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OEUVRES

D'EDOUARD R1CHER

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MÉLANGES
TOME PREMIER

S A I N T - A M A N D (CHER)
A la librairie de LA NOUI'ELLE JÉRUSALEM, chez PORTE, Libraire.
PARIS
M. HIKOT, rue Monsienr-le-Prince, 58.
E. JL'iNG-TREUTTEL, Libraire, rue de Lille, t9.
LONDRES
SWEDENBORG SOCIETY, 36, Bloomsbury Street, Oiford Stree;.
NEW-YORK ,••'
NEW CHL'RCH BOOK-ROOM, 346, Broadway. |

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MÉLANGES
SÀINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE DE DESTENAY
Rué Lafayette, 70, place Mont'Hond
OEUVRES D'EDOUARD RIGHER

MÉLANGES
TOME PREMIER

SAINT-AMAND (CHER)
A la librairie de LÀ KOUYELLE JÉRUSALEM, chez PORTE, Libraire.
PARIS
M. MINOT, rue Monsieur-lc-rrince, 58.
E. JUNG-THEUTTEL, Libraire, rue de Lille, 19.
LONDRES
SWEDENBORG SOCIETY, 36, Bloomsbury Slreet, Oifurd Street.
NEW-YORK
NEW CHURCH BOOK-ROOS, 346, Broadway.

1861.
AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Après avoir donné une nouvelle édition de ta Reli-


gion du Bon Sens, qui forme le premier des huit vo-
lumes du grand Ouvrage d'Edouard Richer, la Nou-
velle Jérusalem, j'aurais désiré continuer cette pu-
blication; mais l'auteur n'ayant publié lui-même que
ce premier volume, et les sept autres ayant été édités
par son ami, M. L.-F. de Tollenare, auquel il avait
légué le soin de publier ses manuscrits, je ne pourrais
les faire réimprimer qu'autant que j'en aurais obtenu
l'autorisation des héritiers de M. de Tollenare, qui,
lui aussi, est sorti de ce monde. Toutefois, comme
M. de Tollenare, pendant qu'il coopérait à la rédac-
tion de LA REVUE, la Nouvelle Jérusalem, dont il
était un des fondateurs, m'a donné quelques manus-
crits d'Edouard Richer pour les y insérer au besoin,
et que plus tard il m'a envoyé ce qui lui restait de
manuscrits et plusieurs articles de Riclier insérés dans
le Lycée Armoricain, en m'autorisant à faire impri-
mer les uns et reproduire les autres, lorsque je le ju-
gerais à propos, je donne aujourd'hui, sous le titre
de Mélanges, un premier volume qui par conséquent
se compose :
1° De quelques Articles publiés par Richer lui-
même ;
2° D'Articles déjà insérés dans LA REVUE, lu Nou-
velle Jérusalem ;
3° D'Articles entièrement inédits ;
4° Et de quelques Articles qui ont paru dans le
Lycée Armoricain. Tels sont les trois qui ont pour
titre : Voltaire, J.-J. Rousseau, Bernardin de
Saint-Pierre et Mme de Staël, et qui ont été com-
posés par llicher, lorsqu'il commençait à étudier les
Ouvrages de Swedenborg.
Ce volume de Mélanges sera suivi d'un second vo-
lume.
Saint-Arnaud (Cher), le 28 janvier 1861.

LE BOYS DES GUAYS.


TABLE
Pages.
Indices de progrès pour servir d'introduction . . . . 1
Le Testament du Docteur Cramer 10
Le Livre de l'homme de bien • . 31
La visite de Gustave 90
La chute de l'homme 138
De la Médecine spirituelle . . . 163
L'Interrogatoire de Maître Thomas, ou la Cause du
choléra 208
La Tasse brisée, ou l'Amour conjugal 233
Sur la Noblesse, et quelle est la Noblesse véritable . . 257
Monsieur Guillaume 274
II a de l'esprit comme un Ange, Conte arabe 321
Linnée et Swedenborg 341
Les trois Questions 349
Observations sur trois Monuments anciens 355
Hymne d'Orphée 355
Hymne de Cléanlhe 357
Exorde du Poème d'Aratus 360
Principes de la morale universelle 362
L'Avarice du Vieillard 364
D'où provient le sentiment de la Pudeur 365
Le Nègre philosophe 370
Comment s'acquiert le Génie 377
Pourquoi Voltaire disait que ce qu'il savait le mieux,
c'est qu'il ne savait rien 380
La Vue morale des ruines. , 382
Orient et Occident, ou le Prêtre et le Poêle 384
LesOEuvres 386
Voltaire 387
J.-J. Rousseau 413
Bernardin de Saint-Pierre et M mc de Staël 433
INDICES DE PROGRÉS
POUR SERVIR D'INTRODUCTION

Ce n'est plus seulement chez les écrivains ascétiques


du moyen-âge, chez les théologiens scolastiques, tels
profonds penseurs qu'ils aient été, que de nos jours il
faut aller chercher l'histoire de l'âme, de cette portion
éminente de l'homme, qui échappe à ses regards sans
jamais pouvoir se dérober à sa conviction. Ce ne sera
non plus ni aux spirituels et railleurs sceptiques du
XVIIIe siècle, ni aux savants mais timides ecclectiques
de celui-ci qui tremblent devant un principe, que
nous irons demander des lumières sur ce sujet impor-
tant. Des sources plus limpides nous sont maintenant
ouvertes.
Le système scolastique, souvent entaché d'un spiri-
tualisme exclusif, et trop contempteur de la vie ma-
térielle, a bien pu donner lieu à la réaction du sen-
sualisme qui lui a succédé ; mais celui-ci, qui prenait
les serviteurs pour les maîtres, ou la passiveté des
organes pour l'activité des moteurs, n'a pu régner à
sa place. Les philosophes ont bien pu lutter avec avan-
tage contre les erreurs qu'introduisait la superstition,
fille de la logique viciée ou de la fraude, quand elle
tentait par de fausses voies d'unir l'esprit et la matière;
i.
2 INDICES

mais le fanal qu'ils allumaient sur un éeueil réelle-


ment périlleux, n'éclairait nullement celui sur lequel
eux-mêmes devaient venir se briser, je veux dire celui
de la superstition des organes des sens. Après une
lutte qui a souvent excité notre admiration, quand elle
a été sincère, et notre dégoût quand elle a été dé-
loyale, nous avons vu s'accomplir le naufrage des uns
et des autres sans qu'aucun conciliateur ingénieux ait
pu fructueusement leur tendre les bras. Tous s'en-
gloutissent, et cependant, quelque chose reste debout.
Fait remarquable : des systèmes s'amoncèlent et s'é-
croulent, et la société humaine subsiste et marche; il
y a donc une loi qui leur est supérieure.
Nous admettons tous dans l'humanité un mouve-
ment ascendant, désigné souvent sous le nom de pro-
grès de la civilisation, même au milieu des plus dou-
loureuses convulsions. Mais nous ne prononcerions
qu'un vain mot, si nous n'avions foi à la venue d'un
temps où l'esprit humain, cessant d'être balotté entre
le bigotisme et l'athéisme, aussi intolérants, cruels et
aveugles l'un que l'autre, devrait trouver issue sur
une plage douée pour lui de plus de charmes que ne
lui en offraient la rupture avec les faits sociaux, ou
l'affreuse immobilité du néant.
Il semble à plusieurs que ce temps arrive, qu'il
s'accomplit par les soins de la Providence, employant
comme agents de ses actes, au moment marqué par la
maturité, et l'Allemagne si docte, si sincère, et l'An-
gleterre si méditative, si opérante, et la France si pé-
DE PBOGHÈS, 3

nétrante, si claire et si de-libérée dans ses doctrines.


Comme la cité mystique de saint Jean, descendant
vers son époux, l'âme humaine, qu'ils observent et
étudient, désormais parée de nouveaux dons d'intelli-
gence, leur paraît aussi s'approcher de nous plus bril-
lante et s'introduire plus intimement au sein de notre
société, pour, en s'unissant mieux avec elle, l'éclairer
de plus vives lumières, rompre les vieilles chaînes qui
l'enserraient, et y substituer les doux liens de la fra-
ternité dévouée, puisant son énergie au foyer d'où
toute vie émane.
Tous les écrivains distingués de notre époque ap-
portent en effet leur contingent à ce progrès que nous
signalons dans la science de l'âme, et qui, au milieu
d'une inévitable lutte, se manifeste à chaque instant,
soit qu'il s'agisse de religion on de politique, de poésie
ou d'arts, d'organisation civile ou de combinaisons
industrielles. Tous font partir l'impulsion qui produit
le mouvement social, du domaine élevé de l'intelli-
gence considérée non plus comme obscure abstraction
des qualités de la matière, mais comme existence in-
dépendante de celle-ci, comme réalité agissante, ve-
nant mouler des formes que nous apprécions après
coup par les sens, et déterminer les actes extérieurs
qui ne sont que des enveloppes d'actes d'une autre
espèce, plus intimes, et dont la préexistence n'est pas
douteuse. Tous aujourd'hui diraient sans hésiter avec
saint Paul : Le monde est un système de choses invi-
sibles manifestées visiblement. A la vue de ce double
•ï INDICES

inonde, le problème embarrassant, ou plutôt à solu-


tion négative, que se proposeraient aujourd'hui contre
eux des controversistes, ne serait plus, comme jadis,
de prouver l'âme et son immortalité, mais de cher-
cher s'il y aurait seulement possibilité quelconque, ou
raison apparente pour que la portion pensante et af-
fective de l'homme cessât jamais d'agir, même séparée
du corps matériel.
Disons-le donc désormais sans légèreté, et pour en
tirer de sérieuses déductions pratiques : L'âme est une
chose tout aussi bien qu'un corps. Dès lors qu'elle
existe, elle a donc aussi, elle, son histoire, son point de
départ, son action et son but, nous osons ajouter, avec
protestation contre toute pensée de matérialisme, sa
substance, sa forme et ses phases spirituelles, ou sa
réalité et ses états, enfin, qui viennent se manifester
dans des actes, intimes d'abord, extérieurs ensuite,
donnant lieu aux phénomènes de notre double vie.
Quelque idée qu'on se forme de l'origine et de la
fin de cette partie constitutive de l'homme, laquelle
nous paraît être l'homme dans son essence; soit que
l'on consente ou non à la considérer comme une créa-
tion de l'amour suprême appelant un retour d'amour,
comme un récipient de la lumière et de la chaleur di-
vines, ou du vrai et du bien absolus et substantiels, ac-
tive, et à titre de récipient libre, susceptible d'altérer
le vrai en faux et le bien absolu en égoïsme, ou de les
conserver dans leur pureté ; soit qu'avec les chrétiens
et leurs imitateurs, on envisage l'âme ou l'homme,
DE PROGRÈS. o

comme ayant à certaine époque abusé de la liberté


qui constitue sa moralité, altéré son état normal et
transmis le germe de cette altération cî la suite d'une
chute antique, dont la rédemption préparerait le libre
redressement; personne au moins ne doute que celle
de ses phases, qui doit s'accomplir pendant son union
avec le corps matériel, ne saurait être une simple ex-
périmentation capricieuse; personne ne milite contre
la persuasion qu'elle est appelée à s'exercer dans un
cercle rationnel et dans un but déterminé par la su-
prême intelligence. Il n'est pas, en effet, un seul sys-
tème théosophique sensé qui n'ait montré une destinée
ultérieure pour résultat de cette période temporaire,
et indiqué les moyens de l'accomplir avec réserve de
la liberté; qui n'ait enfin fait consister la religion
dans une sorte de conjonction, ou plutôt de recon-
jonction de l'homme avec son Auteur, au moyen d'une
vie intérieure et extérieure, conforme à certains pré-
ceptes que la raison de tous les temps a admis, et qui
résistent h tous les paradoxes de l'entendement isolé
de la bonne volonté.
Or, il est remarquable que la prescription pre-
mière, dont nous parlons, loin d'avoir une date qui
signalerait son accord avec les variables besoins so-
ciaux, va au contraire se perdre au-delà de la nuit
des temps, pour s'allier, comme clause indispensable,
à toutes les conditions humaines, traditionnelles ou
imaginables, non moins essentiellement que la loi de
gravitation à l'existence des corps. La loi, qui institue
i*.
0 INDICES

ces préceptes, n'est donc point une conception de


l'homme; elle lui vient d'ailleurs, car de lui-même il
ne pourrait atteindre qu'à une combinaison subor-
donnée à ses intérêts individuels bien ou mal entendus,
et jamais à la doctrine du dévouement, ni même à
celle de la gloire après le cercueil. Aussi les disserta-
teurs sceptico-dogmatiques, ridiculement honteux
d'employer une expression connue et devenue vul-
gaire, Font-ils tout spécialement nommée toi natu-
relle; tandis que la majorité des peuples fidèles à une
tradition incontestable, l'acceptait comme institution
divine; et, en cela, n'élevant qu'une dispute de mots,
ils sont tombés d'accord sur le fait d'une loi qui est
antérieure à l'homme, qui se trouve cependant dans
sa pensée, et qui ne peut y être parvenue que par un
acte qui, dans toutes les religions, reçoit le nom de
révélation.
Une fois admis qu'une première révélation a eu
lieu, si l'on controverse sur le comment, du moins
cesse toute contestation sur le fait, et si des répéti-
tions du fait peuvent devenir des points particuliers
d'examen critique, du moins les trouve-t-on dégagés
désormais de l'argumentation de l'impossible. Dès
lors, il est moins étonnant que la philosophie, déli-
vrée par cette observation d'un obstacle qui arrêtait
ses premiers pas, se soit avancée avec plus de con-
fiance que jadis dans le champ des antiques révéla-
tions, et d'abord dans celui de la Bible, qui se présen-
tait à elle, sans doute avec des obscurités, mais aussi
DE PROGRÈS. 7

avec des caractères aperçus d'une si grande sublimité,


que les traits de l'ironie ont fini par venir misérable-
ment s'émousser contre lui. L'existence de ce livre
étrange, après les travaux de tant de siècles éclairés,
malgré la contexture presque délirante de ses narra-
tions et ses contradictions apparentes, malgré ses
images bizarres et son style anti-littéraire, sa résis-
tance aux sarcasmes les plus spirituellement aiguisés,
non moins que l'appui qu'il a donné non-seulement cà
la piété sensée, mais encore aux veilles les plus stu-
dieuses et les plus savamment dirigées, son harmonie
évidente avec les livres du même genre, découverts
chez d'autres peuples, et qui, en dépit des altérations
à l'écorce, atteste que tous ont une souche commune;
sa conservation, en un mot, est, humainement par-
lant, une sorte de prodige, d'anomalie rationnelle;
chrétiennement parlant, un acte providentiel, et, pour
le philosophe, un phénomène digne d'une bien haute
attention. Dès lors encore, si de ce que les phéno-
mènes du galvanisme et de la polarisation s'accom-
plissent loin de nos yeux, et aussi eux dans une bru-
meuse enveloppe comme celle qui couvre les paroles
allégoriques du livre sacré, nous ne leur en consa-
crons pas moins nos investigations, nous ne devons
pas être surpris de voir des esprits rationnels et éle-
vés entreprendre la recherche des éléments d'un fait
aussi influent sur le bonheur social et aussi fécond en
déductions morales que l'est celui de la communica-
lion du monde invisible, dit surnaturel, avec le monde
8 INDICES

visible ou naturel, c'est-à-dire, la révélation ; et cela,


quoiqu'elle conduise à l'étude d'un livre obscur en
apparence, mais en tout cas respecté et extraordi-
naire au plus haut degré.
En effet, nous voyons aujourd'hui des auteurs qui,
sérieusement et loyalement, vont chercher l'histoire
des destinées de l'âme dans les livres antiques offerts
comme révélés, et, sans difficulté désormais, dans ce-
lui de la Bible, monument archéologique qui, hors
ligne comme ouvrage littéraire, brille plus qu'aucun
autre au milieu de ceux qui ont traversé les siècles,
et ne demande, pour être mieux accueilli, qu'une in-
terprétation qui, au temps marqué par lui-même, en
dégage le sens profond tout relatif à l'âme dans son
action sur les œuvres, pour le faire étinceler comme
un soleil radieux qui vient s'asseoir sur le nuage dont
il était enveloppé.
Si ce livre extraordinaire, qui semble n'offrir des
obscurités à l'entendement que pour laisser plus de
liberté à la volonté du bien, se raccorde sans subtilité,
tant, comme nous l'avons dit, avec les livres sacrés
des autres peuples qu'il explique, qu'avec les plus an-
ciens monuments de la science qui le confirment, et
les travaux des plus profonds et des plus sages philo-
plies qui ne font que le commenter et le développer;
s'il résout les nombreux et difficiles problèmes que
s'est proposés l'esprit humain, sans blesser un instant
l'indépendance de ses jugements, nous ne pouvons
refuser d'écouter les écrivains consciencieux qui l'in-
DE PROGRÈS. 9

voquent pour nous tirer des fangeux abîmes de l'inepte


superstition, de l'audacieuse impiété et du doute irri-
tant. Comment pourrions-nous mal accueillir des
hommes qui nous démontreraient que très-positive-
ment et sans bigotisme, tous les actes de notre vie aux
degrés privé, domestique, industriel, politique, social
et universel, viennent sans peine se subordonner à
une philosophie large et tolérante, pleine de charmes,
de poésie et de réalité, puisée dans un ouvrage dont
le nom ne fait plus rougir que l'homme à préjugés,
tandis que de si nombreuses illustrations l'ont re-
connu comme supérieur à toute invention humaine?
LE TESTAMENT
DU

DOCTEUR CRAMER

Le docteur Cramer, imbu des principes des di-


verses philosophies régnant dans son pays, avait fini
par rester dans une négation absolue de toute vérité
morale et religieuse. Il était dans cette situation d'es-
prit, quand il fut surpris par la mort. 11 habitait alors
une petite ville d'Allemagne, célèbre par une univer-
sité, dont il faisait partie. Il avait écrit et déposé son
testament chez le notaire du lieu. Le docteur était un
homme fort riche; le testament faisait une large part
aux héritiers directs et collatéraux; il contenait des
legs immenses faits aux amis de la maison, aux servi-
teurs de la famille, et aux hospices de la contrée. On
y lisait principalement un article que voici textuelle-
ment :
« Je lègue, en outre, un million de florins à tous
les hommes, mes frères, de la manière la plus avanta-
geuse, d'après les idées que je m'en fais et que je vais
exposer ici :
» Selon moi, le plus grand bienfait possible n'est
LE TESTAMENT DU DOCTEUR CRAMER. 1 i

pas seulement de donner un morceau de pain a


l'homme qui a faim, de jeter une pièce de drap sur
les épaules de celui qui va tout nu, d'ouvrir un hôpital
à celui qui souffre; la faim, le froid et la maladie
passent, et il y a pour l'homme un besoin qui n'est
jamais satisfait, et qui revient à chaque instant le
tourmenter : C'est le besoin de la vérité. J'ai cherché
celle-ci toute ma vie sans venir à bout de la rencon-
trer. Quand, sur la réputation d'un homme, j'ai cru
posséder la vérité exposée dans son livre, il s'est élevé
bien vite un autre homme d'une réputation supérieure
qui m'a montré que, jusqu'alors, je n'avais adopté
que des chimères. J'ai été ainsi balotté par les hommes
et les systèmes, sans avoir jamais pu me dire avec as-
surance : Voici celui qui a raison ; tiens-toi à celui-
là. Donnant toujours gain de cause au dernier, il me
venait toujours dans l'esprit que ce dernier trouverait
infailliblement un successeur, et que quand je vivrais
autant que Saturne, j'attendrais sans cesse la vérité
sans la rencontrer jamais.
» II m'est resté, à la suite de ces recherches, une
opinion fort triste, c'est qu'aucun homme n'en savait
plus que moi, et que l'humanité était la dupe de quel-
ques hypocrites qui la trompaient à leur profit, ou de
quelques vaniteux qui faisaient semblant de s'éclairer
pour se faire admirer eux-mêmes. Cherche-t-on, me
disais-je, la vérité dans un livre de religion, on y ren-
contre des mystères dont la seule lecture vous fait
perdre l'esprit. La, demande-t-on à un livre de philo-
12 LE TESTAMENT

sophie, on y trouve l'opinion d'un homme moins em-


pressé de chercher ce que les autres ont pu penser de
bon que jaloux de faire valoir ses propres idées. Les
théologiens qui m'ont dit d'abaisser ma raison de-
vant leurs mystères m'ont tout à fait rebuté, car je
ne crois pas que pour chercher la vérité il faille se
servir d'un autre instrument que de la raison. Les
philosophes m'ont fait tourner la tête avec leur mé-
taphysique, et je n'ai pas cru que la nature ait fait
dépendre la vérité d'un jargon scolastique connu de
quelques adeptes.
» Toutes les religions se disent révélées. J'en vou-
drais connaître une dont le bon sens approuvât les
principes : cela m'aurait fait croire plus que tout le
reste à son origine divine. Tous les auteurs préten-
dent avoir raison tout seuls; j'aurais voulu rencontrer
une théorie si universelle, si applicable, si féconde,
que toutes les idées vraies et justes de tous les temps
et de tous les lieux eussent rentré dans ses dévelop-
pements. Je n'aime pas les hypothèses, parce que rien
ne me garantit de Pinfaillibité de celui qui l'expose ;
je n'aime pas non plus les livres ecclectiques, parce
que le choix qui a présidé à leur rédaction peut être
plus ou moins subtil, plus ou moins arbitraire. Qu'on
juge dans quel effroyable vide j'ai dû me trouver!
Sans croyance à l'égard des choses de foi, j'ai été
l'homme le plus irrésolu du monde à l'égard des
choses de raisonnement. '
» II est arrivé de là que tous mos efforts pour dis-
DU DOCTEUR CRAMER. 13

sïper ces nuages ont été vains. M'imaginai-je croire


à une chose, le moment d'après j'étais tout incrédule.
Il y avait dans mon âme un flux et reflux de pensées
et de sentiments qui faisaient de moi aujourd'hui un
être tout différent de ce que j'étais hier. Je croyais et
ne croyais pas sans trop savoir pourquoi. Je me prou-
vais à moi-même le pour et le contre avec la même évi-
dence. Si quelquefois, croyant avoir saisi la vérité, je
sentais ma poitrine s'élargir et ma respiration devenir
plus facile, à l'instant même le doute comprimait le
souffle prêt à s'échapper, et je sentais que j'étais saisi
douloureusement, comme si la griffe du vautour de
Prométliée eût été sur moi.
» Comme il m'est démontré que tous les hommes
qui cherchent la vérité seront affligés, comme moi, de
cette terrible maladie, je crois faire un acte pieux et
utile tout à la fois, un acte agréable à Dieu et aux
hommes, en léguant le million mentionné ci-dessus à
celui qui, au jugement des docteurs de l'université
dont je fais partie, aura découvert sans ambiguïté la
vérité morale et l'aura présentée avec toute l'évidence
possible. Je vais déclarer à cet égard mes intentions
formelles, et indiquer les principaux problèmes que
les concurrents devront résoudre.
» Je parle de Dieu comme tout le monde, mais
je ne connais pas un argument décisif en faveur de
son existence. Chateaubriand a dit que l'éléphant le
saluait au lever du jour; comme je m'imagine bien
que l'éléphant, qui n'en sait pas plus que moi là-dès-
14 LE TESTAMENT

sus, ne salue rien du tout, cette preuve pour moi est


non avenue. Les merveilles de la nature peuvent bien
ine prouver une cause qui a arrangé tout cela, mais
je ne vois pas de liaison entre cette cause première
et la destination ultérieure de l'homme. 11 me semble
que nous sommes à notre place unique ici-bas comme
les insectes à la leur, et je ne sais pas si un degré de
plus ou de moins d'instinct ou de raison établit la né-
cessité d'un monde invisible créé exprès pour nous,
quand notre rôle est fini. Il faut donc que le livre
qu'on jugera digne du prix donne des raisons solides
de l'existence de Dieu, de la destination de l'homme,
et nous dise comment et pourquoi nous sommes liés
à notre Auteur d'une manière plus intime que le reste
delà création.
» Le but unique que l'homme se propose, c'est
d'être heureux. Il faut nécessairement que l'ouvrage
couronné nous montre comment le système religieux
et moral s'accorde avec le bonheur, car c'est là la
pierre de touche qui éprouve la valeur des choses;
c'est ce qui nous dit si elles sont propres à s'identi-
fier avec nous, à faire partie de nous-mêmes. J'ai lu
sur le bonheur une foule de livres en contradiction
les uns avec les autres. J'en ai vu un qui a pour titre :
L'art d'être heureux. Et croyant qu'on ne pouvait
jamais arriver par artifice à la félicité réelle, con-
vaincu que le bonheur était un sentiment, j'ai laissé
là ce livre dont je n'ai lu que le titre. J'en ai par-
couru d'autres qui font consister le bonheur dans
DU DOCTEUR CKAMER. lo

telle ou telle condition de la vie ; et comme les condi-


tions de la vie ne dépendent pas de nous, je suis allé
ailleurs. L'auteur du Télémaque m'a dit que l'homme
le plus malheureux était un roi, qui croit être heureux
en rendant les autres misérables; je me suis dit : Je
ne suis pas roi, et pourtant je puis être le plus heu-
reux comme le plus malheureux 'des hommes. Frap-
pons à d'autres portes. L'un proclame la santé comme
le souverain bien, l'histoire nous a montré mille fois
le bonheur dans une constitution maladive; l'autre
attache la félicité à l'usage des biens de ce monde,
d'où il s'ensuit que l'indigent n'aurait pas reçu de la
divinité l'organe propre à lui faire éprouver le bon-
heur. Il y en a qui ont considéré les jouissances de
l'amitié ou celles des liens de famille comme propres
seules à enchanter la vie ; mais les circonstances peu-
vent nous jeter seuls dans la société : orphelins et
sans amis, nous n'aurions donc aucun espoir d'arriver
à la destination de notre être? Plusieurs ont dit que
pour être heureux il fallait simplement s'imaginer
l'être, en sorte que le bonheur serait une opinion et
non une sensation, opinion aussi insensée que con-
traire à la morale. En ce cas, les remords qui déchi-
rent le coupable et le rendent le plus infortuné des
êtres ne seraient que l'effet d'une opinion à laquelle il
serait aussi facile de se soustraire, qu'il est aisé de
faire disparaître un petit mal de tête en prenant le
grand air.
» Horace m'invite à chercher le bonheur dans les
16 LE TESTAMENT

bras de la volupté ; mais je trouve qu'on se lasse de


tout; j'arrive à l'âge mûr, et malgré moi l'indiffé-
rence succède dans mon cœur à des émotions faites
pour le jeune âge ; le bonheur doit être de tous les
temps; Horace m'en fait connaître un qu'on ne soup-
çonne pas dans la faiblesse de l'enfance, et qui ne
laisse que des regrets amers à l'impuissante vieillesse.
Tacite fait entendre que bonheur et gloire sont des
mots synonymes, puisqu'il appelle celle-ci la dernière
passion du sage. Le désir de se distinguer aux yeux
des autres ne me semble guère moins condamnable
que l'ambition qui se propose de les subjuguer. La
gloire est toujours en perspective : est-elle atteinte,
elle n'est jamais entière. Toujours il y a des sifflets
qui accompagnent les concerts de la louange. En se-
cond lieu, la gloire n'est-elle plus disputée, le vani-
teux qui s'en gorge à loisir n'y pense plus le lende-
main : il n'est venu à bout par là que de faire dépen-
dre la valeur de sa vie du jugement des autres; or, le
bonheur n'a rien à démêler là ; il est tout intérieur,
et ne nous oblige pas de vivre en quelque sorte sur
les lèvres d'autrui. Je regarde donc comme une dé-
couverte importante pour l'humanité, le livre qui
nous apprendra quelle est l'essence véritable du bon-
heur, et comment il entre dans le plan général qui lie
l'homme à Dieu.
» Connaître sans incertitude Dieu, l'homme et l'u-
nivers, et les liens mystérieux qui les unissent, est
sans doute la science la plus désirable et la plus belle
DU DOCTEUR CRAMER. 1"

qu'il y ait au monde pour l'homme qui pense ; con-


naître également la nature du bonheur et la voie
sûre qui y conduit est la vérité la plus importante
comme la plus nécessaire aux yeux de tous les hommes ;
mais, selon moi, ces deux grandes découvertes ne
suffisent pas pour constituer un système de morale.
L'homme a des devoirs à remplir : c'est là qu'abou-
tissent toutes les actions de sa vie. Il faut donc que le
livre qui sera jugé digne du prix établisse nettement
l'origine de ces devoirs. Quant à moi, j'ai eu le mal-
heur de ne voir dans les devoirs qui sont exigés de
nous que des manières honnêtes de déguiser notre
intérêt pour concourir à un intérêt général, qui, au
fond, importe fort peu à tous les hommes, Pour moi,
cet intérêt général est un grand mot, et rien de plus.
Je n'y vois pas de vertus proprement dites, et où il
n'y a pas de vertus, il n'y a pas de devoirs à remplir;
il y a simplement des actions à diriger avec prudence
pour notre profit lui-même. Je concours au bien pu-
blic, parce que le mien y est compris, comme un bon
négociant contribue à affermir le crédit d'une banque
dans laquelle sont déposés ses capitaux. Eriger en de-
voirs les actions de ce commerçant serait une niaiserie
achevée; il en est ainsi des devoirs de l'homme de
toutes les conditions. Le militaire sert celui qui lui
donne des épaulettes ; le diplomate, celui qui distribue
des cordons et des crachats ; la plupart des fonction-
naires, celui qui remplit leur caisse. Le devoir de
chacun d'eux, dit-on, est de servir l'état avec fidélité,
2*.
18 LE TESTAMENT

c'est une manière de parler; l'intérêt de chacun d'eux


est de s'acquitter de sa fonction pour son propre
avantage : voilà tout ce qu'il y a de vrai. Le devoir
séparé de cet intérêt, qui est le mobile de tout, est
une chose romanesque à laquelle nul homme sensé ne
trouvera de base solide. J'ai lu les Offices de Cicéron
sans être convaincu de la nécessité d'accomplir le de-
voir pour le devoir lui-même. En effet, si mon intérêt
n'est pas là, que me revient-il de m'être gêné pour
les autres ?• La main sur la conscience, il n'y a pas un
homme qui ne convienne qu'il s'est acquitté de son
devoir uniquement parce qu'en ne le faisant pas, il
aurait porté préjudice à son honneur ou à ses intérêts.
Ceux qui paraissent accomplir le devoir pour lui-
même, et indépendemment de toute considération
personnelle, sont des gens très-respectables sans
doute; mais je n'ai jamais pu découvrir la théorie qui
leur servait de guide. Si c'est par orgueil qu'on s'en
acquitte, le devoir est souillé ; si c'est par l'amour du
gain, il devient un trafic; si c'est de peur d'être puni,
ce n'est plus qu'une scélératesse comprimée à laquelle
le mot de devoir ne convient plus. Veut-on en faire
un acte religieux, d'abord il faut prouver l'existence
de Dieu; en second lieu, quand on aura démontré le
Dieu qui a créé tous les mondes, il sera difficile de
comprendre comment il a la complaisance de s'occuper
assez de l'homme pour attacher quelque prix à l'ac-
complissement de nos devoirs. Ce Dieu nous récom-
pensera ou nous punira dans l'autre monde, à ce
DU DOCTEUR CRAMER. 19

qu'on dit, d'avoir bien ou mal vécu sur la terre :


j'admets cette hypothèse ; mais, dans ce cas-là, si nous
faisons notre devoir ici-bas dans la vue d'en être ré-
compensés là-haut, nous retombons dans l'inconvé-
nient signalé; nous donnons un pois pour avoir une
fève, et c'est toujours un trafic, seulement l'objet de
l'échange n'est plus le même. Si la crainte des feux
de l'enfer nous empêche d'enfreindre nos devoirs,
nous sommes des automates, et nous ne faisons plus
rien librement. Ce feu infernal est tout simplement
une terreur qu'on s'est avisé d'ajouter à celle du gibet
pour faire peur aux scélérats. Une idée juste de Dieu
et de l'homme importe donc à la théorie des devoirs,
et il faut nécessairement faire dépendre ceux-ci des
vérités que j'exige d'abord du concurrent.
» Pour éclaircir cette difficulté, il ne se bornera
pas à étaler fastueusement tous les lieux communs
qui ont cours dans le monde. Je sais par cœur toutes
nos belles maximes de morale, et elles ne me parais-
sent toutes que des hypothèses plus ou moins subtiles.
Quand on me prouverait que l'homme doit recon-
naître des devoirs, ces devoirs étant à mes yeux la
suite de conventions établies auxquelles chaque homme
se soumet par force, par calcul ou par amour-propre,
celui pour qui ces motifs n'existent pas, n'est vrai-
ment obligé à rien. Si rien n'est évident en principe,
il s'ensuit également que rien n'est bon ni mauvais
dans l'application. Le bon sens dira qu'il nous est
jitile d'observer les devoirs prescrits, et qu'il nous est
20 LE TESTAMENT

préjudiciable de les enfreindre, mais il ne dira rien de


plus. On ne produira de règles vraiment obligatoires
pour la vertu que quand on aura fourni à l'entende-
ment la mesure précise de la vérité. Pour que l'homme
s'assure si ce qu'il fait est bien ou mal, il faut qu'il
sache s'il y a un bien ou un mal absolu. En un mot,
pour accomplir des devoirs par tout autre motif que
celui de l'intérêt, il faut être bien convaincu que la
vertu est autre chose qu'un roman du cœur ou une
invention de la politique.
» J'arrive à la quatrième et dernière condition que
j'exige des concurrents. Après avoir suivi l'enchaîne-
ment des propositions d'un livre de géométrie, il n'y
a pas d'homme qui ne se rende irrésistiblement à la
vérité ; je veux, comme condition de rigueur, que
l'ouvrage de morale qui sera jugé digne du prix, quel
que soit le plan de l'auteur, ait en toutes les parties
la même évidence. Je veux que le lecteur conduit de
vérités en vérités à l'aveu d'une doctrine complète,
soit forcé d'en admettre les principes et les consé-
quences. Enfin, dans ce monde, où l'on dispute de
tout, du bien et du mal, du vrai et du faux, je veux
que mon argent serve à produire un livre qui dé-
truira tous les doutes et ne reposera que sur des
assertions incontestables. »
Après avoir distribué les legs désignés dans le tes-
tament, les confrères du docteur Cramer mirent au
concours le sujet indiqué sans grand espoir de voir
réalisées les intentions du donateur. Le concours resta
DU DOCTEUR C R A M E R . 21

ouvert pendant dix ans. L'amour du gain, autant sans


doute que le zèle pour la vérité, mit la plume à la main
à la plupart des hommes de lettres non-seulement de
la docte Allemagne, mais encore de tous les royaumes
européens. On reçut environ trois cents rames de pa-
pier écrit dans toutes les langues et qu'il fallait lire et
analyser soigneusement. Certains écrivains avaient
cru que, vu l'importance de la matière et la munifi-
cence du donateur, ils n'avaient pu se dispenser d'é-
crire là-dessus au moins trente volumes. Le rappor-
teur de la commission dit qu'il lui faudrait une
vingtaine d'années avant de communiquer à ses con-
frères le résultat de ses lectures. Il observa que la
plupart des hommes embrouillent les sujets les plus
simples, parce qu'ils ont la malheureuse habitude
d'associer à l'idée qu'ils se font de la vérité toutes les
idées qui leur sont familières, et qui souvent n'ont
rien à démêler avec elle ; d'autres ont le ridicule
amour-propre de vouloir que leur livre renferme tout
ce qu'ils savent, tandis que le savoir judicieux consiste
à mettre en évidence seulement ce qu'on s'est proposé
de faire connaître. Il résulte de là, ajouta-t-il, que la
vérité est étouffée sous un amas d'écrits, et qu'il de-
vient d'une difficulté extrême de la découvrir dans
une foule d'accessoires parmi lesquels il y a évidem-
ment un grand nombre d'erreurs ; il n'y a pas un
homme qui, pour deux vérités qu'il possède, ne
compte sur la même ligne une cinquantaine d'erreurs
dont il faut que le lecteur fasse le triage. On sent-as-
-1"1 LE TESTAMENT

sex que c'est chercher une aiguille dans un tas de foin,


comme on le dit dans notre pays. Bien plus, en lisant
les écrits d'un homme qui se trompe cent fois sur des
matières accessoires, comment affirmer qu'il ne lui
arrive plus de se tromper, quand il arrive au sujet
principal ? Le jugement faux dont il a fait preuve en
cent passages met en défiance sur la solidité du juge-
ment qui lui aura été nécessaire pour établir ses prin-
cipes. J'ai calculé que si un homme voulait chercher
la vérité, et qu'il se crût obligé pour cela de lire tous
les livres de morale imprimés dans le monde pour
faire un choix solide, à lire pendant 12 heures par
jour, il lui faudrait environ 700 ans. On ne vit plus
aujourd'hui aussi longtemps que Mathusalem. Les cal-
culs les plus justes portent environ à 30 ans le terme
moyen de la vie humaine, il nous faut donc un livre
qui soit en rapport avec cette vie si courte, traversée
de tant d'événements. Je conclus de là qu'aucun des
ouvrages envoyés n'a mérité le prix.
L'Université, accablée de l'effroyable besogne
qu'elle s'était préparée, mit le feu à tous les papiers
qui lui avaient été adressés, et, remettant le sujet au
concours pour l'année suivante, pria les auteurs de
ne plus noyer leurs idées dans des digressions inuti-
les. Elle exigea qu'on se renfermât dans le sujet, et
qu'on se bornât à un écrit qu'on pût lire en quelques
heures. Elle termina en disant aux concurrents de se
souvenir que Montesquieu avait annoncé, dans la pré-
face du Temple de Gnide, qu'il s'occupait d'un ou-
DU DOCTEUR CRAMER. 23

vrage de 12 pages devant renfermer tout ce que nous


savons sur la métaphysique, la politique et la morale.
Les auteurs qui subirent les chances du second
concours, afin de mieux se résumer, imaginèrent des
divisions et des subdivisions si nombreuses, qu'à la fin
du livre il était impossible de s'en rappeler le com-
mencement. Quelques-uns des docteurs, malgré toute
la patience allemande, y gagnèrent de violentes mi-
graines. L'un d'eux, ennuyé de se casser la tête À com-
prendre ces échaffaudages, observa que ces maladroi-
tes subdivisions d'un même sujet annonçaient l'enfance
de l'art et non la maturité du talent. Ce sont, dit-il,
comme les cercles de la sphère, des choses qu'on ima-
gine pour faire connaître les proportions de l'édifice,
mais il ne faut pas que l'édifice soit caché dessous.
Quand nous étudions la voûte étoilée, nous n'y voyons
ni nos lignes parallèles à l'équateur, ni nos méridiens;
II faut qu'un livre de morale soit ainsi. Ce doit être
le miroir de la vérité naturelle, et non pas l'exposé de
nos ridicules catégories conventionnelles. D'ailleurs,
ajouta-t-il, il est évident que chaque division du sujet
demande un nouveau terme dont il faut donner une
définition. Ainsi, au lieu d'une énigme à découvrir,
en voilà tout d'un coup mille. La vérité est une, quel
que soit le nombre des choses qui s'y associent, comme
un arbre est un, quel que soit le nombre des bran-
ches, des feuilles, des fleurs et des fruits dont est
chargé son tronc. Parmi les concurrents, il en est
qui, ayant aperçu que l'homme était à la fois amour
24 LE TESTAMENT

et intelligence, ont fait une longue liste des facultés


qui se rapportaient à ces deux-ci. Ils nous ont montré
l'homme double, et l'ont ensuite partagé en "une mul-
titude d'affections et de pensées différentes, taudis
qu'il est un, et que, dans tous les sentiments de son
cœur, il entre quelque chose des idées de sa tète. Un
autre a fait la nomenclature des passions, qu'il par-
tage en classes, genres et espèces. Dans cette anato-
mie ridicule vous croyez voir les rouages bien distinc-
tement, mais la vie met tout cela en mouvement, et
vous ne savez plus où vous en êtes. Le ressort prin-
cipal que vous n'aviez pas vu remue, brasse les genres,
les cas et les familles, et tout le travail du pauvre au-
teur s'en va en fumée. L'idée fondamentale, le prin-
cipe sur lequel tout repose ne doit jamais être perdu
de vue. Les détails qui le font envisager sous plu-
sieurs rapports sont aussi superflus que les applica-
tions que nous avons occasion nous-mêmes de faire
de la vérité durant le cours de la vie. Ces applications
sont diverses pour chacune; les divisions et subdivi-
sions d'un livre de morale sont ainsi. Ce sont tout
simplement les formes variées que prend la vérité
dans chaque cerveau.
Ces raisons furent goûtées. Le prix fut remis pour
la troisième fois à l'année suivante. Les docteurs dé-
clarèrent que leurs intentions n'avaient pas éiC em-
plies, et ils demandèrent un livre qui satisfit aux con-
ditions exigées par le préopinant. Les amplifications
verbeuses et les sèches analyses ayant été écartées, il
DU DOCTEUR CRAMER. 28

ne resta aux concurrents que la voie de l'érudition.


On fouilla tontes les bibliothèques pour trouver dans
les écrits du temps passé une vérité morale que notre
siècle ne connaissait pas. De nombreux mémoires, hé-
rissés de citations en toutes les langues et qui occu-
paient les cinq sixièmes de chaque page, furent en-
voyés au concours. Tous les monuments de l'antiquité
furent mis à contribution, depuis les pierres de Car-
nac jusqu'aux Pyramides d'Egypte. Trois mémoires
principaux attirèrent l'attention des savants : Le pré
mier prouvait aussi clair que le jour qu'il n'y avait eu
d'autre vérité religieuse et morale chez tous les peu-
ples que le passage du soleil dans les douze signes du
zodiaque, les différents aspects de la lune et des pla-
nètes; enfin, les levers et couchers héliaques cosmi-
ques et acroniques des constellations. D'après cette
idée, toute qualité morale devenait une propriété phy-
sique. La lumière intérieure qui éclaire tous les hom-
mes n'était autre chose que la lumière solaire; l'a-
mour divin qui les échauffe, c'était la chaleur de cet
astre. Il n'y avait pas jusqu'aux personnifications des
vertus qui ne provinssent de quelque représentation
astrologique de la lune. Le second mémoire fit voir
que l'antiquité entière n'avait connu d'autre vérité
que les secrets de l'art hermétique ; en sorte que la
morale était une fumée sortie des fourneaux d'un al-
chimiste. L'auteur de celui-ci fit remarquer une con-
cordance frappante entre la théorie orientale des éma-
nations et la science moderne des gaz. Il en concluait
3.
2(> LE TESTAMENT

une sorte de pneumatique, qui réduisait en vapeur


insensible le monde physique aussi bien que le monde
moral. La vérité ici devenait une substance impalpa-
ble, un souffle, un rien, pour peu qu'on essayât de la
saisir. Le troisième prouva que la mythologie renfer-
mait seule toute la philosophie des nations, et il con-
cluait de cette grande découverte que les Métamor-
phoses d'Ovide étaient le véritable code de morale
convenable au genre humain.
Après cette lecture, les docteurs se regardèrent en
soupirant. L'un d'eux, revenu de son ctonnement, ne
put s'empêcher de remarquer combien l'espèce hu-
maine était infortunée, et combien leur défunt con-
frère avait eu de la perspicacité, puisqu'il avait prévu
que sa maladie devait être celle de tous les hommes
qui chercheraient à s'enquérir de la vérité. Un autre
observa que le désappointement qu'on venait d'éprou-
ver était inévitable, parce qu'on s'était adressé à des
faiseurs de livres, et que le métier de ces hommes-là
est d'écrire seulement pour ceux qui leur ressemblent.
Le docteur Cramer, ajouta-t-il, a demandé un livre de
bon sens et non un traité de métaphysique ou un livre
d'érudition. L'homme de bon sens, qui n'est ni érudit
ni savant, ne trouve dans ces longs ouvrages aucun ali-
ment qui lui convienne. Mettons de nouveau le sujet au
concours, et nous décernerons le prix à l'auteur du
meilleur écrit populaire sur la vérité morale la plus
importante à l'humanité entière, et celle d'où décou-
lent les devoirs et les espérances de l'homme dans
toutes les conditions île la v i e .
DU DOCTEUR C R A M E R . 27

Cette fois, on crut avoir atteint le but, et un qua-


trième concours fut ouvert. Le million était toujours
là; c'est ce qui fit que le public ne se lassa point. On
reçut une multitude d'ouvrages aussi ridicules les
uns que les autres. La vérité morale, comme la lu-
mière physique, est faite pour tous les hommes; et
comme les rayons du soleil s'accommodent à tous les
yeux, les principes fondamentaux de la vérité doivent
se conformer à toutes les intelligences. Il en serait
ainsi, si l'homme vivait selon les lois de la nature;
mais dans l'état social, où ces lois sont méconnues et
outragées, la vérité prend tant de masques qu'il est
impossible de la reconnaître. C'est presque toujours
la voix de nos passions ou de nos préjugés que nous
prenons pour elle ; et, dans les derniers rangs de la
société, il n'y a pas de vérité qui ne soit horriblement
défigurée par des habitudes corrompues et une reli-
gion superstitieuse. Plusieurs des mémoires envoyés
étaient écrits dans le style des halles, et comme ce
style n'a pas d'équivalent dans toutes les langues, il
était impossible d'en traduire les expressions dans
l'idiome de la raison universelle. Les docteurs s'é-
gayèrent un moment de ces compositions à la Yadé,
mais ils en sentirent bientôt le vide. Ils trouvèrent
certains ouvrages en forme de catéchisme qui n'a-
vaient qu'un inconvénient, celui de commencer par le
plus difficile, et d'ériger en principes reconnus ce
qu'il aurait fallu prouver d'abord. Plusieurs avaient
essayé de traiter le sujet à la façon du bonhomme Ri-
"28 LE TESTAMENT

chard de Franklin; mais ils ne s'étaient pas aperçus


que Franklin parlait aux hommes une langue qu'ils
entendent sans explication, celle de leurs intérêts,
tandis qu'ici il fallait leur expliquer ce qu'ils ne veu-
lent jamais comprendre, je veux dire, leurs devoirs.
Un des membres de l'Université prit la parole
après que les lectures eurent été entendues. « Mes-
sieurs, dit-il, vous cherchez à inculquer la vérité mo-
rale aux hommes, et vous prenez pour les instruire
le langage de l'ignorance, qui ne sait rien. Ces ou-
vrages, soi-disant populaires, sont de vrais tours
d'escamoteurs. Pour faire connaître la vérité aux
hommes, il faut les élever jusqu'à elle; et vous croyez
bonnement que vous allez la trouver en vous abais-
sant jusqu'à la boue de leurs souliers : c'est se trom-
per lourdement. Un ouvrage de morale a pour but de
faire comprendre de hautes vérités, et si vous prenez,
pour les exprimer, le langage d'un homme qui n'a
jamais étudié, vous donnerez à l'énoncé de vos prin-
cipes un air arbitraire qui le fera rejeter, dans la
suite, du plus mince écolier. En second lieu, mes-
sieurs, quoiqu'il y ait peu à dire, sans doute, pour
dire tout ce qui est utile à l'homme, il faut néanmoins
beaucoup connaître, et par conséquent citer beaucoup
de choses pour rendre vos démonstrations satisfai-
santes. Toutes les vérités se lient les unes aux autres ;
si vous vous adressez à l'homme du peuple, il voudra
en supprimer un grand nombre de votre thèse, et la
chaîne se rompra dès lors qu'il y manquera des an-
DU DOCTEUR C R A M E R . 29

neaux. Je suis d'avis que vous ajourniez le prix indé-


finiment, et que vous laissiez l'homme de génie faire
l'ouvrage tel qu'il lui semblera. Nous allons placer le
million chez un banquier, comme une semblable
somme a été placée en Angleterre pour celui qui dé-
couvrira le moyen de trouver la longitude en uier.
Et, à y bien regarder, messieurs, ces deux grandes
découvertes sont payées du même prix, parce qu'elles
sont, chacune dans leur sphère, d une égale impor-
tance. Voyager sans incertitude au milieu de l'orageux
Océan n'est pas un moindre avantage que de voguer
sans hésitation sur la mer turbulente des opinions
humaines. »
Les docteurs, enchantés de cette dernière idée, se
hâtèrent de la mettre à exécution. On rédigea à la
hâte un nouveau programme, et chacun s'empressa
d'abandonner l'espèce humaine à ses aveugles con-
ducteurs pour aller dîner. On entendit même un sa-
vant s'écrier que rien à ses yeux n'était plus évident
que les mets qui l'attendaient.
Un auteur français ayant été informé, il y a quel-
ques années, du sujet et du prix proposés, s'imagina
de concourir. Ne croyant pas sans doute remporter
le prix, et voulant néanmoins se donner le mérite de
la modération, il prit pour épigraphe ces paroles de
Mentor à Idoménée : a Je ne cherche ni biens, ni
» autorité sur la terre : je ne veux qu'aider ceux qui
» cherchent la justice et la vertu. » Voilà ce que la
commission, au lieu du nom de l'auteur, trouva sous
30 LE TESTAMENT DU DOCTEUR CRAMER.

le cachet qui accompagnait le mémoire. On dit que si


l'auteur s'était fait connaître, elle lui aurait adjugé la
récompense promise. Une mauvaise honte le retint ;
l'orgueil l'emporta chez lui sur l'amour du gain, et il
préféra s'en tenir à sa fastueuse épigraphe, plutôt que
de réclamer la fortune qu'il avait légitimement ga-
gnée. Néanmoins, l'Université s'est décidée à faire
imprimer le manuscrit pour la plus grande édification
du genre humain : C'est cet écrit qu'on va lire.
LE

LIVRE DE L'HOMME DE BIEN


OU LE

TESTAMENT DU DOCTEUR CRAMER

Nosce teipsum.

Il y a une vérité qui frappe tous ceux qui se don-


nent la peine de réfléchir, c'est que l'amour de soi est
le mobile et le but unique de toutes les actions de
l'homme abandonné à lui-même. Loin que l'expé-
rience détruise ici la théorie, nous ne faisons pas au
contraire une seule remarque qui ne la confirme. Les
plus fins observateurs en morale ne font jamais que
découvrir les prétextes qui servent de déguisement à
cet amour : on s'aime dans ses amis, dans sa famille,
dans ses concitoyens; on dit qu'on se dévoue pour les
autres, et finalement on ne fait'rien que pour soi.
Contractons-nous une liaison, nous cherchons avant
tout ce qui nous en reviendra ; notre vanité ou notre in-
térêt y gagne toujours quelque chose, sinon cette liai-
son nous devient à charge. Dans l'enfance, cet amour
s'annonce par la gourmandise ; dans la jeunesse, par
la luxure; dans l'âge mûr, par l'ambition, et dans la
vieillesse, par l'avarice : des bonbons, des maîtresses,
32 LE UVRE

des honneurs et des écus sont presque toujours les


objets que l'homme a en vue dans le cours de sa car-
rière. Dans l'enfance, l'amour de soi excite en lui
l'instinct qui le porte à se nourrir; et, en y obéis-
sant, il devient glouton. Dans la jeunesse, ce même
amour l'invite à répandre hors de lui le superflu de
vie qui l'anime ; et, au lieu de songer à la propagation,
il songe à ses seuls plaisirs, et devient libertin. Après
avoir conservé et propagé son être, l'homme sent en
lui le besoin de s'occuper de la machine sociale ; et,
au lieu de s'y atteler pour la faire avancer, il tâche
de l'attirer à lui pour en faire son unique profit. Le
vieillard en resserrant sa vie est tout à lui, comme l'en-
fant n'a que lui seul en vue en étendant la sienne ; il
presse sa chère cassette contre son cœur, parce que sa
vie est là. En effet, ses écus réaliseront pour lui, quand
il le voudra, les désirs qui pourront survenir dans la
suite, et sa prévoyance est une grossière avarice.
Qu'on ne croie pas que l'amour de soi se contente
des miettes qu'il demande humblement. Ce qu'on lui
donne n'empêche pas pins le désir de revenir que l'a-
liment présent n'empêche la faim de nous tourmen-
ter plus tard. 11 est de l'essence de l'amour de soi de
désirer sans fin et de ne point reconnaître de limites.
A nous entendre dire, il ne nous faudrait, pour être
satisfaits, que la possession de tel objet; l'objet qui
nous manque nous est-il accordé, nous en avons aus-
sitôt un autre en vue sur lequel se porte de nouveau
notre convoitise. L'homme d'une classe inférieure ne
DE L'HOMME DE BIEN. 33
désire rien, ou presque rien, à ce qu'il nous semble;
mais c'est uniquement parce qu'il est dans le bas de
la vallée, et que l'objet qu'il convoite est, en effet, le
seul qu'il puisse apercevoir de sa place. A mesure
qu'il montera, la perspective s'agrandira pour lui;
l'objet désiré d'abord sera sans prix à ses yeux dès
qu'il en découvrira un autre plus éloigné. Celui qui
ne demandait qu'une chaumière pour être heureux,
finira par se trouver à l'étroit dans les salles du
Louvre.
On ne manquera pas de dire que ceci est une exa-
gération ; on nous citera des Philémon et des Baucis
qui vieillissent tranquilles sous l'humble toit de leur
enfance. Ces sages de village sont de bonnes gens
auxquels le sort a refusé l'occasion de se produire
sur la scène, et qu'il a si bien tenu en bride contre
leurs premiers désirs, qu'ils n'ont pu en former d'au-
tres dans la suite. Nos campagnes sont peuplées de
spoliateurs d'un sillon ou d'une toison de brebis, aux-
quels il n'a manqué qu'un théâtre pour devenir des
Napoléon. Écoutez ce pauvre valet de ferme; dans
toute la sincérité de son cœur, il ne désire, dit-il,
autre chose que l'aisance de son maître; passez un
bail avec lui, qu'il cultive à son profit la terre qu'il
labourait pour un autre, il ne s'arrêtera pas là. De-
venu un personnage plus important, il verra plus
loin. Il enviera bientôt le sort de celui qui reçoit à la
ville le fruit des sueurs qu'il répand sur le champ
d'autrui. Que la fortune plus libérale en fasse un petit
34 LE LIVRE
bourgeois, le voilà qui s'évertue pour devenir mar-
guillier de la paroisse ou officier municipal. Quelques
écus de plus feraient de lui un éligible d'électeur qu'il
est maintenant. S'il avait ces écus, il aurait tout ce
qu'il faut pour être aussi bon député qu'un autre. 0
bonheur inattendu ! ces écus, le seul obstacle à ses
vœux, il les obtient; le voilà sur les bancs d'où l'on
sort préfet, ministre, ambassadeur. Pauvre valet ! tu
ne désirais autre chose que sortir de ta condition, et
te voilà maintenant plus insatiable que jamais.
L'amour de tout posséder se trouve en chaque
homme. Il est caché dans notre cœur prêt à se mon-
trer, sitôt qu'il y aura apparence de le satisfaire. Le
moi, avant toutes choses, tel est le désir que la na-
ture a gravé dans nos cœurs et que chacun apporte
avec lui en naissant. Ne croyez pas ces hommes qui
disent qu'ils ont eu le bonheur de naître exempts de
désirs ; ils se mentent à eux-mêmes. Le désir de tout
rapporter à nous est le premier instinct de l'homme.
La modération n'est pas un présent que la Divinité
nous fasse au berceau; elle est toujours le fruit de
l'expérience. Je ne crains point d'être démenti en di-
sant que l'enfant, à la vue d'un bonbon, étendra na-
turellement la main pour le porter à sa bouche, et
qu'il ne l'offrira à son voisin que quand on lui-aura
appris qu'il faut en agir ainsi. Quand il en viendra au
point de donner son déjeûner à un pauvre, soyex sûr
que cela n'arrivera pas instinctivement, mais par suite
des exhortations de sa mère ou de sou curé. Le pré-.
DE L'HOMME DE IUEN. 35
mier mot qui frappe son oreille est une réprimande.
Il ne faut pas faire cela, voilà la première parole qu'il
entend, dès qu'il est rendu capable d'agir. Le premier
essai de sa volonté naissante, en un mot, lui attire
une correction. Je ne parle pas ici le langage d'un
misanthrope, mais celui de la plus rigoureuse philo-
sophie.
Nous naissons tous avec un penchant naturel qui
nous porte à nous préférer aux autres, et qui nous
fait placer notre cœur dans la possession des biens de
ce inonde. Ce sont ces deux amours qui régnent uni-
versellement chez nous, quelles que soient les formes
variées qu'ils prennent, quels que soient les masques
dont ils se couvrent. Il ne faut pas de métaphysique
pour reconnaître en soi ces deux amours. Naturelle-
ment l'homme n'aime que lui seul, il ne cherche par-
tout que son unique avantage. S'il paraît occupé de
celui des antres, c'est toujours par rapport à lui-
même. S'il fait quelque bien dont il ne retire aucun
fruit apparent, regardez-y attentivement, et vous ver-
rez que sa réputation ou son intérêt secret y gagne
quelque chose. S'il n'y a pour lui nul profit dans le
bien, soyez sûr qu'il se dira intérieurement : Eh !
que m'importe à moi les affaires des autres? que ga-
gnerai-je à m'en mêler? L'homme qui est dans l'a-
mour de soi n'aime donc absolument d'un amour exclu-
sif que lui seul. Dans tout ce qu'il pense, dans tout ce
qu'il fait, il n'a que son être en vue. S'il fait quelque
chose pour la société sans que l'intérêt y soit pour
36 IE LIVRE

rien, c'est par vanité, par crainte ou par calcul. S'il


paraît affectionner les autres, c'est seulement parce
qu'ils sont les instruments de son amour. Il aime ceux
qui le flattent et lui font du bien. Ceux qui lui sont
étrangers, quelles que soient leurs vertus ou leurs
qualités aimables, lui sont parfaitement indifférents;
s'il recherche leur amitié, c'est pour que la réputation
d'un homme de bien ou d'un homme à talent rejail-
lisse sur lui. Ses bienfaits sont des prêts à usure, son
amitié est un trafic.
Je n'ai point l'intention de calomnier la nature
humaine ; je la montre telle qu'elle est. Si tous les
hommes ne paraissent pas ainsi, c'est que dès l'enfance
on nous a appris à dissimuler ce hideux amour de
nous-mêmes; la crainte de perdre notre réputation
est un frein qui le retient caché. Le joug des manières
nous façonne si bien au mensonge, que quoique nous
soyons les gens les plus égoïstes du monde, il n'y pa-
raît pas du tout en public. Si ces freins-là étaient ôtés
vous verriez les hommes se jeter les uns sur les autres
comme des bêtes féroces, la raison du pins fort alors
serait vraiment la meilleure. Ne soyons pas dupes
d'un optimisme romanesque qui cherche à établir que
l'homme naît naturellement bon. Je soutiens qu'il naît
naturellement avec l'amour de lui-même. Depuis son
enfance, où il ne songe qu'à ses joujoux, jusqu'à la
vieillesse, où il n'est occupé que de son trésor, toute
la vie de l'homme est en proie à des passions qui ont
son individu pour unique objet. Voyez ce grand gar-
DE L'HOMME DE BIEN. 37
çon de vingt ans, en extase devant la beauté, croyez-
vous niaisement que l'amour platonique le retient
dans les bornes du respect ? Mon Dieu non, c'est tout
bonnement la crainte du déshonneur. Si les actions,
chez lui, pouvaient se cacher aussi bien que les désirs,
il n'y a pas d'ange de pudeur et d'innocence qui ne
fût souillé par lui. Voyez cet homme de trente ans,
occupé à écrire un liyre d'où jaillira, dit-il, pour l'hu-
manité une source éternelle de félicité ; l'humanité
est un prétexte, mais son idole c'est lui-même. 11 écrit
pour se faire un nom, voilà tout. Cet hoirçine opulent
qui s'arrache, à quarante ans, à la vie paisible qu'il
menait dans ses terres, et qui vient se dévouer à la
chose publique, vous allez le remercier, sans doute,
d'avoir bien voulu se courber sous le joug pesant des
affaires. Que vous ne connaissez guère Ije cœur humain?
Cet homme-là n'est qu'un ambitieux ; les dignités dont
il est revêtu, voilà son vrai but ; il peut faire du bien
dans ses hautes fonctions, sans doute, mais le premier
bien qu'il s'est proposé, c'est de monter sur le pié-
destal, c'est de s'enivrer de l'encens des subordonnés,
de s'enorgueillir de la critique de ses ennemis, c'est
enfin d'exercer une domination qui met son cœur au
large.
Voilà le mal, indiquons maintenant Le remède, Si
de sa nature l'amour du moi ne connaît point de li-
mites, il est clair que nous devons, pour notre bon-
heur et pour l'ordre même, le renfermer dans des
bornes. Nous avons admis que la modération était une
3H LE L I V R E

vertu acquise, il est évident que si nous n'acquérons


pas cette vertu et que nous nous laissions aller à cet
aveugle amour du moi que la nature a placé au fond
de notre cœur, nous ne serons que des fous insatia-
bles. Notre premier soin doit donc être de renfermer
cet amour dans des limites volontaires, en un mot, de
nous réfermer nous-mêmes. La passion nous porte
toujours h nous satisfaire, la réflexion doit offrir un
frein salutaire à la passion.
— Si l'amour de soi ne subit pas le contrôle de la rai-
son, il s'ensuivra infailliblement que toujours mécon-
tents du présent, que toujours poursuivant des objets
incapables de nous satisfaire, nous serons tourmentés
par des désirs sans fin, par des regrets impuissants.
Jamais nos espérances n'étant satisfaites, nous cher»
cherons le bonheur toute la vie sans l'atteindre, et
comme le balancier d'une horloge, notre cœur sera
toujours en deçà ou au-delà du terme du repos. Une
conséquence plus grave résultera de l'habitude où
nous serons restés de lâcher la bride à nos désirs.
Chaque homme trouvant en lui le même amour effréné
de soi, la société ne se trouvera composée que d'êtres
jaloux les uns des autres; et, comme dans une ména-
nagerie il n'y a que quelques barreaux de fer entre les
bêtes féroces, il n'y aura de même entre les hommes
que le frein des lois pénales et les entraves des
mœurs. Si ces grillages conventionnels venaient à dis-
paraître, et ([ne chacun obéit librement à son pen-
chant, il est clair que l'amour de soi conseillant à
DE L'HOMME DE BIEN. 39
chacun de tout accaparer aux dépens d'autrui, une
lutte interminable s'ensuivrait entre tous les membres
de la famille humaine. La conséquence naturelle de
ce que nous venons d'avancer est donc que si l'amour
de soi a été donné à l'homme comme mobile de ses
affections, de ses pensées et de ses actions, la vertu
lui a été accordée également pour servir de guide à
cet amour et lui faire connaître et respecter les limites
que naturellement il ne connaîtrait et ne respecterait
pas.
C'est donc en se combattant qu'on deviendra ver-
tueux, c'est donc en prenant sur soi, c'est en résis-
tant à ses passions, en faisant abnégation de soi-même
qu'on remplira sa destination. Jamais la philosophie
n'a dit à l'homme : Suis tes penchants, et tu seras
juste; mais elle lui a toujours dit : Surmonte tes pen-
chants, corrige tes vices, résiste à tes passions. Ja-
mais la morale n'a dit à l'homme qu'il trouverait le
bonheur en s'occupant exclusivement de lui-même;
mais elle lui a dit de s'oublier pour les autres, et, en
suivant ce précepte, il a trouvé le bonheur, en même
temps qu'il a accompli ses devoirs.
Sans un combat de cette espèce nous ne serions
toute la vie que des êtres insociables qu'il faudrait
renfermer dans des loges de fous. Si nous obéissions
sans cesse à «et instinct qui nous dit de nous préférer
à autrui, nous serions des furieux et des imbécilles
dont la société ne pourrait tirer parti. Demandez à
tous ceux qui ont étudié le cœur humain, ils vous di-
40 LE UVBE

ront que ce n'est pas en obéissant à ses désirs, mais


que c'est en les réprimant qu'on obtient la paix de
l'âme. Voyez l'homme qui se laisse aller à tous ses
goûts et à toutes ses fantaisies, ne devient-il pas à la
fin un fou furieux ou un parfait imbécille ?
Se laisser aller à ses désirs est toujours une mar-
que de faiblesse, y mettre une borne est la preuve de
la force du caractère. C'est en suivant les passions
qu'on est faible, c'est en les domptant qu'on fait
preuve de force. L'amour extrême est esclave de tout
ce qu'il désire. La liberté du cœur n'est pas là. La
sagesse n'y est donc pas non plus ? La chose désirée
avec ardeur ne sera pas plutôt obtenue que nous n'y
songerons plus. Le but atteint ne nous satisfera ja-
mais. L'objet que nous appelons de tous nos vœux est
comme cette borne placée sur la route. Nous n'y
sommes pas plutôt arrivés, qu'une autre borne que
nous n'apercevions pas se découvre à nos regards.
Ce n'est rien pour nous d'avoir atteint la première, il
nous faut aller à la seconde; celle-ci nous en mon-
trera une troisième ; et, toujours haletant sur une
route qui n'a point de terme, nous ne ferons que
courir d'illusions en illusions. Savoir s'arrêter à pro-
pos est toute la science du sage. Se détacher du su-
perflu a toujours été le travail unique qu'il s'est pro-
posé.
Il y a une borne devant laquelle il sera forcé de
s'arrêter. Eh bien ! puisqu'il faut s'arrêter de force,
la rage dans le cœur, devant un but qu'on ne pourra
DE L'HOMME DE BIEN. 41
atteindre, ne vaut-il pas mieux s'arrêter devant le but
qu'on a marqué soi-même ? Quand la borne aura été
placée par nous, elle ne nous gênera plus. Nous la
regarderons, au contraire, avec satisfaction comme un
monument du triomphe que nous aurons remporté
sur nous-mêmes.
Ne nous le dissimulons pas, il y a du plaisir pour
l'homme dans Pégoi'sme, par conséquent les maux
qui en procèdent sont pour lui autant de biens. Il
chérit donc ces biens naturellement, et pour cesser
de chérir une chose, il faut la chasser de son cœur :
en un mot, il faut la combattre. Interrogez tous les
philosophes qui ont défini la vertu, ils se sont tous
arrêtés à cette définition : La vertu est un eflbrt fait
sur nous-mêmes dans le but du bien. La vertu, dites-
vous, est un effort; nous ne naissons donc pas bons,
il faut donc un apprentissage pour être honnête
homme, en un mot, et c'est la conclusion de ce que
nous venons de dire, il faut donc un combat pour
être*vertuenx ! La racine du mal qui est en nous n'est
extirpée que par une lutte pénible, et ce n'est qu'après
la victoire remportée sur nous-mêmes que nous voyons
clairement combien l'égoïsme est affreux : ce n'est
qu'alors que nous parvenons à ne plus le vouloir, à le
fuir, enfin à l'avoir en aversion. Ce combat est la seule
chose qui constitue l'homme vertueux. En effet, l'in-
sensé qui ne se modère pas assez pour mettre un
frein à ses désirs se laisse emporter par eux à un tel
point, que la société est obligée de faire pour lui ce
42 LE UVRE

qu'il a refusé d'accomplir lui-même. Pour contenir


les hommes qu'abusé l'amour exclusif d'eux-mêmes,
la société a recours à deux moyens : L'un est la loi,
l'autre est la politesse.
La loi force le moi à se renfermer dans des limites,
telles qu'il ne puisse porter préjudice à autrui. Tel
est le but unique des gouvernements. Si la société
n'était composée que de gens vertueux, il n'y aurait
pas besoin de lois pour les contenir; mais dès que l'a-
mour de soi est la seule règle de notre conduite, tout
est à nous. Nous nous approprions le lot des autres,
et pour protéger les autres contre nous, pour empê-
cher que nos désirs d'envahissements ne deviennent des
actions, la loi a été instituée : elle appelle délit toute
entreprise dô l'intérêt individuel qui tend à se satis-
faire aux dépens d'un intérêt étranger. Elle avoue par
là que l'amour de soi, sous peine de passer pour un
délit, doit reconnaître des limites que par sa nature il
ne reconnaît pas en effet. Elle applique diverses puni-
tions aux délits, suivant la nature de ceux-ci, It ce
sont ces punitions qui retiennent dans la modération
l'homme qui sans cela n'aurait connu d'autre pen-
chant que l'amour de lui-même.
Il ne faut pas creuser bien avant dans la constitu-
tion de l'homme pour voir qu'il doit s'indigner bien-
tôt d'un joug qui lui ôte le mérite d'une réforme vo-
lontaire. Il rougit de ce qu'on puisse attribuer sa mo-
dération à la crainte de la peine. Il ne veut pas qu'on
puisse croire que la prison, les galères ou l'échafaud,
DE L'HOMME DE BIEN. 43
soient les seuls motifs de son respect pour autrui. Il
veut montrer que son âme est au-dessus de cet épou-
vantail propre seulement à contenir le peuple, et la
politesse lui apprend à prendre les manières d'un
homme qui n'est pas assez grossier pour se préférer
hautement et exclusivement aux autres.
La loi comprime le mal par force, la politesse le
dissimule avec adresse. Mais, ni la crainte de la puni-
tion, ni celle de passer pour un homme mal élevé, ne
sont capables de guérir radicalement en nous le pen-
chant exclusif qui nous entraîne. Nous cachons l'a-
mour du moi par ces deux moyens; nous ne l'extir-
pons pas. Si la crainte du déshonneur, ou celle de la
peine infligée par la loi n'était pas présente à notre
pensée, nous ne trouverions pas en nous de motifs
suffisants pour nous contenir. L'action du vol, par
exemple, peut être prévenue par la loi; mais le désir,
qui produira toujours cette action à la première occa-
sion favorable, reste intact dans notre âme : la loi
n'a'heint pas jusque là. Elle nous empêche le crime,
mais non la volonté de le commettre. Elle nous re-
tient par la crainte; celle-ci ne nous arrête qu'autant
que nous ne sommes pas assez adroits pour voler sans
être découverts. La politesse, d'un autre côté, nous
met à la bouche les paroles d'un homme prêt à se sa-
crifier pour autrui, mais ces promesses bannales n'ont
pas plus de valeur que ces formules usitées à la fin de
nos lettres. Ce sont des usages dont personne n'est
dupe. La candeur et l'innocence sont toujours trom-
44 LE LIVRE

pées par les manières de la politesse, preuve certaine


que la vérité n'a rien à démêler ici. Qu'est-ce, en ef-
fet, qu'une bienveillance qu'on ne peut croire sincère
sous peine de passer pour un homme sans usage du
monde? La société exige que nous nous conformions
aux lois de la politesse, en môme temps qu'elle ne veut
pas que nous croyions ingénuement à ses protesta-
tions. La politesse, en effet, est un masque que nous
prenons pour déguiser notre laideur naturelle, il faut
donc le prendre comme on prend un habit, c'est-à-
dire, par pudeur; mais en même temps, il ne faut pas
s'en rapporter à la physionomie du masque, comme
il ne faut pas juger de l'homme par l'habit. L'homme
qui s'affranchirait des lois de l'urbanité serait comme
un sauvage qui ne rougit pas de sa difformité. Celui,
d'un autre côté, qui prendrait cette urbanité pour du
dévouement, oublierait que ce n'en est que la forme.
Les défenses de la loi, le joug des mœurs, les dé-
monstrations de la politesse, ne peuvent rien pour
faire un honnête homme, véritablement digne de ce
nom. Il faut, pour arriver là, préférer le bien général
à notre intérêt privé; il faut nous abstenir du mal,
non par crainte, non par dissimulation, mais par suite
d'une résolution intérieure prise librement. Il faut
que, maîtres de faire le mal sans être punis ou désho-
norés, nous fassions le bien par choix sans songer
s'il nous portera préjudice ou si nous en serons ré-
compensés. La vertu qui agit dans la vue d'une ré-
compense n'est plus de la vertu. Il faut qu'elle soit
DE L'HOMME DE BIEN. 45
le fruit d'un combat volontaire entrepris pour l'a-
mour désintéressé du bien.
On peut quelquefois sacrifier sa fortune, sa vie
même à l'intérêt d'autrui,' sans être vertueux pour
cela ; en effet, on attend souvent de la gloire de ce
sacrifice, et on se récompense par elle de ses efforts.
L'intérêt personnel existe toujours là, quelle que soit
l'action héroïque qui nous le déguise. L'homme qui
en arrive à ce point prouve seulement que l'amour
effréné de soi-même n'avait pour but chez lui ni la
fortune, ni la vie matérielle, mais un fantôme de re-
nommée qui absorbait tout son être. Il n'a sacrifié que
les moindres parties de lui-même, il était tout entier
à l'orgueil, et c'est aux pieds de sa propre idole qu'il
a versé son propre sang, ce sang que Dieu lui avait
donné pour un autre usage.
Ainsi, de tout ce que nous venons de dire résulte
cette vérité essentielle, que l'homme naît avec l'amour
de lui-même, et qu'il doit réprimer cet amour dans un
autre but que celui de son propre avantage. Tous les
devoirs de l'homme de bien vont se déduire pour nous
de ces deux propositions incontestables.
La critique nous attend ici, et s'apprête à nous
faire le reproche tant de foi adressé à La Rochefou-
cauld. Elle nous dira que notre rigorisme est une chi-
mère, que l'amour de soi n'est point si affreux que
nous le dépeignons, que c'est un instinct qui nous est
inspiré par la nature elle-même, et que nous ne
sommes nullement criminels en nous v laissant- aller.
46 LE LIVRE,

Cette observation mérite que nous nous y arrêtions.


Nous avons peint l'amour de nous-mêmes tel qu'il
est aujourd'hui dans le cœur de l'homme. A peine se
fait-il sentir qu'il devient une passion dominante qui
absorbe toutes les autres. C'est ce que personne ne
contestera. Cela posé, je ne nie pas que le Créateur
n'ait eu, en nous l'inspirant, une intention différente.
Je prétends seulement que nous ne remplissons pas
cette intention, et c'est une remarque générale que
nul observateur impartial ne peut infirmer.
Sans doute, le Créateur a voulu que cet amour fût
un instinct, afin que l'homme, y obéissant, s'occupât
de lui et conservât l'existence à laquelle il est appelé.
Par là, sans doute, la sagesse suprême a fait de
l'homme un être actif, dont la destination première
est de se conserver, de propager son être, et de coo-
pérer à l'œuvre générale. En s'aimant, l'homme fuit
la douleur et recherche le plaisir. La nature associe
la douleur h toutes les causes de destruction ; par con-
séquent, l'homme se conserve par cela seulement qu'il
se dérobe à la souffrance. La nature a voulu égale-
ment qu'il y eût un plaisir attaché à chacun de nos
besoins ; de là vient qu'en obéissant à l'attrait du
plaisir, l'homme satisfait ses besoins de première né-
cessité. Voilà ce que j'admets avec tous les philoso-
phes; mais ce que je prétends de plus qu'eux, c'est
que cet attrait ne nous porte à nous conserver que
pour nous employer à une œuvre autre que notre
propre conservation. Celle-ci est un moyen et non
un but.
DE L'HOMME DE BIEN, 47
L'amour de soi dans sa source est comme ce pen-
chant naturel qui nous fait rechercher les aliments
nécessaires à notre subsistance. L'appétit qui nous
porte vers ceux-ci, le goût qui nous flatte et nous in-
vite à nous les approprier nous sont donnés pour que
l'acte qui conserve l'existence ait un attrait. Si de la
jouissance que nous causent les mets nous faisons le
but de l'action du boire et du manger, nous allons
au-delà de la soif et de la faim, nous détruisons les
ressorts que la nourriture prise avec modération de-
vait conserver, en un mot notre épicurisme grossier
viole les lois de la nature. Il ment en disant qu'il obéit
à ses penchants; il fait taire en lui la voix qui lui ap-
prendrait à les satisfaire sans aller au-delà du but.
La tempérance et la sobriété résultent ainsi de l'usage
de la chose, la gourmandise est la suite de l'abus que
nous en faisons.
Cette comparaison nous conduit à établir d'une
manière inébranlable le principe fondamental de toute
morale. L'amour de soi est un mobile comme le plai-
sir du goût. Ce n'est pas autre chose. En obéissant
aveuglément à l'amour de nous-mêmes, nous ne som-
mes plus dans l'usage de cet instinct naturel, no/is
sommes dans l'abus de la chose. L'amour de soi sans
guide, sans retenue, devient alors une passion basse
et exclusive; c'est l'égoïsme, le principe de tous les
vices, l'cgoi'sme qui veut le moi avant tout, qui SB fait
à soi-même sa loi, son centre, son unique divinité.
L'usage de cet amour, au contraire, nous permet de
48 LE LIVBE

jouir légitimement des plaisirs de la vie, des biens


que le Créateur a répandus avec profusion sous nos
pas, comme la sobriété nous invite également à nous
servir des mets qui nous sont présentés; l'abus de
l'amour de soi est un vice comme l'abus de l'action
du manger. Par l'égoïsrne qu'il engendre, nous n'u-
sons plus des choses, nous les accaparons pour nous
seuls, et sans avoir d'autre but que notre individu.
La gourmandise en fait ainsi quand, au lieu de man-
ger pour vivre, nous ne vivons plus que pour man-
ger. Pour citer un autre exemple, l'inclémence de
l'air, la délicatesse de nos mœurs, nous forcent à
prendre des vêtements; le but atteint contribue à la
santé, et tourne au profit de la pudeur; si nous outre-
passons ce but, nous arrivons à un vain amour de la
parure aussi contraire souvent à la décence que fu-
neste au tempérament.
Ainsi l'amour de soi, séparé du but pour lequel il
nous a été inspiré, est un vice; il nous a été donné
comme le garant et le conservateur de l'existence;
nous ne devons pas oublier de nous rendre à ses ex-
citations, mais le besoin passé, cet amour doit rentrer
sous la tutelle de l'entendement. S'il ne le fait pas, il
y a désaccord entre les deux moitiés de notre être,
nous allons au -delà du but marqué par la nature ;
nous continuons de vouloir le plaisir, bien que la na-
ture qui a voulu que ce fût simplement l'aiguillon du
besoin, n'exige rien après que ce dernier est satisfait.
Nous paraissons ici reproduire et commenter un
DE L'HOMME DE IÎIEN. 49
lieu commun, et cependant le peu que nous venons
de dire suffit pour renverser de fond en comble la
philosophie épicurienne qui a tant d'échos. Cette phi-
losophie veut que nous obéissions sans remords à
l'instinct naturel; elle prétend que c'est offenser le
Dieu qui nous a faits, que de résister à des penchants
qu'il a lui-même fait naître en nous; elle regarde, en
conséquence les scrupules de la conscience comme de
vains préjugés, et toute sa morale consiste à jouir
d'un temps qui s'écoule pour ne plus revenir. Elle
oublie que si la volonté est assujettie à des penchants,
ces penchants eux-mêmes sont soumis au contrôle de
l'entendement.
Il n'y a donc pour l'observateur attentif ds la na-
ture humaine que deux choses réelles : L'usage de
l'amour de soi et l'abus de cet amour. Il n'y a pas
besoin de longues phrases pour mettre au jour une
vérité aussi évidente; elle est si claire, qu'elle se passe
des secours de l'art pour se produire : il n'y a besoin
pour la saisir que de l'attention la plus vulgaire. De
ce point capital nous allons faire dériver toutes les
vérités sur lesquelles se fondent la morale et la reli-
gion. L'usage de l'amour de soi est un instinct légi-
time, un véhicule par lequel nos actions, parties de
nous, arrivent à autrui. Par là, nous nous subordon-
nons nous-mêmes à un autre but que notre unique
individu. Nous nous servons, en effet, de cet amour
pour nous conserver et nous rendre aptes à autre
chose que celte conservation même. Comme le boire
30 LE L I V R E

et le manger n'ont pas pour but la boisson et l'ali-


ment, mais l'existence, celle-ci à son tour n'a pas
pour fin dernière le plaisir de se sentir vivre, mais
celui de faire de soi un être agissant et utile. L'amour
de soi devient ainsi, non un but, mais un moyen; et,
considéré comme tel, il peut à juste titre prendre le
nom de dévouement. En se renfermant en lui-même,
l'amour de soi se fait à soi-même son b u t ; il est
dans l'abus, et par conséquent dans l'égoïsme. Ainsi
l'usage de la chose produit la vertu, l'abus fait naître
le vice. L'un est le bien, l'autre est le mal.
Nous voilà maintenant sans équivoque à la source
du bicii et du mal moral qui a tant embarrassé les
philosophes. 11 ne nous est plus permis de dire que
l'un et l'autre sont des préjugés, des conventions, des
termes arbitraires; avec notre règle nous ne pouvons
nous égarer : nous appelons bien tout ce que la na-
ture fait naître dans notre cœur et qui tourne a l'a-
vantage général; nous appelons mal tout ce que la
nature nous inspire également, mais que nous retour-
nons sur nous-mêmes. Le bien et le mal proviennent
d'un même foyer de chaleur et de lumière; les êtres
qui reçoivent cette chaleur et cette lumière pour les
réfléchir et les répandre sont dans le Lien; ceux qui,
les ayant reçues, les absorbent pour jouir seuls des
plaisirs qu'elles portent avec elles, trompant le vœu
de la nature, intarceplen! l'influence universelle, et
sont par conséquent dans le mal. Rien de plus clair
une cclie définition. Le soleil moral ap;iî connue le.
DE L'HOMME DE IUEN. 51
soleil physique : l'amour qui descend du premier
échaufl'e à la fois des flammes du dévouement et des
ardeurs de l'amour propre les cœurs des mortels; la
chaleur qui provient du second trouve des corps bruts
qui la reçoivent pour la rendre ou pour la laisser
mourir inerte en eux-mêmes. Celte comparaison n'est
point une figure de style; les deux mondes se tien-
nent par des rapports sympathiques tels que ce-qui
se passe dans l'un en sentiments se manifeste chez
l'autre en images.
Tout ce que nous venons de dire nous fait voir que
notre tâche unique est de veiller sur nous, de guider
avec soin l'amour de nous-mêmes, en sorte qu'il n'y
entre que le moins possible d'égoïsme. Il faut sans
doute obéir aux penchants que nous inspire la nature;
mais en nous y livrant, il faut les subordonner à un
but différent de nous-mêmes; sitôt que ces penchants,
qui partent de nous, tendent à revenir à nous, il faut
les combattre. Nos sentiments, nos pensées et nos ac-
tions reconnaissent l'amour du moi pour point de dé-
part ; mais ils ne peuvent sans crime le reconnaître
également pour fin dernière. Voilà le point essentiel
et celui sur lequel roule toute la morale. Par là, nous
ne calomnions point l'amour de soi tant de fois pros-
crit par les poètes et les moralistes ordinaires. Nous
le prenons pour un mobile et non pour un but; per-
sonne ne contestera que dans le premier cas il ne soit
permis, et que dans le second il ne doive être ré-
prouvé. Quand un homme veut nous donner une
02 LE L I V R E

preuve de sa sincérité, ne nous dit-il pas : Écoulez-


moi, je vous parle dans votre cause et sans intérêt
pour moi. Cette manière de parler prouve, h ne pas
s'y méprendre, que tout le monde réprouve l'intérêt
personnel qui est à lui-même son propre but. Si tous
les hommes étaient également désintéressés dans une
cause, ils seraient tous d'un avis unanime; ce qui fait
naître le choc des opinions, c'est au fond la différence
des intérêts. Mettons de côté l'amour-propre, l'am-
bition, la fortune, et nous serons tous éclairés de cette
lumière morale faite pour toutes les âmes, comme
celle du soleil a été créée pour tous les yeux. Nos dis-
putes viennent toujours de ce que nous nous préfé-
rons aux autres, ou de ce que nos intérêts matériels
nous sont plus chers que les leurs. Si nous nous re-
gardons comme les ouvriers dont Dieu se sert pour
faire fructifier son amour et sa sagesse, nous ne pour-
rons manquer d'être toujours justes et vrais; si, au
contraire, nous nous considérons comme le centre
exclusif vers lequel doivent converger toutes les fa-
veurs divines, n'ayant d'autre soin que celui de tout
nous approprier, nous ne pouvons éviter d'être en
guerre avec Dieu et les hommes, et de reconnaître
pour uniques lois l'injustice et la fourberie.
Avec l'amour de soi pour but, l'homme tombe dans
le mal ; avec ce même amour comme moyen il est
conduit au bien. Toute notre tâche consiste à remar-
quer le point où le moyen devient but. Pour cela, il
faut prendre l'habitude de nous arracher à nous-
DE L'HOMME DE BIEN. 5o
mêmes, de ne pas attacher trop d'importance à notre
frêle individu, de ne pas tant travailler, en un mot,
pour nous que pour autrui. De cette manière, l'é-
goïsme, qui serait devenu notre unique passion, con-
naîtra un frein salutaire. En faisant servir le monde
et les hommes à nos vues particulières, nous rappor-
tons à nous seuls les bienfaits que le Créateur a semés
pour tous ses enfants sur la route de la vie; cette ac-
tivité, dont nous sommes le but, est un outrage fait
à Dieu, elle devient en môme temps un vol envers la
société; en mettant, au contraire, notre intérêt privé
dans l'intérêt d'autrui, nous nous aimons sans crime,
parce que nous nous aimons dans les autres, c'est là
le vœu de la nature. Prenons haleine un moment, et
récapitulons-nous :
Nous avons admis pour nous une disposition natu-
relle au moi, dégénérant en égoi'sme, si l'on n'y porte
remède. Nous avons reconnu que ce remède consiste
dans la préférence que nous devons donner au moi,
considéré comme moyen, sur le moi regardé comme
but. Le moi qui se fait à soi-même son but, naissant
avec nous, nous en avons conclu qu'il fallait com-
battre nos penchants naturels, que ce combat consti-
tuait la vertu, et que par la victoire remportée sur
nous-mêmes, notre amour, changeant de nature, de-
venait dévoué, d'égoïste qu'il était auparavant. Tous
les devoirs de l'homme de bien nous ont ainsi paru
strictement renfermés dans l'abnégation du moi.
Suivant cette proposition dans ses applications
5*.
34 LE UVRE

nombreuses, nous trouvons que les premiers devoirs


de l'homme consistent dans ceux dont il doit s'ac-
quitter envers lui-même. Un proverbe vulgaire dit
que charité bien ordonnée doit commencer par soi ;
or, voici le sens dans lequel ceci doit s'entendre :
L'homme doit, en effet, commencer et nor. finir par
lui. L'existence ne lui a été donnée que pour l'em-
ployer, et il doit ainsi la conserver et la ménager
comme un instrument utile pour d'autres que pour
lui-même. Pour se conserver un esprit sain dans un
corps sain, il doit songer à se nourrir, à se vêtir, à
se mettre à l'abri des intempéries de l'air, mais il ne
doit rien se permettre par un simple motif de sen-
sualité.
Rendu par ces soins capable d'élever sa famille, la
procréation de l'espèce étant, à ses yeux, le but de la
nature, l'homme individuel s'acquitte de ses devoirs
envers sa famille. Il doit l'aimer et la protéger comme
une partie de lui-même, dans le but de la rendre,
comme lui-même, profitable au bien public. Ainsi, il
ne doit pas aimer dans son fils l'héritier de son nom
et de sa fortune, mais le citoyen utile à la patrie.
L'amour qu'il porte à celle-ci doit alors l'emporter
dans son cœur sur celui qu'il voue à son être privé et
à ses proches. C'est la patrie qui le nourrit, le défend,
qui garantit ses propriétés et les institutions qui l'é-
clairent ou le consolent; c'est pour elle que lui et les
siens ont travaillé; c'est donc elle qui doit être l'objet
de sa prédilection.
DE L'HOMME DE BIEN. 55
Mais la patrie peut être injuste, et aif-dessus d'elle
est l'humanité. Aimer celle-ci, c'est aimer le prochain
en général. Les devoirs envers le prochain consistent
en ce que chaque homme, quelle que soit sa condition
sociale ou politique, doit nous être d'autant plus pro
che qu'il a en lui plus de vertus. Dans nos amitiés,
nous ne devons pas chercher celui qui nous flatte le
plus, mais celui qui a le plus de qualités vraiment ai-
mables; il en est de même du penchant qui doit nous
porter vers l'humanité entière. En prenant isolément
chacun des individus qui la composent, nous ne de-
vons pas accueillir seulement ceux qui nous servent et
nous plaisent, comme font les rois qui ne s'entourent
que d'esclaves et de flatteurs ; mais nous devons mettre
avant tous les autres ceux dans lesquels il y a le plus
de bien, c'est-cï-dire, ceux dans lesquels se reproduit
le plus complètement la divinité, seule source du
bien.
Au dernier terme, nous trouvons donc nettement
tracés nos devoirs envers Dieu. Celui-ci étant le bien
même et la vérité même, nos devoirs envers lui con-
sistent à aimer et à pratiquer l'un et l'autre pour eux-
mêmes, sans aucune vue d'intérêt personnel. Avec
cela, on est bon parent, excellent citoyen, ami sur, et
on suit d'un pas ferme la route qui mène au Ciel.
Tous nos devoirs consistent ainsi dans nos actions, sc-
ion le but dans lequel elles sont dirigées. La propreté,
la sobriété, sont ainsi des demi-vertus que nous exer-
çons envers nous ; l'activité devient sacrée dès qu'elle
OU I.E U V R E

