elle n’a ni l’ambiguïté provocante
du premier, ni la séduction tragique du second. On songerait plutôt
 J EAN - P IE R R E B U RGART

à quelque personnage échappé d’un film burlesque des années .


Elle n’est pas asexuée, mais dé-sexuée ; son assurance semble
exprimer la satisfaction de n’être ni homme, ni femme, ni andro-
gyne (Pour moi, il y a autre chose que oui, non, et indifférent… ), et
affirmer une indifférence narquoise dans la dé-différenciation ; elle
a un genre, mais pas de sexe ; on ne lui connaît pas même de corps ;
son apparence se réduit au cadrage de la photo.
En dépit de son air dessalé, il semble, à lire ses écrits, qu’elle
en soit restée aux théories infantiles sur la conception et la nais-
sance des enfants, avec les confusions et les incertitudes qui les
caractérisent. Elle croit probablement que les bébés viennent au
monde par le derrière, et s’écrie :

Oh ! douche it again !
Oh ! do shit again !

Parmi les fantasmes interprétatifs qui courent au sujet de la Joconde,


l’un veut qu’il s’agisse d’un autoportrait de Léonard ; un autre, que
son sourire soit celui d’une femme enceinte.
Les montages photographiques de Philippe Halsmann, qui repré-
sentent Salvador Dali en Joconde, moustaches au vent et les mains
ruisselantes de dollars (en billets ou en pièces selon les versions),
ont été réalisés en  en collaboration avec le peintre, en hommage
à Duchamp. Ils opèrent une sorte de synthèse entre la glabre Rrose
Sélavy et sa cousine, la Joconde à bouc et moustaches de  ; ils
rendent ainsi manifeste ce qu’elles ont en commun : l’une et l’autre
sont des autoportraits plus ou moins assumés ou éludés.
Ce n’est pas seulement parce que la photo est signée de Man
Ray, mais aussi, paradoxalement, parce que le visage de Duchamp
est très reconnaissable dans celui de Rrose Sélavy, qu’on y perçoit
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

à première vue un travestissement plutôt que l’autoportrait par lequel


Duchamp déclare : «c’est moi, c’est ce que je suis, c’est qui je suis»,
tandis qu’à l’inverse, le ready-made LHOOQ formulerait une déné-
gation : «ce n’est pas moi, c’est elle ».

La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (Le Grand Verre) est
assortie d’un guide sous forme de notes, qui constitue en quelque
façon le versant philosophique et littéraire de l’œuvre.
Avec les diverses Vierges et Mariées, la Mariée mise à nu forme
une série de variations sur le thème ancien de l’automate, et plus
précisément, de la femme artificielle. Mais ces variations-là se jouent
à l’opposé de L’Ève future. Chez Villiers de l’Isle-Adam, la puis-
sance du désir transmue la mécanique, l’efface, et, en Hadaly, l’Ève
future, dont le nom persan signifie « l’idéal », le féminin surgit plus
libre, plus énigmatique. Le texte de Villiers, à mesure qu’il décrit
les mécanismes qui sont censés animer Hadaly, ne cesse de la rendre
plus étrangère à toute machinerie, à tout automatisme : elle est
l’incarnation du désir qui l’a appelée : «j’ai accepté de me vêtir à
la hâte des lignes radieuses de ton désir, pour t’apparaître  ».
La Mariée est plus proche de l’Olympia des Contes d’Hoffmann,
dont les vocalises se brisent en incongruités sonores quand son
ressort débandé doit être remonté, à ceci près que la poupée emprunte
l’aspect d’une femme vivante, apparence qui ne dupe que le poète
ivre dont la folie suscite le rire des célibataires.
 J EAN - P IE R R E B U RGART

La voiture désire de plus en plus le haut de la montée, et tout en


accélérant lentement, comme fatiguée d’espoir, elle répète ses coups
de moteur réguliers à une vitesse de plus en plus grande, jusqu’au
ronflement triomphal .

Mises à nu, dépouillées ou pour mieux dire, écorchées, les diverses


Mariées et Vierges exhibent en guise d’organes un agencement de
durites et de rouages, une juxtaposition d’éléments mécaniques et de
formes viscérales  ; la Mariée est un moteur à explosion, et précisé-
ment une automobile, promise et refusée aux transports en commun
de pilotes solitaires, et qu’elle abandonne, inaccessible, à leurs
émotions célibataires. Moteur-désir, rouage lubrique , elle carbure à
l’automobiline, essence d’amour .
Le regard indiscret que nous pouvons poser sur ses organes nous
fait revenir au stade où, dans la cour de récréation, les petits garçons
curieux se demandent comment est faite une femme, et l’imagi-
nent de façon dérisoire pour conjurer leur angoisse, transformant
en engrenages les vagins dentés de leurs cauchemars. Quant au
bonheur amoureux, forcément solitaire, il se résume au fonction-
nement d’un engrenage qui hoquette et ronfle pour manifester
une émotion impayable. Sex Toys.

Je voulais m’éloigner de l’acte physique de la peinture .

Le Grand Verre exprime à la fois le désinvestissement du corps et


le rejet de la physicalité de la peinture , que Duchamp ressent comme
une sorte de bestialité qu’il abandonne aux intoxiqués de la térében-
thine .
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

La peinture – un cliché le veut ainsi – est la« maîtresse » du peintre.


C’est une compagne matérielle, corporelle, charnelle : c’est bien
ce dont Duchamp ne veut à aucun prix. Courbet, évidemment,
est le type du peintre qui met l’accent sur l’animalité de la pein-
ture ; mais Matisse lui-même est jugé encore trop physique.
À travers les diverses Vierges et Mariées, c’est le portrait de son
art et celui de sa maîtresse que fait Duchamp. Il représente le corps
de sa peinture, en peignant celui de la Mariée. Beauté d’indifférence
et peinture de précision . À femme artificielle, peinture désincarnée.

Ce rejet de la matière picturale et du corps – non seulement du


corps de la femme, mais de son propre corps –, ce refus de l’expres-
sion animale au profit de l’expression intellectuelle n’implique en rien
l’existence de deux principes réels et distincts, d’un esprit exempt
des avatars de la chair et distinct du corps qui l’héberge. Le désin-
vestissement du corps et du sexe reflète, à moins qu’il ne l’opère,
un clivage par lequel le sujet se désolidarise de lui-même, le corps
devenant dans sa globalité un objet partiel, et, du même coup, une
chose. La chair reniée est dès lors disponible pour tous les féti-
chismes, toutes les mortifications et toutes les pornographies,
commerciales, ludiques ou mystiques.
Qu’en est-il d’un sujet qui ne surgit et ne se constitue que de
se cliver et de se poser comme négation du corps ?
Que reste-t-il d’une peinture qui se forme du rejet de la matière
picturale ?

Chez Rrose comme dans la Mariée s’expriment des fantasmes qui


de jour en jour paraissent correspondre plus fidèlement à ceux de
la société contemporaine, agitée par l’empressement de l’homme
à se métamorphoser en automate performant et en marchandise,
 J EAN - P IE R R E B U RGART

travaillée par la question de l’identité sexuelle, jusqu’à la déné-


gation – faute de pouvoir l’abolir, pour le moment – de la diffé-
rence des sexes ou de la sexualité comme différence, obsédée par
le désir d’inventer un mode de procréation purement technologique
et dé-sexué, indépendant du désir amoureux, ignorant la pater-
nité et la maternité, ce qui de surcroît aurait l’avantage de débar-
rasser la nouvelle humanité de la prohibition de l’inceste, de l’œdipe
et à jamais de Freud. La vraie et opérationnelle machine céliba-
taire, ce sera, dès demain, l’utérus artificiel.
Le thème de la mort de l’art, ressassé depuis un siècle, est peut-
être le signe avant-coureur de la disparition ou du dépassement
de l’homme lui-même, ou de sa transformation en une créature
où s’amalgameront de la façon la plus fructueuse et la plus élégante
biologie et technologie, le vivant et l’électronique, greffés l’un sur
l’autre de façon indissociable. Ce ne sont plus des auteurs de science-
fiction qui le disent, mais, aujourd’hui même, des scientifiques.
À l’homme informatique, asexué, immortel, et sans progéni-
ture que lui-même, ne manquera donc éventuellement qu’un incons-
cient, sans doute possible à simuler, on l’imagine – mais à quoi
bon ? Ce ne serait qu’un obstacle à son bien-être, et une menace
pour l’ordre public, à moins qu’il ne permette de plus profondes
manipulations. En guise de spontanéité, il aura des automatismes ;
il ne rêvera plus, ou, comme déjà nous y incite la publicité du
Bon Marché, « ne fera de rêves que pour qu’ils se réalisent », à moins
que, ne rêvant plus que pour protéger son sommeil et son temps
de récupération, il ne répète dans ses rêves ce qu’il accomplit chaque
journée à l’état de veille. Hamlet, Tristan, et bien d’autres choses,
lui seront lettre morte. Ne connaissant ni le désir ni l’ennui, il n’en
souffrira pas.
Pourtant, ce qu’on entendait jusqu’ici par humanité ne se défi-
nissait-il pas justement par la différence des sexes, la différence des
générations, la prohibition de l’inceste ? On pourrait aussi se demander
si la conscience ne se forme pas du même mouvement que se
constitue l’inconscient et inséparablement de lui : un être sans incons-
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

cient serait-il encore un sujet ? Aurait-il encore une intériorité – ou


seulement des comportements observables ? La question, semble-
t-il, n’est pas à l’ordre du jour.

Il y a un point que je veux établir très clairement, c’est que le choix


de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation
esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle,
assortie au même moment à une absence totale de bon ou de mauvais
goût… en fait une anesthésie complète .

Un beau jour de , saisi d’une inspiration soudaine, un homme


s’empare d’une roue de bicyclette, la fixe sur un tabouret de cuisine,
et la regarde tourner : il y a dans les œuvres de Marcel Duchamp,
et dès la création de ce premier ready-made telle qu’il la relate,
une folie bien éloignée de la représentation froide et calculée qu’on
a pu se faire de l’exercice.
L’aspect irrationnel et compulsif dont est marqué l’épisode est sou-
ligné par l’indifférence, l’anesthésie complète, le moment blanc, où se décide
le choix de l’objet premier destiné à se changer en ready-made.
En dépit de la subtilité des combinaisons du joueur d’échecs,
et de son apparente rationalité, en dépit de la volonté affichée de
ne sacrifier qu’à l’esprit, la production de Marcel Duchamp me
semble marquée par une compulsion ratiocinante, une combina-
toire saugrenue, qui parfois évoque l’énergie maniaque qui sous-
tend l’art « brut » : c’est, à mon sens, ce qui fait le charme et
l’authenticité de l’œuvre de Duchamp. Elle peut séduire, intri-
guer, toucher ou repousser par ce qu’elle comporte d’étrange, et
de littéralement fou.
Ni l’intellectualité ni l’indifférence revendiquées par Duchamp
ne sont des poses ou des idées abstraites ; elles sont plutôt le masque
 J EAN - P IE R R E B U RGART

d’un désir. Duchamp est un artiste, non un simple provocateur


dada. Le ready-made n’a rien de conceptuel.
En , Duchamp évoque en des termes qui peuvent
surprendre de la part d’un partisan aussi résolu de l’intellect, le
caractère médiumnique  de l’artiste. Ce n’est pas là un vestige surréa-
liste, mais bien l’expression du fait dont il a tout à fait conscience
que, malgré ou grâce à l’anesthésie complète qu’il prône et pratique,
l’œuvre dit toujours quelque chose et autre chose que ce que
l’artiste a cru y mettre. Le coefficient d’art se définit par la diffé-
rence (inconsciente pour l’artiste) entre l’intention et sa réalisation ,
par la relation entre ce qui demeure inexprimé quoique projeté,
et ce qui est exprimé à l’insu de l’artiste. L’apparente froideur, la
sécheresse, l’anesthésie complète, sont chargées de représentations
inconscientes, et qui doivent le rester. Mon inconscient est muet comme
tous les inconscients , écrit Duchamp à un correspondant – ce que
je traduirais ainsi : mon inconscient parle si fort qu’il m’assourdit.

Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas « d’art »  ?

Il me semble que l’étrangeté de l’œuvre de Marcel Duchamp a


pour ressort le désir affirmé de faire « une œuvre qui ne soit pas
d’art », accompagné de cet autre désir (qui peut-être est le même,
exprimé en d’autres termes) : se situer en un lieu où il y a autre
chose que oui, non, et indifférent – la blancheur parfaite de l’anes-
thésie. Il n’y a plus dès lors ni affirmation, ni négation, ni même
dénégation : l’objet dont la réalité, l’existence même sont occul-
tées demeure par définition inconnu de tous, comme l’est du sujet
le déni lui-même, tant que la violence de l’objet dénié ne fait pas
irruption et ne s’impose pas irrécusablement.
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

J’ignore, comme Duchamp lui-même, quel est le corps du déni.


Et je ne m’en inquiéterai pas. Ce qui vaut ici, ce qui nous séduit
ou nous inquiète en nous tenant ce langage singulier, c’est le mutisme
lui-même, nullement son contenu ou son absence de contenu.
Sous cet angle, le ready-made – œuvre sans art, ou art sans
œuvre ? – est soustrait à toute interprétation ; il ignore le symbo-
lique ; cependant, en dépit de la littéralité où son auteur veut le
cantonner, son étrangeté surgit avec la tonalité étrange du déni.

Sur un quai de gare, un personnage de Lewis Carroll, le Comte,


invite deux jeunes gens, Sylvie et Bruno, à observer ce qui les
entoure comme un spectacle, à faire de la vie réelle une pièce de
théâtre. « Je me suis souvent amusé à le faire, dit-il. Le second plan
est essentiel : une vraie locomotive qui arrive et repart. Ce remue-
ménage, ces gens qui vont et viennent, tout cela doit avoir été
très soigneusement répété ! Avec quel naturel ils le font ! Pas un
seul regard vers la salle ! Et les mouvements de masse sont d’une
spontanéité… Pas un semblable à l’autre  »
On songe à John Cage, nous conviant à écouter les bruits de
l’aéroport Kennedy comme une musique, et à laisser les sons être
ce qu’ils sont, pour un ready-made musical.
Lewis Carroll conserve sur Cage et Duchamp, outre l’antério-
rité, la supériorité de ne pas être passé à l’acte, déployant l’imagi-
naire que le passage à l’acte anéantit. À la lecture de son texte,
l’expérience qu’il décrit se déroule en moi et s’accomplit intégra-
lement, et de façon plus convaincante que si je tentais laborieu-
sement de la mettre en pratique. Elle rend par avance le passage à
l’acte fastidieux et superflu.
En abandonnant la fantaisie de Sylvie et Bruno pour l’obtuse
faïence de la Fontaine, nous tombons d’un théâtre enchanté jusqu’à
 J EAN - P IE R R E B U RGART

la pesanteur de la réification et de la littéralité. Nous perdons


l’humour qui nous réconcilie avec le monde et avec nous-mêmes,
au profit de l’ironie qui ne profite qu’à l’ironiste. Où Lewis Carroll
invite son lecteur – comme le Comte, Sylvie et Bruno – à partager
sa fantaisie et son étonnement, et à jouer avec lui à son jeu, le
ready-made ne partage rien, n’échange rien, ne joue pas.



L’ironiste table sur la séduction et l’intimidation, et ne laisse d’autre


choix que d’être complice ou cible. Toute complicité s’établit en
regard ou aux dépens d’un tiers : vous, moi, le reste du monde,
vis-à-vis duquel elle donne un sentiment d’absolue supériorité et
de toute-puissance : il y a nous, les ironistes, qui ne sommes pas
dupes, et les autres, la foule des dupes.
Pour ne pas se sentir traité comme l’imbécile qu’après tout on
peut craindre d’être, on préfère se ranger aux côtés de l’ironiste,
afin d’être en position de revendiquer pour soi-même la lucidité
(impitoyable) qu’on lui prête, son mordant, son acuité, et en disant
« quelle intelligence ! » c’est à soi-même qu’on pense. Mais se faire
le complice de l’ironiste, c’est être sa première dupe. On fait ainsi
ce qu’il escompte ; on l’imite, on ricane, comme le téléspectateur
idiot chez qui les immondes rires pré-enregistrés visent à induire
le rire sans qu’il ressente ce qu’ils ont d’insultant. Les comparses
de l’ironiste deviennent ses doubles caricaturaux, illustrant le propos
selon lequel l’ironiste à son insu fait sa propre satire.
Mais le parfait ironiste qu’était Duchamp a cru trouver la parade
qui le protège de tout compagnonnage compromettant : l’ironisme
d’affirmation , le sien, n’a pas besoin du rire d’autrui pour s’impo-
ser. En quelque sorte, il comporte un rire intégré.
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 



Duchamp imagine la réciproque du ready-made (se servir d’un


Rembrandt comme table à repasser ) ; quelle pourrait être l’expérience
inverse de celle de Sylvie et Bruno ? Elle ne saurait consister à se
prendre au jeu du théâtre au point de le confondre avec la réalité
et de monter sur scène pour se joindre à l’action ; ce ne serait là
rien d’autre que l’illusion comique portée à son excès, et ce que
Lewis Carroll suggère, c’est précisément de créer l’illusion en la
tirant de soi-même et de la projeter sur la réalité.
L’inverse, ce serait la suppression de l’illusion théâtrale, et la
destruction en soi-même de la capacité de symboliser. Alors, le
spectateur totalement désillusionné et désenchanté, cessant d’être
spectateur, au lieu de voir des personnages agir dans un espace
imaginaire matérialisé par la scène, ne verrait dans l’acteur rien
d’autre que le simulateur – qu’au demeurant l’acteur, placé à l’arti-
culation du réel et de l’illusion, n’est pas –, dans son maquillage
le maquillage et dans le décor, du carton-pâte. En quelque sorte,
la chose telle quelle, et la littéralité du réel.
Le pendant du ready-made, c’est la réduction de l’œuvre à la
chose qu’elle est par ailleurs. Ce n’est pas seulement le Rembrandt-
planche-à-repasser, c’est toute œuvre qui se veut autoréférente,
close sur elle-même et ramenée à sa littéralité de chose. C’est un
tableau qui se confondrait avec la fameuse « surface plane couverte
de couleurs » ; c’est par exemple, un Mondrian.