a notre famille pour but; l'ambition elle-même est


louable, quand c'est la patrie qui l'excite.
11 résulte de là que la vie de l'homme de bien est
une vie d'action. L'amour, quel qu'il soit, n'est rien,
en effet, s'il n'est en même temps pensée et action.
En un mot, les œuvres seules le réalisent. Connaître
et vouloir ne suffisent pas pour que le devoir soit ac-
compli, il faut aussi agir. Il n'y a point pour l'hon-
nête homme de devoir en spéculation, la pratique est
ce qui lui donne la réalité. Ainsi le devoir, considéré
dans toute son étendue, se compose de ces trois cho-
ses, l'amour qui veut, la'pensée qui connaît et trouve
les moyens d'exécuter, enfin l'action qui réalise. L'ac-
tion est donc le bien réalisé; en réalisant le bien,
l'homme manifeste Dieu lui-même, il le rend présent
à la pensée de son semblable. De plus, il aide Dieu
dans son œuvre, puisque le but du Créateur est de
tout rendre semblable à lui-même. Quand nous n'a-
gissons plus, nous sommes en contradiction avec les
lois créatrices; nous en sommes punis par l'ennui et
le dégoût de nous-mêmes. Le but de l'amour est d'ai-
me'r ce qui est bien, celui de la sagesse est de l'an-
noncer et de le prouver ; mais la troisième, et la plus
importante de nos fonctions, est de le l'aire. Aimer et
penser sont deux appétits moraux qui ne sont satisfaits
que par l'action. Faire tout pour autrui, en commen-
çant par ce qui est nécessaire pour nous, et en finis-
sant par ce qui rend l'homme l'image de Dieu même,
«'est-ù-dire, bon et sage, voilà où se réduit toute no-
tre vie morale.
DE L'HOMME DE BIEN. 57
Par là nous arrivons à cette abnégation du moi
dans laquelle l'amour du prochain remplace véritable-
ment le sordide égoïsme qui trompe si cruellement la
plupart des hommes. Ceux qui sont dans l'amour de
soi n'aiment que ceux qui les aiment, les flattent ou
les servent, en un mot, ceux qui leur sont dévoués :
le reste des hommes leur est parfaitement indifférent.
Ceux qui sont venus à bout d'étouffer dans leur âme
cet étroit égoïsme aiment, au contraire, les hommes
en raison du bien qui est en eux. La vertu et l'inno-
cence qui n'ont pourtant rien à démêler avec eux,
l'emportent dans leur cœur sur le crime empressé à
les flatter. En un mot, les égoïstes s'aiment dans les
autres, et les gens désintéressés s'oublient pour aimer
dans les autres les qualités qui les rendent aimables.
Ils aiment la bonté, la vérité, la justice, toutes les
vertus, indépendamment de l'avantage qui peut en ré-
sulter nour eux. Le bien général, absolu, est leur
idole; et ne croyez pas que ce soit chez eux une froide
spéculation de l'esprit, c'est une passion, c'est un
amour qui les entraîne comme l'amour de soi subjugue
également celui qui s'y livre. Celui qui a une fois
connu les charmes du dévouement s'y abandonne sans
réserve. Il n'aime pas les hommes comme des moyens,
mais il se considère lui-même comme moyen à leur
égard. L'égoi'ste trouve son plaisir à se resserrer au-
dedans de lui, l'homme bienfaisant trouve le sien à se
répandre. Autant l'avare donne du sien, autant, en
quelque sorte, il donne de sa vie; autant l'homme
Ofi LE L l V I i l i

verlueux est prodigue de ses dons, autant il vit dans


les autres. Il multiplie sa vie en multipliant ses bien-
faits, et quand l'égoïste s'appauvrit par sa charité, lui
seul s'enrichit par la sienne. L'amour de soi cherche
à faire aller toute la machine pour lui seul, et il est
dans l'illusion ; l'amour de l'humanité s'attèle, pour
ainsi dire, lui-même à la machine pour la faire avan-
cer; et, quand elle va sous ses yeux, il peut se dire
avec justice : J'ai contribué au bien public. Le pre-
mier veut que tout le monde lui'soit utile, le second
veut être utile à tout le monde ; l'un cherche la domi-
nation, l'autre l'emploi de son amour.
Tandis que l'avare met son cœur dans la possession
des'biens de ce monde, dans l'unique but de les ré-
server pour lui, l'homme que le désintéressement a
conduit à la vertu n'estime ces biens que comme des
moyens de faire des heureux autour de lui. il s'oublie
lui-même complètement, et dans cet oubli il trouve le
vrai bonheur. Il n'y a point de lutte entre ses actions
et ses pensées, il n'est pas obligé d'agir autrement
qu'il ne pense et qu'il ne parle ; toujours d'accord
avec lui-même, il est dans la pleine liberté et dans la
joie parfaite du cœur. La jouissance d'autrui fait sa
jouissance, le vêtement qu'il jette sur le corps nu de
l'indigent réchauffe ses propres membres d'une douce
chaleur. L'argent sorti de sa main généreuse, et qu'il
voit fructifier au dehors, lui cause plus de plaisir que
celui qu'il s'est réservé pour lui-même. Continent
comme Scipion et Bavard, l'innocence qu'il a proté-
DE L'HOMME DE MES. 59
géc, la pudeur qu'il a respectée, lui paraissent cent
fois plus charmantes que s'il s'était laissé aller à as-
souvrir sa passion avec elles. Toujours content de lui,
ses jours sont autant de fêtes, il trouve des pavots
sur son oreiller, une compagnie douce dans la soli-
tude, une résignation pleine de confiance au lit de la
mort.
Nous avons vu tout à l'heure l'amour de soi affu-
blé du masque de l'écrivain, ne travailler à son livre
que pour se faire honneur ; la vertu, n'aimant la vérité
que pour elle-même, écrit sous l'influence de la plus
douce des passions. C'est le vrai qu'elle cherche, c'est
le vrai qui est son but ; que lui importent les jalousiess
littéraires et les petites critiques ! Le vaniteux écrit
pour se placer sur un trône que tout le inonde lui dis-
pute; la vertu ne prend la plume que pour mettre en
évidence la vérité, et chacun la laisse en paix dans ce
domaine. Ainsi nous arrivons à la théorie du bonheur.
Le bonheur consiste dans l'amour. L'amour est la
vie de l'homme. Être dans son amour, c'est vivre dans
son élément, comme le poisson dans l'eau. Être dans
son amour, c'est ne plus rien désirer, c'est ne plus
avoir envie de rien. Cependant, quand on a ce qu'on
désire, si on ne s'agite plus pour se le procurer,
pourquoi tant de gens qui viennent à bout d'entrer
dans leur amour sont-ils inquiets et mécontents?
C'est qu'ils sont dans le mauvais amour, dans l'a-
mour qui se rapporte a eux-mêmes. L'amour est une
flamme donnée à l'homme pour l'allumer chez un au-
(JO LE LIVRE

tre. S'il la conserve en lui-même, il se brûle. L'a-


mour doit passer par l'homme pour arriver par lui à
d'autres hommes; s'il le garde solitaire au-dedans de
lui pour s'en réjouir, il agit contre l'essence de l'a-
mour; il en est puni par des mécomptes.
Le bonheur consiste donc à aimer d'autres que soi,
en un mot à répandre son âme sur les autres. Alors
on est vraiment dans la loi de sou être; rien ne man-
que à nos souhaits. Aimer, voilà tout le secret d'être
heureux. Il y a longtemps que la philosophie, la mo-
rale et la religion ont proclamé cette vérité.
Par l'amour dévoué, l'homme parvient à sentir
qu'il a besoin du bonheur des autres pour être heu-
reux lui-même. Il n'y a plus alors pour l'homme d'a-
mour de soi. Alors on ne peut être heureux seul et
avec soi-même, si on n'a pas avec soi les objets de son
bonheur. L'amour de soi, bien réglé, est ainsi l'a-
mour de tous; l'amour de tous ne peut être que l'a-
mour qui a tout créé, qui anime et soutient tout. Par
l'amour exclusif du moi, nous sommes hors de Dieu :
nous nous unissons à lui par l'amour dévoué. Le cœur
de l'homme livré à l'amour n'a plus de place en lui
pour le crime et l'injustice. Son amour tend à l'élever,
et le désordre ne peut s'approcher de lui. Il suffit que
l'homme soit pur pour qu'il mette le mal en fuite. Il
suflît qu'il joigne l'innocence à l'amour, pour qu'il
fasse de celui-ci une vertu. Si l'homme ne cherche
que le plaisir des sens, s'il n'aime pas du plus pro-
fond de son cœur, s'il n'est pas prêt à saorilier i-a vie
DE L'HOMME DE BIEN. 01
pour l'objet aimé, c'est qu'il est devenu comme un
monstre, qui offense la nature et la société. Ne le
croyez pas quand il dit qu'il est heureux, il prend son
délire pour du bonheur, et quand le rêve est fini, il
est sans ressources avec lui-même.
Rapporter tout au bien absolu, universel, à Dieu,
en un mot, comme à notre fin dernière, est le seul
moyen de rectifier nos affections toujours déréglées
quand elles ont notre unique bien pour but. Se pro-
poser son propre avantage pour résultat est aussi
contraire à la morale qu'au bonheur. En faisant tout
pour nous, nous nous sentons vides et inquiets. Le mal-
heureux, disait sainte Thérèse en parlant du démon,
le malheureux, il n'aime pas ! Ce mot-là dit tout. Le
mauvais esprit, en effet, n'est autre chose que le bien
particulier préféré au bien général, et toute son in-
fortune n'est qu'un défaut d'amour. C'est donc vers
Dieu, vers le bien et le vrai que nous devons diriger
toute notre vie. Nous ne recevons rien d'ailleurs. La
bonté et la sagesse descendent d'en haut dans nos
cœurs, et pour nous disposer à les recevoir, il faut
d'abord purifier le vase destiné à les contenir, il faut
nous arracher à nous-mêmes, et nous ne tarderons
pas d'appartenir à Dieu.
Il n'y a pour nous qu'une «'livre à remplir, c'est
de redevenir l'image de Celui qui nous a créés. Des-
tinés à répéter les opérations de notre Principe, à pro-
duire le bien comme Lui, nous avons laissé arrêter sur
nous-mêmes la divine influence qu'il avait versée sur
G.
62 LE UVRE

nous; nous avons absorbé les rayons du soleil moral


que nous étions destinés à réfléchir ; dès lors nous
avons concentré en nous la chaleur de l'astre vivifiant
que nous devions répandre chacun dans notre circon-
scription particulière ; il nous faut donc maintenant
nous constituer simples dispensateurs des dons d'en
haut dont nous nous considérions comme les proprié-
taires. Notre tâche est de nous unir au bien pour parti-
ciper à sa nature, notre tâche est de nous détacher de
nous-mêmes pour nous élever à Dieu. C'est de lui seul
que peut descendre en nous la force qui nous est né-
cessaire. Nous ne pouvons vaincre en nous la nature
fausse que par le secours de la nature véritable. At-
tachés par naissance aux choses périssables, ce n'est
que par une force étrangère que nous pouvons en être
tirés pour être élevés aux choses immortelles; en-
traînés vers le mal, retenus seulement par une raison
que nos passions ont séduite, la force nous manque
pour exécuter le peu de bien que les remords nous
dictent. Quelquefois, sans doute, notre entendement
peut connaître la voie, notre cœur peut former la vo-
lonté du bien ; mais aussi tièdes dans nos affections
qu'irrésolus dans nos pensées, nous n'aurons jamais,
sans l'assistance divine, la force de lutter avec nos
penchants, et de nous séparer de nous-mêmes. La
prière est donc le dernier et le plus urgent des de-
voirs de l'honnête homme. Par elle, en effet, il avoue
qu'il lui manque quelque chose; en s'adressant à un
Etre supérieur, il oublie le sien propre. Prier, c'est
DE L'HOMME DE BIEN. t>3
dire : Je ne puis rien ; et l'égoïste et l'orgueilleux ne
prient pas, parce qu'ils croient tout pouvoir. Le sage
ne priera pas pour demander à Dieu des biens qu'il
nous refuse dans sa sagesse, et qui seraient autant de
motifs pour nous plonger dans les illusions du moi;
il priera seulement pour demander à Dieu que sa vo-
lonté soit faite, il le priera de substituer en nous la
volonté du bien général au penchant qui nous porte à
notre bien propre. Demander à Dieu que sa volonté
soit faite, c'est lui demander que sa Vie, la vie du bien
et du vrai soit substituée à la nôtre qui n'est que mal
et que faux. Voilà le but de la prière. Ses effets sont
de faire de nous des hommes sincères, généreux, amis
de la justice et de l'humanité, et non des êtres vani-
teux, occupés d'eux seuls, et à qui les autres hommes
sont totalement étrangers.
Voilà, en quelques pages, toutes les vérités qui
constituent la vertu et le bonheur. Plus on y arrête
sa pensée, plus on les trouve simples. Dieu et l'homme
nous sont connus par là dans leurs rapports mutuels.
Tout cet échafaudage, dira-t-on, repose sur une
idée particulière de l'amour de soi. Si cet amour est
considéré sous un autre point de vue, toute la théorie
qu'on en déduit est changée. Quelques-uns ont consi-
déré la réforme religieuse que nous conseillons ici
comme totalement superflue. L'homme, disent-ils,
naît avec un amour exclusif de lui-même ; mais la na-
ture le veut ainsi. Tout ce-qui sort d'elle tend à l'in-
fini comme elle. La plus petite graine produit un vé-
64 LE U V R E

gétal qui, à son tour, donne naissance à un si grand


nombre de senîences, que ce végétal, dans un certain
laps de temps, pourrait à lui seul couvrir la terre en-
tière; il tend à multiplier sans fin son seul individu.
Tous les autres végétaux font comme lui ; chacun se
fait place aux dépens de son voisin. La tendance de
l'individu à occuper seul tout l'espace est réprimée
par la même tendance chez tous les autres. Il en est
ainsi des hommes. Chacun, dans notre esprit, naît
avec un penchant à s'étendre dans la vie et à en jouir
exclusivement. Chacun embrasse de ses vœux pour
lui seul tous lés temps et tous les lieux, chacun enfin
est arrêté dans ses désirs par des individus nés avec
les mêmes inclinations. Il n'y a rien là qui fasse pré-
sumer une déviation de l'ordre suprême. Les plantes
s'étouffent les unes les autres; les hommes avertis
par leurs intérêts mêmes se bornent à des limites
telles, qu'il y a place pour tout le monde. L'expérience
nous apprend que les autres naissent avec les mêmes
dispositions que nous; nous modifions notre amour
pour qu'ils modifient le leur; nous réprimons nos
penchants dans ce qu'ils ont de contraire à leur égard,
afin qu'ils en tassent autant pour nous; en un mot,
nous donnons pour qu'on nous donne. Cette marche
est toute naturelle, et la prudence l'indique sans qu'il
y ait besoin de faire intervenir ici la religion.
Ces objections sont plus spécieuses que solides. Il y
a de l'infini, sans dpute, dans la plante comme dans
l'homme, parce que la nature entière est sortie de
/() LE L I V R E

Si l'on demande pourquoi Dieu a permis l'existence


du mal, nous répondrons que le mal n'étant que l'a-
bus de la chose permise, cet abus a dû être possible à
l'homme, afin que celui-ci conservât le libre arbitre.
En effet, si l'homme était attaché à l'usage légitime
de l'amour de soi, sans avoir la puissance de s'en af-
franchir, ce ne serait plus qu'un automate, il obéirait
aux lois morales comme une molécule matérielle obéit
aux lois de la gravitation; mais cette condition, qui
empêcherait le mal de prendre naissance, anéantirait
aussi la faculté intelligente. S'il n'y avait pas de li-
berté dans l'amour, il n'y aurait pas non plus en lui
de moralité. Si nous méritons ou si nous déméritons,
c'est parce que nous sommes libres. Si nous trouvons
de la satisfaction dans le devoir accompli, c'est parce
que nous sentons qu'il dépendait de nous de ne pas le
faire. En un mot, se plaindre de ce que Dieu a fait
l'homme libre, et par conséquent susceptible de se
rapprocher volontairement ou de s'éloigner de son
principe, c'est se plaindre de ce qu'il l'a doué d'une
nature excellente. L'homme a dû être capable de dé-
choir pour que son amour pût être considéré comme
une offrande volontaire de son cœur. Si l'homme est
attaché forcément à la règle, il n'a plus le mérite de
s'y soumettre de gré. Si sa vertu est une loi à l'in-
fluence de laquelle il ne peut se dérober, il n'a plus
à s'applaudir de la pratiquer. Pour qu'on nous sache
gré d'être juste, il faut nous laisser la faculté de ne
l'être pas. La sincérité n'a de prix que lorsqu'on peut
DE L'HOMME DE UIEN. 7a
que par le Créateur que l'homme a pu enfanter le
mal. Dans ce sens, celui-ci est la négation du bien,
comme les ténèbres sont l'absence de la lumière. Nous
trouvons donc que le mal, pris à son origine, n'est
autre chose qu'une déviation de la loi primitive. Ainsi,
il prend sa source unique dans le cœur de l'homme;
il ne vient pas d'ailleurs. Ainsi, le bien a commencé
le premier : avant la créature était le Créateur, avant
l'amour communiqué était l'amour en essence : tout
étant sorti de Dieu, l'amour qui s'est replié sur lui-
même, pour s'aimer seul, est venu après l'amour qui
a créé l'univers pour l'animer de sa vie.
Le mal comme l'ont entendu les Manichéens, le
mal n'est point un être jaloux de cet autre être que
nous appelons le bien ; du Dieu d'amour il n'a pu sor-
tir que des créatures aimantes comme lui; du Dieu de
sagesse il n'a pu profluer que des êtres libres : si
ceux-ci ont reçu l'amour pour le répandre confor-
mément à la loi même de l'amour, qui est d'aimer
hors de soi, ils ont suivi la ligne du bien ; si, au con-
traire, ils ont refusé de communiquer l'influence re-
çue dans leur cœur, l'amour descendu d'en haut ne
leur a servi qu'à s'aimer seuls; ils se sont soustraits
à la loi première; ils ont créé le mal en eux par cela
seul qu'ils se sont détournés du bien ; c'est ainsi que
la terre crée également, pour ainsi dire, les ténèbres
de la nuit qui l'enveloppent, en obéissant au seul mou-
vement qui dérobe une partie de sa surface aux rayons
du soleil.
74 Î.E LIVRE

corriger les penchants que lui inspire la nature, il n'a


qu'à s'y laisser aller sans trouble et sans remords. Si,
au contraire, sa destination était de répéter les opé-
rations de son Principe, c'est-à-dire, d'aimer hors de
lui, comme Dieu même, il s'ensuit qu'en recevant l'a-
mour pour s'aimer seul, il est en contravention avec
la loi suprême. Il s'ensuit encore que ce n'est qu'en
détournant vers un autre but l'intérêt propre qui l'a-
nime, qu'il redevient ce qu'il a dû être en sortant des
mains de son Auteur. La raison rectifie à juste titre
nos penchants naturels, si nous sommes déchus d'un
état primitif vers lequel nous sommes destinés à re-
monter ; cette même raison est une conseillère ab-
surde et radoteuse, si nous sortons des mains de la na-
ture avec les vrais penchants qu'il a paru convenable
à l'Auteur de la vie de nous donner. Pour mettre
cette vérité dans tout son jour, nous allons un instant
revenir sur nos pas.
Nous avons été conduits précédemment à détermi-
ner sans incertitude ce que c'est que le bien et le
mal. Le bien, avons-nous dit, est l'usage de l'amour
de soi dans un but conforme à l'intérêt général le plus
étendu; le mal est l'abus de ce même amour, alors
qu'il se prend soi-même pour but unique de ses ac-
tions. Faire le bien, c'est se dévouer; faire le mal,
c'est se concentrer dans le moi. Par l'un, on s'appro-
che de Dieu; par l'autre, on s'en éloigne. Il s'ensuit
que le mal est un fait secondaire, un fait survenu
après coup; car c'est en se détournant du but mar-
DE L H O M M E DE BIEN. / rt

veut savoir comment il arrive que contradictoirenient


à cette loi si sage, l'homme fasse au contraire de l'a-
mour exclusif de lui-même et le point de départ et le
but de ses actions.
On a peine à comprendre que la nature mette dans
notre cœur un penchant qu'il faille réformer; on ne
peut s'imaginer qu'il sorte de Dieu un amour qui,
permis à sa naissance, ne le soit plus dans le but que
nous lui donnons naturellement. Tel est, en effet, le
point de départ d'un corps mis en mouvement, telle
est la roule qu'il parcourt; la flèche, partie de l'arc,
suit la direction qui lui est imprimée, et on ne la voit
point, à moitié chemin, se détourner de sa route pour
aller frapper un autre but que celui que l'œil lui a
marqué. L'œil du Tout-Puissant, de même, nous a
lancés dans la vie avec un amour qui tend à un but;
comment se fait-il qu'il faille nous détourner de ce
but, et mettre une loi réprimante à la place de celle
qui nous excite à suivre notre direction. La réponse
à cette question est dans un seul mot : L'homme est
déchu. Destiné à recevoir l'amour d'en haut pour le
rendre, il s'est dépouillé de cette noble prérogative
pour renfermer l'amour en lui-même. Avec ce seul
mot, il n'y a plus d'énigmes, ni en philosophie, ni en
morale, ni en religion. La (lèche, privée de volonté,
ne peut se détourner de sa route; l'homme, agent li-
bre, peut rebrousser chemin quand il lui plaît, et c'est
ce qu'il a fait. Si l'homme est encore aujourd'hui à la
place que lui a fixée le Créateur, il n'a pas besoin de
72 LE L I V R E

que part l'amour, et celui-ci est avant lui : le récipient


suppose la chose qu'il reçoit. Dieu est déterminé pour
nouspar ces seules réflexions.L'hommel'estégalement.
L'essence de l'un et de l'autre est l'amour, et cette es-
sence est incorruptible chez tous deux. L'emploi de cet
amour est mis à la disposition de l'homme, non pour
qu'il l'anéantisse, puisque cela n'est pas en son pou-
voir, mais pour qu'il soit susceptible du bien et du
mal, pour que sa moralité naisse de sa liberté. De là
résulte que l'homme ne peut anéantir son essence,
mais qu'il peut dépraver ses facultés. Ainsi, il aimera
dans cette vie et dans l'antre. Il aimera, comme à pré-
sent, le bien ou le mal ; il s'unira à Dieu ou s'en sépa-
rera; en un mot, il créera alors, comme il le fait ici-
bas, son ciel ou son enfer.
Convaincu de l'existence de Dieu, persuadé que ce
Dieu, qui est amour et sagesse, n'a pu agir que dans
une fin conforme à ces facultés, le lecteur demande
pourquoi l'amour de soi, sorti de Lui, a tant dévié de sa
route. Dieu avait donné cet amour à l'homme pour
faire de celui-ci sa propre image, pour qu'il répandit
comme lui la vie sur tous les êtres; comment se fait-
il que ce ne soit qu'en réprimant l'intérêt personnel
que nous arrivons à notre destination. On veut savoir
pourquoi l'homme étant né jadis avec l'amour de soi
pour moyen, il se trouve naître incontestablement au-
jourd'hui avec ce même amour pour but. On veut bien
convenir que l'Auteur de la nature nous ait créés avec
l'amour le plus universel pour fin dernière; maison
DE L'HOMME DE BIEN. 71
mour, il ne fait que s'offrir à son action. Ce n'est pas
lui au physique qui s'organise et se vivifie; il est or-
ganisé et vivifié par une vie étrangère. Ce n'est pas
lui non plus au moral qui se fait aimant ; il aime na-
turellement, comme il respire naturellement aussi.
Le choix des objets dépend de lui, mais non la chaleur
qu'il répand sur ces objets; il peut donner une direc-
tion à son amour, mais il n'est pas en son pouvoir de
le provoquer à volonté. S'il commandait, en effet, à
son sentiment, il cesserait d'en avoir; s'il était chaud
ou froid à son gré, ce serait nn comédien de la pas-
sion ; ce ne serait plus un être passionné. S'il fait
naître chez lui l'amour qu'il manifeste au dehors, c'est
qu'en effet il n'a pas d'amour, il est froid comme
glace. Ceci est incontestable; et, pour s'en assurer, il
suffit d'étudier la mère qui aime ses enfants, l'amant
qui se dévoue pour sa maîtresse, le talent enfin qui
est d'autant plus vrai, qu'il est plus naturel; qui est
d'autant plus loin du but, qu'on se bat davantage les
flancs pour y suppléer.
Il y a ainsi hors de nous une vie qui nous vivifie,
un amour qui nous anime : Dieu est. L'homme est un
réceptacle de cette vie et de cet amour. Animé par
celui-ci à son insu, il peut à son gré lui donner une
direction; il peut le renfermer dans l'intérêt privé,
ou le faire aboutir à l'intérêt commun. L'homme nous
apparaît ainsi comme un être contingent, et Dieu
comme un être nécessaire. Puisque l'homme est, la
vie est avant lui ; puisque l'homme aime, il puise quel-
70 LE U V R E

passent; il est citoyen de son jardin : c'est là que se


renferment tous ses devoirs.
Cet amour qui anime l'homme est reçu par celui-
ci, il n'est pas produit par lui. Nous avons le pouvoir
de régler nos penchants, mais non celui de provoquer
nos inclinations. Si nous les provoquions, en effet, ce
ne seraient plus des passions propres à nous enchaî-
ner; c'est parce qu'elles viennent du dehors qu'elles
nous maîtrisent. Si elles naissaient de notre propre
consentement, nous nous rendrions heureux ou mal-
heureux d'une passion créée par nous, ce qui est ab-
surde. Il y a de l'amour hors de l'homme, voilà la
première vérité à laquelle le bon sens nous force
d'acquiescer.
Puisque l'homme est animé par la vie, je conclus
que le principe de la vie est quelque part; puisqu'il est
de la même manière embrasé par l'amour, j'en déduis
qu'il reçoit de quelque part la faculté d'aimer. Il n'y
a pas de corps lumineux ou échauffé qui ne prouve
l'existence d'un foyer de lumière et de chaleur; il n'y
a pas non plus d'esprit éclairé ou aimant qui n'atteste
une source suprême de sagesse et d'amour. Comme
du soleil émanent des rayons réfléchis ou absorbés de
diverses manières par les corps, de même de l'astre
qui vivifie les âmes il provient des principes de vie et
de vérité, qui sont différemment reçus par celles-ci.
Selon qu'elles reçoivent l'amour divin pour le rendre à
sa source ou le concentrer en elles, elles sont toujours
échauffées d'amour. Ainsi l'homme ne produit pas l'a-
DE L'HOMME DE BIEN. 69
l'entendement seul ne s'approprient point à notre vie ;
elles sont comme en dehors d'elle. Ce n'est pas ce
qu'un homme pense et dit qui détermine la valeur
morale de son être, mais c'est ce qu'il veut et fait. Il
peut comprendre ce qu'il ne veut pas, et cette faculté
de disserter sur ce qu'il n'aime ni ne sent ne le con-
stitue pas.
C'est par l'amour que vit l'homme, et déterminer
le genre de cet amour, c'est le caractériser parfaite-
ment. Il n'y a pas une de ses démarches qui ne trahisse
son penchant secret, pas une de ses paroles qui ne le
décèle. Son amour a-t-il pour but, comme Narcisse,
son propre individu, vous le voyez incessamment oc-
cupé de lui-même. Dans un cercle il n'ouvre la bouche
que pour parler de lui ; il sait donner à la conversa-
tion un tour tel, que c'est toujours sur lui seul qu'il
ramène l'attention d'autrui ; il est le héros de toutes
les histoires ; tout ce que les autres racontent le touche
par quelque endroit. Voyez-vous cet autre occupé de
quelque livre, c'est toujours ce qu'il a écrit le matin
dont il entretient dans la soirée ceux qui ont la com-
plaisance de l'écouter; il ne vit, ne respire que pour
écrire et lire aux autres ce qu'il a écrit. L'amour do-
minant a beau être adroit, il fait toujours de l'homme
une caricature facile à dessiner. Cet amateur du jar-
dinage, par exemple, que vous voyez en exiase devant
ses tulipes, ne lui demandez pas d'autres renseigne-
ments que ceux qui concernent la culture des fleurs;
il ignore les lois de son pays, les événements qui s'y
68 LE LIVRE

même que l'amour, quel qu'il fût, était l'être, le


principe même de la vie de l'homme. Tel est l'amour
dominant chez l'homme, tel est l'homme tout entier.
La chose que nous aimons de préférence à toutes les
autres détermine seule la nature de notre affection,
notre genre de vie; c'est elle qui est sans cesse pré-
sente à nos pensées secrètes : elle est le but de nos
désirs, le mobile de nos actions. Un avare pense-t-il
à autre chose qu'à sa caisse? Si un chat fait du bruit
dans la maison, comme l'a si bien dit La Fontaine, le
chat emporte l'argent. Un commerçant avide fait-il
un pas au bout duquel il n'y ait quelque chose pour
l'avantage de son négoce? Celui qui aime à agrandir
ses propriétés par faste ou par avarice, quel que soit
le prétexte qu'il donne à sa passion, n'est-il pas oc-
cupé sans cesse de prendre sur son revenu, pour
acheter l'année suivante une métairie, dont le produit
servira à le mettre à même d'en acheter plus tard une
seconde. Chacun a sa marotte ici-bas, qui est l'objet
de sa sollicitude; chacun jette un regard d'indiffé-
rence sur autrui, ou écoute d'une oreille dédaigneuse
ce qui concerne la passion du voisin, et n'a pas assez
de ses deux yeux et de ses deux oreilles pour voir et
pour écouter ce qui se rapporte à la sienne. Pour
quiconque connaît le cœur humain, il est démontré
que l'homme est tout entier où est son amour domi-
nant; c'est celui-ci qui est l'être même de sa vie. Ce
n'est pas l'intelligence qui nous constitue ce que nous
sommes, c'est l'amour. Les choses qui viennent dans
DE L'HOMME DE BIEN. 67
sagesse et d'amour. En effet, de cet instinct qu'il nous
a donné pour conserver notre existence, il ne sorti-
rait que des sentiments et des pensées destructeurs
de l'existence d'autrui, si nous ne savions pas le su-
bordonner à un autre but que nous-mêmes. Dieu se
serait ainsi proposé le désordre et la confusion pour
fin dernière de son ouvrage. Il aurait mis les hommes
sur la terre pour s'y dévorer les uns les autres; la
loi du plus fort serait une loi divine, et ne serait
plus un joug tyrannique, un abus de la puissance,
une infraction aux lois de la justice; enfin, si l'homme
avait naturellement pour but de tout rapporter à soi
seul, l'égoïsme serait son état ordinaire, ce ne serait
point un vice; il ne trouverait qu'un mobile clans son
cœur, la haine envers les autres, haine ouverte s'il
était le plus fort, haine dissimulée et dégénérant en
ruse s'il était le plus faible. Un si affreux résultat
montre assez que telle n'a pu être l'intention de Dieu.
On ne manquera pas de dire que nous supposons
prouvé ce qui est en question, et que l'homme qui
cherche la vérité demande à l'appui de ces raisonne-
ments une notion certaine de l'existence de Dieu.
Cette grande vérité, source de tant d'autres, va dé-
couler pour nous des simples réflexions que nous
avons émises sur l'origine des penchants de l'homme.
En admettant l'amour de soi comme le seul mobile
de l'existence, en admettant que cet amour doit se
subordonner aux affections générales qui ont les au-
tres pour dernier terme, nous avons admis par cela
lit) LE UVRE

sulter que l'amour dévoué. Le Dieu, qui a émané de


son sein tous les êtres créés pour les animer de la
flamme de l'amour, n'a pas voulu que cette flamme se
consumât solitaire dans le cœur de chacun de ses ré-
ceptacles; mais il a voulu qu'elle sortît de chacun
d'eux pour se répandre au dehors, comme elle pro-
cède de lui-même pour animer tous les points de la
vaste circonférence des êtres. Il n'a pas créé l'homme
avec l'amour de soi pour but, car alors la flamme pro-
jetée de Lui eût été absorbée dans chaque être, et
n'eût plus échauffé et éclairé la vaste famille humaine ;
il aurait mis chacun de ses enfants en état de guerre
avec son frère. Le mobile de l'existence eût été de
cette manière le principe destructif de toute société.
Le Dieu, dont la sagesse est un attribut inséparable de
l'amour, n'a pu donner à l'amour de soi pour fin der-
nière que l'amour dévoué, l'amour universel. En un
mot, l'égoi'sme n'a pu être le résultat définitif du
puissant stimulant que le Souverain Auteur de toutes
choses a mis lui-même dans nos cœurs. Si cela était,
l'essence divine ne serait plus l'amour, la sagesse ne
serait plus l'attribut de la puissance créatrice.
De deux opinions, celle qui est conforme à l'ordre
doit toujours être préférée, en bonne logique, à celle
qui se fonde sur un désordre, qui peut tout renver-
ser, mais qui n'explique rien. Or, si l'on admet que
le Créateur nous a inspiré l'amour de nous-mêmes
pour nous aimer seuls, sans réserve, et à l'exclusion
du reste de l'univers, nous l'accusons de manquer de
DE L'HOMME DE BIEN. 65
Celui qui a pour nom l'Infini et l'Eternel. Il prive la
plante de la faculté de raisonner, et le noble privilège
qu'il donne à l'homme d'élever les pensées de l'en-
tendement au-dessus des suggestions de la volonté
prouve assez qu'il a voulu que, chez lui, les désirs de
la volonté fussent réprimés. Si nous obéissions à une
loi naturelle en suivant l'amour du moi, nous n'au-
rions pas en même temps été doués de la lumière
propre à nous en montrer les erreurs. S'il nous a
donné les moyens de réformer un instinct qui por-
terait à nous étouffer les uns les autres, comme les
végétaux, c'est qu'il a jugé que notre destination était
de lui rendre l'amour qui nous anime, et non pas de
le renfermer en nous-mêmes. Un proverbe philoso-
phique nous dit : Qui veut In fin, veut les moyens;
il en résulte que Celui qui nous a inspiré l'intérêt
personnel en a fait un moyeu qu'on ne peut séparer
par la pensée de la fin pour laquelle il l'a établi.
Tout ce que nous pouvons connaître des facultés
divines se rapporte à l'amour, l'être de tout ce qui
existe ; à la sagesse, le principe de tout ce qui a été
fait selon les lois d'ordre que nous remarquons dans
l'harmonie de l'Univers. Le Dieu, qui est ainsi amour
et sagesse, n'a pu créer le monde que dans des inten-
tions conformes à ces deux facultés ; or, de l'amour
suprême, de cet amour qui veut le bien de tous, il
n'a pu naître dans l'origine qu'un amour qui ne veut
et ne cherche que l'intérêt général. De l'amour le
plus pur, de l'amour dans son essence, il n'a pu ré-
6*.
DE L'HOMME DE BIEN. 77
dissimuler ce qu'on sent ou ce qu'on pense. Si nous
estimons l'ami de la vérité, c'est parce que nous sa-
vons qu'il était en son pouvoir de donner la préfé-
rence au mensonge. Dans toutes les situations de la
vie, nous sommes dans un état de liberté qui atteste
que nous avons dû sortir ainsi des mains de Dieu. Le
libre arbitre est le titre de l'homme; inséparable de
l'amour, il en a le caractère.
L'homme, en effet, ne peut aimer que librement;
si on lui impose son affection, avec la liberté de la di-
riger lui-même, l'amour disparaît ; s'il aime sans
contrainte, il se retrouve tout entier dans le senti-
ment qui l'agite. On ne peut pas lui dire : Aime et
veux telle chose; quand on parle ainsi, on sows-entend
nécessairement ces autres paroles : Dispose-toi libre-
ment toi-même à aimer et à vouloir. 11 n'y a point
d'autorité qui aille dans le for de la conscience faire
naître dans l'homme un sentiment qu'il n'approuve
pas. La contrainte détruit l'amour, et par conséquent
elle ne peut être le mobile secret de la vie de l'homme.
Ce qui est produit par elle ne reste pas, parce que la
contrainte ne provient pas de la volonté de l'homme,
mais d'une volonté étrangère. Se contraindre est un
acte de liberté, mais être contraint n'en est pas un.
C'est ainsi, pour le dire en passant, qu'un culte obligé
est toujours un faux culte. Si l'homme fait le mal, il
le fait dans toute la liberté de son cœur; il sent, à la
vérité, dans ce cas, qu'il est plus faible que les pas-
sions qui le subjuguent; mais s'apercevoir de cet es-
7*.
78 LE UVBli

clavage, c'est reconnaître en même temps qu'on pour-


rait, si on le voulait, leur résister. En faisant le bien,
l'homme est libre encore, puisqu'il sent parfaitement
qu'il dépend de lui de ne pas le faire. Dieu, voulant
faire de l'homme une créature à la fois aimante et in-
telligente, n'a pu le créer sans liberté. Sans doute,
l'abus de ce don précieux était à craindre, mais sans
lui l'homme n'eût plus été homme; sa nature eût été
autre, et de toutes les combinaisons possibles pour
arriver à la création d'une nature intelligente et ai-
mante, il n'y en a pas d'autres que celle du libre ar-
bitre.
On demandera peut-être comment une créature
douée d'une si heureuse organisation a pu voir le
mal et ne pas y résister. C'est ici surtout que la pos-
sibilité de la chute frappe l'esprit attentif. Tout le
monde sait bien que la gourmandise est un vice, et
que la sobriété est une vertu ; combien de gens, ce-
pendant, oublient à table les règles de la modération
et se laissent aller au plaisir de manger, quand le but
de l'action est accompli ! De l'usage d'une chose à l'a-
bus de cette chose il n'y a qu'un pas, et tous les jours
nous voyons se répéter sous nos yeux la chute de no-
tre premier père. Il savait, comme nous le savons
tous, que l'amour de soi pour but était un hideux
égoïsme; il savait que cet amour devait être univer-
sel eomme le suprême Auteur de l'univers. Eh bien !
il a préféré s'aimer seul, et en cela il s'est laissé aller
à la pente la plus entraînante qu'il y ait. L'intelligence
DE L'HOMME DE BIEN. 7'J
l'éclairail sur sa destination, il a refusé de l'écouter ;
toutes les passions nous offrent des preuves irrécusa-
bles de ce fait; en s'y livrant, on conserve toujours
assez de bon sens pour en voir les inconvénients ;
mais l'amour dépravé est le plus fort; et, coûte que
coûte, on s'y jette à corps perdu. La race humaine,
en sortant des mains du Créateur, a manqué de mo-
dération, voilà tout son crime. Alors elle a converti
en vice ce qui, subordonné au but marqué par Dieu,
eût été légitime. Née avec un amour de soi qui était
la plus solide garantie de l'ordre et du bonheur géné-
ral, elle en a fait, en le séparant de sa fin dernière,
une cause éternelle de confusion et d'infortune.
Un philosophe judicieux ne refusera pas son assen-
timent à une vérité aussi palpable, sous prétexte qu'il
ne conçoit pas que la faute du père ait rejailli sur ses
descendants. Les lois de transmission par lesquelles
les inclinations se perpétuent évidemment de race en
race chez les hommes, comme les instincts se conser-
vent chez les animaux, lui disent assez que l'espèce
humaine viciée à telle époque a dû l'être également
aux époques suivantes. Tel père, tel fils, dit justement
le proverbe. Tel germe, tel fruit. Un arbre dégénéré
ne produira que des arbres dégénérés comme lui; la
culture remédie à ce défaut dans nos jardins; l'éduca-
tion, de même, redresse le vice originel parmi les
hommes. Le remède prouve le mal qui le précède.
On pourrait accuser la justice divine d'une colère
injuste. On pourrait dire que cette loi qui nous rend
80 LE LIVRE

solidaires les uns des autres dans la suite des généra-


tions part d'un être inflexible devant lequel l'innocence
ne peut jamais trouver grâce. Mais il est aisé de re-
marquer que quand nous voulons substituer nos lois
à celles de la nature, nous ne faisons que déraisonner.
11 suffit que cette solidarité soit reconnue comme une
loi universelle pour que nos murmures n'aient plus de
valeur. Néanmoins, si quelques-uns insistaient en-
core, nous leur ferions voir que si Dieu n'a pas cru
devoir changer les lois générales par égard pour l'in-
nocence, il a donné à celle-ci tous les moyens possi-
bles d'effacer en elle la tache originelle. En effet, si
elle se laisse aller naturellement aux suggestions de
l'amour-propre et de Pégoïsme comme à des lois na-
turelles, elle trouve aussitôt, depuis sa nourrice jus-
qu'à son pasteur, mille personnes, échos d'une révé-
lation divine, qui lui diront que ce penchant, auquel
elle se livre, est anti-social et anti-religieux; en un
mot, qu'elle offense Dieu et les hommes.
Ainsi, Dieu a créé l'homme avec l'amour du moi.
Cet amour infini et sans bornes, comme son Auteur,
devait tout rapporter à Dieu. Eu y obéissant, l'homme
suivait la loi de son être : il s'aimait sans crime, puis-
qu'il ne faisait que recevoir l'amour pour le rendre à
Celui de qui il l'avait reçu. Quand il a oublié son Au-
teur, continuant de recevoir l'amour, il n'a pu changer
l'essence de cet instinct puissant; et, tout en le détour-
nant sur lui-même, il n'a pu lui ôter son caractère
d'infinité et d'éternité : de là vient que l'homme a dû
DE L'HOMME DE BIEN. 81
naturellement, par sa chute, s'aimer seul et sans bor-
nes. L'amour du moi est resté seul, en effet, dans
cette âme qui devait reconnaître, comme but, l'a-
mour de Dieu. L'ambition démesurée, l'égoïsme ex-
clusif qui se fait centre de tout, l'avarice insatiable,
l'amour de la gloire qui rêve une renommée impéris-
sable, toutes ces passions délirantes font voir assez
que l'homme, dans sa déchéance, atteste la grandeur
de son origine. Le sentiment qu'il porte en lui est
sans bornes, preuve qu'il provient de Celui qui seul
ne reconnaît de limites ni dans l'espace, ni dans la du-
rée dans lesquelles nous sommes circonscrits ici-bas.
Nous avons été conduits, en suivant la chaîne des
vérités exposées ici, à résoudre tous les grands pro-
blèmes de religion et de philosophie. Un fait, dont
chacun peut se convaincre par expérience, a le pre-
mier frappé notre attention. Ce fait, résultat de l'ob-
servation, s'est lié pour nous à une théorie vérifiée
par la connaissance de l'homme. Le fait nous a appris
que l'homme était porté par la naissance au moi ex-
clusif; par la théorie, nous avons vu que ce penchant
était un mal survenu après coup, que notre condition
originelle supposait un équilibre complet dans lequel
il n'y avait pas plus de tendance à l'abus qu'à l'usage
de la chose. Rétablir l'équilibre dérangé, donner à
l'entendement éclairé une autorité légitime sur la
volonté aveugle, voilà quelle nous a paru être toute
notre destination.
Mais cette théorie incontestable n'est pas seulement
82 LE L1VBE

de la morale, elle est aussi de la religion. La religion


tout entière repose sur les vérités que nous venons
d'établir. Elle nous apprend que l'homme naît dans
le mal, qu'il doit se réformer pour effacer en lui la
souillure originelle, et que cette réforme ne peut être
obtenue que par de longs et douloureux combats
qu'elle appelle des tentations. Ainsi nous avons l'avan-
tage d'offrir ici au lecteur une théorie qui, au lieu de
se trouver en opposition avec la religion, la confirme
au contraire chez lui, et nous arrivons à cette vérité
générale, qu'il n'y a pas d'honnête homme sans reli-
gion. Il n'est pas nécessaire de nous arrêter long-
temps sur ce principe fécond qui devient la garantie
de tout ce que nous avons avancé jusqu'ici. Il n'y a
qu'à ouvrir le livre de l'Imitation pour y voir que le
moyen d'arriver à la perfection chrétienne, c'est d'é-
purer notre âme des mauvais penchants que nous ap-
portons en naissant.
Le combat que la religion nous recommande est la
nouvelle naissance ou la régénération ; c'est le prin-
cipe réel de toutes les religions, et spécialement de la
religion chrétienne. Il n'y a personne qui n'ait lu dans
saint Marc ces paroles de Jésus-Christ : « Quiconque
veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il
porte sa croix. » Cela ne veut-il pas dire : « Quicon-
que veut arriver au bien, qu'il se détache de soi, et
souffre ce que ce détachement a de pénible. » La nou-
velle naissance que nous exigeons de l'homme ver-
tueux, est textuellement indiquée par saint Jean : « En
DE L'HOMME DE BIEN. 83
vérité, dit Jésus-Christ, si quelqu'un ne naît une se-
conde fois, il ne peut voir le royaume de Dieu. » D'a-
près cela, il est évident que la religion consiste,
comme la vertu, en une nouvelle naissance. Le Chris-
tianisme n'a qu'un précepte, qui est celui d'aimer
Dieu et les hommes; ce qui signifie qu'il faut aimer le
bien qui est Dieu, et les hommes créés pour être les
récipients de Dieu et le manifester. Le bien universel,
préféré comme nous l'avons dit à notre intérêt pro-
pre, est à la fois toute la religion et toute la morale.
Enfin nous avons exigé que l'homme de bien aimât,
connût et pratiquât ses devoirs ; la morale nous dit
qu'il faut en toutes choses l'amour, l'entendement et
l'action ; la religion exige, pour faire un tout, la cha-
rité, la foi et les bonnes œuvres; précepte fondamen-
tal que le catéchisme lui-même répète aux enfants, en
leur disant qu'il faut aimer, connaître et servir Dieu.
Appuyé sur ces vérités, nous nous élevons de plus
en plus dans la contemplation sublime qui a bour but
de découvrir la raison des choses et l'ensemble de
l'œuvre. L'ordre, le but de l'univers, la destination
de l'homme, se dévoilent, en effet, à présent à nos re-
gards. Dieu étant l'amour universel, l'amour même,
il s'ensuit qu'en créant l'univers, il n'a pu avoir qu'un
but conforme à son amour. L'essence de l'amour n'est
pas de s'aimer, mais d'aimer hors de soi. En s'aimant,
l'Être des êtres changerait en lui l'amour en égoïsme :
l'égoi'sme, avons-nous dit, est le mal ; le mal est la
négation du bien, ce n'est plus Dieu. En aimant hors
84 LE LIYUE

de soi, l'Être qui est la source de tout amour, a eu


évidemment pour but d'identifier les autres avec lui-
même, de faire un avec eux, de les consommer dans
son Être. Cherchez à la création quelqu'autre but que
ce soit, et vous ne pourrez venir à bout de le décou-
vrir. Dieu ne peut donc avoir eu d'autre but dans la
production de l'homme que celui d'une conjonction de
la créature et du Créateur. La création émanée de lui
doit retourner à lui. Tout est sorti de lui, et tout doit
y rentrer.
Une foule de vérités morales frapperont notre es-
prit A la suite de ces principes si féconds. Nous ne
demandons pas des preuves plus convaincantes de
l'existence de Dieu et de la vie future. Dieu est, dès
qu'il y a un bien absolu hors de nous. La vie future
est assurée, dès qu'il y a un Dieu. L'existence de Dieu
suppose une sagesse suprême, une intention ; or,
quelle serait celle de Dieu, si ce n'était d'unir à soi ce
qu'il a rendu capable de réciprocité ? L'essence du
bien est de rendre tout semblable à lui-même, donc
l'essence de Dieu est de tout ramener à lui. Dieu
ne passe pas, son but est donc de rendre les choses
périssables immortelles comme lui-même. Le bien,
c'est Dieu; Dieu, c'est l'immortalité. Nous ne pou-
vons être immortels qu'en étant bons comme lui.
C'est là la raison profonde pour laquelle l'Écriture
appelle morts les hommes qui sont dans le péché.
Nous n'allons au Ciel qu'en nous rendant semblables
à Celui qui est le Ciel lui-même. Sans cela nous som-
DE L HOMME DE B I E N . 80

mes perdus, nous encourons la damnation, la mort


spirituelle. Nous sommes encore éternels, mais non
plus immortels.
Nous croyons avoir rempli les intentions de celui
qui cherche la vérité et avec elle les moyens de deve-
nir homme de bien. Il résulte de ce que nous avons
exposé en détail qu'il n'y a qu'un mal, c'est de tout
rapporter à soi. Il n'y a qu'un bien, c'est de tout rap-
porter à autrui. Le mal consiste à se mettre au cen-
tre, le bien à se placer sur la circonférence pour faire
refluer ses actions vers le centre d'où tout part. Avec
cette théorie si simple, on devient heureux et honnête
homme dans cette vie, et on se prépare le bonheur
céleste et la pureté angélique dans l'autre.
Mais les hommes irréfléchis veulent que la vérité
une fois saisie par eux, les dispense de tout doute à
l'avenir. Ils veulent être convaincus après la lecture
d'un livre de morale, comme on l'est après la lecture
d'un livre de mathématique.X>n ne s'imagine pas qu'il
soit possible de nier désormais ce qu'on a reconnu
une fois pour la vérité. Mais exiger de l'homme cette
foi robuste et invariable, c'est vouloir l'impossible. Il
n'y aura jamais un tel état de fixité morale dans la
condition humaine. Jamais vous île ferez en sorte
qu'un dévot ne puisse être parfois chancelant dans sa
foi, et qu'un athée ne soit accidentellement troublé
dans ses négations. Dieu l'a voulu ainsi pour ménager
notre libre arbitre. Dieu n'a pas voulu que l'amour
sorti d,e lui, et reçu par nous, fui reçu dans la con-
8.
86 LE U V R E

trainte, mais dans la liberté du cœur. Il n'a pas voulu


attacher lui-même la chaîne qui nous lie à lui ; mais il
l'a laissée flottante dans nos mains, afin que nous en
fixions nous-mêmes les extrémités.
Le libre arbitre exige que la vérité morale connue
puisse nous éclairer, mais non nous assujettir.
L'homme ne voit pas les choses morales, il les sent
dans son cœur; et la différence des organisations per-
met toujours de nier ce qu'on ne sent pas. Un homme
de sang-froid aura toujours la faculté de nier les émo-
tions de l'amour, et regardera toujours comme des
contes les descriptions qui lui en seront faites, jusqu'à
ce qu'il les ait lui-même éprouvées. Ce n'est pas assez
pour l'homme de voir des yeux de l'intelligence; il
sent, à ne pas s'y méprendre, qu'il n'y a, de cette
manière, qu'une moitié de son être en contact avec la
chose qu'on lui montre ; il faut qu'il joigne l'expérience
du sentiment intimeà l'acquiescemenlde l'entendement
pour avouer la vérité que celui-ci lui enseigne. Il veut,
en un mot, éprouver ce qu'on lui dit pour y croire.
Ainsi toute l'exactitude du raisonnement peut l'é-
clairer sur son origine, sa destination et ses devoirs,
de manière à ce qu'il n'ait rien à y répliquer. Il ne
croira pas néanmoins à ces vérités incontestables, à
moins qu'elles ne deviennent en lui des sentiments.
Pour qu'il croie au mal dans lequel il est, il faut qu'il
en sorte et arrive au bien dans lequel il n'est pas.
Pour qu'il ajoute foi aux plaisirs de l'amour dévoué,
il faut, au préalable, que par la régénération il se soit
DE L HOMME DE BIEN. 87

affranchi des jouissances de Fégoïsme. Quand il sen-


tira l'amour pur et vrai, il croira par expérience qu'il
y a un amour impur et faux. Sans cela, on ne lui per-
suadera jamais que Pégoi'sme dans lequel il est né soit
un mal, et toute réforme lui sera prêchée en vain. Le
moyen donc d'être persuadé de la vérité morale, c'est
de s'affranchir des passions qui nous en éloignent. Le
moyen d'amener l'entendement à un aveu complet de
cette vérité, c'est de commencer par changer l'amour
qui lui est opposé. Or, comme- cet amour cent fois
chassé, revient cent fois, il s'ensuit également que
l'intelligence éprouvera autant d'éclipsés que la vo-
lonté elle-même aura subi de chutes. Quand vous se-
rez dans le bien, vous serez tout échauffé d'un amour
qui portera avec lui la conviction dans votre cœur;
quand vous serez dans le mal, votre enthousiasme se
refroidira, et vous sentirez que les langueurs du sen-
timent sont toujours accompagnées des nuages de
l'esprit. Quand on est dans la région du bien et du
vrai on aperçoit clairement la région du mal et du
faux; mais hors de là toute démonstration persuadera
pour l'instant, et soyez sur qu'elle ne laissera aucune
trace durable. En rentrant dans son amour, l'homme
rentre en môme temps dans la lumière propre à cet
amour. Et de là tout le reste lui semble enveloppé de
pures ténèbres. Il n'y a donc qu'un moyen pour s'as-
surer de la vérité et pour y persévérer, c'est de re-
venir à ce conseil si vrai et si profond de l'Évangile :
« Faites ce qui vous est enseigné, et vous saurez alors
» si la doctrine est vraie. »
SS LE UVRE

La vérité mathématique n'est jamais niée, parce


qu'elle ne favorise ni ne contrarie nos penchants. La
vérité morale, au contraire, sera toujours de nature à
être rejetée de celui dont elle aura obtenu l'approba-
tion, sitôt que son intérêt le mettra en opposition avec
elle. Après avoir admis des principes qui n'exigent de
nous aucune gène, nous ne tarderons pas à en nier,
ou du moins à en altérer les conséquences, si celles-ci
nous portent quelque préjudice. Jamais vérité ne dé-
truira tous les doutes de manière que ceux-ci ne re-
paraissent plus : ce sont nos passions qui produisent
les variations de l'esprit; ce sont elles qui jettent sans
cesse des nuages sur notre intelligence. Il n'y aura
donc de clarté parfaite dans l'entendement de l'homme
que quand il y aura dans son cœur l'amour que cet
entendement y aperçoit. Où l'amour n'est plus, sur-
vient l'indifférence, et celle-ci n'écoute ni ne cherche
avec assez de zèle pour être convaincue de la vérité et
pour la confier intacte à la mémoire.
La plupart des hommes croient que l'obéissance de
la volonté est la suite nécessaire et obligée de l'intel-
ligence une fois éclairée. En cela, ils se trompent
grossièrement. Il faut que nous nous assujettissions
librement au joug qu'on nous présente, que nous
ayons la faculté de le prendre ou de le rejeter. Si
notre amour se révolte contre la vérité qu'il est forcé
néanmoins de reconnaître, il ne tarde pas à murmurer
contre elle; il entraîne bientôt avec lui l'entendement
dans cette révolte; celui-ci ment d'abord et nie sa
DE L'HOMME DE BIEN. 89
conviction passée ; il altère ensuite la vérité ; peu à
peu l'évidence qui l'avait frappé s'efface, et tel qui a
commencé par mentir aux autres finit par se mentir à
lui-même. Que de fois une vérité, à laquelle nous avons
rendu hommage, n'est plus pour nous qu'une opinion
incommode que nous combattons de toutes sortes d'ar-
guments ! Le livre de morale, écrit avec l'évidence
la plus complète, trouvera toujours des gens intéressés
à le critiquer. Il n'y a pas d'opinion juste et utile qui
n'ait eu ses transfuges. Cela est tout simple. Dans les
choses morales, il y a toujours quelque chose qui con-
cerne notre intérêt personnel ; or, c'est celui-là qui
nous fait mentir. Les vérités mathématiques n'ont
rien à démêler avec cet intérêt : elles ne s'adressent
qu'à notre intelligence prise à part du monde que nous
habitons.
En deux mots, voici notre résumé : La Providence
ne gouverne l'homme que comme un agent libre ; elle
lui a laissé la faculté de s'éloigner d'elle pour que la
conjonction de l'homme à Dieu fut libre. S'il n'y avait
pas possibilité de rejeter tout, rien ne serait de na-
ture à s'incorporer à un être libre. Ainsi l'existence
possible du doute, survenant après la vérité la mieux
démontrée, est dans la nature même des choses; et,
loin de rien en inférer contre cette vérité, le sage y
trouve une preuve frappante de la sagesse suprême.
LA .

VISITE DE GUSTAVE

Gustave avait beaucoup voyagé pour achever l'édu-


cation brillante qu'il avait reçue dans ses premières
années. Arrivé à l'âge de trente ans, il avait tout vu,
tout lu, tout étudié, la nature et les hommes, les
choses et les livres, il savait tout apprécier. Vous ne
pouviez parler devant lui de quelque chose que ce
soit, sans qu'il pût vous offrir des lumières inatten-
dues sur cet objet. Il avait trop de connaissances pour
en être fier, aussi ne faisait-il jamais parade de son
savoir; on s'en apercevait quand on en avait beaucoup
soi-même; les ignorants qui voyaient toujours Gus-
tave à leur niveau, ne soupçonnaient pas dans cet
homme du monde l'instruction d'un savant du premier
ordre : ils reconnaissaient seulement en lui une supé-
riorité réelle dans le ton et les manières. Gustave,
sans prendre les airs d'un grand seigneur, exerçait
en effet, à son insu, l'influence de quelqu'un sorti des
hauts rangs de la société. Sa politesse exquise re-
poussait la familiarité, et du commerce des hommes
il recueillait plus d'admiration et de respect que de
véritable affection.
LA VISITE DE GUSTAVE. 9l

Personne ne se sentait guère capable d'aller de


pair avec lui, il régnait sur chacun des cercles où il
se trouvait. Sa gravité déconcertait la frivolité; l'i-
gnorance honteuse se taisait devant lui : il aurait pu
être redouté dans les salons à la mode, si une figure
distinguée et des manières aisées ne lui eussent assuré
l'approbation générale. Sa conversation était toujours
instructive : il savait faire valoir les moindres baga-
telles, en citant à propos des faits intéressants ou des
idées neuves. Ce n'est pas qu'il n'aimât la gaité, mais
sa gaîté décente avait toujours un côté sérieux. S'il
plaisantait, c'était comme un homme qui joue avec son
sujet, et qui fait sentir qu'il en est le maître. Il pré-
sentait les grandes choses avec cette ironie fine qui
déjoue l'admiration vulgaire, et qui fait voir au peu-
ple que tout ce qu'il croit si admirable n'est pour
l'homme de génie que des bulles de savon. L'édifice
de nos sciences, cet édifice qui paraît si solidement
établi aux pauvres manœuvres de nos académies plé-
béiennes, ne semblait à ses yeux qu'un château de
cartes, et il le renversait sans se donner d'autre peine
que de souffler dessus.
Cette tournure d'esprit aurait peut-être abouti
chez Gustave à l'apathie de l'orgueil, le vice le plus
incurable de l'intelligence. Quelques-uns, arrivés au
point où il en était, prennent en effet en pitié les
hommes et les sciences, et croient que leur tète est
comme ce livre de Pic de la Mirandole, qui avait pour
titre : De otnni Scibili. Gustave s'était garanti de
92 r.A VISITE
ces travers en dirigeant toute sou activité vers les ré-
sultats positifs de la vie. Il avait compris que ce n'est
qu'en se rendant utiles que les hommes à talent se font
pardonner leur supériorité. Le bonheur matériel de
la société, les perfectionnements dont est susceptible
le bien-être de l'humanité, l'occupaient tout entier.
Son esprit n'étudiait les théories et les systèmes que
pour les appliquer à des faits de l'ordre réel et à des
intérêts présents. Il n'était pas de ces hommes exclu-
sifs qui accusent de vague et taxent de rêveries tout
ce qui ne se palpe pas. Il croyait à la possibilité d'une
alliance prochaine entre la pensée et les actes de
l'homme, entre le sentiment et la raison, entre les
faits, qui ne sont qu'une application, elles doctrines,
qui réclament la priorité de l'intention. L'idée qui,
chez lui, devint dominante, fut de tenter un traité de
paix entre l'industrialisme et la philosophie, entre le
monde sensible et le inonde moral.
L'embarras était de découvrir une philosophie qui
conciliât à la fois la contemplation et les actes, une
morale qui devînt tout ensemble foi et œuvre, une re-
ligion qui fit descendre l'autre vie dans celle-ci. La
philosophie en vogue ne paraissait guère propre à
remplir ces conditions. Nos soi-disant traités de mo-
rale lui paraissaient des recueils de maximes conven-
tionnelles, et rien de plus. La religion qui lui avait
été inculquée dans l'enfance n'était à ses yeux qu'une
institution du vieux temps, à laquelle personne ne
croyait, pas même ceux qui la conservaient pour en
tirer des avantages matériels.
DE GUSTAVE. 9o

Comment faire, avec de tels éléments, pour rame-


ner le siècle incrédule à la religion, à la morale, à la
philosophie qui les lie l'une à l'autre. Gustave voulait
prouver qu'il y a quelque chose au-delà de ce qu'on
appelle le positif des intérêts matériels : produire pour
consommer, c'est à peu près comme vivre pour man-
ger. Il faut absolument que la production ait un but
au-delà de la consommation. Le genre humain n'est
pas destiné à naître, se nourrir et se propager dans
une série illimitée de siècles sans qu'il y ait un but fi-
nal dans ces actes. Le laboureur, qui travaille pour
donner du pain à sa famille, a sans doute une autre
intention que celle de mettre ses enfants à même d'en
nourrir d'autres h leur tour; en les nourrissant, il a
pour fin dernière le désir d'en faire des hommes qui
aient d'autre occupation que celle de manger et d'ea
faire manger d'autres plus tard ; il travaille avant
tout pour élever des citoyens utiles. Dieu, sans doute,
en agit de la même manière avec le genre humain. La
vie matérielle de la société a toujours pour but en dé-
finitive la vie morale qui la lie à Dieu. Voilà ce que
voyait Gustave, et pour pénétrer ses concitoyens de
cette vérité, il fallait commencer par leur prouver la
nécessité de la religion comme dernier terme.
« S'il y a, disait-il, quelque chose de moral dans
le monde, cela doit venir de Dieu, qui seul l'y a mis;
par conséquent, les notions exactes de la Divinité, et
la connaissance des rapports qu'elle veut bien avoir
avec l'homme, sont les choses les plus importantes au
94 LA VISITE

bonheur de l'individu comme au bien-être de la so-


ciété. S'il n'y a pas de Dieu, si l'homme est un animal
créé aujourd'hui pour s'anéantir demain complète-
ment, il est inutile de tant se gêner pour être humain,
généreux, sensible; toutes ces vertus ne seront que
des farces que nous jouerons à nos dépens. Le résul-
tat de toute recherche philosophique serait donc le
mot d'Horace, d'Épicure et de Lucrèce, que saint
Paul rappelle avec tant de raison : Mangeons, buvons,
car nous mourrons demain. Voilà où aboutit toute la
philosophie matérialiste. Si encore elle ne faisait que
manger et boire outre mesure, elle ne ferait de tort
qu'à elle-même; mais persuadée qu'il n'y a pas d'au-
tre vie pour elle, elle veut être heureuse à tout prix
dans celle-ci, et si elle place le bonheur dans le liber-
tinage, elle attentera tant qu'elle le pourra à la pu-
deur de toutes les femmes; si la richesse fait sa féli-
cité, elle tâchera de se la procurer par tous les moyens;
si l'ambition est son but, elle ne sera occupée qu'à
subjuguer ceux qui voudront bien y consentir, et à se
débarrasser de ceux qui refuseront de reconnaître
son joug. Voilà où aboutit l'intérêt matériel considéré
à part des notions morales. »
Après ces réflexions, Gustave chercha à établir sa
théorie en mettant la religion en tête de tous les actes
matériels. Mais ici sou embarras devint extrême. La
nécessité des idées morales n'était pas bien difficile à
établir; mais il n'en était pas ainsi de la nécessité
d'une religion embarrassée de mystères et de dogmes
DE GUSTAVE. 95

souvent absurdes. Il voulut dégager le Christianisme


des mystères qui le défiguraient à ses yeux, et se
borner à en prendre la morale sublime. Mais une ré-
flexion subite l'arrêta. « Quelle sera, se dit-il, la
» sanction de cette morale, sitôt que j'aurai retran-
» ché les preuves qui établissent son origine spiri-
» tuelle ? Il faut donc prêcher aux industriels de notre
» époque le Christianisme avec ses miracles; ce n'est
» plus possible. Ils me diront que cette religion est
» une vieille fable dont on a bercé l'enfance du genre
» humain, et dont notre âge doit être affranchi. Pour
» eux, c'est un conte juif qui n'est pas bien différent
« de ceux des mille et une nuits. Quel contraste entre
» ces notions qui choquent partout le bon sens et les
» méthodes si rigoureuses, si satisfaisantes, si exactes
» des sciences purement humaines telles qu'on les
» conçoit aujourd'hui ! Assurément, il y a là une auo-
» malie singulière; quel problème à résoudre! Un
» Pascal, qui s'est élevé si haut dans les sciences phy-
» siques, et qui pourtant croyait à l'Évangile! Un
» Xewton, qui a découvert le vrai système du monde,
» et qui, sans être fou, a commenté l'Apocalypse! Et
» cette Bible elle-même, ce livre écrit d'une manière
» si ridicule, si triviale, quelquefois si obscène, et
» que cependant les plus grands génies ont respecté !
» Ce livre, dont on ne soutiendrait pas la lecture un
» demi-quart d'heure, s'il venait d'être écrit par un
» contemporain, et que le genre humain s'est légué
» fidèlement pendant quarante siècles, et qu'il conti-
9B LA VISITE

» nuera d'imprimer et de répandre avec profusion


» dans toutes les langues. Si, à la première vue, le
» Christianisme paraît incapable de satisfaire les vrais
» besoins de l'esprit humain, au moins n'y a-t-il pas
» un homme de bonne foi qui ne convienne qu'il n'est
» pas indigne de fixer son attention, ne serait-ce que
» pour résoudre le problème de la conservation et de
» la multiplication d'une fable si choquante chez toutes
» les nations policées du globe. Beaucoup de philoso-
» plies ont dit à ces nations policées que les sauvages
» les plus stupides avaient une religion plus raison-
» nable que la leur; et cependant, malgré les nom-
» breuses extravagances qu'elle consacre, la religion
» chrétienne subsiste. Beaucoup d'auteurs profonds
» lui consacrent leurs veilles, et s'il n'y en a guère
» aujourd'hui qui y croient, du moins ne peut-on pas
» nier qu'un grand nombre de savants des XVIIe et
» XVIII e siècles, qui valaient bien nos chimistes et
» nos mécaniciens, y croyaient sincèrement. Peut-
» être ne faut-il au Christianisme qu'un développe-
» ment de plus, qu'une explication qui a échappé à
» tout le monde pour en faire la théorie de Dieu, de
» l'homme et de l'univers. Peut-être Dieu a-t-il ses
;> vues eu inspirant aux hommes ce respect unanime
» pour un livre qu'ils ne comprennent pas; peut-être
« veut-il qu'ils le conservent jusqu'aux temps mar-
» qués par sa sagesse, où il le leur expliquera. Mais
» quand arrivera ce temps? Qui nous donnera ceitc
» explication qui nous manque? L'esprit h u m a i n mar-
DE GUSTAVE. 1)7

» die toujours, et les notions de tout genre se modi-


» fient selon les progrès de la raison. Qui sait si la re-
» ligion ne doit pas elle-même subir cette loi de perfec-
» tionnement? Qui sait si un autre Colomb ne doit pas
» nous faire aborder à cette plage étrangère qui nous
» dévoilera la forme entière de ce monde dont nous
» ne connaissons qu'une partie? Qui sait s'il n'y aura
» pas pour l'avenir une religion en harmonie avec les
» progrès des lumières et qui pourra défier la cri-
» tique ? »
Gustave était dans cette perplexité, quand ses pas
le portèrent à l'entrée d'une petite chapelle bâtie dans
l'un des faubourgs de la capitale. Ce n'est pas là, se
dit-il, où je trouverai la solution du problème. Néan-
moins, entrons-y; cela fait tant de bien de se trouver
avec des êtres qui croient en d'autre chose que dans
la force et dans le succès ! Des êtres qui ne font rien
pour le présent, et qui font tout pour l'avenir, doi-
vent par cela seulement être dans la disposition la
plus convenable pour recevoir la vérité. Comme on
laisse à cette porte le poids des embarras de la vie !
comme l'âme s'épure tout à la fois et se tranquillise!
je voudrais bien être comme celle bonne femme!
comme elle doit être paisible; mais avec cetie foi ro-
buste, le problème ne serait pas résolu, et c'est lui
seul qui m'agite. Voyons si ce prédicateur m'aidera à
déchirer quelque coin du voile. Le ministre achevait
dans ce moment son discours, et tout l'auditoire, dans
le recueillement le plus profond, lui prêtait une oreille
9.
98 LA VISITE

attentive. Sa diction était celle d'un philosophe qui


s'entretient avec ses disciples ; il y avait dans ses
paroles la sagesse fine fait naître l'expérience des
hommes, et l'onction qui vient de la manière dont le
cœur s'ouvre aux impressions divines.
« Le Livre saint, disait l'homme de Dieu, à moins
d'une théorie évidente et rationnelle, ne peut satis-
faire que les esprits soumis. Mais ceux-ci ne faisant
aucun usage du raisonnement, et s'interdisant le
doute comme la chose dont la Divinité est le plus of-
fensée, ne peuvent jamais tenter les hommes éclairés
de faire comme eux. Ceux donc qui cherchent, au
moyen de l'Écriture et de la raison, à sortir du laby-
rinthe des erreurs humaines, ne peuvent y parvenir.
Le Livre sans doctrine est plutôt pour eux un poison
qu'un remède. Ils sont choqués à chaque ligne, sont
rebutés h chaque image. Non-seulement la science,
mais le bon sens lui-même, mais l'honnêteté, mais
la pudeur, tout est révolté à la lecture littérale de la
Bible. La physique démontre l'impossibilité des faits
allégués par elle, la morale réprouve les tableaux
qu'elle oflïe. Le raisonnement échoue dans la simple
intelligence des conseils qui y sont donnés et des pa-
roles dont on recommande la pratique.
» Après avoir lu avec toute l'indépendance de son
esprit un livre écrit dans un tel système, l'homme le
moins prévenu est plus éloigné que jamais des senti-
ments religieux. Du moins, dans l'intérieur de son
être une voix timide lui disait quelquefois : Tu ne te
DE GUSTAVE. 99

trompes pas; il est un Dieu, reconnais sa présence


aux doux sentiments qui s'emparent maintenant de
ton cœur. En présence des merveilles de la création,
cette même voix lui répétait encore : Les sophistes
t'ont trompé ; un si bel ouvrage, tant de sagesse et tant
de magnificence ne peuvent être l'ouvrage du hasard;
réconnais l'Être Suprême à ses œuvres. En lisant
le Livre dicté par l'Esprit saint, l'homme ne trouve
point ces motifs de croyance; tout y est hors de pro-
portion avec son intelligence, tout y contraste avec
ses mœurs, ses habitudes, les idées qu'il s'est faites
de la rectitude et de la vérité. Pour croire, il faut
qu'il renonce à faire usage de sa raison, et comme
cette abnégation est contraire à la nature, il n'arrive
là qu'après une lutte opiniâtre, et une triste victoire
sur les facultés les plus sublimes dont nous a doués le
Créateur.
» Le besoin de religion est le besoin de tous; mais
la connaissance d'une religion éclairée est principale-
ment ce qui manque à tous. Il y a aujourd'hui un be-
soin réel, urgent de religion, et aucune des religions
présentement établies ne satisfait ce besoin. Tout le
monde appelle aujourd'hui à grands cris une religion
appuyée sur le bon sens et la morale, qui soit l'ali-
ment de l'intelligence et du cœur tout à la fois; tout
le monde veut que cette religion soit un sentiment et
une science, sentiment pour fortifier les espérances
du cœur, science pour prouver la vérité de ces espé-
rances. On exige que cette religion, que tout le monde
100 LA VISITE

attend, nous prémunisse contre les moqueries de l'in-


différence ou de la frivolité. Il faut qu'on soit bien
sur que celui qui l'attaque est au-dessous d'elle, et
que l'ignorance seule peut la méconnaître. Il ne faut
plus qu'on s'imagine que l'esprit peut la renverser
dans ses fondements, et que la bonhomie-seule peut
la conserver intacte. A la science, qui détruit avec
l'apparence de la vérité mathématique, il tant que la
religion oppose la science qui édifie avec l'exactitude
rigoureuse d'un ordre de vérité qu'on ne peut nier
sans renverser toutes les notions de l'évidence.
» C'est alors seulement que l'homme de bonne vo-
lonté se trouvera en possession de la boussole qui
guidera ses pas. Les incertitudes attachées à toutes les
opinions humaines, qui n'ont pour elles que la sanc-
tion de l'individu, ne pourront plus le tourmenter en
présence d'une doctrine qui aura pour elle l'assenti-
ment de la raison privée et le témoignage des siècles.
Le Livre Saint, soumis à cette doctrine, deviendra
aussi clair qu'il est obscur, aussi satisfaisant qu'il est
rebutant aujourd'hui, enfin aussi conforme au bon
sens, à la morale, à la science, qu'il parait en opposi-
tion avec elles. Voilà ce qu'attend l'esprit humain,
voilà son besoin le plus pressant. Qu'on ne s'y trompe
pas. La nature, interrogée par le génie, a donné tou-
tes ses preuves depuis Cicéron jusqu'à l'auteur du Té-
lémaque. Le cœur humain, étudié avec toute la pro-
fondeur du raisonnement, a présenté toutes les dé-
monstrations depuis Platon jusqu'à Clarke; et cepen-
DE GDSTAVE. 101

dant les hommes sont encore dans le doute à l'égard


des vérités les plus utiles, et cependant chaque géné-
ration tente de recommencer à elle seule l'ouvrage
laissé imparfait par les siècles ! La vérité naturelle n'a
donc pas été atteinte. La vérité révélée n'est pas plus
accessible à l'entendement des Chrétiens de nos jours
qu'elle ne l'était du temps d'Auguste à l'intelligence
des Juifs. A moins d'une doctrine explicative, la Bible
est une énigme aussi inconcevable que la nature ma-
térielle, aussi difficile à expliquer que notre propre
cœur. La Bible, l'univers et l'homme demandent tous
les trois la vérité sans nuages, la vérité absolue ; n'est-
ce pas la plus louable comme la plus utile des tenta-
tives que d'essayer de produire cette vérité au grand
jour? S'occuper d'un pareil objet, c'est, il me semble,
travailler à remplir les vœux les plus ardents de l'hu-
manité, comme c'est contribuer à satisfaire ses besoins
les plus pressants. Travailler dans un tel but, ce n'est
point entrer dans le champ de l'imagination, mais
c'est pénétrer dans celui de la vérité; c'est donner à
l'homme la théorie de sa vie entière ; c'est lui tracer
son origine, sa destination et son but; c'est enfin lui
faire découvrir le principe auquel il doit assujettir ses
intentions, ses pensées et ses actes. »
Jamais Gustave n'avait rien entendu qui vint plus à
propos servir de confirmation à ses pensées. C'était
là tout ce qu'il s'était dit lui-même, mais c'était dit
avec l'assurance que donne la possession de la vérité.
Qu'est-ce, disait-il, que cette religion à la fois divine
9*.
LA VISITE

et raisonnable? Qu'est-ce que ce ministre lui-même?


Jamais je n'ai entendu dire qu'aucune communion
chrétienne affichât de telles prétentions. Ce prédica-
teur parle comme on le fait dans un cercle d'hommes
instruits. Je n'ai jamais de ma vie entendu de sermon
dans ce goût. Aucun de ces points d'exclamation qui
tiennent lieu de preuves. Disant ainsi, Gustave regar-
dait autour de lui, et vit une église décorée avec simpli-
cité : il y remarqua néanmoins quelques nouveautés tant
dans le costume que dans les cérémonies, mais il ne
put savoir ce qu'elles signifiaient. Il lui sembla qu'il
venait de faire un rêve, dont il n'était encore pas en-
tièrement éveillé. Quand l'office divin fut terminé, il
laissa la foule s'écouler; et, sortant à côté d'un homme
dont l'extérieur inspirait la coniiance, il s'informa de
la demeure du prédicateur qu'il venait d'entendre. A
quelques jours de là, il se rendit chez ce ministre, qu'il
jugeait seul capable de lui donner les lumières qu'il
aurait vainement cherchées ailleurs. Le ministre li-
sait alors attentivement un commentaire de la Genèse.
Gustave, après lui avoir fait compliment sur la ma-
nière toute rationnelle dont il concevait la religion, lui
demanda sans façon dans quel auteur il avait appris à
considérer la religion chrétienne sous le jour satisfai-
sant sous lequel il l'avait présentée. Vous voyez en
moi, ajouta-t-il, un homme qui désire être chrétien
sans faire le sacrifice de sa raison. Voilà, dit le mi-
nistre, en mettant sous les yeux de Gustave le com-
mentaire qu'il lisait, voilà l'auteur qui a dissipé tous
DE GUSTAVE. 103

mes doutes et m'a appris à envisager le Christianisme


sous un point de vue qui paraît mériter votre appro-
bation. C'était un volume des Arcanes Célestes de Swe-
denborg. Gustave prit le livre avec respect, il l'ouvrit,
en feuilleta quelques pages ; puis, le laissant tomber
comme un homme qui n'a pas trouvé ce qu'il cher-
chait : Ce livre, monsieur, peut offrir des aliments
réels à votre esprit, mais toutes les intelligences ne
sont pas organisées de manière à s'en contenter. Le
ministre se prit à rire. Je vois, dit-il, ce qui vous
fait peur; vous ressemblez au commun des lecteurs
que le mot de vision effarouche. Eh bien ! en effet,
vous voyez ici les visions qui ont fait toute mon édu-
cation religieuse.
Gustave. Comment un homme aussi éclairé que
vous paraissez l'être a-t-il pu donner la préférence
au livre d'un visionnaire, à l'ouvrage d'un homme
conséquemment reconnu pour fou, tandis que vous
pouviez consulter avec fruit tant d'auteurs célèbres
dans tous les siècles et dans tons les pays du monde ?
Le Ministre. C'est précisément parce que l'homme
que j'ai consulté était visionnaire et passait pour un
fou, que j'ai suivi ses errements avec le plus de con-
fiance.
Gustave. Comment ! je ne vous comprends pas !
Le Ministre. J'ai voulu une religion rationnelle
et parfaitement claire. Beaucoup d'auteurs célèbres
m'ont présenté des idées assez plausibles à ce sujet,
mais quand je leur ai demandé une garantie de leurs
104 LA VISITE

systèmes, une sanction de leurs idées, ils n'ont pu


m'offrir que leur propre jugement.
Gustave. Quelle autre preuve vouliez-vous donc ?
Le Ministre. Le jugement est sujet à se tromper.
Chez l'un, il est inspiré par les préjugés d'éducation
et de naissance; chez d'autres par les livres qu'on a
lus, par les personnes qu'on a fréquentées; chez tous
enfin, il n'est que la mesure particulière de l'esprit de
chacun. Il n'y a point de jugement humain qui puisse
m'assurer de la vérité absolue d'une chose !
Gustave. Et cet absolu, vous l'avez trouvé chez
un visionnaire ?
Le Ministre. Précisément parce qu'il n'a pas de
jugement à lui. Un visionnaire ne dit que ce qu'il sent,
que ce qu'il voit ; un homme d'esprit dit ce qu'il
pense, et vous sentez que rien ne peut m'assurer que
ce qu'il pense soit exactement la vérité. L'homme
éveillé, et faisant usage de sa raison, est dans la situa-
tion d'esprit où ont été tous les philosophes, qui
n'ayant qu'eux pour garantie de leurs systèmes, peu-
vent se tromper, et parlent tous à leur manière. Aussi
l'absolu n'est-il pas là. L'homme qui a des visions est
dans l'état où ont été avant lui tous les extatiques,
qui tous ont éprouvé des sensations semblables; par
conséquent, ce qu'il dit peut être pris pour une ex-
pression d'une vérité absolue. En d'autres termes,
l'homme qui raisonne est dans un état purement hu-
main, par conséquent il est sujet au doute et à l'er-
reur; l'homme qui est dans l'extase entre dans cet
DE G U S T A V E . 105

état spirituel où la nature humaine est modifiée d'une


manière uniforme, qui atteste ses rapports avec le
grand Être qui ment toute la nature.
Gustave. Ainsi votre état spirituel, ou, si vous
voulez, votre état saint, serait comme l'instinct natu-
rel qui lie l'homme à Dieu. Dans l'état de veille nous
détruisons cet instinct par nos raisonnements; dans
l'état de sommeil, il se réveille chez quelques indivi-
dus ; Dieu alors parle en eux d'une manière qui ne
laisse plus de prise à l'arbitraire des pensées pure-
ment humaines.
Le Ministre. Vous saisissez parfaitement ma pen-
sée. L'auteur de ce livre a été pour moi dans un état
où l'instinct divin se réveille en l'homme, par consé-
quent j'ai trouvé à ses assertions une garantie spiri-
tuelle qui me les a fait recevoir. 11 aurait parlé avec
toute l'éloquence de Cicéron et toute l'exactitude de
Newton, qu'il me serait toujours resté quelque doute
sur la vérité de ses aperçus. Rien ne m'aurait dit
qu'un autre venu après lui quelque jour n'eût trouvé
mieux.
Gustave. Ainsi, vous faites avec cet auteur ce que
tant d'hommes font tous les jours avec leurs somnam-
bules. S'ils veulent s'assurer de la vérité d'une chose,
ils consultent leurs somnambules quand ceux-ci sont
endormis. Vous avez de même consulté le vôtre quand
il était en vision, persuadé que les sensations de l'ex-
tatique étaient plus sûres que les idées de l'homme
éveillé. La raison de votre choix est profonde, et je
106 LA VISITE

conçois assez que l'opinion vulgaire qui vous accusera


de n'avoir consulté aveuglément qu'un visionnaire,
ne pourra guère vous inquiéter. Il faudra seulement
prouver que le mode de perceptions de votre nouvel
apôtre est celui qui a servi à fonder l'édifice de toutes
les religions. Ce n'est que comme cela que je puis
croire que l'extase soit l'état absolu.
Le Ministre. Ouvrez tous les livres des fondateurs
de religions, et vous n'en trouverez pas un seul qui soit
écrit par un homme de sang rassis. Tous ont pour au-
teurs des extatiques, des gens transportés dans l'exis-
tence spirituelle, et dont les paroles ne sont esprit et
vie que pour ceux qui sentent comme eux. Pour les
autres, ce sont nécessairement des extravagances.
Gustave. Je vous demande pardon de mon indis-
crétion. Mais, puisque vous ajoutez foi vous-mêmes à
ces paroles, vous êtes donc visionnaire ! Il faut donc
être aussi visionnaire comme vous, pour croire à ce
que vous croyez ; ou est alors le privilège de la raison
qui nous est donnée pour démêler d'une manière sûre
la vérité de l'erreur ?
Le Ministre. Je ne suis point visionnaire, et voici
en quoi je fais consister le privilège de la raison. Elle
nous est donnée, comme vous le dites, pour démêler
le vrai du faux, mais non pas pour nous prendre sot-
tement comme unique mesure du vrai. Un homme me
dit une chose, je me garde bien de dire qu'il a menti,
parce que je ne sens pas comme lui; je ne dis qu'il a
menti que quand je me suis assuré que ses paroles ne
DE GUSTAVE. 10"

trouvent aucune confirmation possible chez tous les


autres hommes. Si, au contraire, je trouve cette con-
firmation ailleurs, quoiqu'elle ne soit pas en moi, je
ne balance pas à dire que cet homme ne me trompe
pas. En comparant les dépositions de mon auteur avec
celles des visionnaires qui l'ont précédé, je n'hésite
pas plus à dire qu'il a dit la vérité, que je ne fais dif-
ficulté de croire à la sincérité d'un voyageur arrivé
récemmenl des iles de la mer du Sud, si ses relations
sont d'accord avec celles de Bougainville et de Cook.
Je n'ai pas besoin d'aller voir moi-même ces îles pour
dire qu'elles existent.
Gustave. Vous avez tout à fait raison. La faculté
rationnelle vous sert à confronter les pièces du pro-
cès. Pour dire qu'il y a un autre monde, vous n'avez
pas besoin d'y aller, mais de rapprocher les déposi-
tions de ceux qui prétendent y avoir été de nos jours,
avec les récits de ceux qui y sont allés autrefois. Ma
première question revient à ceci : Est-il bien sur qu'il
y ait eu des hommes qui, à l'aide de l'extase, ont péné-
tré jadis dans l'autre monde ? Est-il bien vrai que les
perceptions, dont ils ont joui, ont été la source-de
toutes les révélations primitives ?
Le Ministre. D'une réponse précise à cette ques-
tion dépend toute la démonstration de la certitude de
la religion. Si l'on prouve en ciiet qu'elle n'est in-
croyable qu'à cause de ces extases qui constituent des
rapports nouveaux entre l'homme et Dieu, on ne peut
plus rien arguer contre elle. Ce qui en elle dépasse
ION f.A VISITE

les limites de l'entendement modifié d'une certaine


façon n'est pas du tout contraire aux perceptions de
l'esprit modifié d'une manière différente. En un mot,
la religion ne nous semble une extravagance, que parce
que nous ne sommes pas dans l'état où étaient ceux
qui l'ont établie les premiers. Si nous étions vision-'
naires comme eux, il n'y aurait rien dans ses lois que
de tout à fait conforme à la nature. Elle n'est pas na-
turelle, disons-nous, c«la veut dire qu'elle n'est pas
dans le cercle étroit de notre entendement. Je con-
viens de la chose, mais si l'extase constitue une nature
nouvelle, il n'y a plus moyen de crier à l'extrava-
gance; ce qu'on regarde comme impossible dans l'or-
dre matériel de.la vie commune devient tout à fait
simple dans l'économie de cette vie spirituelle dont
l'extase nous ouvre la voie.
Gustave. Les deux mots que vous venex de me
dire ouvrent un champ tout à fait neuf à mon intelli-
gence. Je conçois très-bien que si ceux qui ont parlé
les premiers de Dieu aux hommes étaient des vision-
naires, ils en ont parlé dans une langue que nous au-
tres hommes éveillés ne devons pas du tout compren-
dre. Ils ont peint des faits qui se passent dans un
inonde dans lequel nous ne vivons pas dans l'état or-
dinaire de nos facultés. Le merveilleux de leurs ou-
vrages ne s'explique pas naturellement par les lois de
la physique, mais on peut s'en rendre fort bien compte
par une étude spéciale des phénomènes auxquels l'in-
telligence humaine peut donner lieu. Je ne veux pas
DE GUSTAVE. lOSJ

laisser échapper ce sujet dans lequel je découvre déjà


une grande lueur au milieu des obscurités qui m'en-
vironnent. Etudions, s'il vous plaît, la religion sous
ce point de-vue. Démontrez-moi que les communica-
tions spirituelles en ont été l'origine, après cela vous
répondrez à une question très-importante que voici :
Si la religion a été donnée à l'homme pour le guider
dans les ténèbres de cette vie, d'où vient qu'elle lui
parle un langage que sa raison ne peut comprendre,
et qu'elle est uniquement fondée sur un ordre de
choses que nos sensations habituelles ne nous font point
connaître? L'extase n'est pas le mode général de per-
ception, ce n'est qu'un mode accidentel qui se déve-
loppe chez quelques hommes dont le système nerveux
est très-irritable; d'où vient que la religion, qui doit
être universelle comme son Auteur, n'a eu chez nous
pour organes et pour interprètes que des hommes
soumis à des impressions accidentelles ? Une objection
de ce genre vaut la peine qu'on s'y arrête.
Le ministre allait répondre, quand un médecin de
ses amis entra dans son cabinet sans se faire annoncer.
Vous arrivez on ne peut plus à .propos, lui dit-il.
Monsieur, que voici, s'étant imaginé que la religion
était une institution pleine de sagesse, a voulu qu'elle
lut raisonnable et claire comme le code civil. 11 s'é-
tonne des images repoussantes qu'elle présente, du
style qu'elle emploie; enfin, il lui répugne de ne voir
dans le Christianisme, comme le dit saint Paul, que la
folie de la Croix. Je lui ai dit que la religion descen-
10.
110 LA VISITE

dant du Ciel, c'est-à-dire, du monde immatériel, a dû


nécessairement présenter à notre esprit des images
étrangères à la nature, et qu'il' n'est permis de l'in-
terpréter et de l'expliquer qu'à ceux qui, à l'aide de
l'extase, ont eu des communications avec le monde
spirituel.
Gustave. Et je voudrais savoir maintenant, puis-
que la religion nous concerne tous, pourquoi nous ne
sommes pas tous des extatiques pour la comprendre.
Le médecin prit la parole; et, s'adressant à Gus-
tave : Je vais répondre, lui dit-il, aussi brièvement
que possible, à la question que vous venez de faire.
Vous n'êtes pas, à ce que je vois, de ces hommes à
qui il faut de longs préliminaires avant d'en venir au
fait principal. Je vous crois assez instruit pour sup-
primer avec vous les circonlocutions inutiles, et j'ar-
rive à la vérité.
La religion chrétienne est fondée sur les notions
transmises par des extatiques, car vous ne doutez nul-
lement que les prophètes qui ont écrit nos livres ca-
noniques ne fussent des visionnaires; vous n'avez pas
d'eux l'opinion qu'ont émise sur leur compte Lowth
et P.lair, c'est-à-dire que c'étaient des poètes qui se
sont amusés à composer froidement des ligures de
Rhétorique. Le désordre de l'ode peut provenir,
comme le dit P.oileau, d'un bel effet de l'art, mais il
n'y a pas d'artifice, soyez-en sûr, dans les choses re-
ligieuses. Vues et saisies par l'esprit ravi hors de lui-
même, elles son!, comme les feuilles <ie !a Sybille,
DE GUSTAVE. lll

pleines de sentiments qui ont pris une forme. Le lan-


gage prophétique les a laissées échapper sans les po-
lir. L'extatique a vu, et aussitôt il a dit ce qu'il voyait.
Gustave. Avec cette explication, on se rend compte
du génie poétique d'Ésaï'e et d'Ézéchiel bien mieux que
dans l'hypothèse qui prétend voir en eux des rhéteurs.
La Bible ainsi serait pleine d'images vues, comme les
récits d'un songe; la seule différence qu'il y a, c'est
que nos songes prennent souvent la couleur de nos
idées et de nos souvenirs, et que les songes des pro-
phètes étaient des effets providentiels, des effets spi-
rituels de la pensée divine qui aurait agi sur eux.
Cette manière de voir s'accorderait assez bien avec
l'opinion unanime de l'antiquité sur les songes. On
les regardait autrefois comme des avertissements du
Ciel, et il y a toujours quelque vérité cachée sous l'ex-
pression même de la superstition. On ne croit à cer-
tains effets d'une cause, que parce que réellement
cette cause en produit d'analogues.
Le Minisire. Monsieur le médecin vous prouvera
tout à l'heure que les songes prophétiques sont, en
effet, des communications reçues par un homme dis-
posé au sommeil de l'extase par la main toute puis-
sante de la Providence. Cette main, bien mieux que
celle d'un magnétiseur, endort de ce sommeil spiri-
tuel qui entre dans la vie ordinaire comme une se-
conde vie, et nous fait voir des merveilles que nous
ne soupçonnerions pas dans l'ordre ordinaire de nos
facultés. Avant de toucher cette corde, je veux de-
1 12 LA VISITE

mander la permission d'ajouter un mot à vos ré-


flexions. Vous apercevez, en effet, combien est ridicule
l'opinion de ceux qui veulent voir dans les auteurs
sacrés des hommes de lettres calculant froidement les
effets de leur éloquence hyperbolique ; combien n'est
pas moins déraisonnable le sentiment de ceux qui pré-
tendent excuser les hardiesses du Livre saint en reje-
tant sur le génie des langues orientales tout ce qui
sort de la nature. Ne vaut-il pas mieux avouer tout
bonnement que cela sort, en effet, des bornes de la
nature, plutôt que d'imaginer une langue formée par
des gens qui auraient toujours outré les choses? Le
cœur humain rassasié aurait rejeté de suite ces ali-
ments étrangers à sa nature. Ce qui agrandit outre
mesure un sentiment l'affaiblit toujours, et les Orien-
taux auraient bien vite réformé leurs langues, si elles
avaient été formées par des grammairiens amis de
l'exagération. J'aime mieux attribuer au respect dont
ont joui les premières dépositions des extatiques le
génie qui a présidé à la formation des plus anciens
idiomes de l'Orient. L'extase a fait connaître des ima-
ges et des idées qui ensuite sont entrées dans le lan-
gage ordinaire.
Gustave. C'est ainsi que notre style orné rappelle
les images d'une mythologie qui n'est plus de notre
temps. Loin que le style biblique doive donc sa cou-
leur au génie des langues orientales, ces langues se se-
raient formées, au contraire, à une époque postérieu-
re, où l'imagination et la pensée de l'homme étaient
DU GUSTAVE. 113

pleines du souvenir des traditions des communications


spirituelles; ceci ferait remonter ces communications
fort haut.
Le Médecin. Si haut qu'elles ont commencé avec
l'homme : celui-ci, comme l'attestent toutes les tra-
ditions, est déchu d'un état plus heureux. Cet état
était celui où il vivait dans des rapports plus étroits
avec la Divinité.
Gustave. A cela il n'y a pas de doute, mais ces
rapports avec Dieu pouvaient être moraux. La chute
de l'homme est une déviation de sa voie première,
une faute quelconque qui l'a éloigné de son Auteur.
Dieu vivait avant la chute dans la créature; depuis la
chute, celle-ci n'a plus d'autre Dieu qu'elle-même.
Voilà ce qu'avouent tous les moralistes depuis Pascal
jusqu'à vous. Aucun n'a dit, excepté vous, que l'ex-
tase entrât comme condition dans cette étroite union
de l'homme et de Dieu.
Le Médecin. Quelle est la loi suprême, c'est sans
doute celle qui veut que l'amour soit payé par l'a-
mour. Dieu, qui est l'amour même, a créé l'homme
pour que l'amour sorti de lui trouvât un siège et re-
tournât à lui. L'homme a trouvé plus court de s'ai-
mer seul. Il a retenu soigneusement le rayon suprême
destiné à parcourir la circonférence des êtres; et, ne
lui permettant plus de s'échapper, il l'a gardé pour
lui seul afin de s'en réjouir.
Gustave. Comme l'avare qui enfouit dans sa caisse
l'or destiné à circuler dans la société ; j'aime assez
10*.
I 14 LA VISITE

voir l'amour divin comparé à cet or qui t'ait le bon-


heur des hommes quand il remplit sa destination, et
qui, au contraire, fait le malheur de celui qui est as-
sez aveugle pour le réserver pour lui. L'homme en
faisant retourner sur lui l'amour sorti de Dieu est
tombé dans le froid égoi'sme, comme l'imprudent qui
s'approprie ce qui est fait pour vivifier le monde
tombe dans l'avarice. Et observez que l'égoi'ste est
aussi content de son sort que l'avare l'est du sien.
Ces deux infortunés ne paraissent à plaindre qu'aux
yeux du sage. Aucun ne se voit tel qu'il est, et ne
voudrait se défaire de sa passion. Leur ôter ce qu'ils
aiment, c'est les priver de leur vie. Voilà ce qui m'ex-
plique comment l'homme déchu n'a pas vu sa diffor-
mité et n'a rien fait pour sortir de l'état affreux où le
réduisait l'infraction faite à cette loi suprême, qui est
de recevoir l'amour pour le rendre. Cette loi faisait
de l'univers un tout compacte où tout sortait de Dieu
pour retourner à Dieu. La société aurait été dans cet
état comme une nation commerçante qui ne reçoit les
productions de la terre que pour les répandre. C'est
fort beau, mais je ne vois pas là la nécessité de l'ex-
tase.
Le Médecin. La loi suprême donnée à l'homme
étant l'amour, l'homme ne pouvait le connaître dans
toute sa pureté sans être modifié par ce sentiment
d'une manière quelconque. L'amour vrai n'acquiert
jamais un certain degré d'énergie sans agiter toute la
machine. Voyez l'homme qui aime passionnément, il
DE GUSTAVE. Ho

a des idées' toutes différentes de celles d'un homme


qui n'aime rien. L'amour le fait parler, et dès lors il
a toute l'éloquence véritable, celle du cœur. L'éten-
due de l'esprit, sa vivacité, son énergie, tout nous
vient de l'amour. C'est une vérité d'expérience qui
n'est pas susceptible de la moindre contradiction.
Gustave. Dans le peu de mots que nous venons de
dire, j'entrevois toute la théorie du beau dans les
arts. Qui est-ce qui réussit dans une profession, n'est-
ce pas celui qui l'aime? Qui est-ce qui trouve des
idées nouvelles, n'est-ce pas celui qui s'occupe avec
prédilection de son affaire? Enfin, qui est-ce qui est
sublime et entraînant, n'est-ce pas celui qui sent for-
tement? L'amour est chez nous la condition nécessaire
pour être inspiré heureusement ; on pourrait dire que
notre intelligence est toujours l'effigie de notre amour.
Il y a des choses profondes dans ce que vous venez de
laisser échapper sur notre nature morale, et je con-
çois déjà que l'amour divin reçu dans l'homme, dans
toute sa pureté et dans toute son énergie, devait faire
de celui-ci un être tout à fait extraordinaire. Il devait
avoir des idées que n'a point l'indifférence; il devait
parler et écrire sous une inspiration tellement forte,
qu'il est impossible de ne pas voir dans les expres-
sions dont il s'est servi une langue nouvelle, l'une de
ces langues que le génie crée et que l'amour et l'en-
thousiasme comprennent seuls sur la terre. L'homme,
avant sa chute, était un poëte parlant et écrivant sous
le charme d'une inspiration enchanteresse; rien n'est
116 LA VISITE

moins contraire à la vraisemblance pour qui connaît


le cœur humain. Cependant cela ne devait aller chez
les premiers hommes que du cœur à la bouche ; je ne
vois pas ce que les yeux avaient à faire là. Il n'y a pas
besoin ici de l'extase.
Le Médecin. Il n'y en a pas besoin dans vos idées,
c'est possible; mais nous autres, pauvres hommes,
nous ne savons guère où s'arrête l'influence divine, et
il n'est pas permis de lui dire plus qu'à la mer : Tu
iras jusqu'ici seulement. N'observez-vous pas qu'en
même temps que l'homme qui aime passionnément
parle avec l'éloquence ravissante de l'enthousiasme,
il est modifié au physique d'une manière telle, que le
système nerveux chez lui devient plus exquis?
Gustave. Certainement; c'est alors que les femmes
renfermées dans les couvents ont des visions, des hal-
lucinations. Prétendriez-vous affirmer que les géné-
rations qui ont vécu dans ces temps reculés, où
l'homme et Dieu ne faisaient qu'un, étaient toutes
composées de nones et de moines, plus propres à peu-
pler Charenton que les Jardins d'Éden ?
Le Médecin. Je prétends affirmer que si toute la
génération de ces temps-là n'était pas extatique, l'ex-
tase du moins devait se manifester chez un grand
nombre d'individus parvenus au dernier période de
l'amour divin. Les phénomènes offerts dans nos temps
modernes par la piété de sainte Thérèse ont dû inévi-
tablement se présenter chez des hommes qui vivaient
comme elle. Leur piété ardente, leur foi inébranla-
DE GUSTAVE. 117

blé, ont dû faire d'eux les premiers prêtres. Tout ce


que l'esprit divin leur a inspiré dans les ardeurs de
l'enthousiasme religieux a été, pour les peuples res-
pectueux, les paroles de Dieu même. Et, à bien con-
sidérer la cliose, si Dieu est la source de toute vérité
et de toute bonté, où l'homme, qui est transporté par
l'amour divin, prendrait-il ses paroles, si ce n'est pas
dans la divinité? Les révélations des extatiques ont
donc dû, dans toute la rigueur du raisonnement, pas-
ser pour des révélations divines.
Gustave. En effet, le mot enthousiasme signifie à
la lettre Dieu en nous. Je conçois que les premiers
peuples ont dû voir très-fréquemment, avant la chute,
les phénomènes physiologiques offerts par l'ardente
religieuse espagnole; je conçois que l'extase devrait
être alors un symptôme physique de l'exaltation de
l'âme. L'âme et le corps sont en raison inverse l'un
de l'autre ; si la première prédomine, le second souffre
et témoigne son état d'altération par ces crises ner-
veuses que nous regardons, nous autres, comme des
effets accidentels produits par la maladie, et que les
anciens, trompés, ont pu considérer, vu l'état de pu-
reté de la personne, comme des témoignages de la
présence de Dieu dans l'homme.
Le Médecin. De ce que nos organes étant rendus
plus impressionnables par la maladie, nous sommes
plus propres alors à tomber en extase, il ne faut pas
conclure que celle-ci soit le symptôme d'une organi-
sation dérangée. L'état maladif affaiblit la puissance
11<S LA ViSITJE

du raisonnement et rend l'homme plus apte à recevoir


les impressions du sentiment. Voilà absolument ce
qu'il en est : Nous sommes composés de deux facul-
tés, l'amour, qui est notre vie; l'entendement, qui
nous est donné pour la diriger. Trop souvent celui-ci
ne nous sert qu'à refroidir celui-là, ou plutôt à nous
l'appliquer exclusivement. Dans ce cas, l'homme reste
propriétaire de son être, et se soustrait à toute action
étrangère qui pourrait faire cesser en lui cet état.
Éprouve-t-il, avi contraire, quelque accident imprévu
qui dérange les pensées égoïstes dans lesquelles il se
complaît, l'influence universelle agit sur lui comme
elle l'avait fait d'abord sur le genre humain à sa nais-
sance ; l'aride faculté du raisonnement décroît en
même temps que l'amour augmente; et c'est celui-ci
qui met l'homme en disposition de recevoir des com-
munications spirituelles : ce n'est pas du tout l'orga-
nisation altérée ; soutenir une thèse aussi absurde,
c'est prendre l'effet pour la cause. L'organisation, en
s'altérant, enlève l'homme à lui-même, à ces pensées
égoïstes avec lesquelles il se défend contre l'influence
divine qui ne peut pénétrer que dans les cœurs ouverts
pour la recevoir. Sitôt que par cette cause, l'amour,
un amour quelconque, prend la place de l'entende-
ment, au doute et aux dénégations de celui-ci succè-
dent la foi vive et l'adhésion absolue de celui-là, et
dans les degrés de la passion se rencontre nécessaire-
ment l'extase.
Gustave. Je comprends ceci par l'exemple des per-
DE GUSTAVE. 119

sonnes qu'on magnétise. Tant qu'elles ont une vo-


lonté opposée à celle du magnétiseur, celui-ci ne peut
rien sur elles. Sont-elles dans un état passif où elles
ne se défendent plus par le doute, l'irrésolution et la
méfiance, le magnétiseur en fait ce qu'il veut. A plus
forte raison agit-il encore plus puissamment sur les
personnes qui, sympathisant avec lui, n'opposent au-
cune résistance à son action. Dieu serait ainsi le grand
magnétiseur qui appellerait tous les êtres à l'état d'ex-
tase. Ceux qui ne fout nulle attention à lui, comme
ceux qui lui sont rebelles, n'éprouvent rien ; ceux qui
se jettent dans son sein avec l'abandon de l'amour en
ressentent toujours quelque chose. La vie mystique
est toujours accompagnée, en effet, de quelques-unes
de ces aberrations d'intelligence qui prennent la place
de la froide raison. Votre système a quelque vraisem-
blance. Il n'y a pas de doute qu'avant la chute,
l'homme étant dans une sorte de mysticisme devait
être en même temps dans une continuelle extase.
Celle-ci était la preuve qu'il était en Dieu de corps et
d'âme. A mesure que l'homme s'est éloigné de Dieu,
les communications spirituelles, les songes prophéti-
ques, enfin les actions providentielles de tout genre,
sont devenues plus rares; mais l'opinion, conservée
par la tradition, a toujours été-que les extatiques, les
voyants, étaient des êtres privilégiés, et les livres
écrits par eux ont dû être la loi religieuse de tous les
anciens peuples.
Le Médecin. Il n'y a pas besoin de consulter tous
i20 là VISITt

les témoignages de l'histoire, le fait seul de la chute


de l'homme nous faisant connaître un état où l'homme
vivait plus rapproché de Dieu, nous prouve aussi
qu'il a dû alors, avec tout l'esprit que lui donnait son
amour, pénétrer plus avant dans les mystères de l'in-
telligence. Soit qu'il ait parlé en poète, soit qu'il ait
parlé en extatique, il était toujours citoyen du monde
immatériel. En effet, la poésie est une vue de ce
monde; qu'y ajoute de plus l'extase? Les idées d'un
poète sont de vrais êtres et de vrais objets auxquels
il donne un corps : quand la poésie est portée comme
l'amour jusqu'à l'extrême, elle parvient à voir ces
mêmes images avec le corps qu'elle leur a donné ;
alors l'extase commence. En résumé, l'imagination est
une vue de l'esprit; l'extase a lieu quand cette vue
devient la seule chose qui nous occupe. Or, il n'est
pas rare que cela arrive ; il faut seulement que le corps
cesse de recevoir les avertissements des objets du de-
hors; alors, tout retiré en lui-même, il n'entend plus,
ne-sent plus, ne voit pins rien que ses propres idées.
La distraction, la rêverie, seraient ainsi de légers
commencements d'extase ; et, sans recourir à des con-
torsions de maniaques, on peut peut-être considérer
l'extase des hommes primitifs comme une forte pré-
occupation, comme la vue intuitive d'hommes toul
absorbés en Dieu.
Gustave. Il resterait, dans celle hypothèse, à savoir
pourquoi les ailleurs des livres saints ont vu <le> choses
si étranges. Je conçois fort bien que les premiers li-
0K GUSTAVE. 121

vres inspirés ont dû être empreints de toutes les ex-


pressions de l'amour exalté, mais je ne conçois pas
aussi bien les formes bizarres dont cet amour a revêt»
ses conceptions. Monsieur le docteur, je veux bien
considérer avec vous l'extase comme un mode déve-
loppé fréquemment chez les hommes primitifs; mais
je voudrais trouver quelqu'un qui me fit voir la raison
pour laquelle leurs extases ont été chargées de tant
de formes bizarres. Ces formes, dit-on, sont des em-
blèmes; c'est fort bien, mais pourquoi des emblèmes,
quand il ne s'agit que de sentiment? L'homme, arrivé
au même degré d'amour qu'eux, devrait bien nous
donner la clef de ces emblèmes.
Le Ministre. C'est ce qu'a fait l'extatique que je
lisais, quand vous êtes entré, et dans les écrits duquel
j'ai fait, comme je vous l'ai dit, toute mon éducation
religieuse. Les sensations reçues par les extatiques
ont été, en effet, les premiers mots du vocabulaire
religieux; et, pour lire couramment nos livres saints,
il faut nécessairement qu'un visionnaire nous donne
l'un après l'autre tous les mots de ce dictionnaire.
C'est ce que va faire monsieur, ajouta le ministre,
en apercevant, à travers la porte vitrée, l'un de ses
amis qui entrait chez lui, croyant le trouver seul, et
qui se retirait alors de peur d'être importun.
. L'homme que le ministre alla chercher était un sa-
vant antiquaire. Quand on l'eut mis au fait de la con-
versation : Pour moi, dit-il, je ne fais pas le moindre
doute que tous les monuments de l'antiquité, sans
il.
122 LA VISÎTE

exception, s'expliquent par la théorie de l'extase. Sans


cela, d'où viendraient les formes monstrueuses qui
n'ont point leurs analogues dans la nature et que re-
tracent la plupart de ces monuments? Il est impossible
de nier que l'origine n'en soit dans les communica-
tions spirituelles des voyants. Ils ont vu dans l'autre
monde leurs idées avec des formes; ces formes ont dû
varier avec les idées elles-mêmes. Des idées mêlées
ont produit des êtres composites, c'est-à-dire, formés
de qualités différentes. Des pensées pures ont été ty-
pifiées par les formes correctes du beau idéal, les pen-
sées fausses et impures ont pris pour effigie naturelle
des formes repoussantes. Voilà comment l'autre monde
a peuplé celui-ci de tant d'êtres qui n'y sont pas dans
la réalité, voilà comment les premiers livres ont re-
tracé des récits qui sortent tous des bornes de la vé-
rité historique. Tout était hors nature chez ceux qui
ont écrit les premiers livres et élevé les premiers mo-
numents, parce que tout était puisé dans cette nature
immatérielle où chaque pensée se revêt de sa forme.
Cette forme que la matière et l'art fixent sur la terre
en une image n'a point là-haut ces contours précis et
arrêtés, elle change selon les impressions de l'extati-
que, elle s'associe à d'autres idées mixtes avec les-
quelles elle compose un groupe que l'art ne peut
ensuite reproduire sans donner naissance à une repré-
sentation hors nature.
Gustave. Si ce que vous venez de dire était im-
primé, et que je le relusse dix fois de suite, je crois
DE GUSTAVE. 123

que je ne serais pas encore capable d'en comprendre


un mot; à plus forte raison, n'ai-je rien pu saisir à la
volée. Permettez-moi donc de reprendre les choses
où nous en étions. Il paraît assez vraisemblable que
l'extase a été un mode de perceptions fréquemment
développé chez les hommes avant la chute. L'amour
divin agissant chez eux sans obstacle devait produire
les mêmes phénomènes que nous remarquons aujour-
d'hui dans ces âmes ardentes chez lesquelles cet amour
est devenu dominant. Rien là que de très-vraisem-
blable. Vous ajoutez à cela que ceux qui ont été doués
de ce mode primitif de perceptions, devenu de nos
jours un mode accidentel, ont consigné dans les livres
et dans les monuments de l'antiquité les choses qu'ils
avaient observées des yeux de l'esprit, et que ce sont
ces choses, inintelligibles pour d'autres que pour des
extatiques, qui composent aujourd'hui les recueils de
la bibliothèque sacrée, comme les monuments de l'ar-
chéologie religieuse. Ceci est encore assez vraisem-
blable, mais avant d'en exiger les preuves, je vous
demanderai d'abord quelles choses ont pu être vues
par les extatiques? que peut-on voir dans un monde
immatériel, et par conséquent sans corps et sans
substance ?
Le Ministre, le Médecin et l'Antiquaire. On y
voit tout ce que nous voyons dans la pensée.
Le Ministre. La terre ne se peuple pas d'êtres et
de corps venus tout seuls, elle offre des êtres et des
corps qui sont à la lettre l'expression d'une pensée.
i 24 LA VISITE

Qui niera jamais que l'univers soit la pensée manifes-


tée de Dieu, et comment cela serait-il, si cette pensée
n'était pas enveloppée par les apparences matérielles
qui la font subsister dans notre monde? un corps est
nécessairement une idée qui a revêtu une forme : la
table sur laquelle vous vous appuyez en ce moment
est nécessairement la table vue d'abord en pensée par
le menuisier, et fixée par celui-ci d'une façon maté-
rielle au moyen du bois. Un palais de marbre a été
auparavant un palais intellectuel dans l'esprit de l'ar-
chitecte; c'est parce que celui-ci avait la faculté de
voir la représentation de ses idées, qu'il s'est distin-
gué du manœuvre qui n'a fait que les exécuter sans
voir autre chose que la pierre et la chaux dont il se
servait.
Tous les anciens philosophes ont admis ces formes
substantielles que notre orgueilleuse science moderne
a voulu regarder comme des rêveries de la scolasti-
que. La littérature, à son insu, emploie les compa-
raisons pour se faire mieux comprendre ; n'est-ce pas
parce que quelque chose lui dit que l'esprit de l'homme
voit des images et juge d'après elles, tandis que, si
vous lui offrez des abstractions, il ne saisit rien? Le
goût des fables est universel chez tous les hommes
tant instruits qu'ignorants; n'est-ce pas parce que la
fable convertissant le sentiment en action et le raison-
nement en images, offre à l'esprit des scènes où il n'y
a comme dans l'extase qu'à voir les choses pour les
apprécier ?
DE GUSTAVE. 125

II est impossible, rigoureusement parlant, que l'es-


prit de l'homme enfante des idées nues. Elles sont
invinciblement des représentations. Cela est si vrai,
que vous ne pouvez penser à une qualité purement
métaphysique sans la personnifier et lui donner une
apparence. Essayez de penser à une chose sans -y
joindre une forme qui la caractérise, et vous ne pour-
rez en venir à bout. Songez-vous à la force ? Aussitôt
vous la peignez sous la figure d'Hercule. La beauté ne
vous apparaît pas comme un nuage aérien sans con-
tours et sans consistance, mais bien comme une jeune
et jolie femme. La pudeur n'est vraiment la pudeur à
vos yeux que si vous la voyez rougir et se couvrir
d'un voile ; or, pour cela, il faut un visage de femme.
Les qualités qui ne prennent pas des corps humains
pour symboles prennent des objets insensibles. Pour
figurer la justice, vous vous mettez sous les yeux une
balance ; jamais vous n'aurez dans la tête une idée
sans forme. Consultez vos songes, et dites-moi si vous
y avez aperçu autre chose que des images. Dites à un
somnambule que vous magnétisez de vous rendre ses
impressions, il ne pourra jamais vous dire autre
chose, si ce n'est : Je vois. L'extase a été appelée la
seconde vue, non pas parce que l'homme y pense à
quelque chose, mais parce qu'il y voit quelque chose.
En général, l'esprit a une vue par laquelle il aperçoit
distinctement des idées sous leurs apparences. Le lan-
gage ordinaire consacre ceci par ces locutions si fré-
quentes -. Apercevez bien ce que je vous dis; voyez
il*.
126 LA VISITE

si ce que j'avance est vrai, etc. Les idées des extati-


ques ont dû nécessairement être toutes des êtres et
des formes; sans cela leurs dépositions auraient été
aussi inintelligibles que l'idéalisme vaporeux de nos
philosophes d'aujourd'hui.
Le Médecin. Vous voyez à présent d'où vient l'i-
dée défavorable que le peuple a généralement des li-
vres dans lesquels il entre des visions. Habitué à con-
sidérer la pensée comme une abstraction de l'esprit,
habitué à voir, dans le langage des philosophes, de la
métaphysique et rien de plus, il finit par croire que
l'esprit humain n'est capable d'aucune autre opéra-
tion, si ce n'est de transformer les sensations acqui-
ses par les sens matériels en un langage immatériel.
Vous voyez que l'entendement humain ne s'en tient
pas toujours à cette opération. Les personnes chez
lesquelles se développe l'extase voient des formes,
elles les peignent ensuite, et c'est à nous autres, au-
diteurs, h savoir ce que ces formes signifient. Pour
les extatiques, ils ne s'embarrassent pas du tout de
vous le dire ; ils aperçoivent, et ils disent sans com-
mentaire ce qu'ils aperçoivent. Ils reçoivent par les
sens de l'esprit des impressions dont ils nous font
part. Ces impressions doivent nécessairement nous
offrir des images et non un raisonnement; car celui-ci
est une traduction de la sensation, et l'extatique ne
s'inquiète nullement de cette traduction. La vision est
donc tout simplement, à la bien prendre, une sensa-
tion de l'esprit reçue dans certaines circonstances.
DE GUSTAVE, 127

Nier ces sortes de sensations, et s'étonner de leur


forme insolite, est tout aussi niais que s'étonner d'en-
tendre un homme parler une langue étrangère ou
peindre des impressions que nous n'avons pas reçues.
L'homme, soi-disant éclairé, qui rejette les visions
comme des extravagances sans fondement, ressemble
à cet habitant du midi qui ne voulait pas croire que
dans le nord la pluie congelée tombât en flocons de
neige sur la terre.
Gustave. Si nous crions à l'extravagance en en-
tendant parler de visions, c'est, en effet, parce que
nous avons la présomption de borner la nature uni-
verselle à notre petif horizon.
L'Antiquaire. Ajoutez à cela qu'il est aussi ridi-
cule de dire que les monuments de l'antiquité n'ont
pas été des idées vues et exécutées ensuite, qu'il est
inconvenant de croire que les objets naturels n'ont
pas été auparavant vus et pensés par Dieu. La nature
extérieure nous prouve une nature immatérielle qui
en a été le type ; l'archéologie ancienne nous prouve
également l'existence d'une région spirituelle dans la-
quelle les premiers hommes ont été chercher les pre-
mières images.
Gustave. Ainsi, tout ce qui nous reste de l'anti-
quité la plus reculée offrirait des leçons morales ac-
compagnées de leur effigie spirituelle ! Les premiers
hommes n'ont pas pu voir autrement. Chaque idée
pour eux a été revêtue de la forme qu'elle prend dans
le monde intellectuel ; leurs livres et leurs monuments
128 LA VISITE

ne nous présentent que ces formes-là, et nous, qui en


sommes venus à nier l'extase et la réalité des êtres
spirituels, nous disons que les anciennes cosmogonies
étaient purement matérielles. Je conçois à présent
que ce qu'il y a de matériel chez elles enveloppe tou-
jours un sens : chaque forme a sa signification arrê-
tée. Chaque phrase qui relate un fait purement natu-
rel rappelle à l'esprit la pensée morale dont ce fait
est l'expression. La Bible serait de cette manière une
longue allégorie, et on se tromperait lourdement si
l'on ne voyait en elle que le sens littéral. Je ne fais
pas difficulté d'adopter votre opinion là-dessus, et
d'autant plus, que tous les monuments de l'antiquité
me semblent avoir le même caractère allégorique. Il
faudrait être fou, par exemple, pour soutenir que la
mythologie ancienne n'avait aucune signification, et
qu'il faut la prendre pour ce qu'elle paraît être,
considérée à la lettre. Je sais bien qu'il est facile de
se tromper sur le sens; mais la diversité des systèmes
établis sur cette matière prouve elle-même l'opiniâ-
treté de l'esprit humain à chercher ce sens. S'il n'y
en avait pas, on ne se casserait pas la tête pour ima-
giner cent hypothèses propres à l'expliquer. Cela me
paraît maintenant aussi clair que le jour. Les critiques
de ceux qui s'étonnent des images extraordinaires de
la Bible ne viennent, en eifet, que d'une ignorance
complète de la manière dont ont pu être impression-
nés les extatiques qui l'ont écrite.
L'Antiquaire. Les pensées et les affections mo-
DE GUSTAVE. . 129

raies requièrent toutes ces formes, que nous n'attri-


buons dans notre irréflexion qu'à la matière; ainsi les
deux mondes, le visible et l'invisible, se répètent : l'un
est le type exact de l'autre; et de même que le ciel se
réfléchit complètement dans le miroir des eaux, le
monde immatériel se reproduit aussi complètement
dans 1,'univers physique. Nous ne voyons des nuances
diverses sur la mer que parce qu'elles sont aupara-
vant dans le firmament, de même nous n'apercevons
des formes sur la terre que parce qu'elles sont éga-
lement dans le Ciel. Un extatique ne peut donc être
entouré là-haut que des mêmes images qui frappent
nos yeux ici-bas; seulement, tandis que nous prenons
niaisement ces images pour des choses arbitraires, il
voit, en elles des significations. Quand il les emploie
dans son discours, ces images deviennent les mots de
sa langue; par là, nous arrivons à l'origine des pre-
mières langues, qui ont été, en effet, à en juger par
ce qui nous reste des monuments de l'antiquité, plutôt
vues que parlées. Les premiers mots chez tous les
peuples ont été des images, des hiéroglyphes, des
symboles; et pourquoi aurait-on exprimé des idées
morales avec des objets, si quelqu'un n'avait pas vu
d'abord ces objets comme l'expression exacte des qua-
lités morales?
Gustave. Il ne peut venir à la pensée de personne
que les hiéroglyphes ne soient pas une écriture ; mais
la raison que vous donnez du choix des premiers
mots, qui ont été visiblement des objets, est tout à
130 LA VISITE

fait neuve. Yoilà pourquoi dans les alphabets anciens


les lettres avaient toutes une signification et une va-
leur; c'était la suite des premières idées attachées à
l'art de l'écriture. Vos idées sont d'une application
on ne peut plus féconde, il est certain que les extati-
ques, dont nous lisons les écrits dans les livres saints,
ont vu des images plus ou moins belles, plus ou moins
bizarres; le discours n'est souvent chez eux qu'une
suite d'images; il faut bien que ces images supposent
des idées, sans quoi ce seraient des extravagances
sans résultat. Ésaïe et Ézéchiel ont bien évidemment
écrit leurs livres avec les sensations reçues à l'état de
vision ; dans cet état, on voit donc des objets, ces ob-
jets sont donc des pensées, le sens de ces pensées se
comprend donc par la seule théorie de l'extase. Y
chercher de froides allégories ou des hyperboles de
rhéteur n'a pas le sens commun. Je conçois à présent
pourquoi il faut de toute nécessité recourir à la vision
et aux significations des choses aperçues dans cet état
pour expliquer l'Écriture Sainte : c'est tout à fait sa-
tisfaisant.
L'Antiquaire. Ajoutez à cela que ce n'est pas
seulement l'Écriture, mais tous les monuments de
l'antiquité qu'il faut expliquer ainsi. Les mythologies
antiques sont toutes des livres écrits par des extati-
ques. Les images qui y sont retracées appartiennent
toutes à la nature immatérielle; aussi est-ce une des
grandes erreurs de notre science moderne que de
chercher à -faire rentrer dans le cercle des choses
DE GUSTAVE. 131

existantes les objets retraces dans les mythes. On se


met. l'esprit à la torture pour trouver à ces tableaux
un sens qu'ils n'ont pas. On accumule système sur
système, tandis qu'on aurait près de soi une clé si
simple, si l'on savait considérer les visions sous leur
vrai jour et reconnaître le rôle qu'elles ont joué.
Gustave. Votre théorie est aussi séduisante qu'elle
paraît.naturelle. Voyons si je vous comprends bien.
L'homme uni à Dieu par l'amour s'en est détourné :
voilà le péché originel et la chute attestée par tous les
monuments de l'antiquité. Avant la chute, l'amour
divin élevait l'homme à sa source; il voyait, sentait,
était affecté d'une manière telle, que son langage a dû
être tout à fait inintelligible pour ceux qui lui ont
succédé sans éprouver cet amour. Voilà pourquoi les
livres primitifs parlent une langue uniforme et qui
n'est particulière qu'à eux. Actuellement on demande
pourquoi cette langue était plutôt une suite d'images
qu'une suite de mots purement métaphysiques. Vous
répondez à cela qu'on ne pense pas sans voir, et qu'on
ne s'arrête pas sur une pensée sans la revêtir de son
image. Les pensées des premiers auteurs cosmogoni-
ques ont donc été naturellement des images.
Une autre question se présente : Pourquoi ces
images sont-elles souvent le reflet des objets natu-
rels? Parce qu'il y a deux mondes dont l'un est le
type de l'autre; en un mot, parce que l'univers est le
chiffre de la Divinité. Pourquoi ces images, tout en
représentant des objets naturels, les reproduisent-
132 LA VISITE

elles avec des formes mêlées, altérées, composéees


d'éléments différents? Parce que chaque pensée re-
quiert sa forme, et que les pensées mixtes exigent des
formes composites. Ainsi, si l'extatique pense à la fois
à l'amour, à l'intelligence et à la puissance, il exprime
cette triple série d'idées par un seul être, et à ses
yeux se présente le sphynx de la fable avec une tête de
femme, des ailes d'aigle et un corps de lion.
Le Ministre. Pardon, si je vous interromps, mais
vous avez vu dans Daniel et dans saint Jean des mons-
tres formés comme celui-là de l'assemblage de plu-
sieurs êtres; l'analogie doit vous faire conclure que
cet être composite est très-naturellement l'expression
d'une idée formée de plusieurs.
Gustave. Je vous comprends, et je continue ma
récapitulation. Les livres théogoniques m'offrent aussi
dans des images qui semblent d'abord incohérentes un
sens moral qui n'est susceptible d'aucune interpréta-
tion arbitraire. Dans le sujet qu'ils retracent je vois
partout une sorte d'Épopée gigantesque, représentant
la lutte du mal contre le bien, et c'est cette épopée,
dont la date remonte au-delà de toutes les traditions
humaines, qui a servi de modèle aux monuments de
l'art venus après.
Le Ministre. Tous les livres saints ont parlé de
l'âge d'or, de l'âge d'or perdu, et entin de l'âge d'or
promis. Ils présentent tous l'état de l'homme dans
son union avec Dieu, sa chute et son rétablissement.
La Bible, bien considérée, n'est que cela. Vous voyeç
DE G U S T A V E . 133

dans l'ancien Testament la chute de l'homme et la


promesse d'un Rédempteur. Le Rédempteur est-il ar-
rivé, vous voyez tout de suite paraître à la fin du nou-
veau Testament un livre extraordinaire, et regardé
comme divin, parce qu'il est le fruit de l'extase; ce
livre annonce le déclin de la religion établie, et la
promesse d'un rétablissement futur. En d'autres ter-
mes, c'est l'âge d'or perdu et l'âge d'or annoncé.
Ainsi, il n'y a eu d'autre âge d'or sur la terre que le
temps où l'homme vivait rapproché de Dieu, il n'y a
eu d'autre promesse du retour de la Divinité que le
retour de la religion. Tous nos poèmes commencent
également et finissent comme ce grand et unique fait.
Gustave. Des conséquences sans nombre et de la
plus haute importance découlent de ce point de vue.
Je vois, par exemple, toutes les religions de l'anti-
quité fondées sur des sacrifices. Je m'explique ce fait
singulier en nie disant que l'homme déchu ne peut
retourner à Dieu qu'en lui faisant le sacrifice de ses
passions. Vue comme cela, la chose est admirable!
L'Antiquaire. Mais vous passez par-dessus le plus
beau de l'affaire. Demandez à tous nos beaux esprits
pourquoi l'homme a cru apaiser le Ciel en versant le
sang d'innocenles bêtes, aucun ne sera capable de
vous répondre. Notre théorie ne vous laisse pas là-des-
sus le moindre doute ; elle vous apprend que les dé-
positions des extatiques ont été la source de tous les
cultes ; ces extatiques ayant vu que les passions que
l'homme devait sacrifier prenaient, dans le monde
12.
134 LA VISITE

matériel, où chaque pensée a sa forme, l'image de


certains animaux, ont nommé l'animal au lieu de la
passion, et ceux qui ont tout pris à la lettre, sans
avoir connaissance de ce mode de perception, ont sa-
crifié la pauvre bête au lieu de la passion dont elle
était l'hiéroglyphe.
Gustave. Cette explication va jusqu'à l'évidence.
C'est ainsi également que les tentations que doit su-
bir l'homme pour se régénérer ont été appelées des
combats par les auteurs des livres saints. En consé-
quence, toutes les cosmogonies ont figuré des combats
pour représenter ceux de l'homme. Le principe du
bien y a même été appelé le dieu des armées. Dans la
suite, on a perdu le sens de ces emblèmes, et de
vrais combats ont succédé aux combats spirituels,
comme les sacrifices d'animaux ont été substitués à
ceux des passions.
L'Antiquaire. Vous saisissez admirablement la
chose.
Gustave. Je suis tout émerveillé de ce que j'aper-
çois dans cette mine si riche. Je vois chez les anciens
régner universellement le dogme du panthéisme.
N'est-il pas aisé de voir là aussi une altération de
cette théorie magnifique qui considère la nature ma-
térielle comme le reflet de la nature intellectuelle.
Les hommes ont pris la représentation pour la réa-
lité. Toutes les fables qui ont le panthéisme pour ob-
jet sont donc des traditions extatiques prises à la let-
tre. La théorie de la chute n'apprend qu'une chose
DE GUSTAVE. 135

à l'homme, l'union du dieu d'amour et de la race hu-


maine. Celui-là y est appelé le Logos, celle-ci l'Église ;
les amours du Logos et de l'Église ont été aperçus,
par les extatiques, sous l'image de celles de l'homme
et de la femme. De là est résulté que les scènes exta-
tiques des livres inspirés ont été transformées en ta-
bleaux obscènes chez les mythologues et les poètes, et,
d'un acte tout spirituel, on a fait, faute de compren-
dre la théorie véritable, un acte matériel plus digne
de la brute que de l'homme. Une grande vérité ressort
de la tradition de la chute, c'est la venue du Rédemp-
teur ; les extatiques l'ont aperçu et annoncé sous les
traits d'un héros, d'un triomphateur, et l'univers,
trompé avant de lire l'histoire du vrai Triomphateur,
s'est amusé de la vie de tous les héros de l'antiquité,
qui tous ont été comme lui des fondateurs d'empire
ou des héros redresseurs de torts. C'est ainsi que je
vois Jésus-Christ, non-seulement dans le soleil qui
triomphe de l'hiver; dans Apollon, qui tue le serpent
Python; dans Bacchus, dans Osiris; mais encore dans
les Rama, les Chrishna des Indiens; dans les Her-
cule, les Thésée des Grecs.
L'Antiquaire. Ainsi, vous convenez 'qu'il n'y a
qu'une même explication pour tous les monuments de
l'antiquité. L'extase étant établie, c'est elle qu'il faut
connaître pour tout comprendre. Voilà la conclusion
naturelle de tout ce que nous avons dit. Des petites
gens du voisinage croiraient donner une idée défavo-
rable de leur intelligence, s'ils avouaient qu'ils croient
136 LA VISITE

aux visions. Vous voyez à présent qu'il faut y croire,


au contraire, pour n'être ni un esprit faible ni un su-
perstitieux. L'antiquité, plus près que nous de ces
moyens de connaissance, les appréciait mieux que
nous à leur valeur. Vous avez vu, en effet, qu'après
avoir perdu les communications spirituelles, elle a
cherché à y rentrer par tous les moyens; l'astrologie,
la chimie, l'alchimie, la tliéurgie, la nécromancie, ont
été autant de tentatives faites pour suppléer au mode
de perception perdu alors. La croyance aux sorciers,
les prodiges de la divination sont venus comme des
superstitions hideuses suppléer la vérité dont on n'é-
tait plus en possession. Il y a dans cette tendance gé-
nérale de l'esprit humain à croire à l'immatériel quel-
que chose qui annonce, à ne pas s'y méprendre, que
l'homme a cru trouver là seulement la vérité. L'ex-
tase a été de tout temps regardée comme médium
entre Dieu et l'homme. L'opinion que Dieu se mani-
festait par des extases et des songes a toujours été
universelle. Personne n'a imaginé de communication
possible par la raison, variable, incertaine et irréso-
lue de sa nature.
Le Ministre. Vous comprenez maintenant la rai-
son pour laquelle je vous ai dit qu'un visionnaire avait
été mon précepteur en religion. Je ne pouvais pas
faire autrement pour arriver à la vérité. Un homme
d'esprit m'aurait donné son système, un extatique m'a
offert des sensations d'après lesquelles j'ai pu com-
prendre celles qu'ont décrites les voyants qui ont été
DE GUSTAVE. 137

les auteurs de la Bible. Vous pouvez, à l'aide de cette


théorie, envisager la religion dans son origine; et,
n'étant plus offusqué parles choses spirituelles qu'elle
retrace, vous arriverez à la morale sublime dont elle
recommande avant tout la pratique. La Religion que
je professe, ainsi que ces messieurs, n'est point nou-
velle, c'est la Religion de tous les temps : elle n'est
nouvelle à l'époque où nous vivons, que parce que les
hommes avaient oublié la voie de la vérité. Les révé-
lations divines doivent toujours se succéder sur le
globe. L'une est-elle oubliée, une nouvelle prend
naissance. C'est ainsi que le phénix était à peine con-
sumé qu'un nouveau renaissait de ses cendres. Le
Christianisme a succédé au Mosai'sme dégénéré ; en
s'établissant, le Christianisme, né dans la ville de Jé-
rusalem, a annoncé que quand il serait tombé dans
l'oubli, une nouvelle Religion, à laquelle il a donné le
nom de Nouvelle-Jérusalem, prendrait sa place. Voilà
la Religion que nous professons aujourd'hui. Son
temps nous paraît venu, parce que nous avons vu que
notre siècle avait oublié la révélation précédente.
Dans d'autres temps, nous aurions parlé mystérieu-
sement de ce nouveau culte et de son fondateur à
quelques initiés; maintenant nous l'annonçons haute-
ment, parce que nous croyons que le temps est venu
de prêcher sur les toits ce qui se disait à l'oreille.
Gustave. Je crois bien que la révélation fondée
sur les communications spirituelles était l'objet des
initiations et de la science secrète de l'antiquité. Je
12*.
138 LA USITE DE GUSTAVE.

vous remercie, messieurs, de m'y avoir initié ! Je ne


vais plus m'occuper maintenant que d'une chose, c'est
de publier hautement, comme vous, une vérité si fé-
conde, si évidente, et qui ne peut avoir d'adversaires
que parmi des gens dénués d'instruction ou ceux qui
sont dans la mauvaise foi la plus insigne. Je ne crains
pas la critique de ces personnes. L'humanité a besoin
qu'on lui dise ce que signifient les hiéroglyphes des
livres saints, et tout effort qui contribue à nous éclai-
rer sur cet objet tend à nous rapprocher d'une reli-
gion qui fort souvent n'est pas pratiquée, uniquement
parce qu'elle n'est pas comprise.
DE LA

CHUTE DE L'HOMME

Sous le titre d'Examen critique des Xotes de Voltaire et de Con-


dorcet sur les Pensées de Pascal, Éd. Richer défend le Dogme de la
Chute, et montre que c'est sur ce Dogme, bien compris, que repose
tout le Christianisme.

L'Académie des Jeux Floraux proposa, il y a quel-


ques années, pour sujet de prix l'éloge de Pascal. Je
ne prétends pas blâmer l'usage introduit dans notre
littérature de donner l'éloge des grands hommes
comme un sujet d'émulation, tant pour ceux qui sont
dignes de suivre leurs traces que pour ceux qui ont le
désir de les célébrer dignement. Cette méthode néan-
moins peut être sujette à plusieurs inconvénients :
c'est que celui qui voudrait publier la vérité tout en-
tière est retenu par les règles du genre, qui n'admet
que des louanges; c'est qu'on se délie toujours d'un
enthousiasme produit par le désir de gagner un prix
académique; c'est enlin qu'en ajoutant une phrase
oratoire à chaque ligne biographique sur l'auteur
qu'on veut louer, on ne parvient t'ori souvent à ne
140 DE LA CHDTE

faire qu'un ouvrage froid, qui ne convainc personne,


et dont la philosophie et la littérature par conséquent
ne retirent aucun service.
Il y a des hommes sur lesquels on peut se borner à
faire des phrases sans qu'il en résulte de grands in-
convénients; mais il en est d'autres dont la philoso-
phie est si lumineuse, si profonde, si utile enfin, qu'il
importe de la mettre dans tout son jour. Ce n'est pas
en la louant vaguement qu'on la fait connaître. Les
banalités ne vont guère bien à ceux qui sortent de la
foule. C'est un éloge pour celui qui est au niveau des
autres que de lui dire qu'il pense comme tout le monde ;
mais ce qui est éloge pour l'un est une critique pour
l'autre. J'aurais donc voulu qu'au lieu de proposer
l'éloge de Pascal, on eût exigé une réfutation des Com-
mentaires de Voltaire et de Condorcet sur les Pensées
de ce grand philosophe. L'ouvrage qui aurait été jugé
digne du prix aurait été un ouvrage vraiment utile,
car l'on sait dans quel esprit Voltaire et Condorcet ont
annoté Pascal. Ce qui n'a pas été fait, je vais essayer
de le faire; mais je ne m'arrêterai que sur celles des
Pensées de Pascal qui commencent le second volume
de l'édition de Renouard publiée à Paris en 1812.
C'est dans cette seconde partie, en effet, que se trouve
indiquée en quelques pages une philosophie transcen-
dante qui sert de base au Christianisme, et que per-
sonne avant Pascal n'avait annoncée clairement. Ra-
cine le fils, Young et une foule d'autres écrivains ont
fait usage des aperçus lumineux et nouveaux de Pas-
Dli L'ilO.WMIi. 141

cal; cependant telle est la profondeur de cette philo-


sophie, qu'elle est tout à fait nouvelle après deux
siècles, et n'est pas même comprise d'un grand nom-
bre de théologiens qui ne voient qu'un sens allégorique
dans les passages de lÉcriture qui la confirment.
On sent, sans qu'il soit nécessaire d'insister là-
dessus, que les Commentaires de Voltaire et de Con-
dorcet ne sont dangereux que quand ils portent sur le
système philosophique qui seri de base à toutes les
Pensées de Pascal. En détruisant la base, ils renver-
sent nécessairement tout ce qui est établi dessus. Or,
cette base ne se trouve que dans la première moitié
de la seconde partie des Pensées. Celte partie, bien
entendue et dégagée des notes des commentateurs qui
l'obscurcissent, explique tout le reste. Peu nous im-
porte, en effet, que Voltaire ou Condorcet ne soient
pas d'accord avec Pascal sur un point de science ou
de littérature, qu'ils reprennent chez lui une expres-
sion qui ne leur parait pas juste, l'important pour
nous, c'est la critique qu'ils font d'une philosophie
qui, expliquant à la fois la nature humaine et la reli-
gion, sert de fondement à toutes les études morales
et devient la garantie de tous les devoirs.
Ce n'est point pour favoriser le triomphe d'une
secte ou d'une faction qu'on essaie de mettre ici les
Pensées de Pascal dans leur'jour véritable ; c'est sim-
plement par amour d« la justice. « Pascal a été géo-
» mètre et éloquent; la réunion de ces deux grands
» mérites était alors bien rare; mais il n'y joignait pas
142 DE LA CHUT)-

» la vraie philosophie : il vient enfin un temps de dire


» la vérité. » C'est ainsi que s'exprime Voltaire. Sans
doute il vient un temps de dire la vérité; et cette vé-
rité, la voici : C'est qu'en accordant à Pascal des qua-
lités incontestables, on veut paraître impartial quand
on viendra à lui refuser une qualité qu'il possède à un
plus haut degré, mais qu'il importait alors au triom-
phe de je ne sais quelle coterie de ne pas lui accorder.
C'était la philosophie seule de Pascal qui offusquait
Voltaire et Condorcet; pour nous, qui n'avons pas de
motifs de haïr la vérité, et qui la cherchons de bonne
foi, c'est à cette philosophie précisément que nous
nous attacherons. Si nous parvenons à démontrer la
fausseté des arguments qu'on lui oppose, nous croi-
rons n'avoir pas travaillé en vain. Il est des instants
où l'on abuse de la vérité; il en est d'autres où, par
des motifs différents, on croit nécessaire de la cacher.
Celui qui cherche le vrai pour lui-même n'entre pas
dans toutes ces cabales des siècles passés, qui, vues
de loin, ne sont guère plus respectables que celles du
moment présent.
Il y a plusieurs manières de démontrer la vérité du
Christianisme, mais la plus vigoureuse, sans contre-
dit, est celle qui prouve l'existence de cette religion
par l'étude approfondie du cœur humain. La vraie re-
ligion doit être fondée sur la nature de l'homme. Elle
doit expliquer l'homme de la même manière qu'elle
s'explique par l'homme. Tout se tient dans le monde
moral, et une fois qu'on est arrivé à la source d'une
DE L'HOMME. 143
vérité, elle nous conduit naturellement à la connais-
sance de toutes les autres. S'il fallait démontrer une
religion ^r les preuves de l'histoire, ces preuves,
souvent altérées par le laps des siècles ou par l'esprit
de parti, ne seraient guère capables de convaincre la
multitude ; elles dépendraient de l'éducation, du temps
qu'on pourrait y accorder, du choix qu'on aurait fait
dans ses lectures. Et comment la religion dépendrait-
elle de la lecture? (1) Elle se prouverait également
par les miracles ; mais de deux choses l'une, ou ces
miracles sont transmis par tradition, et nous rentrons
ici dans la première supposition, ou nous en sommes
témoins nous-mêmes; mais tant de gens sont témoins
du grand miracle de l'existence des choses, sans en
être plus portés a les admirer, qu'il pourrait bien ar-
river que les miracles qui prennent leur source dans
l'ordre divin fussent considérés comme des charlata-
nismes propres seulement à imposer aux ignorants.
(1) Aussi la manière dont Pascal conçoit et démontre la religion ré-
pond-elle à toutes les objections faites contre le Christianisme. Il n'en
reste plus de fortes que celles de Rousseau dans la profession de foi du
vicaire savoyard. Voici comment il s'exprime :
« Voulez-vous vous instruire dans les livres; quelle érudition il faut
» acquérir, que de langues il faut apprendre, que de bibliothèques il faut
» feuilleter, quelle immense lecture il faut faire!... Il faut passer sa vie
j> à étudier toutes les religions, à les approfondir, à les comparer, à
» parcourir les pays où elles sont établies. Nul n'est exempt du premier
» devoir de l'homme A grand peine celui qui aura joui de la santé
» la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé de sa rai-
» son, vécu le plus d'années, saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s'en
» tenir; et ce sera beaucoup s'il apprend avant sa mort dans quel culte
» il aurait dû vivre. »
144 DE LA CHUTE

II n'y a donc qu'une manière certaine de démontrer


la vérité de la religion chrétienne, c'est par l'étude
de l'homme moral. On impute comme 1B tort an
Christianisme de ne pas satisfaire le philosophe; c'est
en pénétrant dans toutes les profondeurs de la philo-
sophie que Pascal a démontré l'existence de cette re-
ligion. Avant d'en venir aux Pensées de ce grand
homme, qu'il nous soit permis d'exposer avec détail
la philosophie dont il a été le plus ardent défenseur.
Il y a une vérité qu'on trouve dans toutes les cos-
mogonies anciennes, aussi bien que dans tous les ou-
vrages des philosojib.es, c'est la chute de l'homme.
Cette assertion des mythologues eî des philosophes a
été rangée par quelques modernes au nombre des
rêveries scolastiques indignes d'occuper l'attention.
Mais elle a été de nouveau aperçue par quelques écri-
vains impartiaux qui l'ont proclamée; les théosophes
l'ont l'ait servir de base à leur doctrine, et les méde-
cins spiritualistes ont expliqué par elle certains modes
de perceptions différents des modes ordinaires. Avant
de rejeter cette assertion, il est donc nécessaire de
nous assurer de la validité des raisonnements sur les-
quels elle est établie.
Faute d'avoir été expliquée comme elle devait l'ê-
tre, cette assertion a exposé le Christianisme à une
multitude d'attaques et de plaisanteries. Peut-être
n'esl-il pas inutile de combattre les soi-disant philo-
sophes avec les armes même de la plus haute philoso-
phie, et c'est le cas de dire'avec l'apôtre Paul : Ne
DE L'HOMME. 14o
soyons pas des enfants en intelligence, mais des
hommes faits.
Bernardin de Saint-Pierre, celui de nos écrivains
qui a le mieux connu la nature, et qui l'a décrite avec
le plus de charrues, s'est demandé pourquoi l'homme
était le seul de tous les animaux qui souffrait d'autres
maux que ceux de la nature, pourquoi sa raison le
conduisait si souvent à l'incertitude ! La réponse à
cette question est remarquable : « C'est à la religion,
>i dit-il, à nous prendre où nous laisse la philosophie.
» La nature de nos maux en décèle l'origine. Si
» l'homme se rend lui-même malheureux, c'est qu'il
» a voulu lui-même être l'arbitre de son sort. L'homme
» est un Dieu exilé. Le règne de Saturne, le siècle de
» l'âge d'or, la boîte de Pandore d'où sortirent tous
» les maux, et dans laquelle il ne resta que l'espé-
» rance, mille allégories semblables répandues chez
» toutes les nations, attestent la félicité et la déca-
» dence d'un premier homme. » Venant ensuite à d'au-
tres témoignages, il fait remarquer que si les beautés
de la nature attestent l'existence d'un Dieu, les mi-
sères de l'homme prouvent également les vérités de
la religion. En effet, tout est bien dans les ouvrages
du Créateur; tout n'est que confusion et désordre
dans ceux de l'homme. Il n'y a point d'animal qui ne
soit logé, vêtu et nourri par la nature; l'homme seul
nait nu et sans instinct. L'animal a en lui la lumière
qui le dirige sans tâtonnement vers le but; l'homme
seul ne connaît rien que par l'expérience de ses pa-
13.
146 DE LA CHUTE

rents. Pour être tombé ainsi au-dessous des êtres,


ajoute Bernardin de Saint-Pierre, il faut qu'il ait voulu
se mettre au niveau de la Divinité.
Marc-Aurèle appelait l'âme un Dieu exilé; c'est la
même expression que nous venons de trouver dans le
passage cité de F Auteur des Études, et un poëte mo-
derne, M. de Lamartine, l'a rappelée dans ce vers
heureux :

L'homme est BU Dien déchu rçur se souvient des deux.

J.-J. Rousseau a remarqué en nous deux principes


distincts, l'un qui ramène tout à soi et que nous nom-
mons l'intérêt personnel; c'est l'instinct naturel pro-
prement dit; l'autre, qu'on peut appeler un instinct
moral, provient de la conscience et rapporte tout aux
autres. La conscience nous donne la force de résister
aux impulsions de la nature; et nous donnons le nom
de vertu à cette force, quand elle nous a rendus victo-
rieux de nos penchants. 11 y a ainsi pour l'homme
deux langages qui se contredisent; et il est remar-
quable que ce soit précisément quand il fait taire la
voix naturelle qu'il devient vertueux. Pourquoi cette
duplicité dans l'homme, quand tous les autres êtres
dans la nature sont un dans leur essence ? La philoso-
phie ne répond rien & cette question ; mais la religion
nous fait observer que si nos penchants naturels nous
conduisent à l'erreur, si notre vertu est un effort, un
combat dont nous sommes vainqueurs, c'est que la
DE L'HOMME. 14"
terre n'est pour nous qu'un lieu d'exil, car si c'était
notre place naturelle, nous ne serions pas obligés d'y
rien combattre.
Les philosophes modernes qui ont refusé d'admettre
les raisonnements de Rousseau ont été forcés de con-
sidérer la conscience comme un préjugé, et pour or-
ganiser la société sur une base fixe, ils ont admis que
l'homme n'était sensible qu'à son intérêt, et que c'é-
tait là le mobile de toutes ses actions : « Abominable
» philosophie dans laquelle, dit Rousseau, on serait
» embarrassé des actions vertueuses, où l'on serait
» forcé d'avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si
» jamais, ajoute-t-il, ces doctrines pouvaient germer
» parmi nous, la voix de la nature ainsi que celle de
» la raison s'élèveraient incessamment contre elles, et
» ne laisseraient jamais à un seul de leurs partisans
» l'excuse de l'être de bonne foi. »
M. Law, auteur de la Voie de ta Science Divine,
démontre la chute par des raisonnements plus con-
cluants encore. Il ne considère point ce dogme fonda-
mental comme un simple récit, parce que, dit-il, un
récit n'est pas une preuve ; mais il l'explique par les
témoignages de la raison, et par la connaissance ap-
profondie de la nature de l'homme. Considérant la vie
comme un mélange de biens apparents et de maux
réels, il se demande pourquoi elle est cependant la
condition unique de l'homme. Convaincu de la vanité
de la vie, l'homme est conduit à avouer sa propre dé-
gradation, car cet état accuse la sagesse divine ou la
148 DE LA CHUTE

faute de l'homme. Le plus simple bon sens nous porte


à croire de préférence cette dernière supposition. Un
Dieu bon ne peut avoir produit des êtres qui ne trou-
vent pas dans la nature le moyen d'être bons et heu-
reux comme lui. Bernardin de Saint-Pierre a dit que
tous les animaux étaient heureux, que leur roi seul
était misérable; à cette pensée si juste \V. Law ajoute
que si les animaux avaient été traités comme l'homme,
il n'y aurait pas moyen de défendre la bonté de l'être
qui les aurait produits.
Le tableau de la naissance de l'homme, ce tableau
si bien tracé par le poète Lucrèce, et rappelé par
Law, devient à ses yeux une première évidence de la
chute. Il puise de nouveaux arguments dans le spec-
tacle des passions de l'homme; la vie qu'il manifeste,
dit-il, n'est que l'énergie de ses passions ; sa raison
n'est que ruse, artifice, égoi'sme, et c'est la crainte
seule qui le retient dans le devoir. Riche, il méprise
ses égaux; pauvre, il murmure contre eux; et, quand
il sort de ce monde, au lieu de subir la mort comme
l'animal, sans la prévoir et la connaître, il accroît son
supplice par les frayeurs, l'anticipe par ses remords,
et le tourment qu'il endure est son ouvrage plus en-
core que celui de la nature.
Le célèbre métaphysicien Kant a très-bien prouvé
que la raison humaine, dans son état actuel, ne pou-
vait rien savoir de l'âme humaine ni de Dieu. Cette
proposition a choqué les esprits superficiels, comme
la philosophie de Rousseau a scandalisé les prétendus
DE L'HOMME. 149

esprits forts. Il n'y a que la doctrine que nous expo-


sons ici qui concilie tout. La faculté de raisonner dans
l'homme est le résultat de ses sensations : c'est ce
qu'a fort bien démontré Condillac dans le traité des
Sensations, et mieux encore dans l'Essai sur l'ori-
gine des connaissances humaines. Tout ce qui nous
entretient de Dieu, ou de l'âme humaine, est en nous
quelque chose de purement instinctif que nous ne pou-
vons ni analyser, ni soumettre à l'expérience. Les vé-
rités qui nous sont le plus essentielles à 'connaître ne
peuvent pas être connues, elles ne sont que senties.
C'est la raison qui connaît, et pour cela «Ile s'appuie
sur les sensations; c'est le cœur qui sent, et les té-
moignages des sens ne confirment point ce qu'il
éprouve.
W. Law tire des inductions sans nombre de cette
impuissance de la raison. Il se demande comment on
peut supposer qu'une créature parfaite puisse sortir
des mains de Dieu, sans avoir néanmoins les moyens
de connaître et posséder ce qui est nécessaire au bon-
heur de sa vie. Nous n'avons d'autres témoignages
de nos devoirs réels et de notre origine que ce que la
conscience nous en dit; mais les oracles du cœur sont
si vagues qu'on ne peut les réduire en notions cer-
taines, ses avertissements sont si faibles qu'on peut,
si l'on veut, ne pas les écouter. Une telle lumière n'est
pas évidemment celle qu'il nous faudrait dans un
monde dont nos sens découvrent tant de merveilles
certaines. Nous n'avons sur l'état moral que des no-
13*.
\ 50 DE LA CHUTE

lions sourdes et confuses, tandis que nos sens nous


donnent sur l'état physique des avertissements directs.
Ce qui est instinctif chez nous est trouble et confus,
et c'est précisément ce qu'il y a de plus clair dans les
perceptions de l'animal. Nous avons une lumière,
sans doute, mais nous n'en avons que ce qu'il faut
pour nous prouver qu'il nous en manque davantage.
S'éle< au; à des considérations plus hautes encore,
Law trouve dans les facultés mêmes de l'entendement
humain de nouvelles preuves d'une dégradation ori-
ginelle. Il est impossible, dit-il, de supposer qu'une
créature, sortie des mains de Dieu avec le besoin et le
désir de connaître son Auteur, reste néanmoins dans
l'impuissance d'y parvenir. Toute connaissance dans
quelque être que ce soit est nécessairement intuitive
et évidente en elle-même; dès qu'un être croit, doute,
raisonne, qu'il est obligé de peser le pour et le con-
tre, ([ne la vérité à ses yeux est une opinion et non
un sentiment, c'est qu'il a perdu sa loi et sa manière
d'être véritables, c'est qu'il s'est égaré de manière à
ne plus savoir ni où il est, ni ce qu'il est. L'animal
accomplit sa loi sans incertitude ; tout homme, dès
l'instant qu'il commence « penser, se dit, comme
Hamlet :

To bc or not lo be, that is thé question.

La vérité s'aperçoit par intuition, et nous sommes


presque toujours obligés de tâtonner pour la décou-
DE L'HOMME. ISi
vrir, de discuter pour la concevoir. Dès que l'incer-
titude parait dans nos sentiments, c'est que nous nous
sommes éloignés de notre loi primitive. L'animal
trouve sans incertitude dans une prairie la plante sa-
lutaire qui doit le guérir de ses maux; l'homme, en
proie comme lui à la douleur, ne peut distinguer le
poison du remède ; et si une science moins sûre que
l'instinct de la brute, ne l'éclairait pas de toute l'ex-
périence des siècles passés, il périrait cent fois de be-
soin au milieu de la nature la plus fertile, il enveni-
merait sa plaie au milieu des plantes propres à le
guérir.
Parmi les Théosophes modernes, Saint-Martin et
Swedenborg sont ceux qui sont entrés dans les détails
les plus intéressants sur la chute originelle et les con-
séquences philosophiques qu'on en peut tirer. En ci-
tant des Théosophes qui se sont écartés des dogmes
reçus dans toutes les communions chrétiennes, je ne
crois pas produire des témoignages propres à infir-
mer la thèse que je soutiens ici. L'explication philoso-
phique du récit de Moi'se appartient aux trois religions
qui sont le plus répandues sur le globe, savoir, le Ju-
daïsme, le Mahométisme et le Christianisme. Ceux
même qui n'adopteraient pas ce dernier pourraient
donner d'excellentes raisons de croire à un point
commun ;'i toutes les religions, un catholique peut re-
tirer beaucoup de fruit de la lecture de tel ou tel ou-
vrage protestant sur l'existence de Dieu; et si nous
rejetions Saint-Martin et Swedenborg sur quelques
152 DE I.A CHUTE

points étrangers au catholicisme aussi bien qu'au pro-


testantisme, nous ne ferions preuve que d'une intolé-
rance peu compatible avec le désir de l'instruction et
l'amour de la vérité. Tous les jours les docteurs de
l'Église romaine s'instruisent avec les ouvrages d'Ab-
badie, et les protestants de Genève avec ceux de Fé-
nélon.
Saint-Martin voit dans toutes les fonctions de
l'homme des témoignages de la chute. Prises dans leur
sens véritable et purgées des abus qui les avilissent et
les corrompent, elles ne lui présentent que des torts
à redresser ou des maux à guérir. La science a pour
but de réparer les torts de l'erreur; la médecine,
ceux de la nature ; la jurisprudence se propose de nous
préserver des injustices de nos concitoyens; la guerre,
de celles des étrangers; la religion n'est-elle pas éga-
lement un moyen de guérison pour nos âmes? Toute
notre activité n'est qu'une lutte contre le mal qui nous
accable; c'est en quelque sorte notre loi première,
notre loi constitutive ; et pourquoi une existence qui a
pour objet de tout réparer, si tout n'a pas été altéré
dans l'origine? C'est une preuve sans doute de la
grandeur de l'homme, qu'il s'occupe partout d'établir
l'ordre et de combattre le désordre; mais c'en est une
aussi de sa dégradation originelle, qu'il ait à exercer
ces sublimes fonctions sur des êtres de son espèce.
Étudiant, comme les autres écrivains, l'homme en
lui-même, Saint-Martin lui dit avec éloquence qu'il
n'est pas à sa place ici-bas, qu'un seul de ses désirs
DE L'HOMME. 153
moraux, qu'une seule de ses inquiétudes prouve plus
la dégradation de l'espèce que tous les arguments
des philosophes ne prouvent le contraire. L'amour,
s'écrie-t-il, eût-il produit des êtres pour la douleur?
Qui eût pu le forcer à être le contribuable de la dou-
leur? Creusant plus profondément encore dans notre
nature, il se demande où les lois humaines relèguent
celui qui a forfait à l'honneur. Sans doute, répond-
il, parmi ceux qui n'ont point d'honneur. Pourquoi
donc l'homme se trouve-t-il également parmi des
êtres qui n'ont ni l'idée, ni le sentiment de Dieu, si
ce n'est parce que lui-même a quitté Dieu? Rien ne
répond dans l'univers aux vœux de son cœur :
La nature est muette, on l'interroge en vain.
(VOLTAIIÏE.)

et les arguments en faveur de l'existence de Dieu tirés


de l'exposition des merveilles de la création, ne con-
vainquent que celui qui a déjà le désir d'être convaincu.
L'incrédule y trouve des preuves à l'appui de sa thèse ;
l'histoire de l'esprit humain n'atteste que trop cette
déplorable vérité, et nous montre trop souvent le gé-
nie conduit à l'irréligion par la science elle-même.
Swedenborg trouve, comme les autres, dans l'état
de dénùment de l'homme une preuve de la chute;
mais, ce que n'a fait aucun de ceux qui ont écrit*ur
le même sujet, il conclut que cet état d'ignorance et
de dénùment est pour lui une source même de perfec-
tion. La sagesse Divine ne l'a abaissé jusqu'à ce point
loi DE LA CHUTE

que pour le ramener plus sûrement à elle. L'homme,


dit-il, ne naît dans aucune science; l'enfant ne con-
naît pas môme la mamelle de sa mère, il ne sait ni
marcher, ni articuler, tout lui est appris; il saisit
tout ce qui l'environne et le porte à sa bouche sans le
connaître; il n'a même aucune idée de l'union des
sexes; tandis que les brutes naissent dans toutes les
connaissances instinctives concernant leur nourriture,
leur habitation, l'accouplement et l'éducation de leurs
petits. Mais de tant de perfections dans la bête naît
son imperfection qui résulte de la stabilité de ses
fonctions. De l'ignorance de l'homme naît, au con-
traire, en lui une perfectibilité toujours croissante,
ce qui est le caractère d'une créature immortelle,
tendant vers tout ce qui est éternel et infini. L'homme
naît sans science, afin qu'il puisse les acquérir toutes.
S'il naissait dans une science quelconque, son esprit
serait limité dans un cercle qu'il ne pourrait franchir.
N'ayant aucune idée de ce qui serait au-delà, il reste-
rait toute sa vie dans une ignorance entière sur tout
le reste; il ne recevrait de lumières, comme la brute,
que celles qui appartiendraient à la science dans la-
quelle il serait né, et n'aurait pas la faculté de s'en
approprier d'autres.
De ces réflexions découlent des conséquences du
plus haut intérêt pour la société. Le plus impérieux
de nos penchants, c'est l'amour de soi. C'est sur ce
penchant, inspiré par la nature, que les philosophes
veulent établir la société; c'est contre.ce penchant
DE L'HOMME. loo
que déclament le plus amèrement les moralistes ! Les-
quels faut-il croire? C'est la philosophie religieuse qui
explique cette énigme comme tant d'autres. La fai-
blesse, l'impuissance, l'ignorance de l'homme mon-
trent assez qu'il n'est rien réduit à lui seul. Il n'a point
comme l'animal l'instinct qui préserve l'individu.
Chez lui l'individu n'est rien, s'il n'est lié à ses sem-
blables. Alors sa faiblesse devient l'origine de sa force,
et la société n'est formée que par le dénûment moral
aussi bien que physique de ceux qui la composent.
L'animal naît tout instruit; la nature hâte son déve-
loppement rapide : l'homme, au contraire, naît dans
une ignorance absolue, et ses organes n'acquièrent
qu'un développement tardif. N'est-il pas facile de re-
connaître l'intention du Créateur, qui, en prolongeant
les besoins de l'homme, a voulu prolonger également
la chaîne des sentiments qui l'attache à ses proches?
Son éducation et en môme temps sa dépendance de-
viennent plus longues, la famille reste unie par cet
échange de besoin et de secours, et sur la société de
famille est établie la société civile. L'amour de nos
semblables est donc une condition de notre faiblesse
même. Ainsi, ceux qui fondent la société sur l'égoïs-
me, parce qu'il est dans la nature, se trompent, car
la nature n'est pas le domaine de l'homme ; ceux, au
contraire, qui blâment ce principe odieux de nos ac-
tions obéissent à une loi secrète de leur être. Cette
loi nous dit, en effet, que si l'amour de soi répugne à
l'homme, c'est que cet amour tend à tout diviser,
156 DE 1A CHUTE

tandis que l'humanité tend à tout réunir. Le premier


de ces penchants fonde la société sur une base vicieuse
bien que réelle, la seconde l'établit sur un sentiment
que combat celui-là, et tout combat est une preuve de
notre nature véritable. L'amour de nos semblables
est ainsi le remède que le Créateur a placé près de
nous pour compenser le mal, et l'efficacité de ce re-
mède est prouvée par la faiblesse de l'homme, qui,
dès sa naissance, est sans cesse obligé d'y recourir.
Des considérations d'un autre genre résultent en-
core de l'observation de Swedenborg. La perfectibi-
lité de l'espèce humaine est prouvée par la naissance
de l'homme. Ce n'est, dit-il qu'un organe. Il naît fa-
culté et inclination. Animé, pour ainsi dire, par le
souffle d'autrui, il n'a rien à lui, pas même sa pensée.
Seulement, il apprend comme faculté, et il aime
comme inclination. Il n'y a d'autre but à la faculté de
savoir, que la science elle-même; il n'y a de terme à
l'inclination que l'amour; ainsi, jusqu'à ce que l'homme
soit conduit à la science et à l'amour même, qui n'ont
leur entière perfection qu'en Dieu, il peut être éter-
nellement perfectionné en science, en intelligence et
en amour. Bien plus, si l'homme n'est qu'un récipient,
qui ne peut rien produire par lui-même, sitôt qu'il
apprend, il aime; car l'amour ne se sépare pas plus
de la science que l'entendement ne se sépare de la vo-
lonté. L'amour qui lie les hommes les uns aux autres
devient la suite de leur dépendance, et de leur dépen-
dance réciproque naît l'amour qui les unit à Dieu. Si
DE L'HOMME. lî>"
l'homme n'était pas né dans une ignorance létale, la
chaîne de ces sublimes rapports était rompue, et la
moralité aurait manqué à nos actions.
S'il est un fait de la nature humaine qui jette un
nouveau jour sur la philosophie, c'est assurément ce-
lui d'une chute originelle. Nul n'est mieux prouvé;
mais ce n'est pas assez de tant de témoignages, la plu-
part des lecteurs ne peuvent consentir à voir des la-
cunes dans un livre. Il faut leur tout expliquer;
Donner une explication de la chute de l'homme, sup-
pléer au silence de toutes les traditions antiques, est
une tâche au-dessus des forces de tout homme qui ne
s'en rapporte qu'à ses lumières. La philosophie ne
consiste pas à expliquer tout, mais à remarquer tout.
Il n'est pas plus conséquent de demander comment
l'homme a pu décheoir et communiquer sa nature dé-
chue à ses descendants, que de demander une expli-
cation précise et claire des mystères de la génération
physique. L'un de ces deux mystères n'est pas plus
accessible que l'autre à la raison humaine. Nous en
voyons les effets, voilà tout. La chute de l'homme est
donnée par Moi'se comme un récit et non comme une
opinion philosophique. Tous les raisonnements con-
firment ce récit, en faut-il davantage? Sans ce mys-
tère, le plus incompréhensible de tous, dit Pascal,
nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes ; le
nœud de notre condition prend ses retours et ses plis
dans cet abîme, de sorte que l'homme est plus incon-
cevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconce-
1 o8 DE LA CHUTE

vable à-l'homme. Il est surprenant qu'on croie plus


facile d'expliquer la transmission du péché originel que
la transmission du tempérament d'homme à homme
et de générations à générations. Nous voyons tous
les êtres organiques participer de la constitution
de l'être qui a été le type de leur espèce, nous le
voyons sans nous l'expliquer, et nous voulons savoir
comment le caractère et les inclinations se transmet-
tent. S'il est permis d'invoquer le raisonnement sur
ce fait mystérieux, c'est simplement sur la manière
dont l'homme a pu se séparer de son principe, et non
sur celle dont il a rendu sa postérité complice de sa
faute. Nous ne concevons rien aux plans de la sagesse
Divine ; nous la jugeons toujours d'après nos vues
courtes et bornées. Qui sait si la dépendance dans la-
quelle nous sommes les uns des autres n'est pas dans
les desseins de' Dieu , pour quelque fin qui nous
échappe! peut-être que là, comme ailleurs, le bien
réel compense le mal apparent. S'il est dans les lois
de l'ordre que l'humanité ne soit dans la perfection
que quand elle arrive à l'unité, ;:ous sommes tous so-
lidaires les uns des autres. La doctrine de l'expiation
die/ les anciens parait prendre sa source dans C3tte
opinion. Si l'on objecte que l'humanité entière ne de-
vrait pas souffrir de la scission d'une partie, on a ré-
pondu à tout quand on a dit que cela est dans l'ordre
Divin. Pourquoi cela est-il ainsi, c'est demander
pourquoi tel être est organisé de telle manière plutôt
que de telle autre. La Sagesse Divine et l'Amour Di-
DE L'HOMME. 159
vin ne sont si admirables que parce que l'un et l'autre
sont dans l'ordre. Semel jussit, semperparet, a dit
Scnèque, et cette obéissance de la Divjnité à ce qui est
de l'ordre, loin de limiter sa puissance, l'agrandit en
quelque sorte et la rend éternelle.
W. Law, que j'ai cité plus haut, a essayé de jeter
quelque lumière sur tant d'obscurité. L'homme, dit-
il, est sorti libre des mains du Créateur. Il avait le
pouvoir de fixer incessamment ses regards sur l'Être
qui l'avait créé, de le reconnaître comme l'unique
réalité, de le concevoir comme l'unique source de la
vie ; il avait le pouvoir également de détourner ses re-
gards de son principe pour les ramener sur soi, de
s'en détacher pour s'aimer seul. La vie résidant en
Dieu seul, l'homme en essayant d'en prendre posses-
sion par lui-même a dû tomber et perdre la réalité de
la vie divine pour laquelle il avait été créé. Si Dieu, en
le créant libre, lui eût donné la faculté de jouir par
lui-même de la vie, au lieu de la recevoir par com-
munication, l'homme eût été Dieu, ce qui implique
contradiction. Il fallait donc que sa liberté fût entière,
qu'il reçût volontairement une vie communiquée, ou
qu'il s'en séparât pour croire qu'il avait en lui-même
la réalité de la vie.
Le crime de l'homme, qui fut de reporter tout à
soi, ne se voit que trop dans ses descendants. Êtres '.
infirmes et bornés, nous ne pouvons nous imaginer
que nous soyons de simples instruments. L'orgueil
nous abuse, comme il a abusé nos ancêtres. Nous
160 DE LA CHUTE

croyons en notre sagesse, en nos lumières. Les inspi-


rations qui nous viennent, sans que nous puissions
cependant dire par où elles sont venues, nous les con-
sidérons comme étant notre ouvrage. Nous tenons à
nos opinions, à nos systèmes, par orgueil, et ce sen-
timent, qui a perdu la race humaine, est encore au-
jourd'hui la seule cause de son ignorance et de sa fai-
blesse. L'orgueil, dit ingénieusement Madame de
Staël, est un sentiment qui se fait le chevalier de
l'homme pour mieux le perdre.
L'homme a donc pu déchoir sans que cette chute
accusât la sagesse et la bonté du Créateur. Lui seul
a été l'artisan de ses maux. « Et pourquoi, dit Rous-
seau, reprocherions-nous à l'Auteur des choses les
maux que nous nous faisons? Si je fais le mal, ajoute-
t-il, je n'ai point d'excuse. Je le fais, parce que je le
veux ; lui demander de changer ma volonté, c'est lui
demander ce qu'il me demande; c'est vouloir qu'il
fasse mon œuvre et que j'en recueille le salaire.
Homme ! ne cherche plus l'auteur du mal ; cet auteur,
c'est toi-même. Si l'homme est actif et libre, il agit
de lui-même; tout ce qu'il fait librement n'entre point
dans le système ordonné de la Providence et ne peut
lui être imputé. En empêchant l'homme de faire le
mal, elle gênerait sa liberté et ferait elle-même un
mal plus grand encore, puisqu'elle dégraderait sa na-
ture. Murmurer de ce que Dieu ne l'empêche pas de
faire le mal, c'est murmurer de ce qu'il fit l'homme
d'une nature excellente. Pouvait-il mettre de la con-
DE L'HOMME. 161
tradiction dans notre nature, et donner le prix d'a-
voir bien fait à qui n'eût pas le pouvoir de mal faire ?
Quoi ! pour empêcher l'homme d'être méchant, fal-
lait-il le borner à l'instinct et le faire bête? Non,
Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l'a-
voir faite à ton image, afin que je pusse être libre,
bon et heureux comme toi. »
On a fait contre la chute de l'homme des objections
auxquelles plusieurs écrivaius, entr'autres Saint-
Martin, ont répondu avec détails. La première de ces
objections est celle qui nie l'existence même du mal.
Depuis longtemps la philosophie a essayé de démon-
trer que tout était compensé dans les œuvres du Créa-
teur ; l'optimisme, ou le système de ceux qui préten-
dent que tout est le mieux possible, a séduit la plupart
des écrivains modernes. Pope a donné une certaine
profondeur à ce système dans le poëme de l'Essai
sur l'homme; mais l'auteur de l'Homme de désir
lui répond que l'ordre universel ne peut pas être
composé de désordres particuliers, que le bien-être
de l'espèce ne résulte pas des malheurs des individus.
« Composez donc aussi, ajoute-t-il, un concert de
joie avec des larmes et des soupirs. Ils aiment mieux
mentir à leur jugement et fausser leur raison que
d'en lire en eux la grandeur et autour d'eux les tristes
abus qu'ils en ont fait. En vain vous vous défendez
contre le frein, vous ignorez comment le mal s'est
opéré, et dès lors vous en voulez nier l'existence. Oui,
le mal existe, dans vous, autour de vous, dans tout
14*.
162 DE LA CHUTE DE L'HOMME.

l'univers; et comme vous n'êtes censés occupés ici


qu'à être aux prises avec lui, c'est assez vous indiquer
qui l'a créé. »
Des philosophes anciens avaient tenté d'expliquer
le mal en supposant qu'il était produit par un génie
particulier. C'était le système des Manichéens. Chez
les anciens Perses, Oromaze, le Dieu du bien, était
sans cesse aux prises avec Ahrimane, le Dieu du mal.
On a objecté avec raison à ce système qu'il limitait la
toute-puissance divine. On ne peut pas faire objection
au dogme chrétien de la chute de l'homme. C'est par
ce dogme, en effet, qu'Augustin a combattu l'hérésie
de Pelage, et Saint-Martin ajoute aux raisonnements
de ce père de l'Église, que le mal en lui-même n'est
pas une puissance. «Manichéens, dit-il, cessez de
croire à la nécessité de deux principes coéternels;
vous vous égarez à tous les pas que vous faites, si
vous ne reconnaissez un être libre et produit par un
Être nécessaire. »
C'est sur ce dogme, bien compris, que repose tout
le Christianisme.
DE LA

MÉDECINE SPIRITUELLE
There are more thingsiuHeaven and earth
Than are dreamt of in your philosophy.
(SHAKSPEAIXE.—Hamlet.)

Y a-t-il une médecine spirituelle qui avoue cer-


tains effets physiques produits par l'exaltation
mentale; et si cette science existe, peut-on y
rattacher des phénomènes regardés jusqu'ici
comme simplement psychologiques?—Le mé-
moire qu'on va lire est une réponse à celle im-
portante question.