C’est essentiellement, dit Maurice Denis, qu’un tableau est une surface
plane couverte de couleurs (toutefois « en un certain ordre assem-
blées ») – et c’est bien ce que la modernité en a retenu, le « certain
ordre » relégué au second plan, ou même totalement omis.
 J EAN - P IE R R E B U RGART

Ainsi condensé, ce propos d’une évidence fallacieuse identifie


sans autre forme de procès le sens à son support matériel encore
dépourvu de sens. Pourquoi ne pas dire par exemple qu’un panneau
routier est essentiellement une surface couverte de couleurs, etc.,
en négligeant complètement sa fonction signalétique ? Rien alors
qui le différencie essentiellement d’un tableau – ni de certaines
planches à repasser. Le tableau tel que le décrit Maurice Denis est
un ready-made avant la lettre.
Par cette réduction, qui ignore délibérément la valeur d’usage,
nous voici introduits dans le monde de la pure littéralité, où l’illu-
sion théâtrale ne joue plus, où le sens a cessé d’opérer, où, sous
l’effet d’une réification générale, toute réalité s’évanouit, où les
domestiques de MM. Arnaud ou Pinault repassent avec indiffé-
rence le linge de leurs patrons sur des Warhol.



Readymade : objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple


choix de l’artiste. (Dictionnaire abrégé du Surréalisme, signé M.D.) 

Si Marcel Duchamp avait mis des moustaches à la Joconde, cela


se saurait. Mais ce faisant, il aurait simplement commis un acte
délictueux passible des tribunaux, et n’aurait en rien créé un ready-
made, même aidé. Car le tableau du Louvre n’est pas un objet usuel,
ce qui est la condition originelle de tout ready-made, et notam-
ment celle du ready-made original, un chromo 8 x 5 pouces bon marché .
Donc point de regrets, même si cela réduit quelque peu la portée
iconoclaste et provocatrice du geste, revendiquée par Duchamp :
il faudrait une grande fraîcheur d’âme alliée à un sens aigu des
convenances pour s’en offusquer. Il n’est pas d’enfant, depuis qu’il
existe des magazines illustrés et des affiches, qui ne se soit complu
à orner de pilosités diverses les portraits de la reine d’Angleterre,
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

ou de la Sainte Vierge. Les murs du métro ne cessent de porter témoi-


gnage de cette créativité, et Marcel Duchamp n’y est pour rien.
Le premier outrage fait à la Joconde, son viol, c’est le vol qui
l’a déshonorée en  et livrée aux goujats. Sa disparition, son
absence, son retour, ont fait l’objet entre  et  d’innom-
brables illustrations et cartes postales irrespectueuses et même diffa-
matoires.
Au reste, les plaisanteries et mystifications diverses à propos de
l’art « moderne » fleurissaient déjà avant , y compris celle qui
consiste à présenter comme une œuvre d’art un objet manufac-
turé tel quel. Blagsmith, sculpteur imaginé en  par Alphonse
Allais, expose à la Pigtown National Picture and Sculpture Exhibition
une mitrailleuse si ressemblante que tout le monde la prend pour
une œuvre d’art accomplie, et que personne n’imagine qu’il s’agit
d’une mitrailleuse réelle, jusqu’au moment où, faisant feu sur le jury
qui lui a refusé le prix, Blagsmith lui rend soudain toute sa valeur
d’usage, inventant du même coup le ready-made, l’œuvre qui n’est
pas d’art, l’installation et la performance.
Mais il serait malséant de confondre l’œuvre de Rrose Sélavy avec
celles de Cami, Allais, Pawlowski, inventeur du boomerang français
qui ne revient pas et de la passoire à un seul trou, ou avec l’Almanach
Vermot. La différence capitale, c’est qu’ils ne s’adressent pas à la même
clientèle et n’ont pas le même public. Les uns sont populaires, l’autre
est parfaitement snob, et l’ironie même par laquelle il prend distance
sur ses atroces jeux de mots – ce fameux second degré, qu’on invoque
pour se dédouaner d’un goût inavouable – trahit un inavouable esprit
de sérieux.
 J EAN - P IE R R E B U RGART



L’acte de Duchamp en soi est infinitésimal, mais à partir de lui toute


la banalité du monde passe dans l’esthétique et, inversement, toute
l’esthétique devient banale .
Jean Baudrillard

Le geste par lequel Duchamp instaure le ready-made au sens strict,


conforme à sa définition, est en effet en soi infinitésimal, et ne constitue
pas ce qu’il a produit de plus inventif. On peut s’étonner de son
retentissement. Mais ce retentissement n’a-t-il pas été l’œuvre de
ceux-là même que le ready-made était censé provoquer, voire
insulter, l’institution culturelle et le marché de l’art, qui ont su y
voir aussitôt le bénéfice qu’ils pouvaient en tirer ? Divine surprise,
précieux crachat !

Tardivement, en , Duchamp lui donne toute son extension,


passant en quelque sorte du ready-made restreint au ready-made
généralisé :

Comme les tubes de peinture utilisés par l’artiste sont des produits
manufacturés et tout-faits, nous devons conclure que toutes les toiles
du monde sont des ready-mades aidés et des travaux d’assemblage .

Le raisonnement de Duchamp est assez spécieux ; il évoque les


syllogismes burlesques, du type « ce qui est rare est cher, un Duchamp
pas cher, c’est rare, donc un Duchamp pas cher, c’est cher ». Il est
en contradiction formelle avec la définition initiale du ready-made,
qui prive l’objet usuel de son usage pour l’élever à la dignité d’œuvre
d’art, alors que le tube de peinture (on en dirait autant des toiles,
pinceaux, huiles, pigments, etc.) est au contraire choisi par le peintre
pour sa valeur d’usage et remplit sa fonction.
À prendre à la lettre ce ready-made généralisé, la Fontaine rendue
à son usage premier n’en demeure pas moins un ready-made, et
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

du même coup, dans leur usage même, tous les objets utilisés et
le monde lui-même sont des ready-made.
À partir de là, en effet, en théorie du moins et pour ceux qui
veulent bien y croire, toute la banalité du monde passe dans l’esthé-
tique et inversement, toute l’esthétique devient banale. C’est là un
programme, celui de l’art contemporain ; c’est une idéologie, qui
prend ses postulats pour des faits établis ; c’est peut-être le credo
d’une société où rien ne doit plus être que marchandise, et qui ne
connaît plus de citoyens, mais seulement des consommateurs.
Si le monde lui-même se changeait en un ready-made composé
de ready-made, il n’y aurait plus aucun objet disponible pour le
geste de l’artiste, et donc plus de ready-made possible ; la confu-
sion du banal et du singulier serait effective, et, à moins d’être un
simulateur, il serait assurément plus proche de la psychose que de
l’esthétique, celui qui, vivant dans un tel monde, éprouverait dans
son corps la déréalisation des choses devenues purement images
d’elles-mêmes, en même temps que l’abolition du symbolique dans
la littéralité du banal.



TIRELIRE (OU CONSERVES)


Faire un readymade avec une boîte enfermant quelque chose
irreconnaissable au son et souder la boîte .

Un des charmes les plus puissants du ready-made, c’est que, en


feignant de préconiser le choix de n’importe quoi ou l’absence de
choix, sous couvert de l’anesthésie complète et de l’absence de goût,
bon ou mauvais, il débarrasse l’idée même d’œuvre de tout soupçon
de sublimation – processus qui au demeurant ne concerne en
rien la morale individuelle, du fait qu’il n’est ni volontaire ni conscient :
on ne sublime pas sur décision. Le principe du ready-made
 J EAN - P IE R R E B U RGART

valorise la régression, et incite à proposer à l’admiration de tous,


telles quelles, sa banalité la plus avérée, et (qui n’en a pas ?) ses
petites perversions idéalisées – photographiées, filmées, performées,
installées.
De même que l’humour de Lewis Carroll se dégrade en ironie
avec le passage à l’acte du ready-made, l’ironie de Duchamp fait
place au sérieux et à la prétention chez ceux qui lui emboîtent le
pas. Dans le processus de répétition qu’il semble instaurer et consa-
crer, mais dont il a lui-même pressenti les inconvénients ( limiter
le nombre de readymades par année ), chaque répétition comme chaque
passage à l’acte constitue une nouvelle détérioration.
Désireux peut-être de mener à son terme un projet évoqué par
Duchamp, mais que le ready-made à bruit secret n’avait sans doute
pas complètement réalisé à ses yeux, Piero Manzoni a donné au
monde en  – annus mirabilis – ses quatre-vingt-dix boîtes de
Merda d’artista, sur lesquelles se sont abattues incontinent des nuées
de conservateurs.



On devrait pourtant savoir ce qu’il en coûte de prendre Marcel


Duchamp au mot. Il faut être sourd pour ne pas entendre le bruit
secret de la jubilation dans le ton sur lequel il avance des propo-
sitions apparemment d’une parfaite cohérence avec le concept du
ready-made, mais qui, comme lui, portent le sceau du déni et de
la contradiction.
Faire une œuvre qui ne soit pas d’art, c’est-à-dire, en revenant à
la syntaxe et en rétablissant les mots élidés par la rhétorique : faire
une œuvre (d’art) qui ne soit pas (une œuvre) d’art : de la théorie du
ready-made à sa mise en pratique, il y a un écart irréductible, où
semble se réfracter la contradiction initiale.
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

Un autre aspect du ready-made est qu’il n’a rien d’unique…


La réplique d’un ready-made transmet le même message .

Que peut bien être la réplique d’un ready-made ? Quel mode de


reproduction admet le ready-made ?
Même s’il existe de fait plusieurs exemplaires d’un même ready-
made, l’idée du ready-made demeure en contradiction avec celle
de multiple. Une photo, une sérigraphie, un bronze, etc. existent
en raison d’un tirage effectué à partir d’une matrice (négatif, écrans,
moule, etc.) qui a une réalité matérielle. Le tirage est une opéra-
tion artisanale, « physique », qui s’inscrit dans le temps.
Même lorsque Duchamp numérote les exemplaires de ses œuvres
comme un sculpteur ses bronzes, il ne fait que simuler un tirage
limité à un petit nombre d’exemplaires, comme c’est le cas du
porte-bouteilles, réédité (c’est-à-dire signé) à huit exemplaires en
. Le numérotage des exemplaires est une fiction, parce que
les porte-bouteilles sont contemporains les uns des autres, et qu’il
n’y a aucun ordre ni chronologique ni autre entre eux, et qu’ils
n’ont pas été produits.
Le ready-made est également en contradiction avec la notion
de copie. Si la réplique d’un ready-made peut transmettre sans
aucune déperdition le même message que l’original, c’est parce
que l’idée même de l’original enveloppe l’infinité de ses copies
virtuelles ; il est ainsi d’emblée lui-même une redite, une copie
sans original parmi toutes les copies possibles, qu’il rend au même
instant superflues – sauf, évidemment, du point de vue du marché.
Ce qui revient à dire que l’original est sa propre copie, que le
ready-made n’a ni original ni copie, ni multiples : il n’existe dès
l’origine qu’à l’état de double de lui-même et porte ainsi l’étran-
geté de la répétition, de l’identique, et le malaise qu’ils suscitent.
Quant au message, identique d’une roue de vélo à l’autre, il
est également identique d’un hérisson à une pissotière, et d’un
ready-made à l’autre. Ce que tous véhiculent, par-delà leurs diffé-
rences visibles, c’est l’anesthésie complète et l’indifférence.
 J EAN - P IE R R E B U RGART



Si la copie vaut l’original, alors le faux est indiscernable de l’au-


thentique, parce qu’il n’y a ni élaboration, ni incarnation de l’idée
dans une matière, mais seulement un geste abstrait, qui constitue
à lui seul l’essentiel de l’œuvre. Alors, tout un chacun ayant désigné
et signé sa Fontaine, fixé une roue de vélo sur un tabouret, pour-
rait mettre avec profit ces objets sur le marché. Mais celui qui s’y
risquerait aurait sans doute quelque mal à négocier de telles produc-
tions, et plus encore à en obtenir le même prix que s’il s’agissait
de la Fontaine authentifiée par son inventeur ; peut-être aurait-il
même quelques ennuis d’ordre juridique, voire judiciaire : car le
ready-made a un auteur, ouvre des droits, et l’émule de Duchamp
serait un plagiaire aux yeux des tribunaux.



La voici donc, l’œuvre qui, devenue intégralement et exclusive-


ment marchandise, n’est pas d’art. Le ready-made, objet dépouillé
de toute valeur d’usage, et n’étant plus même d’art, est l’idéal de
l’objet marchand, réduit à une pure valeur d’échange. Par sa vertu,
l’art et le marché de l’art ne feront désormais plus qu’un.
Marchandise, le ready-made comporte cependant encore cette
contradiction : d’une part, réduit à sa valeur d’échange, il est l’objet
marchand idéal, plus pur encore qu’un titre boursier ; mais d’autre
part, du fait qu’il est multipliable à l’infini, que chacun peut (en
théorie) le recréer à l’identique, et qu’en outre l’objet ainsi élevé
à la dignité d’œuvre d’art en a perdu toute fonctionnalité, sa valeur
marchande devrait être égale à zéro.
Mais à l’épreuve de la réalité mercantile, l’apparente cohérence
conceptuelle du ready-made vole en éclats, et avec elles toutes les
contradictions : le marché et les institutions n’ont que faire de telles
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

subtilités, et traitent avec un pragmatisme admirable le ready-made


comme n’importe quelle œuvre d’art. Seules comptent l’offre et
la demande, la limitation nécessaire du nombre des objets, et le
signe qui les authentifie, signature ou copyright. Pour eux, il y a
bel et bien des originaux, des copies et des faux.
Duchamp en fait la remarque, il n’existe pratiquement plus que
des répliques des ready-made d’origine, mais signées : celles-là valent
en effet le prix de l’original disparu. L’arriviste qui a cherché à
briser la Fontaine devra sans doute payer plus que le prix de la
porcelaine, plus cher peut-être que le prix d’un spot publicitaire.
Question de retour sur investissement.
Aussi, lorsque Marcel Duchamp a opéré la multiplication mira-
culeuse des porte-bouteilles, j’ai du mal à croire qu’à cet instant,
ce soient l’indifférence et l’anesthésie complète qui aient présidé
à son acte.



Il y a, aux USA, sans doute en Europe, et probablement à Paris,


des galeries qui proposent au chaland ce deal (il n’y a pas d’autre
mot) : le collectionneur achète non pas une, mais deux œuvres,
aussi proches que possible, du créateur contemporain qui l’inté-
resse. L’une ira dans sa collection; quant à l’autre, il en fera don à
quelque musée ou institution prestigieuse, la galerie se portant garante
que le don sera accepté et exposé.
Tout le monde y trouve son compte, le collectionneur, la galerie,
l’institution, parfois l’artiste.
Même si cette pratique, qui m’a été donnée pour un fait avéré,
n’est pas toujours mise en œuvre de façon aussi délibérée, même
si l’entente reste tacite, c’est bien sur ce modèle que les choses se
passent. Le marché de l’art, et l’art contemporain, reposent entiè-
rement sur cette collusion entre l’institution et le marché.
 J EAN - P IE R R E B U RGART

Il y a dix ans, interviewé au sujet de son article intitulé Le Complot


de l’art, Jean Baudrillard disait qu’on « ne peut pas davantage dési-
gner les instigateurs du complot qu’on ne peut repérer les
victimes ». On peut, en tout cas, parfaitement en identifier les acteurs
et les bénéficiaires.



Il n’y pas lieu de s’étonner que l’art contemporain jubile de sa


propre nullité ; c’est en elle qu’il trouve sa jouissance et sa victoire.
Il ne suffit pas d’être nul, et que tout le monde s’en aperçoive,
il faut aussi poser comme acte et œuvre l’affirmation de la nullité
– ironie d’affirmation – et consacrer la nullité comme valeur refuge.
La nullité, fruit inestimable de l’anesthésie, met l’œuvre à l’abri
de toute critique, de toute contestation, de tout échec ; elle est la
meilleure garantie de la sincérité des transactions. L’œuvre est inat-
taquable, car il ne s’agit pas de l’aimer ou non. Elle n’a de compte
à rendre qu’à la parfaite objectivité du marché, où le potlatch perma-
nent entre l’institution et le commerce, la culture et la commu-
nication, les pouvoirs et l’argent, entretient l’amitié et garantit les
placements : l’offre et la demande elles aussi ne font plus qu’un.
En évacuant de l’œuvre d’art toute valeur d’usage esthétique
(le plaisir, le goût, le sens) au profit de la seule valeur d’échange,
elle immunise le marché contre les fluctuations du goût, contre
l’enthousiasme irresponsable des collectionneurs. Il serait fâcheux
que de façon imprévisible, par l’effet de la subjectivité de quelques
amateurs inconscients, ou d’un nouveau Vollard, se trouve
compromis le jeu harmonieux d’une concurrence libre et non faussée,
c’est-à-dire fondée sur les ententes tacites et le trafic d’influence.
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 



Tant que c’est le public, indifférent, scandalisé ou narquois, tant


que c’est vous ou moi qui disons que l’art contemporain est nul,
nous ne faisons que renforcer et entériner son triomphe et sous-
crire à son OPA. À notre corps défendant, nous lui reconnaissons
une ironie dont nous sommes la cible, et dont, en fait, il est tota-
lement dépourvu : nuls, c’est bien nous qui le sommes, béotiens,
censeurs ou bégueules, du fait de notre incompréhension, de notre
ébahissement, de notre indifférence même.
Mais quand Baudrillard le dit, c’est une autre paire de manches.
Si, venant de lui, la remarque porte, c’est parce qu’elle apparaît
comme le fait de quelqu’un de spécialement bien informé, qui
appartient au sérail et qui vend la mèche : pour être en position
de dire que l’art (contemporain) est nul, il faut en quelque sorte
s’en faire le compagnon de route.