Dès les premières expériences de Mesmer, le roi


pria l'Académie des Sciences de nommer des commis-
saires pour les constater. Bien cpje ce travail n'ait pas
répondu & l'atlente générale, et que de nouveaux phé-
nomènes qu'il n'avait ni prévus ni expliqués le rendis-
sent insuffisant, toujours résulta-t-il de là qu'on vit
avec plaisir la science intervenir dans un sujet qui
n'était interprété jusqu'alors que par la curiosité pu-
blique.
164 DE LA MÉDECINE

II y a longtemps que j'ai pensé que la médecine était


appelée à décider des questions qui, jusqu'ici, n'ont
pas été portées devant son tribunal. La Société acadé-
mique de Nantes a formé dans son sein une Section
de Médecine qui publie tous les trois mois le résultat
de ses travaux. Dès les premiers mois de son établis-
sement, j'écrivis au secrétaire de cette section une
lettre assez détaillée, dans laquelle je le priais d'appe-
ler l'attention de ses confrères sur les modes acciden-
tels de perception que développent le magnétisme
animal, le noctambulisme naturel et le somnambu-
lisme artificiel. Je pensais qu'il résulterait du rapport
de la Société l'aveu de faits constatés qui deviendraient
autant de matériaux pour une science nouvelle de
l'homme, science dont la théorie est consignée dans
quelques écrits distingués et en réputation dans le
Nord, mais dont la partie expérimentale est encore à
faire.
Il devait résulter de cet examen un fait de la plus
haute importance en physiologie, en philosophie, en
histoire même. Ces modes inusités de perception de-
vaient nous conduire infailliblement à l'aveu de l'in-
suffisance des cinq modes ordinaires dans l'explica-
tion d'un nombre infini de phénomènes que l'histoire
a consignés sans que l'esprit humain s'en soit rendu
compte. Un mode primitif de perception paraît aujour-
d'hui la seule explication de ces phénomènes. L'homme
existe encore et existe plus puissamment au-delà des
cinq sens. La double vue paraît rentrer dans ce mode
SPIIUTUELLE, 165

d'action. Le Globe a attire l'attention de ses lecteurs


sur l'état d'extase où se développe pleinement cette
sorte de vie "indépendante de la volonté, de l'atten-
tion, de toutes les facultés morales que la métaphy-
sique appelle à son secours pour expliquer l'homme.
Le physicien allemand Schubert était sur la voie
de cette découverte, quand il a cru que l'homme avait
possédé jadis des facultés primitives d'une puissance
prodigieuse qui se sont émoussées, et qu'il ne retrouve
plus aujourd'hui qu'accidentellement dans l'irritabi-
lité maladive des nerfs. Les observations du médecin
Pététin sur les cataleptiques sont une démonstration
de cette hypothèse. De ces faits bien constatés devait
résulter une théorie nouvelle de l'homme, qui aurait
expliqué ce que jusqu'ici on a refusé de reconnaître,
et qui aurait présenté l'histoire philosophique de tous
les peuples sous un jour tout nouveau.
Ces objets, sans doute, n'étaient pas de la compé-
tence d'une académie de province.
J'avais à cœur qu'une société savante de notre ville
prît l'initiative dans cette occasion. Je ne sais quel
est le motif qui a empêché de donner suite à ma lettre.
Toujours est-il que l'événement prouva que j'avais
eu quelque raison d'attacher de l'importance à cette
étude. Deux années après, la Société de Médecine de
Paris prit en considération les objets qui faisaient le
sujet de ma lettre, et s'en occupa sérieusement.
Le secrétaire de la Section de Médecine était l'un
de mes amis particuliers, un homme dont je fais le
166 DE LA MÉDECINE

plus grand cas, tant sous le rapport des connaissances


que sous celui des affections du cœur. Je ne l'accuse
donc pas d'avoir apporté de la mauvaise volonté dans
cette circonstance. Il partageait mes idées sur certai-
nes sciences : celle-ci ne lui parut pas, sans doute,
aussi intéressante. De peur que, dans cette occasion,
l'opinion particulière de celui que je pourrais inviter
à produire des réflexions que je crois utiles ne les lui
fit négliger, j'ai pris le parti de la soumettre moi-
même au public éclairé.
Quelqu'un qui n'est pas médecin, dira-t-on, ne
peut parler de médecine; et, s'il l'entreprend, le de-
gré de confiance qu'il doit inspirer est semblable à la
déférence qu'on aurait pour un aveugle qui voudrait
traiter des couleurs.
J'ose en appeler ici de cette décision tranchante. Il
y a en tête de toutes nos sciences physiques une
science métaphysique dans laquelle le raisonnement
seul est appelé en témoignage. La loi de causalité
n'est pas du domaine de l'expérience. Tout effet phy-
sique a une cause immatérielle. Ceux qui veulent des
causes physiques emploient le terme d'une manière
inexacte. Les deux mots accolés ensemble forment un
contre-sens réel. Toute action part d'un principe, et
celui-ci est moral. Les sciences les plus matérielles
dans leur résultat sont fondées sur un raisonnement
rigoureusement intellectuel. Un homme, qui n'est ja-
mais de sa vie entré dans un observatoire, peut néan-
moins soumettre au calcul le plus exact les phéno-
mènes de la physique céleste.
SPIRITUELLE. 167

II y a une métaphysique qui est à l'homme ce que


les mathématiques sont à la nature. Il n'y a pas un
mouvement qui ne parte de ce principe purement in-
telligible, dont la raison est juge, et dont l'observa-
tion matérielle ne déduit que les effets. En vain, pour
donner le change au métaphysicien, le physiologiste
se servira des termes techniques de son art : ces ter-
mes forment une langue, mais une langue n'est qu'un
moyen de s'entendre sur les choses. Il nous importe
fort peu de quel nom vous désigniez l'objet : la cause
de l'action reste en dehors de cet idiome convention-
nel et n'appartient qu'au langage philosophique.
C'est vainement encore qu'on insisterait sur la con-
naissance de l'objet lui-même. Le médecin naturaliste
conduirait dans le dédale des merveilles anatomiques
du corps humain celui qui y serait étranger ; et, de
l'ignorance pratique de celui-ci il conclurait à tort
son ignorance dogmatique. Les différentes parties du
corps humain concourent toutes à une action : ce sont
les détails compliqués d'une mécanique mise en mou-
vement par une cause quelconque ; si je connais par-
faitement la cause ; si je puis, au moyen de cette cause,
changer l'action de la mécanique, que m'importe
le nom et la place des rouages : ils ont exécuté ma
pensée; par eux mon raisonnement s'est manifesté au
moyen d'une action sensible. Ce raisonnement est donc
la seule chose que je veuille soumettre à la science
métaphysique dans laquelle il rentre ouvertement. En
tout acte, c'est le moteur que je cherche, et peu
168 DE LA MEDECINE

m'importe de quelle manière le corps mû exécute ses


fonctions, si je prouve que ces fonctions peuvent avoir
une direction particulière selon que le principe varie
lui-même; je devrai donc étudier le principe. En l'é-
tudiant, je serai dans le monde des causes, et la
science de l'homme prend invinciblement ses déduc-
tions dans ce monde.
Il serait aussi peu raisonnable d'exiger des détails
anatomiques et physiologiques de celui qui entreprend
de traiter de la médecine purement spirituelle, qu'il
serait injuste de nier que le naturaliste ne puisse faire
des observations importantes dans l'une des classes du
règne organique, à moins d'être versé dans l'anatomic
comparée. Sans doute, celle-ci est d'une grande et
indispensable nécessité, mais il y a mille circonstances
dans lesquelles le témoignage de cette science ne se-
rait d'aucun poids : un Réaumur à la main, j'étudie
les mœurs des insectes, je sais que leur organisation
est parfaitement d'accord avec les actions que j'étu-
die; mais il y a autre chose à voir que le jeu des or-
ganes. La fonction de l'individu a un principe qu'il
faut saisir. Le corps, ici, n'est que l'instrument qui
exécutera cette fonction, et toujours ce qui exécute
vient après ce qui a déterminé.
L'existence des êtres est en harmonie avec leur or-
ganisation; mais si celle-ci est la condition essentielle
qui accompagne l'acte, elle n'en est pas le motif. Avec
une nouvelle organisation se développe, sans doute,
un nouvel instinct; mais celui-ci, qui se perfectionne
SPir.lTUEf.LE. 169
/
à mesure que l'instrument devient plus parfait, ren-
tre dans une sphère que n'atteint pas l'observation
anatomique. L'anatomie me montre comment l'être
exécutera sou rôle; mais l'histoire naturelle, aidée de
la philosophie, m'apprend quel est ce rôle, quelle est
la place de l'individu, quels sont ses rapports avec les
individus de son espèce, quel est le rapport général
de l'espèce avec une autre espèce, de l'ordre avec
l'ordre voisin, de la classe enfin avec ces autres clas-
ses dont la réunion forme l'harmonie générale des
êtres. La raison des choses, en définitive, n'est acces-
sible qu'à la méditation. L'expérience est en-deçà;
elle ne comprend pas le pourquoi, le comment; elle
observe ce qui est, sans en déduire autre chose.
De tous les êtres de la nature, l'homme est celui
qui peut, avec le plus de succès, être étudié sous le
point de vue purement moral. Il y a une source com-
mune de vie spirituelle qui anime tous les êtres; cha-
cun prend à cette source selon son organisation, l'un
plus, l'autre moins ; l'organisation parfaite de l'homme
fait qu'il y puise plus que tous les autres animaux.
Son intelligence ne résulte point de tel ou tel agence-
ment des parties; mais la perfection des organes est
la suite nécessaire de la perfection de l'intelligence. Il
n'y a pas d'influence physique de l'organe sur la pen-
sée; il y a, au contraire, influence spirituelle de la
pensée sur l'organe.
En vain Ilelvclius a dit que la-pensée était une sé-
crétion du cerveau; cotte assertion, reprodu'tiî dans
35.
170 DE LA MÉDECINE

quelques ouvrages de physiologie, est aussi indécente '


dans l'expression qu'elle est inexacte dans la théorie.
Le cerveau ne sécrète point la pensée, comme l'esto-
mac digère les aliments : il reçoit seulement un ébran-
lement qu'il communique ensuite au reste du corps.
Au bout des derniers nerfs, il faut toujours supposer,
dit M. Kératry, quelque chose qui n'est pas matière.
Ce quelque chose, qui échappe à nos sens, est cette
faculté morale qui reçoit tout d'en haut. Cabanis a en
vain cherché l'être moral dans les dernières fibres de
l'homme. Les déterminations comparées établissent
un ordre de vie différent de celui qui provient des
mouvements instinctifs. Ce sont ces déterminations
qui démontrent la puissance morale de l'homme, et
dans lesquelles ne peut intervenir l'anatomie la plus
délicate.
Gall et Spurzheim ont réduit toutes les fonctions de
l'homme à deux sortes, les fonctions affectives et les
fonctions intellectuelles; ce sont deux puissances mo-
rales qui, en dernier ressort, sont à l'origine de tous
les mouvements de l'homme; il ne fait pas une action
dans laquelle n'intervienne la volonté qui est la source
des fonctions affectives, et l'entendement auquel se
rapportent les intellectuelles. « Toutes les façons de
» penser que nous remarquons en nous, dit Descartes
» dans ses Eléments de philosophie, peuvent être
» rapportées à deux générales, dont l'une consiste ci
» apercevoir par l'entendement, et l'autre à se déter-
» miner par la volonté. »
SPIRITUELLE. 171

Les phénomènes qui dépendent des facultés de


l'âme ne se comprennent pas par l'organisation. La
matière ne donne pas ici une qualité qu'elle n'a pas,
tout vient de plus haut : les facultés intellectuelles
sont en dehors des organes qui reçoivent les impres-
sions, et elles ne résultent pas de leur mécanisme ;
au-delà de l'étude de l'homme physique est la science
de la créature intelligente. Le télescope ne fait pas
apercevoir la divinité dans l'espace infini des mondes :
le scalpel de Panatomiste ne met pas non plus l'âme
humaine à découvert sous l'enveloppe mortelle qui
nous constitue; c'est que Dieu et l'âme de l'homme
ne sont pas matériels; c'est que nous manquons ici-
bas du sens qui nous les ferait découvrir. Néanmoins
nous sommes en droit d'affirmer leur existence dès
que nous la prouvons par des effets, comme toutes les
merveilles de la nature.
Ce n'est pas seulement la physiologie éclairée qui
reconnaît à l'âme un empire au-delà de la matière; la
science de l'entendement humain, mieux conçue au-
jourd'hui, revient à l'aveu de ces vérités aussi ancien-
nes que l'homme, mais que l'esprit de système a si
souvent dénaturées. Il n'y a point d'influence des ob-
jets matériels sur la pensée, mais, bien au contraire,
influence occasionnelle de l'esprit sur les sens. Aris-
tote avait dit que rien n'entrait dans l'intellect qui ne
fût auparavant dans les sens, idée sur laquelle Lucrèce
a basé tout son échafaudage irréligieux, et que notre
Delille a exprimé dans ce vers :
Tout entre dans l'esprit par la porte des sens.
172 DE LA M É D E C I N E

Leibnitz y ajouta cette restriction nécessaire : Si


ce ii'est.l'intellect lui-même. En effet, selon les modi-
fications que les organes des sens éprouvent des ob-
jets extérieurs, la pensée descend dans ces organes,
et en perçoit l'impression. Elle est avertie par les
sens dont elle est l'unique régulatrice ; elle n'est point
produite par leur action ; ce n'est pas le sens qui
aperçoit, c'est l'âme qui aperçoit par lui.
Une émotion morale ne résulte point d'une im-
pression externe : cette impression, uniforme pour
les organes de plusieurs hommes constitués de la
même manière, affecte l'un différemment que l'autre;
c'est que l'âme est là qui s'approprie différemment
l'impression ; dans le son de voix de l'objet aimé elle
tressaille; à la vue d'un horizon lointain, elle rêve
délicieusement; c'est la perception qui fait que la sen-
sation a un siège; or, celle-ci appartient au corps, et
l'autre à l'âme seule. L'homme est tout entendement
et volonté; et ces deux facultés ne naissent point des
organes : elles les dirigent au contraire; ces lèvres
s'ouvriraient-elles pour nous émouvoir, si la pensée
n'y mettait les paroles éloquentes que la matière n'a
point apprises? Ces mains connaîtraient-elles les
étreintes de l'amitié, si l'affection ne leur imprimait
leur action ? C'est donc l'âme qui voit dans l'œil, qui
écoute dans l'oreille, qui sent enfin dans tous les or-
ganes.
On s'étonne qu'une théorie si simple ait pu être
méconnue, et qu'une science superficielle nous ait
SPIRITUELLE. 173

persuadés longtemps que toutes les impressions mo-


rales naissaient de la sensation seule; ainsi, aimer,
c'était sentir; prier, c'est sentir aussi sans cloute! et
voilà d'où vient cette malheureuse habitude de cher-
cher une théorie physique dans l'explication de tous
les phénomènes intellectuels. Si l'homme n'était que
sensation, il serait un automate : nous sommes passifs
dans la sensation; mais la perception est une puis-
sance morale, et, par conséquent, elle est active;
ainsi, dans le phénomène que les idéologues donnent
comme la cause unique de nos idées, je vois deux ac-
tions bien différentes, je vois le concours de deux fa-
cultés bien distinctes. Dans tout acte corporel, je ne
me borne pas à sentir, je compare ; or, dans cette
comparaison est la part certaine d'un agent différent
de celui qui reçoit passivement l'impression. Dans
toute action, l'âme agit successivement, bien qu'elle
paraisse le faire simultanément, comme s'il n'y avait
qu'une cause de son mouvement : la pensée précède
la parole, et la volonté précède le mouvement.
Dans le siècle même où la métaphysique des sensa-
tions a été réduite en corollaires, et enseignée dans
les écoles comme quelque chose de rigoureusement
démontré, l'auteur à'Emile lui a donné un démenti
formel en niant le principe sur lequel elle s'appuyait.
« Apercevoir, dit-il, c'est sentir; comparer, c'est ju-
» ger ; juger et sentir ne sont pas la même chose ; par
» la sensation les objets s'offrent à moi séparés, {so-
ft lés; par la comparaison, je les remue et les trans-
is*.
174 DE LA MÉDECINE

» porte, pour ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre


» pour prononcer sur leur différence et sur leur si-
» militude. » Le moi trouve donc encore un asile dans
l'homme hors des sens. L'imagination, l'espérance,
tout le monde moral, enfin, a donc une autre exis-
tence que celle qu'il paraît tenir de l'impression des
objets du dehors sur nos organes. La religion, qui
est la nourriture des âmes sensibles, l'espérance, qui
console tant d'infortunés, ont une autre garantie que
celle que leur laissait une science qui, ne découvrant
rien hors des sensations, donnait à peu près à croire
que tout finissait avec elles. « On ne peut citer aucun
» cas, dit Dugald Stewart, où la sensation et l'intelli-
» gence paraissent résulter d'une combinaison de mo-
» lécules matérielles. » (Esquisses de philosophie
morale.)
Il y a donc une puissance morale en nous; et cette
puissance, à laquelle obéissent les organes du corps
au moyen de la volonté, modifie quelquefois ces mê-
mes organes sans que l'homme en ait la conscience et
s'aperçoive que sa volonté y ait une part quelconque.
Tous les médecins reconnaissent l'influence du moral
sur le physique : En attribuant cette influence à une
imagination frappée, on avoue, par le terme même,
ce qu'on refuse de reconnaître; en effet, l'imagina-
tion, quelque définition qu'on en donne, se trouve
toujours être en dernière analyse un agent moral. Les
mots ne décréditeiit pas toujours les choses qu'ils
semblent combattre.
SPIRITUELLE. 1~O

Le médecin avoue que telle ou telle passion opère


souvent sur le malade un changement remarquable;
or, ce changement est le fruit d'une puissance morale :
ici le corps est mû par quelque chose d'incorporel.
Le médecin expliquera ces effets par les divers mou-
vements des fonctions animales; mais son explication,
toute technique et toute rigoureuse qu'elle parait, sera
insuffisante, h moins qu'il ne tienne compte, avant
tout, du principe qui a causé l'ébranlement ; or, ce
principe est une idée, un sentiment, quelque chose
enfin qui ne tombe pas sous les sens.
Il y a un homme intérieur qui anime et modifie
l'homme extérieur : c'est le premier qui ressent de la
douleur à un membre qui a été amputé, et qui par con-
séquent li'existe plus pour le second. La vie immaté-
rielle ne souffre point de divisions : elle est tout entière
au sanctuaire de l'être, mais elle se manifeste diffé-
remment chez un sujet que chez un autre. Ce membre
amputé, qui ne reparait plus chez certains individus
des premières classes du règne organique, se repro-
duit chez quelques-unes des classes inférieures. Ce
que nous prendrions pour un miracle est ici un effet
ordinaire, tant il est vrai qu'il y a dans la nature des
merveilles qui réalisent presque toujours ce que de-
mande l'imagination la plus exigeante.
On accumulerait des milliers d'exemples d'actes
corporels produits par la seule puissance morale à la-
quelle, pour être entendu de tout le inonde, nous
donnons le nom d'imagination. Combien de fois celui
t"(î , DE LA MÉDECINE

qui va prendre les eaux n'a-t-il pas obtenu le soula-


gement de ses douleurs avant d'arriver au terme du
voyage lointain qu'il a entrepris? C'est qu'il est allé, l'i-
magination frappée, et que cette même imagination l'a
guéri. On cite cet homme qu'on conduit à l'échafaud;
à l'instant même arrive l'ordre de le laisser aller, et il
tombe mort de la joie qu'il éprouve. Le fils de Crésus
retrouva dans sa piété filiale la voix que la nature lui
avait refusée. Que de fois le simple cachet d'une lettre
impatiemment attendue n'a-t-il pas suffi pour boule-
verser les âmes les plus intrépides? Qui ne connaît
pas cette maladie toute morale, la nostalgie, qui rem-
plissait jadis nos hôpitaux de jeunes soldats que le feu
de l'ennemi avait respectés?
Cette force morale qui fait souffrir, est aussi celle
qui dérobe l'être à la sensation de la douleur. Dans
l'effervescence du moment, le guerrier ne sent point
les blessures qu'il reçoit, et sa vue est avertie du mal
avant que le membre blessé l'ait communiqué au sen-
sorium : ce n'est pas que le sensorium n'ait été averti,
mais employant en un autre sens le système nerveux,
l'homme était inaccessible à la douleur. C'est ce même
phénomène qui se présente à nos yeux, d'une manière
plus frappante encore, chez ces personnes qu'une forte
exaltation d'esprit conduit à affronter les maladies
contagieuses dont elles n'éprouvent aucun effet. On
connaît le dévouement de Belzunce à Marseille; on
citera toujours les pestiférés de Jaffa touchés par Na-
poléon et Desgenettes; on se rappellera, enfin, la con-
SPIRITUELLE. 177

dnitc généreuse des médecins français à Barcelonne.


Voici comment deux de nos meilleurs poètes ont
peint le héros de l'armée d'Egypte dans la circon-
stance que je viens de rapporter :

On vit dans ce moment le magique docteur


Porter dans chaque plaie un doigt consolateur;
Au souille du malade il mêlait son haleine,
Découvrait les tumeurs qui se cachent sous l'aine,
El dans ce temple impur, Dieu de la guérison,
II promettait la vie en touchant le poison.
(Napoléon en Egypte, par MM. Barthélémy et Mcry. Chant 7 e .)

Si cet exemple de médecine spirituelle était con-


testé, sous prétexte que la poésie n'est pas compé-
tente dans celte matière difficile, nous renverrions le
lecteur h un ouvrage dont l'exactitude ne pourrait
être mise en doute. Je veux parler de VHistoire mé-
dicale de l'armée d'Orient, par Desgenettes.
« Puisque l'imagination, dit M. Droz, peut boule-
» verser nos formes physiques, pourquoi ne pourrait-
» elle pas dans certains cas les rétablir? Parmi des
» guérisons presque incroyables et que plusieurs per-
» sonnes assurent avoir vues, et citent comme mira-
» culeuses, sans doute, il en est de réelles que l'exal-
» talion d'une faculté puissante a suffi pour pro-
» duire. »
Là-dessus, l'auteur de Y Art d'être heureux cite
ce fait : Pendant le siège de Lyon, lorsque des bombes
tombèrent sur l'hôpital, des paralytiques épouvantés
se levèrent et s'enfuirent.
!78 DE LA MÉDECINE

Les commissaires de l'Académie des Sciences nom-


més pour l'examen du magnétisme, convinrent qu'ils
ont vu l'imagination exaltée devenue assez puissante
pour opérer des crises, les faire cesser, et faire perdre,
en un instant, la parole. On trouve dans leur rapport
ces expressions remarquables, transcrites textuelle-
ment : « Ce que nous avons appris, c'est que l'homme
» peut agir sur l'homme à tout moment, et presque à
» volonté, en frappant son imagination; c'est que
» l'action que l'homme a sur l'imagination peut être
» réduite en art, et conduite par une méthode sur
» des sujets qui ont la foi. » — Ambroise Paré, Boé-
rhave, et beaucoup d'autres médecins ont cité des
exemples de guérisons produites par le seul secours
de l'imagination. Le premier de ces docteurs célèbres
procura des sueurs abondantes à un malade, en faisant
passer à ses yeux une drogue innocente pour un su-
dorifique. Une volonté forte, dit Droz, peut nous ga-
rantir de quelques maladies et hâter la gnérisori de
celles qui nous atteignent. La force du moral, ajoute-
t-il, se communiquant au physique, l'aide à repousser
la contagion. Un médecin célèbre disait plaisamment :
« Je serais mort tout comme un autre, si je l'a-
» vais voulu. » Ces paroles, réduites à leur vrai sens,
sont un témoignage non suspect rendu à cet empire
de la volonté sur le physique. Pechlin, Barthès ont
été jusqu'à dire que l'extrême désir de revoir une
personne aimée pouvait retarder la mort. On ne con-
clura pas de ces paroles une théorie nouvelle de l'im-
SPIRITUELLE. 179

mortalité, mais l'aveu d'une force morale qui peut


devenir remède.
C'est cette force que Condorcet appelle en témoi-
gnage quand il essaie de prouver que la philosophie
stoi'que qui échappait à la douleur était dans la nature.
« Les Stoïciens, dit-il, jugèrent avec raison que l'on
» ne, pouvait opposer aux maux où nous a soumis la
» nature, un remède à la fois plus utile et plus sûr
» que d'exciter dans notre âme un enthousiasme dii-
» râble qui, s'augmentant en même temps que la dou-
» leur, par nos efforts pour nous raidir contre elle,
» nous y rendît presque insensibles. » L'autorité de
ce philosophe n'est pas suspecte dans la matière qui
nous occupe. Si une explication mécanique de ce phé-
nomène s'était offerte à son esprit, on peut être per-
suadé qu'il n'aurait pas manqué de la produire.
Combien de remèdes de charlatans ont produit des
effets dont l'analyse chimique a démontré l'impossi-
bilité? Sans doute il y avait impossibilité d'une action
réelle de tel objet sur tel organe; mais il y avait in-
fluence certaine de l'âme du malade sur son corps : il
prenait le remède avec une confiance sans bornes, et
cette confiance toute morale produisait un effet tout
matériel. Cette confiance était une force, une puis-
sance; c'est celle que reconnaît le médecin quand il
s'écrie si souvent au lit du malade : « Courage ! cou-
rage ! » II sait bien que la volonté ferme du moribond
est pour quelque chose dans la cure que l'art veut
tenter. « Ils savent aussi, dit Montaigne, qu'un des
180 DE LA MÉDECINE

» maîtres de ce métier leur a laissé par écrit qu'il


» s'est trouvé des hommes à qui la seule vue de la
» médecine fa&ait l'opération. »
L'influence d'une âme sur une autre âme est aussi
incontestable que celle de l'âme sur le corps. Que de
fois le médecin n'a-t-il pas observé sur le malade les
effets de sa présence ? Quels sont les pères et les mères
qui ne déposeront pas ici des impressions réelles qu'ils
occasionnent sur leurs enfants? l'n grand capitaine
électrise d'un mot ceux qui l'approchent : d'un esprit
pusillanime il fait une âme courageuse qui affronte le
péril et ne sent plus la douleur. Il y a une influence
spirituelle ici, qu'il est impossible de méconnaître.
Nos âmes se joignent, parce qu'elles sont de même
nature. Ce sont les personnes qui ont le.plus d'âme
qui entraînent le plus vivement les autres. Tacite rap-
porte que Vespasien se servit de cet ascendant irré-
sistible qui entoure la puissance pour guérir, en
Egypte, deux infirmes qui lui furent amenés.
Il a pu y avoir quelque chose de vrai dans les effets
dont les exorcismcs ont été suivis : la superstition ne
laisse pas que d'avoir elle-même une force morale
dont les résultais sur le corps sont incontestables.
L'erreur la plus grossière a des suites. L'esprit atten-
tif à une prophétie qui le concerne peut la voir se
réaliser. La puissance morale de l'âme sur l'âme est
prodigieuse, et les dangers même qui en sont les fruits
déposent précisément de sa propre grandeur. Il n'y
aurait pas besoin de tant veiller sur l'exercice de nos
SPIRITUELLE. 181

pouvoirs, s'ils étaient d'une origine matérielle : les


corps ne se pénètrent point mutuellement. Le contact
ne produit point la fusion de l'un dans l'autre.
Mais cette puissance qu'exercé l'âme d'un individu
sur son corps, cette puissance qu'elle reçoit d'un au-
tre, d'os se tire-t-elle? La raison et la philosophie
répondent à cela que c'est d'ailleurs. L'homme n'est
point la source de la vie, il en est seulement l'or-
gane; il n'est point le principe de la puissance imma- •
térielle, il en est seulement le réceptacle . Cette puis-
sance nous paraît comme dépendante de nous-mê-
mes; nous croyons l'avoir eu nous, nous nous ima-
ginons la transmettre par le seul usage de notre vo-
lonté; mais cette volonté puissante nous est donnée
seulement pour que nous soyons des organes libres de
la vie : sans ce don précieux, nous serions des auto-
mates. La puissance que nous exerçons est communi-
quée, et nous méritons ou déméritons, selon le libre
usage que nous en faisons. C'est une vérité philoso-
phique sur laquelle n'a aucune prise la science de
l'homme physique. Sans cette condition de notre na-
ture, l'influence divine descendrait dans l'homme
comme dans un être inanimé ; f\ y aurait bien récep-
tion, mais non pas conjonction.
Si la vie qui descend dans l'homme ne lui semblait
pas, en effet, lui appartenir en propre, il n'y aurait
aucune moralité attachée à ses actions : vertueux saus
mérite et coupable sans remords, il n'aurait rien qui
appartint h la n a t u r e intelligente. Supposez, au cou-
10.
182 DE LA MÉDECINE

traire, cette volonté indépendante communiquée à un


être qui, néanmoins, reçoit tout d'autre part, n'est-il
pas vrai que le libre usage de cette faculté constituera
toute la noblesse de sa nature? En l'anéantissant de-
vant l'Être qui lui a donné la vie, il se reconnaîtra
son débiteur, le culte sera la suite de ce sacrifice libre
de l'homme.
C'est cette idée qu'a si bien sentie J.-J. Rousseau,
quand il s'est écrié avec tant d'éloquence : « Être des
» êtres, je suis, parce que tu es; le plus digne usage
» de ma raison est de m'anéantir devant toi : c'est
» mon ravissement d'esprit, c'est le charme de ma
« faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur.»
L'auteur de la Philosophie de l'Histoire, Herder,
s'exprime ainsi : « Fait pour la liberté, l'homme n'a
» pas été destiné à être le siège d'imitation d'êtres su-
» périeurs; mais partout il est conduit à cette heu-
» mise opinion, qu'il agit de lui-même. »
L'homme reçoit tout ; les impressions des objets ex-
térieurs, par les sens; la puissance immatérielle, dans
les facultés morales qui en sont les réceptacles. Les
affections et les pensées descendent dans l'esprit hu-
main selon l'état de réception de celui-ci. Ainsi, il y
a influence de l'autre monde sur nos facultés morales,
comme il y a influence de ce monde-ci sur nos organes
physiques. L'homme n'est pas un être détaché qui ait
le pouvoir de créer, il reçoit et combine les éléments
qu'il a reçus.-L'enthousiasme descend d'en haut-,
comme l'exprime l'ét\ mologie du mot qui signifie Dieu
SPIRITUELLE. 183

en nous; l'incomplète métaphysique des sensations


n'expliquera point comment cet état est produit par
le contact de nos sens avec les objets extérieurs. Ceux-
ci auront pu être l'occasion d'une inspiration subite,
mais ils n'en auront pas été la cause.
Si la morale, aussi bien que la vie physique, n'était
pas communiquée à l'homme, il la posséderait par lui-
même et alors il serait Dieu. Une vie indépendante
qui ne puise qu'en elle, une vie qui se suffit à elle-
même, n'appartient qu'à l'Être unique et seul néces-
saire; nos affections s'échauffent au foyer divin, nos
pensées se rectifient à la clarté du flambeau suprême.
Si on refuse de s'en approcher, on s'aveugle soi-
même. Les pythagoriciens, qui connaissaient ces mys-
tères de l'âme, s'appelaient les vivants, par opposition
aux autres hommes plongés à leurs yeux dans les ténè-
bres de la mort. C'est en ce sens que l'Écriture appelle
aussi morts ceux qui ne participent pas à cette vie mo-
rale. « Laissez aux morts, disait Jésus-Christ à ses dis-
» ciples, le soin d'ensevelir leurs morts. » Rousseau
les appelle énergiquement des âmes cadavéreuses.
Il y a donc une source commune de vie pour tous
les êtres : cette source, je l'appelle Dieu. Malle-
branche (1) le définit, avec une grande raison, le lieu
(1) Richer approuve ici l'idée de Mallebranche, parce qu'il se l'ex-
plique au moyen de la théorie des degrés, dont ce métaphysicien n'a-
vait aucune connaissance. Sans cette théorie, l'opinion de Mallebrancha
peut être dangereuse, et a été justement critiquée ; mais, développée par
la théorie des degrés de Swedenborg, elle n'offre plus aucun danger, et
est au-dessus de toute critique sérieuse.
(Noie de l'éditeur.)
1 84 DE LA MÉDECINE

des esprits, comme l'espace est le lieu des corps. Pla-


ton disait qu'il était impossible d'exercer quelque ac-
tion sur les hommes, si l'on n'était assisté d'une puis-
sance supérieure. L'homme a bien la volonté d'agir
par lui-même, comme nous l'avons dit plus haut;
mais cette vérité, qu'il ne peut rien sans l'assistance
divine, est si bien gravée dans tous les cœurs, que les
imposteurs eux-mêmes sont obligés d'avoir recours à
elle, et de se donner comme des envoyés du Très-
Haut, alors même qu'ils agissent dans un sens diffé-
rent de celui de l'influence divine. L'hypocrisie prouve
la vertu, comme l'exception prouve la règle; ainsi, le
témoignage des imposteurs confirme lui-même l'opi-
nion qu'un Dieu descend dans l'âme humaine pour la
rendre l'agent de ses volontés.
Plus on s'approche de la divinité, plus le génie s'a-
grandit, plus l'homme s'élève. D'Alembert remarque
que tout homme qui parle de Dieu et de l'âme avec
conviction devient aussitôt éloquent. Plus près de sa
source, il prend plus de forces, et son éloquence est
la suite d'un commerce pins intime avec cet ordre de
choses immatérielles que nous nions, parce que nous
ne le cherchons jamais où il est. Pythagore avait re-
marqué ce phénomène observé si souvent depuis lui,
que dans un temple l'homme, pénétré de la présence
divine, prend, pour ainsi dire, un nouvel être. Pla-
ton, Sénèque, Marc-Aurèle, des philosophes de tous
les siècles, nous répètent que c'est d'en haut que des-
cendent les dons qui brillent chez certains hommes,
SPIRITUELLE. 185

et en font des êtres supérieurs à ceux de leur espèce.


L'histoire sacrée nous donne un exemple de cette mé-
tamorphose : Les apôtres, après avoir reçu en eux
l'Esprit Saint, devinrent des hommes nouveaux. Leur
ascendant fut tel, que, communiquant aux autres la
puissance céleste dont ils étaient remplis, ils exer-
çaient à leur égard cette médecine spirituelle dont les
livres sacrés constatent les effets.
En citant les apôtres, je ne dois pas oublier de faire
remarquer que, dans la thèse qui m'occupe, je consi-
dère comme prouvés les témoignages historiques dont
je m'appuie. Si un physiologiste les contestait, il sor-
tirait de sa science, et sa dénégation ne serait d'au-
cune valeur. C'est à la critique historique à détruire
ici des faits dont une science étrangère n'est pas juge.
Je ne prendrai pas Àbbadie pour arbitre des opéra-
tions d'un disciple d'Hippocrate ; mais je commettrais
une aussi grande faute en pensant que celui-ci a puisé
dans son expérience tout le raisonnement nécessaire
pour détruire d'un sourire le résultat des travaux
d'un critique de profession. Voilà les faits. Si vous les
rejetiez, il n'y a plus de discussion possible. Si vous
les admettez, au contraire, substituez alors une théo-
rie plus vraisemblable à celle que je vous expose.
L'existence d'un autre monde dont l'influence mo-
difie la nôtre, est une chose avouée par tous les hom-
mes qui pensent. La nature ne produit rien d'elle-
même; elle n'est que le plan sur lequel la vie opère.
La vie est en dehors d'elle, bien qu'elle ne fasse qu'un
16*.
i 8H DE LA MÉDECINE

avec elle, comme l'âme de l'homme est distincte elle-


même du corps qu'elle anime et avec lequel elle pa-
raît s'identiiier. L'ordre et la sagesse qui régnent
dans l'univers ne sont point le fruit de la réunion for-
tuite des parties dont il est composé. Ce qui n'a point
en soi l'intelligence ne la manifeste point.
Il y a une influence réelle de quelque chose sur l'es-
p r i t ; or, comme il ne peut y avoir d'influence de la
nature sur la nature, il faut donc que celle dont nous
parlons vienne du principe même de toutes choses.
C'est si bien dans le monde spirituel que les anciens
ont reconnu les causes de tout, que le mot même de
Mânes, selon Festus, a été donné aux esprits, parce
qu'on croyait que tous les objets terrestres étaient
soumis au pouvoir des ombres, et qu'il sortait d'elles
des émanations qui se répandaient sur tout : Mânes
r/nia ab eis omnia manantur. A ce témoignage de la
crédulité superstitieuse, on peut ajouter celui de la
Science éclairée : « II résulte pour l'homme, dit Ca-
» banis, l'idée d'une sagesse qui a conçu les ouvrages
» de la création, et d'une volonté qui les a mis à con-
» tribution, mais de la plus haute sagesse et de la
» volonté la plus attentive à tous les détails exerçant
» le pouvoir le plus étendu, avec la plus minutieuse
» précision. »
Cette sagesse si haute, cette volonté si attentive,
l'homme a été créé pour les comprendre et les com-
muniquer. Si les idées qu'on se fait de la divinité ne
épondent pas toujours à cette assertion, c'est qu'elles
SPllUTliEI.Lii. 18"

ne sont pas exactes. Le principe de ce monde, d'où


proviennent toutes les influences possibles, ce prin-
cipe est Dieu, et l'homme est le récipient de la puis-
sance divine. La suprématie de l'homme, dit Bacon,
n'a pas d'autre fondement que sa ressemblance avec
Dieu. Chaque homme a en lui ce réceptacle par lequel
il devient l'image de Dieu, par lequel d'animal sensi-
tif, il devient animal religieux : c'est le privilège qui
le distingue de la brute; c'est le titre imprescriptible
de son excellence. Tous les philosophes ont reconnu
un principe supérieur qui nous inspire nos pensées.
Les mouvemenls matériels ont des causes qui dépen-
dent du cours ordinaire des lois de la nature, ceux de
l'homme proviennent d'un ordre supérieur.
Destiné à régner sur les animaux, l'homme a des
relations plus intimes qu'eux avec la Puissance qui a
tout créé. Plus il s'unit intimement à elle, plus il ac-
quiert de force morale. Si nous n'avions pas en nous
quelque élément de sa nature, nous ne pourrions notis
assimiler à elle; nous la contemplons, dit un grand
philosophe, parce que notre pensée est une de ses étin-
celles; une attraction nous porte vers elle comme vers
notre centre. Dans le dénùment, nous nous sentons
consolés en nous rapprochant de Dieu; dans la fai-
blesse, nous éprouvons que nous sommes plus forts.
A mesure que nous nous en éloignons, au contraire,
nous nous sentons plus seuls, moins énergiques. No-
tre confiance en lui est la source de notre vigueur
morale; notre éloignement de lui est la cause des se-
188 DE LA MÉDECINE

cheresses de cœur et de ces vides insupportables dont


la vie purement matérielle est remplie.
•Cette vérité paraîtra incontestable, si, au sentiment
de la divinité dont nous nous faisons une idée si fausse
d'ordinaire, on substitue un amour dominant quel-
conque. Sans cet amour, l'homme ne se meut plus,
parce qu'il n'a plus de motif pour se mouvoir. L'en-
nui qu'il éprouve atteste qu'il s'est séparé de la vie;
ce que je dis de plus ici que tous les moralistes, c'est
que cet amour régnant qui fait vivre prend sa source
dans le monde immatériel d'où dérive tout principe
de vie. Recueilli dans le grand être, le génie y acquiert
des lumières surnaturelles. Cicéron avoue que nul
esprit ne peut s'élever sans quelque divine inspira-
tion. Sénèque ajoute que tous les grands génies com-
muniquent avec Dieu. Tant que l'homme est privé de
cet aliment de première nécessité, ses facultés sont
inactives.
Uni à Dieu par essence, pourquoi Dieu ne le serait-
il pas dans l'action ? Si cela n'était pas possible, le
Créateur aurait trompé l'homme en lui donnant l'es-
poir, l'Ecriture le tromperait encore en lui en faisant
la promesse. Dieu ne se communique qu'à ceux qui se
dévouent à lui. Donne de ta vie, dit Saint-Martin, si
tu veux recevoir de la vie.
C'est donc par la prière et l'abnégation de soi-
même que l'homme entretient avec Dieu ce commerce
ineffable, nécessaire à la vie intellectuelle et à l'action
physique qui en est le résultat. Par ces deux moyens,
SPIRITUELLE. 189

il devient de plus en plus apte à la réception de l'in-


fluence divine. Ainsi existe pour lui une médecine
spirituelle, dont la prière est l'agent. Quelque ridi-
cule qu'on prête à cette assertion, toujours est-il
qu'elle résulte invinciblement de tout ce qu'on vient
de dire. Il y a une action prouvée de l'âme sur le
corps, une seconde de l'âme sur une autre âme;
enfin il y a influence de la puissance créatrice sur
l'homme. Ces phénomènes que produit l'âme sur une
autre doivent donc être d'autant plus remarquables,
que l'âme agissante puise plus de forces à sa source
véritable. Plus le commerce entre Dieu et l'homme
est étroit, plus celui-ci acquiert de puissance et d'é-
nergie; plus il s'identitie avec l'Auteur de toutes cho-
ses, plus il en devient complètement l'organe.
Il y a, dans cette circonstance, la part d'un autre
mot décrédité, mais dont il faut pourtant bien se ser-
vir, je veux parler de la grâce. Salomon et Paul di-
sent que le don de la guérison n'est pas accordé à
tout le monde. Sans entrer dans le mystère des vues
de la Providence à cet égard, ne nous est-il pas per-
mis de supposer que l'âme religieuse qui n'obtient pas
ce don, dans les circonstances favorables au rétablis-
sement de la santé, ne s'est pas identifiée assez com-
plètement avec son Auteur, n'a pas prié avec assez de
confiance et de persévérance. Tout ce que vous de-
manderez, dit Jésus - Christ, vous sera accordé.
Frappez, et il vous sera ouvert.
J'ai dit que l'abnégation de soi-même et la prière
190 DE LA MÉDECINE

étaient les deux plus puissants moyens pour arriver


à cette communication intellectuelle par laquelle
l'homme reçoit de Dieu la puissance. Ce point n'est
pas difficile à prouver ; et, comme tout ce que j'ai dit
jusqu'ici, cette démonstration appartient de droit à la
philosophie. L'auteur de VArl de perfectionner
l'homme consacre le Chapitre huitième de la Section
troisième du troisième Livre de son ouvrage, à prou-
' ver que l'abnégation de soi-même est la principale
source de l'élévation de l'âme. L'homme n'est rien
par lui-même, tout lui a été donné, et moins il puise
à la source d'où il a tout reçu, plus il s'en rapporte à
lui et devient faible et borné. C'est en ce sens que l'or-
gueil est de toutes les passions du cœur humain celle
qui l'abaisse le plus, en lui donnant l'espoir de s'élever
davantage. M me de Staël a dit, avec beaucoup d'esprit,
de cette passion, que c'était un sentiment qui se fai-
sait le chevalier de l'homme pour mieux le perdre. On
trouve dans les philosophes arabes, cités par Keleph
ben Nathan, cette pensée frappante : « Prenez le che-
» min royal de l'abnégation et de l'anéantissement. A
» force de battre ce chemin, où l'on ne voit encore
» rien, on arrive à cette retraite secrète où il n'y a
» plus que Dieu seul. »
En se détournant de Dieu, en s'en rapportant à ses
seules forces et à ses seules lumières, l'homme tombe
dans l'erreur et le mal. La sphère de l'âme est lumi-
neuse, dit Marc-Aurèle, lorsqu'elle ne s'étend et ne
s'attache à rien du dehors, lorsqu'elle ne se dissipe
SPIRITUELLE. 191

pas; alors elle brille d'une lumière qui lui découvre


la vérité de tout. L'auteur de Ylmitation de Jésus-
Christ, qui compte parmi nos plus grands philoso-
phes et nos moralistes les plus sublimes, rend partout
hommage à cette vérité. « Le mérite de l'homme, dit-
» il, consiste à s'anéantir plus parfaitement et plus
» profondément en soi-même. Si je perds tous les
» sentiments de moi-même, si je m'abaisse, si je m'a-
» néantis, si je me réduis jusqu'à la cendre et la
» poussière, comme c'est en effet tout ce que je suis,
» votre grâce, Seigneur, me sera favorable et votre
» lumière luira dans mon cœur. » La raison pour la-
quelle, dit le même auteur, il y a si peu d'hommes
vraiment libres et éclairés au dedans de l'âme, c'est
qu'ils ne sauraient renoncer entièrement à eux-mêmes.
Fénélon ajoute à ces idées ces pensées remarquables :
« II faut que notre volonté disparaisse pour laisser à
» celle de Dieu l'autorité d'agir en nous. Il faut cesser
» d'être, pour être quelque chose, tant il est vrai que
» nous ne sommes rien. » C'est en ce sens que Y Orai-
son Dominicale, la plus sublime des prières, nous
dit de ne demander autre chose à Dieu, sinon que sa
volonté soit faite. « Dans ma confiance en toi, s'écrie
» l'éloquent auteur d'Emile, le suprême vœu de mon
» cœur est que ta volonté soit faite; en y joignant la
» mienne, je fais ce que tu fais, j'acquiesce à ta bonté ;
» je crois partager d'avance la suprême félicité qui en
» est le prix. »
L'Évangile nous dit que c'est quand on meurt à soi-
192 DE LA MÉDECINE

même qu'on renaît d'en haut. Quand on croit se suf-


fire complètement, on ne cherche pas la force et la
lumière ailleurs qu'en soi seul ; quand le cœur est
plein de désirs qu'il caresse et qu'il nourrit volon-
tiers, il ne laisse plus de place pour antre chose.
C'est quand ou croit n'être rien, qu'animé par le
grand esprit qui dirige la nature, on est capable de
tout; c'est quand on se croit quelque chose que, ré-
duit à soi seul, on n'est vraiment rien. Milton, dans
la harangue que l'esprit des ténèbres tient aux anges
déchus, lui fait dire ces paroles : Noire puissance
rient de nous. Tonte la cause de la chute de Satan
est là.
Étrangers aux choses morales, la plupart des
hommes ne se font pas, non plus, une idée assez juste
de l'efficacité de la prière. Ce n'est point une vaine
formule que cet élan sincère de l'âme vers son Auteur.
Saint-Martin la définit, d'une manière sublime, la
respiration de l'âme. En effet, c'est là seulement que
l'homme puise l'existence. Elle purifie tout pour lui ;
elle redresse nos penchants; elle opère partout une
action morale capable de régénérer l'homme. Vous
attribuez une puissance incontestable à cette faculté
immatérielle que vous désignez sous le nom d'imagi-
nation; combien, à plus forte raison, ne devez-vous
pas en accorder une plus complète à cette prière du
cœur qui entraîne, qui subjugue tout l'homme, qui
prend à ses yeux le caractère d'une passion dévorante
que nul aliment ici-bas ne peut satisfaire?
SPIRITUELLE. 193

Si la puissance divine se communique à l'homme


qui abuse de cette puissance pour tout rapporter à
soi, combien son action n'est-elle pas plus vive chez
celui qui l'implore avec ardeur pour lui tout rappor-
ter! Par la prière, l'homme est modifié au physique
comme au moral; son ascendant sur ses semblables
est accru, son intelligence se développe; éclairé lui-
même, il devient capable de porter la lumière chez
les autres; fort de sa conviction, il verse en d'autres
âmes cette confiance sans bornes qui redouble l'acti-
vité vitale. Tant de facultés morales, nourries souvent
d'illusions et de mensonges, ont une puissance réelle,
comment n'avouerions-nous pas le pouvoir de la prière
qui prend sa force au centre unique de toutes les forces
possibles ?
Ce n'est point une chimère que cette consolation
si douce que fait éprouver dans l'âme la prière exau-
cée ! On sent qu'on a été écoulé, quoique, plongé dans
ce corps mortel, on n'ait point entendu la réponse.
L'espérance qu'elle fait naître n'est pas le fruit du
délire. Il y a là quelque chose de certain, bien que
l'organe manque pour le découvrir. Un écrivain de
nos jours n'a pas cru abaisser son esprit devant ces
matières, en s'exprimant ainsi :

La prière qui monte aux pieds du Tout-Puissîint,


Chaîne d'or de la terre et du monde invisible.
(DARU. EpUre sur les facultés de l'homme.)

17.
l!)4 DE LA MÉDECINE

Entre plusieurs, la prière est plus puissante. Cha-


que homme accroît sa force individuelle de la force
générale. ?>ous nous sentons comme soutenus par
d'autres âmes qui partagent les mêmes opinions et les
mêmes sentiments que nous. On dirait qu'il y a une
sorte d'attraction, par laquelle les âmes, se réunis-
sant, s'assimilent les unes aux autres. La gravitation
a des lois dont le monde moral nous présente l'em-
blème. Un corps obéit d'autant mieux à la pesanteur
universelle qu'il est formé d'un nombre plus considé-
rable de molécules matérielles. La réunion de plu-
sieurs hommes forme également un corps moral dont
l'action est en raison du nombre. L'Évangile le fait
pressentir : Jésus-Christ nous a dit que quand nous
aérions plusieurs rassemblés en son nom, il serait,
au milieu de nous.
On se fait généralement des idées si étroites des
matières de haute philosophie, qu'on ne conçoit la
prière que comme un acte du culte, prescrit comme
tous les autres, et auquel on se soumet par devoir. Il
y a dans l'homme une surabondance de vie morale qui
lui fait trouver dans l'accomplissement de tous les
devoirs autre chose que ce que le devoir enseigne. Il
est bon d'être charitable, sans doute; mais demandez
à un Vincent de Paule si son active charité s'en tient
là? Il est convenable d'aimer ses amis ; mais interrogez
l'amitié sincère, et elle vous dira s'il n'y a pas autre
chose dans le sentiment que ce que le devoir nous or-
donne comme une convenance? H faut préférer l'objet
SPIRITUELLE. 195

aimé à soi-même, nous dit la stricte morale; et ces


dévoûments sublimes dont nous parle l'histoire ont-
ils attendu, pour éclater, cette maxime si juste, mais
qui parait si froide à l'amour exalté, qu'il serait tenté
de la prendre pour une ironie ?
La prière est comme toutes ces passions : c'est un
devoir, sans doute; mais, si ce n'était que cela, qu'elle
serait loin de remplir son but ! Elle est à la religion
ce que l'enthousiasme est à l'étude des beaux-arts.
On ne goûte bien ceux-ci que quand toutes les puissan-
ces de l'âme s'exaltent pour les sentir dignement; on
n'éprouve complètement le pouvoir de la première que
quand elle est devenue une passion qui absorbe toutes
les autres. C'est alors qu'on ne doute plus de sa puis-
sance. Elle passe dans la vie de l'homme, et le trans-
forme en un autre être. Elle devient indispensable
pour celui qui en a goûté les charmes.
Qui aurait pu, sans elle, arracher ces tendres cœurs
aux douceurs de l'amitié, aux séduclions de la fortune,
aux promesses de l'hyménée ? Quelle puissance y a-t-il
donc dans ce commerce de l'homme avec son Dieu,
puisque, par elle, l'homme triomphe de l'amour de
soi. Ah ! quand une telle puissance ne tomberait pas
sous les sens, elle ne cesserait pas pour cela de pa-
raître prodigieuse aux yeux de celui qui connaît le
cœur humain ! Il n'y a point d'influence de l'âme sur
elle-même, ou d'une âme sur une autre, qui puisse
entrer en parallèle avec cette action irrésistible.
Mais, dira-t-on, il n'y a que chez les mystiques,
196 DE LA MÉDECINE

dont le cerveau est échauffé, que vous trouverez une


telle puissance. C'est encore ici une erreur générale
qui provient de l'irréflexion. La prière est naturelle
au cœur humain. Elle devance toutes les conventions,
pour se trouver dans les occasions solennelles de la
vie où l'homme est seul avec sa conscience. Un mal-
heur imprévu nous la fait connaître. Le tonnerre
gronde, et la crainte fait murmurer une prière véri-
table à l'incrédulité même. Cet athée, qui dispute son
fils à la mort, se jettera à genoux tout en larmes de-
vant elle, pour lui demander sa proie. Quoi ! il y a in-
fluence de la prière chez ceux qui même n'ont pas de
Dieu, et vous ne voudriez pas qu'il y en eût une plus
forte chez l'universalité des hommes ! Le premier
mouvement de la mère à qui l'on présente son nou-
veau-né, n'est-il pas de remercier le ciel? Demandez
au marin qui vient d'échapper au naufrage, quel est
le sentiment qu'il éprouve dans son cœur, demandez-
lui s'il n'a pas prié ?
Les larmes de la reconnaissance ne viennent jamais
sans qu'une prière secrète les ait précédées. Cette
prière n'est pas toujours celle des lèvres : c'est celle
du cœur qui n'a besoin que d'un élan véritable pour
arriver aux pieds du Créateur. Si cette union entre
Dieu et l'homme n'existait pas, pourquoi, dans les
instants où le sentiment nous entraîne sans laisser le
temps de la réflexion, dans ces instants où un malheur
subit ou une joie inattendue remplissent tout à coup
notre âme, levons-nous les mains et les regards vers
SPIRITUELLE. 1«J"
1
le ciel'! C'est que le sentiment moral, plus fort que
tous les sophismes d'une raison captieuse, nous dit
qu'il est là, ce Dieu que nous implorons; c'est que
quelque chose au fond "du cœur nous avertit que nous
ne sommes pas seuls, qu'une main invisible s'étend
pour nous soutenir, qu'il y a toujours près de nous
quelqu'un qui nous entend, et à qui nous avons re-
cours après même que nous l'avons calomnié. Quel
est l'homme qui n'a pas éprouvé ce calme qui succède
aux passions quand nous rentrons en nous-mêmes!
C'est que notre conscience, alors, s'est mise en con-
tact avec son Principe; c'est qu'elle s'est unie à lui,
et nous a rendus plus forts que nous n'étions.
Qu'on ne dise pas que ce sont des choses qu'on ne
peut palper, et par conséquent qu'on ne peut juger.
C'est une erreur bien grossière que de s'imaginer
qu'il n'y a de certitude dans les sciences que quand
on les soumet à la démonstration des sens. La méde-
cine, toute physique qu'elle semble, reconnaît plus
que tonte autre science cette action immatérielle, sans
laquelle elle ne peut rien. Je transcris ici quelques li-
gnes d'un écrit d'un médecin de Paris, de mes amis,
et aiUeur d'un ouvrage inédit sur la matière qui nous
occupe :
« Que diraient aujourd'hui la plupart de nos jeunes
» et vieux docteurs, s'ils voyaient un Raymond Lulle,
» qui s'était attiré la réputation de magicien, à cause
» de son grand savoir et de ses guérisons multipliées,
» s'ils le voyaient, dis-je, s'agenouiller tous les ma-
17*.
198 DE LA MÉDECINE

» tins avant de sortir pour voir ses malades? Robert


» Sludd, médecin anglais, un des savants les plus
» universels que je connaisse, nous a laissé, dans un
» de ses ouvrages, plusieurs prières applicables à di-
» vers cas de maladies. Si ces médecins ont reconnu
» la nécessité de la prière dans l'exercice de leur art,
» ils ont donc vu l'action de l'immatériel sur le maté-
» rie!? Avant tous, le père de la médecine, le véné-
» rabie vieillard de Cos, l'avait obscurément vu dans
» le divinitm quid, qu'il trouvait dans toutes les ma-
» ladies. J'ai vu, dit Fernel, de absconditis rerum
» causis, beaucoup de paralysies, de lèpres et autres
» maladies, le désespoir de la médecine ordinaire,
» guéries par la prière. »
Le médecin exerce une puissante influence sur les
qualités morales qui ne tiennent en rien à sa science.
Celui qui est religieux principalement met l'âme de
son malade dans une disposition plus favorable à. l'ac-
tion des moyens curatifs de son art. La confiance qu'il
inspire est plus entière, l'homme souffrant éprouve,
en le voyant, un soulagement dont la cause ne doit pas
être cherchée seulement dans un plus ou moins grand
degré d'habileté.
L'auteur iïAnacharsis rapporte que, sur la porte
du temple d'Epidaure, on avait gravé cette inscrip-
tion : L'ENTRÉE DANS CES LIEUX N'EST PERMISE QU'AUX
AMES PURES. Les magnétiseurs dans le nord, ont senti
la nécessité de prier avant de se mettre en communi-
cation avec le malade; tant il est vrai que toute action
SPIRITUELLE. 199

de l'homme sur l'homme doit provenir du principe


des choses pour arriver à un résultat heureux ! Les
médecins les plus illustres, parmi lesquels on peut ci-
ter Ambroise Paré, terminaient autrefois leurs ordon-
nances par cette formule : Ainsi je le traite, Dieu
te guérisse.
En Egypte, la médecine unie au sacerdoce obtenait
des guérisons qui tenaient autant à la fonction du prê-
tre qu'à la science du médecin. Allez, et ne péchez
plus, disait Jésus-Christ aux malades qu'il guérissait.
Le péché, en lui restituant cette signification philoso-
phique qu'il a perdue dans la langue vulgaire, le pé-
ché, considéré comme l'acte de la conscience qui
rompt les rapports de l'homme et de Die», doit, en
effet, s'opposer à la cure morale dont nous traitons
ici. Le châtiment physique est très-souvent, dit le
docteur que je viens de citer, la suite de l'interrup-
tion de nos rapports avec la divinité. L'homme qui
pèche, dit l'Ecclésiaste, tombera entre les mains du
médecin. Énergique manière de s'exprimer et de
reconnaître l'influence certaine de l'état moral de
l'homme sur son état physique !
Il résulte de ce qu'on vient de lire les propositions
suivantes :
1° II y a influence du moral sur le physique, ou
autrement de l'âme sur le corps.
2° II y a influence d'une âme sur une autre âme.
3° L'âme humaine n'a pas en elle cette puissance :
elle la puise dans son principe qui est Dieu.
-21)11 DE LA MÉDECINE

4° Le moyen de communication établi entre l'homme


et Dieu est l'abnégation et la prière.
Ces propositions, une fois adoptées, nous condui-
sent à cette conséquence, qu'il peut y avoir des gué-
risons opérées par la prière. Qu'on ne s'écrie pas,
qu'en adoptant une telle conclusion, on tend à faire
rétrograder les lumières; ce sont, au contraire, des
lumières supérieures qui font arriver à ce résultat
qu'une science incomplète refuserait d'admettre. Il
n'y a rien de plus ici que ce qu'ont reconnu les spiri-
tualistes de tous les siècles. Nier ce qu'on vient de
dire, c'est nier les principes sur lesquels s'appuient
toute philosophie et toute religion. Si on n'adopte pas
ces préliminaires, il n'y a ni discussion philosophique
possible, ni sentiment religieux probable.
Cet aveu, contre lequel s'élèvent tant de gens, est
la suite naturelle d'une science particulière : Celle de
l'homme moral et des rapports de celui-ci avec la di-
vinité! Cette science a ses démonstrations comme une
autre ; mais, en même temps, elle est si près du cœur
de l'homme, qu'elle se confond avec le sentiment re-
ligieux sous quelque forme qu'il ait paru jusqu'ici
dans le monde.
Dans toutes les religions, en effet, il s'est trouvé
des personnes plus particulièrement en contact avec
ia puissance divine, et qui, par elle, ont exercé une
action réelle sur les autres. L'antiquité fait foi de
guérisons opérées par l'imposition des mains, et per-
sonne n'a révoqué en doute <;es effets incontestables.
SPIRITUELLE. 201

La critique la plus judicieuse avoue ces faits, et nous


n'en sommes pas rendus encore au point de faire cé-
der les faits à nos systèmes. Ce qui n'entre pas dans
nos explications peut néanmoins exister, quelque échec
que notre science orgueilleuse en reçoive : « Si tu
» veux avancer dans l'étude de la sagesse, ne crains
» point, dit Épitecte, de passer sur les choses exté-
» rieures pour un imbécille et un insensé. »
Les quatre propositions que nous venons d'exami-
ner sont à l'abri de toute objection, et j'ose dire que
la science qui les combattrait, en voulant se montrer
plus sévère, tomberait, au contraire, elle-même dans
la superstition ; en effet, cette science qui nous accor-
dera les deux premiers points, sans difficulté, ne s'ar-
rêterait qu'au troisième; pour elle, il y aurait bien
l'action morale de l'âme sur le corps, d'une âme sur
une autre, mais non l'intervention de la divinité. Le
refus d'acquiescer à cette proposition provient de l'i-
gnorance complète du spiritualisme, et d'une idée
étroite de la théodicée. Aux yeux de ces critiques.
Dieu serait un être distinct de l'homme, étranger en
quelque sorte à son ouvrage après l'avoir créé. La di-
vinité, ainsi défigurée, se rapetisse à nos yeux et nous
donne une plus faible idée d'elle-même et de l'homme.
Ce Dieu, rélégué dans le Ciel, comme celui d'Épicure,
ce Dieu, qu'aucun rapport ne lie à l'être qui le sent
et l'adore, est incompatible avec les idées que tous les
philosophes et toutes les âmes religieuses se sont for-
mées de lui.
202 Dii LA MÉDECINE

Ce Dieu, à distance de son ouvrage, examine de là,


eu effet, les automates qu'il fait mouvoir, et tient
compte exact de leurs passions pour les récompenser
et les punir au bout de la carrière, sans que ce soit
l'homme qui s'approche ou s'éloigne librement de lui.
Que de préjugés pour soutenir une idée aussi ex-
travagante ! Si, malgré le témoignage de la conscience,
on s'efforce de plier sa raison à une croyance aussi
absurde, on finit par tout rejeter. L'homme qui est
déiste de cette manière ne tarde pas à devenir athée.
Le Dieu, qu'il a placé trop loin de lui, lui devient
bientôt étranger; il le cherche en vain dans son cœur,
il ne l'y trouve plus. Alors, pour lui, s'évanouit l'idée
de son âme et de ses sublimes rapports avec son Au-
teur : il n'y a plus qu'une chose de solide, ce sont
les sens; qu'une chose de vraie, c'est la nature. Si ce
que nous n'avons pas vu n'est pas, dit Montaigne,
notre science est merveilleusement raccourcie.
Le Dieu que conçoit la philosophie, ce Dieu qu'a-
voué la religion n'est pas ainsi : nous ne l'appellerions
pas notre Père, si quelque chose ne nous disait qu'il
existe encore des liens entre lui et nous. Ce n'est
point un Dieu étranger à son ouvrage : c'est un être
qui vit, qui sent, qui respire dans la seule de ses
créatures qui le comprenne. La base d'une telle phi-
losophie est certaine, puisqu'elle est fondée sur le
sentiment moral, cette faculté instinctive de l'homme
qui rie le trompe jamais. Un Dieu séparé de l'homme,
et que l'homme ne retrouve plus dans son cœur, est
204 DE LA MÉDECINE

comme un mensonge établi par la politique et soutenu


par elle. Pour donner l'exemple de la soumission au
peuple superstitieux, pour conserver des places ou
des honneurs, pour ménager les hommes, en un mot,
nous paraîtrions respecter la religion au dehors, mais
au dedans nous nous en affranchirions comme d'un
joug incommode. Satisfaits de paraître religieux,
nous nous empresserions fort peu de l'être en effet.
Demande/, à cette âme ardente à qui les choses de
la terre ne peuvent plus suffire, si c'est ainsi qu'elle
conçoit la religion ? Demandez à cette veuve inconso-
lable qui se prosterne sur le pavé de nos temples, si
c'est ainsi qu'elle conçoit la prière? Ah! toutes les
âmes sensibles déposeront ici en faveur d'une religion
qui fait de Dieu le Père commun des hommes, qui fait
de la prière le moyen de communication direct établi
entre la terre et lui ! Par degrés, dit M me de Staël, l'on
parvient à sentir son Dieu près de soi comme ami.
Avouons-le donc, si nous rejetons les guérisons
par la prière, c'est moins parce qu'elles nous donnent
une plus petite idée de l'homme et de Dieu, que parce
qu'elles dérangent au contraire les systèmes circon-
scrits que nous nous sommes formés sur cette ma-
tière. On ne veut croire qu'à un Dieu sourd à nos vœux,
comme la nécessité; on veut que ce Dieu ait ordonné
une fois, comme dit Sénèque, pour obéir toujours : Se-
mé Ijnssil, semperparet. Alors ce qui paraît contraire
aux lois générales qu'il a tracées à la matière, nous
le taxons de chimère. Ce Dieu est tellement distinct
SPIRITUELLE. 203

un être de raison que la raison peut rejeter. Aucun


témoignage n'affirme son existence, puisqu'au lieu
de dépendre de rapports sentis et reconnus, elle se
déduit simplement de systèmes pins ou moins vrai-
semblables. C'est le cas de répéter ce vers si vrai de
Voltaire :
Si Dieu n'est pas dans nous, il n'exista jamais.

Que seraient les prières adressées à un tel Dieu ?


de vains sons qui iraient frapper les airs, et qui, sor-
tant de nos lèvres, n'auraient aucune puissance pour
nous modifier, pour nous rapprocher de notre unique
source? Ces prières seraient des mots, ce ne seraient
pas des sentiments. Je me les représente, non comme
la prière boiteuse d'Homère, qui monte au moins vers
Jupiter, mais comme celles que peint Dorât dans la
description du temple du Destin :

Les vœux secrets, la prière, la plainte.


Et notre encens, détrempé de nos pleurs,
Viennent, h é l a s ! comme a i l l e n t de vapeurs
Se dissiper autour de cette enceinte.

Le commerce ineli'ablc que la religion établit entre


•l'homme et son Auteur serait alors une affaire de pure
discipline, dont notre esprit ne concevrait pas la
cause : nous nous en acquitterions comme d'une obli-
gation au bout de laquelle est une récompense. Pre-
nant une idée de plus en plus vulgaire de nous-mêmes
et du culte, nous en viendrions à considérer celui-ci
SPIRITUELLE. 205

de l'univers qu'il a créé, que ne s'identifiant en au-


cune manière avec lui, les effets produits dans le
monde sont nécessairement des choses calculées ou
des miracles. Pour les gens qui pensent ainsi, il n'y a
point de milieu. Les guérisons qu'opéré la médecine
spirituelle ne pouvant être à leurs yeux que des mira-
cles, ils les nient, et semblent s'applaudir de leur né-
gation, parce qu'elle leur paraît d'accord avec la rai-
son la plus rigoureuse. Ils condamnent celui qui les
adopte, sans faire attention que la science de celui-ci
est peut-être non moins rigoureuse que la leur, et
qu'à coup sûr elle est plus d'accord avec les lumières
d'une philosophie transcendante et les témoignagnes
irrécusables de l'histoire.
Les actes que produit la médecine spirituelle ne
sont point des miracles : ce sont des effets constants
et opérés selon les lois d'un certain ordre. Il faut
avoir une idée de cet ordre pour les comprendre.
Alors, loin de sembler surnaturels, ils paraissent, au
contraire, si simples, qu'on ne s'en étonne plus. Le
physiologiste éclairé sait bien qu'il y a des cas où la
médecine spirituelle échouera. Pourquoi, en effet,
celle-ci agirait-elle contre les lois imposées à la na-
ture? Elle ne donnera point l'organe qui manque,
parce qu'elle ne crée pas; elle modifiera ce qui est
créé, elle iie le reproduira pas de nouveau ; ces pro-
diges ne sont pas de son ressort. La santé qui a été
perdue, elle la rend, mais avec les conditions voulues
pour qu'elle se maintienne. Le régime moral, enfin,
18.
200 DE LA MÉDECINE

que prescrit le médecin éclairé et qui a des suites si


heureuses sur l'homme souffrant, c'est ce régime
qu'elle préconise; c'est à lui qu'elle s'en tient. Seule-
m e n t , ce que le physiologiste considère comme dé-
pendant de l'homme seul, elle l'attribue à l'homme
en tant que celui-ci conserve des rapports avec Dieu,
et puise plus abondamment à cette source.
Les esprits méthodiques, qui ne veulent rien adop-
ter que d'après les lois établies, reconnaîtront ici des
phénomènes qui s'opèrent selon des lois particulières.
Les savants de bonne foi verront dans ces détails les
principes d'une théorie spéciale, qui a sa circonscrip-
tion comme toutes les autres, et qu'on ne peut nier
sous prétexte qu'elle ne rend pas compte des phé-
nomènes dont l'explication appartient à une autre
science. Les hommes religieux trouveront ici la con-
firmation des merveilles dont leur propre cœur leur
assure l'existence, et l'exposition raisonnée d'une doc-
trine que renferment les livres sacrés de tous les
peuples.
Si on sort de là pour objecter que la chose en elle-
même est incroyable, insaisissable, je pense qu'il est
impossible de rendre plausible quelque théorie que ce
soit à des personnes qui n'ont qu'une opinion com-
mandée, irréfléchie ou empruntée, sur. la matière
qu'ils jugent; à des personnes qui, dans leur déné-
gation, ne s'appuient ni sur la nécessité de reconnaî-
tre des lois d'un certain ordre, ni sur l'aveu des
principes d'une science, pour ainsi dire, hyper-orga-
SPIRITUELLE. 207

nique, ni sur les témoignages irrécusables que four-


nissent, à la fois, la religion positive, et ce sentiment
moral qui a présidé à tous les cultes, et qui se réfugie
dans toutes les consciences pures pour y tenir lieu de
religion.
L'INTERROGiTOIRE DE MAITRE THOMAS

LA CAUSE DU CHOLÉRA.

Depuis trois mois, le choléra exerçait ses ravages


en France ; pour arrêter ou prévenir le redoutable
fléau, les apothicaires épuisaient leur pharmacie et les
médecins leur science : chacun en suivait avec effroi
la marche irrégulière, chacun tâchait d'en découvrir
la cause et le remède. Personne ne pouvait dire ce
que c'était, et ce qu'il fallait faire pour y échapper.
On attendait un autre Jenner qui trouvât le moyen de
neutraliser ce virus ; il n'était bruit que de la recon-
naissance avec laquelle serait accueilli ce nouveau
bienfaiteur de l'humanité. Le désir de la célébrité,
peut-être celui d'une grande fortune, mit en tête à
maître Thomas d'aller à la découverte, et de chercher
dans le inonde des idées la cause certaine et le re-
mède infaillible du choléra.
Maître Thomas était un homme d'une cinquantaine
d'années, petit, très-irritable, d'un esprit vif, et tant
soit peu porté à la mélancolie. Son père, qui était un
bon fermier du voisinage, l'ayant destiné à l'état ecclé-
L'INTERROGATOIRE DE MAITRE THOMAS. 209
siastique, lui avait fait faire ses études dans un sémi-
naire. En grandissant, maître Thomas n'avait con-
servé de son éducation première que le goût du céli-
bat et l'amour des livres. Peu disposé à remplir les
fonctions sacerdotales, il se retira avec ses livres chez
son père qui, pouvant le nourrir et le trouvant trop
faible pour manier la charrue, le laissa tout entier se
livrer à de stériles études. Il était de ces êtres qu'on
regarde à la campagne comme trop savants pour être
utiles, à la ville comme trop inutiles pour être savants.
Son père étant mort, maître Thomas se retira avec
son léger patrimoine à la ville voisine, où il partagea
son temps entre la bibliothèque publique et la grande
salle de la société d'agriculture dont il était membre.
Résolu d'étudier le problème qui occupait alors le
plus vivement la société, le voilà feuilletant tous nos
livres de médecine, depuis les recueils d'observa-
tions d'Hippocrate jusqu'aux décisions tranchantes du
docteur Broussais. Le voilà qui consulte les produits
alchimiques du fourneau de Paracelse et les analyses
plus exactes de Gay-Lussac. Jamais la pierre philoso-
phale et le problème de la longitude en mer n'avaient
donné tant de tablature à un homme. Bref, notre
homme lut tant, veilla si longtemps, médita avec tant
de persévérance, qu'il en perdit la tête.
Sa folie devint des plus singulières ; elle le prenait
à certaines heures, et alors il voyait, il entendait cer-
taines choses qui n'affectaient nullement les yeux et
les oreilles des spectateurs rassembles dans la même
18*.
210 L'INTERROGATOIRE
chambre ; car il allait toujours à la bibliothèque et à
son académie. Il parlait avec des êtres invisibles,
mais sans déraisonner, et sans s'écarter de la plus'ri-
goureuse logique. S'il eût tenu ces discours derrière
un paravent, on aurait dit que c'était une comédie
jouée avec esprit. Enfin, maître Thomas, dans cette
espèce de réve v avait des idées suivies, des raisonne-
ments enchaînés; toute sa folie consistait à prétendre
voir et entendre ce que nul autre n'était capable de
voir et d'entendre comme lui. « Messieurs, disait-il
» souvent, je ne suis pas cause si j'ai des yeux antre-
» ment conformés que les vôtres; mais, en vérité, je
» ne vous mens pas : Je vois. »
Un médecin, récemment arrivé d'Upsal, ayant été
présenté à la société d'agriculture, se trouva un jour
du nombre des auditeurs que maître Thomas essayait
vainement de convaincre de la réalité de ses sensa-
tions. Il resta longtemps près de cet homme, et après
l'avoir interrogé sur les choses extraordinaires qu'il
prétendait apercevoir, il lui demanda si les êtres invi-
sibles avec lesquels il entrait en conversation n'affec-
taient pas directement certaines parties de son corps.
« Si fait, répondit Thomas; quelquefois je sens une
» légère contraction au cerveau; d'autres fois, une
» douleur sourde descend dans la poitrine, dans l'es-
» tomac, dans l'abdomen; tout à l'heure, j'en ai
-» éprouvé une très-sensible dans les genoux. » Tout
l'auditoire se mit alors à rire, et le pauvre Thomas,
.dans les paroles uuque! on était tenté d'ajouter foi il
m MAURE THOMAS. 211
n'y avait qu'un moment, ne parut plus qu'un fou bien
confirmé, sitôt que le médecin lui eut fait subir un
interrogatoire qui donnait des résultats tout h fait
matériels. Quelques-uns même des spectateurs n'en
voulaient pas voir davantage, se croyant suffisamment
éclairés. Le médecin les retint au moment où ils al-
laient sortir : « Messieurs, leur dit-il, l'état de cet
» homme mérite toute votre attention. Il n'est pas
» fou, il n'est qu'endormi. Dans mon pays, nous trou-
» vons fort souvent des personnes plongées dans cette
» extase, que vous prenez pour une aliénation men-
» taie, et de très-savants hommes ne dédaignent pas
» de les interroger avec fruit. »
« Oh ! s'écria un spectateur, maître Thomas est
» devenu somnambule? car c'est là ce que monsieur
» le docteur veut nous dire. Allez donc vous fier aux
» somnambules ! sur cent, il n'y en a pas quatre qui
» disent la vérité.— Ma pauvre femme, dit un autre,
» a perdu bien de l'argent à la loterie, pour s'être
» obstinée h prendre les numéros que lui désignait sa
» cousine, qui dormait à volonté sous la main d'un
» magnétiseur.—Mais enfin, messieurs, s'écria un
» troisième, nous pouvons employer notre temps
» moins gaiement, et je ne vois pas qu'il non? soit
— s uetenclu d'interroger maître Thomas sur ce qui doit
» nous arriver à tous; c'est un diseur de bonne aven-
» ture d'une espèce toute nouvelle, il faut en conve-
» nir. » La société accueillit la proposition ; mais
quand il fallut savoir par où l'on allait commencer,
^12 L'iM'ERROGATOlliE

ce fut un tumulte effroyable dans la salle. Chacun


voulait commencer par soi; chacun voulait savoir ce
qui l'intéressait directement. Un grave philosophe qui
ne s'était pas mêlé de la dispute, s'écria tout à coup :
« Messieurs! il faut commencer par ce qui intéresse
« l'humanité. Maître Thomas s'est endormi du som-
» meil spirituel eu réfléchissant sur le choléra-mor-
» bus, demandez-lui donc ce qu'on pense de cette ma-
» ladie clans le monde spirituel. S'il découvre la vé-
» rite, le genre humain vous donnera d'éternelles bé-
» nédictions. » La proposition fut accueillie avec en-
thousiasme; chacun pressa le médecin suédois d'in-
terroger maître Thomas qui était si bien disposé à lui
répondre.
Le docteur ne se fit pas prier, mais il n'en fut pas
de même de maître Thomas. Il ne répondit pas un
seul mot à la question la plus simple du médecin.
« Messieurs, dit alors celui-ci, vous voyez bien que
» notre somnambule est gêné par la présence d'un si
» nombreux auditoire. Tons snve/ que les extatiques
» ont des caprices. Certaines personnes sympathisent
» avec eux, et ils ne fout pas difficulté d'ouvrir leur
» cœur devant elles. D'autres leur répugnent, et ils
» sont niuetâ..eii_leur présence. Permettez-moi de
» passer avec maître Thomas dans un caTjîïïèTvofe
» je reviendrai après cela vous faire part de mon in-
» terrogatoire. » Les membres de l'académie provin-
ciale y consentirent de grand cœur, et la séance
commença entre le docteur et le malade.
DE MAITRE THOMAS. 213

Le Docteur. Dites-moi, maître Thomas, quelle


est la cause générale des maladies?
Maître Thomas. Toutes les maladies prennent
leur source dans des affections morales. Elles sont le
résultat de nos passions et de nos vices. Si l'homme
était toujours resté bon, il aurait en même temps
toujours été sain. La cause morale qui a introduit le
désordre dans ses facultés est la même qui porte au-
jourd'hui le ravage dans ses organes.
Le Docteur. Et les enfants qui n'ont encore ni
passions ni vices? Et les hommes vertueux qui n'en
ont plus ?
Maître Thomas. Ils apportent avec eux le germe
du mal ; il n'est plus en leur pouvoir de l'empêcher de
se développer chez eux. Un corps malsain est un hé-
ritage que nous lègue trop souvent un père débauché.
La race humaine, en un mot, est sujette à la maladie
parce qu'elle se transmet de génération en génération
une organisation qui a été altérée dans l'origine. Cela
revient toujours à ce que je viens de dire, que si le
mal moral n'était pas entré une fois dans le monde,
nous n'aurions jamais connu le mal physique. Une
maladie, qui survient dans l'humanité entière, vient
toujours des affections morales, passées ou présentes,
du grand corps social. S'il avait toujours été pur et
bon, il serait préservé de tous les fléaux dont il est
accablé aujourd'hui. Voyez, en effet, si la tempérance,
la sobriété, la chasteté, ne font pas seules les hommes
robustes ! Voyez si la mort chez le vieillard qui a ton-
'211 L'INTERROGATOIRE
jours été sage n'est pas produite sans douleurs; c'est
une lampe qui s'éteint faute d'aliments. Les passions
nobles influent sur le cœur et lui donnent de la vi-
gueur ; l'enthousiasme passe dans le sang et l'anime
d'une véritable chaleur ; les passions basses agissent
d'une manière opposée; elles énervent le corps au
lieu de le nourrir; l'orgueil nous enfle, la vanité nous
agite, l'égoïsme nous refroidit; il n'y a pas un vice
dans l'homme moral qui ne soit caractérisé par une
maladie chex. l'homme physique.
Le Docteur. Mais, maître Thomas, il y a des ma-
ladies épidémiques, telles que la petite vérole et le
choléra, qui atteignent les gens sans distinction de
vices ou de vertus.
Maître Thomas. L'espèce humaine, je vous l'ai
dit, est un grand corps vicié dans son ensemble de-
puis la chute. Les individus sont solidaires les uns
des autres, et il faut bien que ceux qui sont sages
souil'rent quelquefois de la faute de ceux qui ne le sont
pas. Si vous recevez à la main un coup capable de
vous donner la lièvre, il est bien clair que tous les or-
ganes se ressentiront plus ou moins de cette fièvre
que la main seule a attirée sur elle. Tous les hommes
sont entre eux ce que les organes du corps sont à l'é-
gard les uns des autres. L'humanité est un grand
corps, comme l'individu est un petit monde. Ceci
n'est point une comparaison. L'humanité tient cela
de la vie universelle qui est disposée selon la forme
humaine. Ainsi, le monde spirituel, d'où le inonde
DE MAITRE THOMAS. 21o

naturel reçoit la vie, est un grand homme; l'homme


à son tour est un petit univers.
Le Docteur. C'est, en effet, ce que déclaraient les
anciens, quand ils disaient que l'homme était un mi-
crocosme; cette analogie entre l'homme et l'univers
n'est pas nouvelle; plusieurs philosophes de l'anti-
quité l'ont soupçonnée. On a trouvé en Egypte des
temples construits sur le modèle du corps humain.
Votre réponse mène loin, maître Thomas. Il s'ensuit
donc que la vie qui anime l'individu est semblable en
forme et en essence à celle qui anime le monde spiri-
tuel, d'où procède toute vie.
Maître Thomas. Sans aucun doute. L'oreille re-
çoit sa vie de l'oreille du grand type, le bras tire sa
force du bras d'en haut, l'œil enfin acquiert la faculté
de voir de l'œil de l'organisme universel. Il s'échappe
de chacun des organes du grand homme une vie spé-
ciale qui est absorbée par les organes du petit. Il n'y
a que les choses identiques qui fassent un tout. Dans
l'ordre établi par le Créateur, qui est lui-même cette
vie, qui est lui-même l'Homme par excellence, la créa-
ture ne reçoit l'influence supérieure que pour son
bien. Quand elle se borne à l'action d'en haut, elle
est dans la paix et le bonheur au moral, elle est dans
le repos et dans la santé au physique ; si elle dérange
et trouble cette influence, à la félicité morale succède
un état de trouble, à la santé physique un état de
souffrance qui est l'origine de toutes les maladies.
Ainsi, jamais les organes physiques de notre corps ne
•MO L'iNTERIlOr.ATOIRE

recevraient des organes immatériels qui les animent


que le Seigneur et la santé, si nous ne détournions
l'influence divine. En changeant au moral le cours de
cette influence, nous faisons notre infortune; en la
pervertissant au physique, nous produisons toutes les
maladies qui nous accablent. Il ne sort de Dieu que
le bien pour nourrir notre âme, la santé pour tenir
notre corps en disposition d'agir. Notre ignorance ou
nos passions changent pour nous le bien universel
en un bien personnel qui est l'égoi'sme, source de
tous les vices; elles changent également la santé, qui
est égale et uniforme, en un plaisir matériel qui ne
dure qu'un moment et d'où proviennent toutes les
maladies.
Le Docteur. Votre explication est parfaite. Le
principe de la vie morale nous inspire un amour uni-
versel comme lui-même ; l'amour que nous recevons,
au lieu de le rendre conforme à son principe, nous
l'individualisons, et il devient égoi'sme. Le principe
de la vie physique nous influence de manière à nous
tenir dans cet équilibre parfait que nous appelons la
santé. Au lieu d'en rester là, l'homme avide de jouis-
sances matérielles dérange l'influence d'en h a u t ; il
mange sans faim, boit sans soif, cherche l'union des
sexes sans a!tendre l'attrait qui les porte l'un vers
l'autre; l'ambition lui fait faire un exercice fatigant,
quand son corps a besoin de repos; l'avarice lui tient
l'œil ouvert, quand la machine implore le sommeil ;
il est clair qu'avec une telle vie il ne peut connaître
DE MAITRE THOMAS. 217

que la douleur. Cependant, maître Thomas, l'influence


supérieure tendant toujours à rectifier le désordre,
les maladies à la longue devraient s'user : on n'en de-
vrait du moins jamais connaître de nouvelles. Héritant
des débauches de nos pères, ou portant la peine de
notre intempérance, nous ne devrions être soumis
qu'à certains maux bien connus. D'où viennent les
maladies nouvelles ? D'où proviennent celles qui,
comme les comètes, ont des périodes irrégulières?
Sont-elles liées à quelque cause physique ?
Maître Thomas. Il n'y a pas de cause physique.
Ces deux mots ne peuvent même sans absurdité être
accolés ensemble. Toute cause est morale. La cause
est ce qui agit; ce qui agit est actif, et la matière est
purement passive. L'univers est le théâtre des effets;
le monde spirituel est l'origine de toutes les causes.
C'est là qu'il faut aller chercher les causes des mala-
dies nouvelles, ou à longues périodes.
Le Docteur. Mais il n'y a dans le monde spirituel
qu'un vaste organisme, unique cause du bien moral
et de la santé physique. Le vice et la maladie étant
produits par le récipient seul, je ne vois pas du tout
comment le monde spirituel peut agir d'une façon
insolite ou irrégulière, de manière à produire les
maladies dont nous parlons.
Maître Thomas. L'homme d'aujourd'hui est un
réceptacle de l'organisme spirituel. Les hommes qui
nous ont précédés étaient également des réceptacles
comme nous. S'ils sont morts dans le vice et dans la
19.
218 L'INTERROGATOIRE
maladie, ils ont continué après la mort la fausse vie
dans laquelle ils s'étaient constitués dans ce monde.
Cette vie fausse étant d'une nature spirituelle ne peut
être anéantie; elle est donc immortelle comme la vé-
ritable. Si Dieu et le ciel émané de lui forment un
grand homme parfait, les hommes morts dans le vice
composent tous ensemble un grand homme mons-
trueux qu'on appelle l'enfer. L'homme ici-bas reçoit
l'influence divine dans son corps et dans son âme; il
reçoit également celle de l'enter. Dieu lui envoie la
paix du cœur et la santé ; le grand être collectif, que
nous appelons le diable ou l'enfer, lui envoie le trou-
ble de la conscience et la maladie.
Le Docteur. Ainsi, toute maladie vient de l'enfer.
Vous parlez ici, maître Thomas, comme le peuple
superstitieux et crédule.
Maître Thomas. Ce n'est pas ma faute si le peuple
dans cette occasion parle bien, et si les philosophes
parlent mal. Examinez seulement ce que je dis. Il n'y
a qu'une source générale de vie tant morale que phy-
sique, c'est Dieu. Tout ce qui sort de Dieu est con-
forme au type de la divinité, c'est-à-dire qu'il affecte
la forme humaine, qui est celle du principe de toutes
choses. Les hommes sur la terre répètent dans leur
organisation le type de la forme créatrice. C'est pour
cela que le corps humain offre la forme la plus par-
faite qu'il y ait. Après la mort, l'homme va se rejoin-
dre à cette forme génératrice; et selon qu'il est dis-
posé pour telle on telle partie, il prend place dans
DE MAITRE THOMAS. 219

l'organisme universel, et se trouve à la partie même


qui lui convient. Celui qui a été dans l'intelligence va
dans l'œil du grand organisme; celui qui a été dans la
sagesse trouve sa place dans ce front auguste d'où
Minerve était sortie. Il y en a qui se placent dans les
épaules, dans les bras, dans les doigts, dans le pou-
mon ou dans le cœur du grand homme, selon les dis-
positions morales qu'ils ont montrées et qui corres-
pondent à chacun de ces organes. Si les esprits angé-
liques, conformément à cet ordre de choses, consti-
tuent le grand homme universel d'où nous recevons
l'amour et la sagesse, la santé et la force, les esprits
infernaux, rangés dans le même ordre, doivent en
sens inverse former un grand homme qui nous in-
fluence comme le premier, et nous envoie l'égoi'sme
et la folie aussi bien que la maladie et la faiblesse.
Dans cette aggrégation des éléments moraux et phy-
siques, il n'y a rien que de très-naturel. Chaque
chose, comme je viens de le dire, se réunit à la chose
qui est semblable à elle. Il y a une sympathie réelle entre
les homogènes, de quelque nature qu'ils soient; et la
pesanteur universelle, qui ne fait sur la terre qu'un
aggrégat des molécules semblables, est la correspon-
dance exacte de cette attraction spirituelle qui consti-
tue le ciel avec tous les sentiments purs et nobles,
l'enfer avec toutes les affections viles et sales. Il est
si vrai que cela est ainsi, qu'un homme qui entrera
en communication avec le monde spirituel, comme je
le fais dans ce moment, sentira toujours l'influence
220 L'INTERROGATOIRE
des esprits dans quelque partie de son corps. Les bons
esprits affecteront agréablement les organes corres-
pondants aux facultés morales par lesquelles il sym-
pathisera avec eux. Les mauvais esprits feront sentir
leur approche par quelque sensation désagréable clans
la partie du corps qui correspond également aux fa-
cultés par lesquelles ces esprits communiquent avec
nous. L'organe affecté par l'influence spirituelle dé-
note, à ne pas s'y méprendre, de quelle nature est
l'esprit avec lequel il se trouve alors en contact. Il sent
l'influence angélique par le bien-être, et l'influence
infernale par le malaise et la douleur.
Le Docteur. Le choléra qui règne aujourd'hui est
donc, pour en revenir à notre sujet, une émanation
d'esprits infernaux, qui n'attaquent précisément telles
ou telles parties du corps, que parce que ces parties
correspondent à des facultés morales perverties chez
la génération présente, soit qu'elle tienne cela de ses
vices, soit qu'elle hérite par cette disposition des vices
de ses pères.
Maître Thomas. C'est absolument cela. Il n'y a
jamais de mal physique sans un mal moral. Le cho-
léra existe, donc il y a influence chez nous de mauvais
esprits. Ces esprits se manifestent par une action spé-
ciale sur la partie du corps qui correspond à leurs
qualités morales.
Le Docteur. Je conçois bien qu'une influence mo-
rale ait des effets physiques : Ainsi, j'admets sans
difficulté le choléra comme la manifestation de quel-
DE MAITRE THOMAS. 221

que trouble moral dans l'origine; mais comment con-


cevoir à présent l'action des remèdes physiques sur
un effet dû à une cause morale? comment concevoir
que la maladie dont l'origine est un vice cède au qui-
nine ou à la saignée ?
Maître Thomas. Observez bien qu'il n'y a pas de
médecine physique qui ne s'aide plus ou moins de la
médecine mentale. L'effet d'un remède matériel est
toujours plus ou moins subordonné à l'état moral de
l'individu auquel on l'administre; et c'est souvent cet
état qui est la cause de la plupart des phases que nous
observons dans les maladies. Les uns empirent leur
mal par la peur, les autres le guérissent par la con-
fiance. Il y en a qui appellent à leur secours la rési-
gnation qui leur donne tant de for/ce, que par elle ils
échappent au danger. On en voit qui, légèrement in-
commodés dans le principe, se donnent tant de peine
pour sortir de là, qu'ils allument dans leurs veines
une fièvre qui aggrave le mal et le rend incurable.
Avant tous les remèdes physiques, il faut donc tenir
compte de la disposition morale de celui à qui on
les administre. Cette disposition le met presque tou-
jours en rapport avec des esprits différents de celui
qui le possède en quelque sorte. L'espérance appelle
à elle une force d'en haut, c'est un esprit qui la lui
donne ; cet esprit modifie le malade d'une manière
réelle ; et quand le remède est administré, il ne fait
fort souvent que chasser de son poste une douleur
causée par un esprit qui n'est déjà plus. Le clystèr»
19*.
222 L'INTERROGATOIRE
débarrasse les intestins de la douleur causée par un
attouchement antérieur. Le mal cesse parce que la
disposition morale ne donne pins lieu au contact de
l'esprit. La guérison de l'âme est la première; celle
du corps en est la suite. Pour celle-ci il faut un corps
matériel, par suite de cette même loi qu'il n'y a que
les homogènes qui agissent les uns sur les autres. Cela
est si vrai, que pour qu'un remède fasse son effet sur
un malade, vous exigez toujours de celui-ci certaines
précautions qui sont, en effet, des dispositions men-
tales propres à neutraliser l'influence du mal.
Le Docteur. Cela est incontestable; néanmoins si
le mal est chassé aussitôt après l'action du remède,
n'est-on pas en droit de dire que le mal est purement
physique? Car enfin un esprit ne se chasse pas de son
poste par une médecine.
Maître Thomas. L'âme et le corps sont tellement
unis dans l'homme, que l'action de la première est
toujours subordonnée aux modifications que subit le
second. Le jeûne ne fait pas un saint d'un scélérat
accompli, néanmoins le jeûne dispose l'âme de ce scé-
lérat à une influence spirituelle différente de celle
qu'il aurait éprouvée sans cela. L'abstinence physique
fait de l'homme un réceptacle tout différent de ce qu'il
était ; comment ne voudriez-vous pas qu'un remède, qui
agit plus promptement et plus fortement que la sim-
ple hygiène, ne rendit pas l'homme plus apte à cer-
taines fonctions différentes de celles qu'il remplissait
d'abord? Sans doute si l'amendement du cœur n'ac-
DE MAITRE THOMAS. 223

compagne pas le traitement physique, les esprits dé-


placés un moment ne tardent pas à revenir, et la mé-
decine ne fait rien pour le salut de l'homme. Je pré-
tends seulement qu'elle agit sur le moral de l'homme
d'une manière qui nous échappe peut-être, mais qui
suffit seulement pour que l'homme, ainsi modifié,
échappe pour un moment à l'influence maligne qui
le poursuivait. L'esprit uni à lui ne trouve plus en lui
son analogue, dès qu'il éprouve la plus légère se-
cousse morale. Il y a des nuances dans les humeurs,
le caractère et les inclinations des hommes; ces nuan-
ces, auxquelles nous ne faisons pas attention, sont
toujours un tant soit peu changées par le régime phy-
sique ; eh bien! il suffit qu'elles soient changées,
pour qu'elles cessent de nous mettre en rapport dans
le monde spirituel avec les êtres d'humeur, de carac-
tère et d'inclinations semblables aux nôtres. Le phy-
sique et le moral sont liés entre eux par des rapports
bien autrement intimes qu'on ne le soupçonne d'or-
dinaire dans le monde.
Le Docteur. Permettez-moi de résumer tout ce
que je viens d'entendre. Tous aurez la charité de me
reprendre, si je n'ai pas bien saisi votre pensée.— II
y a là-haut un grand organisme, source de toute vie
tant physique que morale; c'est Dieu. Les êtres em-
pruntent tous de lui leur forme, et tendent tous vers
lui comme vers leur centre; la création détachée de
Dieu gravite vers lui; quoique détachée de Dieu, elle
conserve une tendance à se mouler conformément à
L'INTERROGATOIRE
lui, parce que tous les germes en général reproduisent
la forme et la qualité de leur principe; en retournant
vers Dieu, la création est absorbée par lui, et revient
ainsi à la forme première. La philosophie de tous les
siècles approuve cette proposition. C'est l'unité qui est
la base principale ; le multiple, venu après, doit re-
tourner à l'unité. Or, cette unité, c'est Dieu. 11 n'y a
que lui qui soit un, qui soit tout en tous, et chez le-
quel tous soient dans un. Dieu a créé l'univers, ou les
choses multiples, pour se les conjoindre. Le but de
l'existence des choses est une sorte de déification. Sans
cela, la vie répandue dans l'univers n'aboutirait qu'à
la mort. Tout sort de lui et tout y rentre. L'homme
créé par la puissance créatrice avait pour loi suprême
d'en répéter les opérations. Comme elle, il devait ai-
mer l'universalité; il a préféré s'aimer, il est tombé
dans le moi individualisé, et a cessé de reproduire
l'image du moi universel. Quand il obéissait à la loi
première, sa vie physique, aussi bien que sa vie mo-
rale, était produite par l'action immédiate de Dieu
reçu en lui sans obstacle ; quand il s'est constitué son
propre dieu, la vie a été dérangée dans son action.
Dans le premier cas, il ne connaissait ni la maladie,
ni le vice; dans le second, il ne reçut plus de ses pas-
sions qu'une constitution altérée. Le grain que nous
semons dans la terre porte des fruits, et remplit sa
destination sans obstacle, parce qu'il ne peut trans-
gresser la loi qui le régit; si son pouvoir s'étendait
jusqu'à présider à la végétation, on du moins à la mo-
DE MAITRE THOMAS. 225

difier, à la presser ou à la ralentir à son gré, il est


clair qu'il ne ferait de lui-même qu'un végétal infor-
me. Il en est ainsi de l'homme. Toute forme parfaite
comme toute qualité morale parfaite lui venaient du
Dieu qui l'avait destiné à recevoir et à perpétuer son
image; du moment où il a cessé d'être réceptacle do-
cile, la forme première a été altérée en lui, et avec
celle-ci la santé du corps et la pureté de l'âme.
Maître Thomas. En effet, cherchez au mal tant
physique que moral une origine quelconque, vous
remonterez toujours à un principe spirituel. Il n'y a
pas de cause, avons-nous dit, qui ne soit morale; à
présent étendons la chose, et nous dirons qu'il n'y a
pas de cause morale qui ne soit un agent et ainsi un
être. Or, quel être a pu produire la maladie et le
vice, si ce n'est l'homme? La maladie et le vice sont
des privations d'un bien positif. Or, ce bien, sans nul
doute, n'a point d'autre origine que Dieu. Celui qui
est la vie même ne peut envoyer la maladie, celui qui
est l'amour ne peut produire l'égoïsme, enfin celui
qui est la sagesse n'a pu donner naissance à l'erreur;
c'est donc parce qu'il s'est éloigné de Dieu que
l'homme a connu les maux du corps et de l'esprit.
Vous voyez qu'il n'y a pas là d'ambiguïté.
Le Docteur. Vous ajoutez de plus que Dieu, que
nous regardons dans le monde comme un être de rai-
son, est vie, substance et forme, et que c'est confor-
mément à lui-même que toutes choses ont été créées
dans la nature. Ainsi, cette forme humaine que nous
226 L'INTERROGATOIRE
contemplons sur la terre comme le type de toutes les
autres, comme le sceau de la perfection, comme le
chef-d'œuvre des organisations, aurait elle-même son
type dans le monde immatériel. Je ne répugne pas à
adopter cette idée, d'autant pins qu'il parait très-
vraisemblable que si les êtres se perpétuent tous d'a-
près un type, il faut de toute nécessité que ce type
soit hors de la matière. Un chêne spirituel est tout
entier dans ce gland qui tombe à mes pieds; et pour
devenir un chêne matériel, il ne lui faut qu'un peu
de terre, de l'eau et du soleil. Si cela n'était pas, la
création cesserait dès la première génération. En ef-
fet, qui donnerait au germe la faculté de reproduire
parfaitement l'arbre d'où il sort? Il faut donc qu'il y
ait des types immatériels autour desquels se groupent
les molécules matérielles. Rattacher tous les types
spirituels à un seul et vaste organisme également spi-
rituel est d'autant plus vraisemblable, que nous voyons
ici-bas tous les corps et tous les êtres provenir d'un
seul qui est l'homme. C'est de sa forme qu'ont été
produites toutes les autres. Réceptacle parfait de la
forme type, il la reproduit dans toute sa pureté ; l'a-
nimal la recevant moins parfaitement, la reproduit
d'une manière plus informe; enfin le végétal et le
minéral, aux derniers degrés de l'échelle, ne réflé-
chissent que les premiers linéaments de la forme type.
L'homme ainsi est l'effigie du principe suprême qui a
organisé toute la nature vivante d'après sa propre
forme. Toute influence émanée de cet organisme est
DE MAITRE THOMAS. 227

la santé puisqu'il est la vie, est la bonté puisqu'il est


l'amour, est la vérité puisqu'il est la sagesse. D'où
proviennent donc les maux de l'âme et du corps? Ici
vous répondez : D'un organisme entièrement différent
du premier. Cet organisme a pris naissance du mo-
ment où les hommes, sortis de Dieu pour s'unir à
Dieu, s'étant corrompus dans leurs voies, n'ont pu
s'unir qu'entre eux et former la masse impure du
mal. Ainsi, l'influence spirituelle est bonne et mau-
vaise ; la bonne provient de l'organisme universel,
source du bien et du vrai ; la mauvaise est produite
par l'organisme qui s'est séparé du premier pour
constituer le mal et le faux. En d'autres termes, deux
hommes spirituels, de l'un desquels nous devons faire
nécessairement partie après notre mort, se partagent
1!empire immatériel, et exercent une influence à peu
près égale sur notre monde ; l'un est Dieu, l'autre est
le diable. Et pour qu'on ne vous accuse pas de mani-
chéisme, vous ne dites point que ces deux êtres soient
deux rivaux coéternels; le premier, qui est Dieu, n'a
point commencé; le second qui est le diable, ou, si on
veut, qui est le mal, a pris naissance avec l'homme.
Maître Thomas. Si l'un de ces deux hommes en-
voie la santé, la maladie est nécessairement envoyée
par l'autre. Il n'y a pas de milieu.
Le Docteur. Le grand organisme d'où dérive l'in-
fluence mauvaise est un seul corps, mais il est com-
posé de plusieurs individus, comme mon corps est un
seul être, bien qu'il soit formé de l'assemblage de
228 L'INTERROGATOIRE
plusieurs organes. Ces individus sont répartis sur le
grand organisme selon leurs facultés. Un membre ou
un organe est toujours l'effigie, le siège, la manifes-
tation d'une faculté, parce que c'est par ce membre
que la faculté agit; cela va sans contestation. Cela
posé, il est aisé de voir que les hommes sur la terre,
qui sont liés là-haut avec les esprits d'une trempe
semblable à la leur, doivent éprouver l'influence de
ces esprits sur la partie de leur corps semblable à
celle qu'habitent ces esprits dans le grand organisme.
L'influence de l'esprit de gourmandise se fera sentir
sur les nerfs du palais, et ainsi des autres. Chaque
partie de mon corps recevant l'influence d'un être
spirituel conformé comme moi, je ne puis rien rece-
voir de cet être qui ne se fasse sentir dans mes orga-
nes. Voyez comme l'influence des esprits qui produi-
sent le saint enthousiasme et les nobles pensées enfle
délicieusement mes poumons! C'est donc des organes
respiratoires du grand homme que je reçois cette im-
pression. Voyez, au contraire, avec quelle anxiété
l'avare ressent, dans la partie supérieure du ventri-
cule, l'effet de l'influence des esprits qui l'habitent !
Une idée, toute morale en apparence, n'existe jamais
sans me réactionner au physique d'une manière sen-
sible; preuve évidente que l'esprit qui m'inspire cette
idée morale, affecte eu même temps les organes qui y
correspondent. C'est ici, maître Thomas, le sujet le plus
profond dont se soit jamais occupé l'esprit humain.
Maître Thonnis. Malgré la profondeur du sujet,
Dli MAITRE THOMAS. 229

la chose est si claire, que le simple énoncé en est la


démonstration. Je vais à mou tour résumer votre ré-
sumé : II y a une correspondance exacte entre les
organes de l'homme et le monde spirituel.
Le Docteur. C'est ce qu'avait entrevu l'astrologie
ancienne, lorsqu'elle tenta de déterminer l'influence
de chaque partie du ciel sur le corps humain. Les As-
trologues ne se sont sans doute ainsi trompés, que
parce qu'une tradition, qui se perd dans la nuit des
temps, avait appris cette vérité aux premiers hommes.
Les astrologues ont appliqué dans la suite au ciel ma-
tériel Tine vérité qui n'appartient qu'au monde spiri-
tuel. Votre thèse est éminemment neuve, maître Tho-
mas ; continuez, je vous prie.
Maître Thomas. Chaque habitant du monde spi-
rituel ne peut communiquer avec l'homme qu'en affec-
tant l'organe de celui-ci qui correspond avec la par-
tie qu'il habite lui-même, ou selon laquelle il est dis-
tribué par la loi des affinités morales, dans le corps
du grand organisme.
Le Docteur. Il n'y a que comme cela qu'on peut
expliquer ces possessions dont l'antiquité fait foi.
Rien de plus vraisemblable à mes yeux que ces pos-
sessions. Elles résultent du seul fait de l'immortalité
et de la liberté de Vaine humaine. L'homme mort
agit sur l'homme vivant, voilà la seule chose qu'il
faille admettre pour expliquer ces effets merveilleux :
or, cette action est la chose la moins douteuse du
momie. Chacun l'admet an moral; si l'on refuse de
230 L'INTERROGATOIRE
l'admettre au physique, cela provient de ce que l'on
ne connaît pas assez les rapports du physique et du
moral. On dit qu'il n'y a plus de possessions dans no-
tre siècle. Eh! mon Dieu! les choses n'ont fait que
changer de n o m . Nous y avons des monomanies qui
sont des possessions. Grâce à vous, maître Thomas,
je connais maintenant la folie. C'est l'action d'un es-
prit sur le corps et sur l'âme d'un homme plus faible
que cet esprit. On dit, dans le monde, que c'est une
idée qui a rendu un homme fou. Pauvres philosophes !
qu'est-ce qu'une idée, si ce n'est un être ? Mais je vous
interromps toujours, maître Thomas; veuille/ bien
reprendre où nous en étions.
Maître Thomas. Il s'ensuit de cette action des
êtres spirituels sur les hommes vivants que le plaisir
ou la douleur ressentis dans nos organes proviennent
des esprits correspondants à ces organes. Le hasard
ne produit rien, et si l'influence spirituelle es! une
fois admise, c'est à elle qu'il faut en appeler des sen-
sations du corps. Le corps tout seul ne sent pas; i!
sent par l'âme, et celle-ci reçoit l'influence de l'être
analogue à elle, et avec lequel elle se trouve le plus
en contact. Nous ne recevons la vie physique, aussi
bien que la vie morale, que par des intermédiaires.
Ces intermédiaires sont les esprits, et la vie qu'ils in-
fluent en nous est nécessairement celle de la portion
de l'organisme auquel ils sont attachés. De là résulte
que les maladies du corps sont toutes produites par
une cause, ou. ce qui est la même chose, par nu être
DE MAITRE THOMAS. 231

spirituel, la matière n'ayant par elle-même de quali-


tés que celles qu'elle reçoit du monde spirituel.
Le Docteur. Et pour conclure, le choléra est une
manifestation physique d'une aberration morale ré-
pandue dans la société. C'est une invasion spirituelle,
en un mot, qui prend une manifestation sensible.
Ceux qui en sont atteints n'en sont pas tous coupa-
bles; mais ils ne sont tous vulnérables que parce qu'ils
sont disposés par eux-mêmes ou par héritage au vice
dont l'affreux choléra est la représentation matérielle.
Cela est si vrai, qu'il n'affecte que certaines parties
du corps, emblèmes de certains vices; qu'il épargne
ceux qui, autrement disposés au moral, n'ont pas de
point de contact avec les esprits cholériques; qu'enfin
on y échappe par une énergie morale à laquelle cèdent
toujours les esprits. On y échappe aussi, ce qui est
très-remarquable, par certaines folies. En effet, les
fous dont je parle sont influencés par des esprits d'une
nature différente, et dont l'action neutralise les efforts
de leurs confrères.
Maître Thomas. Je n'ai plus rien à ajouter, si ce
n'est à vous recommander le silence. Le pourceau à
qui l'on jette une perle, ne pouvant la manger, se
jette sur vous et vous déchire. Prenez garde qu'il n'en
soit ainsi des hommes que vous chercherez à éclairer.
Après l'interrogatoire, le docteur, prenant en
bonne part le conseil de maître Thomas, sortit après
avoir assuré les académiciens, qui l'attendaient dans
une autre salle, que le somnambule ne lui avait rien
232 L'INTERROGATOIRE DK MAITRE THOMAS.
dit qu'on pût traduire dans la langue du sens com-
mun. Quelques sociétaires, profondément versés dans
la science du calembourg, ont pris ce dernier mot
pour une épigramme, et ils s'en sont vengés en fai-
sant passer le docteur, à son tour, pour un somnam-
bule.
LA TASSE BRISEE
ou