Au titre Le Complot de l’art, j’aurais préféré, je dois l’avouer, par


exemple Le Complot du marché de l’art ou Le Complot de l’art contem-
porain. C’eût été bien lourd, il est vrai, et un peu sot peut-être,
mais, en l’absence d’une telle précision, Baudrillard laisse entendre
qu’à ses yeux il n’est aujourd’hui d’autre art que celui que recon-
naissent le marché et le milieu, d’autres artistes que ces faussaires
de la nullité qui le promeuvent et en font leur promotion. Et c’est
peut-être ce qu’il pensait.
Aussi, au lieu de s’offusquer des propos de Baudrillard, le milieu
de l’art contemporain se serait montré plus avisé en le remerciant
de l’avoir si bien compris, et d’avoir contribué objectivement à
resserrer son emprise. Que pourraient demander de mieux les divers
faussaires et receleurs que cette reconnaissance totale qui les laisse
 J EAN - P IE R R E B U RGART

seuls sur le terrain ? Qui sait, d’ailleurs, si leurs protestations conve-


nues n’étaient pas de pure forme et destinées à donner le change ?



Il n’est sans doute rien de plus banal que la singularité, puisque


chaque chose qui existe, quand il en existerait une infinité d’exem-
plaires, est une chose singulière. Et sans doute n’est-il rien de plus
commun que le Moi, bien que chaque Moi se définisse d’être seul
à s’éprouver soi-même et de se savoir unique et mortel.
Mais la dialectique du singulier et du banal ne réduit pas un
des termes à l’autre, et n’annule pas leur différence. Elle les main-
tient en les dépassant.
Il y a une singularité du banal, et une banalité du singulier qui
ne se confondent pas.
La singularité du banal, celle de notre vie, c’est elle qui nourrit
la peinture des Flamands, mais aussi celle de Vuillard ; c’est elle
que découvre Bergotte dans le pan de mur jaune de la Vue de
Delft ; c’est l’instant sans l’anecdote, et l’irruption du temps.
La banalité du singulier, c’est l’anecdote sans le temps, la scène
de genre, la peinture mondaine, le cliché, le réalisme littéral.
Quant à la banalité du banal, c’est bien celle qui prévaut dans
l’art contemporain, hors de toute dialectique. Ce que Baudrillard
reproche aux artistes contemporains, c’est essentiellement d’être
indignes de Marcel Duchamp, d’être incapables de produire comme
lui ou Andy Warhol (celui de  et de la Soupe Campbell, précise-
t-il, pas celui de  et des Soup Boxes) de la nullité active, irra-
diante, nullifiante, mais de la nullité passive et redondante, vraiment
nulle – et de se satisfaire de ce degré zéro de la nullité.
S’il est vrai, comme le dit Baudrillard, que « faire surgir le Rien
de la puissance du signe [constitue] proprement l’opération
poétique  », pour ma part, c’est chez Mallarmé ou Ponge, chez
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

Morandi, Giacometti ou Music que je chercherais ce « dénuement


du sens », et cet « art de la disparition du sens », qui fait la « qualité
exceptionnelle de quelques œuvres rares, et qui n’y prétendent
jamais » . Eux n’y ont en effet jamais prétendu, tandis que Warhol
l’a voulu et revendiqué explicitement, même si, manifestement,
il ne pouvait exprimer authentiquement que l’inauthenticité, le
vide, le masque qui ne masque rien.

Le malentendu, que d’ailleurs je ne cherche pas à dissiper,


c’est que l’art, au fond, n’est pas mon problème .
Jean Baudrillard

Il y a dans les sciences dites humaines une tentation hégémonique


irrésistible, qui les pousse à réduire la réalité de leurs objets aux
limites de leurs concepts, et à découvrir dans la réalité une circula-
rité qui n’est que celle de leur propre clôture. Y aurait-il un savoir
qui rende compte de tous les autres, une épistémologie universelle,
qui recycle les concepts des autres disciplines ? La sociologie serait
un assez bon candidat à cet emploi. Mais de même que l’historien
n’envisage l’art qu’à travers l’histoire de l’art, avec laquelle il tend
à le confondre, le sociologue n’envisage l’art que comme fait social.
On ne reprochera pas au sociologue de faire de la sociologie.
Mais le photographe que Baudrillard est (par ailleurs ?) ne pourrait
sans doute pas tenir le même discours que le sociologue. On dirait
qu’en lui le sociologue se refuse à endosser la naïveté qui est celle,
inéluctable et même nécessaire, de l’artiste, qu’il feint au demeu-
rant de ne pas être, en déclarant que, dans son activité de photo-
graphe, «il n’y a pas d’enjeu esthétique ». Le photographe paraît
lui donner raison, lorsqu’il dit, au sujet de ses photos : «j’ai vrai-
ment un plaisir direct à les faire, en dehors de toute culture photo-
graphique, de toute recherche d’expression objective ou subjective.
À un moment donné, je capte une lumière, une couleur, déta-
chées du reste du monde. Moi-même je n’y suis qu’une absence  ».
 J EAN - P IE R R E B U RGART

Mais les « enjeux esthétiques » n’ont d’intérêt et parfois d’exis-


tence qu’après-coup ; ils constituent un fonds de commerce pour
les critiques, les universitaires et les conservateurs. Il y a, à l’ori-
gine de toute œuvre, un moment où elle n’obéit qu’à sa propre
nécessité qu’elle cherche à découvrir et à formuler, et où les enjeux
sont d’un tout autre ordre qu’esthétique – de celui d’une épreuve
qui met aux prises le peintre, sa peinture et sa vie : la peinture est
mouvement, agir, désir, absence à soi peut-être ou angoisse, mais
jamais idéologie.
La démarche que décrit Baudrillard et qu’il veut anodine et
sans portée, absente, est à la lettre celle de tout artiste, qu’il se
nomme Hopper (« Ce que j’ai vraiment cherché à peindre, c’est
la lumière du soleil sur la façade de la maison »), Cézanne (« oublier
tout ce qui a paru avant nous »), Giacometti (« pour me défendre,
pour me nourrir, pour grossir ») – ou Baudrillard.

À Jean Gillibert
LE READY-MADE ORIGINAL ET SA DOUBLURE 

NOTES

Sauf indication contraire, les textes en italiques sont empruntés à Marcel Duchamp,
dans Duchamp du signe.

. MARCEL DUCHAMP, « Alpha (B/CRI) tique », lettre à propos de Michel


Carrouges (à André Breton) du  octobre  () in Duchamp du signe (),
Paris, Flammarion, « Champs », , p. .
. MARCEL DUCHAMP, « Morceaux moisis » () in Duchamp du signe, op. cit.,
p. .
. VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, L’Auxiliatrice in L’Ève future (), Paris, Gallimard,
« Folio », , p. .
. MARCEL DUCHAMP, « La Boîte verte » () in Duchamp du signe, op. cit.,
p. .
. MARCEL DUCHAMP, « À propos de moi-même » (-) in Duchamp du
signe, op. cit., p. 
. MARCEL DUCHAMP, « La Boîte verte », loc. cit., p. .
. Ibid., p. .
. MARCEL DUCHAMP, « Propos » () in Duchamp du signe, op. cit., p. .
. Id.
. MARCEL DUCHAMP, « La Boîte verte », loc. cit., p. .
. Id.
. MARCEL DUCHAMP, « À propos des Ready-mades » (), trad. André Tavera
in Duchamp du signe, op. cit., p. .
. MARCEL DUCHAMP, « Le Processus créatif » () in Duchamp du signe,
op. cit., p. .
. Ibid., p. .
. MARCEL DUCHAMP, « Alpha (B/CRI) tique », loc. cit., p. .
. MARCEL DUCHAMP, « À l’infinitif » () in Duchamp du signe, op. cit., p. .
. LEWIS CARROLL, Sylvie et Bruno (), trad. Fanny Deleuze, in Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade» , , p. .
. MARCEL DUCHAMP, « La Boîte verte », loc. cit., p. .
. Ibid., p. .
. MARCEL DUCHAMP, « À propos de moi-même », loc. cit., p. .
. Id.
. JEAN BAUDRILLARD, «L’art entre utopie et anticipation», entretien avec Ruth
Scheps () in Le Complot de l’art. Illusion et désillusion esthétiques, Paris,
Sens&Tonka, , p. .
. MARCEL DUCHAMP, « À propos des Ready-mades », loc. cit., p. .
 J EAN - P IE R R E B U RGART

. MARCEL DUCHAMP, « La Boîte verte », loc. cit., p. .


. Ibid., p. .
. Id.
. JEAN BAUDRILLARD, «L’Art entre utopie et anticipation», loc. cit., p. .
. Ibid., page .
. JEAN BAUDRILLARD, « Je n’ai pas la nostalgie des valeurs esthétiques anciennes »,
entretien avec Geneviève Breerette () in Le Complot de l’art, op. cit., p. .
. JEAN BAUDRILLARD, « La Commedia dell’arte », entretien avec Catherine
Francblin () in Le Complot de l’art, op. cit., p. .
S É BA S TIE N H OË T
Né à Lille en , il est professeur agrégé de philosophie,
mais c’est en littérature comparée qu’il a consacré une thèse
à l’œuvre de Roger Munier, à l’Université Paris VIII.
Il est rédacteur à la revue des arts visuels Tausend Augen,
où il a notamment coordonné un dossier sur David Lynch.
Il a publié trois recueils de poèmes, notamment aux éditions
de L’Arbre à Paroles. Il travaille actuellement sur un livre
d’artiste autour des photographies de Christophe Cellier, de
même qu’à un écrit poétique essayant de dire l’étrangeté
de l’existence dans un futur lointain et indéterminé.


S É BA STIEN HOËT

D eve n ir - f a n tô me
(c ’ e st n ot re h e ure )

Dans cette chair


la brune la violente la violacée
celle qui te demande jour après jour
et pâlit la nuit, son ultime extorsion

celle qui fait naître les larves


au trou
sous le plancher accroupi
ô cette vie ! l’intense remuement des astres dans leur soupe
l’orbite affreuse à la bouche
le trou
le jaune l’orange ce qui mûrit dans le fruit
le fruit humain
se tend te demande ô oui te demande
 S ÉB A ST I E N H O Ë T

celle qui enfante dans le pain


beurre les corps
dans la salle où s’empuantissent les bêtes
où les odeurs pendent aux crochets
où tu crierais si tu avais une bouche
une voix au fond
mais la chair son sucre son sel
son épouvantable silence
son silence d’algue
de plante morte de graisse
mais la chair et son affirmation

Comme elle te veut !


nié brut joui des femmes et des autres
miaulé aboyé tu
dans la langueur défaite de la faim
pensée dessaisie (sa dernière plainte, son
élégie tremblée)
tête dans le fond
à laper fort

encore

II

à l’arrachement à l’envie
la curieuse désolation de ce qui a bougé a eu faim
et s’ignore se défait se fatigue autour de son noyau

une enfance et son étrangeté, vouloir courir les pays jaunes


voir hommes femmes bêtes – plantes élaborées, mûres racines, et la langue
des mares des ruisseaux, leur bouleversante ascension, la paix du rivage –
voir l’animal jouer de son épaisseur, éprouver la course par-dessous
DEVENIR-FANTÔME 

(et tu caressais les statues, t’en souviens-tu, cet évêque penché sur sa
tombe, les draps crispés sur ses bras, l’imploration des fleurs et leur
évanouissement, l’œil fixé sur un dôme d’église le lent bâtiment gris retiré
vivant son siècle à l’écart, sa répétition têtue, et nous main dans la main,
herbe fine dans la précarité de l’âge)

et le train au loin

III

La bulle de non-temps derrière le massif de fleurs, l’antiquité atroce


de ceux qui se souviennent – regarde bien leur chair, c’est elle qui
parle pour eux, c’est elle qui les avoue, ils sont d’un hier que nous
ne pouvons comprendre, inaccessible à la mémoire à l’énigme, ils
le portent – et le bus suant : vieilleries humaines mijotées jeunes
jouets cajolés en salades rances au soleil
moi te tenant à la taille aux fesses dures, léchant tes lèvres tes dents
démeublé
oh moi l’insecte sur ta langue mâché trempé
fébrile toujours
à l’écart

Nous forcions l’air


dans nos draps

Ta bouche autour de moi ta bouche infinie


homme sucé démembré volé, homme déclive homme impatienté
ma bouche comblée moi-langue (ton goût à raie au trou)

oh moi, non-moi
accablé de ton corps sa grâce sa pureté infernale sa puanteur cachée
admirable
lourd sur moi mon visage
 S ÉB A ST I E N H O Ë T

écrase-moi, vends-moi
ma toute-profonde, ma toute-écartée
ma toute-écrasée

Le bus roulait
un chiot mourait dévoré, nous le savions
dans l’âge répétitif

un peu d’alcool sur la chaussée mauve, hors la bouteille

Te rappelles-tu cette chanson

nous nous célébrions

IV

L’étendue d’eau roulée dans sa glu son feu arrêté


le soleil battu, coulé dans l’orange et je passais devant lui
sur le chemin de
nuit
dans le fracas des maisons de bois

nous nous étions perdus loin l’un de l’autre


toi par de lourdes montagnes, sous le ciel pourri d’ailes rouges et
de cris de chutes soudaines dans les buissons jaunes, la paille pour
les pauvres et l’agonie de ce qui demande à vivre dans les pierres
et les veines du sable moi face aux vagues au démembrement de
ce qui se noue se dénoue s’emporte du fluide et de l’inerte, de ce
qui veut une chair et l’abandonne, de ce qui passe sous, dans la
noyade et l’exclusion le déguisement des statues mobiles debout
dans l’eau puis disparues (ces crêtes blanches dans les profondeurs,
ces arcs tendus)
DEVENIR-FANTÔME 

l‘espace

de nos mains, le sang sous les ongles à la bosse du poing


le sang de nos corps disjoints

je nous voyais fous


fous de nuit de mort de tout ce qui disparaît
Ô le temps le temps inné des retrouvailles, le dévoré !

Toi aussi tu avais les yeux jaunes


dans le jardin, sa démence de fleurs accordées aux espaliers renversés
mordus de ronces d’oiseaux affamés brûlés de soleil
tes yeux jaunes allongée nue dans l’herbe sous les fenêtres leurs
rideaux sans chaînes, l’attente d’un monstre surgi de l’ombre, d’un
monstre hésitant rêveur entre le bond la fuite entre apparition et
renoncement
un monstre qui serait l’ombre développée
belle à soi
ivre de sa toison

L’herbe mouillée pressée


tes jambes trop blanches
j’écarte tes muscles

le pommier, sa moelle indifférente, les feuilles malades


et toute cette violence au fond du jardin, la fougère mourante,
une herbe hirsute colérique jetant ses lassos au sol – une faim
d’étouffement où se recroquevillaient des êtres étouffés où ils prépa-
raient une autre faim – qui me faisait peur

Tu souriais
 S ÉB A ST I E N H O Ë T

terriblement blanche
j’étais là pour te mordre et te tuer
j’étais si faible

Tes bras plus forts que les miens, ils avaient la force d’un destin d’une
heure précipitée
tes pieds nus

Tu repartirais
près d’enfants muets
d’enfants presque morts
d’une eau lente et tournoyante

dans un bâtiment gris plein de sable

Je resterais
toujours plus faible
balancé d’un sommeil à l’autre
ignoré
parmi les animaux invisibles

VI

Cette nuit de coffre dans la cabine luxuriante


le mimosa mort
je parle au vieillard près du violon du vase vide

Tu es nue au piano : une musique de souffrance, la résistance de


tes mains obligées
une voix de cendre, l’appel du déjà-parti

c’est à mon corps que tu es due


DEVENIR-FANTÔME 

VII

Je suis ton huile


ton dernier bain
l’élancement des fleurs des racines des arbres même
vers notre nourriture différée

Je suis celui que tu nies


que tu amasses et détends reprends et diversifies

Je suis ton attente et ta fièvre la maladie de tes hanches

(te rappelles-tu Angèle de Foligno : la main du pauvre la main


lépreuse qu’elle lavait dont elle buvait l’eau, la peau grise avalée
Dieu dans l’éblouissement dans le ventre Dieu dans l’exactitude
des soifs)

ton intime corruption

La ville noircie
fenêtres béantes, messes achevées squelettes lourds au plafond
dans les cages et leur feu attentif

sur la table nos corps agrandis étirés


le pain les noix tes cheveux
je t’aurais voulue
je t’aurais faite

plus loin dans la nuit


composée
 S ÉB A ST I E N H O Ë T

Nous nous retrouverons


derrière la chapelle et ses ronciers

une femme nous conduira


je pressens sa voix

une femme nous conduira


sous tes yeux

Je suis ton homme

VIII

Notre vie de nuit


notre vie de pâles
notre vie d’idiotie
notre vie de langueur
notre vie passée
l’absolue défaite et l’extinction
sur les sommets leur dépression
nos marches dans l’invention du pays, le voisinage des êtres juste
soufflés à peine nés

– regarde là-bas dans les arbres, les choses ni humaines ni animales,


le tressaillement –
notre vibration
et notre heure
Surgir
DEVENIR-FANTÔME 

IX

Les mânes absents


du corps
l’ambiguïté renouvelée
difficile
le report d’une main dans la tâche ancienne
et cette folie qui nous dicte sa langue

La ville nous décide


et ses femmes meurtries
nous regardons ces images d’eaux suspendues sous les lianes, ces
eaux jaunes et la montée des corps, l’amputation des mains du sexe
de la langue nous regardons l’esquif un bois de noyade le serpent
d’une route amoureuse l’esclave libéré des gibiers et des feuilles
mauves
la mère et l’enfant noués la drôlerie des bras
l’amas des yeux

Nous sommes repartis


chevreaux ardents morts sous le soleil
tu voulais un enfant
l’enfant du cheval l’enfant de l’homme, un bois tendre
une lèvre noueuse
tu voulais un enfant
nègre
le livre appris révélé
je ne savais
je ne savais
je ne savais
je ne savais où aller dans le Mexique l’Afrique mentale
 S ÉB A ST I E N H O Ë T

Tu m’attendais
furieusement nue
noire et blanche
rouverte et décrispée
inattendue
morale et voulue
dans la carcasse des draps
Tu m’attendais
dans le soleil bleu l’étal d’une boucherie de lumière
Je tuais mon père sous moi mon père aimé mon père sans voix
sans corps
un filet de cendre sous la gorge

et dans ton rire


et dans ton rire
et dans ton rire
et dans ton rire je me vendais aux morts à la jungle damnée

à la réconciliation des faibles

(je ne pense plus qu’à ce départ à cette fraîcheur que nous invo-
quons à temps perdu quand l’écoute s’impose à nous du mol tour-
billon de l’air devant le miroir où un guerrier fou n’en finit pas
n’en finira jamais de hurler sa peur d’ouvrir ses veines de bête de
boire l’alcool noir)

Ce soir
près du chat et de son silence
de la lampe brûlante
DEVENIR-FANTÔME 

Il faudra que je t’arrache


au démon à sa nuit envahie
dans le vol
le bourdonnement.