L'AMOUR CONJUGAL

II faut que j'épanche mon cœur, mon cher Ernest;


il est trop plein ! il saigne chaque fois que je respire.
La tasse dans laquelle je prenais mon déjeuner tous
les matins, eh bien ! mon ami, elle m'a échappé des
mains. Je la prenais, et mon regard s'épanouissait
à sa vue. Toute vide encore, elle était embaumée de
je ne sais quel parfum des plus beaux jours de mon
printemps. Oh! qu'un souvenir a de réalité! j'aimais
mieux ma tasse, mon cher Ernest, que tous les tré-
sors de l'univers ! ne lui avait-elle pas servi tout le
temps que nous avons été ensemble! Cinq années de
bonheur étaient pour moi au fond de ce vase d'argile;
il me parlait d'un passé qui ne reviendra plus.
Elle m'a échappé et s'est brisée sur le plancher.
Ma cuisinière est accourue au bruit : elle m'a vu l'œil
fixe, les bras pendants; ma langue était arrêtée dans
ma bouche. J'avais trop à dire sans doute; voilà pour-
quoi je n'exprimais rien. Avec le plus beau sang-froid
du monde, elle s'est baissée pour en ramasser les mor-
ceaux, et me regardant d'un air tranquille : « II faut
20*.
234 LA TASSE BRISÉE,

» en prendre une antre, » m'a-t-elle dit. En prendre


une autre ! eli ! malheureux ! ne tient-il qu'à cela ?
recommence-t-on la vie à volonté? Je vivais avec
celle-là, croyez-vous que je me sentirai vivre de
même avec une seconde? me rappellera-t-elle le passé,
la seule chose qui pour moi soit vivante ?
Quel vide j'éprouve maintenant ! Je n'ai plus de
souvenir complet de quelque chose que ce soit. Mes
cinq années de vie sont en pièces comme ma tasse. Il
n'est plus en mon pouvoir d'en réunir les fragments.
Sans doute, ma cuisinière avait raison. Si j'ai cinq
autres années à vivre, il me faut une autre tasse, rien
de plus raisonnable; mais que la raison est sotte et
froide quand le cœur parle ! oui, il me faudra bien
prendre un autre vase ; mais ma bonne femme, ce
n'est pas le vase que je regrettais, c'était elle.
Comme je finissais ce monologue, Auguste entra
chez moi. Tu sais comme il est froid; néanmoins, j'a-
vais le cœur trop plein ; je ne pouvais me contenir :
je lui confiai le sujet de ma peine. « Voilà, comme
» vous êtes, me dit-il, avec vos folies ; vous vous
» exagérez tout, jusqu'au sentiment. Yous n'êtes ja-
» mais dans la vie, vous en êtes toujours dehors. »
En vous écoutant, lui répondis-je, je faisais attention
si chacune de vos paroles ressemblait à celle que je
me figurais entendre sortir de votre bouche. Je ne me
suis pas trompé; je vous sais si bien par cœur, que je
connaissais votre réponse à l'avance. Tout ce que vous
dites là, mon cher Auguste, je me le suis dit bien des
ou L'AMOUR CONJUGAL. 235
fois. Peut-être même ai-je aperçu avant vous tous les
arguments dont vous vous servez pour combattre ce
que vous appelez mes folies. Je ne nie suis pas arrêté
à ces arguments; il faut croire qu'ils ne m'ont pas
paru concluants.
Auguste. Non, mon ami, la passion ne trouve ja-
mais sullisants les raisonnements qui la combattent.
Moi, Je sais encore tout cela. Quand le cœur parle,
l'esprit est toujours froid. Il s'agit seulement de savoir
ici si je dois combattre ou non le sentiment qui m'a-
gite. Vous prétendez que c'est une folie qui va se dis-
siper en prenant l'air; je prétends de mon côté que
c'est une étincelle précieuse de ma vie que je dois
bien me garder d'éteindre. Si je vaux quelque chose,
c'est précisément à cause de cet esprit romanesque
que vous blâmez en moi. Si je calculais mes sentiments
de manière a les assujettir très-exactement au joug de
la raison, soyez-en sûr, je vaudrais bien peu ; ma
raison me conseillerait toujours en faveur de mon
égoi'sme, tandis que les avertissements du cœur me
portent toujours au dévouement.
Auguste. Vous extravaguez à force de subtilités.
Qu'est-ce que le dévouement a de commun avec cette
tasse brisée, et les doléances que vous faites, à pro-
pos de ce que vous a dit votre cuisinière?
Moi. Ma cuisinière m'a dit d'oublier et la tasse et
la personne pour une autre qui pût me servir. Vous
voyez donc bien que sa raison tranquille va tout droit
à l'égoïsme. Moi, je préférais les morceaux inutiles
-236 LA TASSE BRISÉE,

de ce vase à un vase neuf, je préférais celle qui n'est


plus à d'autres qui peuvent la remplacer; vous voyez
donc que j'étais dans le dévouement.
Auguste. Sornettes que tout cela! Jamais vous ne
l'ère/ comprendre à un homme qui n'a pas perdu le
sens commun que les morceaux d'une tasse brisée
vaillent une tasse neuve; quant à la personne qui
n'est plus, la bienséance veut qu'on la regrette, sans
doute ; mais ce regret ne doit pas faire de vous un
être désormais inutile aux autres et à vous-même.
Tenez, il faut vous le dire, votre cuisinière avait rai-
son. Prenez une autre tasse à la place de celle que
vous avez brisée, et cherchez parmi les vivants une
personne qui puisse remplacer celle que vous avez
perdue. Vous avez besoin de quelqu'un pour faire
cesser votre solitude, et les morts ne reviennent point,
il faut autre chose que de la poésie dans la vie. Nous
sommes comptables à Dieu de l'existence qu'il nous a
donnée ; la société a doit d'exiger de nous des servi-
ces; et que faites-vous, dans votre vie délirante, pour
Dieu et pour les hommes? Dieu vous a créé pour vous
conserver et vous reproduire ; la société attend de
vous un citoyen utile et un bon père de famille. Vous
ne prenez pas le chemin de remplir ces obligations.
Moi. Eh! qui vous l'a dit? Quand tout mon être
était absorbé par une passion profonde, croyez-vous
que j'avais pour but de jouer avec le sentiment, et de
m'amuser de l'affection qu'elle me portait, et de celle
que je lui vouais moi-même? Non, jamais une aussi
ou L'AMOUR CONJUGAL. 237
horrible pensée n'est entrée dans mon cœur. Je l'ai-
mais. Vous dites que Dieu m'inspirait cet amour dans
la vue de la propagation de l'espèce humaine, je le
crois comme vous; que la société comptait sur les en-
fans que cette union pouvait me donner, je ie crois
encore; mais elle n'est plus, ma tâche est remplie. Je
ne crois pas que la Providence regarde d'un mauvais
œil F affection que je nourris pour une vie meilleure.
Quant à la société, ses lois ne doivent jamais être en
opposition avec le sentiment. Le législateur ne va pas
jusque là; c'est un empire qui est hors de sa circon-
scription. La fidélité conjugale portée au-delà du tré-
pas est approuvée de Dieu ; elle est d'accord avec les
plus doux penchants du cœur humain. Si la société la
blâme, j'en suis fâché pour elle ; elle n'entend rien
aux lois du cœur : il faut la laisser se mêler de croiser
les races qui vivent dans nos haras et dans nos éta-
bles. L'union libre de l'homme et de la femme est
trop nécessaire, trop belle, trop sacrée pour la faire
dépendre de nos conventions humaines. Croyez-moi,
mon ami, ce que Dieu a joint une fois sur la terre est
uni pour toujours : la mort n'est point une séparation,
c'est une attente. En conservant son souvenir, j'es-
père renouer avec elle des nœuds formés sur la terre.
Quand on a appelé Dieu à témoin d'un sentiment, ce
sentiment n'a point de fin.
Auguste. Ainsi, vous croyez la retrouver là-haut;
soit. Mais, en attendant, votre vie est manquée; car
vous ne pensez sans doute pas que là il vous soit pos-
238 LA TASSE BRISÉE,

sible de payer votre dette à la société. Pardon, je vous


blesse, sans doute, mais l'amitié exige que j'emploie
avec vous les moyens violents. Je ne puis, sans cela,
faire parvenir à votre oreille la voix de la raison. Tant
que je discourrai avec vous, vous vous perdrez dans
les espaces imaginaires : pour vous ramener sur terre,
il faut vous blesser, au risque de vous déplaire.
Moi. Vos coups ne portent pas assez haut pour
m'atteindre, mon pauvre Auguste. Vous croyez me
blesser, et je ne sens pas même vos atteintes. Je vous
plains plus que vous ne me plaignez moi-même. Vous
considérez, à ce qu'il parait, la femme comme un être
créé seulement pour donner des enfants. Ce point de
vue-là est assez étroit, il faut en convenir. Je regarde
la femme comme la compagne nécessaire à l'homme.
Elle n'est pas organisée seulement pour donner le
jour à ces petits êtres qui nous survivront; elle est
encore douée de toutes les facultés nécessaires pour
faire cesser la solitude de l'homme. Elle a tout ce qui
manque à ce dernier; c'est une compagne que la Pro-
vidence lui a donnée, pour suppléer à ce qui lui man-
que, et elle doit être le complément de son existence,
tant dans ce monde que dans l'autre. Si le mariage
avait pour seul but la famille, il est clair que les dé-
lices de l'amour conjugal cesseraient quand ce but
serait atteint. 11 n'en est pas ainsi. L'homme a tou-
jours besoin, avant comme après le mariage, du se-
cours de la femme : c'est par elle qu'il sent et aime,
comme c'est par lui que la femme connaît et pense.
ou L'AMOUR CONJUGAL. 239
La femme est l'affection, l'homme est l'intelligence ;
ce sont deux moitiés d'un même être; leur union est
utile à la vie de l'un comme à celle de l'autre. Vous
dites que je suis toujours dans la poésie; je suis à pré-
sent dans le positif le plus absolu. Étudiez la nature
humaine, et vous verrez si ce que je dis est vrai.
Auguste. Je conviens avec vous de ceci : A l'homme
appartient l'intelligence, à la femme l'affection; pour
un mariage heureux, il faut que l'esprit soit du côté
de l'homme, et la bonté du côté de son épouse. 11 fau-
drait être de mauvaise foi pour vous chicaner sur vos
définitions. En deux mots, vous voulez dire que pour
que notre vie morale soit complète, il faut qu'il y ait
en nous autant d'entendement que d'amour. La femme
nous procure celui-ci, nous lui donnons l'autre. Elle
nous échauffe, nous l'instruisons ; elle nous porte à
aimer, nous la faisons réfléchir; enfin, nous sommes
plus susceptibles de pensées; elle, au contraire, vit
plus de sentiments. Le bon homme Bernardin de
Saint-Pierre, qui a tant radoté sur la physique, a dit
sur la morale une vérité profonde, c'est que toute
harmonie est formée de l'union de deux contraires.
D'après cela, les qualités de la femme doivent s'har-
monier parfaitement avec celles de l'homme pour faire
un tout. Le mariage est un état parfait; c'est, passez-
moi cette comparaison, c'est comme une salade qui
reçoit un heureux mélange d'huile et de vinaigre. Se-
lon vous, sans doute, l'homme est le vinaigre dont le
naturel est adouci par l'huile. Si je voulais m'amuser
240 LA TASSE BRISÉE,

je pousserais les choses plus loin, et je (lirais qu'il y a


une très-grande ressemblance entre le vinaigre et un
entendement revêche que n'adoucit aucune affection.
Je trouverais aussi que l'huile ne ressemble pas mal
à la bonté; et c'est, je crois, la raison pour laquelle
l'antiquité en a fait le symbole de cette qualité. Vous
riez de ma comparaison ; mais, quoique triviale, elle
est parfaitement juste. Celles de vos poètes n'ont pas
toujours l'avantage de reposer sur des termes si exacts.
Moi. Je ris de ce que vous abondez dans mon sens
avec une telle chaleur. Bientôt vous allez vous trouver
en tous points d'accord avec moi.
Auguste. Oh! vous plaisantez, sans doute. Conti-
nuez, s'il vous plaît.
Moi. Si la femme et l'homme sont les deux moi-
tiés d'un même être, un homme et une femme qui se
sont entendus parfaitement une fois ne peuvent plus
trouver, quand ils sont séparés, un seul être qui leur
convienne assez pour remplacer celui qu'ils ont perdu.
Un homme veuf trouvera, sans doute, assez d'autres
femmes propres à lui donner des enfants; mais si îa
première était bien réellement la moitié de lui-même,
si elle avait les qualités qu'il lui fallait pour servir de
complément aux siennes, un second hyménée ne lui
rendra jamais le bonheur.
Auguste, l'a moment; l'homme toujours mécon-
tent du présent regrette le passé ou attend l'avenir,
et jamais vous ne verrez un homme qui, quoique fort
ma! marié une première fois, ne dise queicfuelbis à sa
ou L'AMOUR CONJUGAL. 241
seconde femme que la première faisait mieux qu'elle.
Il y a là dedans une petite aigreur de ménage qu'il ne
faut pas prendre pour le langage de la vérité.
Moi. Ceci n'est que trop vrai de vos mariages or-
dinaires, mais il n'y a rien là de commun avec les
mariages formés sous les auspices du sentiment. Me
soutiendrez-vous qu'un second mariage, formé par
les convenances ou la nécessité, offre à un homme
les jouissances qu'il avait trouvées une première fois
dans un mariage d'inclination ?
Auguste. Je n'aurai garde de vous contredire. Un
mariage d'inclination est une chose si douce que je ne
crois pas qu'on ait vraiment le courage de l'oublier
pour en contracter un second. En cela, je suis pleine-
ment d'accord avec vous; mais je prétends que ces
inclinations sont l'ouvrage de notre, imagination ; ce
n'est pas celui de la nature. Nous nous enchantons
nous-mêmes de notre propre rêve; comment consen-
tirions-nous à le voir finir pour en recommencer un
autre? Les poètes et les gens sensibles n'ont pas la
force de déchirer la toile que leur belle âme a tissue
dans les espaces imaginaires; mais les gens raisonna-
bles consentent volontiers à un second mariage qui
répugnait au cœur, mais que la raison plus juste a
conseillé.
Moi. Hélas! ni on cher ami. c'est ici !o cœur qui a
raison, et c'est ia raison qui se trompe. L'imagination
n'a point de part dans nos instincts; ceux-ci sont in-
voloïîlaires. Or, ks iiiiiriagcs d'inclination sont tous
2!,
24i LA TASSE B R I S É E ,

formés par cet instinct rapide qui ne trompe jamais.


En voyant celle qui devra le rendre heureux, le jeune
homme s'arrête pensif, consulte les battements de son
cœur, et sent qu'il y en a là pour la vie. Ne lui dites
pas qu'il aimera autre chose; ce serait pour lui un
horrible blasphème. La jeune fille, de son côté, en
voyant pour la première fois celui qui devra être son
protecteur et son guide, se sent le cœur pris d'une
telle manière, qu'il ne lui est plus possible de tergi-
verser avec le sentiment. C'est lui, se dit-elle intérieu-
rement. On dirait qu'elle le reconnaît sans l'avoir vu
auparavant. D'autres hommes ont des qualités qui
surpassent sans doute celles qui la séduisent, mais
elle ne voit pas ces qualités. Ces autres hommes ne
sont pas la moitié d'elle, elle ne respire que par cet
autre; il lui est nécessaire comme l'air qui entre dans
ses poumons. S'il n'est pas là, sa poitrine se resserre ;
elle manque vraiment d'air.
Auguste. .J'avais lu cela dans les romans; mais,
en étudiant le peu de mariages d'inclination que j'ai
connus dans la vie, je vois que cela est comme vous
le dites. Seulement, ces unions de tourterelles sont
des exceptions à l'ordre général. Pour un mariage
d'inclination, il y en a dix mille qui sont de raison,
et ce sont ceux-là qui ont dû exciter l'attention du lé-
gislateur. Jl a donc dû déclarer qu'une fois l'un de
ces mariages raisonnables rompu, il était très-naturel
d'en former un autre. Si la terre ne se peuplait que
par les mariages d ' i n c l i n a t i o n , elie courrait de grands
risques d'être iloui îe.
ou L'AMOUR CONJUGAL.
Moi. Dans l'état où nous vivons, vous avez raison ;
mais cet état n'est pas le véritable, ce n'est pas celui
de la nature.
Auguste. Prétendriez-vous par hasard que la na-
ture nous a tous destinés h former des mariages d'in-
clination ?
Moi. Je prétends, avec toute la raison possible,
que la nature nous a tous doué d'un instinct qui ne
nous tromperait jamais, si nous le suivions. En lui
obéissant, nous formerions tous des mariages d'incli-
nation; en le combattant, nous ne formons que ces
unions de convenance aussi froides que l'intérêt qui
les a inspirées. Tel prince a sa moitié au hameau,
comme dans les contes ; et observez bien que ces ré-
cits n'exciteraient pas chez nous le moindre intérêt,
si quelque chose, que le monde n'a pas souillé dans
votre conscience, ne vous disait que le conte s'est
rencontré avec la nature; tel prince donc a sa moitié
au hameau ; mais l'orgueil du prince son père, la rai-
son d'état, les préjugés, que sais-je, moi, une foule
de raisons toutes concluantes, font décider le mariage
de l'héritier présomptif de la couronne avec la fille
d'un roi voisin qu'on n'a jamais vue, et qui souvent
n'a aucune des qualités qui conviennent au jeune
homme. Il s'ensuit qu'il laisse sa moitié, pour associer
son sort à celle que la nature avait destinée à un
autre. Ainsi, d'un coup, voilà deux mariages vérita-
bles rompus; voilà quatre personnes qui ne connais-
sent pas le bonheur conjugal, tandis que si chacune
244 LA TASSE BRISÉE.

d'elles avait obéi au sentiment qui la guidait, tout


aurait été dans l'ordre.
Auguste. 3l n'y a pas besoin d'aller si haut pour
être convaincu que nos convenances gâtent tout. Ne
voyez-vous pas avec quel dédain le gentilhomme re-
garde le roturier, le militaire considère le bourgeois,
le riche, en un mot, toise le pauvre ? Comment espé-
rer des mariages d'inclination avec des éléments si
hétérogènes? Aussi, qu'arrive-t-il, c'est qu'on se
vend, on ne se donne jamais. Les gens contrariés ne
peuvent être en paix, car l'instinct dont vous parlez
existe, on est toujours contrarié de n'y avoir pu obéir.
En second lien, si les qualités de telle femme sont
précisément ce qu'il faut à tel homme, il s'ensuit
qu'elles ne seront pas le complément nécessaire des
qualités de tel autre homme. Ainsi, celui qui a plus
de bonté que d'esprit aurait besoin d'une femme qui
eût de la vivacité dans les affections; il faudrait que
son épouse lui donnât un esprit qui sommeille chez
lui : au lieu de cela, il aura une bonne ménagère,
une tout à fait bonne femme. Ce pauvre couple ne
sera pas loin de l'idiotisme. A un homme d'esprit, au
contraire, il faudrait une femme aimante, et les con-
venances lui donneront une Saplio ou une Ueshouliè-
res, avec laquelle il se disputera sur la richesse d'une
rime ou sur l'emploi d'une métaphore. Que la nature
fait bien mieux les choses! En suivant votre règle,
mou cher ami, on connaîtrait, je présume, le carac-
tère des époux de l ' a n t i q u i t é , eu connaissant seule-
ou L'AMOUR CONJUGAL. 245
ment l'un d'eux. Partout la bonté a eu pour époux
l'intelligence, quand c'est l'inclination qui a présidé au
contrat. Partout également l'esprit, le génie ont eu
pour compagne une de ces affections obscures mais
célestes qu'il suffit de rêver pour faire l'idéal du por-
trait de la femme. Voilà ce que c'est que de fréquen-
ter les poètes, on s'exprime bientôt comme eux ; mais
finissons-en, s'il vous plaît. Vous disiez donc que tous
les mariages seraient des mariages d'inclination, si
nous laissions faire la nature. Ces mariages, par con-
séquent, une fois formés, ne pourraient plus se dis-
soudre, sans amener le malheur de l'un des époux.
Si la mort venait à les rompre, nous ferions comme
ces tourtereaux dont je vous parlais tout à l'heure,
nous mourrions dans le veuvage. Mais mon cher ami,
il n'y a que deux œufs dans le nid des tourterelles,
dans l'un il y a toujours un mâle et dans l'autre une
femelle; voilà pourquoi ils vivent ainsi deux à deux.
Dans l'espèce humaine, il y a des familles toutes de
garçons; d'autres, toutes de filles. Tout n'y va pas
par couple comme dans votre thèse.
Moi. Des calculs exacts ont prouvé que sur toute
la surface de la terre les sexes naissaient en nombre
égal. Quand il y a quelque anomalie dans cette loi,
cela vient toujours de ce que l'homme a dérangé les
plans de la nature.
Auguste. Oh ! oh ! cela me fait plaisir ! Voilà votre
roman qui se base sur le calcul. J'en admets assez
acilement la première partie, c'est-à-dire, celle qui
21*.
24(5 LA TASSE MISÉE,

établit que tous les mariages devraient être d'incli-


nation. Me prouveriez-vous aussi aisément qu'ils doi-
vent être éternels, subsister dans ce monde et dans
l'autre?
Moi. Si riiûiiiiiie est immortel, c'est sans doute
par ses facultés morales. Eh bien ! si ces facultés
trouvent une fois la moitié harmonique qui leur man-
que, ce sera pour toujours; car il faudrait admettre
([lie l'homme à la mort recevrait de nouvelles facultés,
et je ne trouve rien qui appuie cette assertion ni dans
le raisonnement ni dans la tradition. La mort rompt
les liens formés par les convenances; comment dé-
truirait-elle ceux qui sont formés par le cœur? Les
convenances sont passagères et \\z survivent pas à la
mort du corps; le co'ur, au contraire, survit aux or-
içanes qui lui ont servi d'enveloppe. Pour anéantir
l'union formée sous les auspices de la nature, il fau-
drait dire que le Créateur a deux poids et deux mesu-
res; qu'il nous inspire un sentiment, mais pour un
temps; il faudrait admettre aussi que l'homme perd
la mémoire du passé, c'est-à-dire qu'il se survit sans
la conscience de son existence, ce qui est absurde.
Or, si l'on se souvient de quelque chose là-haut, ce
doit être de son amour et de son bonheur; et si l'on
doit manifester quelqu'emprcssement, ce doit être de
recommencer à aimer et à être heureux avec l'être
qui nous a fait connaître les seuls sentiments qui don-
nent du prix à l'existence. Aussi, examinez les maria-
ges d'inclination; -v l'un des époux meiu'i a\a.ni l'an-
ou L'AMOUR CONJUGAL. 247
ire, ne lui dit-il pas : « Je vais t'attendre? » Celui qui
survit a-t-il d'autres paroles à la bouche que celles-
ci : « Je \ais te rejoindre? »><on, mon ami, soyons-en
bien persuadés, s'il n'y avait ni l'intérêt, ni l'orgueil,
tons les mariages seraient réglés par la nature; tous
les époux seraient des amants, tous les amants seraient
vertueux, et jamais aucun d'eux, voyant mourir celui
qu'il aurait uniquement aimé, ne douterait qu'il dût
un jour le rejoindre. L'immortalité de l'âme serait la
chose la plus naturelle du monde à leurs yeux. Les
sophismes ne la détruiraient pas; car, que sont les
sophismes quand l'amour parle? Jamais aucun d'eux
ne songerait réellement à former d'autres nœuds.
L'homme qui lui en parlerait lui ferait horreur; il le
regarderait comme un être dépravé tout à fait en
dehors de la nature. Ce que je vous dis n'est un ro-
man que parce que les hommes cessent d'écouter la
voix du sentiment. Dans la fausse route où ils mar-
chent, la vérité pour eux es! un mensonge, comme la
vertu pour le scélérat est nne chimère. Vous demande/
ce que deviendrait la procréation de l'espèce humaine
avec ces amitiés conjugales; soyez sur, mon cher Au-
guste, que vos mariages de convention y portent plus
de préjudice qiie ceux d'inclination.
Angnsti1. En eifet, que peut-on attendre d'avan-
tageux pour cette procréation, lorsque les époux ma-
rient ensemble leur caisse ou leur nom, sans s'inquiéter
en aucune manière des besoins du cœur? Mon ami,
vous connviCîice/ à nie persuader. Si îes choses élaienl
248 LA TASSE BRISÉE,

comme vous le dites, j'entrevois pour l'espèce humaine


une source de félicités qui lui manquent. En effet, je
croyais, il y a un instant, connue tout le monde, qu'on
se mariait uniquement pour avoir des enfants; vous
me faites voir à présent qu'on peut bien se marier
pour être heureux, pour obéir au vœu du Créateur
qui ne fait de l'homme et de la femme qu'un seul être
bien assorti. Ils sont deux pour la vue superficielle,
mais ils ne sont qu'un au regard de l'entendement
bien exercé. Je conçois maintenant, mon ami, qu'une
autre personne pourrait avoir à vos yeux toutes les
conditions requises pour vous donner une nombreuse
postérité, mais qu'elle ne vous rendrait pas votre
cœur ; c'est vraiment la première qui l'a. Dieu veut,
sans doute, que nous léguions notre être à d'autres;
mais il veut aussi et avant tout que ce même être se
complète des facultés qui lui manquent. Il est dit dans
la Genèse qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul;
cela prouve évidemment la nécessité de l'union de
deux êtres. La procréation de l'espèce humaine aurait
lieu aussi bien avec la polygamie, si c'était le but uni-
que que la divinité s'est proposé.
Moi. Je vous prierai de remarquer que la nature
a si bien voulu que le mariage fût un contrat à vie,
qu'elle nous l'a fait passer avec un être de même âge.
Il suffit de violer cette règle pour faire un mariage
disproportionné, et qui par conséquent n'est pas l'ou-
vrage de cette nature qui doit être la règle et la pro-
portion. Si l'un meurt avant l'autre, c'est un accident
ou L'AMOUU CONJUGAL. 249
aussi irréparable dans l'ordre de la nature que la
perte d'un membre. Comme il nous faut rester toute
la vie avec ce membre de moins, il faut aussi rester
privé de la compagne qui faisait en quelque sorte
partie de notre substance.
Auguste. La Genèse, que je vous citais, ne dit-
elle pas, en effet, qu'Adam devra désormais appeler sa
femme Y os de mes os, la chair de ma chair? Un os
perdu ne se replace plus. Vous êtes singulier avec vos
idées; une seconde épouse serait ainsi pour le veuf
qui aurait contracté un premier mariage d'inclination
comme une jambe de bois substituée à celle qu'un
soldat a perdu sur le champ de bataille. Cette jambe
a tout ce qu'il faut, excepté la vie ; tant mieux pour le
malheureux qui s'en contente. Que les législateurs qui
ont établi le divorce aillent donc se mesurer avec
vous !
Moi. Mais, mon ami, comme le divorce serait une
chose horrible, inouïe même, s'il succédait à un ma-
riage d'inclination ; c'est une chose très-naturelle, si,
au contraire, il détruit un mariage forcé, formé par
des parents ambitieux ou intéressés qui n'ont pas con-
sulté leurs enfants. S'il réunit deux cœurs faits l'un
pour l'autre, il rétablit les choses telles qu'elles doi-
vent être. Il est dangereux seulement d'employer tou-
jours ce moyen. Souvent c'est la satiété du libertinage
qui l'invoque, et la vertu rigide désapprouve alors le
législateur qui le permet.
Auguste. Et.ce mariage consacré aux pieds des
250 LA TASSE BRISÉE,

autels, cet époux auquel on a juré devant Dieu de


rester fidèle toute sa vie !
Moi. Dans les pays où le divorce est établi, l'on
ne jure rien à Dieu que conditionnellement. Ainsi, il
n'y a pas là matière à censurer. D'ailleurs, mon cher
Auguste, Dieu voit le fond des cœurs : il voit bien si
les deux époux qu'unit le prêtre se conviennent ; quoi-
que celui qui consacre le mariage trouve que la future
est tout ce qu'il faut pour le futur, Dieu en juge sou-
vent tout autrement; il voit bien qu'on lie ensemble
deux pauvres êtres qui n'ont rien pour l'ester unis
toute la vie, et je ne pense pas du tout qu'il s'offense
si les époux, s'apercevant plus tard des faux calculs
de leurs parents, éprouvent l'un .pour l'autre une an-
tipathie qui était inévitable. L'aversion, comme l'ex-
prime le mot lui-même, est un mouvement de l'âme
par lequel elle se détourne d'un objet. Dieu ne voit
que ces sortes de mouvements; dès qu'il l'aperçoit
entre deux êtres mal assortis, pour lui il y a divorce
bien réel, quoique la loi ne l'ait pas prononcé. Il ne
faut pas être plus exigeant que la raison. C'est vous
maintenant qui parle/ comme un poète, et moi comme
un homme raisonnable.
Auguste. Vous avez raison. J'ajoute à ce que vous
dites que dans l'état actuel des choses, ces mariages
célébrés à la face du ciel sont autant de sacrilèges.
où l'on prend Dieu à témoin de sentiments qu'on n'a
pas. Si on le trompe, ce n'est pas en se remariant,
c'est le plus souvent en se mariant la première fois.
ou L'AMOUR CONJUGAL. 251
Si j'étais prêtre, je ne voudrais bénir que des maria-
ges d'inclination; je suis bien sûr qu'il n'y aurait ja-
mais là de divorce. J'applaudirais à la loi civile qui
permettrait que les mariages de bienséance ou de con-
vention, bénis par mes confrères, fussent déclarés
nuls. Jamais mes époux ne seraient dans ce cas-là.
Ainsi, dans ma paroisse, point de divorce.
Moi. Si tout le monde consultait l'instinct dont je
vous parlais tout à l'heure, le monde entier ressem-
blerait à votre paroisse; et l'on n'y parlerait pas plus
de divorce qu'on ne parle d'appliquer des emplâtres
à un corps sain. Le divorce est ira palliatif pour des
malades. La société bien constituée ne devrait jamais
le connaître. Autant l'homme qui suit la nature est
heureux dans l'état sacré du mariage, autant celui qui
n'a consulté que l'intérêt, le libertinage ou l'ambition
est à plaindre. Voir à ses côtés un être pour lequel
on ne sent aucune sympathie, à qui l'on ne peut con-
fier aucune douleur pour l'affaiblir, aucune joie pour
la rendre plus vive ; voir sous ses yeux un témoin im-
portun de ses moindres actes, un espion de ses senti-
ments, un être qui ne cherche qu'à vous tromper, qui
l'ait patte de velours comme le chat, mais qui n'aime
comme lui que la maison que vous lui avez apportée
en dot; voir à son chevet un être qui compte combien
de temps vous avez à vivre encore pour qu'il reprenne
sa liberté, un être qui loin de conserver votre souve-
nir, vous déchirera après la mort, et formera, sous
les auspices du prêtre, une nouvelle union avec votre
-252 LA TASSE r.RISJ-ÏU,

ennemi secret ; oh ! il n'y a pas de supplice compara-


ble à celui de vivre dans une îeilc contrainte! Xou,
Dieu n'a pas béni une telle u n i o n ; non, les paroles
sacramentelles n ' o n t pas monté au ciel; elles se sont
détournées de l u i , quand notre cœur s'es! d é t o u r n é
lui-même de celui avec qui les convenances morales
nous mariaient; Dieu a écrit non dans les archives
célestes, quand le prêtre a écrit oui dans les regis-
tres de la paroisse. La loi qui a vu iouî cela ne l'ait,
en proclamant le divorce, que constater le VOMI de la
nature. Non, Dieu ne veut pas qr.e nous soyons mal-
heureux toute la vie par la faute de ceux qui nous ont
rendus époux. Il voit avec commisération cette pau-
vre créature privée des dons les plus précieux que sa
Providence accorde aux hommes, t'i il lui dit : « Sois
» libre; tu mentais on tu t'es iruinpé la première t'ois
» que lu m'as pris à témoin; tu as pris la voix des
» sens, le îan^a^e de l ' a m b i t i o n , de l'intérêt, pour la
» voix de k n a t u r e . >.'o'i. je ne veux pas que tu sois
» sans secours sur la lerre. ,îe t'ai destiné ta moitié;
!> celle que tu as prise p o u r elle ne t'appartenait p;:p.»
Auguste. Votre prosopopée est aussi vraie que
consolante. Deux éléments opposés ne neuve';! res'er
unis. Le sacrement qui les j o i n t ensemble oiiense le
Créateur. La loi qui les me! en lihert- ; r.;nt selon ies
intentions de îa î'-rovideiico. Je ne veux pas plus que
vous la faciliié du divorce. On se marierait par calcul,
et l'on déferait ie mariage, parce i n f o n s'apercevrait
ou L'AMOUR CONJUGAL. 253
faire des sens dépravés, et l'on abandonnerait son
épouse, hélas! parce qu'elle n'aurait pour elle que les
dons de la nature, car les raffinements de la débauche
y sont insensibles. Je veux comme vous le mariage
d'inclination, et alors je bannirai à jamais le divorce.
Jusque-là je crois qu'il n'est pas nuisible de le laisser
subsister. En effet, que rompt-il? Le mariage? non,
sans doute, mais une liaison intéressée; il n'y a donc
pas de mal à faire la guerre à ces liaisons, car c'est
les détruire que de leur permettre d'en agir à leur
gré.
Moi. Cela étant, vous ne me blâmez plus de mes
souvenirs.
Auguste. L'amour que vous ressentez étant une
inclination réelle, je vous approuve. L'amour qui em-
brasse dans un sentiment les deux existences est bien,
je le sens, le seul trésor réel que le ciel pouvait nous
accorder. Je n'en suis pas pour les idées innées, puis-
que les idées sont des sensations acquises et compa-
rées; mais j'en suis pour des dispositions, pour des
sentiments innés. La sphère morale est extraordinai-
rement agrandie, en considérant avec vous l'amour
comme un sentiment inné, que le Créateur imprime à
tous les êtres pour faire trouver à chacun ce qui lui
manque. L'homme est fait pour la femme et la femme
est faite pour l'homme ; celui des deux qui n'a pas en-
core sa moitié, languit solitaire et incomplet. Celui
par conséquent qui ne l'a plus cherche vainement à la
retrouver sur la terre. Elle est au ciel, et il ne peut
22.
254 I.A ÏASSE BRISÉE,

pas plus y suppléer par une autre, qu'il ne supplée à


son bras par le bras de son voisin.
Moi. Joignez à cela ce qui constitue, si je puis
parler ainsi, l'éternité de ce sentiment, ce qui en fait
quelque chose de sacré. La Divinité a son siège dans
l'homme; mais l'homme solitaire est toujours à l'é-
goi'sme ou à l'orgueil ; pour recevoir dignement le
Dieu qui anime de sa vie tous les êtres, il ne faut
plus, en quelque sorte, être soi-même. Il faut se dé-
tacher de soi, pour que Dieu prenne la place de nos
passions. Or, il n'y a que dans le mariage qu'un pa-
reil détachement est facile. En aimant sa femme, on
cesse d'être orgueilleux et égoi'ste, et Dieu éclaire
toutes nos pensées et échauffe toutes nos aifections.
L'état saint par excellence est donc l'état du mariage.
Quel plaisir de se sacrifier pour celle qu'on a aimée !
Eh bien ! ce sacrifice, qui est si doux, est la loi reli-
gieuse par excellence. Détachez-vous de vous-même,
aimez hors de vous, et vous obéirez à la loi divine.
Vous m'avez cité la Bible tout à l'heure; savez-vous
que c'est à cause de la sainteté du mariage qu'elle
compare partout l'union de l'Église et de Dieu à celle
de l'homme et de la femme. Méditez sur l'Essence di-
vine; ne la concevez-vous pas comme l'hanuonie par-
faite résultant d'une égale portion d'amour et de sa-
gesse; eh bien! ce Dieu qui est la source de l'amour
répand principalement sa bienfaisante influence dans
le cœur de la femme; ce Dieu, qui est également le
principe delà sagesse, fait spécialement luire celle-ci
ou L'AMOUB CONJUGAL.
dans l'esprit de l'homme. Deux époux faits l'un pour
l'autre se communiquent donc réellement les dons de
la Divinité. Unis ensemble, ils reproduisent complè-
tement son image. L'un donne l'amour reçu de Dieu,
l'autre communique la sagesse provenue de la même
source. Chacun obtient ce qui lui manque; chacun
par le ministère de ce qu'il aime reçoit l'influence di-
vine. La sagesse créatrice pénètre mieux dans le cœur
de l'épouse, quand elle est suspendue tout attentive
aux paroles qui sortent de la bouche de son époux.
L'amour divin se fait mieux comprendre du mari,
quand c'est sa femme qui le lui fait sentir : « Céleste
» moitié de mon âme, lui dit-il, tu me fais sentir
» qu'il y a un Dieu. » — « Mon bien-aimé, lui répond
» son épouse, je comprends la sagesse suprême quand
» mon esprit s'éclaire à la lueur de ta raison. » A eux
deux ils sont donc l'effigie de la Divinité. Comment ne
serait-il pas pur, cet amour délicieux, puisqu'il est le
reflet de Dieu même? Comment ne ferait-il pas le
bonheur, puisqu'il provient de celui qui est l'Amour ?
Peut-on craindre qu'il soit jamais souillé de rien d'im-
pur! Aimer celle que Dieu nous a destinée, n'est-ce
pas aimer l'amour même? Qui peut s'aimer plus com-
plètement que la bonté et la vérité ? Eh bien ! la femme
n'est-elle pas organisée pour l'une et l'homme pour
l'autre? Être vertueux, c'est déjà prouver par cela
seul qu'on est digne de l'amour conjugal. Dans la
femme qu'il aime, l'époux ne recherche, en effet, que
l'affection qui l'échauffé; la femme, à son tour, ne de-
236 LA TASSE BRISÉE.

mande à son mari que l'entendement qui la guide. L'un


et l'autre se trouvent dans l'objet aimé; l'objet aimé
est soi-même, l'individualité disparaît pour s'absor-
ber dans cette vie mutuelle, où tout à la fois l'on est
deux, et où pourtant l'on ne fait qu'un.
Après que j'eus ainsi parlé, Auguste me regarda
sans dire un mot. Il réfléchit quelque temps à ce qu'il
allait ajouter, soit pour modifier, soit pour approuver
mes opinions; mais, craignant de se tromper, ou vou-
lant méditer plus à son aise, il se retira. Voilà déjà
plusieurs jours que je ne l'ai vu. Je t'envoie en con-
séquence notre conversation, sans en attendre le dé-
noûment. Auguste est un de ces hommes que le sen-
timent entraîne quelquefois dans la route de la vérité,
mais qui, après cela, ne trouvant pas que le sentiment
soit quelque chose de palpable, l'oublient comme on
oublie un rêve agréable. Vous les entende/ critiquer
souvent aujourd'hui ce qu'ils ont approuvé hier.
Tiens-toi donc sur tes gardes, si tu l'entends quelque
jour toi-même réfuter mes opinions.
SUR LA NOBLESSE
ET

QUELLE EST LA NOBLESSE VÉRITABLE.

Quelques jours après les mémorables événements


de Juillet 1830, je me trouvais sur la place princi-
pale de l'une de nos plus grandes villes. Chacun s'a-
bordait avec anxiété, on se demandait mutuellement,
des nouvelles, je veux dire des nouvelles de son parti ;
car, pour la chose publique, peu de personnes y son-
geaient. La France se partageait en trois classes bien
distinctes : Celle que ses intérêts attachaient à la fa-
mille déchue; celle qui, n'ayant rien gagné au nouvel
ordre de choses, voulait la république pour se jeter
sur le mât de cocagne; et celle enfin qui, n'ayant rien
perdu dans la révolte improvisée, craignait une se-
cousse qui pouvait la compromettre. Des royalistes,
entêtés d'un passé qui leur profitait, mais qui ne pou-
vait plus revenir; des pêcheurs en eau trouble, qui
déguisaient leur avidité sous le faux prétexte d'une
république; enfin, de bons et paisibles propriétaires
qui voulaient jouir à toute force, et convertir cet état
précaire en un état fixe, voilà les trois sortes de gens
qu'il y avait pour lors en France.
22*.
SUR LA NOBLESSE.

Je nie promenais au milieu des groupes pour obser-


ver ce qui s'y passait, car il y a toujours de l'instruc-
tion à retirer pour l'observateur de sangfroid qui
écoute ce que la passion fait dire aux hommes. Dans
ces moments, comme dans ceux qui accompagnent
l'ivresse, on laisse échapper tout ce que l'on a sur le
cœur. C'est l'instant où les espions apprennent à con-
naître les amis ou les ennemis véritables du gouver-
nement. Je faisais aussi, moi, le rôle d'espion; mais
c'était pour recueillir quelque chose que je pusse dire
an genre humain et à la postérité pour leur plus grand
avantage. Voici donc ce que j'entendis :
Un acquéreur de biens nationaux élevait la voix
pour demander l'abolition de la noblesse. C'est elle,
disait-il, qui a causé tous les malheurs de la France.
Elle s'est mis dans la tête que nous pourrions revenir
aux inepties du quatorzième siècle, et pour en venir à
ses fins, elle a entraîné le gouvernement dans le dé-
plorable état où nous l'avons vu. Il était si faible, ce
gouvernement, que le moindre choc a suffi pour le
renverser; preuve certaine que la nation ne marchait
pas avec lui ; preuve incontestable que la noblesse
qui le soutenait n'avait pas la majorité pour elle. Et
depuis quand, messieurs, la minorité a-t-elle le droit
d'imposer ses caprices au peuple? Je parle ici sans
passion; en effet, je n'ai nul intérêt à soutenir ma
thèse. Le milliard, accordé si généreusement à des
gens qui ont toujours été les ennemis de la France,
mettait fort bien à couvert des propriétés que, du
SUR LA NOBLESSE. 259

reste, j'ai payées fort cher. Que les nobles soient pro-
priétaires, c'est de toute justice; mais qu'ils aient des
titres qui alimentent leur vanité, et pour le soutien
desquels il faut des millions prodigués sans mesure,
voilà ce que je ne veux pas. Je vois dans la caste no-
biliaire de quoi faire des citoyens utiles à l'état, si
vous abolissez les titres qui l'enivrent ; si vous les con-
servez, au contraire, je ne vois plus en elle qu'une
assemblée de Don Quichottes dont le règne n'est plus
de saison, et qui prolongent au-delà des limites rai-
sonnables une farce jouée devant nos bons aïeux. Qui
dit noble aujourd'hui, dit un homme qui rougit d'être
bon à quelque chose. On n'est pas laboureur avec
cette chimère-là, parce qu'on se croit en droit d'avoir
des vassaux; on n'est pas artisan, parce que les pro-
fessions mécaniques appartiennent à la canaille des
villes; on n'est pas négociant, parce que le commerce
déroge, comme chacun sait; il faut à la noblesse l'é-
pée, la robe ou le bonnet carré. Mais c'est ici, mes-
sieurs, que se montre toute l'injustice de ses préten-
tions. Elle veut l'épée, ai-je dit, mais elle la veut sans
l'avoir gagnée. S'il faut porter le fusil et la giberne
pour avoir le droit de commander, elle déclare n'a-
voir pas appris à obéir, et elle se retire, laissant à
d'autres le soin de voler à la défense de la patrie. Elle
veut la robe pour qu'on la salue, et se soucie fort
peu de la science qu'il faut acquérir pour la mériter.
Des examens doivent être subis pour avoir le droit
d'exercer les fonctions subalternes de la magistrature;
260 SUR LA NOBLESSE.

pour elle, elle oppose sa naissance à ces entraves, et


tandis que nos enfants suent sang et eau sur Ciijas et
Barthole, un noble sorti hier de son château est nom-
mé aujourd'hui de par le roi pour exercer une fonc-
tion qui soumet à ses ordres toutes les cours et tous
les tribunaux: du royaume. Elle prend le bonnet carré ;
mais, messieurs, c'est pour se jeter sur les évêchés et
les dignités ecclésiastiques, et laisser à des paysans le
mince salaire des curés et des vicaires de campagne.
Elle entrait jadis dans l'état ecclésiastique pour avoir
des abbayes et des honneurs; voyez aussi où nous ont
menés ces abbés de cour qui sont tombés aujourd'hui
dans un mépris si mérité, et qui ont pour jamais dé-
crédité la religion avec eux. La constitution dit que
tous les Français seront aptes à remplir toutes les
fonctions, et je vous dis, moi, que tant que vous aurez
des nobles, le gouvernement, quel qu'il soit, réser-
vera toujours pour eux les places éminentes. Ils for-
ment entre eux un état dans l'étal, c'est une corpora-
tion dont tous les membres se soutiennent les uns les
autres; le corps entier rougit de l'indigence de l'un
de ses membres; je mets en fait qu'un noble sans ar-
gent et dont tout le talent sera de décrotter les sou-
liers, grâce à l'orgueil du corps, n'exercera jamais
son honorable métier dans la rue, avant de trouver
une place qu'un autre serait capable de remplir beau-
coup mieux. Les nobles jettent tant de poudre aux
yeux des sots, que sous tout gouvernement le peuple
se lassera de la démocratie, et tendra à organiser une
SUR LA NOBLESSE. 261

noblesse nouvelle à la place de celle que l'opinion a


coulée bas. Il faut donc la proscrire sans retour,
cette noblesse; sans cela elle aura toujours une action
plus ou moins directe sur le gouvernement. Voyez
Bonaparte, n'a-t-il pas senti la nécessité d'en rem-
plir ses salons, ses antichambres, ses lieux d'aisances
eux-mêmes, pour se donner un certain relief?
Un ancien professeur du Lycée s'avança alors dans
le milieu du cercle. La thèse est jugée depuis long-
temps, s'écria-t-il. La noblesse est tombée par le
fait; je ne vois pas pourquoi il y a tant de gens qui
essayent de remettre sur pied ce colosse aux pieds
d'argile. Consultez l'histoire : Qu'est-ce que c'était
dans l'origine que notre noblesse féodale? rien autre
chose qu'une force armée; aujourd'hui c'est un titre;
et pourquoi des titres, quand la chose n'est plus? C'est
comme une étiquette sur une bouteille vide. En effet,
dans les premiers temps de la monarchie, on appelait
Duc celui qui commandait une province ; Comte, celui
qui y rendait la justice ; nos ducs d'aujourd'hui com-
mandent dans leur maison, quand toutefois leur femme
ou leur maîtresse ne commandent pas pour eux; nos
comtes ne connaissent pas pour la plupart le code ci-
vil, et un grand nombre d'entre eux s'entend beau-
coup mieux en intrigues qu'en jurisprudence. Donner
à des hommes des titres qui indiquent des emplois
que ces hommes ne remplissent plus, c'est en vérité
la contradiction la plus bizarre dont l'esprit humain
soit susceptible.
2(52 SUR LA. NOBLESSE.

J'ai souvent réfléchi, s'écria dans ce moment un


homme de lettres, à la sotte opinion qui fait de cette
chimère une réalité; et je vais, messieurs, vous faire
part de mes réflexions. Si la noblesse est orgueilleuse,
la faute en est à nous. C'est notre orgueil qui lui
donne le sien. On lui dispute ses prérogatives avec
tant d'acharnement qu'on lui fait croire, en effet, que
ces prérogatives sont quelque chose. Ne faites aucune
attention aux farces que jouent devant vous ces ac-
teurs d'un autre siècle, et vous les verrez tout de
suite avoir honte de leur rôle et laisser leur morgue
avec leurs habits de théâtre. Loin de là, vous en par-
lez avec envie, vous tâchez de faire comme eux si
vous pouvez; ce n'est pas le moyen de leur faire lâ-
cher prise. Ils sentent que c'est la jalousie qui vous
fait parler mal d'eux, et comment voulez-vous que
nous croyions bonnement le mal qu'un envieux dit de
nous? 11 faut donc s'y prendre autrement. Au lieu de
déclamer contre la noblesse, il faut la laisser s'user
toute seule, car tout s'use dans le monde; il faut nous
occuper d'agrandir la sphère de nos connaissances, il
faut devenir les nobles de l'espèce humaine par la
pensée ; alors les nobles de nos campagnes seront, en
effet, à notre égard de véritables roturiers. Les rôles
seront changés.
Monsieur a raison, s'écria un colon d'Amérique.
J'ai amené avec moi en France un sauvage de mon
voisinage à qui j'ai donné quelque teinture de votre
esprit et de vos mœurs. Quand je lui ai dit que vous
SUR LA NOBLESSE. à63

aviez parmi vous des nobles, il m'a demandé, en voyant


un bel édifice, si c'était un noble qui l'avait bâti. Ce
n'est pas assez relevé, lui ai-je répondu, pour un
noble. Je vous comprends, répliqua mon sauvage, l'es-
prit élevé d'un noble dédaigne ces monuments que
le temps renverse, et il n'en veut fonder que de dura-
bles. Les livres qui renferment les chefs-d'œuvre de
vos sciences et de votre littérature sont, sans doute,
la seule occupation digne d'un noble. Les nobles qui
écrivent, répondis-je, sont en si petit nombre que
cela ne compte pas pour le reste. Bien plus, la caste
croit au-dessous d'elle l'honorable fonction de savant
et d'homme de lettres. Ceux de ses membres qui se
sont exercés daus l'art sublime d'instruire les hommes
et de les rendre meilleurs se sont bornés, sous l'an-
cien régime, à quelques plates poésies fugitives où
l'art servait à autoriser la licence des mœurs et à faire
rougir la pudeur. Dans ces derniers temps, ceux
d'entre eux qui ont pris la plume se sont bornés à des
pamphlets politiques, où ils ne faisaient valoir d'au-
tre raison que celle de leurs intérêts. L'étonnement
de mon sauvage allait toujours croissant. Vous m'a-
vez souvent parlé, me dit-il, de ces campagnes mé-
morables qui ont fait des Français pendant trente ans
le premier peuple de l'univers ; sans doute que ce sont
les nobles qui ont élevé la France à ce haut degré de
gloire. Pas davantage, répliquai-je. La noblesse, au
contraire, a fait tout ce qu'elle a pu pour empêcher
la France de devenir la première nation de l'Eu-
264 SUR LA NOBLESSE.

rope. Que dis-je? elle s'est armée contre elle. De


tous ces grands noms écrits sur plus de soixante
champs de bataille, depuis Cadix jusqu'à Moscou, il
n'y en a pas un que puisse à juste titre revendiquer
la noblesse. Dites-moi donc, reprit le sauvage impa-
tienté, ce que disent et ce que font les nobles. Je le
conduisis dans une terre voisine de cette ville, où se
trouvait réunie toute la noblesse des environs. La
conversation ne lui apprit rien sur la nature, sur
le cœur humain, sur les beaux-arts qui peignent
l'un et l'autre. Il entendit parler de chasse, et lit
la réflexion fort juste que celte occupation convenait
mieux à un sauvage qu'à un européen policé. Ce
qu'il put comprendre d'une conversation qui roulait
sur des intrigues et des amourettes lui fit voir que ces
gens-là avaient plus à cœur d'abuser de la vie que de
la soumettre à un joug avoué par la raison. Le privi-
lège de la noblesse lui semblait devoir être précisé-
ment d'aider l'homme à surmonter ses passions; vous
sentez qu'il n'en était guère question dans cette as-
semblée, où l'on se réunissait dans la seule intention
de faire bonne chère. Mon sauvage fut si scandalisé,
qu'il fit spontanément la réflexion de Franklin : Voilà
des gens, me dit-il, qui sont dans l'état ce que sont
les pourceaux dans les basses-cours
Un concert d'applaudissements couvrit la voix de
l'orateur, et depuis personne ne put prendre la pa-
role. Peu à peu le groupe se partagea en plusieurs
petits comités, et je me trouvai derrière quelques
SUR LA NOBLESSE.

hommes d'un extérieur qui annonçait une certaine ai-


sance.
Messieurs, dit l'un d'eux, que je pris pour un no-
ble, vous venez d'entendre les discours de cette ca-
naille. Il faut avouer qu'elle a la vue bien courte.
Voilà, dit-elle, la Noblesse! et le peuple hébété se
hâte de l'applaudir. Il ne sait donc pas, ce peuple in-
grat, que c'est la noblesse qui l'a fait ce qu'il est. Qù
a-t-il puisé les idées d'honneur et de gloire qu'il in-
voque aujourd'hui, si ce n'est sur nos champs de ba-
taille? Avant l'invention de l'artillerie, cette arme
qui rend la valeur inutile, si la noblesse n'avait pas
existé, jamais une phalange roturière n'aurait été
d'elle-même chercher, l'ennemi, le presser corps à
corps. La foule armée eût été un ramassis de bandits
qui aurait eu pour ennemi tout homme qui aurait
possédé quelque chose. Dans le moyen âge, la main
ferme du monarque n'était pas là pour faire un seul
corps de toute cette population avide de pillage, et si
l'honneur n'avait pas créé la noblesse pour la guider,
c'en était fait de l'humanité. Ils crient contre la no-
blesse, et ils ne savent pas que s'il y a quelque urba-
nité dans nos mœurs, c'est à elle que nous le devons.
Dans l'absence des lois, le seigneur é{ait la loi vi-
vante, et le vassal qui se croyait protégé, quand on
n'avait fait qu'exercer la justice à son égard, payait
par une reconnaissance personnelle le bienfait de la
loi. Aujourd'hui la loi est un livre, et l'accusé justifié
s'en va chez lui quitte avec les magistrats, qui ne font
23.
•2t)t> SUR LA NOBLESSE.

qu'appliquer un texte qui n'est peut-être ni dans leur


pensée ni dans leur cœur.
Et puis les hommes de nos jours sont de pauvres
nigauds, ajouta un magistral, de ne pas voir que
l'honneur sera toujours attribué aux hautes fonctions.
Ce n'est point là un préjugé ; c'est la loi même de la
nature. Vous aurez beau vouloir honorer un labou-
rjsur, un artisan à l'égal d'un ministre, la raison com-
mune, plus forte que toutes les criailleries philosophi-
ques, redressera ce travers d'esprit et rendra hom-
mage à l'homme qui fait le plus pour la société. Et
en effet, messieurs, le laboureur du fruit de ses sueurs
nourrit un nombre très-borné de ses concitoyens, le
ministre assure les droits et favorise les intérêts de
tous; c'est bien une autre affaire. Vous entendez sou-
vent le peuple imbécille se plaindre de ce que la gloire
et les richesses accompagnent les hautes dignités de
l'état, tandis que lui qui supporte tout-lé fardeau des
charges publiques n'est ni récompensé ni honoré se-
lon qu'il croit le mériter. C'est un murmure d'envie;
car, niellez l'obscur plébéien à la place de celui qu'il
blâme si amèrement, il trouvera très-raisonnable que,
faisant plus, il ait droit à un profit plus grand et à
une renommée plus étendue. Dire que l'honneur ré-
sulte de l'importance de la fonction qu'on remplit est
une vérité si triviale, qu'il faut être de l'esprit le plus
obtus pour le nier. Eh bien, n'est-ce pas là l'origine
de la noblesse? Ceux qui ont rempli les premières
fonctions dans l'état n'ont-ils pas été appelés à juste
SUR LA NOBLESSE. 267

titre des gentilshommes ? Gentis homo, dit Pétymo-


logie ; un gentilhomme est donc l'homme de la nation.
Nos forcenés auront beau faire, du jour où ils détrui-
ront la noblesse, l'opinion publique plus sage qu'eux
en créera une nouvelle aussitôt, et elle ira la prendre
parmi ceux qui remplissent les fonctions les plus utiles
à l'état. Ce sera alors comme aujourd'hui les grands
fonctionnaires qui seront les grands dignitaires du
royaume. Nos pères en créant la noblesse n'ont fait
qu'établir ce que nous établirions nous-mêmes. Pour-
quoi donc nous plaindre d'une institution qui prend
son origine dans la nature elle-même ? La nature fait
tous les hommes égaux, j'en conviens ; mais cette éga-
lité cesse dès l'instant où l'un se rend utile à la société,
tandis que l'autre ne fait rien pour elle. N'est-il pas
vrai que ce bon fermier qui élève sa famille avec hon-
neur est au-dessus du mauvais sujet qui a mangé à
l'auberge son patrimoine et laisse ses enfants croupir
dans la misère? Eh bien, à un degré de plus dans l'é-
chelle, n'est-il pas encore vrai que le général qui dé-
fend le royaume contre les ennemis du dehors, que le
ministre qui en assure la prospérité, ont droit à une
reconnaissance publique égale au moins à celle que le
fermier recueille de ses enfants? Eh bien, messieurs,
c'est là tout. Être connu, honoré d'un plus grand
nombre, parce qu'on agit dans un plus grand cercle,
c'est là toute la noblesse. Murmurer contre elle, c'est
se plaindre de ce qu'une fonction est plus utile, plus
universelle qu'une autre ; c'est une méprise qui n'a
pas de nom.
268 SUR LA. NOBLESSE.

Bonaparte, qu'on citait tout à l'heure si mal à


propos, s'écria alors un riche armateur, n'a pas pu
faire autrement que de créer une noblesse à la place
de celle que la République imprudente avait abolie.
S'il n'avait pas donné à Masséna le titre de prince, la
France aurait dit néanmoins du vainqueur de Zurich
que c'était un grand capitaine; et celui qui est grand
parmi les capitaines, n'est-il pas, en effet, ce qu'est un
prince parmi des égaux? On ne dispute vraiment que
sur les mots. Être appelé duc, marquis, comte ou ba-
ron, c'est absolument comme si l'on était appelé
brave, loyal, équitable; et ces qualités morales cons-
tituent une véritable noblesse parmi les hommes. Nous
donnons à notre noblesse les noms qu'ont inventés
pour elle nos bons aïeux, je ne vois pas grand mal à
cela. Les noms dans l'origine exprimaient des fonc-
tions; ainsi duc, tiré du latin dux, signifiait la qualité
de celui qui commande. On dit qu'on ne veut plus de
duc, et l'on consent néanmoins à ce qu'un homme soit
appelé général ; voyez donc de quelle contradiction
l'esprit humain est susceptible! En vérité, je ne puis
rien concevoir à ce que j'ai entendu tout à l'heure, et
je ne sais comment on peut émouvoir les passions de
la multitude avec tant d'ignorance et de présomption !
Le cœur humain vous dévoilera ce mystère, dit
alors à voix basse un médecin ultra-royaliste qui avait
tout écouté sans prendre part à la conversation. Les
hommes qui déclament contre la noblesse ne se plai-
gnent pas de ce que les fonctions portent avec elles
SUR LA NOBLESSE. 269
l'honneur qui leur est dû ; ils auraient honte de sou-
tenir une pareille thèse; tous leurs murmures signi-
fient simplement : « Je suis né roturier ; la place à la-
» quelle j'aspirais dans l'échelle des distinctions so-
» ciales est prise par d'autres ; il faut renverser la
» table pour que j'aie aussi ma part au festin qui sera
» servi sur une nouvelle. » Soyez bien sur qu'il n'y a
pas autre chose au fond de toutes ces déclamations
contre la noblesse. C'est toujours celui qui n'a rien
qui conseille la loi agraire ; et cela, parce qu'il obtien-
dra quelque chose ; c'est toujours de même celui qui
n'a point d'honneurs qui veut qu'on les abolisse chez
les autres, espérant que quelque jour les dés seront
pour lui. Ainsi, toutes les criailleries d'un parti ne
portent pas, au fond, contre la noblesse, elles se diri-
gepl simplement contre l'hérédité de la noblesse ; mais
c'est ici que l'ignorance est manifeste : De même que le
lendemain du jour où l'on aura proclamé la loi agraire
il y aura des gens ruinés et des gens enrichis aux dé-
pens de ceux-là, de même le lendemain du jour où
l'on aura décrété l'abolition de la noblesse, les emplois
remplis avec sagesse et talents créeront des titres en
faveur des fonctionnaires. L'équilibre constant entre
les fortunes comme entre les talents et les vertus est
une chimère. Comme il ne faut pas recommencer tous
les jours te partage de la terre commune, de même il
ne faut pas non plus réorganiser à chaque instant à
nouveaux frais la chose publique. Le prince trouve
dans la famille d'un noble qui a rendu des services à
23*.
270 SUR LA NOBLESSE.

l'état des gens pour ainsi dire façonnés pour les


mêmes services, et il s'en sert avec raison. A moins
de mettre les places au concours et les hommes à
l'essai, on ne peut pas, dans un état en grand, se passer
d'une noblesse héréditaire. A mesure qu'un homme
par ses talents et par ses services sort de la ligne com-
mune, le prince le fait noble, et il en a le droit. Ainsi,
l'hérédité de la noblesse est une chose aussi sacrée
que celle de la propriété. On dit qu'un enfant qui naît
aujourd'hui n''a rien fait pour être noble; a-t-il plus
fait pour être propriétaire? On dit qu'en le reconnais-
sant pour noble par le seul fait de sa naissance, la so-
ciété constitue en sa faveur un privilège, soit; mais
n'est-ce pas un bien autre privilège que celui de
naître riche? Il faut, de peur d'inconvénients plus
graves, laisser subsister l'hérédité des biens auxquels
tous les hommes devraient avoir part ; à plus forte
raison faut-il laisser subsister l'hérédité des honneurs
auxquels tous les hommes sont appelés, mais dont tous
ne sont pas dignes.
Un prêtre prit alors la parole. Je soutiens de plus,
dit-il, que l'hérédité de la noblesse est fondée sur la
nature éternelle des choses, tandis que l'hérédité de la
propriété est la suite d'une convention. Sans doute,
le législateur qui a établi que les iils profiteraient des
travaux de leur père a eu grande raison; mais celui
qui a voulu que les enfants héritassent de la noblesse
de leurs ai'eux a agi conformément aux lois mêmes de
la Divinité. En effet, messieurs, vous save/ tous que
SUR LA NOBLESSE. 271
nous naissons dans le mal depuis la faute de notre pre-
mier père. Nous recueillons le triste héritage de ses
vices; s'il avait eu des vertus capables de le rendre
heureux, nous fussions également nés susceptibles des
mêmes vertus et de la même félicité. Une loi constante,
universelle, veut que le fils naisse avec les inclinations
de son père. Un proverbe populaire appuie lui-même
cette vérité : tel père, dit-il, tel fils. Les hommes
qui sont le moins disposés à reconnaître cette loi au
moral, l'avouent bien au physique quand ils disent
tous les jours qu'un animal naît avec les qualités de sa
race. Il n'y a donc pas le moindre doute à cela. La no-
blesse dans son principe est juste; l'hérédité de la
noblesse l'est aussi.
Quand l'orateur eut achevé de parler, les assistants,
convaincus de l'excellence de la thèse, se séparèrent,
se frottant les mains en songeant à leurs raisons, et
levant les épaules en pensant à celles de leurs adver-
saires. Je restai seul sur la place, abîmé dans mes
méditations, et cherchant à démêler la vérité au mi-
lieu de tant d'opinions contradictoires. J'y serais, sans
doute, resté jusqu'à la nuit, si je n'avais été abordé par
un homme d'une quarantaine d'années qui avait tout
écouté comme moi, et s'était retiré avec l'air de quel-
qu'un qui sait à quoi s'en tenir. C'était un philosophe
qui habitait la campagne presque toute l'année, mais
que quelques recherches à la bibliothèque publique
venaient d'attirer à la ville. Je vois votre étonnement,
me dit-il, et en deux mots, si vous voulez le permettre,
272 SUR LA NOBLESSE.
je vais le faire cesser. Ne consultez jamais les raison-
nements des hommes sur ce que vous devez croire ;
chaque passion sur la terre a sa raison, chacun trouve
de l'esprit et de l'éloquence quand il s'agit de prouver
ce qu'il aime. Chacun trouve des raisons pour sou-
tenir sa thèse ; mais au fond ce n'est pas la vérité dont
il se soucie, c'est seulement de ses intérêts. Si vous
écoutez un hypocrite, vous entendrez de beaux dis-
cours de morale, accommodés de manière à présenter
l'apologie de l'individu. Vous n'avez entendu ici dans
le grand groupe que des hommes qui ont raisonné
comme le renard qui trouve trop verts les raisins
qu'il ne peut atteindre. Dans le petit comité, vous
avez vu des hommes à qui l'on pouvait dire avec toute
assurance : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. En
deux mots, je vais vous dire ce qu'il en est.
Chaque fonction porte avec elle son honneur, mais
il faut distinguer la personne de la fonction. L'insensé
s'attribue l'honneur qui appartient à l'emploi, l'homme
sage au contraire reporte sur l'emploi qu'il remplit
tout l'honneur qu'on veut bien accorder à sa per-
sonne. Un roi qui n'est pas gâté par les flatteurs sait
très-bien qu'on respecte en lui le sceptre et le dia-
dème, il n'oserait dire ouvertement que la couronne
tire tout son éclat de ce qu'elle a été placée sur son
front. La noblesse donc ou l'honneur n'appartient
pas à l'individu, mais à la fonction dont s'acquitte cet
individu. Voilà pourquoi il y aura toujours des nobles,
parce qu'il y aura toujours des emplois utiles et émi-
SUR LA NOBLESSE. 273

nerits parmi les hommes. Ceci est de toute évidence.


A présent, on invoque en faveur de l'hérédité de la
noblesse cette loi incontestable de la nature qui veut
que les corps soient semblables à celui qui en a été le
germe. Il y a là-dedans un vice de raisonnement très-
facile à saisir. Nous naissons avec les inclinations et
les humeurs de nos pères, soit ; mais si nos pères no-
bles ont regardé dans l'emploi confié à leur soin leur
seul individu, ils nous transmettront une disposition
défectueuse qui ne fera de nous que de très-méchants
hommes. Nous naissons nobles quand nous héritons
des qualités nobles de nos pères ; nous naissons tout
à fait roturiers, au contraire, quand, héritant de leurs
inclinations vicieuses, la loi nous transmet seulement
leurs titres. La nature ne perpétue pas des titres de
race en race, mais bien des inclinations, des goûts,
des penchants. La loi civile ne doit pas consacrer par
des marques extérieures une hérédité morale dont la
conscience seule est juge. Dieu qui lit dans les cœurs
voit si l'homme se met à la place de la chose publique,
ou s'il attribue à celle-ci toute la déférence qu'on lui
témoigne. Le gouvernement, qui ne voit que les actes
extérieurs, ne peut pas dire avec justice : Le fils hé-
ritera de l'honneur dû à la place de son père, ce se-
rait renverser toutes les notions de la justice. Il doit
dire simplement : Chacun héritera de penchants dont
Dieu sera juge; pour nous qui voulons des hommes
utiles, nous distribuerons les fonctions à ceux qui se-
ront le plus capables de les remplir, et ces fonctions
274 SUR LA NOBLESSE.

porteront avec elles leur noblesse. Ainsi la noblesse


ne sera ni personnelle comme chez les anciens, ni hé-
réditaire comme chez les modernes. Elle sera simple-
ment l'attribut de la fonction, et elle ne deviendra
l'apanage que de celui qui remplira cette fonction
avec talent et intégrité.
Le philosophe cessa de parler, et je me retirai avec
des idées précises de la noblesse véritable.
MONSIEUR GUILLAUME

M. Guillaume était un homme de lettres qui avait


joui de quelque considération dans une de nos petites
villes de l'Ouest. Ce qui le distinguait principalement,
c'étaient des principes religieux profondément gravés
dans son cœur, et dont il avait tâché de ne jamais
s'écarter dans sa conduite. Ses actions pouvaient n'a-
voir pas été toujours celles de la vertu la plus pure;
mais ses discours annonçaient du moins la conviction
chrétienne la plus entière. Les curés du voisinage
avaient eux-mêmes trouvé de l'instruction dans sa
conversation ; et on eût dit, à l'entendre, qu'il avait
fait ses premières études dans un séminaire. Avec
tout cela, M. Guillaume passait pour un libéral, ce
qui étonnait beaucoup de gentilshommes du pays ;
car M. Guillaume n'était point acquéreur de biens na-
tionaux, et il n'avait rempli aucune fonction sous Bo-
naparte.
Les événements de juillet avaient tout changé, et
M. Guillaume était resté le même. Sans place et sans
honneurs, il paraissait attaché au nouveau gouverne-
ment, dont il n'approuvait pas néanmoins tous les
276 MONSIEUR GUILLAUME.

agents. Ayant pris l'habitude de ne jamais se passion-


ner pour les hommes et de s'attacher uniquement aux
principes, M. Guillaume voyait de loin les événements
présents comme s'il en avait lu le récit dans un livre;
et de cette manière, si l'on est incapable de bien rem-
plir une fonction subalterne qui exige qu'on connaisse
les basses jalousies et les intérêts déguisés des hom-
mes, on est du moins très-propre à bien juger de la
justice d'une cause. Notre intérêt présent, toujours
blessé par quelque endroit, nous aveugle dans nos re-
lations d'habitude; quand on se dégage de ses petites
passions, on voit toujours les choses sous leur point
de vue véritable. Faites abnégation de vous-même,
disait surtout M. Guillaume, et vous serez toujours
juste.
M. Guillaume habitait un vieil édifice sur les bords
de l'Océan. Le spectacle inspirant de la mer, l'étude
de la nature, l'enthousiasme que fait naître dans le
cœur de l'homme la conscience éclairée cherchant un
refuge au sein de la Divinité seule, toutes ces jouis-
sances morales remplissaient les journées de M. Guil-
laume. Il était alors dans son été ; son printemps
n'avait pas été si tranquille, il est vrai ; mais, désa-
busé maintenant des passions qui agitent la société,
s'il ne vivait plus du mouvement général, du moins il
assistait à la vie. Jadis il avait barbouillé beaucoup de
papier; aujourd'hui ce papier, soit imprimé, soit ma-
nuscrit, avait disparu de sa vue. Un auteur entouré
de ses productions et se complaisant à les relire, sem-
MONSIEUR GUILLAUME. 277

blait à M. Guillaume aussi ridicule que Narcisse pen-


ché sur le cristal limpide qui lui reproduisait ses
traits.
Détaché, de cette manière, de la meilleure partie
de lui-même, M. Guillaume n'avait pas eu de peine à
faire les autres sacrifices nécessaires, selon lui, à la
parfaite indépendance de l'âme. Il était parvenu à se
détacher complètement de tout ce qui fait le tourment
des autres. La fortune lui semblait un moyen d'ali-
menter en nous sans but cette ardente ambition que
rien ne peut satisfaire. Ce n'est pas ce que possède
l'avare, en effet, qu'il lui faut ; c'est ce qu'il n'a pas
encore; et comme le cœur de l'homme n'est jamais
sans désirs, celui à qui le nécessaire ne suffit pas ne
sera jamais content du superflu lui-même. Quand on
exige plus que ce que la nature ne nous doit, c'est-à-
dire, le vivre et le couvert, l'argent n'a jamais assez
de poids pour ralentir le vol de l'imagination de
l'homme. Pour moi, disait M. Guillaume, je sens par
ma propre expérience que j'aurais, si j'étais million-
naire, cent fois plus de désirs que je n'aurais d'écus
dans ma caisse : tous ces désirs seraient-ils satisfaits,
la fortune deviendrait-elle plus libérale à mon égard,
je serais comme le Gros-Jean de la fable, j'achèterais
de ces bijoux qu'on appelle des couronnes,

Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant.

Enfin, quand je serais le potentat le plus riche de l'u-


MONSIEUR GUILLAUME.

nivers, îes hommes n'ayant plus rien à me vendre,


je lutterais avec la nature, je défricherais le globe en-
tier, comme un bourgeois bouleverse son jardin pota-
ger pour en faire un jardin anglais; je couperais les
isthmes de Suez et de Panama, ou je ferais des pas-
sages sous-marins aux détroits du Sund et de Gi-
braltar.
M, Guillaume s'apercevait-il que quelque chose de-
venait l'objet de sa prédilection, de peur de s'enchaî-
ner lui-même, il en faisait aussitôt le sacrifice. Il n'a-
vait jamais poursuivi non plus les distinctions sociales;
mais ici ce n'était pas modération de sa part, c'était
orgueil. Il avait conçu autrefois une idée si exagérée
de lui-même, qu'il aurait rougi de s'assimiler aux
autres. Il se croyait trop au-dessus de sa petite so-
ciété pour s'honorer d'une distinction qui lui aurait
été commune avec d'autres membres de celte société.
En acceptant, disait-il, du gouvernement un titre ou
un ruban, l'homme consent à recevoir par là même
l'expression de sa valeur morale. M. Guillaume donc,
qui croyait valoir autant qu'un dignitaire de l'ordre
du Saint-Esprit, aurait été presque humilié de ne re-
cevoir de son prince que le cordon noir de l'ordre de
Saint-Michel.
Avec de tels défauts, avec une existence aussi soli-
taire, M. Guillaume aurait été l'homme le plus inutile
de la terre, s'il n'avait pas mûri le projet de travailler
sans relâche à l'amélioration de l'espèce humaine. Il
croyait la société arrivée à l'une de ces époques pro-
MONSIEUR GUILLAUME. 279

videntielles où tout le passé s'anéantit, où un nouvel


état de choses exige de nouvelles lumières dans tous
les genres. Ses idées, ses recherches, consignées sur
de petites feuilles volantes, étaient adressées à un ami
qui devait les publier un jour comme une œuvre pos-
thume. De cette manière, M. Guillaume assistait sans
répugnance à ses funérailles; il comparait ses papiers
décousus aux feuilles dont se couvre le chêne chaque
printemps, et qu'il jette autour de lui chaque au-
tomne. De c«tte manière, son ouvrage devait durer
autant que sa vie, et il n'en précipitait pas plus la ré-
daction qu'il ne pressait le terme de ses jours. Chaque
jour pour lui avec ses impressions était une page avec
ses pensées.
Cette vie solitaire et studieuse avait valu à M. Guil-
laume la réputation d'un homme qui savait tout ce qui
est contenu dans des livres, et après l'avoir consulté
sur des affaires de chicane, auxquelles il n'entendait
rien, plusieurs notables du pays.le consultaient avec
fruit sur les affaires les plus délicates de la con-
science. Un des gros fermiers de la commune, maître
Clouet, vint l'entretenir des nouvelles du jour, moins
pour s'assurer des opinions politiques de M. Guil-
laume que pour tranquilliser sa conscience en suivant
les principes adoptés par un homme si recomman-
dable.
Depuis 181 S, maître Clouet avait rempli les fonc-
tions de maire de sa commune avec tout le zèle d'un
serviteur fidèle de la famille déchue. Pourtant il n'a-
280 MONSIEUR GUILLAUME.

vait blessé personne, et le bruit se répandait dans le


public que maître Clouet, qui jouissait d'une aisance
fort honnête, craignait, comme tout propriétaire, de
voir le sol trembler sous ses pas, et qu'il n'avait si
bien rempli son poste que pour aider de son mieux à
consolider l'ordre établi. La chute du gouvernement
compromettait, disait-on, sa fortune autant que ses
principes; la légitimité n'était pas seulement à ses
yeux une chose avouée par sa conscience, c'était aussi
une garantie de son repos. La plupart des paysans
prenaient exemple sur lui; on savait qu'il lisait les
journaux, et qu'il ne se laissait pas aisément tromper
en matières politiques. En un mot, tel était l'avis de
maître Clouet, telle était l'opinion générale de la
commune. Il avait évité autrefois de se trouver avec
M. Guillaume, dont il redoutait la supériorité morale;
ses doutes, ses incertitudes le décidèrent enfin à lui
faire une visite.
Tenez, monsieur Guillaume, lui dit-il, en l'abor-
dant, je veux être franc avec vous : \ 7 ous savez que
j'étais un chaud partisan de l'ancien régime; je n'au-
rai pas aujourd'hui la lâcheté de l'accuser devant
vous, pour paraître flatter votre opinion ; je suis tout
prêt à reconnaître avec vous que notre intérêt nous
conseille de nous attacher à l'ordre établi aujour-
d'hui; mais l'intérêt, comme vous le dites quelque-
fois, ne doit pas être notre seul guide. De beaux pa-
triotes, ma foi, que ceux qui appuient la chose publi-
que, parce que leur fortune on leur place en dépend !
MONSIEUR GUILLAUME, 281

Dire à nos paysans qu'ils n'attraperont que des coups


en s'opposant au gouvernement, c'est une chose très-
vraie, mais c'est une trivialité s'il en fut jamais; car,
enfin, la crainte fait des esclaves, et l'affection libre
seule fait des hommes. L'affection donc, c'est ce qui
m'attache au passé, mon cher monsieur Guillaume,
c'est ce qui fait aussi que je vois le présent avec une
certaine répugnance. J'ai été élevé dans des principes
différents de ceux qu'on proclame ouvertement au-
jourd'hui. Je chéris par-dessus toutes choses et je
veux conserver intacte la religion de mes pères; et je
vous avoue, monsieur Guillaume, qu'elle me paraît
courir aujourd'hui quelques risques. Vous qui êtes un
homme sincèrement religieux, n'êtes-vous pas blessé
comme moi de voir l'état où se trouve la religion de-
puis le triomphe des libéraux de Paris? A mes yeux,
un libéral est un homme qui affecte le mépris, ou tout
au moins l'indifférence la plus entière, pour la reli-
gion. Voyez comment on en parle aujourd'hui! Avec
l'ancien gouvernement, la foi de mes pères était in-
tacte dans mon âme, elle était protégée au dehors :
aujourd'hui elle est l'objet des dérisions publiques,
insultée par les journaux, abandonnée au peuple
comme l'aliment de la superstition et de la faiblesse,
elle est opprimée par tous. Quand ce ne serait que
par générosité, je me sens porté pour la faiblesse, je
hais les oppresseurs en tout genre. Je n'ai point pra-
tiqué ma religion par superstition, les mauvais plai-
sants ne me la feront point abandonner; je n'ai point
26*.
282 MONSIEUR G U I L L A U M E .

donné l'exemple aux autres pour conserver ma place :


il y a dans mou attachement pour la religion autre
chose que des préjugés d'enfance et de misérables
calculs de vanité et d'intérêt. C'est ce que j'ai de plus
cher, et la révolution qui m'arrache ainsi à mes af-
fections ne pourra jamais obtenir mon approbation.
Je lui vouerai une obéissance muette et passive, mais
jamais je ne lui jurerai l'affection et le dévouaient.
M. Guillaume. Je sympathise avec vous, maître
Clouet, de toutes les forces de mon âme. Il n'y a ni
plaisanterie ni puissance publique capables de m'ar-
racher à ma conviction religieuse. Avec tout cela
j'applaudis à la révolution de juillet comme à un af-
franchissement politique et moral de la plus haute
importance. Il n'y a rien là qui vous étonnera quand
vous aurez eu la bonté de m'accorder quelque atten-
tion.
Maître Clouet. Je suis très-curieux de voir, en
effet, comment vous trouvez le moyen d'être libéral et
catholique tout à la fois.
M. Guillaume. Observez d'abord, mon cher mon-
sieur Clouet, que j'ai tant de respect pour la religion,
que je ne trouve dans le monde aucune forme sociale
digne de lui être associée. Elle est autant au-dessus
de tontes nos conventions que l'équité d'un juge est
au-dessus de son costume, que la vertu est au-dessus
du rôle que les circonstances lui font jouer. La vertu
est de tous les pays, la religion est ainsi. Il n'y a pas
plus de religion de la Bretagne, qu'il n'y a de vertu
MONSIEUR GUILLAUME. 283

de la Bretagne. Partout où je trouve des gens ver-


tueux, je dis : Voilà des compatriotes; partout où j'a-
perçois des hommes religieux, convaincus des vérités
du Christianisme, et attachés à ses préceptes, je dis :
Voilà des catholiques.
Maître Clouet. Vous êtes plaisant, monsieur Guil-
laume. A votre compte, les protestants sont des ca-
tholiques aussi.
M. Guillaume. Catholique signifie universel, et
vous voyez bien que celui qui étend à tous sa croyance
est plus digne de ce beau nom que celui qui en res-
treint le nombre. Il y a des catholiques véritables par-
mi ceux que vous désignez sous le nom offensant d'hé-
rétiques; il y a, au contraire, des hommes indignes
du nom de chrétiens parmi ceux que vous rangez sous
la dénomination de catholiques. C'est Dieu seul qui
discerne le catholique véritable de celui qui ne l'est
que de nom. L'homme qui s'en rapportera à l'exté-
rieur seulement se trompera toujours. Les lignes
rouges ou vertes de nos cartes de géographie circon-
scrivent les populations dans un espace quelconque
où tout porte le même nom ; on ne peut appliquer ces
divisions aux différences morales qui caractérisent les
corporations religieuses. Dans un môme empire sou-
mis en apparence aux mêmes lois civiles et morales
vous avez des hommes de toutes les opinions, et mal-
gré les usages qui leur paraissent communs à tous,
vous pouvez dire que ces hommes sont aussi de toutes
les religions.
284 MONSIEUR GUILLAUME.
Maître Clouet. Je vous accorde tout cela. La re-
ligion, voulez-vous dire, est une affaire de conscience
totalement séparée aux yeux de Dieu de la forme po-
litique. D'après cela, Dieu connaît, je suppose, dans
la Vendée beaucoup de fourbes qui ne sont catholi-
ques que de nom, tandis que chez leurs voisins de la
Charente-Inférieure, par exemple, il trouve des gens
catholiques de sentiment et d'action, et qui comme
tels obtiennent grâce devant lui? cela ne m'empêche
pas de revenir à ma thèse, et de vous répéter que je
considère le libéralisme, en général, comme une sorte
de révolte contre la religion.
M. Guillaume. Vous n'y voyez pas assez loin,
maître Clouet; si vous étendiez plus loin votre re-
gard, les nuages qui vous offusquent se dissiperaient
complètement. Les brouillards n'existent que pour
les gens qui se promènent rase-terre; celui qui s'é-
lève un tant soit peu sur la montagne les voit à ses
pieds. Vous ne voyez pas que les libéraux s'étayent
principalement de l'Évangile pour appuyer leurs pré-
tentions. Celui qui a dit à ses Apôtres : Que le plus
grand d'entre vous soit comme le plus petit, n'a-
vait pas l'intention de consacrer des distinctions ad-
mises dans la société. C'est en appelant les peuples à
la liberté que le Christianisme a fait la conquête du
monde civilisé. Tous les principes que les libéraux
mettent en avant se trouvent dans le Livre des Chré-
tiens et dans les courageuses paraphrases que ses plus
éloquents défenseurs en ont faites. Pour me borner à
MONSIEUR GUILLAUME. 285

nos temps modernes, je vous citerai les deux cory-


phées du parti libéral : L'un est le pieux, le tendre,
le sublime auteur du Télémaque; l'autre est l'écri-
vain qui a le mieux manié notre langue, je veux dire
celui qui a écrit le Petit Carême. Fénélon et Massil-
îon, voilà, maître Clouet, les apôtres du parti libéral.
Maître Clouet. Si tous les libéraux étaient de
cette trempe, je me sentirais porté à sympathiser avec
eux; mais quelle différence entre ces apôtres et les
hommes de nos jours qui se disent leurs disciples !
M. Guillaume. Pour juger d'une chose, il faut la
considérer en elle-même, et non d'après ceux qui ont
intérêt à s'en montrer les partisans. Les institutions
tes plus belles du monde ont été souillées plus encore
par leurs soi-disant preneurs que par leurs ennemis.
Si je jugeais des catholiques par ceux qui ont ordonné
et exécuté la Saint-Barthélemi, je n'en aurais pas une
idée bien avantageuse; de même il est très-inconve-
nant d'apprécier les libéraux par les étourdis de nos
jours qui usurpent ce beau nom. On a dit à ces gens-
là : Le libéralisme rend moins étroits les liens qui
vous unissent à votre égal, qui vous attachent à la
glèbe; il rend à l'individu sa valeur morale indépen-
dante des hasards de la fortune ou de la naissance; et
ils ont conclu de là qu'il n'y avait plus de lien possible.
Le libéralisme a ôté à l'état l'influence qu'il exerçait
sur la religion, et il a fait de celle-ci un commerce
secret entre l'homme et Dieu ; et vous sentez bien que
des gens qui n'avaient d'autre Dieu qu'eux-mêmes se
MONSIEUR G U I L L A U M E .

sont servis du prétexte du libéralisme pour s'affran-


chir d'une religion incommode. Mais croyez-moi, maî-
tre Clouet, de même qu'il n'y a en jadis que les fana-
tiques qui aient été à la fois catholiques et homicides,
il n'y a non plus dans nos villes que la partie igno-
rante qui soit en même temps libérale et irréligieuse.
Partout où le libéralisme a jeté quelque éclat, partout
où il a montré quelque vertu, il adonné aussi l'exem-
ple de la religion la plus éclairée. Franklin était en
môme temps l'apôtre le plus intrépide de la liberté et
le modèle des vertus chrétiennes les plus pures. C'est
le libéralisme qui a affranchi le Nouveau-Monde, et
c'est lui qui y donne en même temps asile à toutes les
croyances religieuses. Parmi les orateurs qui ont ré-
sisté avec le plus de courage au despotisme de l'em-
pire, se trouve un libéral fameux sorti de la ville de
Rennes, et qui est resté constamment attaché à toutes
les pratiques de notre religion. Sachez vous-même
que le Finistère compte un de ses enfants au côté
gauche de la chambre. Cet homme, qui est un des
soutiens du parti libéral, est précisément aussi l'hom-
me le plus convaincu peut-être des vérités religieuses
que nous respectons l'un et l'autre.
Maître Clouet. Des libéraux de ce genre, j'en
conviens, nie réconcilieraient bien vite avec la cause
qu'ils défendent. La paix serait bientôt faite entre
nous deux, si je pouvais me faire une idée nette de ce
que vous entendez par libéralisme.
M. Guillaume, Dès l'instant où les sociétés ont
MONSIEUR GUILLAUME. 287

commencé, il y a eu tout de suite lutte entre celui qui


possédait et celui qui n'avait rien. Les tentatives du ri-
che pour se maintenir au-dessus du pauvre, voilà à quoi
se réduit toute l'histoire des premières monarchies.
La richesse s'est constituée bientôt puissance perma-
nente ; elle s'est parée de titres, elle a fait du hasard
de la naissance une sorte de prescription, et la masse
écrasée par les privilégiés a été enchaînée pour tou-
jours. Les révoltes, les murmures mêmes que cet état
de choses a suscités chez le faible, ont été un appel
fait aux lois éternelles de la justice, mais n'étaient
pas encore le libéralisme véritable. Celui-ci n'a com-
mencé qu'avec le Christianisme. Cette religion seule
nous a appris à considérer le contrat social sous un
point de vue tout différent. Elle n'a pas dit au pauvre :
Soulève-toi contre ton oppresseur, combats pour l'é-
galité; mais elle nous a recommandé l'obéissance jus-
qu'au moment où la société serait assez éclairée pour
profiter des lumières que le Rédempteur apportait sur
la terre. Avec le code proclamé par l'Evangile, il
cessait d'y avoir des riches et des pauvres, des op-
presseurs et des opprimés; la prière enseignée par
Jésus-Christ commençait par ces mots sublimes Notre
Père, ce qui disait clairement à tout chrétien qu'il
était indigne de s'approcher de Dieu si tout homme
n'était pas son frère. Voilà où est la fraternité des li-
béraux; vous avouerez qu'elle a une source plus pure
que celle que lui ont supposé nos législateurs de
1793.
288 MONSIEUR G U I L L A U M E .

Maître Clouct. Vous me transportez, monsieur


Guillaume; je commence à devenir libéral avec vous;
continue/, afin que je le devienne, s'il est possible,
avec tout le monde.
M. Guillaume. Le libéralisme aurait obtenu un
complet triomphe lors de rétablissement du Chrisîia-
nisme, s'il ne s'était trouvé des obstacles qui en ont
retardé la marche jusqu'à nos jours. L'homme a beau
être en possession de la religion la plus parfaite, les
passions, l'intérêt personnel, l'emportent presque
toujours chez lui sur ses devoirs religieux; ceux-ci
sont la suite d'une réforme pénible; ses passions, au
contraire, sont des penchants, et l'on aime beaucoup
mieux se laisser aller nonchalamment au courant que
de lutter avec effort contre les flots. L'entendement a
la faculté de voir la vérité sans nuage; mais l'intérêt
personnel ne s'y rend pas aisément; il se la déguise
sous mille prétextes.
Maître Clouet. Tous me faites languir; venez
donc au fait bien vite.
M. Guillaume. Eh bien ! je veux dire que la classe
opprimante, quoique en possession delà religion, ou,
ce qui est la même chose, (In libéralisme, n'a pas cessé
pour cela d'opprimer. La féodalité nous offre le mé-
lange bizarre d'une foi presque docile et tout à la fois
d'une tyrannie rebelle à la raison. Savez-vous bien,
maître Clouet, que quand les seigneurs écrasaient le
pauvre peuple, à l'imitation des patriciens des an-
ciennes républiques, les idées libérales étaient pro-
MONSIEUR GUILLAUME. 289

clamées hautement par la cour de Rome? Elle n'in-


terposa son autorité que pour protéger le faible contre
le fort. En même temps les lumières croissant tou-
jours éclairaient les opprimés et éclaircissaient les
rangs des oppresseurs, qui rougissaient du rôle de pe-
tits tyrans. Plusieurs seigneurs affranchissaient leurs
serfs; et, soye/ bien sur, il y avait autre chose que
leur intérêt, ou la vanité, qui leur inspirait une me-
sure si libérale. La religion seule était capable de
faire faire à l'homme un si grand sacrifice.
Maître Clonet. Comment, monsieur Guillaume,
les libéraux des siècles féodaux étaient les papes ! ma
foi, voilà ma réconciliation faite.
M. Guillaume. Ajoute/ aux papes les rois eux-
mêmes. Je ne sais si le motif était aussi louable chez
ces derniers, mais enfin ils se sont montrés les libé-
raux les plus ardents dont l'histoire fasse mention.
Sans pouvoir au milieu des seigneurs insolents, ils
ont senti que la seule manière de conserver et d'ac-
croître leurs prérogatives était d'affaiblir la puissance
des possesseurs de fiefs, et d'émanciper les communes
aux dépens de la tyrannie féodale. Il est résulté de là
que la masse du peuple, favorisée par la tiare et par
la couronne, s'est dégagée peu à peu des griffes des
vautours qui la dévoraient. Il est venu un temps où
les lumières libérales se sont tellement'répandues,
qu'il s'est opéré une prodigieuse bascule qui a fait
des papes et des rois les ennemis naturels d'un libé-
ralisme dont ils étaient autrefois les défenseurs.
25.
MONSIEUR G U I L L A U M E .

Maître Cloitet. Comment m'expliquez-vous cette


révolution? elle me semble n'avoir jamais existé que
dans votre tête.
M. Guillaume. Étudiez le cœur humain, maître
Clouet, et vous verrez qu'elle était inévitable. La
puissance des seigneurs étant détruite, les rois et les
papes se sont trouvés naturellement en face de la
masse dont ils s'étaient servis, et leur rôle a dû être
celui d'oppresseurs, par la raison bien simple que le
cœur des rois et des papes est fait comme celui des
autres hommes, et que, quand nous ne trouvons plus
d'obstacles à nos desseins, quand tout le monde est
soumis à nos volontés, nous exerçons notre empire
sur ceux qui veulent bien le reconnaître. Les peuples
se sont aperçus qu'ils n'avaient été que des instru-
ments dans la main des rois, et quand ils ont vu que,
comme l'âne de la fable, ils n'avaient fait que changer
de maître, ils ont reporté sur leurs anciens défenseurs
la haine qu'ils avaient vouée aux petits tyrans dont
l'Europe avait été couverte. Le seizième siècle est l'é-
poque de cette bascule, et les premiers traits du libé-
ralisme contre le saint-siège ont donné aux opinions
que nous proclamons aujourd'hui une certaine cou-
leur huguenote, dont elles ne se sont pas encore dé-
barrassées aux yeux des petites gens qui veulent rai-
sonner sur les matières politiques.
Maître Clouet. En effet, monsieur Guillaume, ce
que je connais de l'histoire de France me prouve la
vérité de vos assertions. Les premiers protestants qui
MONSIEUR GUILLAUME. 201

parurent dans nos pays imaginèrent, semblables à


nos libéraux d'aujourd'hui, de partager la France
en cercles comme l'Allemagne, et d'en faire une ré-
publique. Je vous avoue pourtant que si le libéra-
lisme n'est plus qu'une coterie sortie d'un synode,
je ne me sens pas porté à lui vouer une grande
affection.
M. Guillaume. S'il en était ainsi, je ne serais pas
non plus libéral, monsieur Clouet. Je suis assez tolé-
rant pour donner le nom de frère à un protestant,
aussi bien qu'à un catholique, par les raisons expo-
sées plus haut ; mais la réforme religieuse du seizième
siècle n'a été qu'un acte partiel, une affaire de cou-
vent, pour ainsi dire. Partie du libéralisme, elle n'a
pas eu le caractère d'universalité que celui-ci imprime
à tous ses actes. Luther et Calvin se sont lâchés con-
tre le Pape, et leur réforme, au lieu d'être un complet
affranchissement, a consisté dans quelques points de
liturgie qu'on a considérés à tort comme des diffé-
rences essentielles. Par esprit d'opposition, ils ont re-
jeté ce que Rome adoptait, et consacré ce qu'elle re-
gardait comme profane. Faire de l'opposition pour le
plaisir d'en faire, est une très-sotte chose; c'est de
l'entêtement, et rien de plus. La Réforme était du li-
béralisme religieux qui n'avait pas été produit par la
réflexion; c'était un fruit que le temps n'avait pas
amené à sa maturité, et qu'il ne fallait pas tant se
presser de cueillir. Toutes ces innovations que nous
prenons pour des révolutions complètes ne sont fort
292 MONSIEUR GUILLAUME.

souvent que des changements partiels (1). Néanmoins


la réforme religieuse, manqiiée par le fait, a donné au
libéralisme un prodigieux essor dans les contrées sep-
tentrionales de l'Europe. Depuis ce temps, les idées
républicaines ont fermenté dans toutes les tètes : la
guerre de la Ligue n'était au fond rien autre chose
qu'un combat entre des libéraux et des absolutistes.
Henri IV était Gascon de caractère aussi bien que de
naissance : il profita des marrons que la patte de Ber-
trand avait tirés du feu, et la douceur de son carac-
tère, comme individu, fit oublier la trahison du chef
de file. Son règne ne fut qu'une usurpation. Il perdit
l'estime des libéraux véritables sans pouvoir gagner
l'affection des servi/es qui l'assassinèrent. Les poètes
ont cherché à en faire un grand prince, mais l'histoire
refusera toujours d'en faire un grand homme.
Maitre Clouet. Je n'aimais pas ce Henri, qui di-
sait que Paris valait bien une messe. Ma franchise
bretonne était blessée de cet aveu hypocrite, et dès
1830, monsieur Guillaume, quoique fidèle sujet des
petits-fils de Henri IV, j'aurais été de votre avis sur
son compte. Continuez, je vous prie, et arrivez bien
vite à notre dernière révolution.

(1) Si M. Guillaume n'avait pas eu pour but de ramener à des idées


plus saines un Catholique-Romain de bonne foi, dont il n'était pas pru-
dent de choquer trop brusquement les opinions, il aurait sans doute
ajouté que la Réforme avait rempli une grande mission providentielle,
celle de restituer au peuple la Divine Parole, que la cour de Rome lui
avait soustraite. fXote de l'Editeur.)
MONSIEUR GUILLAUME. 298

M. Guillaume. Eh! mon cher monsieur Clouet,


elle n'a cessé d'être en germe dans toutes les têtes
depuis le temps dont je vous parle. Les circonstances
l'ont favorisée ou retardée, mais elle a eu une marche
progressive, impossible à méconnaître. Richelieu l'a
comprimée par une main ferme ; Louis XIV a revêtu
l'absolutisme d'une gloire qui a empêché le peuple de
mettre la main dessus. Le libéralisme a laissé Louis
XV se souiller dans le parc aux cerfs, et a proclamé
rois du dix-huitième siècle les Voltaire et les Rous-
seau ; la Chalotais a été son favori parce que les cir-
constances ont mis son oppression et sa résistance en
évidence. Enfin le siècle, marchant toujours, a ren-
contré le faible Louis XVI, des mains duquel elle a
arraché le rabot pour lui faire tenir la plume qui de-
vait tracer la première charte. La plume est tombée
d'une main vacillante, et les ambitieux ont voulu faire
à coups de sabre ce qui devait être exécuté au moyen
de l'Evangile. Les ténèbres ont obscurci la terre; elle
a été rougie du sang innocent. Dieu s'est retiré, et
tout est rentré dans le cahos;...
Maître Clouet. Rien! monsieur Guillaume, vous
m'électrisez; voilà les fruits du libéralisme!
M. Guillaume. Comme le président de l'assem-
semblée nationale, il s'est voilé la tête, monsieur
Clouet, et il est allé dans d'autres régions porter un
flambeau dont nos passions peuvent ternir l'éclat, mais
qu'il n'est au pouvoir de personne d'éteindre entière-
ment. Une preuve que le libéralisme de 1793 ne pou-
25*.
294 MONSIEUR GUILLAUME.

vait durer, c'est qu'il était athée. Plongé dans la pous-


sière, il ne s'est plus relevé. Bonaparte est arrivé; sa
gloire personnelle, la haine contre les révolutionnaires
l'ont soutenu; le despotisme est venu qui a paru con-
solider son règne; mais le vrai libéralisme murmurait
au fond des cœurs généreux. Les antagonistes du des-
potisme n'étaient plus de farouches révolutionnaires,
c'étaient des libéraux instruits et religieux ; et quand
l'Europe, armée pour sa propre défense, a renversé le
géant, la masse qu'on aurait dit écrasée s'est relevée
subitement avec le mot d'indépendance nationale à la
bouche.
Maître Clouet. Doucement, monsieur Guillaume,
si le siècle est, comme vous le dites, entraîné irrésis-
tiblement par les idées libérales, comment se fait-il
que Bonaparte les ait comprimées si facilement?
M. Guillaume. Bonaparte était un enfant ingrat.
Fils aîné du libéralisme, c'est par celui-ci qu'il a été
porté sur le pavois. Il s'est aidé de la force prodigieuse
que lui a donné le siècle, et quand il s'est vu assez
fort, il a méconnu son père, et s'est mis ensuite à tra-
vailler pour son propre compte. Entouré d'admira-
teurs au début de sa carrière, il n'a plus trouvé au-
tour de lui vers la fin de son règne que des flatteurs
et des ennemis. >"e vous y trompez pas; toute la vie
de Napoléon s'explique par là. Vous croyez peut-être
que ces étrangers qu'il a battus tant de fois et qui ont
fini par le renverser, n'étaient armés que contre l'am-
bition d ' u n despote. Ce n'est pas cela; ces ennemis
-MONSIEUR GUILLAUME. 295

étaient les antagonistes-nés des idées libérales; Napo-


léon à leurs yeux en était l'appui. Les potentats qui
se liguaient contre lui, se liguaient, en effet, non
contre sa personne, mais contre le chef apparent du
libéralisme, ou, comme ils le disaient, de la révolu-
tion ; cela est si vrai, que c'est à ce titre seulement
que Napoléon dût l'accueil qu'il reçut en France à son
retour de l'île d'Elbe.
Maître Cloiiet. Mais vous anticipez sur les évé-
nements; vous ne dites rien de la Restauration.
M. Guillaume. Véritable gâchis, que cette soi-
disant restauration ; un tas de gens inhabiles qui
avaient vu blanchir leur tête, et ne se doutaient pas
que le siècle avait vieilli aussi, lui; une race pédante
qui jugeait le monde à travers les fenêtres d'un sémi-
naire ; une génération frivole et ignorante qui croyait
retrouver la France de 1814 semblable à la France
de 1787, comme on voit son champ de blé à la même
place après un orage. La restauration n'a rien fondé,
rien rétabli. Dans le grand mouvement providentiel,
qu'elle a méconnu, elle a été absolument inerte.
Comme ces matelots qui larguent les voiles et s'en-
dorment dans leur chambre, tandis que leur navire
est emporté par un courant rapide, les hommes d'état
de cette époque ont cru tout tranquille autour d'eux,
parce qu'ils ne bougeaient pas eux-mêmes; mais le
siècle entraînait tout. On était trop malheureux et
trop bien garrotté pour ne pas souffrir Louis XVffl;
mais sa charte octroyée, sa cour, son gouvernement,
296 MONSIEUR GUILLAUME.

n'ont été par le fait qu'une usurpation, qu'un vain


retour de l'absolutisme à l'agonie. Toute l'Europe,
que dis-je? les deux mondes ont été électrisés alors
par l'opinion libérale toujours croissante et toujours
plus éclairée. L'absolutisme comprit cela, et forma
sous le nom de Sainte-Alliance une ligue pour écraser
le libéralisme; mais, maître Clouet, examinez bien
quels en étaient les éléments, et vous verrez que si
vous refusez au libéralisme le titre de catholique,
vous devez le refuser à bien plus juste raison à la li-
gue qui s'étayait si honteusement du Livre Saint pour
asservir l'Europe; en effet, cette prétendue Sainte-
Alliance, entre quelles gens avait-elle été contractée?
Entre un monarque catholique successeur des enne-
mis-nés du pape, un prince qui suit le rit grec et un
autre que vous qualifiez ici de huguenot. Tôt ou tard
le libéralisme devait triompher; les pavés de Paris
n'ont point été la cause de la révolution de Juillet,
comme le croient les gens à vue courte. Quand il n'y
aurait-pas eu un Polignac, qui a tout gâté et tout pré-
cipité, il aurait fallu à la France un ministère plus li-
béral; après celui-là, un plus libéral encore, jusqu'à
ce qu'on eût obtenu par des pavés ou par des écrits
un régime tout à fait libéral. Nous y marchons, Dieu
merci, et quoique nous fassions peut-être encore bien
des sottises, quoique nous rétrogradions même s'il
est possible, il est certain néanmoins que nous y arri-
verons par la forée des choses. En un mot, le libéra-
lisme, dégagé des préjugés des hommes, est le gou-
MONSIEUR GUILLAUME. 297

vernement des lois; celles-ci sont l'expression delà


justice qui défend l'opprimé; toute justice, mon cher
monsieur Clouet, comme toute bonté, procèdent d'en
haut; c'est donc directement de Dieu, qui tient en
main les destinées humaines, que dérive sur la France
cette forme de gouvernement à laquelle tout à l'heure
vous faisiez l'injure d'être contraire à la foi catholique.
Maître Clouet. Je vous en demande humblement
pardon, monsieur Guillaume, vous m'avez pleinement
convaincu ; j'ai cependant encore un scrupule, et si
vous le levez, la paix sera faite entre nous deux. Vo-
tre libéralisme frise de bien près la république.
M. Guillaume Vous avez mis le doigt dessus,
monsieur Clouet ; libéral et républicain sont syno-
nymes.
Maître Clouet. Pas tout à fait. Je connais de très-
bons libéraux qui se défendent de toutes leurs forces
de ce républicanisme qu'on veut ressusciter aujour-
d'hui ; et je m'é.tonne qu'un homme aussi sage et aussi
indépendant d'esprit, que vous m'avez toujours paru
l'être, donne dans ces niaiseries philosophiques.
M. Guillaume. Ne tranchez pas si lestement, maî-
tre Clouet, et vous verrez que la sagesse que vous me
supposez s'accorderait très-bien, quelque dose que
j'en eusse d'ailleurs, avec ces prétendues rêveries que
tout le monde accuse aujourd'hui, et vers lesquelles
l'espèce humaine est portée par un mouvement uni-
versel. La république, comme l'exprime l'étymologie
du mot, c'est la chose publique; c'est elle, sans con-
298 • MONSIEUR GUILLAUME.

tredit, que vous devez considérer en politique, et non


l'intérêt privé de tel ou tel individu, de tel ou tel
corps.
Mnilre Clouet. Il n'y a pas le moindre duute à
cela.
M. Guillaume. Un républicain est un homme qui
fait abstraction des prétentions particulières pour
n'envisager que le bien commun. A ce titre-là, maî-
tre Clouet, je vous regarde comme un franc et loyal
républicain. Les buveurs de sang auxquels on appli-
que ce nom respectable, étaient des scélérats qui abu-
saient de la chose la plus belle et la plus légitime du
monde.
Muitre Clouet. Légitime, dites-vous? Ah! voilà
qui est plaisant; jamais je n'avais entendu parler de
la légitimité de la république.
M. Guillaume. Ce qui est légitime, c'est ce qui
est avoué par la raison universelle. Quand les hommes
ont reconnu que telle forme de gouvernement était
d'accord avec la justice et l'ordre public tout ensem-
ble, ils ont dit que cette forme était légitime. Tout ce
qui lui était contraire, étant illégal, était aussi illégi-
time. Ainsi, quand lassés des prétentions rivales des
ambitieux qui aspiraient à la couronne et qui trou-
blaient la société, ils ont déclaré que la couronne ap-
partiendrait à une famille comme une propriété, on a
dit que le gouvernement qui faisait sortir la couronne
de cette famille était illégitime. Ainsi la légitimité est
la suite d'un contrat; mais avant tous les contrats
.MONSIEUR GUILLAUME. 299

possibles existaient la raison et l'équité, et ce sont


elles qui avaient fondé les premiers gouvernements.
Ceux-ci étaient des républiques, et ce n'est que par
suite d'un second contrat que la légitimité a été affec-
tée à la royauté ou à telle autre forme de gouverne-
ment. Quand les Israélites, lassés du gouvernement
républicain, ont demandé une monarchie, vous avez
vu qu'ils ont encouru les reproches de la Divinité.
Donc la légitimité de la monarchie n'est pas de droit
divin.
Maître Clonel. Ce qui est de droit divin, c'est
donc la république ?
M. Guillaume. Sans aucun doute. Le gouverne-
ment qui protège tous les droits, qui ne consacre au-
cune de ces usurpations qu'on a appelées des privi-
lèges et des honneurs; le gouvernement qui déclare
que la chose publique est la propriété de tous, et
qu'elle n'est l'apanage de personne, est sans contredit
de droit divin, parce que l'éternelle justice est avec
lui. Ce serait le ciel sur la terre qu'un pareil ordre de
choses ; mais comme les passions des hommes ternis-
sent toujours les plus belles institutions, il est impos-
sible que celle-ci ait été à l'abri des crimes et des
erreurs qui ont déshonoré tout ce qu'il y a jamais eu
de vertus et de vérités sur la terre. Observe/ que plus
une chose est belle, plus l'abus en est odieux. La re-
ligion est le plus doux des besoins de l'homme; l'hy-
pocrisie qui en tratique est par la même raison l'objet
de la haine la plus vigoureuse. Les essais de répubb-
3OU .MONSIEUR G U I L L A U M E .

canisme faits jusqu'à ce jour ont été des abus, voilà


pourquoi la république passe dans l'idée de la plupart
des hommes pour le gouvernement le plus affreux que
l'on puisse imaginer.
Maître Clouet. Ainsi, vous convenez ([lie la répu-
blique, bonne au plus comme utopie, ne peut arriver,
sous peine de faux résultats, à une application immé-
diate et pratique.
M. Guillaume. Il ne faut pas désespérer ainsi de
l'espèce humaine, îl n'y a rien de vrai pour l'intelli-
gence qui ne puisse être vrai aussi pour le cœur.
Vous ne pouvez concevoir un beau absolu qui ne
puisse être un jour un bien réel. S'il en était autre-
ment, la Divinité nous aurait trompé; elle nous ferait
entrevoir ce qui doit être, et nous ôterait les moyens
d'y arriver jamais; cela est impossible. Une chose
existe d'une manière absolue, dès qu'elle existe pour
la raison; pour qu'elle se convertisse en institution,
pour qu'elle devienne une réalité, il faut, j'en conviens,
des gens désintéressés et vertueux ; dire qu'il n'y aura
jamais de république sur la terre, ce serait dire qu'il
n'y aura jamais d'hommes vertueux à la tète des af-
faires de ce monde, et je vous avoue que je regarde-
rais comme un fou le misanthrope qui oserait porter
sur ses frères une pareille sentence. La race humaine,
qui nous parait si vieille, n'est peut-être encore qu'à
son enfance. Qui sait si l'avenir ne réalisera pas les
espérances d e l à vertu, qui aujourd'hui ne sont mal-
heureusement que des rêves?
MONSIEUR GUILLAUME. 301

Maître Clouet. Mais, en attendant, nous ferons


bien de rester où nous en sommes, de peur de tenta-
tives infructueuses.
M. Guillaume. Je suis d'accord avec vous là-des-
sus. Je veux seulement vous prouver que si les tenta-
tives sont malheureuses, elles ne sont pas pour cela
criminelles en elles-mêmes. Je veux vous amener à
dire, comme moi, que l'état présent n'est légitime,
n'est toléré même que faute de mieux, et que ce mieux
qui est la seule chose légitime en principe et désirable
en application, c'est la république. Vous ne pouvez
sortir de là, monsieur Clouet ; la répugnance que vous
éprouvez pour elle, c'est la peur des troubles qu'a-
mènent avec eux tous les changements; mais le chan-
gement en lui-même, vous le proclamez juste. Ce qui
vous fait peur, ce n'est plus la chose, ce sont les hom-
mes; vous ne pouvez plus qu'applaudir à la républi-
que, seulement vous condamnez les agents coupables
ou maladroits qui l'ont associée à leurs intérêts ou se
sont attelés à sou char. Il y a aussi loin de la répu-
blique à nos bonnets rouges et à nos sans-culottes,
qu'il y a loin de l'Evangile à nos farouches inquisi-
teurs. A l'homme qui dirait : Je ne veux point d'une
religion susceptible de tels abus, on opposerait avec
raison les Fénélon et les Vincent de Paule ; à l'insensé
qui dirait de même : Je ne veux pas d'une république
souillée par de tels excès, on citerait avec orgueil les
Caton et les Fabricius, qui n'ont dû qu'il elle leur pa-
triotisme et leur désintéressement. Parce que la so-
20.
;50i MONSIEUR G U I L L A U M E .

ciété, prise à telle époque, a été malheureuse, quoique


républicaine, faut-il dire pour cela que la république
ne convient pas aux hommes? non, sans doute; on
rétorquerait l'argument contre les monarchies, et il
leur serait moins favorable encore. Rome, sous les
empereurs, a été opprimée et avilie tout ensemble;
sous le gouvernement républicain, elle a été déchirée,
il est vrai, mais couverte de gloire.
Maître Clouet. Avec vos lambeaux d'histoire et
de philosophie, vous ne répondez pas à l'objection que
je vous faisais : les gens les plus éclairés de notre
époque, les notables mêmes de nos villes, voient tous
avec répugnance cette république qu'une faction ap-
pelle maintenant à grands cris; comment prétendez-
vous avoir seul raison contre tout le monde?
M. Guillaume. Chat échaudé craint l'eau froide.
Vous ne voyez pas que ces hommes sortent d'une soi-
disant république, qui lésa tant maltraités, que le
nom seul aujourd'hui leur fait peur. Vous ne remar-
quez pas non plus que les prôneurs de république ne
sont pas tous assez désintéressés pour inspirer la con-
fiance ; ou ce sont des gens qui n'ont rien, et qui peu-
vent pécher quelque chose eu eau trouble, ou ce sont
des mécontents qui n'ont ni amant d'autorité, ni ait
tant d'honneurs qu'ils en voudraient, eî qui se font
partisans de la république pour exploiter celle-ci à
leur profit. Toute cette tourbe n'a rien à démêler avec
les hommes dignes de tenir le timon de l'état. Voilà
pourquoi personne ne veut de la république. Tons les
MONSIEUR GUILLAUME. 303

raisonnements possibles, mon cher monsieur Clouet,


aboutissent au vôtre. Ils signifient tous : Je ne veux pas
d'un ordre de choses qu'il faudrait acheter au prix de
mon sang ou de ma fortune, et qui ne tournerait qu'à
l'avantage de tel étourdi ou de tel bandit. Parbleu,
je le crois bien ; je n'en veux pas plus que vous. Ce
que je veux, ou, pour parler plus exactement, ce que
je désire humblement, ce sont des hommes vertueux,
et avec eux la république sera possible. Il ne faut pas
prendre les choses sur l'étiquette du sac. Depuis le
dernier siècle, on a coutume de mettre bêtement sur
le sac de la Convention le mot république. Si ce mot
sacré eût été mis, comme il devait l'être, en effet, en
tête des premiers livres de la Bible qui nous parlent
du gouvernement patriarcal, on regretterait aujour-
d'hui la république comme ou regrette l'âge d'or; on
s'en souviendrait avec amour, on en parlerait avec
orgueil, et on se tournerait vers l'avenir avec quelque
espérance.
Maître Clouet. Tous parlez là de ceux nui lisent;
c'est très-bien. Je conviens avec vous qu'ils n'agran-
dissent pas assez leur horizon ; mais ce noble instinct,
cet instinct généreux de tous les hommes paisibles,
qui leur fait venir la chair de poule au seul nom de
république, le combattez-vous suffisamment?
M. Guillaume. Votre expression triviale va me
servir pour une comparaison qui ne l'est pas moins,
mais qui, j'espère, vous paraîtra très-claire. La ré-
volution a éparpillé de toutes parts le grain ramassé
304 MONSIEUR GUILLAUME.

dans la grange, tous les oiseaux de la basse-cour se


sont jetés dessus, et ce n'est pas quand ces animaux-
là ont le jabot plein qu'ils travaillent à remplir celui
des autres. Il faut pour cela une abnégation de soi
que vous ne trouverez pas chez les poules avec les-
quelles vous assimilez vous-mêmes vos notables. Il est
juste que l'intérêt soit le modérateur sensible des
choses de ce monde. Il servira heureusement le gou-
vernement habile qui voudra retenir les hommes dans
la route frayée, mais il sera tout à fait dédaigné de
celui qui désirera les faire entrer dans une route nou-
velle. La propriété est très-apte à jouir tranquille-
ment dans un état lel quel, mais elle n'est pas propre
à se déranger pour faire jouir les autres. Les mur-
mures qu'elle fait entendre contre la république sont
un peu comme ceux du gastronome qu'on vient déran-
ger à table; il ne faut les prendre que pour ce qu'ils
valent. Les seules objections valables sont celles du
savoir judicieux et de la conscience éclairée ; et où
sont-elles, monsieur Clouet ?
Maître Clouet. J'avoue que je ne suis pas assez
fort pour discuter avec vous là-dessus. Je ne vois pas
trop quelles sont les objections qu'on peut faire à la
chose vue dans l'idéal; dans le réel, vous convenez
avec moi quelle n'est pas belle; cela me suffit.
M. Guillaume. Non, monsieur Clouet, cela ne
vous suffit pas; vous mentez ici à votre conscience;
interrogez-la avec franchise, et elle vous répondra sans
subterfuge. Si la Divinité nous donnait aujourd'hui
MONSIEUR GUILLAUME. 305

seulement le talent de faire usage du feu, refuseriez-


vous ce bienfait du ciel, sous prétexte que F enfant de
votre voisin s'en est servi pour incendier votre ver-
ger ? Vous distingueriez bien nettement ici la chose
de l'abus qu'on a fait. Appliquez cette manière de voir
à la religion, à la vertu, à la philosophie, à la répu-
blique elle-même, et vous les verre/ sous leur jour
véritable. Vous avez peur des troubles présents par
lesquels il faudrait peut-être acheter un bien à venir;
j'en ai peur comme vous, et peut-être plus que vous,
mais observez que c'est l'impatience de l'homme qui
gâte tout ; s'il laissait agir la Divinité seule, tout vien-
drait en son temps. Il n'ya rien qu'elle n'amène sur
la terre, après l'aveir conduit à la maturité. Entraî-
nées vers les régions républicaines, le plus universel,
le plus tolérant de tous les gouvernements, les gé-
nérations qui nous ont précédés n'étaient pas encore
assez mûres pour lui. Laissons agir en nous le Dieu
qui agit dans toute la nature, et tout sera bien. Il
nous prépare une république dont les factions retar-
deront peut-être le règne, mais qui ne pourra man-
quer à nos neveux. Pressés de jouir, nous voulons
des institutions sociales pour notre courte vie, et la
nature ne compte pas avec l'homme. Le gland semé
aujourd'hui ne produira pas dans un printemps le
chêne destiné à donner de l'ombre à cet usufruitier
que vous appelez le propriétaire. Les nations passent
comme l'individu, les institutions dont la Divinité dé-
pose le germe dans leur sein ne doivent pas toujours
26*.
306 MONSIEUR GUILLAUME.

donner leur fruit à l'époque que notre impatience leur


assigne. Abandonnez la méthode vulgaire de juger le
présent par le passé; les événements ne se présentent
jamais deux fois de la même manière dans le livre
de l'histoire. Si vous ne jugez ce qui doit être que
par ce qui a été, vous ne connaîtrez jamais bien les
actes de la Providence. La variété est le sceau de sa
puissance immortelle ; elle n'a pas produit deux brins
"ffherbe qui se ressemblent, elle n'enfantera pas non
plus deux sociétés semblables. Vous direz peut-être
que vous ne voulez pas d'une république qui res-
semble à la tyrannie de celle de Venise; soyez bien
sûr qu'il y a dans les trésors de la Providence une ré-
publique qui peut échapper au danger de la domina-
tion patricienne. Vous ne voulez pas d'un gouverne-
ment qui vous dispense du respect juré à la famille
que vos vœux ont appelé sur le trône; qui vous a dit
qu'un roi ne pouvait pas être le chef d'une républi-
que? Vous qui jugez par le passé, souvenez-vous que
Sparte républicaine avait des rois.
Maître Clouet. Votre républicanisme est si vaste
et si tolérant, monsieur Guillaume, que je me sens
disposé à y donner les mains de grand cœur. Avec
vous on pourrait presque être royaliste et républicain,
comme on est catholique et libéral.
M. Guillaume. Vous êtes toujours dans les mots,
monsieur Clouet; levez votre pensée au-dessus des
acceptions locales qu'ont reçues les termes dénaturés
par les passions et l'ignorance, et nous ne cesserons
MONSIEUR GUILLAUME. 307
jamais de nous entendre. Quel que soit le nom du
magistrat, peu nous importe ; ce qu'il importe, c'est
l'extinction des privilèges, c'est l'égalité devant la loi
comme devant le Dieu dont elle émane, c'est le res-
pect dû à tous les hommes nos frères. Il faut que la
chose qui appartient à tous ne soit la propriété exclu-
sive de personne, il faut que tous y concourent; si
par désespoir on est obligé d'aller aux voix pour as-
surer la vérité, il faut prendre garde, au milieu du
tumulte de la richesse présomptueuse, d'étouffer la
voix de l'innocence, ou de ne pas faire attention à
celles du talent et de la vertu. Il faut que toutes les
prières, adressées à ce Dieu qui tient en main le cœur
de tous les hommes, puissent monter librement vers
le ciel, sans permettre à l'état d'en dicter la formule;
il faut bien des choses qui ne sont conciliâmes qu'a-
vec le régime républicain, et ce nom-là, j'espère, ne
vous fait plus peur.
Maître Clouet. C'est fort bien, monsieur Guil-
laume; en d'autres termes, voici votre déclaration
des droits de l'homme : Point de noblesse, point de
titres; vous voulez la démocratie tout entière, une
chambre qui admette tout le monde, et une religion
qui concilie tous les cultes.
M. Guillaume. Vous avez cru me critiquer, mon-
sieur Clouet, et votre résumé est un manifeste incon-
testable. Point de noblesse, dites-vous, et point de
titres; et, en effet, la noblesse qui, dans les temps
antérieurs, était une force armée, n'est plus dans les
308 MONSIEUR GUILLAUME.

circonstances présentes qu'un vain nom, et pourquoi


conserver des noms quand, les choses ne sont plus?
Des titres, dites-vous; et pourquoi? Pour alimenter
l'orgueil, tandis que vous deve/: l'extirper avec soin;
des titres, pour qu'il y ait parmi les hommes des su-
périeurs et des inférieurs, tandis que la loi veut,
comme la nature, qu'ils soient tous égaux. Vous exei-
tere/ par là l'émulation ; mais prenez garde, l'envie
sera là aussi. Le titulaire sera nécessairement un or-
gueilleux ; l'homme auquel il croira inspirer le res-
pect ne sera qu'un envieux. La société, grâce à vos
distinctions, sera encore par le fait partagée en deux
classes ; ce seront les oppresseurs et les opprimés sous
d'autres noms. Quant à la chambre élective, je ne vois
pas pourquoi les gens capables d'éclairer la nation n'y
seraient pas admis de préférence même à la propriété.
Les Polonais ont demandé à Rousseau son avis sur la
forme du gouvernement, et ce publiciste qui a écrit à
cette occasion un ouvrage qui éclaire aujourd'hui
l'Europe entière, ne serait pas même membre de vo-
ire chambre des députés.
Maître Cloucl. Un moment, monsieur Guillaume,
vous allez trop loin. Votre génie vous égare, rentre/
dans le positif. Quand j'élais maire, j'avais aussi, moi.
des beaux esprits dans ma c o m m u n e ; mais tout le
monde m'aurait ri au ne/, si j'avais eu la sottise de
les préférer à nos bons propriétaires pour en compo-
ser mon conseil municipal. Les intérêts matériels doi-
vent êii'e d é b a t t u s cuire ceux que ces iulérèls concer-
MONSIEUR GUILLAUME. 309

nent, et la chambre des députés est le conseil muni-


cipal de la France.
M. Guillaume. Ce n'est pas cela du tout, mon-
sieur Clouet. L'habitude des petites affaires vous em-
pêche d'apercevoir les grandes. La patrie n'a-t-elle
à défendre que ma propriété ? Ne doit-elle pas proté-
ger l'éducation qu'il me plaira de donner à mes en-
fants, la religion que je voudrai suivre moi-même ?
Mon pays est dans des relations diverses avec les au-
tres; est-ce un bon propriétaire, comme vous l'en-
tendez, qui appréciera ces relations? L'intérêt, sans
doute, est appelé à régler nos comptes, mais le pa-
triotisme, la science, la morale ne doivent pas être
laissés de côté; nous en avons trop besoin.
Maître Clouet. Fort bien, monsieur Guillaume,
je n'y songeais pas; j'avoue que comparaison n'est
pas toujours raison. Je sais tout ce que vous allez me
dire en faveur de la liberté de conscience en matière
religieuse. Vous avez encore là-dessus de grands
mots qui forcent la conviction.
M. Guillaume. Point de plaisanterie, monsieur
Clouet. Chargez-vous votre voisin des fonctions de
votre estomac ? Chargez-vous davantage un corps
quelconque des fonctions de votre intelligence. Si vous
êtes seul responsable devant Dieu de vos actions, vous
l'êtes également de vos sentiments; car celles-là sont
manifestement la suite de ceux-ci. Si vous êtes cou-
pable d'avoir agi, vous l'êtes à coup sûr d'avoir pensé,
car la pensée précède et enfante l'action. Dieu ne
310 MONSIEUR GUILLAUME.

peut imputer le crime ou la vertu qu'à une créature


libre, et pour être puni ou récompensé dans ma
croyance, je dois être libre pour la choisir.
Maître Clouet, Allons, monsieur Guillaume, met-
te/ hache en bois. Puisque vous êtes si fort sur les
principes, venez-en promptemenî à l'exécution. Tail-
lez dans le v i f ; vous êtes maître de la matière et du
temps; vous n'avez qu'une chose à trouver, ce sont
des hommes vertueux, pour ne pas dire des Anges.
Je crois bien que cela vous sera aussi facile que tout
le reste; quant à moi, j'ai la vue plus courte que vous,
et je ne peux me faire une idée de la manière dont
vous vous y prendrez pour convertir nos égoïstes et
nos orgueilleux du jour en esprits humbles et désin-
téressés.
M. Guillaume. Nous voici arrivés au point de dé-
part, monsieur Clouet. Nous revenons ici à la reli-
gion, par laquelle nous avons commencé .-L'éducation
seientitique, philosophique et morale la plus vaste ne
produira jamais autant de bien que la religion la plus
simple. Tous les hommes, je le sais, sont remplis d'e-
go i'srue et de vanité ; l'éducation nous apprendra à
dissimuler ces vices pour nous rendre supportables
dans la société ; il n'y a que la religion capable de les
extirper. L'homme naît dans le mal; ce n'est pas seu-
lement la Genèse qui dit cela ; la philosophie le dé-
montre après elle. Nous héritons tous de nos pères
d'une nature corrompue, par laquelle nous nous fai-
sons le centre de tout ce qui existe, tandis que la sa-
MONSIEUR GUILLAUME. 311

gesse veut que nous mettions au centre le bien gé-


néral.
Maître Clouel. J'avais considéré jusqu'à présent
la chute de l'homme comme une allégorie biblique ;
vous en faites une vérité philosophique.
M. Guillaume. Sans doute, c'est un fait incontes-
table de la nature humaine. Regardez l'enfant qui n'a
pas encore appris à déguiser ses penchants, suivez-le
dans toutes ses actions depuis sa naissance; vous le
voyez tout rapporter à lui seul, il veut qu'on ne fasse
attention qu'à lui, qu'on ne s'entretienne que de lui.
Il veut qu'on lui donne, et ne vent se dessaisir de rien.
La réforme paternelle corrige un peu ces penchants,
et le petit égoïste devient avec le temps un charmant
hypocrite, qui donne pour recevoir à son tour, qui
loue pour être vanté. Vous voyez bien que s'il n'y
avait pas pour l'homme une réforme plus radicale que
celle-là, nous ne serions jamais dignes d'être des ré-
publicains. La religion arrive, et avec elle tout change.
Elle exige que l'homme prenne une nouvelle nais-
sance par des combats contre ses penchants naturels,
qui tous le portent au mai et à l'erreur; ces combats,
monsieur Clouet, sont Ses rudes apprentissages de la
v e r t u ; l'homme qui s'est régénéré par ce moyeu esî
lui seul vraiment homme. Il sacrifie son intérêt pro-
pre au bien commun; il est digne d'être ni) républi-
cain dans toute la forée du terme. S'il remplit une
fonction, il n'en considérera pas tant les émoluments
et les honneurs que les devoirs qu'elle lui impose; ii
31i MONSIEUR GUILLAUME.

se démettra volontiers d'une charge, pour que l'État


la confie à quelqu'un plus capable de la remplir et
plus digne de l'occuper. Ne croyez pas que l'éduca-
tion supplée en cela la religion. L'intelligence a beau
être éclairée, le cœur n'en poursuit pas moins ce
qu'il aime. C'est celui-ci qu'il faut pétrir de nou-
veau pour que l'homme soit une créature sociable. Le
bon la Fontaine a dit avec justice :

Nous n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres.

Il faut donc que la vertu devienne chez nous instinc-


tive, pour que nous suivions avec plaisir ses enseigne-
ments. Notre instinct naturel aboutit au moi. L'instinct
nouveau que la religion nous fera acquérir sera aussi
vaste que l'humanité tout entière. L'éducation peut
diriger l'intelligence; mais elle ne corrige pas la vo-
lonté; la religion seule a le pouvoir d'opérer cet effet
salutaire; aussi à mes yeux tout homme qui t'ait le
bien par tout autre motif que celui-là ne fait pas le
bien absolu : il est généreux par ostentation, sincère
par intérêt, ami dévoué par calcul ; il fait entrer le
moi dans toutes ses actions : par conséquent ses ac-
tions ne sont pas marquées au coin de la justice; ins-
pirées par un bas trafic ou par une crainte servile,
l'amour, qui anime tout, y manque intérieurement.
Il est dans le plus compl t égoïsme, et ce n'est qu'à
l'extérieur qu'il parait se détacher de lui-même. De-
vant les hommes il s'abstient du mal, parce que c'est
MONSIEUR G U I L L A U M E . 3IH

une chose qui porterait préjudice à son honneur ou à


son intérêt; mais devant le Dieu qui lit au fond des
cœurs, il commet tous les jours les péchés défendus
par le Décalogue. L'envie qu'il porte à son prochain,
la haine secrète qu'il voue à ses rivaux ou à ses supé-
rieurs, en fait un homicide, bien qu'il n'ait pas le poi-
gnard à la main. Sans autre amour que celui de soi-
même, il est dans le mal de la tête aux pieds, car le
mal, c'est la négation simple du véritable amour, d'où
résulte cet axiome incontestable : Point de vertu
sans religion.
Maure Clouel. Venez que je vous embrasse, mon-
sieur Guillaume, votre profession de foi est exacte-
ment la mienne. Je suis prêt à la signer de mon sang,
s'il le faut.
M. Guillaume. J'aime mieux m'exposer aux ris-
ques de perdre votre amitié, monsieur Clouet, que
de ne pas être sincère avec vous. Je n'entends pas par
l'axiome qui nous réconcilie tous les deux, que sans
telle forme religieuse il n'y ait point de vertus. J'ap-
plique ceci à toutes les manières possibles d'adorer
Dieu. Dieu est l'unique source de tout amour, par
conséquent de tout bien. L'homme ne se constitue pas
lui-même organe de la vie; il en est le simple réci-
pient. Quand il se dispose comme réceptacle docile de
la Divinité, elle descend en lui, et lui inspire cet
amour universel dont l'essence n'est pas de s'aimer
soi seul, mais d'aimer les autres. Cet amour le porte
toujours au bien. C'est ce qui faisait dire à saint Au-
27.
31-4 MONSIEUR G U I L L A U M E .

gustin : Aimez, et faites ensuite tout ce que vous vou-


drez. Il est clair qu'en aimant sans retour sur soi-
même, on ne peut qu'être Vertueux, puisqu'on ne
travaille que pour les autres. Les inspirations ver-
tueuses soiU donc des penchants d'amour qui descen-
dent dans le cœur épuré du sage. Sous le rapport de
l'art proprement dit, les anciens avaient bien reconnu
que l'homme était un simple réceptacle, le mot en-
thousiasme, dont ils se servaient pour exprimer l'in-
dice du génie créateur, signifie à la lettre Dieu en
nous.
Maître Cloncl. Vous vous élevez si haut, mon-
sieur Guillaume, que je ne vous suis plus. Vous vou-
lez dire, je pense, que Dieu est le bien absolu, que
l'homme ne peut rien recevoir qui ne vienne d'en
liant, comme l'ont reconnu avant vous tous les mora-
listes : pour cela, j'en conviens, une fois posé en
principe que Dieu est le bien, tout votre raisonnement
se réduit à dire : Point de bien sans Dieu.
M. Guillaume. Vous avez un talent admirable,
monsieur Clouet, pour résumer en deux mots les
questions les plus difficiles. Point de bien sans Dieu,
comme vous vous exprimez, n'est-ce pas dire : Point
de vertus sans religion? A présent remarquez bien
ceci : Si la source unique du bien, c'est Dieu, la
source unique également du mal, c'est l'homme. En
arrêtant sur lui seul les rayons du soleil moral qui
échauffent tous les cœurs, l'homme se met par là dans
• un état négatif: il ^'oppose à Dieu mOme. Que dis-jeI
MONSIEUR G U I L L A U M E . 315

il devient à lui-même son propre Dieu ; il s'aime,


c'est tout dire : II n'y a plus de place dan? son cœur
pour les affections généreuses; il s'aime, il ne peut
plus concevoir l«js charmes de 1 ùinour ; son regard
adultère ne peut plus tomber sur la beauté sans la
souiller. Il s'aime, et il ne peut plus embrasser un
ami sans commettre le crime de l'infâme Judas. Ser-
rez sa main, et vous la sentirez sèche comme du bois;
elle n'a point de vie pour répondre aux étreintes
de la vôtre. Il a de l'éducation, des manières; mais
prenez-y bien garde, tout cela ne lui sert qu'à mieux
cacher son jeu. La vérité ne peut sortir de sa bouche;
instrument imparfait, sa langue est condamnée à ren-
dre toujours un son faux. Il a des paroles d'amour,
mais elles tuent; il connaît l'inspiration qui échauffe,
mais on reste froid en l'écoutant. Ce n'est plus un
homme, c'est un cadavre; on peut dire de lui ce que
disait l'ours de la Fontaine :

Éloignons-nous, car il sent.

Non, monsieur Clouet, ne touchez point cette


corde. Tout mon sang bouillonne à la seule idée de
la réforme opérée par l'éducation seulement. En mo-
rale elle fera des hypocrites, en politique des ambi-
tieux, en philosophie des vaniteux qui n'aimeront la
vérité que parce qu'elle leur fait honneur, et qui se-
ront prêts à la sacrifier pour le mensonge, si celui-ci
les conduit à la considération ou à la fortune.
31 G MONSIEUR GUILLAUME.

Maître Cloue t. Le portrait est frappant, c'est


bien là notre époque. Mais, monsieur Guillaume, vo-
tre religion qui s'accommode si bien du libéralisme,
votre république qui reconnaît l'autorité d'un seul,
tout cela ressemble furieusement à la doctrine saint-
simonienne, et ne craignez-vous pas....
M. Guillaume. De mettre, voulez-vous dire, Saint-
Simon en parallèle avec Jésus-Christ ? Dieu me garde
d'une telle profanation ! Je crois, comme les disciples
de Saint-Simon, à une dispensation providentielle
qui s'accomplit en notre temps. Je crois le passé tout
à fait mort; la société a été renouvelée, l'ancienne a
été jugée, tout est lini pour la religion extérieure, la
littérature d'imitation , la philosophie sensiialiste ;
quelque chose de plus consolant, de plus vrai, de plus
grave tout ensemble, descend de là-haut dans le cœur
humain. Et vous en voyez les preuves dans ce zèle
religieux commun à toutes les croyances et qui fait
présider le libéralisme chrétien à tous les actes de la
philanthropie; vous découvrez la nouvelle ère dans
ces chants si vrais et si touchants, inspirés à ceux de
nos poètes qui ont quitté la vieille ornière pour mar-
cher dans le sentier que nos pères n'avaient pas re-
marqué ; vous vous apercevez que la philosophie est
changée en lisant les productions en vogue. Ce spiri-
tualisme, hué et sifflé dans le dernier siècle, préside
actuellement à tous les écrits de nos penseurs. L'es-
prit humain a été mis en possession d'une industrie
puissante qui va seconder les efforts de la pensée.
MONSIEUR GUILLAUME. 317

Toutes les nations européennes tour à tour conquises


et conquérantes ont appris à se connaître; elles pro-
clament ouvertement que le règne de tous est arrivé,
que les barrières élevées par l'ignorance et le privi-
lège sont renversées. En un clin d'œil les deux Amé-
riques sont devenues libres, et le nouveau monde offre
un asile assuré à la conscience, si celle-ci par hasard
ne trouvait plus de refuge dans l'ancien monde. Le
triomphe de la vérité est assuré.
Maître Clouet. Vous voilà sur votre dada. Il
n'est pas d'homme sage qui n'ait sa folie. La vôtre
perce quoique vous fassiez, monsieur Guillaume.
M. Guillaume. Ne vous pressez pas de me juger
ainsi. Votre vue diffère de la mienne; voilà tout. J'a-
perçois par la vue de l'esprit une modification sociale
que vous ne remarquez pas : êtes-vous en droit, d'a-
près cela, de me traiter de fou ? Il faut plus de cha-
rité, monsieur Clouet ; je vous le répète : tout est fini
pour l'arbitraire et le conventionnel. Une nouvelle
ère commence; en germe dans toutes les tètes pen-
santes, elle fait effort pour se produire au grand jour
depuis plus de trois siècles. Elle a émancipé les mas-
ses, elle va les instruire ; et, pour emprunter le langage
de la Bible, le genre humain se lèvera bientôt comme
un seul homme. Dieu a mis la main à son ouvrage,
et une révolution morale, seniblauie à celle qui étonna
l'univers sous le règne d'Auguste, est prête a se con-
sommer. Nos neveux la reconnaîtront parce qu'ils en
seront éloignés. Les actes providentiels ne sont jamais
27*.
318 MONSIEUR GUILLAUME.

reconnus pour tels par ceux qui en sont témoins ocu-


laires. Nous ne voyons la Providence qu'après qu'elle
a passé. Les contemporains sont comme ces manœu-
vres qui travaillent à l'édifice sans connaître les pro-
portions de l'ensemble; c'est quand le monument est
achevé qu'on saisit la pensée de l'artiste qui l'a élevé.
Tous les hommes d'aujourd'hui sont des manœuvres;
l'Architecte suprême s'en sert sans qu'ils le sachent.
Instruments dociles, ils se prêtent aux desseins de la
Providence, tout en croyant agir d'après eux-mêmes.
La vanité leur fait croire qu'ils suivent leurs propres
inspirations, et ils se conforment à une pensée supé-
rieure qui les met en place, sans leur permettre d'a-
percevoir autre chose que la pierre sur laquelle ils
appliquent laborieusement le ciseau. Ne voyez-vous
pas en effet que les événements sont plus forts ici que
les hommes? Tout marche vers uu but que personne
n'a pu apercevoir et que Dieu seul a marqué. Ce Dieu
ne fait pas, comme le veut Bossuet, des automates des
agents libres qu'il emploie; non, dans son gouverne-
ment il est plus sage que nos rhéteurs. Il n'ôte pas à
l'homme sa liberté, il le laisse agir dans son amour
dominant, et c'est ce qui l'ait que celui-ci accomplit
avec ardeur des desseins qu'il a ensuite la présomp-
tion de croire conçus par lui.
Maître Cloue t. Oh! que vous allez loin, monsieur
Guillaume ! j'ai bien de la peine à présent à vous sui-
vre. Vous ne faites qu'une taupe de l'aigle de Meaux,
comment voulez-vous que j'y voie clair? Néanmoins,
MONSIEUR GUILLAUME. 319

ce que vous prétendez ici à l'occasion de votre nou-


velle ère, les Saint-Simoniens le prétendent égale-
ment.
M. Guillaume. Ne voyez-vous pas que, quand il
s'opère une révolution providentielle, l'atmosphère
morale en est remplie, comme l'air qui nous entoure
est tout imprégné d'électricité quand la foudre va se
faire entendre? Je vous citais tout à l'heure la mémo-
rable révolution qui a changé l'univers sous les pre-
miers empereurs. Elle n'était pas sans doute au profit
du paganisme; néanmoins un pai'en l'a proclamée. Le
Pollion de Virgile est une annonce de l'Évangile,
comme les écrits de Saint-Simon sont les échos de la
Nouvelle Dispensation. Virgile faisait tourner cela à
l'avantage d'Auguste; Saint-Simon applique la révo-
lution à ses idées. Le premier est un flatteur, le se-
cond est un voleur : tous deux, comme des instru-
ments à vent, où l'esprit prophétique a soufflé, ont
rendu des sons, et voilà tout. C'est à nous à com-
prendre les paroles qu'ils ont prononcées sans en
connaître la signification. Du reste, le Saint-Simo-
nisme n'est fondé ni sur l'étude du cœur humain, ni
sur la connaissance du contrat politique. C'est une
extravagante utopie dont le siècle aura bientôt fait
justice.
Maître Clouet. Tâchez de persuader à tout le
monde ce que vous venez de m'exposer ici, et je serai
libéral et môme républicain tout ouvertement. Jus-
qu'à présent, n'ayant pas les moyens de soutenir
320 MONSIEUR GUILLAUME.

comme vous la thèse, je craindrais d'être taxé' d'ex-


travagance. D'ailleurs il est difficile à des gens qui
n'ont pas votre instruction d'être tout seuls de leur
avis. Je crois bien qu'à présent ma conscience sera
libérale; mais ma bouche a besoin d'une éducation
spéciale pour m'accoutumer à prononcer les mots de
la langue. J'y parviendrai peut-être, et dans ce temps-
là j'aurai le plaisir d'en causer plus longuement avec
vous.
Là-dessus, maître Clouet se retira, et M. Guillaume
n'en eut plus de nouvelles. La conviction de M. Guil-
laume, au reste, fait son bonheur; il est à craindre
que celle de M. Clouet ne fasse son tourment.
IL A DE L'ESPRIT COMME DS ANGE
CONTE ARABE

Giaft'ar passait pour le plus instruit et le plus pro-


fond des philosophes de La Mecque. Aucune des con-
naissances humaines ne lui était inconnue. Arrivé à
l'âge de 60 ans, il n'avait pas passé un seul jour sans
apprendre quelque chose, et il s'imaginait que l'esprit
de l'homme allant toujours croissant, la félicité fu-
ture, dans l'autre vie, consistait dans un sentiment
d'admiration qui ne s'épuisait jamais. Comme ces
courbes, dont parlent les géomètres, qui s'approchent
toujours de la ligne droite sans jamais l'atteindre,
Giaffar croyait que la destination de l'homme était de*
se rapprocher de la même manière de la divinité, sans
pouvoir, malgré ses efforts, se confondre avec elle.
Selon lui, le bonheur résidait dans une admiration
ascendante, et la raison pour laquelle les autres sen-
timents ne suffisaient pas pour remplir le cœur de
l'homme, c'est qu'ils n'avaient pas cette marche pro-
gressive, et que sitôt qu'ils avaient donné tout ce qui
était en eux, le dégoût leur succédait aussitôt.
Une fois pénétré de cette idée-mère, Giaffar se
3^2 CONTE A R A B E .

croyait à la source de toutes les vérités morales. Il


voyait, par exemple, dans l'inconstance humaine une
vertu, au lieu d'un défaut. Il'disait que l'homme ne
pouvant vivre que d'admiration, devajt se dégoûter de
tout ce qui ne ressemblait pas à son origine immor-
telle, que l'admiration était un feu qui consumait de
suite les aliments terrestres, et auquel rien ne pou-
vait résister que ce qui n'était pas de cette terre. Il
faut bien, disait-il, qu'un homme qui n'a que des cen-
dres devant lui aille chercher ailleurs des aliments
pour le feu qui le dévore; autant de fois ces aliments
se réduiront en cendres, autant de fois il lui faudra
en chercher de nouveaux. Cette idée lui servait encore
à expliquer d'un seul mot Dieu et l'homme. L'homme
étant la seule créature ici-bas dont l'admiration fait
l'aliment essentiel, sortait, aux yeux de Giaflar, de la
chaîne des êtres, et prouvait par ce seul besoin une
origine immortelle. Puisque l'homme, ajoutait-il, tend
sans cesse vers ce qui provoque en lui l'admiration,
c'est qu'il y en a quelque part une source inépuisable;
sans cela sa nature l'aurait trompé, puisqu'elle l'au-
rait fait naître avec l'idée d'un besoin qu'elle ne
pourrait satisfaire. Il n'y a pas un instinct, un appétit
dans la brute qui ne démontrent l'existence de l'objet
vers lequel ils tendent, l'instinct sublime de l'homme
montre ainsi tout à la fois l'existence de l'Être su-
prême et la sublimité des rapports qui existent entre
cet Être et la plus noble des créatures.
Cette opinion philosophique n'empêchait pas Giaflar
CONTli ARABE. 323

d'être un fort bon musulman. Seulement, en qualité


de docteur, il se permettait de voir un sens allégori-
que ou moral dans l'Alcoran, et les houris du pro-
phète lui paraissaient comme des joujoux qu'une mère
tendre montre de loin à son enfant pour l'engager à
marcher vers elle, certaine que, quand l'enfant aura
franchi la distance qui le séparait d'elle et qu'il repo-
sera sur son sein, elle trouvera bien vite des caresses
et des sentiments qui lui feront oublier les joujoux.
Un jour que Giaffar méditait sur ce sentiment
d'admiration qu'il appelait la clé de la philosophie et
de la morale, le proverbe vulgaire : lia de l'esprit
comme un ange lui vint dans la pensée ; ce proverbe
lui paraissait venir à l'appui de son système. Si
l'homme, disait-il, suppose tant de sagacité aux anges,
c'est parce que son admiration a été si souvent trom-
pée par les beaux esprits de ce monde, qu'il faut bien
que l'esprit véritable ne se trouve que chez le» habi-
tants de l'autre. Peu à peu cette idée s'imprimant plus
fortement dans sa pensée, il vint à méditer sur l'exis-
tence des anges. Ouand ce ne serait, disait-il en lui-
même, que les âmes des hommes qui ont disparu de
celte terre, il faut bien que le ciel soit peuplé d'êtres
intermédiaires entre la divinité et l'homme. Si ces
êtres existent, comme tout me force de l'avouer, il
faut croire qu'étant plus avancés que nous en admi-
ration, ils doivent, en effet, avoir un esprit bien supé-
rieur au nôtre. Que j'aimerais à causer avec un ange!
Dans une heure de sa conversation, je m'imagine que
CONTE ARAIÎE.

j'en apprendrais plus que dans dix années d'études.


L'admiration m'a conduit pendant soixante ans à
quelques degrés de l'échelle; un ange, dans une mi-
nute, me ferait monter de suite jusqu'aux premiers
barreaux.
Giaffar prononça ces paroles avec une telle effusion
de cœur et un tel désir de voir se réaliser ses vœux,
qu'un ange apparut aussitôt devant lui. « Je veux bien
t'apprendre un mystère, lui dit-il, c'est que la volonté
de l'homme est si puissante, qu'il lui arrive presque
toujours ce qu'il.désire fortement dans la sincérité de
son âme : tu as voulu voir, et tu as vu. La prière
elle-même n'est autre chose qu'une volonté forte et
constante, et voilà pourquoi, quand elle est clans l'or-
dre et quand elle est pure, elle est toujours exaucée.
Maintenant, que veux-tu de moi? je suis prêt à te sa-
tisfaire. »
Giaffar doutait encore s'il était bien éveillé. L'ange
était vêtu d'une tunique scintillante; un serpent était
à ses pieds, et un argent liquide coulait de ses doigts.
A ces attributs, le philosophe reconnut Asclii, le plus
subtil et le plus éloquent des habitants des sphères
célestes. C'est cet ange qu'Avenar appelle Micliaël, les
Cophtes, Anubiel, qui, chez les Arabes, préside au
deuxième ciel formé de pierreries, et dont les intelli-
gences ont la forme d'aigles, et qui, chez les Syriens,
est également le chef du second ciel formé d'archan-
ges. Dans la mythologie grecque, il était connu sous
le nom de Mercure; dans la philosophie de Platon, il
1
CONTE ARATiE. 325
portail celui de Sldbon, et dans l u n e et l'autre, il
désignait le génie, l'invention, l'éloquence, les scien-
ces et les arts.
On voit que Giafl'ar, qui voulait un ange homme
d'esprit, ne pouvait être servi plus à souhait. Cepen-
dant, il pensait avec raison que les hommes n'avaient
supposé tant de qualités à l'Ange Asciii que parce
oi:e, dans l'ancienne astrologie, il passait pour le gé-
nie tutélaire de la planète de Mercure. Cetto planète,
la plus proche du soleil, était censée la résidence du
messager du maître des dieux, et voilà pourquoi ce
messager était devenu lui-même -le génie de l'élo-
quence. Ainsi, toutes les brillantes désignations d'As-
chi provenaient, aux yeux de Giafl'ar, d'autant de pré-
jugés; et, au iieu de recevoir toutes les paroles de
l'ange comme des oracles infaillibles, il eut la curio-
sité ue l'interroger sur toutes les sciences pour juger
par lui-même de son esprit.
Un globe céleste était sur une tallc chargée d'ins-
truments de mathématiques. Commençons par là, dit
Giaflar; car cet ange doit connaître la géographie de
son pays. Je vais l'interroger sur tout ce qui échappe
à l'intirmité de nos organes et à l'imperfection de nos
instruments. Quel fut l'étonncment du philosophe
quand il s'aperçut que l'envoyé céleste ne connaissait
ni l'axe du ciel, ni le zodiaque, ni l'équateur. Dans
son pays, dit-il, on n'a pas sans doute imaginé ces
échalTaudages; mais s'il n'entend rien au cercle de la
sphère, il connaît du moins les filles de la réunion.
CONTE ABABE.

l'épée du géant, l'étoile boréale (c'est ainsi que les


Arabes appellent les pléiades, l'épée d'Orion et l'é-
toile polaire). L'ange ne connaissait pas plus le pla-
nisphère arabe que la sphère armillaire. Allons, dit
(Jùiffar, cet ange-là peut avoir beaucoup d'esprit,
mais il n'est pas astronome. Et le sourire du dédain
paraissait déjà sur les lèvres du philosophe, quand il
fit réflexion que la topographie céleste en elle-même
n'était pas une science, qu'elle ne dépendait que de la
place du spectateur, que cette place une fois changée,
le spectacle changeait aussi. Il est clair, ajouta-t-il,
que nos astronomes ne font que placer des jalons dans
le ciel, pour s'y reconnaître, et que, s'ils étaient
transportés de la terre dans la planète de Mercure,
tous les jalons qu'ils auraient plantés avec tant de
soins leur seraient parfaitement inutiles. j\'e nous
pressons pas tant une autre fois déjuger de l'instruc-
tion des anges, dit le philosophe en remuant la tête;
car ce savoir, dont nous sommes si vains, vient de la
place que nous occupons. Un degré du méridien sur
cette terre suffit pour modifier toute notre morale;
un simple voyage d'une planète à une autre suffit
également pour renverser toute notre astronomie;
cette science, qu'on appelle le plus beau monument
de l'esprit humain, le titre le plus noble de son intel-
ligence, n'est au bout du compte qu'une relation de
positions.
Giaffar, plus circonspect que la première l'ois, prit
un compas, un rapporteur, et, ouvrant un livre de
CONTE ARABE. 327

géométrie, demanda à l'ange la solution de quelques


problèmes de mathématiques. Pour le coup, disait-il
en lui-même, je tiens mon ange. Je conçois qu'il peut
ignorer certaines sciences fondées sur l'apparence
qu'offrent les objets vus du point que nous habitons ;
mais la science de l'étendue, sans applications, et ré-
duite en notions abstraites, est trop bien du domaine
de l'intelligence pure, pour ne pas être comprise par
un ange, et c'est là, ou jamais, qu'il doit faire usage
de son esprit. Aux questions réitérées du philosophe,
l'ange ne répondit pas un mot, et il était aisé de voir
qu'on lui parlait là une langue tout à fait étrangère.
Giaffar allait perdre patience, si l'air spirituel d'As-
chi, qui le regardait en souriant, ne l'eût fait rentrer
en lui-même. Malgré son ignorance, cet ange-là, dit-
il, paraît si sûr de son fait, qu'il n'y a pas moyen de
le prendre pour un sot. Il a de l'esprit, sans doute,
mais où diable le met-il donc? Je crois même décou-
vrir dans ses yeux qu'avec toute ma science je lui fais
pitié. Je suis comme accablé d'une supériorité que je
ne puis pas bien démêler.
En disant ces mots, Giaffar laissa tomber sa tête
sur sa main droite, dans l'attitude d'un homme qui
médite. Il resta pendant quelque temps dans cette
posture; puis, se relevant avec vivacité : Parbleu,
dit-il, j'étais bien sot de demander des notions sur la
science de l'étendue à un esprit immatériel : le temps
et l'espace se concilient-ils avec l'immatérialité? Ce
qui n'a ni forme ni succession peut-il concevoir ce
TONTE AHABli.

qui se divise et ce qui se d é t r u i t ? Le temps ;.n l'espace


ne sont-ils pas des modes sensibles de notre enten-
dement'!' Les notions que uous acquérons par non cinq
sens ne sont réellement que des conclusions tirées,
par notre entendement, de la comparaison de r.~>s
sensations et d'expériences successives. Une maladie
dans l'organe de la vue ne changerait-elle pas la na-
ture de ces perceptions? L'n rhume nous ote l'odorat
et le goût; prouver l'existence des choses par les
sensations qu'elles provoquent, c'est se tromper gros-
sièrement; car. si la sensation est énioussée par acci-
dent, l'objet n'aurait donc plus d'existence. Les pro-
priétés des corps changeraient pour nous avec un
nouvel organe; et, si les corps ne perçoivent plus
avec les sens, il est clair que les notions que L. sens
nous fournissent sont pour eux comme no:i avenues.
Oh ! que l'univers est borné pour celui qui le voit de
cinq manières seulement. Je sens qu'il doit y en avoir
des milliers d'autres. Sur cette terre même n'en
voyons-nous pas tous les jours qui ne s'expliquent pas
par les cinq sens. Les extases du Prophète n'ont point
été démontrées encore bien clairement, et nous ren-
dons-nous compte des phénomènes journaliers du
sommeil, en nous frottant les veux le matin et en pre-
nant le grand air?
Le philosophe, continuant à méditer ainsi, aperçut
un léger sourire sur les lèvres de l'ange; encouragé
par cette approbation tacite, il reprit en ces termes :
Si ce point-là é t a i t bien prouvé une fois, toutes 1er.
CONTE ARABE. 329

sciences humaines s'évanouiraient en un clin d'œil.


Je sens que pour arriver à la vérité, loin de s'occuper
de figures géométriques, il faut travailler au contraire
à dégager son entendement des impressions commu-
niquées par l'espace et le temps. Si nous ne faisous
pas abstraction de l'espace, nos idées se bornent à
l'étendue ; nous ne connaissons plus le ciel que comme
un lieu; Dieu, que comme une forme matérielle; et
toutes les saines idées s'évanouissent. Tant que nous
ramperons dans le monde sensible, je sens fort bien
que nous ne concevrons jamais le monde immatériel.
Les idées de temps et d'espace ne nous sont données
que par nos sens; quand nous mourons, ces idées
disparaissent : eh bien ! si, dès ce monde, nous nous
affranchissons de nos organes pour habiter notre pen-
sée, nous concevrons que ces idées sont relatives et non
absolues. L'homme des sens ne jugeant que sur leur
rapport, ne peut concevoir quelque chose de purement
moral, qu'en se le représentant d'une manière pour
ainsi dire mécanique. Sa raison y trouvant un point
d'appui, il s'y repose avec plus de confiance; mais ce
n'est pas de cette manière qu'on arrive au vrai. L'es-
pace ne se conçoit que par les divisions qu'on en fait ;
et, dans l'être spirituel, tout est un, rien ne se divise.
Le temps est mesuré par le mouvement des choses
terrestres; où ce mouvement cesse, il est clair que le
temps n'existe plus. On dira que dans la succession de
nos pensées il y aurait une perception de la durée. Oh !
non ; la nature humaine n'est pas si fixe que cela. Les
28*
CONTE A R A S E .

battements de notre cœur n'ont pas la régularité de


ceux du pendule. Le temps serait court on long, selon
l'état de l'homme. Il se traînerait dans la douleur; il se
précipiterait dans le plaisir; et puis viendraient des
accidents qui émousseraient la mémoire et effaceraient
tout. Que les idées d'un ange doivent être différentes
des nôtres! et comment juger de son esprit par nos
sciences ! Quel être méprisable, que l'homme ! Toute
sa science fait pitié aux anges, et encore il ne lui est
pas permis de rendre pitié pour pitié, comme ces va-
lets hautains qui font peser sur leurs inférieurs les
mépris qu'ils ont reçus du maître. Si l'homme, en
effet, regarde au-dessous de lui, au lieu de mépriser
la science des animaux, il est obligé de l'envier, de
l'admirer même. Lui que les anges regardent avec
dédain, il est forcé de se mettre 'a genoux devant une
ruche ou une fourmilière. Il faut croire qu'il y a
quelque chose de détraqué dans sa tête, et de bien
vain dans ces sciences dont il fcit tant de bruit.
En efl'et, tout cela est relatif, ajouta Gialiar en haus-
sant la voix et en montrant sa bibliothèqr... Si je
montre à Asehi un livre de jurisprudence, il me dira
avec raison que ce n'est pas là une science propre-
ment dite, que le caprice d'un législateur a enfanté ce
gros volume, que le caprice d'un autre l'a rendu inu-
tile, et qu'au bout du compte il n'y a là-dedans que
des conventions. Il ne comprendra rien à ce livre de
géograpKe, et cependant il ne déchcrra pas le moins
du monde pour ceL dans mon opinion. Si je déhar-
CONTE A!\.\BL. -331
quais tel que me voilà eu Europe, il est clair qu'il n'y
aurait qu'un imbécille qui put s'étonner que j'igno-
rasse le nom des bourgs et villages voisins de sa de-
meure. Et puis cette science, en dêfinitiv, n'est,
comme l'astronomie, qu'une science de jalons; seule-
ment, au lieu de placer les jalons dans le ciel, on
cherche ici à les fixer dans la poussière. Si je lui parle
d'histoire, il me demandera si je suis bien sûr de tout
ce qui est inscrit dans ce livre. Le présent passe pour
nous sans être aperçu; il y a la moitié de nos percep-
tions dont nous n'avons pas conscience, et nous nous
imaginons bêtement qu'un historien verra clair comme
le jour dans le passé. Ces hommes, dont il trace si har-
diment l'histoire, ne se sont pas connus eux-mêmes,
comment les connaitrait-il ? Ses conjectures, ses opi-
nions, ses phrases cadencée:, voilà tout ce qu'il nous
donne de certain. Je suis persuadé que si l'homme
qui connaît le mieux l'histoire de son pays pouvait vi-
vre pendant un seul jour avec les illustres morts dont
il s'entretient sans cesse, il ne s'y reconnaîtrait plus.
Ah! dirait celui-ci, on me juge comme cela dans le
monde, je ne lu'en doutais guère ! On me fait bien de
l'honneur, dirait un autre; on est bien injuste à mon
égard, ajouterait un troisième ; et la foule des ombres,
se prenant par le bras, s'en irait riant aux éclats de
l'opinion qu'on se fait d'elle sur la terre. Je crois que
de tous les hommes si inutilement occupés dans ce
monde, il n'y en a pas qui perdent mieux leur temps
que les historiens. Ce qu'on appelle esprit che/c nous,
332 CONTK A R A B E .

ce jargon que donne la société, est plus indigne en-


core de l'attention d'un ange que toutes nos sciences.
En effet, cet esprit-là dépend des mœurs, des cir-
constances, de l'éducation, et une personne qui n'a
pas pris l'air du pays ne peut rire comme un fou des
saillies soi-disant spirituelles qui y ont cours. Il se-
rait d'un sérieux de glace à tout ce qui nous émer-
veillerait le plus, et il aurait raison. Ainsi, il m'est
impossible de découvrir le genre d'esprit d'Aschi,
puisqu'il n'y a aucun point de contact entre lui et moi.
Le voilà descendu du ciel à ma prière, et je n'en suis
pas plus avancé : un sourd-muet m'aurait valu tout
autant. Un sourd-muet, qu'ai-je dit? mais c'est moi
qui ne suis pas à la hauteur de son génie. Si mes sen-
timents étaient aussi élevés que les siens, je parlerais
naturellement sa langue. Insensé! qu'ai-je fait? J'ai
consumé ma vie à apprendre péniblement quelques
sciences que j'oublierai dès le premier jour dans l'au-
tre monde. J'ai nmassé, avec bien de la peine, un ba-
gage qu'il me faudra laisser derrière moi. Ces sciences-
là, que m'ont-elles appris? Elles m'ont appris à créer
de petites marionnettes, et à les faire danser devant
moi, afin qu'il y eût quelque chose qui m'occupât. Je
me suis fait un spectacle factice qui m'a empêché de
voir le véritable. J'ai employé soixante ans à faire ma
toile d'araignée, et une lueur de bon sens va me la
faire déchirer dans une minute.
En disant ces mots, Gialfar s'élança vers sa biblio-
thèque, et se préparait à jeter ses livres par la fcnè-
co.vrii ARABE. 333
tre, quand Aschi le retint par le bras. « Te voilà, lui
dit l'ange, dans la disposition coir enable pour retirer
quelque fruit de nies instructions. Auparavant, toutes
nies paroles auraient été perdues. Ta tête était rem-
plie de connaissances mensongères, et tu aurais refusé
d'y laisser entrer ce qui ne se serait pas accordé avec
elles. Si tu avais reçu mes conseils, c'eût été pour les
commenter, pour trouver des raisons de les combat-
tre ou des prétextes pour ne pas t'y rendre. La vé-
rité ne pénètre dans le cœur de l'homme que de deux
manières : Par la simplicité du cœur ou par une in-
fortune subite. Celle-ci nous détrompe de nos illu-
sions; celle-là nous affranchit de nos préjugés, nos
préjugés les plus grands ennemis de la vérité. Un
cœur simple ne se propose pas de découvrir la vérité
pour transiger avec elle ; il la cherche de bonne foi ;
les hommes trop souvent la désirent pour s'en faire
honneur. Chez eux, c'est un instrument de fortune ou
de vanité après lequel on court avec ardeur, qu'on
défigure quand il ne ressemble pas au modèle qu'on
s'en est fait, ou qu'on calomnie quand on a substitué
le mensonge à sa place. Un cœur simple ne commente
pas la vérité ; il se contente de la reconnaître. Les
autres hommes se font presque toujours leur propre
croyance, lui seul reçoit la sienne. Le malheur nous
conduit également à la vérité, parce que lui seul par
la pensée nous isole du monde et rompt les liens qui
nous y asservissent. Dans toutes les autres conditions de
la vie, l'homme se suffit trop à lui-même; mais quand
331 CONTE A R A B E .

les biens factices de la prospérité sont brisés, l'homme


devient libre; abandonné de la société, il retourne à
la nature, et la vie fausse de ce monde ayant cessé
pour lui, la vie réelle commence.
» Pour toi, Giaffar, tu t'étais fait de tes sciences
mensongères un trésor périssable. Il t'a fallu revenir
à la simplicité du cœur par le découragement. Con-
vaincu de l'inanité de tes travaux, voyant avec amer-
tume tant de veilles inutiles, tu as été éclairé, comme
si c'était par le malheur lui-même, et c'est précisé-
ment parce que tu crois avoir tout perdu que tu vas
tout retrouver. Le ciel se plaît à vêtir celui qui est nu,
à consoler celui que les hommes rejettent, à enrichir
celui qui, jetant sur le monde un regard découragé,
se trouve pauvre au milieu des frivolités dont les au-
tres se contentent. Quand l'ouvrage de l'homme est
détruit, celui du Créateur en prend la place. L'homme
n'est-il pas son ouvrage, comme ces êtres dont tu ad-
mirais tout à l'heure l'instinct merveilleux; et, quand
il a cessé de s'en rapporter à ses raisonnements aveu-
gles, ne faut-il pas que l'instinct divin se manifeste
en lui? Il y a du divin dans toute la nature, et il n'y
en aurait pas dans l'homme? Réfléchis à celte contra-
diction. Si tu as eu le bon esprit de te détacher des
illusions qui t'occupaient, c'est que l'instinct naturel
s'est réveillé en toi, et que ton cœur est préparé à re-
cevoir et à comprendre la vérité. La vérité est fixe,
mais notre amour dominant et notre volonté ne le sont
pas; voilà ce qui fait qu'elle reste dans le monde sans
CONTE ARABE. 33o

être aperçue, et qu'elle se dévoile à si peu d'hommes.


Chacun considère les choses selon son affection pré-
sente. Non-seulement cette affection n'est pas au
même degré chez tous, mais elle varie tous les jours
chez chacun en particulier. Les objets sont les mêmes;
mais ils paraissent différents selon la place où nos af-
fections nous mettent pour les voir, ou selon les pas-
sions à travers lesquelles nous les envisageons. Ce so-
leil qui semble se lever radieux aux regards du jeune
homme, paraît pâle et affaibli aux yeux du vieillard
qui s'éteint.
» Tu avais fait le premier pas dans le chemin de la
vérité, quand tu te livrais à ce sentiment d'admiration
qui est ici-bas l'attribut de l'homme. Mais ne savais-
tu pas que ce sentiment tendant à l'infini, tout ce qui
est limité ne peut lui convenir? Tes sciences ont des
bornes, et à mesure que tu faisais des progrès, ces
bornes ne devaient-elles pas disparaître, pour te
laisser ensuite dans un vide immense?
» Telle est l'occupation de l'homme ici-bas : l'ad-
miration dont il éprouve Féternel besoin le jette sur
le premier objet qui se présente. L'homme se préci-
pite aujourd'hui sur la science comme sur une proie
qui va nourrir son âme; mais le lendemain son admi-
ration est tarie, l'enthousiasme ne le transporte plus,
et il considère froidement l'objet dont il était épris.
Toujours dans le ravissement ou dans le désespoir,
dans l'admiration ou dans le dégoût, il prouve par ces
mouvements irréguliers l'éternelle inquiétude de son
38(i CONTE A R A B E .

cœur. L'admiration vit toujours au i'ond de son âme;


mais les objets dont il essaie de la nourrir ne lui con-
viennent pas. Il bâtit avec sa raison un petit monde
dans lequel il veut emprisonner son âme; celle-ci s'y
complaît tant qu'elle est occupée à le bâtir ; mais
quand l'ouvrage est fini, elle souffle dessus et demande
autre chose. Aussi, toute la sagesse humaine u'est-eile
qu'une sagesse négative. Elle prêche l'occupation
pour enchaîner le vol de l'esprit ; elle regarde comme
un délire le malaise qu'éprouvent les grandes âmes
au milieu de ces occupations frivoles, et tout l'art hu-
main consiste à rendre le plus court possil.de l'instant
du dégoût, à i'aire en sor'.s qu'on substitue tout de
suite à l'occupation qui cesse de plaire celle qu'on ne
connaît pas encore. Ce dégoût, s'il était prolongé, se-
rait comme un remords; ce serait le cri de la con-
science qui se réveille; tôt ou tard, il conduirait
l'homme à la vérité ; mais on s'empresse de se dis-
traire, de se jeter hors de soi pour éviter de voir sa
conscience à nu, et toute sa vie on substitue un hochet
à un autre.
» Tu as remarqué avec sagacité que c'est de là
que provenait l'inconstance humaine ; niais croyais-tu
échapper à cette inconstance et à ces dégoûts en t'occu-
pant de tes sciences frivoles? Il n'y a pas plus là qu'ail-
leurs d'aliments solides pour l'âme : l'homme est t'ait
pour connaître la raison des choses, et les sciences n'en
mesurent que la surface. Les causes finales devraient
èlre l'occupation d'un esprit immortel: mais elles sont
CONTE ARABE. 33"

si fort au-dessus de la portée de l'intelligence hu-


maine, que vos docteurs déclarent que vos sciences
n'y conduisent pas. Ceux mêmes qui les cherchent
passent chez vous pour des ignorants, parce qu'ils
font voir qu'ils demandent l'impossible. Comment
veux-tu allier des sciences, qui ont des bornes re-
connues, avec une faculté qui n'en a pas ?
» Les autres êtres dans la nature n'ont pas besoin
de vos sciences pour s'éclairer; l'instinct que leur a
départi la nature les guide plus sûrement que tous les
raisonnements humains. Cet instinct, qui ne les trompe
jamais, les garantit de toutes les incertitudes aux-
quelles vous êtes en proie ; tandis que vous calculez
les lois de la nature, et que vous vous trompez mille
fois avant de les trouver, l'animal s'en sert sans les
connaître. Il y a dans l'homme également un instinct
qu'il faut apercevoir, et quand on l'a trouvé, tout
l'édifice élevé par la science humaine est détruit de
fond en comble.
» C'est cet instinct céleste qu'il faut nourrir, et
non pas ces raisonnements versatiles que n'appren-
nent qu'à discuter sans fin, et jamais à se rendre à
l'évidence. L'évidence morale est toujours la suite de
l'instinct humain ; à lui seul appartiennent les sensa-
tions morales qui entraînent tout l'homme : l'amour,
l'enthousiasme, le dévouement, la reconnaissance, la
pitié. Ses lois sont celles de la nature; quand les lois
de la société sont en opposition avec les siennes, il y
a lutte entre le cœur de l'homme et le devoir social;
29.
338 CONTE A K A B E .

mais cette lutte ne dure pas longtemps. Tôt ou tard


les hommes égarés reviennent à ce qu'il y a chez eux
d'instinctif, comme à la seule source du beau et du
bon.
» Cet instinct merveilleux n'est pas si loin de
l'homme qu'on le pense. Avant de se rendre aux rai-
sonnements de ses instituteurs, l'enfant se rend d'a-
bord aux avertissements de sa mère, et celle-ci prend
dans son cœur tout son esprit. Elle ne parle pas pour
être applaudie de son fils, mais pour en être aimée.
Plus elle s'en rapporte à son âme, plus elle est élo-
quente. Si elle vise à des saillies spirituelles, elle ne
sent plus; elle n'aime plus, elle disserte sur le senti-
ment, au lieu d'être entraînée par lui : l'éloquence de
la mère est dans son cœur; celle des génies qui ont
éclairé le monde n'a pas une autre source. L'amour
ou la gloire faisaient battre leur cœur; ils parlaient
d'inspiration, et comme si une autre âme s'était asso-
ciée à la leur; leurs imitateurs n'ont eu pour eux que
l'élégance et la recherche, au lieu de l'invention et de
la force, parce que, ne pensant plus instinctivement,
mais par imitation, ils n'ont eu que de l'esprit où il
leur aurait fallu de l'âme.
» Le génie n'est ni la patience ni l'attention ; sa
marche est rapide comme celle du temps dans le mo-
ment du plaisir; il ne médite pas, il improvise; il ne
calcule pas le sentiment qui l'échauffé, il s'y livre;
tandis que les autres vont d'une borne à l'autre, il les
franchit d'un pas. 11 arrive au sublime, et personne
CONTE A R A B E . 339

ne sait, pas plus que lui-même, par quelle route il a


atteint le but. Moins l'homme s'en rapporte à lui,
plus son inspiration est forte. Réduit à lui seul, il co-
pie; entraîné par l'instinct moral, on dirait qu'il re-
pose sa tête sur le sein de la Providence, et que c'est
dans cet instant de sommeil qu'il a trouvé tant de
choses sublimes.
» Tu as voulu connaître quel était l'esprit des an-
ges; ils le puisent où l'homme peut puiser le sien. Les
anges empruntent de Dieu la lumière qui les éclaire;
ils voient les choses dans leur réalité, parce qu'ils ne
les voient plus au travers des passions, et moins ils
s'en rapportent à eux, plus ils se rendent capables de
recevoir la clarté d'en haut. Ce n'est qu'en se dépouil-
lant de soi que l'ange, aussi bien que l'homme, se
revêt de la divinité. Pour comprendre l'esprit des
hommes, il faut se reporter au lieu et au temps où
l'on a vécu. Chaque société a son genre d'esprit et
son genre de savoir, et de longs commentaires sont
nécessaires pour l'expliquer à ceux qui n'ont pas le
mot convenu. Pour comprendre l'esprit des anges, il
faut un cœur humble qui écoute la voix de la con-
science, cette voix qui est la même dans toutes les lan-
gues; il faut avoir un cœur qui soit touché des larmes
d'un frère, d'une amante ou d'un fils; ces larmes qui
communiquent dans tous les temps la même impres-
sion à tous ceux qui sentent; enfin, il faut éprouver
un peu de cet enthousiasme qui cherche en tout les
attributs de la divinité, l'immortalité sur une terre où
340 CONTE ARABE.

tout se détruit, l'infini dans un séjour où tout est


borné, l'amour dans une société où les sentiments
sont des calculs, l'admiration désintéressée au milieu
d'hommes qui ne cherchent qu'à en tarir la source,
ou à la détourner pour se faire adorer eux-mêmes. »
Après avoir ainsi parlé, l'ange disparut, et Giaffar,
depuis ce jour, ne fut plus occupé qu'à écrire contre
les sciences qui l'avaient abusé dans sa longue carrière.
Ses confrères, qui ne le voyaient plus assister à leurs
savantes conférences, le calomnièrent, parce qu'il ne
pensait pas comme eux. Pour lui, il s'en consola aisé-
ment; et, en songeant que toutes les opinions humai-
nes ensemble n'étaient pas capables de faire pousser ou
de faire tomber un poil de sa barbe, il vit bien que, s'il
laissait le soin d'éclairer son âme à Celui à qui il était
forcé d'abandonner la croissance de cette barbe, ses
sentiments seraient à l'abri des attaques des hommes,
puisqu'il n'en prendrait plus sur lui la responsabilité.
Si les sauterelles, se disait-il un jour, étaient capables
de se faire une opinion de moi, serais-je bien empressé
de la connaître et bien inquiet de l'avoir apprise? Non,
sans doute. Les idées que les sauterelles ont pu puiser
dans le désert ne ressemblent guère à celles que j'ai
dû me faire dans la retraite : il n'y a rien en elles qui
puisse réagir sur moi. — Eh bien! ce monde n'est-il
pas le désert, et ses habitants affamés ont-ils, pour
la plupart, quelque chose de plus que ces sauterelles,
dont tout le rôle consiste à dévorer les moissons de la
terre, et à aller s'engloutir dans la mer?
LIMÉE ET SWEDENBORG

Tous deux compatriotes, tous deux contemporains,


tous deux consacrant leurs veilles à ce qui leur a sem-
blé la vérité, et dédaignant ces faciles triomphes de
vanité dont se contentent la plupart des hommes de
lettres, ils sont arrivés à un degré d'illustration peu
ordinaire, et leurs écrits ont obtenu une importance
réelle.
Dans le temps où Frédéric établissait une académie
française à Berlin, où la Pologne demandait un code
à Rousseau, où la France se hâtait d'élever YEncy-
clopédie, la Suède présentait deux hommes laborieux,
qui, sans autre crédit que leur talent, travaillaient de
concert à faire oublier tout ce qui portait le caractère
de l'époque.
Linnée ramenait au positif des hommes égarés dans
les spéculations d'une philosophie sans but; Sweden-
borg parlait de l'Écriture Sainte et de Visions à une
génération incrédule et moqueuse.
Spectacle extraordinaire, en effet ! Tandis que l'Eu-
rope lettrée avait les yeux tournés vers la France
seule; tandis que Buffon, marchant sur les traces de
29*,
342 LINNÉE ET SWEDENBORG.