Il faudra que je reparte


à l’abandon
le riz pour le dieu
le bol renversé

Et l’animal
l’insecte
son eau sa vieille platitude

Tu
tu
tu seras toujours déjà revenue
notre temps indécidé
l’énergie du retour
et son détail, sa renverse d’absence :
viens dans le retour viens à l’origine

nous pourrons mourir dans notre enfant

La main niée muée


et des métamorphoses pour une autre possession

(dans le bus, l’homme à la tête fêlée sa puanteur qui nous pousse


à la porte suscite l’opaque – le gros nœud bleu de la cicatrice)
 S ÉB A ST I E N H O Ë T

Vienne à nous l’enfant blond


son regard d’épuisé ses dessins fragiles et leur vérité minérale une
vérité trop haute

Nous nous cachons dans le bol d’eau chaude


tu nous cherches
et se prépare
ce qui a commencé avant nous

Ça n’en finit pas


ça n’en finit vraiment pas

C’est notre inquiétude

[…]

XII

Dans une terre de désert


de confins
où les hommes disparaissent sitôt nés
dans une terre de magie
où les fantômes essaient leurs gestes déséquilibrés leur pitoyable
danse intranquille
tu les vois dans le flou des limites derrière le canapé dans le hangar
vide à la montée d’escaliers
les yeux noirs pochés
refermés sur la distance le pénible ouvroir des portes
et leur corps essayé recuit
DEVENIR-FANTÔME 

Je les regarde dans les yeux


un chat mort sous les draps, et tout meurt
je les regarde je les regarde ils m’appellent
et je t’ouvre dans notre sommeil
notre rêve d’autoroutes perturbées de plantes prenant
corps
et les racines écloses en sachets doux – un cocon cet enfant qui commence
et prendra ma place, cet autre qui te ressemble et veut ton intime
disparition –
une bombe explose en silence et dépose nos nouveaux paysages

Ils sont bien notre ultime désir le passé qui nous embrasse l’avenir
développé à foison
ils voudront nous précéder
devenir notre légende

XIII

Il demeure
sa vérité est bien cette solitude dans la maison le néant des sables
Dehors
Dehors se dédouble et revient à soi
il faut puiser dans la mémoire et tu verras se relever celle que tu aimais
elle se construit là-bas
elle apprend la vie au soleil
elle veut ton sacrifice

[…]
 S ÉB A ST I E N H O Ë T

XV

Nous nous proposions


l’aventure
le déplacement des centres et la variété
la maladie réajustée – celle qui nous étreint comme une soif quand
le corps pousse au loin pousse sa frontière exorbitante son mufle
douloureux quand il aime les bravades d’un sommeil plus puissant
que la nuit –
l’amour
D’autres nous suivraient
à l’abri des tempêtes
dans le pays froid désormais

tu lisais et relisais
nous vivons dans la peau boucanée des livres nos bibliothèques
universelles
sous les lampes mal accrochées
les animaux tous les hommes nos amis sacrifiés
aux signes d’une inquiétude commune

je repartais avec toi dans le jardin


le pommier mort un lilas supplicié
les bêtes mirant leurs nouveaux membres
dans l’aluminium des tuyaux crevés
nous cherchions l’inerte l’inassouvi
le ciel où – aux temps finis – pendrait le monstrueux tentacule de la faille
les belles lumières de l’achèvement

continue continue de m’aimer


DEVENIR-FANTÔME 

nous désirions le voyage


aux eaux vertes
aux bâtiments moussus
dans la morne désagrégation des vaisseaux arrêtés
notre propre figement
le halo des robes qui traînent – là là
dans notre ville là où l’on peut se perdre, ô rues maigres épouvantées
de rêves! –
devenir-fantôme
devenir-fantôme

Après une autre ville parcourue


– rectangles bleus lumineux, corps plantés rouges sur les rails,
le ciel trop haut derrière les fenêtres –
un mouvement

comme nous aimons le lent ! comme nous aimons ce qui s’arrête !

d’autres que nous chercheront dans la douleur


chercheront dans la douleur
dans la douleur
la douleur le témoignage
la preuve d’une vie

nous
nous sommes l’oubli

C’est notre heure


Surgir
 S ÉB A ST I E N H O Ë T

je t’ai écrit ces pages pour qu’elles répètent à ma place, en mon absence,
ce que l’on ne peut pas tout à fait dire ni faire, ce qui tient pourtant à
tout notre être – avec une telle instance une telle impudeur que le corps en
est marqué qu’il se signe aux yeux de tous, déclare dans sa maigreur que
le feu brûle et qu’il vénère sa mort –, ce qui nous légitime dans le sens et
la présence ; que le détour parle que l’indice se déploie, je reste ton fantôme

continue continue de m’aimer


S AL L Y B ONN
Née en Alsace en , elle enseigne la philosophie et l’esthé-
tique à l’École supérieure des beaux-arts de Metz. Elle a traduit
les écrits d’Agnes Martin parus aux éditions de l’École nationale
supérieure des beaux-arts de Paris en , et publié L’Art en
Angleterre (Paris, Nouvelles Éditions françaises,). Auteur de
nombreux textes critiques dans des catalogues d’exposition
d’artistes contemporains, entre autres, Bestiaire sur Alfons Alt et
Encombrements sur Piotr Klemensiewicz (Arles, Actes Sud, 
et ), Christian Jaccard (Marseille, Muntaner, ) et « Jean-
Baptiste Audat » dans Le Cahier refuge (Marseille, CIPM, ),
elle a publié récemment L’Expérience éclairante. Sur Barnett Newman
(Bruxelles, La Lettre volée, ). Son nouveau livre, Les Paupières
coupées : essai sur les dispositifs artistiques comme mise en perspective
de la perception esthétique, paraîtra chez ce même éditeur au prin-
temps .


S A LL Y BONN

P rot oc ol e de te m p s
S ur l e tr ava i l d e L e ï l a B ret t

Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque hose, de faire survivre


quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse,
laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.

Georges Perec 

Commencer par ne pas conjuguer le verbe, les verbes, parce que


l’emploi de l’infinitif, comme mode secondaire de la construction
de la phrase, n’est pas un mode définitif, c’est un mode du possible,
un monde des possibles.
Ainsi, ouvrir.
Ouvrir un livre, ouvrir un texte, une porte, un espace, une ville.
Prendre la mesure des choses, des espaces, d’une page, d’un lieu,
d’une ville.
Suivre les « travaux pratiques » de Georges Perec dans Espèces
d’espaces : « Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un
souci un peu systématique. S’appliquer. Prendre son temps. Noter
le lieu […] Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable.
Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous
frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir . »
Nous ne savons pas voir.
Et puisque nous ne savons pas voir, il nous faut apprendre et
apprendre suppose un travail.
 S AL LY B ON N

Le travail de Leïla Brett semble partir de ce constat et de cette


nécessité : apprendre à voir doit passer par un travail, par une tenta-
tive, celle de combler d’une manière ou d’une autre la distance
qui me sépare de ce que je vois, la distance qui me sépare du réel.
Maurice Blanchot l’écrit justement dans L’Espace littéraire : « Voir
suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être
pas en contact et d’éviter dans le contact la confusion. Voir signifie
que cette séparation est devenue cependant rencontre . »
La distance doit donc être traversée, mais pas seulement comme
le déplacement d’un point à un autre, mais aussi comme on traverse
un écran, comme on creuse une surface, un trou. La traversée est
autant spatiale que temporelle. Le temps et l’espace sont systéma-
tiquement convoqués dans les travaux de Leïla Brett, sous forme,
ou plutôt qui « prennent la forme » d’installations, de dessins, de
sculptures, de livres. L’écriture est comme le point de départ et le
point d’aboutissement, « entre-temps », entre ces deux points, il
s’agit de saisir une densité de temps et d’espace, un moment – qui
sera une forme de vérité – en l’épuisant, le vidant, l’évidant, le
déstructurant pour n’en garder que la trace ultime.

L’écriture : graphie, texte, récit, histoire, littérature, forme,


auteurs.
L’écriture comme structure.
Ici, je voudrais commencer la description de ce travail par sa
forme « communicative », par sa forme « infinitive » : le site Internet
qui donne accès au travail de Leïla Brett . La page s’ouvre sur une
page de texte dense, sans titre, sans paragraphe, bloc de texte dont
on commence une lecture qui doit être attentive. Le texte paraît
sorti de son contexte, appartenir à un autre ordre duquel il aurait
été déplacé. Pour autant, c’est bien cela qui est donné à voir, ou
du moins, à lire. Du texte, donc, pour dire, montrer un travail
artistique. Justement, le texte s’ouvre sur une citation de Perec,
tirée d’Espèces d’espaces. Puis, le texte décrit certains travaux, tente
d’en donner la teneur, le sens. Références et analyses des travaux
P RO T OCOLE DE TEMPS : SUR LE TRAVAIL DE LEÏLA BRETT 

permettent de s’en faire une idée, mais il manque quelque chose,


quelque chose à voir. Ce que nous dit le texte, en creux, c’est que
nous ne savons pas lire et pas voir, pas voir ce qui est derrière le
texte et qui y est, là, justement, proprement. Ce qui est à voir est
derrière les mots, mais non pas au sens métaphorique mais « réel-
lement ». Le texte sur lequel s’ouvre la page du site Internet de
Leïla Brett est une mise en œuvre d’une lecture qui est autant litté-
raire, théorique, informative, analytique, référencée que tactile ou
du moins – parce qu’ici on utilise un objet transitionnel, la souris
de l’ordinateur et qui figure d’ailleurs une main là où les mots
ouvrent sur un espace autre, une image du travail – où le regard
se fait main, où il couvre le texte autrement, il invite à une vision
caressante et plus lente, à une lecture globale de la forme générale
du texte, de sa forme visuelle dans laquelle on va pénétrer et créer
des trous, des espaces vides. Certains mots, en rien distincts des
autres, ouvrent sur des pages d’images et une fois activés laissent
un vide, un blanc dans le texte. Nous sommes conviés à une lecture
différente, une sorte de promenade sur le texte pour en découvrir
les creux, les secrets. Ainsi, par cette activité de pénétration, se
produit un travail de découpe dans le corps du texte qui nous renvoie
au travail plastique de Leïla Brett. Découpe des pages d’un livre,
découpe de cartes, de plans d’une ville. Cette ouverture sur le travail
en figure le sens.

Le travail de Leïla Brett est fait de matériaux simples : stylo et


fusain, encre de Chine, papier blanc format A, papier aluminium
des paquets de cigarettes, cartes de villes, papier autocopiant ; presque
exclusivement en noir et blanc. C’est à partir de ces matériaux
simples que s’opère un travail de translation (par découpe, détour-
nement, recouvrement, évidemment, transposition) qui ouvre
l’espace et le temps, qui vise à transformer ou modifier la concep-
tion théorique usuelle du temps et de l’espace : ainsi ces brèches
ouvertes dans l’espace du texte, celui, lisible, visible et transfor-
mable, du site Internet.
 S AL LY B ON N

Les matériaux simples, le noir et blanc renvoient d’abord et avant


tout à l’écriture, mais à l’écriture qui n’est pas seule celle du sens
et du récit, celle aussi de la graphie, du trait, du geste de la main.
Dans L’Empire des signes, Barthes parle de « papeterie » : « C’est par
la papeterie, lieu et catalogue des choses nécessaires à l’écriture,
que l’on s’introduit dans l’espace des signes ; c’est dans la papeterie
que la main rencontre l’instrument et la matière du trait . »
L’écriture est bien un geste, un trait, une trace et Leïla Brett
semble vouloir par son travail en montrer la teneur. La main, même
figurée, qui parcourt le texte du site, qui le caresse, la main qui
découpe, qui trace, qui creuse, qui troue les pages d’un livre, les
feuilles, une carte.
Dans un travail en cours débuté en  et intitulé Impressions
du Japon : Tokyo, Leïla Brett utilise les plans de différents quartiers
de la ville de Tokyo qu’elle découpe minutieusement.
Comme dans de nombreux travaux, le travail de découpe est
régi par une règle ou un protocole, ici la règle est le cadastre qui
définit l’adresse des villes japonaises, ces villes aux rues sans noms,
aux espaces innommés et cette absence de nom, de nom de lieux
se trouve figurée par le travail de découpe. Les bâtiments sont
supprimés, seules les voies (routières, fluviales et ferroviaires) demeu-
rent, donc seulement là où il y a circulation. Ce qui demeure est
là où, sur le plan, il n’y a pas de demeure, là où il y a flux, trans-
formation, circulation constante. Ce qui demeure est le mobile,
l’immobile disparaît. Reste l’ossature vibrante de la ville. Sa struc-
ture. Son origine et son destin. Comme si tout pouvait bouger,
se transformer, disparaître, ce qui reste, ce qui demeure, c’est le
mouvement, l’espace du mouvement. Le mouvement de la ville,
dans la ville. Le travail de découpe devient une déambulation dans
la ville, mais depuis un autre point de vue. Cela semble lié à la
ville elle-même, à Tokyo que décrit également Barthes : « Cette
ville ne peut être connue que par une activité de type ethnogra-
phique : il faut s’y orienter, non par le livre, l’adresse, mais par la
marche, la vue, l’habitude, l’expérience ; toute découverte y est
P RO T OCOLE DE TEMPS : SUR LE TRAVAIL DE LEÏLA BRETT 

intense et fragile, elle ne pourra être retrouvée que par le souvenir


de la trace qu’elle a laissée en nous : visiter un lieu pour la première
fois, c’est de la sorte commencer à l’écrire : l’adresse n’étant pas
écrite, il faut bien qu’elle fonde elle-même sa propre écriture . »
La déambulation dans la ville s’apparente à l’appropriation d’un
territoire dont il ne reste que la trace infime et fragile du dépla-
cement, de la marche. Cette fragilité est à l’œuvre dans l’ensemble
du travail de Leïla Brett, mais ici d’autant plus que ces squelettes
de plans sont exposés à la vue et exposés dans l’espace à la verti-
cale, encadrés de verre, quartier par quartier. Ainsi à la verticale,
les plans ouvrent des creux, des trous à travers lesquels on voit de
l’autre côté, on passe au travers et c’est une belle idée que de passer
au travers de l’espace, parce que cela ouvre des perspectives infi-
nies. Aussi la surface du plan, de la carte ou de la page n’est-elle
pas une fin en soi. Mais aussi le reste, ce qu’il reste ; ce squelette,
fine découpe, fine dentelle que l’on retrouve ailleurs, dans ce travail
de « dentellière » plus ancien, ce Livre dentellier. Un exemplaire de
À la recherche du temps perdu de Marcel Proust dont tous les mots
ont été découpés, soigneusement, ne laissant à nouveau que le blanc
de la page et les trous, des espace vides qui creusent l’espace du
livre, lui donnent une forme, une forme autre que celle qui préside
à la seule lecture, une forme comme « réelle », une forme plastique,
une forme qui invite au toucher, qui suggère une lecture non plus
visuelle mais tactile, il n’y a proprement rien à lire, mais les creux,
les vides, l’alternance de vides et de pleins appelle la main, ouvre
l’espace du livre à une dimension tactile ou haptique. Deleuze et
Guattari parlent d’un devenir-haptique de l’optique dans Mille
plateaux. La fonction haptique de la vue serait celle qui réduit la
subordination de la main à l’œil ou de l’œil à la main ; œil et main,
main et œil ont le même pouvoir d’atteindre les choses, toucher
et vision se rencontrent et interrogent différemment notre percep-
tion. L’espace ouvert par le livre, ici le livre évidé, dévidé de Marcel
Proust, est un espace de perception.
 S AL LY B ON N