Pline, appliquait l'éloquence à la physique; tandis que


Voltaire, enivré des applaudissements des hommes
légers, se croyait arrivé au point de réformer la mo-
rale et la religion, comme il avait tenté de régénérer
la littérature, dans un petit état du nord, deux hom-
mes presque inconnus jetaient en silence les fonde-
ments d'un édifice durable. Plus sage que Buffon,
Linnée, cherchant moins à se faire admirer qu'à dé-
tourner cette admiration sur l'objet de ses travaux,
peignait la nature au lieu de l'expliquer. Plus sincère
que le philosophe de Ferney, Swedenborg tentait de
réformer réellement la religion presque éteinte de
l'Europe dégénérée, moins pour se faire un nom que
par le seul amour du bien public. Les pages éloquentes
de Buffon n'intruisent déjà plus que le physicien éclai-
ré ; les saillies spirituelles de Voltaire font sourire les
descendants de ceux qu'elles persuadaient alors ; Lin-
née et Swedenborg, écrivant dans un idiome réservé
à la classe savante, sont néanmoins devenus populai-
res. Les adeptes de Buffon n'ont été que quelques
académiciens ; Linnée compte aujourd'hui pour dis-
ciples tous les amis de la nature. Les admirateurs de
Voltaire n'ont été, pour la plupart, que des mécon-
tents qui se sont empressés de braver l'autorité sous
l'abri d'un grand nom; les sectateurs de Swedenborg
sont des hommes de tous les pays, de toutes les com-
munions, qui, satisfaits d'être oubliés, pourvu qu'on
leur laisse la religfon qu'ils professent, ne font point
de leur opinion un motif de lutte, de leur croyance
une affaire de parti.
L1NNÉE ET SWEDENBORG. 343

Des honneurs insignes, qui n'ont été accordés jus-


qu'ici à aucun philosophe, sont devenus le partage de
ces deux écrivains. La science qui meurt, si elle ne
se communique, a senti le besoin de ces corporations
où la raison de chacun s'éclaire de la lumière de tous;
et parmi ces nombreuses académies, répandues sur
tous les points du globe et qui ont pour but l'étude
des sciences naturelles, un grand nombre s'honore de
porter le nom de société Linnéenne. La religion, qui
se fortifie et s'accroît par le nombre de ceux qui la
pratiquent dans toute la sincérité de l'âme, a créé ces
asiles pieux qui ne renferment pas sans doute la Di-
vinité, mais qui nous la font trouver précisément où
d'autres désirent la rencontrer comme nous ; la reli-
gion, qui ouvre des temples où la science ne peut
trouver de place pour fonder des universités et des
académies, a répandu la doctrine et le nom de Swe-
denborg dans les somptueuses capitales de l'Europe,
dans les colonies établies sur les rivages de l'Indous-
tan, parmi les sables de l'Afrique et les savanes du
nouveau monde.
Des fêtes en l'honneur de la nature, des réunions
savantes ont lieu de tous côtés le jour même de l'an-
niversaire de la naissance de Linnée; c'est un souve-
rain dont l'empire n'a de bornes que celles du monde,
dont l'élite de la société forme le peuple, dont les su-
jets sont liés par ce qu'il y a de plus noble : l'amour
de la vérité et le désir de la répandre. Ce que ne peut
obtenir le monarque le plus absolu, Swedenborg le
344 UNNÉU ET SWEDENBORG.

produit sous nos yeux; il ajoute à l'ère vulgaire u»e


ère nouvelle. Un roi date ses édits de l'année de son
avènement; mais hors du palais, la date est mise en
oubli. Des amis, séparés par des mers, emploient dans
leurs lettres la date de la Nouvelle Église. Pour eux,
c'est à commencer de là seulement que le monde est
éclairé, que la religion arrive à son complément, que
tous les hommes sont citoyens de la cité céleste so-
lennellement promise et tant de fois attendue. Chez
ces deux hommes, il n'y a point de cause locale de
succès; la nation qui les compte parmi ses enfants n'a
eu que le privilège de leur donner la naissance ; tous
deux ont pour patrie le monde entier. Ce n'est pas à
la vogue qu'ils doivent leur prééminence, c'est à
l'importance seule de leurs écrits. Ce n'est pas à la
langue dont ils se sont servis; ils exercent la même
influence dans les traductions. Le besoin d'admirer
ce qui est, le besoin de croire ce qui sera, voilà ce
qufleur a valu l'empire qu'ils exercent sur l'esprit
humain.
11 y a cette différence remarquable entre les écrits
de ces deux hommes, c'est que les livres de l'un con-
tiennent tout ce qu'on désire savoir de l'univers que
nous habitons, et que les ouvrages de l'autre nous
parlent de tout ce que notre avide curiosité a sans
cesse imaginé de cet autre univers où nous espérons
tous revivre un jour. Le monde intelligible et le monde
réel se retrouvent ainsi tous les deux sous leurs plu-
mes. Les êtres que l'expérience enseigne à connaître,
LINNÉE ET SWEDENBORG. 345

ceux que l'espérance aime à se figurer, sont peints


par ces deux philosophes. L'un serait PAristote de nos
temps modernes, si ses excursions avaient eu, en ou-
tre, pour but les choses morales; l'autre en serait le
Platon si, moins pénétré de sa mission, il avait songé
à se ranger parmi les philosophes et les orateurs.
Tous deux versés dans les sciences humaines ont
allié à cette connaissance la pratique de toutes les
vertus. Swedenborg, excellent physicien, a terminé
sa laborieuse carrière par des écrits purement reli-
gieux; Linnée, homme profondément religieux, s'est
voué exclusivement à l'étude de la nature. Le premier
s'est placé à l'origine des choses ; le second s'est borné
à l'examen des phénomènes. Celui-ci a tout vu des
yeux du corps; celui-là a tout considéré des yeux de
Pâme. Chez l'un, c'est l'observation portée au plus
haut point où la raison puisse la guider; chez l'autre,
c'est la contemplation la plus active que le vol de
l'esprit soit capable de produire. Ce sont deux talents
distincts, comme ce sont deux mondes opposés qu'ils
offrent à nos regards. Leur manière n'est pas la même,
parce que leur sujet est différent. Tous deux, s'ou-
bliant dans leur sujet même, ne visent ni à la gloire,
ni à la fortune; s'ils ont des traits qui les différen-
cient comme écrivains et philosophes, ils ont la même
physionomie dans la vie privée.
Les réflexions du physicien, les illuminations du
moraliste, ont également pour but de rendre meilleur
et de payer un hommage à la vérité qui a été leur
LINNÉE EX SWEDENBORG.

seul mobile et à la vertu dont ils ne se sont jamais


écartés.
La science de Linnée nous aide à discerner les er-
reurs de l'antiquité, qui, conservées d'âge en âge,
égarent encore la plupart de nos physiciens; les ins-
pirations de Swedenborg nous font découvrir le sens
réel des symboles et des fables qui, parvenus jusqu'à
nous, sont les seuls dépôts de la sagesse des anciens :
par eux le monde antique est retrouvé dans sa tota-
lité; les vérités qu'il cachait sont mises au jour; les
méprises que notre ignorance n'avait pu dissiper sont
éclaircies. La nomenclature du naturaliste ne laisse
de place qu'à ce qui est vu et constaté. Le système
des Correspondances, retrouvé par le fondateur de
religion (a), introduit pour ainsi dire, un monde nou-
veau dans le monde ancien. Tous deux enfin agran-
dissent l'univers et nous le font mieux connaître en le
peignant chacun à leur manière.
Jusqu'à Linnée, l'histoire naturelle était du do-
maine de l'imagination; à lui seul il a été donné de
la rendre positive. Jusqu'à Swedenborg, la connais-
sance de l'autre monde était du nombre des vérités
métaphysiques ; il en a fait une science expérimentale.

(a) Si Richer a présenté ici Swedenborg comme fondateur de reli-


gion, c'était pour ménager la susceptibilité des lecteurs du Lycée, Armo-
ricain, dans lequel cet Article a primitivement été publié; car il savait
fort bien que Swedenborg n'était, suivant son propre aveu, qu'un ser-
viteur du Seigneur Jésus-Christ, chargé seulement de transmettre aux
hommes les doctrines de la Vraie Religion Chrétienne. (N. de l'Édit.)
LINNÉE E-T SWEDENBORG. 347

Les deux plus vastes sujets de méditation, capables


d'occuper l'homme pensant, sont ceux qu'ont choisis
ces deux auteurs. Le philosophe, jaloux de découvrir
la vérité, fait de l'un son guide; l'homme qui doute
et qui cherche à sortir de l'incertitude, demande à
l'autre un appui : et ce n'est pas seulement à l'individu
qu'ils s'adressent, mais c'est à la société entière. Le
besoin du positif est le besoin de notre siècle. L'esprit
religieux est en même temps le cachet de l'époque
présente. La connaissance des sciences naturelles, le
goût des choses religieuses et leur application à la
morale publique distinguent principalement les hom-
mes les plus éclairés de chaque nation, et ces hommes
se trouvent avoir pour prédécesseurs Linnée et Swe-
denborg.
Leur influence, en un mot, est universelle comme
la science : elle va croissant comme elle. La nation
qui a cherché à se placer à Pavant-garde de la civili-
sation européenne, l'Angleterre, a commencé leur
réputation rivale. Londres a présenté à l'Europe la
plus ancienne société Linnéenne et tout à la fois la
première Eglise en honneur du nouvel apôtre (b).
C'est dans cette ville qu'ont été rédigés également les
plus anciens recueils scientifiques. Cette nation mar-
chande, qui va cherchant partout le gain et dont les
conducteurs ne visent qu'à la domination, peut néan-
(6) En honneur de la Nouvelle Uispensation de vérités faite p;ir le
Seigneur et non en honneur du iionvel apûtre. Voir la note (a).
/Note Je l'Kditeur.i
348 LINNÉE ET SWEDENBORG.

moins réclamer l'honneur d'avoir apprécié, avant les


autres, les cléments de science et de morale contenus
dans les écrits de deux hommes que les préventions
nationales ne l'ont pas empêchée de mettre à leur
place véritable.
Quels que soient les jugements portés sur les écrits
de Linnée et de Swedenborg, ils resteront à jamais
en exemple à ces hommes de lettres qui, avant de
faire l'emploi de leur talent, cherchent à se conformer
au goût de leur siècle. Plus avides de renommée que
désireux de connaître la vérité, la plupart des hommes
écrivent pour se faire un nom, et se rangent tout de
suite sous la bannière d'un parti. Si, au lieu d'écou-
ter son génie, Linnée eût suivi l'impulsion du mo-
ment, ce ne serait plus aujourd'hui qu'un de ces élèves
obscurs d'un maître oublié qui grossissent inutilement
de leur nom la liste des savants; si, au lieu de s'en
rapporter à des inspirations, Swedenborg se fût de-
mandé comment elles seraient reçues du siècle, le
spectacle que lui eût offert l'Europe incrédule eût
glacé sa main, et ses ouvrages n'eussent jamais vu le
jour. Tous deux ont écrit pour obéir à cet instinct de
la conscience qui ne trompe jamais l'homme de lettres
dans la route qu'il lui enseigne ; tous deux ont obtenu
pour récompense un nom illustre et une influence
dont il n'est pas permis peut-être aujourd'hui d'a-
percevoir les limites.
LES TROIS QUESTIONS

l'n jour que j'étais occupé à mettre quelque ordre


dans les rêveries confuses que m'inspiraient la vue de
la mer qui s'offrait sans bornes à mes regards, et le
bruit de la vague qui se brisait avec fracas sur la côte,
le vers de Hamlet me vint à l'esprit. Commençant alors
un monologue sur ce sujet inépuisable, je ne voulus
pas me retirer que je ne susse positivement comment
répondre à ces trois éternelles questions de la philo-
sophie : Qui suis-je ?— Oit suis-je?— Où raix-je?
Qui suis-je? Il est clair que la raison ne peu! rien
répondre à cela qui ne soit susceptible de pour et de
contre. Dira-t-elle que je suis une créature intelli-
gente formée à l'image de Dieu, et destinée à s'unir
un jour à lui ? on lui demandera des preuves de cette
assertion, et elle répondra à l'inquiète curiosité du
cd'iir par le témoignage de la tradition. Mais comme
l'athéisme a aussi, lui, sa raison qui se trouve en con-
tradiction avec les promesses de la foi, il est certain
que mon intelligence devra hésiter entre deux lan-
gages différents; et, après avoir bien raisonné, je re
saurai absolument à quoi m'en tenir sur ma première
3oO LES TROIS QUESTIONS.

question. Il faut donc recourir à un autre moyen;


c'est de se placer la main sur le côté gauche de la
poitrine; et là, attentif aux palpitations du cœur, d'é-
couter en silence la réponse que nous donne la con-
science interrogée dans le calme et dans la solitude.
Or, celle-ci nous apprend toujours sans hésitation
que nous n'avons qu'un besoin, celui d'aimer. Qu'on
mette en parallèle les jouissances de la vanité, de l'é-
goi'sme, avec celles de l'amour, on ne sera pas long-
temps à voir que les premières nous trompent sans
cesse, et que les secondes sont toujours durables. De-
puis l'enfance, où l'homme tend ses bras à sa nour-
rice, jusqu'à l'extrême vieillesse, où il presse sur son
sein ses arrière-petits-fils, partout il invoque un ap-
pui ou cherche un consolateur. Demandez à celui qui
a vécu le plus d'années quels ont été les moments les
plus heureux de sa vie, ne dira-t-il pas que ce sont
ceux où il a connu l'amour? Les moments passés avec
un objet aimé, voilà ce qui laisse une trace ineffaça-
ble dans la mémoire; tout le reste est plein de souve-
nirs obscurcis de nuages. L'homme est destiné à ai-
mer; l'homme est une créature aimante avant tout :
voilà la réponse certaine à la première question.
Où sitix-jc? Sur une terre où sont comme moi des
créatures liées entre elles par le plus doux des besoins,
celui d'aimer et d'être aimé. Il ne se S'ait rien sur cette
terre dont l'amour ne soit le principe et la tin. Mais
en même temps sur cette terre où tout aime, tout
passe aussi; il faut donc croire que dans le monde oit
LES TROIS QUESTIONS. 351

je vais, et où rien ne passe plus, tout aime encore,


comme sur la terre; sans cela, je ne concevrai pas
pourquoi j'aime moi-même, et pourquoi tous les au-
tres êtres aiment comme moi. L'amour m'explique la
vie; il m'explique aussi l'immortalité. En effet, aimer
suppose un but, et quel est le but de l'amour, si ce
n'est une fin conforme à lui-même? Si le Créateur a
voulu que l'amour perpétuât la création, il a voulu
aussi que la création perpétuât l'amour; sans cela,
son essence ne serait pas l'amour, ses attributs prin-
cipaux ne seraient pas l'infini et l'éternel.
L'essence de l'amour, en effet, est de tout animer
de sa vie, de répandre ce qui est à*soi sur autrui. Si
Dieu est amour, il ne peut pas, sans agir contradic-
toirement avec son essence, retirer à lui le souffle de
vie qu'il a répandu sur la créature. Il l'a douée d'a-
mour, non pour laisser périr en elle ce germe pré-
cieux, mais pour qu'il fructifiât chez elle, et qu'il
servît à lier entre eux les hommes pour les rendre
tous semblables à leur Père commun. Si Dieu est
éternel, ce qu'il a fait une fois doit durer toujours.
11 n'est pas possible de concilier la pensée de l'anéan-
tissement avec l'idée de cet amour universel qui seul
a pu expliquer aux philosophes de tous les siècles l'é-
nigme de la création.
Ainsi, je suis une créature dont l'amour est le be-
soin le plus pressant, chez laquelle l'amour est le mo-
bile et le but de toutes les actions. Si je suis ainsi
constitué, cela suppose que le principe de ma vie est
LES TROIS QUESTIONS.

l'amour, car je ne nie suis pas organisé tout seul. Un


être ne peut avoir de qualités que celles de son prin-
cipe. En reconnaissant quel je suis, je découvre en
même temps quel est Dieu.
Si Dieu est amour, comme je n'en peux douter en
m'examinant moi-même, il est clair que le monde que
j'habite est un théâtre créé par lui pour la manifesta-
tion de l'amour. Je sais donc OH je suis, aussi claire-
ment que je sais qui je suis. Tous les autres hommes
sont, comme moi, des créatures aimantes, qui ne peu-
vent rester concentrées dans l'égoïsme, sans crime
envers Dieu et envers le prochain. Elles sont desti-
nées, comme moi, à aimer, à concentrer leurs affec-
tions sur certains êtres qui, à leur tour, reporteront
les leurs sur ceux qui les suivront. L'amour suit ainsi
la chaîne des générations. Or, un mouvement pro-
gressif a un terme quelconque. Quel peut être le terme
de l'amour, si ce n'est l'amour lui-même?
Je sais dune encore très-certainement où je vais.
Sorti de Dieu, je ne puis aller qu'à lui; en d'autres
termes, sorti de l'amour, comme me l'apprend le
premier battement de mon cœur, je ne puis cesser
d'être qu'en cessant d'aimer. Or, comme une telle
chose est aussi contraire à ma nature qu'à l'essence
de l'Être de qui j'ai reçu la vie, je conclus que je suis
immortel comme l'Amour Suprême.
Pour m'éclairer tout à l'ait, je n'ai plus qu'à exa-
miner quelle est la nature de mou amour, puisque je
suis tout entier ma propre affection. Si je suis in:
LES TROIS QUESTIONS. 333

mauvais amour, j'apprends par ma conscience seule


que j'offense Dieu et les hommes. La terre que j'ha-
bite est un théâtre disposé pour mettre aux prises le
vice et la vertu. L'amour déréglé qui m'anime, et que
je cache aux autres, me montre manifestement que je
suis un être vicieux; alors toutes mes idées sur le but
où je vais se résument dans celle-ci : « Je vais où sont
» allés mes pères que je n'ai pas vus revenir; j'espère
» bien que personne ne me verra revenir non plus;
» le tombeau cachera mes fautes, et n'en laissera rien
» transpirer. La mort pour moi est synonyme d'anéan-
» tissement. Mais sur quoi fonde-je cette opinion?
» Sur le besoin que j'ai de mourir tout entier; car je
» sens bien que si cela n'était pas, continuant dans
» l'autre vie à aimer le mal, comme je l'ai aimé sur la
» terre, je ne m'unirais pas à Dieu. Alors où irais-je? Je
» tremble de m'arrêter à cette idée ; et j'aime mieux
» l'oublier pour continuer à vivre à ma guise, et à es-
» pérer, pour dernier terme, un anéantissement com-
» plet. »
Si, au contraire, je n'ai jamais aimé que le bien et
le vrai, il est évident que, sachant très-bien voir en
moi un récipient docile de l'amour et de la sagesse
qui émanent de Dieu, je n'ai nul doute sur le but de
la vie. Le monde où je suis apparaît à mes regards
comme destiné à recevoir l'influence d'en haut. Par
conséquent, il est de mon devoir delà répandre et de
la faire fructifier. L'amour auquel je me livre par ins-
tinct devient, en y obéissant par réflexion, la plus
30*.
33 i LES TROIS QUESTIONS.

sainte de mes obligations. Dieu m'a créé pour que,


réceptacle de son amour, je le transmisse aux autres
hommes, qui sont également ses enfants. Alors je me
dis : « L'amour qui a tout fait profluer de lui est
» le terme vers lequel tout aboutit. Je sais qu'en
i) mourant je vais à l u i , puisque le courant qui
» m'entraîne porte là : Je sais donc où je rois. La
» vie présente m'apprend qu'il ne peut y avoir d'a-
» néantissement, parce qu'il ne peut y avoir de con-
» tradiction dans la nature Divine. L'espoir de me
» survivre n'est point une illusion née de l'amour de
» la vie; c'est au contraire un sentiment fondé sur la
» complète abnégation de moi-même, et sur l'évi-
» dence morale la plus entière; car elle me dit que
» l'homme, qui reçoit et fait fructifier l'amour, doit
» rendre ce dépôt à Celui qui le lui a confié. »
OBSERVATIONS
SUE

TROIS M O N U M E N T S ANCIENS

11 nous reste trois monuments célèbres de l'antiquité. Les


fragments de niymne d'Orphée, appelée par les l'ères de
l'Église Palinodie, qui se chantait, suivant l'opinion géné-
rale, dans les mystères d'Eleusis; Y Hymne de Clcantlie; et
YExorde du poème d'Aratus. Dans ces trois fragments, on
retrouve les idées de Swedenborg sur la Divinité.

HYMNE D'OKPHÉE.

Barthélémy n'ose affirmer que les vers d'Orphée


fussent précisément ceux qui étaient chantés daiss les
mystères; quoiqu'il en soit, cette circonstance n'ôte
rien à l'importance de cette pièce, remarquable en ce
qu'elle renferme les idées les plus pures de la Divi-
nité sans nul mélange de polythéisme. Voici un frag-
ment que Suidas no.is a conservé, et que La Harpe
rapporte dans le cours de liitéralure. — Tome 2,
page 73.
« Dieu seul existe .par lui-même, et tout existe par
» lui seul. Il est dans tout. Nul mortel ne peut le voir,
« et il les voit tous. Seul il distribue dans sa justice
356 OBSERVATIONS

» les maux qui affligent les hommes, la guerre et les


» douleurs (1). Il gouverne les vents qui agitent l'air
» et les flots, et allume les feux du tonnerre. Il est
» assis au haut des deux sur un trône d'or, et la terre
» est sous ses pieds. Il étend sa main jusqu'aux bornes
» de l'océan, et les montagnes tremblent jusqu'en
» leurs fondements. C'est lui qui fait tout dans l'u-
» nivers, et qui est à la fois le commencement, le mi-
» lieu et la lin. »
Ceci est tellement d'accord avec ce qu'enseigne le
Christianisme, que Suidas affirme qu'Orphée avait lu
les livres de Moi'se, et en avait tiré tout ce qu'il en-
seignait sur la nature divine (2). Swedenborg est le
seul qui explique la Bible d'une manière véritable.
Ainsi, ce que dit Orphée ici est d'accord avec sa doc-
trine. Dieu seul est la vie même, dit Swedenborg,
et les hommes et les anges sont les récipients de tu
rie. —• Nul mortel ne peut le voir, dit Orphée. Nul,
a dit auparavant Moi'se, ne peut voir Dieu et vivre.
— Exode, XXXY1I. 20.— // est assis au haut des
deux, est une expression de l'Écriture. —-La terre
est sous ses pieds; donc Dieu est considéré ici comme

(1) Attribuer les maux à Dieu, est ici, comme dans la Bible, une
locution selon les apparences. Le mal ne vient pas de Dieu, qui est l'A-
mour intime, il est le résultat de la cliute de l'homme. (-Y. de l'Eil.)
(2) Ce fait s'explique, beaucoup mieux en admettant, d'après Swe-
denborg, l'existence d'une Parole anléniosaïque, et que toutes les Cos-
mogonics sont une altération de la Science des Correspondances, qui,
dans les temps anciens, était répandue sur toute la terre. (N. de l'Éil.)
SUR TROIS MONUMENTS ANCIENS. ÔOI

homme, et c'est le grand principe de Swedenborg :


Dieu est l'Homme Même.— (Sag. Ai/g, sur l'Am.
Div., N° 11.) —// étend sa main n'est pas seulement
une image, c'est une expression qui prouve que Dieu
est Homme, et que la main, dans Orphée comme dans
Swedenborg, est considérée comme la puissance dans
ses extrêmes.— // est à la fois le commencement,
le milieu et la fin : voilà la théorie de Swedenborg-
sur les degrés. Il y a, dit-il, trois degrés qui sont
entre eux comme la fin, la cause et l'effet, et le pre-
mier degré, qui est le Seigneur, est tout dans toutes
les parties des degrés suivants. (Sag. Ang. sur
l'Am. Div., N05 189, 19o.)

HYMNE DE CLÉANTHE.

L'hymne de Cléanthe nous a été conservée par Sto-


Itée. Voici la traduction qu'en a donnée Thomas, dans
son Essai sur les éloges.— Tome 1, page 16 :
« 0 Toi, qui as plusieurs noms, mais dont ta force
» est une et infinie ! ô Jupiter ! premier des immor-
» tels, souverain de la nature, qui gouvernes tout,
» qui soumets tout à une loi, je te salue, car il est
» permis à l'homme de l'invoquer. Tout ce qui vil,
» tout ce qui rampe, tout ce qui existe de mortel
» sur la. terre, nous naquîmes de toi, nous sommes
» de toi une faible image. Je t'adresserai donc mes
» Hymnes et ne cesserai de te chanter. Cet univers
» suspendu sur nos têtes et qui semble rouler autour
358 OBSERVATIONS

» de la terre, c'est à toi qu'il obéit : il marche et se


» laisse en silence gouverner par ton ordre. Le ton-
» nerre, ministre de tes lois, repose sous tes mains
» invincibles; ardent, doué d'une vie immortelle, il
» frappe, et la nature s'épouvante. Tu diriges l'esprit
» universel qui anime tout et vit dans tous les êtres ;
» tant, ô Roi suprême! ton pouvoir est illimité et
» souverain. Génie de la nature! dans les cieux, sur
» la terre, sur les mers, rien ne se fait, ne se pro-
)) duit sans toi, excepté le mal qui sort du cœur du
» médian!. Par toi, la confusion devient de l'ordre.
» Par toi, lec éléments qui se combattent s'unissent.
» Par un heureux accord, tu fonds tellement ce qui
» est bien avec ce gui ne l'est pas, qu'il s'établit
» dans le tout une harmonie générale et éternelle.
» Seuls, parmi tous les êtres, les méchants rom-
» peut cette grande harmonie du monde. Malheu-
» reitx ! ils cherchent le bonheur, et ils n'apercoi-
» vent point la loi universelle qui, en les éclairant,
» les rendrait bons et heureux; mais tous, en s'é-
« cariant du beau et du juste, se précipitent, clta-
» cun vers l'objet qui l'attire. Ils courent à la re-
» nommée, à de vils trésors qui, en les séduisant,
» les trompent. 0 Dieu ! qui verses tous les dons,
» Dieu à qui les orages et la foudre obéissent, écarte
» de l'homme cette erreur insensée. Daigne éclairer
» son âme; attire-la jusqu'à cette raison éternelle
» qui te sert de guide et d'appui dans le gouverne-
» ment du monde, afin qu'honorés nous-mêmes, nous
SUr, TROIS MONUMENTS ANCIENS. 359

» puissions t'honorer à ton tour, célébrant tes ou-


» vrages par une hymne non interrompue, comme il
» convient à l'être faible et mortel ; car ni l'habitant
» de la terre, ni l'habitant des cieux n'a rien de plus
» grand que de célébrer, dans la justice, la raison
» sublime qui préside à la nature. »
11 est impossible, dit Thomas, de parler de Dieu
avec plus de grandeur; j'ajouterai, moi, avec plus de
vérité. Substituez au nom de Jupiter celui du Sei-
gneur, et vous aurez une hymne religieuse exacte-
ment conforme à la doctrine de Swedenborg. Les pas-
sages soulignés dans ce morceau paraissent une tra-
duction de Swedenborg, tant ils sont conformes aux
principes de l'Apôtre Suédois. La force de Dieu, dit
Cléanthe, est une et infinie. L'Etre et VExister
dans Dieu-Homme, dit Swedenborg, sont distincte-
ment un; dans Dieu-Homme les infinis sont distinc-
tement un. — Les hommes sont une faible image de
Dieu, ainsi que tout ce qui existe de mortel sur la
terre : n'est-ce pas dire implicitement que Dieu est
homme, et croire avec Swedenborg que toutes les
choses créées représentent l'homme dans une sorte
d'image. Bien n'est produit sans Dieu, dit le philo-
sophe stoïcien, excepté le mal qui sort du cœur du
méchant : voilà, en peu de mots, la philosophie reli-
gieuse du nouvel Apôtre; l'enfer, dans ses écrits,
n'est pas autre chose. C'est de cette manière qu'il ré-
sout l'énigme du mal, qui a tant embarrassé les pen-
seurs de tous les siècles. Le dernier principe universel
3()0 OBSERVATIONS

séparé de son supérieur produit l'enfer et les mauvais


usages. (Sfig. Any. sur l'Am. Div,, N" 345.) Un des
principes les plus profonds de la nouvelle théologie
est ainsi confirmé, au moyen de celte phrase et de
celles qui suivent, par le second fondateur du Porti-
i[ue. Quel accord dans les pensées! Ces méchants qui
rompent la grande harmonie, qui n'aperçoivent
point la loi universelle qui tes rendrait bons et heu-
reux, ces méchants qui se précipitent, chacun vers
l'objet qui l'attire, où sont-ils mieux dépeints que
dans les ouvrages de Swedenborg ? N'est - ce pas
l'homme dont l'amour dominant rapporte tout à soi,
tandis que la loi suprême est de tout rapporter à
Dieu, puisque seul il est le principe et la fin de toutes
choses ?

EXORDE DU POÈME D'ARATOS.

Cet exorde n'est remarquable qu'en ce qu'il ren-


l'erme la croyance à Vunité de Dieu, à une époque,
où le Polythéisme était ouvertement cru et enseigné.
Aratus vivait à peu près deux cents ans avant Jésus-
Christ. Ce poème grec a été traduit en latin par di-
vers auteurs. Pingre a traduit en français la version
de Cicéron qu'il a préférée aux autres; voici comment
il traduit ce fragment :
« Les prémices de nos champs sont dus à Jupiter.
. » Tous les hommes le louent à l'envi. Les lieux les
' > r>h^ fréquentés des villes, les assemblée* publiques.
SUR TROIS MONUMENTS ANCIENS. 361

» le vaste océan, les ports qui l'environnent, tout est


» plein de sa divinité. Il nous est toujours présent.
» Nous jouissons de lui : nous sommes sa famille.
» C'est lui qui nous fait connaître ce qui peut nous
» être utile; c'est lui qui, nous encourageant au tra-
» vail, nous procure toutes les nécessités de la vie.
» C'est de lui que nous apprenons quand il faut tra-
» vailler la terre avec les bœufs et la charrue, confier
» la semence aux sillons, arroser les plantes, etc. »
Ce n'est point là le Jupiter de la fable; c'est bien
visiblement le Dieu-Homme de Swedenborg : Nous
jouissons de lui, nous sommes sa famille le prouve
assez évidemment. Jamais poète profane ne s'est ex-
primé de cette manière en parlant des dieux du Poly-
théisme. Aussi Paul a-t-il rappelé cette expression
aux Athéniens, quand il a dit devant l'Aréopage au-
quel il annonçait le vrai Dieu : Selon ce que quelques-
uns de vos poètes l'ont dit; car nous sommes aussi
sa race.— Act. XVII. 28.— Les plus savants criti-
ques sont d'accord sur l'opinion qui veut que Paul ait
invoqué ici le témoignage d'Aratus.

3!.
PRINCIPES DE LA MORALE UNIVERSELLE.

I. Chez l'homme naturel, considéré à part de


toute influence étrangère, l'amour de soi est le prin-
cipe et le but de toutes les actions.
IL Le caractère de cet amour est tel, que plus on
lui donne, plus il veut obtenir ; partant du désir le
plus timide en apparence, il arrive, si on lui lâche la
bride, aux passions les plus violentes. L'expérience
confirme ceci tous les jours.
III. En obéissant à cet instinct aveugle, l'homme
ne recevra la loi que de ses désirs, et convoitera sans
fin tous les trésors du monde. Le but atteint ne le sa-
tisfera jamais. Il ne restera jamais librement dans la
jouissance de ce qui lui reviendrait de sa portion lé-
gitime.
IV. Cet amour, laissé à lui-même, est donc néces-
sairement mauvais ; car si chacun s'occupe exclusive-
ment de soi-même, il n'aura aucun égard au prochain.
Si nous donnons carrière à ses désirs, le bonheur
fuira à jamais loin de nous.
V. Il s'ensuit que pour le bonheur de l'individu
aussi bien que pour le bien-être de l'espèce, nous de-
vons mettre un frein à cet amour, à cet égoïsme
exclusif qui nous maîtrise et nous trompe si cruelle-
ment.
MORALE UNIVERSELLE. 363

VI. La société connaît deux freins, la loi et l'édu-


cation ; l'un empêche le mal, l'autre le cache.
VII. Mais ces deux freins sont insuffisants : 1° parce
qu'ils n'agissent sur nous que par la crainte de la
peine ou du déshonneur, et détruisent notre liberté;
2° parce qu'ils ne corrigent que nos actions et n'at-
teignent pas jusqu'aux intentions.
VIII. Pour nous corriger sûrement et nous mettre
en garde contre nos penchants, il faut avoir recours
à un moyen qui nous laisse notre liberté, qui ne nous
enchaîne pas par la crainte, enfin qui aille combattre
les intentions secrètes d'où dérivent nos actions exté-
rieures. Ce moyen unique est la religion.
IX. Il s'agit maintenant de prouver cette assertion.
La religion, étant l'amour de Dieu et du prochain,
combattra suffisamment, par ce seul amour, Le pen-
chant naturel qui nous engage à tout rapporter à
nous seuls. En d'autres termes, la religion, c'est l'a-
mour universel, et nous serons tous des hommes de
bien, sitôt que nous ferons succéder cet amour à no-
tre unique égoïsme.
X. Il n'y a ainsi qu'un principe unique d'où dérive
toute la morale, c'est de mettre en première ligne
l'intérêt général; c'est de nous considérer comme des
ouvriers que Dieu remplit de son amour pour le faire
fructifier le plus possible en dehors de nous ; enfin,
c'es,t de ne pas nous faire le centre de nos actions, et
de ne pas reléguer Dieu et le prochain sur la circon-
férence.
L'AVARICE DU VIEILLARD.

Je me demandais pourquoi l'homme, en vieillissant


ou en approchant du dernier ternie, devient de plus
en plus avare.
Après quelques instants de recueillement, je me fis
cette réponse : Parce que 1 homme alors réagit contre
Dieu.
L'action universelle de Dieu est de disposer les
hommes à tout recevoir pour tout donner. L'égoïsme
qui reçoit tout pour tout s'approprier, est une action
en sens contraire; par elle donc, l'homme réagit con-
tre Dieu. Dans le cours ordinaire de la vie, bien que
l'égoi'sme soit notre passion dominante, nous pouvons
être généreux et bienveillants accidentellement. Nous
sentons que nous avons du temps et des biens de reste
pour nous; nous pouvons donc céder un p:u du nô-
tre au prochain. Quelque chose nous dit que nous le
rattraperons plus tard. Mais quand tout nous échappe,
nous ne voulons plus nous dessaisir de rien. La nature
et l'instinct que Dieu réveille en nous, nous convient
à tout quitter; notre opiniâtre égoi'sme nous conseille
de ne rien abandonner. L'avarice du moribond et du
vieillard sont les dernières révoltes d'une âme dont le
monde et son frêle individu sont l'unique trésor, et
pour laquelle Dieu, la vertu, le bien commun, en un
L'AVAlUCli DU VIEILLARD. 365

mot, ne sont rien. La bienveillance ouvre sa main


quand la mort s'approche, parce qu'elle se résigne ;
l'avarice ferme la sienne, parce qu'elle est à elle-
même sa propre divinité. L'homme vraiment religieux
est désintéressé, parce qu'il sait, comme Pascal, que
quelque pauvre qu'il soit, il laissera toujours quelque
chose après lui.

D'OU PROVIENT LE SENTIMENT DE LA PUDEUR

Rernardin de Saint-Pierre dit dans ses Etudes


que dans la nature il ne saurait trouver de cause
directe de la pudeur. Pourquoi, en effet, avoir honte
d'un acte auquel nous invite la nature? Si l'on dit,
ajoute l'écrivain, que l'homme a honte de l'union des
deux sexes, parce qu'elle le rend semblable aux ani-
maux, cette raison ne suffit pas; car le sommeil, le
boire et le manger l'en rapprochent encore plus sou-
vent, et toutefois il n'en a aucune honte.
Le problème n'a, je pense, été résolu par aucun de
nos philosophes; il a été souvent l'objet de mes ré-
flexions, et voici comment les théories de la Nouvelle
Jérusalem m'ont permis de m'en rendre raison.
Le Créateur en donnant à l'homme l'amour de soi
pour mobile de ses actions, n'a pas voulu que cet
31*.
•J(30 l)t LA P U D E U R .

amour en fût le but. Ceci est tout à t'ait évident. En


effet, personne ne soutiendra que le manger soit le
but de l'existence; mais tout le monde avoue qu'il est
le moyen de se soutenir. Tous nos actes physiques ne
sont, comme celui-là, que des moyens pour un but
plus relevé qu'eux-mêmes. Si nous accomplissons ces
actes dans la seule fin du plaisir que la nature attache
à leur exercice, nous violons les lois suprêmes, et aux
yeux de nos semblables, comme aux nôtres, nous
avons honte de notre action. Ainsi, celui qui boit et
mange pour satisfaire sa sensualité, et non pour ré-
parer ses forces, a honte de son intempérance. Celui
qui cherche le sommeil au-delà du besoin qu'il en a
rougit de sa mollesse; celui, enh'n, qui dans l'union
des sexes ne considère que la jouissance physique dont
elle est accompagnée, en a aussi honte naturellement.
Il sent intérieurement que la nature a attaché du plai-
sir à cette action, comme elle en attache à toutes celles
qui ont l'utilité pour but, et que se borner au plaisir
pour négliger le but, c'est tromper le Créateur. Ainsi
la pudeur, dans ce cas-là, n'est autre chose que le
remords secret qui nous reproche d'agir contre les
intentions du Créateur. C'est la lutte qui s'élève entre
le plaisir naturel ou plutôt le devoir de la propagation
de l'espèce, et l'aveugle sensualité qui oublie le devoir
pour se livrer uniquement à la jouissance dont il est
accompagné.
Ma:s pourquoi, dira-t-on, la pudeur qui résulte de
cet acte est-elle plus forte que celle que produit la
DE LA P U D E U R . 367

gourmandise? C'est que par la gourmandise nous ne


blessons les lois du Créateur qu'eu ce qui nous con-
cerne; nous faisons de nous une brute, et voilà tout.
Dans le libertinage, au contraire, nous violons la plus
sainte de nos obligations, celle de transmettre la vie
qui nous a été donnée. Celui des deux crimes qui est
le plus grave emporte avec lui la honte la plus forte.
Puisque cette honte provient de ce que nous ne
remplissons point les intentions de la nature, et que
nous insultons à son Auteur, le moyeu de ne pas l'é-
prouver est donc de ne considérer l'union des sexes
que dans ses rapports avec le but pour lequel elle a
été jugée nécessaire, et de ne la contracter que sous
les auspices de la religion. En nous considérant comme
des instruments dont Dieu se sert pour conserver la
race humaine, en obéissant à l'attrait impérieux qui
nous porte vers un objet de prédilection à l'exclusion
de tous les autres, en priant Dieu de nous garantir
de la séduction trop fréquente de séparer le but de
l'action du plaisir qui l'accompagne, nous n'éprouve-
rons pas plus de honte que n'en ressent l'homme qui
s'assied à table pour satisfaire un vrai besoin, et qui
n'accorde rien à la sensualité.
On insistera encore, et on demandera pourquoi la
femme est plus accessible que l'homme à ce senti-
ment; on demandera comment il se fait que le visage
de la vierge innocente qui n'a aucune idée du vrai but
ni de l'abus possible de l'union des sexes, se couvre
d'une rougeur subite à la vue d'un jeune homme. La
368 DE LA PUDEUR.

femme est tout amour, et c'est à celui des deux sexes


à qui a été confié le plus spécialement le grand but de
la procréation de l'homme, qu'a été donné le senti-
ment le plus vif de son devoir. La nature fait craindre
l'abus de l'amour à la femme, parce qu'elle est char-
gée seule de l'exciter, de le nourrir, de le transmettre.
Elle rougit par instinct d'un mal possible, comme la
mère tremble aussi par instinct d'un danger dont elle
n'a aucune idée certaine. La jeune vierge tient de la
nature cette facilité à s'alarmer d'un vice qu'elle ne
connaît pas, parce que le Créateur a voulu que le dé-
pôt qui lui est confié fût à l'abri des attaques de
l'homme. Les résistances qu'elle apporte aux tenta-
tives de celui-ci sont toutes l'expression de la crainte
d'une chose illicite. Le Créateur a mis cet obstacle
dans son cœur, afin que le plus saint des devoirs de
l'homme fût à l'abri de nos penchants déréglés et de
nos passions fougueuses. 11 donne à la jeune vierge la
crainte instinctive d'un mal possible, et tout à la fois
le désir confus d'un bien certain, et c'est de la lutte en-
tre ces deux penchants que nait en elle cette sensibilité
modeste qui nous charm'e. Une preuve de ceci, c'est
que les amants qui cherchent à subjuguer leurs maî-
tresses ne manquent jamais de commencer par mettre
en avant les sentiments moraux, le vrai but de l'amour.
Par là ils désarment, pour ainsi dire, la vierge sévère
chez qui la nature a gravé ces sentiments. N'étant
plus alors en garde contre l'abus qu'elle redoutait,
celle-ci suit les impulsions de son co.w,, et quand
DE LA PUDEUR. 369

elle cède à son amant, elle éprouve le remords poi-


gnant d'avoir trouvé un suborneur, ou la joie sainte
d'avoir rencontré l'époux auquel le ciel la destinait.
La nature lui reproche d'avoir enfreint ses lois, ou sa
conscience la félicite d'avoir suivi la plus douce im-
pulsion de son coeur. La pudeur de la vierge dans
celle qui a cessé de l'être se change en un trouble af-
freux, ou dans un contentement durable; preuve que
ce sentiment mystérieux n'était donné à la femme que
pour la prémunir contre l'abus du plus impérieux et
tout à la fois du plus sacré de nos besoins. L'enfance
n'a pas de pudeur parce qu'elle n'a pas de fonction à
remplir; la vieillesse n'en a pas d'ordinaire, parce
que, bien ou mal, sa tâche est accomplie.
LE >*ÈGRE PHILOSOPHE.

Comme les Africains l'emportent


sur les autres nations par le juge-
ment intérieur, j'ai eu avec eux des
conversations sur des sujets d'une
investigation plus élevée, etc.
(Swedenborg. Vraie Religion
chrétienne, No 857.)

Un auteur très-respectable du siècle dernier a si-


gnalé dans presque tous ses écrits l'existence d'un
peuple africain qui, selon lui, est en possession de
toutes les lumières philosophiques, morales et reli-
gieuses. Tandis que nous autres Européens nous som-
mes instruits par la voie lente de l'expérience, et que
nous n'avons d'autres guides que des livres dont les
auteurs se contredisent les uns les autres, ce peuple
est éclairé directement par les anges. On sent que les
philosophes de cette nation n'ont pas besoin de mettre
une opinion aux voix pour savoir si elle est vraie. La
parole des messagers célestes détruit toutes leurs in-
certitudes et lève tous leurs doutes. Les anges les
instruisent des pins profonds mystères de la création.
Ils connaissent l'Essence Divine elle-même beaucoup
mieux que nos métaphysiciens d'ici-bas ne connaissent
la leur. Sans faire de gros volumes inintelligibles, ils
expliquent en peu de mots l'union du physique et du
I.E NÈGRE PHILOSOPHE. 371

moral de l'homme. Avant d'y être allés, ils savent par


cœur la carte de la région spirituelle que nos âmes
doivent habiter après la mort. Enfin, toutes les énig-
mes qui ont occupé les têtes pensantes de l'Asie, de la
Grèce et de Rome, pour eux sont des jeux d'enfants.
La découverte de ce peuple serait une époque im-
portante dans les annales du monde. La découverte
de l'Amérique n'a pas eu une influence égale à celle
qui résulterait d'un semblable événement. Dans la
vue de faciliter un fructueux voyage dans l'intérieur
de l'Afrique, on dit que le cabinet de Saint-James a
établi sur le littoral la colonie célèbre de Sierra-Leone ;
d'autres prétendent que le gouvernement britannique
n'a eu en vue dans l'établissement de cette dispen-
dieuse colonie que des intérêts matériels tout à fait
étrangers à ces considérations philosophiques. Quoi
qu'il en soit, c'est pour arriver à ce résultat, tant dé-
siré des têtes pensantes, que la plupart des docteurs
anglais ont, depuis quelques années, les yeux tîxés sur
la carte d'Afrique. Ils se moquent de ceux de leurs
compatriotes qui sont obligés d'épiloguer les obscures
théogonies indiennes pour découvrir quelques rayons
épars de la vérité. Ils s'imaginent que c'est dans
l'Afrique seule qu'on la trouvera tout entière. Le
peuple antédiluvien qu'a signalé Bailly, et qu'a tant
cherché Bruker, ne trouve que là, disent-ils, ses hé-
ritiers directs et légitimes. Déjà les écrits de Mungo-
Park font pressentir l'existence de certaines nations,
qui ont tout à fait échappé aux investigations des Eu-
372 LE N È G R E PHILOSOPHE.

ropéens. On fait beaucoup de bruits dans certains


cercles de Londres de ce peuple habillé et armé à la
Numide et formé à la discipline de Rome, qu'on a
trouvé récemment dans l'intérieur de ce continent,
sans que personne en soupçonnât l'existence. L'A-
frique, dit-on, après avoir été la pépinière de nos
esclaves, va devenir tout à coup l'école de nos doc-
teurs; la pierre qui avait été rejetée va précisément
devenir la pierre angulaire de l'édifice, tant il est vrai
que la Providence se plaît à élever celui qui est hum-
ble, à vêtir celui qui est nu, et que c'est presque tou-
jours parmi les infortunés et les simples de cœur
qu'elle va choisir ces hommes destinés à consoler et à
éclairer leurs semblables.
Depuis quelque temps, j'étais tout occupé de ces
idées, je songeais à la gloire qui devait rejaillir sur le
voyageur assez intrépide pour tenter un voyage dans
l'intérieur de l'Afrique. Tant d'hommes, me disais-je,
sacrifient leurs veilles, leur fortune et leur santé pour
le soutien de quelques opinions que le temps emporte
avec lui ; tant d'autres vont se faire tuer pour mériter
un ruban, pour répondre à un défi; n'y en aura-t-il
pas un seul assez courageux pour exposer quelques
jours misérables, et dont il ne sait que fa : re, dans
une entreprise si glorieuse et si utile? Le retour d'un
voyageur si dévoué serait une fête pour le genre hu-
main. Que de livres n'écrirait-on pas avec les maté-
riaux rapportés de ses périlleuses excursions ! Que
sait-on ? peut-être quelque Africain se déciderait à le
f,E NÈGRE PHILOSOPHE. 373

suivre en Europe. Il serait beau de voir un noir en-


fant de Cham, missionnaire d'un nouvel ordre, rame-
ner les mœurs dans nos villes, la vérité dans nos aca-
démies, la sincérité dans nos salons. Cette dernière
pensée m'électrisa tout à fait. Je me levai comme un
homme qui cesse de calculer avec lui-même pour se
livrer à l'enthousiasme. Me voilà décidé à faire en
personne le sacrifice que j'attendais vainement d'un
autre. Je sors de mon cabinet, et en trois minutes je
suis sur le port, m'informant du départ du premier
bâtiment destiné pour la traite.
L'armateur à qui je m'adressai était moins échauffé
que moi, et il me conseilla tranquillement de rentrer
à la maison, de dormir encore une nuit dans mon lit,
me promettant de s'occuper de mon affaire, si le len-
demain à mou réveil je persistais dans ma résolution.
Ces réflexions timides me firent sourire, et je ne m'y
soumis que parce qu'il n'y avait pas alors de navire
prêt à appareiller. La confidence que je venais de faire
n'en resta pas là; le soir même toute la ville sut que
je m'étais enflammé d'un bel amour pour les nègres,
et que je voulais aller chercher chez eux des lumières
que je ne trouvais pas, disait-on, dans nos universités
et dans nos bibliothèques. On s'imagine sans peine les
bons mots dont je fus l'objet. Les critiques collectives
sont celles dont je me console le plus aisément; le
peuple juge sans appel, mais sans connaissance de
cause; et souvent vous n'avez qu'à prendre l'un après
l'autre tous ces détracteurs qui paraissent unanimes
32.
37-4 LE NÈGRE PHILOSOPHE.

dans leurs sentiments, vous êtes presque toujours sûr


de vous trouver d'accord avec eux, quand ils vous au-
ront écoute vous-même. C'est ce qui fait que le sage
supporte sans colère les injures de la foule. Il sait
qu'au milieu de ces hommes qui le poursuivent main-
tenant de leurs huées, il y a des cœurs qui sympathi-
seraient avec le sien, s'il lui était permis de causer un
quart-d'heure avec eux. Le roulement de tambour,
qui a couvert la voix de Louis XVI sur l'échafaud, est
peut-être le seul événement qui a prolongé notre
dernière révolution.
Il y avait huit jours que mon projet était divulgué,
quand un vieillard plus que septuagénaire, accompa-
gné d'un nègre presque aussi vieux que lui, vint me
trouver. Tous serez surpris de notre visite, monsieur,
me dit-il, mais la rumeur publique m'ayant informé
de votre projet de voyage, j'ai cru vous faire plaisir
en vous procurant la connaissance de quelqu'un qui
vous dispensera d'un déplacement si périlleux. Je re-
gardais le nègre qui, sans doute, était ce quelqu'un-
là; et, quoique je lui trouvasse une physionomie sin-
gulièrement attachante, je ne savais trop si je devais
prendre la visite qui m'était faite pour une mystifica-
tion. Les deux vieillards s'en aperçurent. Le blanc
reprit la parole : Je vois bien qu'il faut ici une expli-
cation ; je vais vous la donner. Fort jeune encore,
j'habitais l'ile de Saint-Domingue; parmi les esclaves
([lie j'achetai au Port-au-Prince se trouva un jeune
homme qui portait le nom d'Emmanuel. Ce nom élire-
LE NÈGBE PHILOSOPHE. 375

tien donné à un habitant des rives du Zaire excita ma


curiosité. J'interrogeai Emmanuel, j'appris de lui que
son père, né lui-même loin des rivages de l'Afrique,
avait lié autrefois connaissance avec certains hommes
de l'intérieur de ce continent, qui avec une religion
épurée lui avaient inculqué des principes tout parti-
culiers de morale. A la mort de son père, Emmanuel,
fait prisonnier d'un de ces petits princes qui font la
guerre à leurs frères pour les échanger contre quel-
ques pièces d'or, fut vendu à un capitaine européen,
et conduit dans la colonie que j'habitais. Je ne cher-
cherai pas à faire un roman de mon histoire; il vous
suffira de savoir que la révolution française éclata sur
ces entrefaites. Emmanuel, devenu libre, me suivit en
Europe. Éclairé par le malheur, je goûtai sa morale.
Je la comparai à ce que j'avais cru apprendre chez
nos auteurs, et je trouvai que mon nègre, que j'intro-
duis aujourd'hui devant vous, était le vrai philosophe.
Vous savez maintenant quelles sont les raisons qui
m'ont fait désirer de lier connaissance avec vous. Je
ne parle à personne de notre philosophie; mais quand
quelqu'un montre un vif désir de la connaître, je
croirais agir contre les desseins de la Providence, si
je le frustrais de secours intellectuels qui font toute
ma force et toute ma consolation. Il n'y a que celui
qui désire connaître la vérité qui en sente le prix. La
présenter à celui qui ne la cherche pas, ou qui môme
a des raisons de la redouter, c'est l'exposer aux per-
siflages de l'indifférence et aux critiques de la m au-
376 LE NÈGRE PHILOSOPHE.

vaise foi. Ainsi, monsieur, répondis-je, vous avez


trouvé un ami dans votre esclave; les préjugés de la
société ne l'ont pas emporté chez vous sur l'amour du
vrai; et comme Hazaël et Mentor Le colon ne me
laissa pas achever. La comparaison que vous allez
faire, me dit-il, est un reproche amer. Dans ma dé-
termination la fortune a tout fait ; je n'ai pas eu l'a-
vantage de l'initiative. Hazaël avait fait de Mentor son
égal, avant que le malheur lui eût appris que les
hommes sont frères, et que la sagesse est préférable
à tout le reste. — Tous avez fait plus, interrompit vi-
vement Emmanuel, vous m'avez servi de père avant
que la connaissance de la langue que nous parlons
m'eût permis de communiquer avec vous. Le désir de
s'instruire n'est souvent qu'une cause de liaison inté-
ressée entre les hommes; on cherche les autres pour
en retirer de l'avantage pour soi-même; dans les liai-
sons dont l'affection est la base, on donne avant d'a-
voir reçu. Un sentiment est toujours un élan de l'âme;
un commerce scientifique est quelquefois un calcul.
La société, dites-vous, m'a rendu libre; mais, à côté
de la liberté, pour moi était la misère, sans cet or que
vous avez partagé si généreusement avec votre es-
clave.— Eh! mon ami, cet or, reprit le colon, c'est
toi qui l'as sauvé. Ma fortune, ma vie, mon bonheur,
je te dois tout, et tu parles de reconnaissance!... Les
choses allèrent si loin entre le maître et l'esclave, le
charme des souvenirs les électrisa si bien, qu'ils se
jetèrent dans les bras l'un de l'aulre en ma présence,
LE NÈGRE PHILOSOPHE. 37"

sans paraître éprouver cette petite pudeur qu'on re-


marque toujours chez les hommes sensibles qui se
laissent aller aux impulsions du cœur. Loin de perdre
dans mon esprit par cet épanchement, ils y gagnèrent,
et je jugeai dès lors qu'une philosophie, qui établissait
une telle amitié entre deux hommes séparés par tant
de préjugés, se recommandait assez elle-même. C'était
déjà une forte présomption en faveur des principes du
philosophe nègre qu'une si heureuse application. L'ar-
bre se fait connaître par ses fruits; il en est ainsi de
la morale.

COMMENT S'ACQUIERT LE GÉNIE.

Une des grandes niaiseries de la philosophie mo-


derne, c'est de proclamer comme une vérité incon-
testable que, quels que soient nos efforts, jamais nous
n'aurons de génie, si la nature ne nous l'a donné en
naissant.
La nature ne nous a pas doués en naissant de la
vertu ; celle-ci est toujours le résultat d'un triomphe
remporté sur nous-mêmes. Il en est ainsi du génie ;
c'est également après la victoire obtenue sur nos
penchants vicieux et déréglés qu'il commence à se
faire entendre. C'est quand on s'est détaché des futi-
32*
378 COMMENT S'ACQUIERT LE GÉNIE.
lités du monde que les choses sérieuses de l'existence
morale commencent à avoir des charmes à nos yeux.
Naturellement enclins vers notre intérêt personnel,
nous n'employons toute la perspicacité et l'énergie de
notre pensée qu'à l'examen décès choses qui rentrent
dans les convenances sociales. Nous observons les plis
et les replis du cœur humain pour profiter des fai-
blesses des autres, ou pour mettre les nôtres à l'abri.
Jugeant les autres d'après ce que nous sommes capa-
bles de faire, plus nous avons le cœur bas, mieux
souvent nous connaissons l'homme et la société. L'es-
prit, la raison, toutes nos facultés morales, ne sont à
la fin que l'intérêt de nos passions.
Ce n'est point là le génie; celui-ci ne se montre que
lorsque notre âme s'arrache à ses jouissances égoïstes
pour contempler le beau et le bien indépendamment
de tout rapport avec nous. Pour devenir un homme
de génie, comme pour devenir un homme vertueux,
il faut nous détacher de nous-mêmes, il ne faut plus
considérer les choses sous le rapport des convenances
qu'elles ont avec nous ; enfin, il ne faut plus faire
servir notre intérêt privé de mesure générale pour
tout ce qui tombe dans l'entendement. Avec le moi
pour motif et pour but de nos pensées, nous n'arri-
vons qu'à de stériles observations qui se renferment
dans le cercle étroit de la vie. En s'oubliant momen-
tanément soi-même, en s'affranchissant de l'égoi'sme
exclusif qui nous est naturel, notre âme prend un vol
plus libre ; dégagée des entraves qui la tenaient cap-
COMMENT S'ACQUIERT LE GÉNIE. 379

tive, elle n'est plus offusquée par sa propre image ;


elle voit les choses sous leur point de vue véritable ;
ne cherchant plus ce qui se rapporte plus ou moins
directement à elle, elle n'est frappée que des conve-
nances naturelles; ce qu'elle veut avant tout, c'est
l'intérêt du genre humain, c'est le beau, c'est le su-
blime; c'est, enfin, cette vérité universelle, dont la
tâche du génie sur la terre est toujours de saisir
quelques rayons.
Celui qui ne s'est pas ainsi dégagé de lui-même ne
sera jamais un homme de génie. S'il écrit, ce sera
plutôt pour se faire admirer, ou pour arriver aux
honneurs et à la fortune, que pour rendre témoignage
à la vérité. Jamais l'évidence ne le frappera en quoi
que ce soit. Celle-ci est indépendante de toute relation
particulière d'intérêt. Si un acte ou une pensée vraie
ou sublime arrêtent un instant son intention bornée,
ce sera pour les rapporter à quelques-unes de ces
convenances de société ou de fortune dont se compose
toute sa raison.
Le génie, au contraire, n'étant circonscrit par au-
cune de ces petites passions, étend au loin la sphère
de ses idées. En morale, ne rien rapporter à soi, c'est
se mettre en disposition d'être toujours juste ; en
science et en littérature cette même condition est le
moyen d'être toujours vrai.
POURQUOI VOLTAIRE DISAIT QUE CE QU'IL SAVAIT LE
MIEUX, C'EST QU'IL NE SAVAIT RIEN.

On cite souvent de grands génies qui, parvenus au


faîte de la science, disaient : « Ce que je sais le
mieux, c'est que je ne sais rien. » Et là-dessus le peu-
ple s'émerveille de ce que le résultat du savoir le plus
étendu arrive à l'aveu de ne rien du tout connaître. Il
faut éclaircir ceci. Bien des gens, en entrant dans la
carrière littéraire, entourés cle rivaux jaloux et hai-
neux, se haussent sur leurs talons pour les éclipser.
Plus on leur dispute leur suprématie, plus ils exagè-
rent leur science, leur talent, et plus ils se les exagè-
rent à eux-mêmes. Dans ce moment ils savent tout,
ils sont capables de tout. Leur prééminence est-elle
enfin établie d'une manière incontestable? N'ont-ils
plus besoin d'entrer en lice avec des rivaux ? Le but
atteint leur permet de voir les choses et de se voir
eux-mêmes avec plus de vérité. Le monde est à leurs
pieds et attend comme des oracles les moindres paro-
les qu'il vont laisser échapper, alors pleins de confu-
sion, ils voient ce qui leur manque ; on attend d'eux
la lumière sur des objets sur lesquels leur esprit est
dans les ténèbres, on soumet à leur jugement des
choses qu'ils ignorent, il faut donc bien qu'ils avouent
(jre eu qu'ils savent le mieux, c'est qu'ils ne savent
DU RÉSULTAT DU SAVOIR. 381

rien. Mais cette manière de parler n'est qu'un correc-


tif des ambitieuses prétentions qu'ils affectaient aupa-
ravant, ce n'est point une déclaration formelle des
résultats auxquels la science les a conduits. Le temps,
l'opinion apprennent toujours quelque chose; et ce
serait un mensonge produit par une fausse modestie
que ferait celui qui soutiendrait le contraire.
Voltaire à quatre-vingts ans pouvait dire qu'il ne
savait rien ; à vingt-quatre ans il n'aurait pas tenu ce
langage ; c'est que dans sa jeunesse le grand homme
était entouré d'émulés de sa gloire, et que dans ses
dernières années il ne comptait plus que des adora-
teurs. Pourtant, dans sa longue carrière il avait ap-
pris quelque chose; s'il niait alors que ce fussent des
connaissances, c'est que sa gloire n'avait plus aucun
risque à courir, c'est qu'il sentait qu'il devait parler
ainsi pour l'acquit, pour ainsi dire, de sa conscience,
à laquelle il mentait impunément autrefois, quand il
se vantait de tout savoir.
LA VTE MORALE DES RUINES.

Que la vue des ruines fait de bien à mon âme ! Et


ce ne sont pas seulement les ruines des empires, celles
du moindre édifice m'inspirent la résignation. En
voyant là les preuves que d'autres ont succombé, je
supporte plus facilement la pensée de la mort qui
m'attend. Il y a de la volupté et tout à la fois de la
résignation dansée sentiment. Les ruines delà nature
elles-mêmes me plaisent ! J'aime à voir les corps in-
sensibles soumis à cette loi de destruction qui me
frappe. C'est là, je n'eu doute pas, l'origine du goût
que les hommes manifestent en général pour les
ruines. Ils aiment à les voir comme un témoignage
éclatant qu'ils ne sont pas seuls soumis à la mort. Le
malheureux se console à la vue des débris de nos mo-
numents, comme Marins se résignait également à
l'aspect des ruines de Cartilage. Quand j'étais jeune,
la vue de la mer calme et silencieuse m'endormait ; la
vue de la mer irritée exaltait au contraire mon âme.
Il y avait là une force destructive contre laquelle j'ai-
mais à lutter. Plus l'océan accumulait de débris sur
ses bords, plus je sentais la vie redoubler au fond de
mon cœur. Si le monde entier se fût englouti, je crois
que, comme Satan, j'aurais poussé un cri de joie. Ce
sentiment prend sa source dans cet inquiet amour de
LA VUE MORALE DES RUINES. 383

la vje qui trouve à se prendre à toutes choses. S'il


voit les éléments déchaînés étendre leurs ravages, il
semble qu'il se hâte de les aider, comme s'il disait :
Plus vous détruisez, plus vous associez de compagnons
à ma destinée. Il se plaît à voir ce globe qu'il habite
sujet lui-même aux vicissitudes dont il ne croyait sus-
ceptible que sa propre vie. Alors il se détache plus
facilement de ses passions et de ses préjugés comme
de quelque chose d'illusoire et de passager. L'esprit
s'élève au milieu des ruines; il prend, avec plus d'in-
souciance pour la vie, plus de confiance dans la Divi-
nité. Cette main puissante qui fait sortir à nos yeux
la vie de la destruction, qui pare les ruines de tout le
luxe d'une végétation nouvelle, fera luire sans doute
aussi sur nos débris l'aurore d'une autre existence ;
l'immortelle jeunesse succédera pour nous à la décré-
pitude, et les rosés de l'Éden s'entrelaceront encore
sur nos fronts rajeunis, comme ces fleurs qui parent
de la guirlande du printemps les ruines dont le temps
a effacé les disgracieux contours.
ORIENT ET OCCIDENT,

LE PRÊTRE ET LE POETE.

Lalande, dans la préface de son Abrégé d'Astro-


nomie, cite ce vers latin :

Praco Dei exortum videt, occasumque poeta.

L'explication de ce vers, dans notre science ac-


tuelle, est assez difficile. Nous disons, sans en savoir
la cause, que le prêtre regarde l'orient, parce que
tous les temples sont tournés de ce côté-là; mais la
raison pour laquelle le poëte préfère l'occident est un
peu plus difficile à trouver. Je ne sache pas. que per-
sonne ait donné de ceci une raison satisfaisante. Voici
comment les ouvrages de Swedenborg pourraient faire
comprendre ce vers énigmatique.
a Dans le Ciel, dit-il, comme dans le Monde, il y
a quatre Plages, l'Orient, le Midi, l'Occident et le
Septentrion. On appelle Orient le point où le Sei-
gneur apparaît comme Soleil, au point diamétrale-
ment opposé est l'Occident. Si l'on nomme Orient le
point où le Seigneur apparaît comme Soleil, c'est
parce que toute origine de la vie vient de Lui comme
Soleil. Les anges ont toujours l'Orient en face, et l'Oc-
LE PRÊTRE ET I.E POÈTE.

cident derrière le dos. » — Du Ciel ci de l'Enfer,


N os 1-41, 142.— « C'était pour cela que les Anciens,
chez qui l'Église était représentative, tournaient la
face vers le soleil à l'orient, quand ils étaient dans le
culte divin ; c'est d'eux que vint la coutume de placer
les temples en aspect vers l'orient. » — Ibid. N°119.
— « Chaque esprit, quel qu'il soit, se tourne vers
son amour dominant. Comme l'amour de dominer
d'après l'amour de soi est entièrement opposé à l'a-
mour envers le Seigneur, c'est pour cela que les es-
prits qui sont dans cet amour de dominer tournent
la face en arrière du Seigneur, et par suite regardent
des yeux vers l'occident de ce monde. Tous ceux-là
sont naturels-sensuels, et quelques-uns sont tels,
qu'ils croient qu'eux seuls vivent, et qu'ils regardent
les autres comme des images; ils se croient sages au-
dessus de tous, quoiqu'ils soient insensés. » — S a g .
Ang. sur te Div, Am., Nos 143, 144.
On voit actuellement pourquoi les prêtres se tour-
nent et tournent leurs temples vers l'orient, et pour-
quoi les poètes regardent l'occident. Le portrait qu'en
fait ici Swedenborg est frappant de vérité : Ils veu-
lent dominer par l'intelligence, et ne s'en rapportai!I
qu'à eux, ils déraisonnent.

33.
LES OEUVRES.

Quelques-uns ont de la peine à comprendre des


raisonnements métaphysiques, souvent de simples
préceptes moraux.
A ceux-là il faut découvrir la théorie dans les ac-
tions. La morale en actions leur parait claire et sim-
ple. L'action, en effet, renfermant en soi l'intention
qui l'a désirée et la pensée qui la produit, contient
ainsi les affections et les pensées de l'homme, sans
que celui-ci les y remarque.
Il n'y a donc, pour rendre palpable la vérité mo-
rale, qu'à soumettre les actions de l'homme à cette
unique question :
Dans cette action, avez-vous eu votre intérêt en
vue? Vous avez été dans le mal. Avez-vous eu l'inté-
rêt général ? Vous avez été dans le bien.
C'est de là que dérive toute la Loi Divine.
VOLTAIRE

On doit des égards aux vivants, on


ne doit aux morts que la visité.
(VOLT.)

Quelqu'un a défini la littérature l'expression de la


société. En admettant, pour un moment, cette défini-
tion, nous nous formerons une idée plus juste de l'in-
fluence, je dirais presque de la suprématie que Vol-
taire a exercée sur son siècle, et qu'il usurpe encore
sur le nôtre. Cet homme extraordinaire semble, en
effet, à lui seul, le représentant d'une littérature, d'un
pays, d'une époqne.
Ses admirateurs sont ceux qui marchent encore
avec le siècle dont il a fait la gloire sous plusieurs
rapports; ses détracteurs sont ceux qui trouvent dans
une philosophie et une littérature nouvelles des rai-
sons de blâmer les anciennes. Tout ce qui se rattache
au goût français, modifié d'une manière particulière,
proclame principalement le nom d'un écrivain, qui a
su, mieux que personne, calquer son génie propre
sur le génie de la nation ; mais ceux qui redoutent
ces engouements patriotiques toujours exclusifs, et
qui s'en rapportent davantage au goût général, décli-
nent la juridiction d'un homme de lettres qu'ils voient
388 VOI.T.UUI.
trop exclusivement renfermé dans une littérature spé-
ciale et dans des opinions du moment. Aux yeux
de ceux-là, ce philosophe est l'Hercule qui terrasse
l'hydre des préjugés et de la superstition ; aux yeux de
ceux-ci, c'est un homme abusé qui essaie avec passion
de substituer ses erreur? aux erreurs, et quelquefois
aux sentiments d'autrui; et, selon que notre siècle
tient encore par certains points à celui qui l'a pré-
cédé, ou s'agite dans une route nouvelle, le nom de
Voltaire, invoqué et calomnié tour à tour, reçoit des
mépris ou des hommages. Sa philosophie et sa litté-
rature, jugées avec esprit de parti, sont accueillies
ou proscrites comme des institutions. Les uns consi-
dèrent cet auteur comme l'arbitre des lettres; les au-
tres l'accusent d'en avoir été le corrupteur. Dans ce
mouvement de l'opinion, il arrive même des fluctua-
tions fréquentes. Toute la société semble reconnaître
le génie de cet écrivain; le moment d'après elle le
renie; puis, honteuse de s'être laissé entraîner par
des préventions, elle revient à l'objet de son culte.
Quand on parle de Voltaire, on ne le fait presque plus
sans haine ou sans amour. Ce n'est point un homme
de lettres qu'on loue ou qu'on blâme; c'est une puis-
sance qu'on attaque ou qu'on défend. Et l'homme qui,
durant sa vie, a vécu l'égal des princes, comparaît
comme eux, après sa mort, devant un tribunal où les
passions qu'il a combattues ou excitées sont ses juges.
Si la littérature n'était que l'expression de la so-
ciété, ce long procès, intenté à la mémoire de Vol-
VOLTAIRE. 389

taire, ne pourrait être jugé. Chaque pays, en effet,


chaque siècle s'arrogerait exclusivement le type du
goût, et les hommes célèbres seraient absous ou con-
damnés selon que leurs ouvrages se rapprocheraient
plus ou moins de ce type conventionnel. Mais il n'en
est pas ainsi. La littérature est, avant tout, l'expres-
sion du cœur humain. Il ne suffit pas qu'un écrivain
ait saisi l'esprit de sa nation et de son siècle, pour
être assuré d'une gloire durable. Ce mérite, qui tient
aux mœurs et aux circonstances, s'évanouit souvent
avec elles. Ce que le cœur humain a approuvé une
fois, le sera au contraire dans tous les temps. C'est
donc d'après un point de vue plus élevé que nous de-
vons porter une opinion impartiale sur Voltaire et
apprécier les ouvrages qu'il nous a légués.
Voltaire a été tout à la fois auteur dramatique,
poëte épique, historien et écrivain philosophe. C'est
sous ces différents rapports que nous devons étudier
cet homme extraordinaire, non-seulement d'après la
poétique de chaque genre, mais encore d'après les
matériaux laissés à sa disposition, matériaux qui ne
sont jamais les mêmes pour tous, et dont le sage em-
ploi dénote le génie.
Les tragiques du siècle précédent avaient adapté à
la scène française tous les sujets produits autrefois
sur le théâtre grec. Les mœurs fictives de la Grèce et
de Rome avaient amusé depuis longtemps les specta-
teurs français; et peut-être se fût-on lassé plutôt de
ces tableaux empruntés, si Corneille ne les avait trai-
33*.
390 VOLTAIRE.

tes avec la mâle sévérité de l'histoire, et Racine avec


la connaissance la plus vraie du cœur humain. Il res-
tait encore les souvenirs de notre propre histoire, les
impressions de nos mœurs, de notre religion ; et Vol-
taire a eu le bon esprit de s'emparer de cette mine
encore vierge. Des noms français prononcés sur la
scène produisirent un efl'et magique sur des specta-
teurs qui, comme ceux de la Grèce, assistaient pour
ainsi dire à leur propre histoire. Dans une nation voi-
sine, Shakspeare avait devancé Voltaire ; mais celui-
ci, retenu par les préceptes de l'école, n'osa opérer
dans les détails de son art la révolution qu'il avait in-
troduite dans la manière générale de le concevoir.
Ce n'était pas assez d'avoir dit aux hommes : Le
théâtre va vous représenter les souvenirs de vos an-
nales; il fallait ajouter : II va vous offrir le tableau
fidèle de vos mœurs, de vos croyances, de vos insti-
tutions passées. On eût dû voir, dans un théâtre na-
tional, cette vieille France des siècles du moyen âge
qui, comme une médaille enfouie, n'avait encore été
déterrée par personne. Ces châtelains des Croisades,
qui partaient pour la Palestine avec leurs équipages
de chasse et de pêche, et qui croyaient arriver à Jé-
rusalem leur épervier sur le poing, ne sont point ca-
ractérisés comme ils devaient l'être dans les pièces de
Voltaire. Le moyen âge, avec sa rudesse chevaleres-
que, sa brusque franchise, son obscure philosophie,
devait être reconnu à la lecture de Zaïre ou A'Adé-
laïde Duguesclin, comme la cour de Néron est devi-
VOLTAIRE. 391

née dès les premières scènes de Britannicus. On sait


bien que ces mœurs grossières devaient être adoucies
sur la scène; mais si le goût a pour but de polir, il
ne doit pas dissimuler les choses.
Ce n'est pas assez d'avoir omis des particularités si
propres à intéresser la curiosité. Voltaire, il faut l'a-
vouer, est peut-être celui de tous nos grands tragi-
ques qui a le moins connu le cœur humain. Pour faire
du théâtre un tableau vivant, il n'aurait pas fallu
peindre les préjugés puisés dans les livres; il eût fallu
descendre plus avant dans le cœur de l'homme. Un
des flatteurs de Voltaire, l'auteur des Saisons, a dit
de lui :

D'un poignard plus tranchant il arma Melpomène.

Mais ce que plusieurs considèrent ici comme un


éloge, et ce qui en était un dans la pensée de Saint-
Lambert, est un reproche grave. Si, pour réussir aux
yeux du peuple, il faut des caractères fortement pro-
noncés, aux yeux du sage, il faut des nuances. La na-
ture humaine n'est pas aussi extrême dans le bien ou
dans le mal qu'on veut trop souvent nous le persua-
der. Ces caractères si outrés ne sont applaudis qu'au
collège. Les harangues qu'on met dans la bouche de
la plupart des héros de théâtre sont de pures décla-
mations dont la réflexion fait justice. Cette nature
guindée n'est point la nature ; ce style si grave, si so-
lennel, n'est point l'expression du cœur. Pour carac-
392 VOLTAIRE.

tériser une passion véritable, il faut souvent descendre


jusqu'à la simplicité : c'est là qu'on trouve ce qui
appartient à la nature humaine en général; et, pour
faire croire qu'un sentiment est véritable, il faut saisir
le côté par lequel il est commun à tous.
On a reproché à Voltaire les sentences philosophi-
ques dont la plupart de ses tragédies sont remplies;
mais ou ne fait pas attention que celles de Corneille
en offrent souvent davantage. Je ne m'arrêterai donc
pas sur cette faute que l'auteur eût fait disparaître en
retranchant quelques vers; mais j'insisterai sur un
défaut bien plus grave, c'est d'avoir fait dans ses tra-
gédies le roman de l'homme, par la raison précisément
qu'il ne croyait pas aux sentiments qu'il célébrait.
Celui qui, dans l'histoire, ne s'est proposé que la sa-
tyre de l'homme, ne pouvait être bien persuadé de la
réalité des sentiments qu'il peignait sur la scène. Ce-
lui qui disait, en parlant de son Essai sur les Mœurs :
« J'ai pris les deux hémisphères en ridicule : c'est un
» coup sur, » n'avait ni cette bonne foi, ni cette faci-
lité de croyance qui sont les conditions nécessaires
pour être ému et pour émouvoir les autres. Un dé-
dain superbe lui faisait considérer comme des trivia-
lités les superstitions, les préjugés, les croyances
religieuses elles-mêmes; et néanmoins ces trivialités-
là entrent dans le portrait de l'homme. Ce que le
philosophe réprouve est souvent ce que le peintre dé-
sireux de faire un portrait ressemblant conserve le
plus soigneusement. De même que ce n'est pas ton-
VOLTAIRE. 393

jours la pompe des mots qui dénote une impression


forte, ce n'est pas non plus dans l'élégance des mœurs
qu'on trouve ce qui caractérise les sentiments pro-
fonds. Exclure à jamais du théâtre le langage ordi-
naire aussi bien que les croyances communes, c'est
condamner la scène à une dignité obligée qui n'est
plus la nature.
Si la superstition parait dans les pièces de Voltaire,
c'est toujours comme une fourberie, comme un moyen
humain de succès qu'elle est présentée. Mais il y a une
infinité de cas dans lesquels la superstition est dupe
d'elle-même : ne voir que de la fourberie ou du bien
jouer dans la plupart des erreurs humaines, parce que
ces erreurs conduisent à quelque grand but politique,
c'est être dupe soi-même d'un autre travers d'esprit;
c'est bien peu connaître l'homme que de faire servir
les sentiments naturels de prétexte à quelque but po-
litique. Partout où la nature paraît, la passion se
montre, et celle-ci maîtrise tout l'homme. Il n'y a
point de considération sociale, il n'y a point de calcul
humain qui tienne devant une impression vraie. C'est
celle-ci qui est l'homme, les autres n'en sont que le
masque. Jamais la grandeur humaine n'a cessé d'être
présente à l'esprit de Voltaire considéré comme au-
teur dramatique, et néanmoins ce qu'il y a de plus
pathétique dans le tableau des passions, c'est le spec-
tacle de la faiblesse humaine terrassée par la gran-
deur ou la force de la nature. Cette force, que les an-
ciens considéraient comme une fatalité aveugle; cette
3'J VOLTAIRE.

force, que les philosophes appellent la fortune, et


dans laquelle les hommes religieux voient la main de
la Providence ; cette force, dis-je, disparait totalement
des pièces de Voltaire, pour faire place à une sorte de
grandeur factice qui prend sa source dans l'homme
seul. C'est là le vice principal des tragédies de Vol-
taire, et c'est le défaut, en effet, dans lequel devait
tomber un homme qui, vivant loi» de la nature, pre-
nait ses modèles dans les livres ou dans le jargon
d'une société corrompue !
Des défauts non moins graves déparent ses ouvrages
historiques. S'éloignant à la fois du système des an-
ciens qui appliquaient l'éloquence à l'histoire, et de
ceux des modernes qui en faisaient une dissertation
critique, il nous a donné des récits dénués de preuves,
et souvent trop peu graves pour porter h l'âme une
impression forte. Ou exagère beaucoup le danger de
ces histoires dont le style oratoire fait tout le mérite.
Les faits peuvent donner lieu à des contestations sans
fin; mais, l'essentiel, c'est la leçon morale qu'ils por-
tent avec eux; et cette leçon est d'autant plus.frap-
pante, que les expressions de l'écrivain se ressentent
davantage de la chaleur de son âme. Chez les Grecs,
on assistait à la lecture des livres d'Hérodote comme à
la déclamation d'un poème. Les mémoires d'érudition
dans lesquels on discute l'authenticité des faits sont
d'une date récente dans l'histoire de la littérature, et
l'historien est écrivain avant que d'être clironologiste.
L'impression grave de l'histoire résulte du style plus
VOLTAIRE. 395

encore que clé la discussion des faits. On peut crain-


dre de tomber dans la déclamation en suivant cette
voie; mais ce qu'on appellerait ici de la déclamation
serait moins dangereux que de la sécheresse. Dans le
tableau des passions, le poète doit avoir en vue des
réalités; dans le récit des événements, l'historien doit
se proposer ce qui ennoblit la nature humaine : l'un
est d'autant plus vrai qu'il est plus simple; l'autre est
d'autant plus juste qu'il s'élève davantage. Le pre-
mier, en effet, traite de l'homme, et le second de la
société. Dans le tableau du cœur humain il faut être
vrai, parce que la réalité est assez belle par elle-même ;
dans la peinture de la société, il faut se placer par la
pensée au-dessus de son sujet, parce que le sujet par
lui-même est toujours ou vicieux ou ridicule. Parmi
les historiens modernes, personne n'a mieux réussi
dans ce genre, tel qu'il est considéré ici, que l'anglais
Robertson.
Voltaire, méconnaissant ses devoirs d'historien, n'a
vu dans le tableau des mœurs des nations qu'un récit
dans lequel l'écrivain, pour donner une plus juste
idée de l'élévation de son esprit et de l'impartialité
de sa conscience, devait se montrer partout désabusé
des erreurs et des folies qu'il retrace. Mais on ne
prend pas ainsi, d'un coup de filet, toutes les erreurs
sociales. Il est de prétendues erreurs qui sont des
vérités; il est de prétendus progrès dans les sciences
morales et politiques qui sont des pas rétrogrades, ei
i! faut une grande attention et surtout une grande
396 VOLTAIRE.

instruction pour faire ce triage. Ce n'est point avec la


légèreté qui a présidé à la rédaction du Dictionnaire
Philosophique qu'on procède à l'histoire des nations :
ce n'est plus ici l'homme qui, dans la peinture des
passions dramatiques, voyait tout en grand; c'est, au
contraire, l'homme qui voit partout de petites causes
à de grands effets. 11 amuse, il instruit peut-être les
lecteurs vulgaires, mais assurément il ne satisfait ni
l'érudit qui demande des preuves, ni le poète qui
cherche à être ému, ni le philosophe qui trouve dans
certains faits historiques des faits dignes d'occuper
toute la méditation humaine.
Il restait dans le temps de Voltaire une manière
d'écrire l'histoire qui n'a été aperçue que de nos
jours : C'était la description exacte des mœurs naïves
et pittoresques des Français avant la renaissance des
lettres. Voltaire a cru que le siècle de Louis XIV était
tout pour la France, et tout ce qui était étranger aux
arts, aux lettres, à l'urbanité des mœurs, lui a paru
indigne d'attirer l'attention. Dans les siècles qui ont
précédé celui de Louis-le-Grand, il y avait cependant
des problèmes historiques dont la solution était du
plus haut intérêt. Il était important de comparer, dans
leur origine et leurs résultats, la noblesse individuelle,
la seule connue des anciens, et notre noblesse hérédi-
taire; il était curieux de voir comment l'anarchie des
fiefs avait préservé l'Europe du despotisme d'un seul,
lors des migrations des barbares. On eut t'ait voir les
obstacles que l'aristocratie féodale opposait aux usiir-
VOLTAIRE. 397

pations de la royauté, obstacles qui furent si multi-


pliés, que, quand la lutte se termina, les peuples dé-
sormais éclairés n'eurenf plus à redouter dans les
monarchies modernes l'autorité absolue des ancien-
nes. Tirant de cet ordre de choses des considérations
nouvelles sur le caractère des peuples européens, on
les eût montrés s'attachant aux personnes plus qu'aux
institutions, et faisant du sentiment de la fidélité une
sorte de point d'honneur qui remplaça et quelquefois
suppléa le devoir lui-même. Enfin il restait à l'histo-
rien des portraits neufs à retracer. L'Europe n'avait
plus alors la physionomie qu'elle avait offerte jadis,
et des portraits à la Plutarque ne convenaient plus à
aucun des héros de la féodalité. Il fallait peindre ces
hommes amoureux de la vie chevaleresque et d'une
sorte d'indépendance qui était dans leurs idées la
seule garantie de la valeur personnelle. A leurs yeux
il n'y avait ni gouvernement ni nation. Cette force
abstraite, qui pèse d'en haut également sur tous, leur
semblait effacer toute individualité, et ils se révoltaient
contre elle, quelquefois plus par un faux point d'hon-
neur que par le soin même de leurs intérêts. Cette
vie, qui prenait ses règles dans le cœur plus que dans
les lois, exaltait les bonnes qualités et 1:0 mettait point
de frein aux mauvaises. De là ces passions indompta-
bles, ces guerres sanglantes dont le récit est inter-
rompu quelquefois par l'un de ces traits héroïques
qui paraîtrait devoir appartenir aux plus beaux'temps
de l'histoire.
398 VOLTAIRE.