Leïla Brett invite à lire autrement, à percevoir le livre, à le percer,


pour voir. Et il y a bien quelque chose de cet ordre, même s’il
faut jouer avec le mot, jouer sur le mot percevoir. De manière
presque littérale, Leïla Brett suggère que pour percevoir, il faut
percer pour voir. D’une certaine façon, l’œil n’y suffit pas, pour
apprendre à voir – puisque nous ne savons pas – il faut que nous
pénétrions autrement l’espace du visible, il faut le traverser, mais
non pas selon une traversée qui serait linéaire, au sens temporel,
mais une traversée en profondeur.
Percer, creuser la surface des choses et du réel, les pages des livres,
les pages des grands livres, parce que bien sûr, ce livre-là n’est pas
n’importe lequel.
Et justement le travail de Leïla Brett joue avec cette idée du
Livre, du grand livre, tente d’en percer le mystère. Le livre de
Proust, comme monument de la littérature française, mais aussi,
de manière plus détournée avec le Livre mallarméen, le « Livre »
de Mallarmé. Celui-ci est fondé sur une structure elle-même fondée
sur la nature des choses. Du papier, des feuilles, écrire, noir sur
blanc, le Livre de Mallarmé est, comme l’écrit Jacques Scherer
dans Le « Livre » de Mallarmé, texte qui précède ledit Livre, « “hyper-
bole” de tous les livres existants  ». Le livre doit être objectif, traiter
de la totalité des choses existantes et être organisé selon une struc-
ture. Il faudra revenir sur cette structure présente dans le travail,
comme protocole, comme point de départ, comme ossature.
Dans L’Action restreinte, sur-titré Quant au livre, Mallarmé écrit :
« Ton acte toujours s’applique à du papier ; car méditer, sans traces,
devient évanescent, ni que s’exalte l’instinct en quelque geste véhé-
ment et perdu que tu cherchas.
Écrire – […]
Tu remarqueras, on n’écrit pas lumineusement, sur champ obscur,
l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu ;
l’homme poursuit noir sur blanc.
Ce pli de sombre dentelle, qui retient l’infini, tissé par mille,
chacun selon le fil ou prolongement ignoré son secret, assemble
P RO T OCOLE DE TEMPS : SUR LE TRAVAIL DE LEÏLA BRETT 

des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, stryge, nœud,


feuillages et présenter . » Écrire, c’est mettre noir sur blanc et ce
contraste a pour Mallarmé une valeur symbolique : c’est l’inverse
de l’écriture des étoiles. L’écriture devient le reflet inversé d’une
« écriture céleste », noire sur le blanc de la page, elle est « ce pli de
sombre dentelle qui retient l’infini ». L’écriture est donc cette dentelle
qui ailleurs, dans des vers de , s’abolit : Une dentelle s’abolit…,
où l’on retrouve ce motif du noir sur blanc, de « cet unanime blanc
conflit / d’une guirlande avec la même  ». Dentelle, guirlande, finesse
d’une découpe qui creuse, trace, marque et enfouit.
La dentelle, chez Leïla Brett est à la fois reste et origine, ce à
partir de quoi l’art peut se faire et ce à quoi il aboutit. Elle est
point de départ et point d’arrivée. Elle est signe et structure. Structure
du travail et signe du temps. Parce que la dentelle est un travail,
un labeur et l’ensemble des œuvres de Leïla Brett sont déterminées
par cette notion de labeur, au sens d’épreuve physique, de travail
éprouvant, de durée, au sens artisanal aussi, au sens d’ouvrage.
Il s’agit dans tous ses « travaux » d’un travail particulièrement
méticuleux.
Méticulosité du travail, du labeur, de l’ouvrage, dans tous les
sens du terme. Se mettre à l’ouvrage, à l’œuvre, mais aussi : une
femme à son ouvrage. Elle y est, qu’elle y retourne ! Et c’est là
qu’un certain détournement se produit. Le retournement à l’ou-
vrage ouvre des perspectives nouvelles pour envisager le temps à
traverser, le faire voir, le montrer, le dessiner, en faire le dessin.
Travail du recommencement, telle Pénélope à son ouvrage qui
trompe les prétendants en trompant le temps de son attente. On
dit de Pénélope qu’elle est fidèle (oui, en effet, et pendant vingt
ans), mais à quoi, à qui est-elle fidèle ? Elle est fidèle à l’attente de
l’être aimé et dans cette attente, au temps, qu’elle ne cherche pas
à activer, à dépasser, mais à vivre et même à mettre au ralenti, non
pour que la vie soit moins courte, mais pour que le temps se fasse
encore plus sentir, et avec lui l’attente et l’absence.
 S AL LY B ON N

Le temps ici n’est pas perdu, puisqu’il est occupé par l’ouvrage
(on dit d’un livre que c’est un ouvrage également), ni retrouvé,
mais il est à comprendre, à pénétrer. Percer, creuser, pénétrer la
surface du réel et la densité temporelle. Si le Livre dentellier renvoie
à l’œuvre de Proust, à son ouvrage, c’est par l’absence de son texte
et par une tentative de compréhension d’un temps. Mais dans
La Recherche, le temps, c’est l’écriture, c’est-à-dire le fait même
d’écrire, d’être en train d’écrire. Là, dans le Livre dentellier, le temps
est dans le temps passé à faire, le temps du faire, le temps du labeur
à faire disparaître le sens des mots pour en faire apparaître le vide,
en laisser des traces qui deviennent des signes, ces signes à l’œuvre
dans l’œuvre de Proust, Deleuze comme Barthes l’évoquent ainsi.
Pour le premier, « le Recherche du temps perdu se présente comme
un système des signes  », pour le second, « le narrateur [de la
Recherche] s’emploie systématiquement à explorer les signes qu’il
a reçus et à comprendre ainsi, d’un seul mouvement, le monde et
le livre, le Livre comme monde et le monde comme Livre . »
Le Livre apparaît comme un espace de signes à déchiffrer, à
décrypter, dont il faut dégager l’armature, la structure.
Une sorte de structuralisme plastique préside aux travaux de Leïla
Brett : appliquer une méthode, un protocole à un texte pour en
faire surgir la structure. Et la structure a ici deux sens. Le premier,
immédiat, quotidien, est de faire passer le temps ; structure ou proto-
cole comme exercice. Mais « passer le temps » n’a ici rien de banal,
il s’agit bien de donner une dimension et une densité au temps,
de le creuser comme la découpe creuse le livre, comme les blancs
creusent l’espace du texte. Creuser le temps pour sortir du dérou-
lement, de la linéarité temporelle. Il était question plus haut
d’ouvrir des possibles, ici cela consiste à ouvrir une brèche dans
le déroulement du temps pour en faire véritablement, et profon-
dément l’expérience, une expérience qui devient celle de la durée
plus que celle du temps d’ailleurs, expérience du moment,
moment de l’exercice, de l’ouvrage. Le protocole vise en quelque
sorte à produire un effet de creusement de l’expérience. François
P RO T OCOLE DE TEMPS : SUR LE TRAVAIL DE LEÏLA BRETT 

Jullien évoque précisément cette idée et celle de « protocole de


temps » dans un entretien avec Hans-Ulrich Obist réalisé au moment
de la Biennale de Lyon  intitulée « Expérience de la durée ».
Jullien y compare les conceptions occidentales et chinoises du temps.
L’idée d’une expérience concrète du temps s’est, dit-il, gardée en
Chine, alors que le temps occidental est la mesure du parcours, de
là l’idée du moment, de ce qu’il nomme le moment opportun :
« Et je crois que la notion de protocole peut être utilisée comme
un dispositif d’approfondissement de l’expérience, comme ce qui
peut nous permettre de nous enfoncer mieux dans l’opportunité
du moment . » Le protocole de Leïla Brett permet de nous enfoncer
mieux dans ce moment qu’elle définit et dans l’épaisseur du réel.
Le deuxième sens de la structure est de produire une forme.
Non pas la forme de chaque pièce mais une forme générale donnée
à l’ensemble du travail. Le rapport au temps, au moment vient de
la fréquentation des textes, de leur structure, d’une structuration
de l’acte d’écrire, du geste, d’une gestion des espaces, des blancs,
des feuillets, du feuilletage. D’une certaine manière, le travail de
Leïla Brett s’adosse au projet mallarméen du Livre comme une
structure totalisante (avec notes, chiffres, calculs sur les conditions
que doit remplir le Livre pour exister). Dans le manuscrit du Livre
on trouve d’ailleurs, au feuillet  : « un livre ne commence ni
ne finit : tout au plus fait-il semblant  » et Leïla Brett dans son
travail a pris toute l’ampleur de ce simulacre, elle en fait la substance
du travail, son sens. Le protocole devient alors un simulacre, « simu-
lacre d’espace, simple prétexte à nomenclature  », comme l’écrit
Perec dans Espèces d’espaces.

Il y a dans le travail de Leïla Brett une déconstruction spatiale et


temporelle de l’écriture (écriture comme trace, empreinte et signe,
mais aussi comme récit, conte), une déstructuration qui vise à en
rechercher la forme initiale, l’origine, ce qui reste comme ce qui
est premier, une sorte d’ossature, ce qui est premier et dernier,
quand la peau des choses a disparu. Mais pour atteindre cette
 S AL LY B ON N

ossature, pour viser cette déstructuration, il faut une structure, un


protocole, une contrainte. Celle de l’ouvrage, du labeur, du métier.
Sorte de structure vide et nécessaire qui remplit le temps, qui remplit
la page, comme ces pages d’écriture, ces pages remplies de lignes
de ronds sur format A qui forment un autre travail toujours en
cours, Mille feuilles. Les lignes d’écriture, ces lignes de ronds se
succèdent, se distinguant par la forme des ronds et par la densité
de l’encre qui s’épuise à mesure que les ronds sont formés. Une
expérience de la durée dans ces travaux d’écriture, dans ce labeur
quotidien, journalier (comme on le disait de certains travailleurs)
et quotidien (comme l’est le journal du jour).
Les différents travaux apparaissent comme des séries de tenta-
tives : tentatives d’épuisement du texte, de la page, du temps et
de la durée, des mots dans l’écriture, de l’écriture elle-même, de
l’espace dans lequel on voit, de l’espace dans lequel on évolue,
celui de la ville, tentative d’épuisement du geste, de la trace, de la
ligne. Ce que cherchait à faire Perec dans Tentative d’épuisement
d’un lieu parisien, tentative qui vise à percer par l’épuisement la
surface du visible. Tendre vers quelque chose qui pourrait être de
l’ordre de l’invisible, de l’in-visible. Les travaux récents de Leïla
Brett tendent vers le noir, vers une invisibilité qui contient le sens
et le détourne, détourne la lecture. Dans Mille et une nuits (copie
aveugle), travail en cours débuté il y a quelques mois, les pages
imprimées du conte sont réécrites « à l’aveugle », lues à droite et
écrites à gauche sans regarder. L’écriture est quasi ou totalement
illisible, ne reste que la graphie, le dessin de l’écriture, ce mouve-
ment de la phrase qui est comme dessinée, comme ne reste dans
le squelette des plans de Tokyo que le mouvement de la ville, les
voies de circulation. Ainsi, le reste, ce qui reste est une mémoire
d’un texte, une mémoire invisible ou illisible, une mémoire aveugle
aussi. L’aveuglement se retrouve dans d’autres travaux, des instal-
lations à l’intersection entre un espace intérieur et un espace exté-
rieur, à l’intersection entre le sens et le non-sens, entre le signifié
et le signifiant. Avec La Boîte noire : une intervention adhésive, instal-
P RO T OCOLE DE TEMPS : SUR LE TRAVAIL DE LEÏLA BRETT 

lation à la médiathèque de Sceaux en septembre , Leïla Brett


confronte le voyant à l’aveugle, elle obstrue les vitres de la média-
thèque d’un papier adhésif noir percé de trous qui permettent de
voir à l’intérieur ou à l’extérieur selon l’endroit où l’on se place. Mais
à distance, ce que l’on voit, c’est un texte en braille. Un texte en
braille illisible puisqu’il n’est pas en relief. Ainsi le sens du texte est-
il contenu en lui-même, le sens est au seuil entre l’intérieur et l’exté-
rieur, entre l’espace public et l’espace du savoir.
« Nous ne savons pas voir » écrit Perec et nous montre Leïla Brett.

Paris, juillet 


 S AL LY B ON N

NOTES

. GEORGES PEREC, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, , p. .


. Ibid., p. .
. MAURICE BLANCHOT, L’Espace littéraire (), Paris, Gallimard, « Folio Essais »,
, p. .
. Voir http://www.leilabrett.fr.
. ROLAND BARTHES, L’Empire des signes (), Paris, Seuil, « Points Essais »,
, p. .
. Ibid., p. .
. JACQUES SCHERER, Le « Livre » de Mallarmé (), Paris, Gallimard, « nrf »,
, p. .
. STÉPHANE MALLARMÉ, L’Action restreinte in Divagations (), Paris,
Gallimard, « nrf Poésie », , p. .
. STÉPHANE MALLARMÉ, Une dentelle s’abolit in Poésies (), Paris, Gallimard,
« nrf Poésie », , p. .
. GILLES DELEUZE, Proust et les signes (), Paris, PUF, « Quadrige », ,
p. .
. ROLAND BARTHES, « Proust et les noms » () in Le Degré zéro de l’écri-
ture. Suivi de : Nouveaux Essais critiques, Paris, Seuil, « Point Essais », , p. .
. FRANÇOIS JULLIEN, entretien avec Hans-Ulrich Obrist in Expérience de la
durée, catalogue de la Biennale de Lyon , Paris, Paris-Musées, , p. .
. JACQUES SCHERER, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit.,  (A).
. GEORGES PEREC, Espèces d’espaces, op. cit., p. .
MA T HIEU BRO S SE AU
Né en  à Lannion, dans les Côtes d’Armor, il est biblio-
thécaire à Paris. Il a publié plusieurs ouvrages : L’Aquatone
(Charlieu, La Bartavelle, ) et Surfaces. Journal perpétuel
(Paris, Caractères, ) et, plus récemment et en colla-
boration avec Thierry Le Saëc, un livre d’artiste, Dis-moi,
paru aux éditions La Canopée / La Rivière échappée
(Rennes, 2008). En , il fonde la revue en ligne plexus-
s.net et depuis  il codirige avec François Rannou la
collection L’Inadvertance sur le site publie.net. Il a égale-
ment publié dans de nombreuses revues : Action restreinte,
Ouste, Dock(s), Ragage, etc., et sur Internet : remue.net,
libr_critique ou Marelle. Le présent texte est extrait de son
prochain recueil, La Nuit d’un seul, à paraître aux éditions
La Rivière échappée.


M AT HIEU BROSSEAU

Ici a u- d e da n s de ça
Wa s d a rf i ch ho f f en * ?

C’est la boîte, à l’intérieur de la boîte. Tu armes l’engin de mort,


tu cibles et tires. Les poupées russes se déshabillent, c’est du bois.
Tu règles l’appareil, il sonne et tire. À l’entrée, un prince en
habit de clown se désosse, pour rire. Voilà l’impression qu’il donne.
Sur sa tête, une croix se dessine avant que tu n’appuies. Tu passes
l’entrée, infiniment érodée, il y a autant de seuils que de marches.
Tu armes, vises, tires : la détonation se fragmente en autant de
consciences de l’écho. Dans la marche, les poupées te désossent
à chaque pas. Elles te griffonnent puis arrachent une à une toutes
les pages qui te recouvrent…………………………. jusqu’à l’os.

* Que m’est-il permis d’espérer ?


 M ATH IE U B R O SSE AU

C’est là : à l’intérieur et au-dedans de la blessure. Devant nous


s’étend la faille, morte d’elle-même et sacrifiée.

La faille, ce trou noir, cette vulve absorbante, rejetant les matières


hurlantes.
Le cri appelle la salive. Il crache de tous ces pores la colère de
la langue. Il se crache de toutes les façons, de toutes ces fois où
il a pu être.
Le cri s’appelle lui-même au centre de la blessure et se rejoint
dans une larme matérielle. Une goutte de fer brûlant la peau et
recréant des émules de la blessure. Dans un silence, à côté de
la douleur.

Ils le dénoncent sans la savoir. Ce cri de gorges mêlées, nouveaux-


nés sans voix propre, cet enfant pleure sa renaissance au monde,
mille fois parlée.
ICI, AU-DEDANS DE ÇA 

Suis-je là ? Vraiment ? Suis-je à faire ? Meuble comme l’air. Suis-


je à taire, transfiguré ? Tout dépend du temps qu’il nous reste.
Passerons-nous la saison ? Sous une blanche boule de suie.
Veillerons-nous à ce que parents décèdent sans la crainte d’ap-
privoiser le jour ? Prêterons-nous les affaires du temps à celui qui
n’est pas encore ? Cette vacuité dans la descendance marque le
paysage d’une pierre blanche. L’hiver l’habillera de neige. Une
craie aussi dense que le noir. Il n’est pas impossible que ces enfants
témoignent, vaste cœur de l’Histoire. Et dans quelques ressem-
blances, la variété s’exprimera d’autant plus nettement. Un blanc
sur blanc se jouant du noir, et inversement. Y aura-t-il quel-
qu’un pour arrêter l’horloge, quand il sera trop tard ? Et la langue
tranchée, qui soufflera l’histoire du son ?
Aveuglément, le soleil
Retourne mes sens
 M ATH IE U B R O SSE AU

Ils feront tout pour que tu ne sois pas………………. .


Le miroir à peine franchi, leurs plaintes séduisent les oreilles atten-
tives et l’écoute se dissipe, la concentration se défait, la force
dans les côtes vibre de détresse. Le nouveau territoire devient
de sang et les mains se tremblent l’une dans l’autre.
Comme des crevasses, les larmes te poussent des yeux, plantes
absurdes, poussées de complaintes lyriques. Le seuil passé, ces
démons animent ta crédulité et les lignes parviennent sur le creux
de tes mains. Tu passes le miroir : condamné à rêver la toile
entrefilée et immobile, tu demeures là.

Ces narcisses te regardent et dans un mouvement que tu n’aper-


çois pas, t’absorbent.
ICI, AU-DEDANS DE ÇA 

C’est l’os planté sur la tête.


Le majeur retourné
perce l’œil du pervers. Dans un coin de silence, la voix récu-
père le contrôle de la gorge. Elle ingère ce silence et le dispense
par quelques souffles puissants dans l’œil poreux des malins. Après
le seuil, c’est avec l’os planté en haut du crâne que je danse de
joie, jouant avec les flammes volées à mes propres ennemis.
 M ATH IE U B R O SSE AU

À l’intérieur. Nel corpo del Giubileo. C’est à l’intérieur que la lumière


pénètre. Le corps s’en trouve vibré d’excitation. L’étincelle soude
l’anus à la gorge et les yeux, grand ouverts, s’externalisent dans
quelques missions parallèles. Ces yeux sont bien plus impuissants
qu’on ne le croit. Des sons, des vues, en mouvement et en rythme.
Tout cela, toutes ces responsabilités leur reviennent. « C’est ça
d’être émetteur », disent-ils. Mais dans une passivité terrible, inquié-
tante même, se dégage d’entre eux un nouvel organe érectile.
Et là, nous sommes en mesure de parler de bonne nouvelle car il
est bon de savoir qu’à partir de la croix naît toujours la montée
autogène du nouveau membre.
ICI, AU-DEDANS DE ÇA 

Pour ne pas maudire les éléments du ciel. Pour ne pas nier la


puissance du vent qui manège et tourne les fleurs artificielles, les
spectres & les désirs collectifs. Not to curse the heavenly elements.
Non, elle ne peut être construite avec ce sable, elle ne peut qu’arti-
culer les images projetées par l’ombre des nuages. Et pourtant
dans quelques regards marqués par une identité qui se signe, les
éléments du ciel s’opacifient, s’arrêtent logiquement dans le voile
noir de la différence.
 M ATH IE U B R O SSE AU

È Materia indicibile.

Dans cette voix, la larme dégringole sur la langue pour appa-


raître à son extrémité, sous la forme… d’une éventualité.

Concentré en lui-même, sphère virtuelle posant la question du


duel. Le choix incessant dans l’avancée & cet ensemble qui se
décide à chaque fois au bout du dire charnu, ce possible de la
parole.

Dans cette larme, le cri se presse en éponge perlée, départ des


mousses de mercure. En elle, l’enfant dit son intériorité, ce refus
de vivre, ce cri de vie.
ICI, AU-DEDANS DE ÇA 

Système nerveux, paradis des yeux, j’interprète les variations des


étoiles. Lesquelles vacillent, vitesse au vent, le savoir m’amène
à clouer mes yeux par les paupières.

Poignard planté sur le bord :::::::::: dans les cils pleureurs.

Il ne s’agit pas de tristesse mais de lumière. Ce blanc aveugle


plus qu’il n’opère. Du sang coule : il a la transparence de l’eau
et le goût du sel.

J’ai véhiculé le moyen. Un instant, les rôles se sont inversés &


il a cru me faire vivre. M’amener d’un endroit à un autre. Alors
que le témoin, c’est moi.
N’est-ce pas moi qui l’affirme ? Puisque je lie.

Aussi, je suis descendu du véhicule. Et de moi, je suis tombé.

D’une étoile à l’autre, il me vint l’idée de croire aux distances.


Même si cela n’existe pas. Même si cela.

Schéma électrique, dans la nuit d’un seul, ces points lumineux


sont mes yeux, tout au long du silence.
 M ATH IE U B R O SSE AU

Les racines percent le coffre de bois et pénètrent le corps. On


dit qu’elles percent le corps de bois qui s’élabore. Il n’existe pas
de vrai tombeau. La sève déjà circule, la sève déjà remonte dans
les parois. La matière se fait dans une cassure de l’eau, une rupture
de ciel dans un bris de terre. Es gibt kein richtiges Grab.
ICI, AU-DEDANS DE ÇA 

Ces nœuds qui ne cessent de faire de la gravité une valeur crédible.


Mélodie du labyrinthe. Ces nœuds de gouffre qui font de mon
poids une valeur solaire. La nuit t’aurait-elle transmué ? Fallait-
il sortir du soir ? Il le fallait car dans la suite des choses, l’animal
a dit son nom et nous nous sommes montrés féroces. Nous avons
répudié la bête et laissé percer la pensée unique. Nous avons
inventé l’Autre & le noir du monde s’est glissé dans les interstices.
Mesure de ce qui sépare ::::::::::::::
 M ATH IE U B R O SSE AU

Corps inerte au sol martelé par le vide. Folie du vent dégrin-


golant sur la pente du crâne érodé. Vide pénétrant le trop plein
de matière éruptive dans l’étranglement. Au sol, se manifestent
les formes convulsives, les mutations décisives. Appel d’air à chaque
mouvement révolu, tornade à chaque impression de soi. In quanto
azione del vuoto su anima e corpo.
ICI, AU-DEDANS DE ÇA 

Engloutissement : je suis ce poisson solide, rose de mer. Je suis


ce concentré d’appareils tactiles. Dans l’océan d’airain, les sens
se déplacent, cuve de toutes les altérations.
Engloutissement qui me fait parler dans cette eau voisine de la
mort. J’inventorie, une à une, les vies marines et les voix de
passage. Il est un sombre chaos, au fond, tout proche de la tisseuse.
Et j’en fais le cadastre.

Ensemble et en vie, on a nourri une blessure où le sang s’est fait


eau.

>In the outlined limbs of a sketched body<


 M ATH IE U B R O SSE AU

C’est en colon que l’esprit se colore. À loisir et pour le jeu, pour


la collection des forces, c’est le tableau des formes à reconsti-
tuer.
Engloutir, oui engloutir : je suis cette eau qui avale, monstre
d’acier baignant les récifs à bout de corne, cette impossible faille,
cette bouche sans trou, ce contenant contenu par la vasque de
terre. Je me vois engloutir le réseau des âmes : c’est la molle qui
chavire, qui couche les dents du ciel et les navires de terre, c’est
le liquide pris dans son mouvement justifié et qui se répond à
lui-même.

Ensemble et en vie, on a nourri l’excitation même de mes yeux,


volatiles jusque dans les cieux sans point ni poids.

>Excitement of the cursed one in the heavenly web<


ICI, AU-DEDANS DE ÇA 

C’est dans la nuit d’un seul. Ahí está por Doquier. En appuyant
sur un point de la carte, tout se dit. Cette pression sur la toile
fait exister l’ensemble. Cet effet donne pensée.

Là, dans la marche, intensément, l’œil attrape ce point et en fait


le lieu des autres. Détails collés sur la rétine. Tout se multiplie
et dans un pincement de soi qui se tue,  degrés immédiat
dans le vanishing point, l’espace se vrille et se dit dans un lieu, un
seul point concentrant tous les autres.

Là, en haut du crâne se dresse le piton minéral. Il pointe l’Anneau


au milieu duquel tous les grands vents solitaires naissent et meurent.
Au milieu duquel la fleur du vide s’épanouit loin de toute
humanité et produit sur mes yeux, dans l’effort du désir tendu,
la rosée d’où sourdent tous les espaces de l’imagination. Au milieu
duquel…

…Qui è Dappertutto.
B ER N A RD D ESPO R T ES
Né à Paris, en , après des études de lettres et de philosophie
à Aix-en Provence, il fonde le Théâtre d’Urien (-) puis
la revue littéraire Ralentir Travaux. En , il est le commis-
saire du Salon international du livre de Tanger. Outre de nombreux
textes critiques, il a publié une quinzaine de livres – romans,
essais, poésie. En poésie, il a écrit Bribes Suds Éclats (Paris, La
Bartavelle, ) et Avenc (Paris, Ralentir Travaux, ). Comme
essayiste, il est l’auteur de Koltès – la nuit, le nègre et le néant (Paris,
La Bartavelle, ) ; C’est la mer allée / Avec le soleil (Paris, Ralentir
Travaux, ) ; « Truinas » in L’Admiration (Lille, Artois Presses
Université, ). Un colloque a été organisé sur son travail par
l’université de Lille III dont les actes sont parus sous le titre :
Bernard Desportes autrement (Fabrice Thumerel (s.l.d.), Lille, Artois
Presses Université, ).


B E RNARD DESPORTES

Tou t dire

(Un homme seul, assis sur un banc, dans un silence absolu)


Temps piétine.

Gros tas de temps en ruine entassé en moi, fond de moi. Il semble.


Ai-je parfois songé qu’un jour, temps si lointain, fût-ce possible,
j’aurais pu dire…

Petit coin de terre.

Ici… paisible prairie parfumée parsemée de fleurs…

Par temps clair, la mer.

Est-ce possible, ça ?

S’il fallait dire… (Il rit)


 B ERN A R D D E S PO RTES

(Silence)

Dieu merci !

(Silence)

Bout de chemin quand même… si-si… avec parfois…


n’est-ce pas… si j’osais !… tant d’aventures !

En dirai-je encore ? est-ce possible… tant à dire !

(Silence)

Parfois va, ou va pas… selon… aujourd’hui, temps radieux.

(Silence)

Tout toujours recommence-t-il ?

(Silence)

Ai-je un jour songé parfois, temps si perdu, fût-ce possible, j’eusse


pu me dire… Bon… Mieux… Poursuivre alors ?

(Silence)
(Il se lève, puis se rassoit)

Temps fraîchit. Fin d’automne. Gros tas de feuilles en ruine entassé


sur sol, fond du sol. Sol meuble. Bientôt enfoui dans sol. Entassé,
broyé… grande faim du sol… avalé…

(Silence — Musique. Il fredonne, guilleret :

Qu’il semble heureux le joli temps du mois de mai…


TOUT DIRE 

(La musique redouble. Il regarde au loin — Silence brutal)

Voyons, voyons… Temps si lointain… Me souviens… Ravel ?


Ravel, Ravel… comment est-ce possible ?

Si lointain… N’en crois pas, n’en crois pas… S’il fallait dire… (Il rit)

Poursuivre alors ?
(Il se lève, fait le tour de la scène, se rassoit exactement à la même
place — Silence)

Temps piétine. Gros tas de temps fond de moi. Pourtant bouge


encore, des fois, ça, on dirait, monde autour de soi, dans petit vent
frais du matin, dessous des berges, gens qui passent, bribes de voix…
qui courent… gens étourdis, tellement, n’en crois pas…
est-ce possible si insouciants, comme éternité…

(Silence)

S’il fallait… (Il rit)

(Silence)

Mais soi immobile, piétinant. Planté dans sol, mots coincés dans
gorge ai-je dit déjà, sais plus où, quand…

Qu’un jour, fût-ce possible, j’aurais pu dire… j’eusse pu… Avec


souvenirs, vie passée, n’en crois pas… espoirs, remords, flonflons…
histoire… petit tas de soi vérouillé dans mémoire, cadenassé mais
friable, ramollie ? déliquescente ? est-ce possible ?

(Ravel à nouveau, au loin puis de plus en plus proche. Il parle mais


on n’entend pas ses mots, couverts par la musique — Fin de la musique)
 B ERN A R D D E S PO RTES

Bientôt plus rien. Pu rien. Pu rin.

Vie palpitante abolie…

Dans petit matin sous vent frais, on dirait ça… fût-ce possible…

Fin du monde… Faut le dire… Si-si…

(Silence)

S’il fallait dire… (Il rit)

(Le téléphone sonne. Il sort un portable)

Allôôô…

Allôôô… Parlez fort SVP, beaucoup de monde autour de moi…


tant de vie !

Comment dites ?

Mort ? Ah… Merde !

Pas souffert ? Dieu merci !

Grande solitude ? Ah… Merde !

Pas d’héritier ? Dieu merci !

(Silence)

Tourbillon de la vie… Tout si vite…

De même…
TOUT DIRE 

(Il ferme le portable — Silence — Il regarde ses pieds)

Dieu merci !

(Silence)

Encore un.

Un mort.

Les compte plus… À quoi servirait ?…

Gros tas de morts entassés en moi, fond de moi…

(Silence — Il regarde au loin)

Mer bleue. Et calme. Bon signe. Belle journée.

Demain, belle journée encore.


Voyons… (Il sort son portable et tapote sur le clavier)

Voyons, voyons…  et je retiens ,  fois  =  +  = ,


si j’ajoute les bissextiles ça fait dans les   belles journées !
Incroyable, ça.

(Silence)

Demain, nouvelle promenade.

Encore une.

Promenade bord de mer. Embruns… Ai-je aimé la solitude… tant!…

(Silence)
 B ERN A R D D E S PO RTES

Comment est-ce possible ?

(Il regarde son portable, effaré, puis le range — Silence)

Quel mystère que la vie… Toujours dit ça…

Sait-on de quoi demain… Ai-je dit toujours…

(Un oiseau chante)

Me souviens…

S’il fallait… (Il rit)

Peut-on dire ?… Tout ?

(Silence)

Père disait… me souviens comme hier, à peine croyable ça, souvenir


intact, rien ne bouge… Rien jamais… Jamais rien…

Père disait… temps si lointain déjà ?… Montions chemins de terre


et pierres, abrupts, escarpés… difficiles… si difficile montée…
Profond gouffre profond en bas, invisible… Marchions des heures,
de l’aube à midi, sous le soleil, le vent, le silence… des oiseaux…
le ciel… Au sommet sous le ciel Père disait… me souviens… l’écou-
tions mon frère et moi, perdions rien des paroles de Père…

Devrais-je dire ça?… aussi ça?… si précis en moi, est-ce possible?


et mémoire intacte, comme si hier…

Sous le soleil… aurions-nous pu ?…

Jamais n’aurions su… trop jeunes… toute la vie…


TOUT DIRE 

S’il fallait dire… (Il rit) Tout !… (Il éclate de rire)

(Un nuage passe qui assombrit le ciel quelques secondes)

N’en crois pas…

(Silence — Il se déplace de quelques centimètres sur le banc)

Rien ne bouge.

Temps piétine.

Ai-je parfois songé qu’un jour, fût-ce possible, temps si lointain,


j’eusse pu dire…

(Silence)

D’ici, toujours on voit la mer. Par tout temps, la mer. Tout temps,
ici, à cette place… la mer…

Ma place. Mon banc. Banc tant chargé d’histoire… (Il chante)


et d’aventures en aventures… vraiment, devrions-nous ?…

(Silence)

Poursuivre, alors ?

(Silence)
Père mort à présent… par ici, quelque part, sais plus où, quand…
dans la terre… Qu’un jour, fût-ce possible, n’en crois pas…

S’il fallait… (Il rit)

Peut-on dire ? Tout ?


 B ERN A R D D E S PO RTES

(Silence)

Père disait : j’ai décidé qu’à partir de l’âge de seize ans… (Il pouffe,
se contient)

Trop !… n’en crois pas… Tentative réitérée ! (Il éclate de rire)

Réitération de la tentative… j’ai décidé… (Il éclate de rire)

S’il fallait…

(Silence)

Est-ce possible ?

(Silence)

Puis, mort.

Ici ou là… Sait-on jamais…

À présent, pâquerettes… érosion… mouvements du sol…

(Il se lève, marche, regarde le ciel, revient s’asseoir sur le banc — Silence
— Il se dresse soudain et crie :

Père disait !…

(Il retombe assis sur le banc, plié en deux de rire — Puis lentement reprend
son souffle)

Le ciel… des oiseaux… depuis toujours ?… J’eusse aimé… ai-je


songé parfois, temps si vieux, j’eusse pu dire un jour, tenté parfois…
fût-ce possible ?
TOUT DIRE 

Poursuivre…

Avec Frère, ballon, ici même, ou là, sais plus… N’en crois pas !
Dans prairie parfumée paisible parsemée de fleurs…

(Une voix, venue d’on ne sait où) Tu viens !… dis, tu viens !…

(Il regarde derrière lui)

Ai-je ouï voix ?… Là-bas, venue de la colline ?… (Silence absolu)


parmi les nuages noirs…

Perdrais-je tête ? Allons… allons…

Partions alors… marche… soif… ensemble toujours… plus forts


que tout…

(Silence)

Longtemps ensemble… gros tas de temps… compte plus…

Puis mort. Enfoui par ci, par là… érosion…

(Silence)

… pâquerettes…

(Arrivent de gros nuages noirs)

Pluie ? Pleut-il ? Il pleut.

Il pleut peu. Gouttes quand même…


 B ERN A R D D E S PO RTES

Averse passagère, peu durable, rien sur bon parka… broutilles…


déjà ciel clair, au loin, là-bas, je peux dire encore…
Combien belles journées en perspectives !… Un tel bonheur, est-
ce possible ?

Peux-je dire encore… Encore mots dans bouche… ils partent dans
l’air parfumé et voyagent comme petits pets d’ange, où vont-ils ?
loin du noir océan…

Nous courions derrière, clairière, nous courions… Se peut-il ?


Temps passe tant… Dieu merci !

(La pluie s’arrête. Retour du temps calme — Silence)

Tout dire ? se peut ?

S’il fallait… (Il rit)

(Silence)

Tant d’aventures ! Vie trépidante, surbookée…

(Silence — Il se penche vers le sol)

Fourmis en colonne. Gros tas de fourmis en ligne sur sol.

Voyons voir… (Il se lève, tourne sur lui-même en scrutant le ciel) Nord…
Sud…

(Il se rassoit et se penche vers le sol)

Colonne vers le Sud, colonne vers le Nord. Trafic Nord-Sud inin-


terrompu… Fourmis s’activent. Sans fin sans repos sans regrets…
TOUT DIRE 

Dans un sens, dans un autre… Sans délai amassent enfouissent amas-


sent…

Nul ne sait…

À quoi servirait…

N’en crois pas…


Sans arrêt s’activent, vie trépidante, surbookée. Gros tas de fourmis
dans sol travaillent la terre, travaillent les morts, rongent,
dépècent, défèquent, déplacent… Mouvements du sol ininter-
rompu…

(Silence — Il se lève, ôte son pull)

D’où vient cette chaleur soudaine ?

(Silence)

Soudainement, cette chaleur ?

(Un oiseau passe, on entend son chant bref qui aussitôt disparaît)

Et toute cette vie, tant de vie encore… telle intensité, est-ce possible?

Me souviens… Souffle du vent, bouleaux, lumière, elle passait,


dansant sur le sol, mèche brune rebelle, un éclair, derrière elle dans
son pas sur le sol l’ouragan, l’insaisissable, dansant disparaissant, parfum
dans la nuit noire, même la nuit disparaîtra…

(Silence — Il regarde le ciel sombre, l’horizon)

Nul ne sait…
 B ERN A R D D E S PO RTES

Le soir, au coucher… chambre d’ombre, silence… poussait la porte…


je l’attendais….

Si loin ? N’en crois pas…

J’eusse aimé… ai-je parfois songé qu’un jour j’eusse pu dire…


Mère…

Tout dire ? se peut ?

À présent si loin… mouvements du sol… pâquerettes…

N’en crois pas… le gouffre…

…mais le vert paradis des amours enfantines…

Plus là ? est-ce possible ?

Mère disait…

S’il fallait… (Il rit)

(Silence — Il sort un mouchoir de sa poche et se penche pour essuyer


ses chaussures)

Ex – té – nua – tion.

(Silence)

Rien ne bouge.

Temps piétine.

Ai-je songé parfois qu’ici, à cette place…


TOUT DIRE 

Père disait, mère disait…

… perdisait, merdisait…

Dieu merci ! s’achève…

(Il fredonne, sur la musique de Ferré)

La mer, la vaste mer… rauque chanteuse… des vents grondeurs…

(Silence)

Quel silence mon dieu, quel vide…

(Il sort à nouveau son mouchoir, l’étale sur ses cuisses, le plie soigneu-
sement puis le remet dans sa poche — Il regarde le ciel)

(Le téléphone sonne, il sort son portable)

Allôôô…

Allôôô… Parlez plus fort SVP, tant de vie autour de moi !


tant de monde…

Encore un ?

Non, les compte plus… à quoi servirait ?

Pas souffert ? Dieu merci !

S’il fallait… (Il rit au téléphone)

À plus tard, c’est ça, à plus tard…


 B ERN A R D D E S PO RTES

(Il ferme le portable)

Sacré nom de Dieu, encore un… (Il sort de sa poche un carnet et un


stylo et raye un nom)

Plus que trois…

Bientôt seul qui reste.

(Silence — Il se lève, fait quelques mouvements de gymnastique et d’as-


souplissement)

Et un et deux ! Et un et deux !

Jeunesse, vitalité, performance…

Quelle aventure que la vie… Toujours dit ça.

Et un et deux ! Et un et deux !

(Il retombe assis sur le banc)

Loterie tout ça, roulette, grattage…

Mais l’entretien tout de même, pas à dire…

(Il fredonne)
lala lala lala la mer, rauque chanteuse…

(Silence)

… l’été… ses robes à fleurs… la taille prise dans une large cein-
ture… les jambes nues… un lainage toujours, les soirées sont
fraîches…
TOUT DIRE 

Nous rentrions lentement sur le bord de la route, longeant silen-


cieux des précipices noirs…

… plus à dire…

Poursuivre ? est-ce possible ?

Qu’un jour j’eusse pu…

N’en crois pas…

(Il se penche vers le sol)

Nord-Sud ininterrompu… Tout baigne…

(À nouveau se rapprochent de gros nuages noirs)

Dernières cartes…

Garder le cap, si possible… Jeunesse, vitalité, performance…


Toujours dit ça.

(Silence — Une sonnerie de téléphone, brusquement interrompue, il sort


son portable, le contemple)

Fausse alerte ?

Fausse alerte.

(Il range le portable, sort son carnet, hoche la tête)

Temps piétine.

Ai-je parfois…
 B ERN A R D D E S PO RTES

S’il fallait…

(Il fait le tour du banc puis vient se rasseoir à la même place — Il attend)

(Soudain une musique (Ferré), qu’il chasse de la main comme s’il s’agis-
sait d’une mouche — La musique disparaît puis revient aussitôt, plus
forte, plus proche — Il fredonne, toujours sur les notes de Ferré)

lala lalalala / lala lalalala Les violons vibrant derrière les collines

(La musique devient violente — Il se dresse et chante à tue-tête)

L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs !…

(NOIR — sa voix est couverte par la violence des violons)


TOUT DIRE 

(La lumière revient lentement, progressivement — dans un silence absolu)

Temps piétine…

Fût-ce possible ?…

Quelle solitude mon Dieu… Tant à dire…

Il y a, c’était… me souviens… soirs de juin… silence… odeurs…


nuit, ciel bleu-noir, profond… foins coupés ?… d’où vient ce parfum
dense et lourd comme un soir d’été?… nous marchions… c’était il
y a… trente? trente-cinq?… est-ce possible? si jeunes… l’éternité…

(Silence)

Où es-tu ? (Silence — Plus fort)

Où es-tu ?

(Musique — Ravel)

Plus là.

(Silence)

Est-ce possible ?

(Silence)

Mon tout petit…

(Il reste immobile, la musique emporte tout)

Me demande : gens disparaissent-ils ?


 B ERN A R D D E S PO RTES

(La musique s’apaise, s’éloigne)

Me demande parfois… disparaissent-ils ?

(Il fredonne)
La mer rauque chanteuse

(La musique revient en force puis à nouveau s’éloigne, et disparaît)

Comment ai-je pu perdre autant de temps ?

(Silence)

Si fragile…

Vagues de cheveux d’or coulant sur les épaules… quelle insou-


ciance !

(Il fredonne)

Rauque chanteuse… rires dans la nuit d’août… grillons, lucioles…

(Des nuages couvrent le ciel — c’est le soir)

Jour décline…

Étions-nous partis ensemble, si fragiles… l’été… ce vent lourd…


Toscane… des patios… marché sur place au matin… soleil léger…
air parfumé, vaporeux… où avions-nous la tête… puis les soirs…
musique… musique !…

Ce vent si lourd pourtant… déjà… est-ce possible ?

Hier encore ?… juste derrière moi…


TOUT DIRE 

(Silence)

Prairie paisible parsemée de fleurs…

Qu’un jour, fût-ce possible, j’aurais pu… j’eusse pu…

S’il fallait dire… (Il rit)

Tentative, des fois… (Il rit)

(Il fredonne)

Rauque chanteuse… N’en crois pas…

Des carnets, des cahiers… par centaines… entassés dans caves…


gondolés par l’eau ? rongés par rats ?

Par rrrrats ? possible…

Toute une vie… petits signes noirs… fil des ans… millions de
petits signes noirs… lavables…

Souffrances… angoisses… rêves… espoirs !…

J’eusse pu… vraiment ?

Entassés dans caves… bouffés… lavables ?…

L’eût-on cru ?

S’il fallait dire… Saloperie…

(Silence — il fredonne)
 B ERN A R D D E S PO RTES

Rauque chanteuse…

(Silence)

Tout fût-ce donc destiné à disparaître ? fût-ce enfoui sous terre ?


boue ? ravinage ? écoulement ? écroulement ?… (Silence) fût-ce futile ?
enfoui ?

(Silence)

Fût-ce pissenlits ? racines ?…

N’en crois pas…

À vau l’eau ?

S’écoule…

Tout coule…

(Silence)

Ai-je parfois cru un jour… ai-je songé…

Tant à dire !… (Il rit)

Fardeau, famille, faillite, fatras…

Dieu merci !

(Un oiseau chante, guilleret)

Quelle solitude mon Dieu… quel vide…


TOUT DIRE 

(Un vol d’oiseaux passe dans le ciel)

Demain nouveau projet… Nouveau cahier… Nouvelle vie !…


Quoi dire ? Tout !

Au bout certain temps, certain âge, à bout d’âge tout possible…


peut-être…

Nouveau cahier… tant d’aventures !

Ai-je jamais tenté ? (Il rit) … qui sait attendre…

J’eusse pu…

(Silence)

Mon tour ? déjà ?

(Il sursaute)

Quoi ? qui parle ?

(Il se retourne — regarde sous le banc)

Personne ?

(Silence)

Personne ?

(Silence — il se dresse et crie)

Personne !
 B ERN A R D D E S PO RTES

(Il se rassoit)

Il n’y a que ma voix qui résonne dans l’air…

Bizarre ça… (Il écoute) … semble venir d’un autre…

Poursuivre, alors… mais comment… pour quoi… quoi dire ?

(Il tend l’oreille)

Perdisait merdisait… Perdisait merdisait…

Se peut ?

Faites, mon Dieu…

(Silence)

Vieille salope !

(Silence — Il fredonne)

Rauque chanteuse…

(Quelques notes de musique, ironiques — Il se dresse)

Qui parle en moi à l’instant où je parle ?

(Il se rassoit — Le ciel s’assombrit — Il tend la main)

Gouttes ?

(La musique reprend — Ravel)


TOUT DIRE 

Jour décline…

Peu de choses, si peu… si court, si vite… semble toujours… cette


angoisse… comme une attente…

Ce peu se peut ?

Faire avec… faire pas… poursuivre… Cependant… cependant… faut-


il? N’en crois pas…

(La musique s’arrête — Silence)

Temps piétine…

Ai-je jamais tenté ?

(Il regarde le ciel, tend la main)

Fausse alerte.

(Il se penche sur le sol, regarde le mouvement incessant des fourmis)

Surbookées… Nord-Sud… Nul repos… nulle attente de lende-


mains… ni espoir ni désespoir… juste vivre… vivre seulement…
puis mourir… nul projet… nulle trace… ni passé ni avenir…
pas d’avenir… juste bouffer, vivre… surbooké jusqu’à ce que mort
s’ensuive… puis la mort… tout à jamais disparu… vent… air…
lumière… fini…

Ai-je aimé… mon Dieu pourquoi ai-je tant aimé ?

(Silence)

Pourquoi si faible ? si seul… si démuni…


 B ERN A R D D E S PO RTES

Est-ce possible ?

(Silence — Il fredonne)

La mer rauque chanteuse…

(Silence)

(Le téléphone sonne)

Allôôô…

Allôôô…

Allô ?

Fausse alerte.

(Il range son portable. Puis il le ressort et le plaque contre son oreille bien
qu’il n’y ait pas eu de sonnerie)

Oui… oui, je comprends, vous comprends très bien, me mets à


votre place, mais ça ne va pas être possible… hélas non… pas possible,
trop de rendez-vous aujourd’hui, ce soir peut-être, demain…
vie si active, pas, surbookée… appels incessants… pas une
minute… quel dommage ! regrets profonds… une autre fois, peut-
être… garder espoir, pas… tentatives toujours… tentatives…

(Il rit — range son portable)

L’ai bien eu !

S’il fallait dire !… N’en crois pas… (Il rit et fredonne) … rauque
chanteuse…
TOUT DIRE 

(Silence)

Demain, nouvelle journée… belle… oiseaux, ciel, nuages…


quel bonheur !

Se peut…

Tâcher d’écrire lettre à… comment s’appelle-t-il déjà… flûte !…


toujours ces sacrés noms au bout de la langue… toujours cette
sacrée mémoire qui fuit… volage… incertaine… qui tant efface…

Lui dire…

Qu’un jour, fût-ce possible, j’aurais pu dire… j’eusse pu !…

Voilà : tout c’est passé ainsi…

Un peu de silence, je vous prie ! j’ai tant à dire…

Sacré nom de Dieu ! Bordel de Dieu !

Dieu merci !…

(Il se dresse soudain dans le silence et crie)

Silence !

(Silence)

Hep ! vous, là-bas, arrêtez-vous, écoutez-moi ! mon histoire


commence, ne fait que commencer…

(Il se rassoit)
 B ERN A R D D E S PO RTES

Est-ce possible ?…

Jeunesse, oiseaux, barques, vent, vitesse… tant de vie devant moi,


tant de projets, de départs, n’en crois pas…

Mon Dieu…

J’eusse pu croire qu’un jour j’eusse pu dire…

Tout si difficile…

(Il regarde l’horizon)

Qui m’écoute ?

Qui m’attend ?

(Musique de Ravel qui monte rapidement)

Qui est là ?

Qui est là ?

(La musique faiblit)

Suis-je seul ?

(La musique s’arrête — Silence)

Répondez-moi !

(Silence)

Qu’un jour fût-ce possible…


TOUT DIRE 

(Il fixe l’horizon, longuement, silencieux — ouvre la bouche pour parler


mais aucune langue ne sort, rien qu’un bruit)

Haaaarrrr…

(Il avale avec difficulté — et recommence)

Haaaarrrr…

(Monte doucement puis de plus en plus fort la musique de Ravel —


il reste béat, la bouche ouverte, fixant le vide, muet, effaré. Long silence.
Peu à peu la musique faiblit, disparaît)

Pu d’mots.

Un jour, fût-ce possible, pu d’mots…


Fût-ce… muet ?

Pas oiseaux ?

Pas même… vent ?

Juste pet peut-être… vague bruit de soi… grouillements…

Fût-ce possible ? N’en crois pas…

(Silence)

(Il se penche, ramasse un bâton et triture un ver mort au pied du banc)

Bouge encore ? ça ? Mmmm… rien ne bouge…

(Il triture plus fort puis jette le bâton, se tâte le corps)


 B ERN A R D D E S PO RTES

Mmmm…

(Toujours assis il tend et ramène ses bras devant lui)

Et un et deux… et un et deux…

Bouge ?… Mmmm… Fût-ce possible ?…

(La nuit tombe)

Temps fraîchit…

Père mort à présent… mère morte… frère mort… disparus…


ou morts… comment savoir jamais ?

En fin de compte seul.

Pu d’noms sur liste. Tous rayés…

Seul silence reste.

Et soi.
Toujours seul qui reste…

Comment est-ce possible ?

Jusqu’à la fin… le seul… l’ultime…

Père disait…

Mère disait…

Plus rien.
TOUT DIRE 

Le silence…

Le silence effrayant de ces espaces éternels m’infinise… (Il rit)

(Silence — Il fredonne)

La mer rauque chanteuse…

J’eusse pu dire…

J’eusse pu croire…

Tant à dire !

(Silence)

M’entends-tu dans la nuit noire ?

(NOIR — Monte, à peine audible, la musique de Ravel, puis elle


s’arrête. On n’entend plus que la voix de l’homme dans la nuit absolue)

Tout dire… se peut ?

mai – juillet 


 B ERN A R D D E S PO RTES

NOTES

Les paroles chantées par l’homme sont extraites de Moesta et errabunda (Le Vert
Paradis) de Baudelaire, sur la musique de Léo Ferré.

La musique de Ravel est le premier mouvement (Allegro Moderato) du Quatuor


à cordes en fa majeur.
B ILL Y DR AN TY
Né à Rouan en , où il vit toujours, il se consacre essen-
tiellement à l’écriture. Il a participé activement à la revue Moriturus
dirigée par Cédric Demangeot et réalisée par les éditions Fissile
(Les Cabannes). Il a publié, toujours chez Fissile, deux livres de
poésies, L’Hydre-anti (collection « pire », ) ; puis Fantasmagore
(collection « maigre », ). Sous le titre Diffraction, il vient de
faire paraître un nouveau livre aux éditions Hapax (Châlons-en-
Champagne, collection « main d’œuvre », ). Il a également
publié trois plaquettes aux éditions Derrière la salle de bains
(Rouen) : d’abord Treize varices () ; puis Insuture à l’irrécon-
ciliable () ; et enfin Mourible (). Par ailleurs, il collabore
à la revue Rehaut et prépare un livre sous le titre Couperet avec
l’artiste Thomas Pesle pour les éditions Dana (Fougères).


B I L LY DRANTY

L a is s e pa ss e

étant donné le vide


vert nu
que je vis ai vécu vivrai
sans fin et sans air…

Jacques Dupin

Persuader dire pénétrer sans voix en l’air. Démontrer d’ores démonter


le torse qu’écarte-elle et déjà l’écarlate ondée de fin. -amante récep-
tive, déceptive ! C’est dans terre – dans l’air sédentaire – c’est dans taire…

(Dépense d’elle et défense d’il)


 B ILLY D RA N T Y

Tracé morbide de l’apparence où gisent les viandes cannibales usées.


Un pas de traverse, émotion de l’exact fracas et chut(e) sans corps
entêté. Bourrasque sur le suintement, palabres d’où buée de preuves
confuses, hantées.

Le regard veut feue sa fenaison. Ce qui se retire vient égarer le


souffle de ce qui vient. Cannelures dans l’orifice à rien.

Cas de raté, rature dans le tracé. L’agonie-truc dispose un cric et


manivelle : nivellement du nouveau né(ant). Connivence de pou
& pou pour le pouvoir réduit au trou. Une casse ferme dans l’ou-
vroir des peaux qui peinent au revoir.
LAISSE PASSE 

Adieu à ce qui vient – quoi l’imagine ? Une réduction de pous-


sées vers qui-l’œuf – ou poussières ? Obscur dire mais à tout faire
silence vaudra ! Que la carne se défasse une raison de toucher. Les
racines ont un point de vue idéal. Le sous-sol s’enfonce.

(C’est corne)
 B ILLY D RA N T Y

Masquer misère et la viander à l’aube, racorni dans la béance-décep-


tions. Qui fonce en rogne contre répétitions? Une case-tombe n’in-
téresse pas vie, un accord entre ongle et œil et c’est laser sur putréfié.

Certitudes valsées pour doute à re-voir. Séduction de l’Entre entrevu


autre voir.

S’emmanche le désappris, se réapprend fêlé. Boulimie de signes


noirs à gaver le blanc de corps. Du sang dans le creux du ventre
où les boyaux baillent aux corneilles. Les corbeaux passent sans
voir, ayant dévoré l’ordre des neiges optimelles.
LAISSE PASSE 

Engoncé tête en vulve – quoi dire puisque rien à ? Autre chose est
passée dans le tout-terrain las.

(Toc des tumultes vidangés)


 B ILLY D RA N T Y

Déviance au cabotin – phrase ranimant procès. Si passe un astre,


quel ? Cris aux jonctions, les contraires : traire ! Accessit brûlant à
l’osé massacre, nuit dans le mile – le coupable espacé.

Resserré au corps naturel, la pluie au Seul, le croc lèche. Pas bave


au suivant, une retenue d’essence : la tête prend l’air d’avant le
temps.

Une crudité venteuse au bouge des larves. La Mère lie, la lime


rêve. Galop pour engrenager le Toi. Manger le sel tombé : messe.
LAISSE PASSE 

Tapage ad hoc abdique. Parole renversée s’amenuise, cris-souffle


encarcassés lavant le spectre terrassé. Ah ! Nuit versée ! Œil bandant
pénétrant bouche bandée copulant par le vide à dé(pro)créer.

(Le mol amant occis)


BART VONCK
Cet auteur néerlandophone, né à Bruges en , a écrit
quelques-unes de ses œuvres en français. Poète, il a publié
plusieurs recueils dont, le dernier, Schaduwwerk (Louvain,
P, ). Le texte proposé ici est extrait d’un nouveau
recueil de poèmes en prose, Wanvuur, à paraître. L’auteur
a collaboré à de nombreuses revues et s’est fait remarquer
comme critique littéraire. Il se consacre par ailleurs à la
traduction de poésie (notamment de l’espagnol et du fran-
çais vers le néerlandais). Parmi les poètes traduits, rete-
nons Federico García Lorca, Antonio Gamoneda, José Angel
Valente, Pablo Neruda, Cesar Vallejo, François Jacqmin,
Guy Vaes… Il collabore également avec l’Institut Cervantes,
à Bruxelles, au sein duquel il s’est attelé à une anthologie
de la poésie espagnole contemporaine.


B A RT VONCK

Loi n e n d e s te r re s i n té r i e u res

Ce qui, palpable, effarouchable, afflue vers la grande prospérité,


en toute hâte ou non, sans crainte, courant

vers le garrot de la loi.

Ce qui, coriace, croît à travers vœux, contournant les sources, à


l’étendard échappé, au bois de croix, au balai, et ce qui ne sait
lire : la bonne paix,

expliquée et expédiée.
 B ART V ON C K

Ce qui, loin à l’intérieur des terres, et, expulsé, tente d’en sortir,
ne pense pas à penser, et fait comme si : la grande consolation

s’embourbe au-dedans du brutal.

Ce qui, des revers s’écaille en plissements et délabrures, puis


parachevé, défeuillé, le sourire coriace par-dessus les nuages qui
ne cessent de verser, et la trogne hideuse et ridée de la haine :

s’étant de baume empoisonné.


LOIN EN DES T ERRES INTÉRIEURES 

Ce qui, tissé de mauvais désirs, en eux approche, souffrance


patiemment souffrante : plus tard finira bien par arriver, avec
dieu en plus. Et les nuages, se refusant à guérir, sans cesse encouragés,

manque de volonté à volonté.

Ce qui, sans saumure dans la pensée hirsute s’encaque, multiplié


en gloire, servi tout chaud, le feu, la langue, et les voilà qui
s’entre-arrachent les épines et portent irrétréci

le secret en eux.
 B ART V ON C K

Ce qui, à la limite, cultive coprins coriaces et informes, pour les


pavés en bord de mer. Cette grande maladie les affecte tous et
non le bonheur, soit, ignorant de tout et tout est si merveilleu-
sement simple,

surtout s’ils ne veulent pas.

Ce qui, comme bien et mal, roule l’un contre l’autre, se réduisant


en poussière pour pouvoir s’effacer en dévouements, dans les
ordres et les lents fleuves amples

se révélant comme l’épouvante même.


LOIN EN DES T ERRES INTÉRIEURES 

Ce qui lui fait éclater l’incisive, ce qu’on ne trouve partout


qu’en soi, non plus que là (et soi-même dans un autre) : clarté,
dégorgement florissant, la chair du palais en aversion,

devant tant d’ignorance qui se rengorge.

Ce qui ne sait, diffère, divers, avide insatiable : tout se tourne


vers des domaines toujours nouveaux pour y faire rage, jusqu’à
soumission totale, en tas entassés,

d’une écrasante proximité.


 B ART V ON C K

Ce qui plonge à plaisir, sauvetage, naufrage : l’eau, lucidité


malgré tout, et non dilution. Et de retour en fragments, d’aucun
lointain l’égal désormais, se défoulant

dans ce qui cèle sans être vu.

Ce qui regarde et emplit l’œil de frontière, cela l’exhorte du


dehors au dedans, et ce qui se digère d’immangeable. Et que ce
n’était pas leur intention. Et si désespérée

la réponse précipitée.
LOIN EN DES T ERRES INTÉRIEURES 

C’est la direction perdue chemin faisant.

C’est la direction perdue faisant chemin.

Bruxelles, 
Traduit du néerlandais par Hans Hoebeke
Les éditions de   , sises à Bruxelles, fondées à l’automne  par
  , -  et   dans le cadre de l’a.s.b.l.
ANTE POST, poursuivent une politique éditoriale qui tient en trois points :

La volonté de proposer, à travers diverses collections, une réflexion destinée
à un public élargi sur les enjeux éthiques et esthétiques de la société, de la culture
et de l’art contemporains. Le dialogue entre sciences humaines et esthétique y
est entretenu dans la perspective d’une saisie globale des phénomènes sociaux et
artistiques.

L’option internationale qui préside au choix des œuvres de réflexion et de
création publiées, et qui répond au procès même de la pensée et procède du
refus d’enfermer les auteurs dans des ghettos, intellectuels ou culturels.

Le souci du beau livre qui conjugue le plaisir de la main, de l’œil et de l’esprit,
en présentant au lecteur des textes de qualité dans une présentation soignée
et élégante, tant du point de vue de la typographie que du choix des papiers
et du graphisme. Plusieurs de nos titres comportent un tirage de tête.


   :  , ,  , - 
 +      -  : lettre.volee@skynet.be - www.lettrevolee.com

  
 ⁄ 
   :
    , -  - 
 : +       -  : +      
 : @.
  
  :  . , - 
 : +      -  : +     
 :  .
  
  :   , - 
 : +      -  : +     
 : @.
     

L’étrangère, n° 
- , « En guise d’ouverture » ;  ,
« De toutes parts » ;  , « L’éclat de l’étrangère » ;
 , « Le livre des fluides » ;  , « Histoire
illustrée de l’Invisible » ;  , « Chaussées chaussées » ;
 , « Mythologies » ;  , « Le sommeil du
tambour » ;  , « Anthologie d’air » ; 
, « La fiction ou l’expérimentation des possibles ».

L’étrangère, n° 
 , « L’art » ;  , « Natures mortes
(voix) » ;  , « Raconter » ; - ,
« S’arrachant au néant : Faulkner, l’invention du réel » ;
 , « Ciel surface, II » ;  ,
« Abeilles / Obstacles » ;  , « Premier jour dans l’autre
monde » ; - , « La ville et les singularités quelconques ».

L’étrangère, n° 
- , « Anti-Ulysse » ;  , « Rime » ;
- , « Aller, devant, “vers ce qui fut” » ; 
, « Plusieurs étés » ;  , « Divertimento mexicain » ;
- , « Poèmes costumes (Scènes et portraits) » ; 
, « Les dépressions de la pensée chez Wittgenstein » ;  
, « Complainte du vieux mâle » ; - , « Musil
et Wittgenstein au voisinage ».

L’étrangère, n° -
- , « Au gré du temps qui passe » ;  ,
« Intenable Matière » ;  , « Une fois n’est jamais » ;
  , « Le Nom exact d’Être est Chance » ; -
 , « Révélation à la British Library : aucun, parmi les vivants
qui — d’un vivant — puisse » ;  , « D’où un homme est-il
visible ? » ;  , « Du dit jamais » ;  ,
« Pierre Chappuis, d’un trait discontinu » ;  , « Sans
combler de vides » , « D’après nature » ;  , « La chambre noire
de l’intime » ;  , « Ce désir toujours qui sauve et qui
tue » ;  , « Ce qui bruit entre les mots » ; -
, « Traversée de l’épaisseur » ;  , « Du plasma aux
trous noirs » ;  , « Sans propriétés » ;  ,
« Un homme du premier jour » ; - , « Douze
poèmes » ;  , « Écrire à perte de mémoire » ; 
, « Zone franche » ;  , « Benoît Conort ou les voix
portées du poème » ;  , « L’ombromane » ; -
, « Jean-Luc Sarré : la mémoire extérieure » ; - ,
« Dix pièces brèves » ;  , « Alain Suied à la recherche du
« royaume perdu » » ;  , « Entendre, écouter, comprendre » ;
 , « Lire Mathieu Messagier et dévaler les pentes de
l’écriture » ;  , « Dix-neuf poèmes plus raides que la
pente » ;  , « Jacques Vandenschrick et la question de
l’origine » ;  , « Dix poèmes » ; -
, « Atteindre le plus discret » ;  , « Au fond du jour ».

L’étrangère, n° 
 , « Poèmes » ;  , « Sur Barnett Newman : Ohio .
Lieu et temps d’une expérience esthétique » ;  , « Six
poèmes » ;  , « Pas rattrapable » ;  ,
« L’ortie » ;   , « La piscine » ;  ,
« Suspendre un instant » .

L’étrangère, n° 
- , « Poussière de andré du bouchet, comme de
personne » ;  , « Intempéries » ;  ,
« Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme » ; 
, « Un lit de chair humaine » (extrait) ;  ,
« Lieux dits » ;  , « Du perdant et de la source lumineuse ».
L’étrangère, n° -
- , « Malaise de la critique, critique d’un malaise » ;
 , « Traceurs d’horizons » ; - , « La
relâche du regard » ;  , « L’écart » ; - ,
« Sur la critique thématique » ;  , « Phénoménologie et
expérience littéraire » ;  , « Seuil critique » ; 
, « Dormance (I) » ;   , « Mais quelle communauté
scientifique ? (extrait) » ;  , « La triangulation du cercle » ;
- , « Quelle critique ? Quels critères ? » ; 
, « Surtout exercice » ;  -, « Vers la clef de
l’indépendance : les jumeaux Schwitters » ;   ,
« Éthique de la raison critique » ;  , « Quelques
considérations sur la vocation philosophique de la critique » ; 
, « Pour une éthique de la critique » ;  ,
« Catalogues (extraits) ».

L’étrangère, n° -. ,   


- , « Des sensations à l’expression » ; 
, « Poésie / Sentation / Forme / Tessiture » , « Corps-Tiges » ;
- , « Une escrime avec l’apparence » , « Beauté je te veux /
vivante! » ;  , « Une parmi les promenades » , « Monde ,
,  et  » ;  , « Environs du bouc » , « La femme lit
(diane) » ;  , « Poésie, paysage et sensation » , « Effusions » ;
 , « Écrire le vivant » , « Rentrée (..) » ;  ,
« De la sensation à la surface » , « …un autre mois… » ;  ,
« Expériences du sixième sens » , « Sentir (soi) disparaître » ;  ,
« Tomber dans tomber : le vertige étoilé qui habite le poète » , « Trois
tentatives de vertige » ;  , « D’un animal poétique » ;  
, « Sur le sentir. Réflexions sur Marina Tsvetaïeva, Andrea Zanzotto
et Kees Ouwens » ; - , « Sensations et forme » ; 
 et  , « Trois conversations ».
L’étrangère, n° 
 , « Vivremourir » ;   , « L’étoile et le nuage » ;
 , « Route perdue » ;  , « Machupijchu » ;
 , « Entre art et philosophie » ;   ,
« L’interminable évidence de se taire » ;  , « Porosité » ;
 , « S’il tranche… ».

L’étrangère, n° 
  , « Chute, disparition » ;   , « Rimbaud
et la fin de la poésie » ;  , « L’Éventail des possibles » ; 
, « Chez Thomas Bernhard à Steinhof » ; - ,
« L’origine du lieu » ;  , « En premier lieu » ; 
, « Peinture » ;  -, « Affleurements pour
attouchements » ;  , « Sur la peinture de Bernard Gilbert » ;
 -, « exuel » ;  , « God disjunct ».

L’étrangère, n° -.    


  , « Totalité de la tête… » ; « Lettre à François
Rannou », « La critique cartésienne », « Péguy partiel », « Félix Fénéon ou
le critique muet », « Rimbaud et la possession du monde », « Vision et
connaissance chez Victor Hugo », « Essai sur la création poétique »,
« Connaissance critique et connaissance poétique », « En Bleu
Adorable… », « Sur Paul Celan », « Notes de lecture… », « Lettre à
Jean-Claude Schneider », « Carnet », « Carnet bleu perdu » ; 
, « Ce qui se poursuit, tu ne le pressens qu’en s’arrachant à toi »,
« D’un travail en cours », « L’éclat de l’étrangère » ;  ,
« Lettre à François Rannou » ;  , « La Route » ; 
, « Une variante de la sortie du jardin » ;   ,
« Une neige fondue » ;  , « Lettre à André du Bouchet » ;
-  , « L’Atelier » ;  , « Poète de
l’abrupt », « À la croisée des langages » ;  , « Lettre à
André du Bouchet » ;  , « Diptyque » ; 
, « Un art exact », « Mots comme la route » ;  ,
« Presque sans émoi » ; - , « Le Livre est d’abord
une action » ;  , « Par surcroît – respirer » ;   ,
« André du Bouchet : au cœur du plus humain » ;  , « Le
discontinu et le non-dit » ;  , « L’altérité, la soif » ;
- , « La parole qu’on n’a pas dans la parole qu’on
a », « Poèmes » ;  , « L’horizon du poème » ; -
, « Où “parlant” dirait “étant” », « Fendu » ;  ,
« Entretien avec André du Bouchet » ;  , « Revenir sur ses
pas » ;  , « L’Azurole », « Mœurs de césure » ; 
, « Le sillon de la langue » ;   , « Une
conversation en éveil » ;  , « Ici partagé » ;  ,
« Quatre lettres » ;  , « Si le poème se souvient, de quoi se
souvient-il ? » ;  , « Poèmes » ;  , « L’acquêt » ;
 , « Balises dans l’égarement (II) » ;  , « Poèmes » ;
  , « Chronologie d’André du Bouchet ».

L’étrangère, n° --.    


  , « Lettres d’André du Bouchet à Paul Celan », Lettre
à la traductrice d’Hans Faverey », « Deux lettres à Jean-Baptiste de
Seynes », « La violence de Géricault », « André Masson », « Tal-Coat »,
« Joan Miró », « Poèmes » ;  , « Le corps du traduire » ;
 , « Black rain falling drop’s up day » ;  ,
« Poèmes » ; -  , « Lettre à André du Bouchet » ;
 , « Poète : mot d’imposture » ;  , « Poèmes » ;
 , « Entretien avec André du Bouchet » ; 
, « Vicinité précaire » ;  , « Le moteur
négatif d’André du Bouchet » ;  , « … le secret éclaté » ;
 , « Les sources de la vitalité », « Bibliographie » ; -
  , « Liberté d’André du Bouchet » ;  ,
« Des nerfs (touchés) » ;  , « Océan, barques de plâtre » ;
 , « La revendication de la prose » ;  , « Le
semblable », « Dédoublements » ;  , « Dans la langue
comme de l’autre côté de la langue », « Jour jaune » ; - ,
« Espace du poème, espace de la peinture » ;  ,
« L’inadvertance », « Tête contre tête » ;  , « Lettre à
André du Bouchet » ;   , « sur la traduction. compost de
langue retourné en fleurs et en fruits, un entretien », « Entretien avec
André du Bouchet » ;  , « Par un détour blanc » ; 
, « endurance du bouchet » ; -  ,
« chansons pratiques » ; - , « Poèmes » ; -
, « S’amuïr » ; - , « Le jour devancé
(extrait) » ;   , « Andante pour mon père » ;  ,
« Lettre à André du Bouchet » ;   , « Montagne » ;
- , « loin d’elle dans son espace encore » ; 
, « Entretien avec André du Bouchet » ;  ,
« Lettre à André du Bouchet ».

L’étrangère, n° 
 , « L’envers (extrait) » ;  , « Peinture » ; 
, « Chant de l’étendue » ; - , « Et (plus
tard) précipitant » ;  , « L’éducation des monstres » ; 
, « De la forêt humiliée » ; - , « Visage d’une
mémoire (extraits ) » ;  , « La poésie de Silvia Baron
Supervielle » .
Achevé d’imprimer sur les presses
de l’imprimerie Snel Grafics à Liège en octobre .
Tout reste à dire de l’étrangeté du réel,
d’autant que la parole qui exprime
ce qui n’a pas encore été exprimé demeure
étrangère à elle-même.

ISBN 978-2-87317-337-1

,!7IC8H3-bhddhb!

You might also like