Tout ce côté de l'histoire moderne est laissé dans


l'ombre dans les écrits de Voltaire. L'homme qui, en
parlant des époques fabuleuses de l'histoire de la
Gaule, a été assez peu réfléchi pour dire : « Détour-
» nons la pensée de ces temps barbares, la honte de
» l'esprit humain, » aura ajouté sans doute en arri-
vant à des temps plus rapprochés de nous : « Laissons
» dans l'oubli la mémoire de ces époques de fanatisme
» et de superstition. » On ne nie pas qu'il y ait eu
dans les siècles féodaux beaucoup de fanatisme et de
superstition, mais enfin ces maladies de l'espèce hu-
maine ont existé, et l'historien doit les retracer. En
les jugeant avec trop de précipitation, il pourrait se
rendre coupable de quelque omission importante, et
quel ne serait pas son tort si une vertu ignorée, née
de ces préjugés mêmes, lui avait échappé, unique-
ment parce qu'il aurait écrit avec l'intention arrêtée
d'avance de tout trouver mauvais?
Il est un mérite qu'on doit cependant accorder à
Voltaire, c'est d'avoir, le premier, fait entrer dans
l'histoire ces détails généraux de mœurs qui en sont
la substance. Avant lui, on écrivait l'histoire des
princes, mais on ne se doutait pas qu'il fallait aussi
écrire celle de la nation. On rangeait soigneusement
les armées en batailles, comme il le dit lui-même,
mais on oubliait des événements politiques bien plus
importants, en ce qu'ils apportaient des changements
complets dans la constitution des peuples. Les histo-
riens anglais, en suivant les traces de Voltaire, l'ont
VOLTAIRE. 399

surpassé dans cette manière d'écrire l'histoire : les


uns ont analysé le contrat social comme Rousseau;
les autres ont porté la lumière du légiste, comme
Montesquieu, dans les ténèbres de leur histoire. Vol-
taire, quoique ayant ouvert la carrière, a écrit avec
moins de profondeur et peut-être moins d'impartia-
lité; et dans la partie même où il s'est montré supé-
rieur, il est accusé, et non sans fondement, de n'avoir
pris de notre droit public que les faits qui se ratta-
chaient à certain point de vue, à certain système.
Nous apercevons une grande contradiction entre le
système historique suivi par Voltaire et les règles
qu'il s'est imposées en traitant l'art dramatique; il y
en a une plus grande encore peut-être entre Voltaire
philosophe et Voltaire poète. Partisan de la métaphy-
sique de Lock, il n'a pas aperçu la liaison qu'il y avait
entre le sentiment poétique et la pensée qui le dirige.
Quand la pensée est considérée comme l'unique pro-
duit des sensations, quand on ne croit à rien d'inné
dans l'âme humaine, l'inspiration naît d'un mot; l'en-
thousiasme, l'imagination ne sont que des facultés
factices de l'existence desquelles on n'est pas persuadé
sincèrement, mais avec lesquelles on joue avec plus
ou moins de grâce ; la poésie est un langage convenu
qui s'acquiert par le tact, mais ce n'est point l'art
sublime d'exprimer les sentiments réels de l'âme. On
se passionne à froid de cet art-là, comme on pourrait
le faire d'une occupation mécanique, sachant très-
bien que si l'on portait dans la pratique de la vie les
400 VOLTAIRE.

sentiments poétiques dont ou parait le plus sérieuse-


ment pénétré dans la retraite, on ne serait plus qu'un
fou. Enfin, les termes poétiques sont comme ces for-
mules que la politesse met en usage, et dont on se
sert sans être pris au mot pour cela. Quand il y a un
tel désaccord entre la philosophie et la poésie, celle-ci
ne peut être que faiifse. Elle est outrée, au lieu d'être
grande; basse, au lieu d'être naturelle. Sa dignité, son
sïyle cadencé, tout cela ressemble à ces farces publi-
ques dont on rit en soi-même, mais auxquelles on as-
siste avec un sérieux décoré du nom de bienséance.
Une philosophie nouvelle donne aujourd'hui à la
pensée plus de profondeur, au sentiment plus de vi-
vacité. Elle ne commet pas la faute impardonnable de
voir tout l'homme dans l'action des objets extérieurs
sur l'âme, elle voit au contraire l'homme entier dans
l'âme seule. Ce n'est pas que cette science ne fût con-
nue du temps de Voltaire; Mallebranche, entre autres,
l'avait démontrée avec toute la profondeur désirable;
mais de ce ton plaisant qui en quelques mots déjouait
toute une vie de recueillement. Voltaire avait dit de
Mallelranche :

Lui qui voit tout en Dieu, n'y voit pas qu'il est fou ;

. l'un des principaux philosophes dont la France


^ lonore, caractérisé aux yeux de toute une généra-
^t TI par ces paroles indécentes, était jugé sans appel :
ob servons ici que le" même- homme, qui a flétri ainsi
VOLTAIRE. 401

d'un trait de plume l'un des plus beaux génies de la


France, avait traduit lui-même avec tant de bonheur
le passage de saint Paul, sur lequel est appuyée toute
la philosophie de Mallebraiiche :

Tout se meut, tout respire et tout existe en Dieu.

L'influence de la philosophie du sentiment sur la


poésie est telle, que c'est à elle que nous devons les
chefs-d'œuvre que compte la littérature européenne
de la fin du XVIIIe et du commencement du XIXe siè-
cle. Ces chefs-d'œuvre ont démontré qu'il n'est qu'un
moyen d'être éloquent, c'est de sentir vivement ; qu'il
n'y a qu'une manière d'être créateur, c'est de s'en
rapporter à l'inspiration. Ce n'était pas avec la philo-
sophie dédaigneuse de Voltaire qu'on eût pu réussir.
Aussi, quand il a voulu élever un monument national,
a-t-il vainement appelé à son secours les richesses
d'une poésie à laquelle il ne croyait pas. Son épopée
est irréprochable sous le rapport des règles; mais, à
force d'art, elle se passe si bien de la vie, qu'on la lit
sans émotion. Dans un siècle si raisonneur, on ne
pouvait imaginer un merveilleux qui soutint l'examen
d'un esprit éclairé ; aussi ne trouva-t-on rien de mieux
que de déifier des êtres moraux, c'est-à-dire, des êtres
de l'existence desquels personne n'est persuadé. On
eût pu rencontrer ailleurs un merveilleux qui eût sa-
tisfait tout le monde : on l'eût puisé dans l'étude
môme de l'univers; mais on s'était écarté de la nature
3/1*.
r02 VOLTAIRE.

dès le point de départ, comment la retrouver ensuite!


D'ailleurs, celui qui soutenait sérieusement à Buflbn
que ces bancs calcaires, dont sont revêtus les sommets
de quelques montagnes, étaient formés de coquilles
déposées par les pèlerins, n'était pas un physicien
asse/ instruit pour comprendre tout le parti qu'on
pouvait tirer du merveilleux de la nature.
Je ne dirai pas avec quelques critiques que le sujet
de la Hcnriade, étant pris dans des événements
trop rapprochés de nous, on ne la lit pas avec autant
d'intérêt qu'une autre épopée : il dépend toujours du
génie de mettre de l'intérêt où le vulgaire n'en voit
pas. Lucain a chanté des événements dont quel-
qaes-uns de ses lecteurs pouvaient avoir été témoins.
Camoens a été acteur lui-même dans la scène qu'il
retrace. Le sujet traité par Voltaire était susceptible
d'être embelli de détails précieux qu'il a laissé per-
dre. L'Europe régénérée au XVI'' siècle était là en
contraste avec l'Europe féodale. L'invention de l'im-
primerie, la. renaissance des lettres, la découverte
du nouveau monde, la réformation religieuse, une
foule d'événements agitaient les esprits; d'un autre
côté, celte défiance de l'esprit humain qui combat en
lui l'attrait de la nouveauté, l'empire des habitudes,
ies mœurs antiques légalisées par une prescription
de dix siècles, faisaient retrouver à côté de l'Europe
nouvelle l'Europe stationnaire. La France était cou-
verte encore de ces vieux donjons qui étaient tous des
forteresses : ou y voyait de ces seigneurs qui étaient
VOLTAIRE. 403

autant de souverains, et qui regardaient du même œil


l'introduction d'un nouveau culte et l'accroissement
de la puissance royale. En étudiant la France féodale
sous son véritable point de vue, les détails qui n'eus-
sent pas satisfait le publiciste auraient sans doute of-
fert au poète épique des tableaux qu'il eût pu rappeler
dans un sujet national; mais le système vicieux suivi
par Voltaire en histoire est précisément ce qui l'a em-
pêché de réussir sous le rapport de l'épopée.
Ses poésies philosophiques, proprement dites, sont
remplies de ces contradictions puisées dans une phi-
losophie qui n'accordait rien au cœur, et basées sur
des arts qui supposent du moins que le cœur est tout.
On ferait un volume curieux des éloges et des criti-
ques qu'il a faits en même temps du sentiment reli-
gieux. Ici, c'est un fanatisme; plus loin, c'est la
source des grandes pensées. Là, le philosophe parle
de la divinité en déiste; ailleurs, le poète la peint en
chrétien.
Par de là tous les rieux le Dieu des cieux réside,

dit-il dans sa Henriade, et dans un de ses poèmes


moraux il substitue à ce vers fastueux cet autre si
vrai et si consolant :

Si Dieu n'est pas dans nous il n'exista j n m a i s .

Ses poésies légères sont des chefs-d'œuvre de goût


et (le facilité, mais en même temps de pyrrhonisme.
404 VOLTAIRE.

On dirait que cet homme supérieur a été chargé de


tout détruire, comme ces conquérants qui ont une
mission secrète à laquelle ils ne peuvent rien changer.
Il n'était ni assez sérieux ni assez profond pour les su-
jets graves; et, s'il les traitait, c'était pour les pré-
senter sous nu faux jour : mais il avait tout ce qu'il
fallait pour se jouer de ce qui excitait un respect et un
enthousiasme véritables. Ennemi secret de toutes les
gloires et de toutes les vertus, il les a poursuivies
dans le Dictionnaire philosophique; sa correspon-
dance roule presque tout entière sur la nécessité d'é-
craser ce qu'il appelait l'infâme ; et la seule fois
qu'il ait voulu marcher sur les traces de l'Arioste, il
a choisi pour égayer ses pinceaux le seul sujet national
peut-être qu'une grande âme eût refusé de traiter
sous ce point de vue ; ne gardant plus de mesure dans
ce poëme fameux et se mettant, pour ainsi dire, plus
à l'aise dans le mal, il a insulté tout à la fois la vertu
et le patriotisme.
C'est en vain qu'on dirait pour l'absoudre du re-
proche d'irréligion, qu'il" n'a prétendu blâmer dans
sa correspondance avec d'Alembert que les abus du
culte; c'est en vain qu'on citerait de lui ce vers répété
partout :
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer !

ou l'inscription de sa chapelle : Deo crexit Voltaire;


cette inscription et ce vers ne prouvent rien. Quand
on est persuadé de l'existence de la divinité, on n'af-
VOLTAIRE. 403

fiche pas cette croyance, on ne dit pas qu'il y a un


Dieu parce que la raison sociale ou politique veut
qu'il y en ait u n ; maison affirme son existence, parce
qu'on la sent. S'il fallait un Dieu pour soutenir l'édi-
fice de la société telle que nous l'avons établie, ce se-
rait une bien méchante raison de la nécessité de son
existence; car il serait possible d'amener telle combi-
naison où, avec ce frein de moins, il n'y aurait peut-
être pas de crimes politiques de plus; il serait possi-
ble aussi de prouver, par l'histoire, que s'il n'y avait
pas eu cette raison de dissidence entre les opinions
humaines, il n'y aurait pas eu non plus tant de
guerres intestines. Raisonner sur l'existence des cho-
ses, qui sont par elles-mêmes, d'après la liaison de ces
choses avec les institutions sociales, c'est conduire
l'esprit humain dans une arène de disputes intermina-
bles; c'est juger de la valeur relative des objets et
non de leur valeur réelle.
On prouverait que Voltaire a professé les principes
du déisme, qu'on ne prouverait pas pour cela qu'il a
été porté au sentiment religieux. Il y a une grande
différence entre énoncer un sentiment et y conformer
ses pensées. Voltaire avait fermé en lui tout accès à
l'enthousiasme, et jamais homme n'a été plus éloigné
de comprendre la religion, qui est tout amour. On
peut en juger surtout par les attaques qu'il a dirigées
contre la religion positive. Si on dépouille ces argu-
ments des plaisanteries qui les assaisonnent, si on pèse
ces arguments au poids de la logique et de l'érudi-
iU6 VOLTA1UE.

tion, on est moins étonné de leur faiblesse que de


l'assentiment qu'ils ont obtenu de la génération que
lui seul guidait alors.
On ne peut revenir surtout de sa surprise, quand
après s'être arrêté sur les réflexions profondes de la
seconde partie des Pensées de Pascal, on arrive aux
remarques plus que bannales de son commentateur.
Des facéties vulgaires, des allégations sans preuves,
voiLî ce qu'on objecte aux raisonnements du penseur
de Port-Royal. Pascal prouve-t-il en logicien serré la
duplicité de l'homme? Voltaire, qui eût dû voir là un
témoignage irrécusable de toutes les philosophies et
de toutes les religions, n'y découvre qu'un plagiat
d'une pensée de Montaigne. Pascal trace un portrait
éloquent de l'homme; il le considère comme un chaos
de gloire et de misère, découvre les contradictions
qui sont dans sa nature, et Voltaire traite ici les plus
sublimes méditations du génie de discours de malade.
Il répugne à la conscience de l'écrivain de rapprocher
le texte du commentaire. Il est impossible de voir plus
de légèreté, plus de trivialité même à côté de réflexions
plus profondes et plus vraies. Racine le fils et l'an-
glais Young ont mieux compris la vérité de la plupart
des observations de Pascal; car l'un et l'autre n'ont
fait en beaucoup d'endroits de leurs poèmes que les
mettre en vers.
Je dis que Voltaire n'a jamais été à la hauteur des
idées religieuses, et qu'il n'a pu en juger que d'une
manière superficielle. Qu'on lise en effet le Chapitre
VOLTAIRE. 407

du Siècle de Louis XIV consacre à l'examen du quié-


tisme, et on trouvera ce qui manque à Voltaire de ce
côté-là. Celui qui a supposé que Fénélon dans l'exil
regrettait encore les fêtes somptueuses de la cour de
Louis-le-Grand, n'avait pas une âme faite pour com-
prendre celle de Fénélon et pour goûter les lettres
qu'écrivait précisément alors le sublime auteur de Té-
lémaque.
L'arme la plus dangereuse dont Voltaire se soit
servi, celle qu'il maniait le mieux, c'est le ridicule.
Quand c'est le doute qui nous guide, nous devons
nécessairement finir par ne plus employer que la mo-
querie. S'il faut compter ici les talents de Voltaire,
on ne doit pas oublier celui-là.
Désabusé de tout, il a dû nécessairement tout en-
visager sous le côté de la plaisanterie. Considérant
l'enthousiasme comme une rêverie, il n'a dû trouver
de réel que l'ironie. Son talent est d'avoir donné de
la grâce à cette philosophie moqueuse, et d'avoir per-
suadé que celui qui rit d'une chose est nécessairement
supérieur à celui qui la respecte. Le premier, en effet,
semble avoir cessé d'examiner ce que l'autre étudie
encore. Aussi les romans de Voltaire, ceux de ses ou-
vrages dans lesquels il a fait le plus ouvertement
usage de la plaisanterie, ne sont-ils que des parodies
de tout ce qu'il y a de sérieux dans la philosophie
humaine ou divine. La religion, l'amour, la science,
tout ce qui relève la dignité de l'homme est sacrifié à
un persiflage, qui parfois dégénère en cynisme. Il y a
408 VOLTAIRE.

un genre de plaisanterie qui part d'une âme supé-


rieure, c'est celui qui se place par la pensée au-dessus
de ces choses humaines auxquelles le vulgaire attache
tant d'importance; c'est dans ce genre qu'ont excellé
Pope, Pascal, Montesquieu. Ces philosophes, en dé-
truisant les petits hochets de la société, nous donnent
une plus grande idée de nous-mêmes, et le rire qu'ils
nous arrachent nous élève ; mais Voltaire, en se jouant
des sentiments naturels, n'excite en nous qu'un rire
amer. Nous sentons que nous perdrions tout, si nous
avions le malheur d'abandonner les espérances qu'il
qualifie d'illusions. Notre cœur ne palpiterait pins
pour rien de grand, si nous étions persuadés de l'ina-
nité de tout ce qui nous occupe. La moquerie qui nous
débarrasse de nos préjugés sociaux nous rend plus
libres; celle qui nous affranchirait de nos sentiments
naturels nous rendrait plus pauvres. Il ne nous reste-
rait, après des lectures de ce genre, que le désir
d'entrer plus profondément dans la vie matérielle,
puisque la vie morale serait une chimère. L'abus du
talent conduit ici à un genre de vie rétréci et borné
contre lequel s'est élevé la philosophie dans tous les
temps. L'esprit de facétie aboutit ainsi à une dégra-
dation morale d'autant plus funeste, que, paraissant
l'apanage des gens supérieurs, toute la société s'y
conforme par l'autorité de l'exemple.
Quelque universelle que soit encore aujourd'hui la
renommée de Voltaire, ne craignons pas de le juger
sans préventions. S'il fallait toujours écrire pour ré-
VOLTAIRE. 409

péter les phrases déjà approuvées, l'esprit humain'


resterait dans une éternelle enfance. L'homme de
lettres, qui se plaint avec raison des entraves de la
censure imposée par les gouvernements, se mettrait
lui-même sous la tyrannie d'une censure bien plus in-
tolérable, s'il consultait toujours le public avant de lui
parler. Les ouvrages que l'on composerait pour lui
seraient comme ces insignifiantes adresses dans les-
quelles on porte officiellement au monarque le tribut
servile des sentiments, des expressions que lui-même
a dictés. Disons-le donc franchement, l'instruction
de Voltaire n'a pas été assez profonde ni assez étendue
pour lui permettre de rien créer de parfait et de du-
rable; mais elle a été assez universelle pour lui don-
ner le moyen de tout détruire. Sa littérature et sa
philosophie n'ont été trop souvent qu'une amplifica-
tion ou une moquerie; et, tandis que Rousseau a été
accusé par La Harpe d'avoir commencé sa carrière par
calomnier les arts, Voltaire a employé toute la sienne
à flétrir le seul principe qui en était la source.
Je viens de nommer Rousseau ; et, au lieu d'essayer
entre lui et Voltaire un de ces parallèles qui aident
plus à faire briller l'esprit cie l'écrivain qu'à faire
connaître ces deux hommes célèbres, je trouve dans le
talent particulier de Voltaire la cause de l'antipathie
qu'il n montrée toute sa vie pour Rousseau. Venant à
une époque où toutes les choses de l'âme étaient ré-
duites en poussière, Rousseau a senti le besoin de les
revivifier. Les grandeurs morales en tout genre étaient
35.
410 VOLTAIRE.

abaissées; dans tous ses ouvrages, jusques dans ses


romans, il a tenté de les rendre à leur dignité pre-
mière. L'ironie était la base de la littérature, il a
voulu la rétablir sur l'exaltation de l'âme. Le principe
de la philosophie dominante était la science des sen-
sations; Rousseau, dédaignant cette étude facile, est
entré dans les profondeurs du spiritualisme. La mo-
rale était fondée sur l'intérêt personnel, les arts
étaient établis sur des règles circonscrites; il a voulu
introduire le sentiment dans la morale, et l'inspiration
dans les arts. Enfin, les hommes égarés par leurs pré-
jugés n'entendaient plus le langage de la nature ;
l'auteur A'Emile s'est proposé partout de la leur ex-
pliquer. Il n'a respecté ni les traditions antiques, ni
les préjugés contemporains, ni ces bienséances sociales
auxquels tenaient encore la plupart des philosophes de
l'époque. Voltaire, dont l'empire était établi sur ces
préjugés, et qui n'avait jamais compris le langage de
la nature; Voltaire, qui ne s'était jamais servi que de
son esprit et qui ne croyait pas qu'on pût s'en rap-
porter sérieusement aux secrètes inspirations de l'âme,
redoutait surtout l'influence d'un homme dont la phi-
losophie devait nécessairement faire oublier la sienne.
Il ne portait pas seulement à Rousseau cette haine se-
crète qu'inspiré quelquefois la rivalité de talent; mais
il concevait pour lui une inimitié déclarée, d'autant
plus violente, qu'il était de bonne foi dans son aver-
sion. De quel d'il, en effet, devait-il voir des sentiments
si contraires aux siens, une âme si différente de la
VOLTAIRE. 4H

sienne? L'univers que lui offrait Rousseau était un


univers tout opposé à celui qu'il avait habité jusqu'a-
lors, et il devait d'autant plus haïr ce monde étranger
qu'il avait pris plus de peine pour s'établir et se com-
plaire dans le sien. Il se voyait placé au faîte d'une
colline factice élevée par la génération contempo-
raine, et un secret pressentiment lui disait qu'il pour-
rait venir un temps où le piédestal de sa statue serait
renversé. Son rival, au contraire, paraissait vouloir
gravir une montagne naturelle; et, avec le génie dont
il faisait preuve, il était à craindre qu'il ne réussît, et
qu'arrivé au sommet il n'y restât en exemple à toute
la génération désormais éclairée par lui.
Tel a été le rôle qu'a joué Voltaire. Celui qu'il pou-
vait remplir était assez beau pour lui acquérir une
renommée incontestable. Avant lui, la littérature était
reléguée dans le cabinet des gens de lettres, son in-
fluence l'avait produite dans le monde ; il pouvait par
un meilleur usage de ses^ talents l'y conserver à ja-
mais. L'étude était une sorte de récréation solitaire,
il lui a été donné de la rendre publique; il pouvait en
faire le plus solide levier des intérêts sociaux. On jouait
avant lui avec des pensées dont toute la valeur dépen-
dait de la place qu'on était convenu de leur donner;
les pensées étaient comme les pièces d'un jeu d'é-
checs, elles avaient de l'importance tant que le jeu
était sur la table; hors de là, ce n'était plus rien.
Voltaire, qui a placé la table du jeu au forum, dans le
sénat et dans le temple, aurait dû voir la liaison in-
412 VOLTAIRE.

lime qui existe entre la pensée de l'homme et ses ac-


tions, et le premier il aurait fait de la littérature une
institution vivante, qui eût tenu sa place dans nos
sentiments, puisque ce sont ceux-ci seuls qui la diri-
gent. Embrassant alors toutes les branches de cette
littérature pour ainsi dire régénérée,-il les eût consi-
dérées dans un nouvel esprit; il eût fait du théâtre
une représentation fidèle et une leçon morale tout à
la fois ; il eût fait de l'histoire un récit animé et con-
sciencieux, sans oublier qu'elle est le dépôt du droit
public des nations; enfin, il eût senti que la poésie se
rapprocherait de sa destination primitive, à mesure
qu'elle deviendrait plus recueillie et plus grave; et,
surpassant à la fois Lucrèce et Pope, il fût devenu en
France le créateur de la véritable poésie philoso-
phique.
J.-J. ROUSSEAU.

Jean-Jacques Rousseau est du petit nombre de ces


hommes dont l'histoire fait partie de l'histoire géné-
rale des erreurs et des progrès de l'esprit humain.
Nous ne considérerons donc pas ici les beautés ou les
défauts de détail de chacun de ses ouvrages : nous
avons été entretenus mille fois de critiques bannales
et d'éloges rebattus; mais ce qui paraît n'avoir pas
encore été examiné jusqu'à présent d'une manière im-
partiale, c'est la direction que les écrits de Rousseau
ont imprimée aux opinions du siècle. Nous allons tâ-
cher d'étudier ce grand homme sous ce rapport. Ce
n'est point un littérateur dont on veuille apprécier le
mérite, c'est un réformateur dont on se propose d'é-
tndier l'influence.
L'esprit humain marche sans cesse : que ce soit en
ligne droite ou en spirale, toujours est-il vrai qu'il
avance. Il ne paraît pas un homme de génie, dans
quelque pays et dans quelque siècle que ce soit, qui ne
fasse faire un pas avec lui à tous les hommes qui pen-
sent. Les pédants s'occupent minutieusement à dé-
tailler les défauts ou les beautés de style des ouvrages
35*.
414 J.-J. HOUSSE AU.

de cet homme. Une tournure de phrase prise dans un


idiome étranger, une expression qu'une grammaire
particulière ou le goût du moment désavouent, sont
pour eux des taches qufesufiisent pour décréditer à
leurs yeux toute une vie de recueillement. Le philoso-
phe juge les hommes de génie d'une tout autre ma-
nière. Il ne s'étonne pas des tournures nouvelles ou
d'une expression hasardée, parce qu'il sait que les
langues ne sont que des conventions; que souvent la
grammaire particulière est en opposition avec cette
philosophie profonde qui préside à la grammaire gé-
nérale ; que souvent encore le goût du moment se
trompe, et que l'étymologie est plus sûre que la règle.
Affranchi de ces bagatelles, auxquelles les petits es-
prits attachent tant d'importance, il demande au génie
quelle est la route qu'il a suivie, quels sont les exem-
ples qu'il a donnés, les vertus qu'il a inspirées, les
préjugés qu'il a combattus; et, en comparant l'espèce
humaine telle qu'elle était avant lui, et telle qu'elle a
paru depuis, il sait quels sont les progrès dont on
doit lui faire honneur.
Considéré sous ce point de vue, nul homme, peut-
être, dans nos temps modernes, ne peut entrer en
parallèle avec Rousseau. A une époque où on croyait
avoir été suffisamment éclairé, lui seul, en effet, a dé-
montré aux hommes qu'ils ne savaient rien encore,
puisque jusque-là ils avaient vécu loin de la nature.
A la philosophie acquise dans les livres, lui seul subs-
titua une philosophie puisée dans les émotions de
J . - J . ROUSSEAU. 410

l'âme. Éloquent, parce qu'il était passionné, la pro-


fondeur de la pensée n'ôta rien chez lui à la chaleur
de l'imagination. Poète par sentiment et philosophe
par enthousiasme, il avait tout ce qu'il fallait pour
émouvoir et pour entraîner, et les disciples qu'il a
laissés, les admirateurs qu'il obtient encore, atteste-
ront longtemps l'universalité de son influence.
En comparant l'Europe dans la première partie du
XIXe siècle, à l'Europe telle qu'elle était dans la der-
nière moitié du XVIIIe, nous croyons apercevoir des
changements dont il faut chercher l'origine dans les
écrits de ce philosophe.
L'Emile a réformé plus d'une éducation, bien
qu'on ne s'en soit pas aperçu peut-être. C'est là que,
mieux que Montaigne el Boileau, Rousseau a fait voir
que les distinctions sociales étaient des choses com-
munes qui n'entrent pas dans le portrait de l'homme;
c'est là qu'il a démontré que la source de la richesse
était l'industrie, qu'il n'y avait point d'état dont on
dût rougir, point de trésor qui l'emportât sur l'indé-
pendance. C'est à ce livre qu'on doit de voir les lois
de la nature substituées fréquemment à celle delà so-
ciété; c'est lui qui, en prescrivant aux femmes les de-
voirs de la maternité, leur a enseigné des plaisirs
qu'elles ne soupçonnaient pas. De nos jours, deux
poètes charmants, Millevoye et Legouvé, n'ont fait
que prêter à la poésie le langage de cette philosophie
si pure et si lumineuse tout à la fois.
Le Contrat Social, bien que critiqué amèrement,
416 J.-J. ROUSSEAU.

a amené une amélioration sensible dans l'organisation


des sociétés modernes. La partie théorique de ce li-
vre est restée dans le domaine du droit que la philo-
sophie et l'autorité se disputent tour à tour ; mais le
bien qui y était présenté était un fait, et il est entré
dans toutes les constitutions positives. Depuis l'assem-
blée fameuse qui a rédigé la déclaration des droits de
l'homme, jusqu'à ce monarque législateur qui a mé-
dité la charte, tous ont puisé dans les écrits politiques
de Rousseau les lumières qui leur étaient nécessaires.
Il n'est pas jusqu'aux plus timides qui n'aient été sa-
tisfaits des réflexions sur le gouvernement de Polo-
gne, à moins qu'avant la lecture du livre ils n'eussent
pris leur parti, ce qui arrive dans toutes les matières
qui sont jugées et interprétées par les passions. Quel-
ques-uns des principes de Rousseau sont contestables,
sans doute; mais ils ont détruit du moins ces théories
dogmatiques qui invoquaient, à l'appui des gouverne-
ments, cette sanction divine dont la fourberie sait se
prévaloir, et dont le fanatisme seul est la dupe. Burke,
le plus ferme appui des gouvernements monarchi-
ques, a fort bien démontré que le principe de la sou-
veraineté du peuple n'était pas applicable à l'état so-
cial tel que le temps l'a modifié; et l'évêque de Nan-
tes, Du voisin, qui a publié un livre pour réfuter les
principes du Contrat Social, n'a fait que répéter les
arguments de Burke ; mais ce que celui-ci a dit de
[dus, et ce qu'il a puisé dans les écrits du citoyen de
Ctenève, c'est que l'opinion qui veut que la monar-
J . - J . ROUSSEAU. 417

chie, considérée de telle manière, soit un gouverne-


ment de droit divin, provient d'une doctrine impie et
ridicule. Toute puissance vient de Dieu, sans doute,
car l'homme ne s'est rien donné; mais le pacte par
lequel chacun est convenu de faire taire sa puissance
particulière devant la puissance générale, ce pacte,
dis-je, est une convention humaine. Faire intervenir
la divinité dans les choses conventionnelles, c'est dé-
naturer celles-ci, en même temps que c'est donner
une idée fausse du gouvernement temporel de la di-
vine Providence. Dépareilles doctrines scandalisent la
raison, et ne profitent qu'à l'hypocrisie.
En littérature, Rousseau a montré par son exem-
ple qu'il n'y avait qu'une condition pour être élo-
quent, c'est d'être ému et persuadé. Il a appris à
préférer l'éloquence du cœur à celle qui résulte du
faste des mots. La poésie qui nous reste du XVIIIe siècle
est bien terne, comparée à la prose animée de Rous-
seau. C'est à lui plus qu'à Buffon qu'on doit de voir
la prose devenue le langage ordinaire des méditations
les plus nobles. Nos prosateurs, pendant un demi-
siècle, ont été nos seuls poètes, parce que le premier
prosateur de la nation en était alors le plus grand
poëte. On peut avouer ceci sans faire tort à la renom-
mée de Voltaire, à celle aussi de Delille. L'esprit de
l'un et l'art de l'autre ne peuvent entrer en parallèle
avec les sensations si vives de Rousseau.
Il a fait de l'histoire naturelle une science d'obser-
vations aimables, quand elle n'était qu'un amas de
418 J.-J. ROUSSEAU.
faits présentés à l'appui d'un système. Elle était éta-
blie sur le vain désir d'étaler une érudition fastidieuse,
et de faire briller un esprit avide de renommée. Ber-
nardin de Saint-Pierre, suivant les traces de son
maître, l'a fondée sur le charme même des sentiments
que provoquent les objets, et sur l'admiration qui est
le plus vrai de nos plaisirs, parce qu'il en est le plus
désintéressé (1).
La philosophie était, ou une satyre maladroite,
ou un jargon inintelligible, dans lequel on tentait
d'expliquer l'homme sans y faire entrer ce que le sen-
timent commun dit à tous les hommes. Rousseau, en
signalant les faits de la conscience, a changé la méta-
physique en une science rigoureuse, qui a ses démons-
trations comme toutes les autres. C'est à lui qu'on
doit d'avoir abandonné la philosophie de Locke et de
Condillac. 11 nous a initiés le premier à la métaphy-
sique du sentiment, et nous a préparés, en quelque
sorte, à cette philosophie supérieure généralement
adoptée aujourd'hui, et qui rend à la religion tout son
empire, à la morale toute son influence. Il a prouvé,
par son exemple, que toutes les âmes sensibles étaient
portées de préférence aux idées religieuses, que l'onc-
tion du sentiment s'allie fort bien à la profondeur du
génie, et enfin qu'il n'y a qu'une chose de vraie, celle
qui dépend du cœur.

(1) Les tableaux les plus gracieux des Etudes de la Nature sont
en germe dans les Lettres sur la Botanique, comme les idées si vraies
de Bernardin de Saint-Pierre sur {'Education se trouvent indiquées
dans plusieurs passages de l'Emile.
J.-J. ROUSSEAU. 419

La Harpe a dit, d'une manière un peu tranchante,


qu'on s'apercevrait bientôt que Rousseau a été écri-
vain sensible plutôt que penseur profond. Le Quinti-
lien français a cru, sans doute, par ce jugement irré-
fléchi, ternir la gloire de l'auteur ci'Emile; mais il y
a, dans ce peu de mots, une contradiction manifeste.
On est penseur profond, par cela seul qu'on est écri-
vain sensible. — En philosophie, ces deux qualités
naissent l'une de l'autre, c'est toujours parce qu'on
sent plus vivement que les autres, qu'on s'exprime
avec plus d'éloquence et que l'on considère les choses
avec plus de profondeur. La métaphysique du senti-
ment, la seule qui soit vraie, emprunte précisément
sa force de l'exquise sensibilité du cœur. Il n'y a pour
l'écrivain qu'une qualité réelle, c'est la sensibilité;
ou, en d'autres ternies, la faculté de recevoir les im-
pressions et de les transmettre. L'homme n'est pas
l'organe de la lumière, il en est seulement le récepta-
cle; et c'est, parce qu'on la reçoit plus immédiate-
ment, qu'on la transmet mieux. Hors de la sensibilité
de l'âme, il n'y a rien; l'éloquence n'est plus qu'un
artifice, le style une affaire de mémoire. La vie révèle
tous ses mystères à celui qui sent son être d'une ma-
nière intime. Les autres ne réfléchissent point, parce
qu'ils ne sentent rien.
Rousseau a fait de la métaphysique une science
rigoureusement exacte, p,arce'qu'il a donné l'exemple
de réduire en principe les notions philosophiques. La
philosophie de Diigald-Stewart. pour celui qui l'exa-
420 J.-J. ROUSSEAU.

mine avec attention, n'est autre chose que la profes-


sion de foi du Vicaire Savoyard, réduite en axiomes.
C'est dans ce court écrit qu'on découvre les preuves
les moins équivoques de la belle âme de Rousseau. Là
se trouve établi sur ses vraies bases, ce spiritualisme
qui est lui-même le principe de toutes choses, et que
l'irréflexion et la légèreté calomnient sans l'aperce-
voir. Ce sont ces pages sublimes, qui ont fait, avec
raison, l'admiration de tous les gens éclairés; ce sont
elles qui ont valu à Rousseau la qualification assez sin-
gulière de prophète de l'ordre moral, que lui donna
le théosophe français Saint-Martin. Les hideuses fêtes
de la révolution, l'impur encens décerné à Rousseau,
n'infirment point aux yeux du sage ces titres à l'ad-
miration universelle. Le crime sent qu'il a besoin du
manteau de la vertu pour se couvrir. En se livrant à
toutes les débauches, on veut un prétexte pour se
faire absoudre, et c'est toujours en invoquant la vé-
rité et l'humanité, que l'on commet le mensonge, la
fraude et l'injustice. La dernière partie de cette pro-
fession célèbre est, à la vérité, une espèce de sacrifice
fait aux opinions du siècle. Les attaques qu'elle ren-
ferme contre le christianisme pouvaient sembler for-
midables alors : elles r,3 paraissent plus que puériles
aujourd'hui qu'on a pris l'habitude do considérer la
religion sous sou jour véritable. Celui qui a lu avec
attention la Voie de ta Science dii-ine de l'anglais
Law, ne fait plus que sourire en parcourant les ob-
jections du Vicaire Savoyard.
J . - J . BOUSSEAU. 421

Le roman n'était, avant Housseau, qu'un tableau


représentatif de mœurs conventionnelles et d'idées
arbitraires. Grâce à l'auteur de la Nouvelle Hé toise,
ce genre si décrié est devenu l'art d'exprimer les sen-
timents secrets du cœur. M. de Chateaubriand a dit,
avec raison, que, dans cet ouvrage, Rousseau avait
ajouté une corde nouvelle à l'âme. Si Clùlde-Uarold
a trouvé tant d'admirateurs, peut-être est-ce parce
qu'un demi-siècle auparavant Suint-Preux avait dis-
posé les esprits à l'enthousiasme poétique.
Il n'y a pas jusqu'aux Rêveries de Rousseau qui
n'aient eu une influence marquée sur l'esprit et le ca-
ractère de son siècle et du nôtre. Personne n'a peint
mieux que lui cette vie solitaire, qui, à défaut d'évé-
nements extérieurs, se nourrit de mille sensations se-
crètes. Avant lui, on avait représenté l'imagination
humaine en contact avec l'univers physique, aussi
bien qu'avec le monde moral ; Rousseau seul l'a mon-
trée aux prises avec elle-même. Dans aucun ouvrage,
son style n'a eu plus de douceur que dans celui-là.
Jamais il n'a peint avec plus de charmes les délices de
cette vie contemplative, qui était son élément. 11 v a
là une bien autre sensibilité que dans Sterne. En li-
sant Sterne, on comprend l'homme d'esprit modifié
d'une manière particulière; en lisant Rousseau, on
se comprend mieux soi-même. On dit de lui, ce que
Montaigne disait de son ami : C'est lui; c'est moi.
C'est, en effet, l'homme dans sa réalité qu'il a peint,
en se peignant lui-même, et les impressions mélanco-
£6.
4 U 22 J.-J. ROUSSEAU.

liques qui résultent d'une solitude absolue, jointe à l'es-


pèce d'enthousiasme que communique alors le spectacle
de la nature, se trouvent chez tous les hommes, parce
que tous sont susceptibles d'être émus par les mêmes
sentiments. Sans doute, c'est la lecture des Rêcerics
du promeneur solitaire, qui a produit tant de fades
ouvrages et tant de faux enthousiasmes; mais c'est à
elle aussi qu'il faut attribuer cette nouvelle source de
poésie qui a ranime la littérature moderne. On la re-
trouve à la fois dans le Werther et le Tasse de Goe-
the, dans le René de Chateaubriand, dans tous les
écrits de Byron, dans quelques-unes de ces pages
charmantes de M""1 de Staël, où l'esprit fait place au
sentiment (1).
On a reproché à Rousseau de n'avoir eu pour ad-
mirateurs dans ses rêveries et ses romans que les
jeunes gens et les femmes. Mais c'est bien mal con-
naître la nature humaine que de regarder un tel té-
moignage comme un aveu défavorable. C'est chez ceux
qui sentent le plus vivement qu'il faut chercher l'effet
des peintures les plus vraies. Le goût, le bon sens, la
prudence, tout cela a ses règles, qui peuvent très-bien
s'accorder avec les émotions de l'âme, mais qui ne les
dirigent pas.Si celles-ci étaient dirigées d'une manière
on d'une autre, elles perdraient ce qui en fait le prix,
la spontanéité. Les règles sont fondées sur la nature,

H) Dans le chapitre de \'Allemagne intitulé de lu Douleur, le style


métaphorique et brillnnt de cette femme célèbre =e change en un style
plein de douceur, d'onction et de naturel, parce qu'elle y parle de Hons-
soau, et que son âme se met à l'unisson de celle de ce grand homme.
J.-J, ROUSSEAU. 423

et la nature n'est pas imaginée d'après les règles.


Si nous nous formons maintenant une idée de l'in-
fluence prodigieuse de Rousseau sur son siècle et sur-
tout sur le nôtre, nous le voyons modifier en quelque
sorte les deux seuls mondes qui existent pour nous,
le monde politique et le monde littéraire. En effet,
les constitutions et les poétiques nouvelles, ressortent
toutes également de la lecture de ses écrits. Les insti-
tutions humaines ont des noms dont il est dangereux
de se servir sans restrictions; car ces institutions ne
sont pas plutôt en vogue, qu'elles sont proscrites ou
tournées en ridicule. Les puissants et les maladroits
les compromettent, soit qu'ils les combattent, soit
qu'ils les adoptent : on applique toujours aux choses
les torts des individus. Il y a aujourd'hui deux ma-
nières nouvelles de considérer la société et la littéra-
ture, et on leur a donné les noms de libéralisme et de
romantisme, noms qui ne réveillent déjà plus les idées
qui devraient s'y attacher. Quoi qu'il en soit, le libé-
ralisme aussi bien que le romantisme véritables sem-
blent prendre leur source dans les écrits de Rousseau.
On lui objecte vainement d'avoir mis de la passion
dans sa raison, et de la colère dans son plaisir; ces
reproches ne détruisent point ce fait. Il est aisé de
faire la part de la vérité dans tout ce qu'a écrit Rous-
seau, et ce triage une fois fait, il reste à l'auteur à'É-
mile la gloire immense d'avoir devancé son siècle et
guidé celui-ci; d'avoir introduit les penchants natu-
rels dans nos habitudes, d'avoir fondé la philosophie
J.-J. ROUSSEAU.

sur le besoin du vrai, la science sur l'admiration, la


politique sur la justice, la littérature sur l'étude du
cœur humain.
En remontant plus haut, sans doute, on retrouve
dans d'autres écrits le libéralisme et !e romantisme.
Ces deux sectes s'honorent actuellement d'une foule
de noms, parmi lesquels celui de Rousseau n'est
placé qu'au rang des plus modernes. Mais après les
grands modèles du siècle de Louis XIV, on avait tout
oublié, excepté la littérature classique et le pouvoir
absolu; Rousseau est le seul, dans le dernier siècle,
qui ait détaché les âmes des préjugés de l'école et des
conventions sociales, et qui ait parlé avec éloquence
le langage de la nature et de la vérité. Au milieu de
la licence d'esprit qui régnait alors, on eût en vain
répété en phrases harmonieuses la doctrine si pure de
Fénélon; on n'eût été entendu de personne. Il fallait
alors remplacer l'onction de Fénélon par la véhé-
mence; et, dans un siècle si tourmenté par l'impa-
tience de tous les jougs, il fallait, pour ainsi dire, un
homme qui se fût affranchi de toutes les autorités.
Ce jugement sur Rousseau peut ne pas ressembler
à celui qu'on émet tous les jours sur cet homme cé-
lèbre; mais il y a dans Rousseau l'homme privé, qui
ne ressemble aucunement à l'écrivain réformateur, et
on applique, sans doute mal à propos, les torts du
premier au second. On voudrait, par exemple, qu'a-
près avoir tant parlé de vertu, il l'eût pratiquée da-
vantage. Mais cette exigence provient de l'irréflexiop.
}.-}. ROUSSEAU. 42o

II faut prendre le talent pour ce qu'il est : lui deman-


der des vertus, ce n'est pas se laisser émouvoir par
lui, c'est le juger. L'homme de génie n'est pas un
ange. La lumière qui éclaire diffère malheureusement
trop souvent chez nous de la volonté qui met en pra-
tique. Ce qu'on reproche à Rousseau, on peut le re-
procher à tous les hommes. Boileau a dit, en parlant
de lui-même :

Ami de la vertu plutôt que vertueux.

Qui s'est imaginé, d'après cet aveu du poëte, de mettre


en doute la vérité des principes de morale qu'il éta-
blit. Aux yeux de l'homme éclairé, cet aveu n'infirme
point le témoignage du moraliste. Il en est ainsi de
Rousseau ; il s'agit de découvrir si les devoirs qu'il a
proclamés, les principes qu'il a enseignés sont vrais.
Si la raison répond à cet examen par l'affirmative,
nous ne sommes pas en droit d'aller au-delà : les torts
de la conduite de l'homme privé ne doivent pas être
imputés aux principes du philosophe. Ceux-ci sont
les découvertes de son génie, et nous ne sommes juges
que de celui-là. Les autres tiennnent à la faiblesse de
l'individu, et il n'y a gué Dieu, dit l'Écriture, qui
sonde tes cœurs et les reins. Sans doute, nous aime-
rions à trouver réunis dans la même personne le cœur
et l'esprit; nous voudrions que le talent fût d'accord
avec les actions; mais c'est le propre de l'humanité,
en général, que de s'éclairer par la conscience et d'a-
36*.
WG J . - J . ROUSSEAU.

gir néanmoins contre elle. Rien n'est si rare et s;


beau que l'union du génie t! de la vertu; niais parce
que cette union ne se rencontre pas ici, devons-nous
rejeter la vérité qui nous frappe? Si l'auteur de la
Belle Jardinière eût été un pape ou un cardinal, nous
serions charmés, sans doute; mais parce que ce ta-
bleau est l'ouvrage d'un jeune libertin, devons-nous
pour cela cesser de l'admirer et refuser du génie et
de la vérité à son auteur.
Cette opinion sur Rousseau est généralement celle
du peuple. Il est une autre opinion non moins fausse
sur cet homme célèbre, que nous trouvons chez tous
les savants et les littérateurs. Rousseau, disent-ils, a
été un homme bi/arre, qui a soutenu le pour et le
contre, par l'envie de se distinguer. Si cela était, il
n'y aurait aucune vérité dans les écrits qui nous sont
restés de lui, car l'envie de se singulariser diffère
complètement de l'amour du vrai. M. de Barante dans
son histoire de la Littérature française au XVIIIe
siècle, La Harpe dans son Lycée, disent tous deux,
en effet, que le premier des discours de Rousseau, qui
remporta le prix à l'Académie de Dijon, lut écrit dans
cette intention. Sans doute Rousseau, dans cet ou-
vrage, a choqué toutes les idées, en paraissant calom-
nier les lettres, son seul titre de gloire; mais s'eusuit-
il de cette attaque, qu'il n'écrivit pas alors d'après sa
conviction'/ Je crois qu'ici, comme ailleurs, on n'a
pas assez étudié le cœur humain. Ce que dit Rousseau
n'est malheureusement que trop réel. Bernardin de
J . - J . ROUSSEAU. 427

Saint-l'ierre nous a démontré la vérité de ces censures


amères ; il n'est qif unescience véritable pour l'homme,
c'est d'apprendre à se détacher de soi-même. Cette
science, vue à une certaine hauteur, est tout à la fois
de la religion et de la philosophie, et c'est pourquoi
précisément la religion et la philosophie se sont ac-
cordées toutes deux à blâmer tout ce qui n'est pas
puisé là. Il est aisé de démontrer par l'histoire que,
partout où les lettres ont fleuri, la vérité, la justice et
l'humanité n'en ont pas été mieux respectées. L'abus
du savoir conduit à l'erreur, l'ignorance du moins ne
mène à rien. Les fanatiques de tous les siècles n'é-
taient pas des ignorants, mais des hommes trompés.
Consumez votre vie à l'étude, vous ne pourrez empê-
cher que la science, dont vous vous croyez si sûr, ne
s'écroule quelque jour, tandis que le sentiment, qui
donne le repos du cœur à l'ignorance, continuera
toujours de fortifier les faibles et d'éclairer les simples.
On insiste, et on croit trouver de la contradiction
dans Rousseau, en ce qu'on le voit combattre ce que
précisément il avait aimé le mieux. Mais l'homme s'en-
chante de bornie foi de ses propres erreurs, et celui
qui les condamne avec le plus de sévérité est presque
toujours celui qui en a été dupe. On n'est bien com-
plètement désabusé d'une chose que quand on l'a d'a-
bord adoptée avec passion. On se moque mieux d'un
ridicule quand on n'a besoin pour le peindre que de
se copier soi-même. Rousseau a cru trouver le bon-
heur et la vériîé dans l'étude des lettres, et il n'v a vu
428 J . - J . ROUSSEAU.

le plus souvent que des sophisme» adroits et des


triomphes d'amour propre. Il a méprisé son art, parce
qu'il en a atteint les bornes, et que mieux que per-
sonne il en a vu le vide. Tous ceux qui se jettent avec
ardeur sur une chose, ne tardent pas de la voir avec
dégoût. Chaque homme, quand il est détrompé des
petits succès de vanité, doit dire à son livre, ce que
le sage dit à la volupté : Pour quoi m'as-tu trompé?
Non, il n'y a point de mensonge dans le discours de
Rousseau : C'est le témoignage d'un philosophe qui
étudie les choses dès leur origine, qui considère les
occupations littéraires comme un commerce souillé
trop souvent par les passions, et qui, au lieu de servir
à étancher l'ardente soif d'admiration qui est dans
l'homme, la trompe un instant pour la laisser revenir
plus vive.
Il est aussi des considérations qui jettent un nou-
veau jour sur le caractère et les écrits de Rousseau,
et qui prennent leur source dans la vie privée de cet
écrivain. Avec un grand génie, il avait été caclié du-
rant ses premières années dans les derniers rangs de
la société; il est résulté de ce déplacement une lutte
entre son amour propre et sa conscience. Il ne recueil-
lit pas ce qu'il méritait, et sa conscience s'est élevée
contre son siècle pour l'accuser. Repoussé en quelque
sorte par la société, il l'a jugée mieux qu'un autre,
parce qu'il s'en était éloigné. La hasard voulut que le
malheur fût son instituteur, et de toutes les éducations,
la plus vraie, comme la plus durable, c'est celle qu'on
J . - J . BOUSSEAU. 429
T
reçoit de l'infortune. ^ 6, comme tous les grands hom-
mes, avec un sentiment intérieur qui l'avertissait de
sa supériorité, la gloire et le bonheur lui paraissaient
les récompenses naturelles de sa belle âme, et au lieu
des triomphes qu'il se figurait, il ne recueillit que le
mépris et l'injustice. De là, cette haine vigoureuse
contre son siècle; on eût dit qu'il se ressouvenait tou-
jours des humiliations qu'il avait reçues dans son en-
fance; et, dans ses attaques contre la littérature, on
croit découvrir le ressentiment d'un jeune artisan, ad-
mis à la table de son maître, mais à qui il n'était pas
permis de s'y asseoir, le jour que celui-ci y recevait
les gens de lettres. Avec un esprit plus dégagé des
passions et des intérêts du moment, Rousseau eût sup-
porté cet oubli sans murmures. Il se serait souvenu
que la plupart des grands génies qui ont éclairé les
hommes, n'ont joui de leur gloire qu'après la mort, si
toutefois on est sensible alors à de telles jouissances.
Il se fût rappelé que l'amour de la vérité n'ambitionne
pas les palmes de ce monde; enfin, en creusant da-
vantage dans la nature humaine, il se fût aperçu que
ce vague espoir de grandeur et de félicité lointaines,
provient des premiers et des plus secrets penchants
de l'homme ; il n'est pas un homme qui, dès l'enfance,
ne fasse un roman de sa propre vie. Sans avoir à la
renommée les droits de Rousseau, le plus mince écri-
vain se la figure toujours dans l'éloignement. C'est
que la nature elle-même nous porte à désirer sans
cesse; une espérance indéfinie est la nourriture d'une
130 J . - J . ROUSSEAU.

âme immortelle ; celui qui applique aux choses de la


terre un désir qui ne les concerne pas, est nécessai-
rement trompé dans ses espérances. Le génie et la
vertu ne sont pas de ce monde, et les ailes qui leur
sont données pour arriver au but ne doivent pas ser-
vir pour les arrêter dans la vie.
C'est à ce mécompte que Rousseau doit sa verve.
Les murmures de sa conscience frustrée le conduisi-
rent à voir sous leur vrai jour les objets mêmes des-
quels il attendait sa gloire. Affranchi de nos préjugés
par le malheur, la blessure de son cœur devint la
source de son éloquence ; mais ce qu'il ne faut pas
taire non plus, c'est que cette disposition a été la
source principale de tous ses défauts. L'épigraphe
fameuse, vitam impendere vero, fut choisie par lui
dans toute la sincérité de son cœur et sans qu'il se
doutât lui-même des exagérations que pouvaient lui
inspirer les amertumes dont il était abreuvé, et ce
sont ces exagérations qui déparent ses écrits; dictés
par l'amour de la vérité, ils portent néanmoins l'em-
preinte de la vérité outragée et qui cherche à se ven-
ger. Pour être vrai sans partialité, il faut être calme;
la lumière qui provient de la contradiction qu'on
éprouve, n'est jamais sans quelque mélange de pas-
sion. On outre toujours un peu les vérités qu'on nous
conteste; la philosophie est une invitation à la vertu,
plus encore qu'une satyre du vice. On persuade ce
qu'on fait aimer; on ne réussit pas toujours à faire
abandonner ce qu'on blâme. Un traité sur l'existence
J.-J. ROtJSSEAU. 431

de Dieu, écrit en sortant d'une société d'athées et de


libertins, pourra être plein de chaleur et de véhémence ;
mais celui qui sera composé loin des hommes, à l'as-
pect des merveilles de la création, sera lui seul plein
d'onction et de sensibilité. Le premier entraînera; le
second seul aura la puissance de convaincre. La con-
viction qui est le fruit d'un enthousiasme subit est
sincère sans doute, mais elle ne dure jamais autant
que celle qui provient d'une raison tranquille. Telle
est la cause pour laquelle aucun auteur n'a écrit avec
plus d'entraînement que Rousseau. Sûr d'avoir trouvé
la vérité, personne n'a mis plus de véhémence, plus
d'enthousiasme dans sa morale ; mais personne non
plus n'y a mis moins de condescendance.
Une autre cause a contribué à donner aux écrits de
Rousseau une certaine exagération ; c'est l'extrême
indépendance du caractère et de la situation sociale
de leur auteur. S'il est utile à un 4iomme de lettres
d'être affranchi d'une opinion injuste ou ridicule, il
ne lui est pas moins nécessaire de reconnaître une
certaine autorité. La philosophie et la morale de Fé-
nélon sont très-souvent celles de Rousseau; mais ce
qui rend les ouvrages de Fénélon si aimables, et ce
qui fait que ses principes sont applicables à tout, c'est
que leur auteur a constamment été retenu sous le joug
du respect public, joug précieux, aussi nécessaire au
philosophe qui veut agir sur les intérêts sociaux, que
l'observation des règles est indispensable au poète qui
se propose d'émouvoir le cœur humain. On est ton-
432 J.-J. HOUSSE AL".

jours sur d'un succès quelconque, quand on écrit d'a-


près une inspiration véritable; mais on ne produit un
bien réel que quand on transige dans une certaine
mesure avec les inspirations d'autrui. Ce joug est
d'autant plus salutaire, que c'est lui seul qui rend
applicables les spéculations du génie. Une extrême in-
dépendance dans les opinions est souvent le fruit d'une
révolte intérieure ; il n'y a que la tranquillité de Fume
qui donne la vraie liberté. Pour expliquer ce que je
reproche ici à Rousseau, je citerai l'Emile en exem-
ple. Ce livre ne renferme qu'une longue attaque con-
tre la société. Cette attaque, toujours juste dans la
théorie, l'est-elle également partout dans le fait? je
ne le pense pas. La société n'est pas u;ie œuvre à re-
faire sur de nouveaux frais ; c'est un édifice défec-
tueux, il est vrai, mais tout construit, et dont tous les
hommes sont obligés de se servir, et où ils se logent
le moins mal qu'ils peuvent. Tous les reproches que
vous faites à l'édifice sont vrais, mais il vaut encore
mieux le réparer, tant bien que mal, que de le jeter
à terre pour le reconstruire. Quelqu'un a défini la li-
berté, la faculté de faire ce qu'on veut, en tant que
ce qu'on veut est conciliable avec l'ordre. Ces théories
exclusives, qui établissent l'éducation sur une base
nouvelle sans s'inquiéter de l'ancienne, ressemblent
un peu à ces constitutions républicaines qui procla-
maient la liberté sans s'inquiéter de l'ordre, qui nous
rappelaient des droits sans rappeler en même temps
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE
ET

M m c DE S T A Ë L

Quand la littérature, les sciences, les mœurs d'une


nation ont pris une direction particulière, quand tous
les esprits suivent la même route, il ne tarde pas à
se rencontrer certains esprits qui forment bientôt ce
qu'on pourrait appeler le parti de l'opposition, et
qui, par la résistance qu'ils apportent h la direction
générale, obtiennent une faveur qui tient de l'enthou-
siasme, et que la génération suivante ne fait qu'ac-
croître. Il n'est pas donné à l'homme de trouver la
vérité absolue en restant constamment dans la même
voie; les objets qu'il découvre alors perdent de leur
charme par l'habitude, une nouvelle route lui offre de
nouvelles perspectives, et il s'y jette par cet ardent
amour de la nouveauté qui le caractérise, et ce besoin
d'admiration qui implore sans cesse de nouveaux ali-
ments.
L'habitude que nous avons de rapporter toutes nos
idées à la même théorie nous rend exclusifs; et, dans
les choses intellectuelles, rien n'est aussi à charge
que cet esprit d'exclusion qui finit par devenir de l'o-
37.
434 B E R N A R D I N DE SAINT-PIERRE

piniâtreté, et qui rétrécit de plus en plus à nos re-


gards les choses morales. Quand la masse en est ren-
due là, les bons esprits, choqués de cet empire qu'on
prétend usurper sur ce qu'il y a de plus libre, la pen-
sée, sont déjà secrètement disposés à accueillir les
théories nouvelles. Si un génie ardent se présente,
alors ils se tournent vers lui. Il semble qu'on re-
couvre une vie nouvelle en entrant dans la sphère
qu'il nous découvre. L'ancienne théorie avait sans
doute un côté vraisemblable, souvent même utile, qui
lui avait valu l'approbation publique; mais, en cir-
conscrivant toutes les idées sur un point, elle a com-
primé la liberté de l'homme, qui, dès lors tend à s'af-
franchir de ces entraves. Ce n'est donc plus ce côté
qu'on examine; on est quelquefois injuste par le dé-
goût, et on rejette complètement ce qu'on avait adopté
pour ce qu'on va nous présenter. On n'avait besoin
peut-être que de mitiger les opinions régnantes ; on
les abandonne tout à fait : il fallait un contrepoids à
l'opinion trop exclusive; on l'abjure tout entière pour
se livrer à nue autre qui aura ses preneurs, qui fleu-
rira pendant quelque temps, et qui passera comme
elle.
L'histoire de tous les siècles nous offre des preuves
nombreuses à l'appui de cette vérité. La philosophie
platonicienne a para pour rétablir l'équilibre rompu
par le polythéisme populaire qui matérialisait le monde
moral et le naturalisme superficiel de la seconde école
d'Élée. Quand Platon sembla n'^nur sans rivaux,
ET M°" DE STAËL. 435

Âristote rappela la philosophie à l'étude des réalités.


Les stoïciens parurent au moment où la doctrine d'É-
picure semblait prétendre à l'universalité. Le néo-
platonisme survint à l'instant où il n'y avait plus dans
les âmes de croyance à l'immatériel. Dans les temps
modernes, Bacon mit la physique en honneur, quand
les scholastiques la négligeaient ; le siècle de Louis XIV
fut un siècle dévot, précisément parce que le XVIe avait
été une époque d'indifférence religieuse; le nôtre en
appelle à toutes les croyances du spiritualisme, parce
que nos pères les avaient combattues et rejetées :
partout où vous voyez la foule se précipiter aveuglé-
ment dans une route, attendez-vous qu'il va paraître
quelque génie qui l'en retirera, non pas en sacrifiant
à ses idées, mais en lui en offrant de complètement
opposées. L'industrialisme généralement répandu au-
jourd'hui est peut-être sur le point de céder à une
science toute différente, qui aura ses preneurs, ses
adeptes comme celle-ci. Cette vérité trouve sa dé-
monstration dans l'examen de deux célèbres écrivains
de nos jours.
Ce qui a fait la vogue de Bernardin de Saint-Pierre
et de M me de Staël, c'est précisément parce que l'un
et l'antre se sont mis à la tête de cette opinion con-
traire qui a lutté avec l'opinion dominante, et a fini
par la remplacer. Ils ont été l'un et l'autre les or-
ganes de la conscience outragée, méconnue pendant
un demi-siècle par la métaphysique des sensations.
Ils ont fait aimer la nature à des hommes circonscrits
436 B E R N A R D I N DE SAINT-PIERRE

dans les jouissances de la société, et qui commençaient


à être blasés sur tes plaisirs factices ; quand la réalité
seule était toute puissante, ils ont fait voir qu'il y
avait de la puissance dans l'empire des idées; à eux
deux, ils se sont partagés Rousseau, qui avait été
l'organe de l'opposition dans le XVIIIe siècle, et qui
avait dû sa faveur à la lutte éloquente que le hasard
de cette position lui avait fait soutenir. Bernardin de
Saint-Pierre prit de ce grand homme le goût des
champs, de la solitude; M mc de Staël, la passion des
choses morales, le bonheur de la rêverie mélancoli-
que, l'ardeur de la philosophie du sentiment. Chacun
d'eux combina ces éléments d'une manière particu-
lière et en rapport avec ses facultés. Bernardin de
Saint-Pierre, avec son beau coloris, avec son goût
constant pour l'observation, devint le premier de nos
naturalistes descriptifs; M me de Staël, avec son ima-
gination vive, son style métaphorique, ses saillies spi-
rituelles, devint le plus ardent prôneur des idées sen-
timentales et l'ennemi le plus déclaré de la froide idéo-
logie, et de la frivolité légère et moqueuse des Épi-
curiens de notre temps.
L'histoire naturelle à la fin du dernier siècle était
devenue une sèche nomenclature ; à force de chercher
l'exactitude et de se retrancher dans les faits, on avait
fini par ne plus vouloir entendre parler de causes fi--
nales. La philosophie alors s'était déplacée; et, au
lieu d'étudier l'univers, elle ne tenait plus compte que
de ces petits moyens artificiels, avec l'aide desquels
ET M M DE STAËL. 437

nous nous guidons dans cette étude. La méditation


s'y changeait en abstraction. Bertiardin de Saint-
Pierre rendit à la philosophie naturelle ce que le siècle
lui avait ôté, cette méditation délicieuse qui tient plus
à l'admiration qu'à l'analyse. Les Études de la na-
ture apparurent tout à coup comme un phénomène.
Une poétique nouvelle jaillit de ces pages si entraî-
nantes à la fois et si simples. On était las de ces des-
criptions champêtres faites dans le cabinet. Saint-
Lambert et Delille avaient bien accumulé des vers sur
la campagne, mais personne n'avait peint avec au-
tant de vérité les objets physiques; personne n'avait
révélé avec autant d'éloquence ce que la nature dit
à tous les hommes. Il était bien question là de la cam-
pagne vue par telle ou telle classe de citoyens; il s'a-
gissait des merveilles de la création jugées par l'ad-
miration, par le sentiment, par toutes ces facultés
qui appartiennent à tous les hommes, quels que soient
leur rang et leur condition.
La science de l'homme et de ses passions était de-
venue également, dans la même époque et dans celle
qui la suivit, une espèce de théorie mécanique. Tout
y était apprécié, calculé avec rigueur. Plus de place,
pour l'imagination et le sentiment, que celle qu'ils
avaient toujours eue dans la poésie. On laissait celle-
ci à l'homme, non comme l'exercice d'une faculté
réelle, mais comme la distraction innocente d'un art
conventionnel, dont les inspirations ne doivent pas
être prises à la lettre. L'Allemagne parut, et cette
37*.
438 BERN 7 ARDIN DE SAINT-PIERRE

sève poétique, qui ne se manifestait plus dans les pro-


ductions émondées de notre philosophie, poussa tout
à coup des rameaux vigoureux. C'est par la toute-
puissance du sentiment et de l'imagination, c'est avec
toute la verve d'une poésie proscrite, que3Ime de Staël
en appela à la philosophie du siècle. Elle a démontré
qu'il n'y avait qu'une théorie circonscrite qui pouvait
se flatter d'expliquer l'homme comme un'automate
doué de chaque sens l'un après l'autre. A l'instant où
la statue de Condillac a acquis tous ses sens, il lui
manque encore ces facultés brillantes qui sont l'or-
nement du cœur humain : L'héroïsme du dévoûment,
les perspectives de l'espérance, les émotions de l'a-
mour sous toutes les formes; ces facultés qu'elle n'ac-
querra point en réfléchissant méthodiquement sur
elle-même, M me de Staël les introduit toutes à la fois
dans la philosophie; et, d'une science aride, elle fait
une hymne brûlante.
A des systèmes géologiques où on expliquait la for-
mation de l'univers d'après les lois de la dynamique,
Bernardin de Saint-Pierre substitua une science at-
trayante qui eut le charme d'une démonstration reli-
gieuse. Fénélon, Niewentyt, avaient prouvé l'existence
de Dieu par les merveilles de la nature. Ce plan, fé-
cond en descriptions, fournit à l'auteur des Études
de la Nature une série de tableaux tour à tour su-
blimes et touchants, dans lesquels le peintre ne faisait
jamais oublier l'observateur. Ces objets, qu'on avait
vus cent fois, reparaissaient sous sa plume avec une
ET Mme DE STAËL. 439

fraîcheur de coloris telle, que, tout en les reconnais-


sant, on croyait les bien voir pour la première fois.
La géographie était une science sèche, il en fit la pre-
mière des sciences naturelles. Aux lois de la pesan-
teur qui ont déterminé l'élévation des montagnes, la
forme du bassin des mers, les .inégalités de leurs ri-
vages, il oppose les intentions de la Providence qui a
dessiné avec autant de soin et de sagesse les contours
d'un continent que le limbe des pétales de la simple
fleur des champs. La nomenclature aride de la bota-
nique disparaît dans ses écrits, pour faire place à un
langage simple et en même temps pittoresque.
Pour la première fois, la riche et sauvage nature
d'entre les tropiques parait avec toutes ses couleurs
dans ces pages délicieuses, moins ornées que les vers
de Thompson, moins magnifiques que les esquisses
de Bufton, mais plus vraies que tous les deux, parce
que l'auteur avait vu en observateur ce qu'il repro-
duisait en peintre habile. Nos bucoliastes, depuis
Théocrite jusqu'à Gessuer, n'avaient pas découvert
un autre horizon que celui des vallons fleuris de nos
climats. Plus hardi à la fois et plus simple que Flo-
rian, Bernardin de Saint-Pierre appelle dans ses ta-
bleaux les rivages de l'océan. Pour la première fois,
il peint les glaces du pôle, les ouragans terribles du
cap fameux où Camoëns plaçait le génie des tempêtes,
et les scènes de la zone torride. Pour faire voir que
toute la magie de son style consiste dans la vérité, il
décrit la moisson jaunissante de nos pays, et là même
440 B E R N A R D I N DE SAINT-PIERRE

il ne cesse pas d'être neuf. Plus loin, il évoque les


souvenirs d'Ariane, et nous la représente, avec ses
regrets amers, errant sur les rivages de Naxos; et ce
beau ciel de la Grèce, cette douleur qui a fait le sujet
de tant de poèmes, tout cela est encore nouveau pour
nous, parce que l'écrivain nous révèle ce que nul au-
tre n'avait observé avant lui. Le chêne qui domine la
vallée, que dis-je ? le fraisier seul de sa fenêtre, en
voilà pour lui assez pour nous instruire, pour exciter
notre admiration à l'aspect de tant de merveilles et
notre reconnaissance pour leur Auteur.
L'homme n'est pas dédaigné dans ses tableaux.
Pour lui, ce n'est point l'homme de tel pays, de telle
condition, qu'il considère; c'est le citoyen de l'uni-
vers. Aussi, que de préjugés ne lui faut-il pas com-
battre pour nous le faire considérer sous le point de
vue véritable? Ses idées sur l'éducation, critiquées
par La Harpe, n'étaient pas du goût du siècle; mais
la révolution française a prouvé que le naturaliste
philosophe connaissait l'homme mieux que le rhéteur.
Un des titres de gloire clé Bernardin de Saint-Pierre,
et celui dont on ne s'avise guère de lui faire honneur,
c'est d'avoir le premier rendu à la philosophie morale
les charmes qu'elle avait perdus dans la langue abs-
traite de la métaphysique. La philosophie du senti-
ment, indiquée seulement par Jean-Jacques Rousseau,
se trouve développée chez lui avec toute la poésie de
Platon, et l'onction persuasive de Xénophon. Je ne
connais aucun livre moderne où la science de l'homme
ET M"" DE STAËL. 441

moral soit présentée d'une manière si vraie et tout


à la fois si poétique. On comprend la philosophie
de Condillac, en s'y prêtant, comme on comprend
une hypothèse; mais celle de Bernardin de Saint-
Pierre nous frappe comme un sentiment, et les com-
mentaires de la raison ne font plus ensuite que con-
firmer ce que l'émotion nous avait portés a. croire.
Nos psycologues prouvent aujourd'hui que hors des
cinq sens, l'homme existe encore, qu'un mode primi-
tif de perception qui a paru appartenir jadis à la na-
ture humaine, peut encore parfois redevenir de son
domaine; cette idée, que développe assez bien l'alle-
mand Schubert, se trouve déjà indiquée dans la partie
morale des Études de la Nature, quand l'auteur y
parle des songes, des pressentiments et de tant d'au-
tres modes de sensation qui donnaient un démenti
formel à l'incomplète idéologie de l'époque.
La littérature française, riche de tant de chefs-
d'œuvre, considérait avec dédain les productions de
la littérature étrangère. Mme de Staël mit en honneur
parmi nous le théâtre allemand ; et dès lors Goethe et
Schiller, mieux appréciés, devinrent les modèles de
nos jeunes écrivains. Quand le spirituel Geoffroy,
s'appuyant sur les règles d'Aristote, proscrit ce qui
n'y est pas conforme en châtiant nos auteurs natio-
naux, l'auteur de VAllemagne, ne consultant que les
règles auxquelles obéit le cœur humain, introduit de
nouveaux auteurs sur notre Parnasse, et laisse ensuite
à la nation le soin de les v maintenir.
442 BERNARDIN DE S A I N T - P I E R R E

Le classique régnait en maître absolu dans les uni-


versités, les académies et les salons. Mme de Staël se
met la première à la tête d'une opposition formidable,
en préconisant la littérature romantique, qui compte
aujourd'hui une foule d'auteurs que l'orgueil français
n'ose désavouer, bien que le procès intenté au genre
ne soit pas encore terminé. Le sensualisme enseigné
dans les écoles, invoqué à la Sorbonne même, malgré
le contre-sens évident de cette doctrine avec la reli-
gion, le sensualisme de Locke et de Condillac, était
seul eiapossession d'éclairer les esprits. M rac de Staël
le met aux prises avec la philosophie idéaliste des Al-
lemands : elle oppose Fichte à M. Destutt-Tracy : le
scandale est sur les bancs de l'école; mais l'examen
prend la place de l'étonnement ; on compare, on ré-
fléchit, on se dépouille de ses prétentions, et la philo-
sophie spiritualiste, en butte aux mêmes attaques que
la littérature romantique, compte bientôt, comme
celle-ci, des adeptes, des preneurs, et enfin des écri-
vains distingués qui la démontrent. La morale était
réduite chez nous à l'intérêt personnel bien compris
et limité dans de certaines bornes. M mc de Staël la tire
des domaines des conventions pour la faire entrer
dans celui de la religion. Elle en fait un culte, en
effet, de cette morale si pure et si lumineuse, qui a le
désintéressement pour base, l'amour pour mobile et
la vertu pour récompense. La frivolité légère, la ma-
nie du raisonnement dans les choses du cœur, voilà
ce qu'elle poursuit de mille manières pour en ap-
ET M™8 DE STAËL. 443

peler à cet instinct du cœur qui ne trompe jamais.


Bernardin de Saint-Pierre a fait paraître son livre
dans les premières années qui ont précédé la révolu-
tion ; M me de Staël a publié le sien au premier mo-
ment de la restauration. Le grand drame dont nous
avons été témoin a été ainsi jugé dans ses différents
actes par ces deux écrivains qui n'ont pas cessé d'en
appeler continuellement à la génération suivante des
égarements de la génération contemporaine. Leurs
écrits ont parlé plus haut que la tribune. Intrépides
champions de la science outragée, de la littérature
méconnue, ils n'ont pas cessé de lutter, l'un avec son
âme tendre et expansive, l'autre avec son esprit,
contre les savants qui ne voulaient que du calcul, et
les penseurs qui n'admettaient que des conventions.
Ce qui a fait la réputation de l'un et de l'autre,"et
ce qui est resté leur vrai titre de gloire, ce sont des
romans : Paul et Virginie et Corinne sont mar-
qués d'un cachet particulier, aussi différent que les
deux écrivains qui les ont produits. Ces deux écrits
ont été, l'un et l'autre, l'organe manifeste de l'oppo-
sition, si on se reporte à l'époque où ils ont été pu-
bliés.
Paul et Virginie a paru en 1789. Y eut-il jamais
de siècle plus éloigné de la simplicité des sentiments
naturels que l'était alors celui-là ! La raison humaine
planait avec une sorte d'orgueil sur toutes les sciences ;
tout paraissait avoir été dit. Il y avait des théories
profondes et irrévocablement iixées sur tous les sujets
444 BERNARDIN 1 DE SAINT-PIERRE

offerts à la méditation du philosophe. L'irréligion


était à son comble, parce que personne ne voulait
passer pour un esprit faible, et qu'il était démontré
que la religion ne convenait qu'aux superstitieux.
L'emphase de Raynal, l'affectation de Dorât, les petits
vers de Bernis, cette foule de poètes erotiques qui ne
croyaient intéresser qu'en déchirant le voile de la pu-
deur, l'esprit caustique et bouffon de Beaumarchais,
les peintures immorales de Crébillon le fils, voilà ce
qu'on admirait alors en fait de talent. Le mauvais
goût se joignait partout au cynisme; les lettres étaient
sans dignité; une grâce affectée tenait lieu d'inspira-
tion, et le ridicule ne s'attachait qu'à ce qu'on aurait
dû respecter. 11 ne serait venu certainement à l'idée
de personne de tenter d'émouvoir un siècle si raison-
neur, une génération si démoralisée, et surtout une
nation si légère, par le tableau des amours innocentes
de deux enfants; mais le libertinage avait usé de tout,
et la pastorale délicieuse de Paul et Virginie appa-
rut comme quelque chose de neuf, dont la société
vieillie n'avait pas encore goûté.
Ce charme d'une nature inconnue, cette candeur
de deux âmes vierges, aussi pures que cette nature,
cette pensée religieuse, qui dominent dans tout le ta-
bleau, cette philosophie si lumineuse à la fois et si
simple; cette douceur soutenue d'un style pur et sans
mélange d'affectation, ce respect constant pour la pu-
deur; tout cela, par le contraste même, dut ébranler
fortement des imaginations salies, que le sentiment
ET M me DE STAËL. 443

du vrai beau sans doute n'avait pas encore abandon-


nées sans retour. Un chant de berceau ne parait que
très-simple à celui qui n'a jamais cessé de jouir des
douceurs de la vie domestique ; mais comme il retentit
dans l'âme de celui qui, par son imprudence ou par
un arrêt de la destinée, va terminer son existence pé-
nible loin des lieux qui l'ont vu naître, loin de la
mère qui l'a nourri sur son sein, de l'épouse qui a
reçu ses premiers serments, et de l'enfant qu'il a
pressé sur son cœur! La situation de cet étranger
était celle du siècle entraîné loin des pins doux senti-
ments par une éducation fausse, par des mœurs dé-
pravées. Ceux que n'avait pas encore atteints la con-
tagion, en comparant les écrits en faveur alors et ce-
lui de Bernardin de Sainl-Pierre, Coûtèrent ce der-
nier avec ivresse; les autres y applaudirent comme si
le remords leur eût montré la vérité qu'ils avaient
jusqu'alors refusé clé reconnaître. Les gens de goût
lui donnèrent leur adhésion, parce que le triomphe
de l'art est d'atteindre jusqu'à la simplicité des senti-
ments inspirés par la nature, et cru'ils atti'ibuèreni à
une imitation savante ce qui était le fruit d'une émo-
tion profonde et d'une insivirntioïi véritable.
Corinne, qui parut dans les premières années de
l'empire, était la critique la plus line et en même
temps la plus éloquente de l'esprit public de ce temps-
là. En décrivant les ruines de Moine, l ' a u t e u r évoque
les souvenirs du pass', q;;i son! p a r t o u t le démenti
l'épornie. Kilo 'n«;;!ie à la force, en
38.
44(3 BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

déplorant la faiblesse humaine qui n'a laissé dans ces


lieux renommés qu'un tombeau mutilé et une réputa-
tion incertaine. C'est dans cette belle Italie, où tous
les souvenirs sont poétiques, qu'elle donne une leçon
sévère à cette France qui a banni de chez elle tout ce
qui n'est pas calculé et démontré rigoureusement.
11 y avait alors chez nous une sorte de dérision at-
tachée à tout ce qui est purement moral. Les sciences
exactes étaient seules cultivées. La littérature servait
à tenir sous le joug du prince le peuple enchaîné par
le prestige de la victoire. Les poètes payés louaient le
vainqueur; ceux qui ne l'étaient pas, hasardaient seu-
lement comme Chénier des allusions critiques sur ce
régne de la force, qui étouffait tous les sentiments.
Rien n'annonçait que l'imagination pût sortir de cette
léthargie. C'est au milieu de l'Italie soumise que
M me de Staèl osa faire entendre le cri de l'indépen-
dance littéraire. Sur les degrés du Capitule, elle nous
montre le génie des lettres fêté par un enthousiasme
plus pur que celui qui vient d'accueillir la puissance.
Sous le dôme de Saint-Pierre, elle évoque les senti-
ments religieux qui ont leur asile dans le cœur, et qui
sont si différents de ceux dont la politique cherche h
couvrir ses usurpations.
L'imagination, les beaux-arts, la religion, l'amour,
tout ce qui forme cette partie de notre être inacces-
sible au calcul mortel, c'est là ce que M nic de Staël
choisit; c'est là ce qu'elle proclame avant tout. Dans
son livre, ou retrouve l'imagination des premiers
ET M mc DE STAËL. 447

âges planant encore sur les derniers, pour chercher à


les préserver du désenchantement.
Confiante en cette imagination brillante, Corinne,
car on est tenté de prendre toujours l'héroïne pour
l'auteur, Corinne a sa mission : elle se réchauffe au
soleil du midi; elle s'abreuve de poésie et d'enthou-
siasme aux sources mêmes où ont puisé les génies qui
l'ont précédée. Riche de son inspiration puissante, de
son beau talent, elle vient, la lyre en main, au-de-
vant d'une nation conquérante qui ne veut que le réel,
qui calcule son impétuosité même, qui a abjuré,
comme une chimère, tout ce qui ne devient pas une
action positive, et qui enfin, de tous les sentiments n'a
conservé que l'amour de la gloire. C'en est assez de
ce sentiment : quand le cœur humain reçoit par quel-
que endroit une étincelle de la vie morale, il en est
aussitôt embrasé : l'admiration générale accueille et
fête cette généreuse Corinne. Les critiques cherchent
à contester à M me de Staël ses inspirations, la puissance
elle-même ne dédaigne pas d'agir contre elle; Napo-
léon juge qu'un tel écrivain vaut la peine d'être per-
sécuté. Dès lors son succès est assuré, et Mme de Staël
est récompensée par son siècle, parce qu'elle a lutté
contre lui.
Quand on était lassé de tout, parce qu'on avait
abusé de tout, Bernardin de Saint-Pierre a ému les
cœurs par le tableau si simple des premiers sentiments
de l'enfance. Quand on avait tout pesé, tout calcule
symétriquement, Mmc de Staël a su provoquer l'admi-
•4-48 l i E R X A K D J N DE SAIST-PIERRE

ration, r.ari-c qu'elle a mis l'imagination captive de


l'homme en contact avec toutes les jouissances de
l'art. Aux deux extrêmes de la civilisation, ces deux
écrivains ont offert deux routes nouvelles au génie
captif : Le premier a parlé comme un solitaire, qui,
d'une île déserte, aurait écrit pour un siècle avec le-
quel il n'aurait pas senti le besoin de s'identifier; le
second, à l'aspect des jouissances intellectuelles qu'on
dédaignait par système, s'est senti ému; il a mis, pour
ainsi dire, en circulation ces sentiments prohibés; et
c'est parce que personne ne regardait du côté où il
voulait entraîner la France, que la France entière s'est
laissée entraîner par lui.
UH'OU n'attribue donc pas seulement les succès de
ces deux écrivains à leur beau talent; il y a, en outre,
dans cette vogue la part bien certaine du moment. Ils
ont mieux que personne deviné ou senti ce qui man-
quait à tout le monde. Leur âme, à l'étroit dans la
fausse direction des idées, a laissé exhaler des senti-
ments qui ont été compris de tous ceux dont l'âme
était comprimée de la même manière. Tous deux ont
élé originaux, sans que leur esprit en eût fait les frais.
Avant l'apparition de Paul el Virginie tout avait été
dit ; mais il restait à peindre les sentiments de l'homme
en présence de la nature, et Bernardin de Saint-
Pierre, en se peignant lui-même, peignit tous ceux
qui éprouvaient le besoin de ces sentiments consola-
teurs. Avant la publication de Corinne, on avait
épuisé sans doute tout ce qu'il y avait à dire sur la
ET M»" DE STAËL. 449

poétique du cœur humain ; mais cette poétique, mé-


prisée ou condamnée trop légèrement, n'attendait
qu'une occasion pour reparaître; et, en laissant exha-
ler les sons de sa lyre, Corinne fit vibrer tous les
cœurs à l'unisson du sien.
Je pourrais faire remarquer une similitude nou-
velle entre Bernardin de Saint-Pierre et M me de Staël :
C'est qu'ils ont écrit l'un et l'autre sur la politique;
les Considérations de celle-ci, les Vœux d'un Soli-
taire de celui-là, n'ont point influé sur les affaires gé-
nérales. Ce n'est point en entrant dans les idées de la
foule qu'ils ont eu l'honneur de la guider; c'est en la
faisant entrer dans les leurs. Un écrivain célèbre de
nos jours, l'auteur à'Atala et des Martyrs, a obtenu
plus de succès dans la carrière politique; c'est que
ses ouvrages précédents n'avaient eu que la vogue du
talent ; pour lui en attirer une capable de faire de lui
une autorité, il a fallu que cet écrivain se fit à son
tour l'organe des partis politiques comprimés. Sa po-
sition sociale lui a attiré alors sans contestation une
faveur littéraire que ses premiers ouvrages ne lui au-
raient jamais value. Ceux-ci, critiqués d'abord à ou-
trance, ont repris leur place naturelle; mais le publi-
ciste leur a ouvert la voie, et ils ont défendu ensuite
par leur propre gloire les écrits qui les avaient mis
hors de toute atteinte.
Il n'y a donc qu'un moyen de se faire lire, c'est
d'être soi; il n'y a qu'un moyen de se rendre célèbre,
c'est de porter son siècle au-delà du but où il a été
io'J B K l i N A H D I . N DE S A L M - P I E R K E

conduit, on suivant les traces de ceux qui ont influé


:-i:r sa direction présente; ou, si ce talent-là nous
manque, c'est de considérer par quels côtés pèche l'é-
ducation générale des esprits ; nous découvrirons bien-
tôt quelque vice contre lequel il nous sera permis de
S o n n e r ; nous arriverons alors, par l'art et la réflexion,
au point o(( Bernardin de Saint-Pierre et M""' de Staël
sont arrivés par ies circonstances et l'instinct naturel.
Qu'on ne s'effraie point alors de la lutte qu'on aura
a soutenir. L'empire des idées n'appartient à personne
exclusivement ; celui qui y règne en despote, demain
peut-être en sera dépossédé. 11 n'y a de légitimité
dans les choses morales qu'avec une intime, une com-
plote liberté. Une idée vraie est plus forte que tous
ceux qui refusent de la recevoir : tôt ou tard, elle se
fera jour. Si vous êtes blessé d'une injustice, écrivez
contre elle, et nu temps viendra que vous aurez des
approbateurs. Vous ne les voyez pas aujourd'hui dans
la foule; mais déjà la foule se retire, et vous voilà en-
vironné de ceux qui sentaient comme vous, et qui at-
ténuaient quelqu'un pour exprimer ce qu'ils éprou-
vaient et faire cause commune avec lui. Certainement
Pernardin de Saint-Pierre eût échoué en catéchisant
son siècle; il lui ofl're mi tableau pathétique, dan s le-
quel le siècle voit ce qui lui manque, et tout le monde
sympathise avec l'homme de génie. M me de Staël a
mis également en action une théorie nouvelle et mé-
prjsée de ses contemporains. Le roman a entraîné les
imatdnalioHS séduites, et ies nombreuses critiques
ET M mc DE STAËL. 451

n'ont pu retarder le mouvement du siècle. Un livre a


été plus fort" que le génie même sur le trône : c'est
que le génie comprimait la pensée, et que le livre lui
.a donné l'essor. Deux ouvrages écrits dans un genre
consacré aux plus faibles productions de la littérature
ont été ainsi les moyens avec lesquels la littérature a
été un instant modifiée.
La critique s'est attachée à combattre les deux écri-
vains que nous venons d'étudier; et, nouveau rap-
port entre eux, ils n'ont pas été décrédités par des
ennemis de la science ou des indifférents, mais par
ceux qui paraissaient devoir marcher dans les mêmes
voies. Les physiciens se sont ligués contre Bernardin
de Saint-Pierre, qui rendait leur science attrayante,
et les hommes religieux se sont soulevés contre
Mrae de Staël, qui luttait avec tant d'avantage contre
l'incrédulité.
Un écolier médiocre, en parcourant les Harmonies
de la nature, s'apercevra facilement des fautes com-
mises par l'auteur; mais il n'y a qu'un homme supé-
rieur qui reconnaîtra le germe des nombreuses véri-
tés mises au jour dans les Études. Avant l'apparition
de ce livre, l'homme ne voyait dans la nature que ses
moyens et son génie; Bernardin de Saint-Pierre y
vit partout empreinte la main de la Providence; son
livre, écrit pour consoler les malheureux, comme
l'annonce l'épigraphe, scandalisa cette classe de sa-
vants qui s'étaient fait de l'athéisme une science, et
qui voulaient que l'élude de la nature servit de dé-
452 BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

monstration à leur déplorable système. La science ai-


mable de l'auteur de Paul et Virginie fut dès lors
attaquée, parce qu'elle n'était pas d'accord avec quel-
ques expériences modernes. De tous les travers de
l'homme, le plus funeste est celui qui fait un patri-
moine de la science : l'amour-propre y règne alors
en tyran jaloux, des corporations s'en emparent ; et,
au milieu des corporations, tout homme qui marche
est sûr d'être désavoué par elles. Les corps ne meu-
rent pas : les préventions d'un individu s'éteignent
avec lui; celles d'un parti subsistent longtemps, et
lèguent à la génération qui commence l'héritage de
la génération qui finit. Bernardin de Saint-Pierre,
admiré de son siècle, envié et critiqué par ses rivaux,
est souvent encore aujourd'hui l'objet des attaques
d'une jeunesse formée à l'école de ses détracteurs.
Mais la réflexion rectifie ce jugement précipité. Ce
n'est point comme faiseur de systèmes qu'il faut con-
sidérer Bernardin de Saint-Pierre, mais comme pein-
tre inimitable, comme philosophe moraliste. Mille vé-
rités inaperçues jusqu'alors, mille tableaux ravissants
brillent dans ces pages conçues sans peine, écrites
sans contrainte, et où l'imagination s'égare sans s'as-
sujettir au joug de la règle, comme dans les écrits de
Plutarque, de Montaigne et dans un grand nombre de
ceux de Rousseau. La persuasion du cœur y rend par-
tout l'auteur éloquent. Mais il se trompe, sitôt qu'il
substitue l'esprit au cœur. Quand, par le témoignage
du cœur, l'homme est assuré d'avoir eu raison une
ET M1»' DE STAËL. 453

fois, il s'imagine qu'il l'aura toujours dans la suite;


et, sans s'en apercevoir, il arrive à un point, que ce
n'est plus la vérité reçue dans son cœur qu'il pro-
clame, mais celle qu'il a agencée d'une certaine ma-
nière dans son esprit. L'amour-propre et l'obstination
finissent par abuser celui qui a commencé avec le
désintéressement et la bonne foi : c'est son ouvrage
qu'il aime, ce n'est plus la nature. Tout ce qui est
dans le plan des Etudes est parfait : descriptions en-
chanteresses, tableaux sublimes ou touchants, ré-
flexions profondes; il n'y a de défectueux que les
eflorts de l'esprit pour lier entre eux ces tableaux,
pour assujettir ces réflexions à une idée dominante.
La gloire du coloriste et du moraliste est intacte;
celle du physicien, je l'avoue, est exposée et peut re-
cevoir de nombreuses atteintes.
En combattant un siècle irréligieux, M mc de' Staël
se fit de nombreux admirateurs; mais elle s'attira
pour critiques ceux qui voulurent que le sentiment
religieux, prôné par cette femme célèbre, fût d'ac-
cord avec leur croyance. On voulait bien voir com-
battre l'abus de la philosophie, mais on aurait voulu
que la victoire profitât à telle ou telle doctrine. Les
croyances émanées du même principe, et qui, en se
louchant, tendent à diverger, sont toujours ennemies
acharnées. Un sectaire aimera mieux avoir affaire à
un athée qu'à un homme religieux d'une secte diffé-
rente. La raison en est bien simple. Le même pen-
chant intéressé, qui fait de la science un patrimoine.
454 BERNARDIN DE SAINÏ-PJERRE

fait aussi de la chose religieuse une propriété. Nous


reportons tout exclusivement à ce que nous professons
nous-mêmes, et des investigations hardies dans ce que
nous avons de plus cher, nous paraissent presque
des profanations.
On a trouvé dans les délicieuses rêveries que le
sentiment religieux inspire à l'auteur de l'Allemagne
une sorte d'épicuréisme moral, non moins répréhen-
sihle que celui des sens. Par cette voluptueuse philo-
sophie, l'homme, dit-on, se complaît dans un enthou-
siasme stérile, exempt de devoirs réels. C'est la vie
avec tout ce qu'elle a de plus enivrant, puisqu'on
n'en prend que l'idéal et qu'on en dédaigne le positif.
Il y a dans ces critiques la môme méprise que dans
celles dont les écrits de Bernardin de Saint-Pierre ont
été l'objet. Sur le titre du livre, on a voulu voir dans
celui-ci un physicien exclusif; dans l'autre, on n'a
vu également qu'un philosophe. C'est la poésie qu'ap-
pelle partout M mc de Staël à son secours pour rani-
mer la philosophie, réchauffer la morale; et la poésie
n'est pas justiciable d'un autre tribunal que de celui
qu'elle a reconnu dans tous les temps. Substituer des
sentiments moraux, pleins de vie et de chaleur, à des
raisonnements abstraits, fondés sur des croyances
désolantes, ce n'était pas prendre l'obligation de lier
ces sentiments à tels ou tels devoirs, selon qu'ils sont
prescrits par telle ou telle doctrine. Qui de nous fera
un crime à l'auteur des Méditations poétiques de
bercer doucement l'âme d'images enchanteresses, de
ET M»" DE STAEl. 455

sentiments délicieux, sous prétexte que ces images


et' ces sentiments rappellent des impressions plus
graves? Le poëte ne prend l'obligation que de nous
charmer. S'il a rempli son but en restant constam-
ment vrai, nous n'en devons pas exiger davantage.
Bernardin de Saint-Pierre a ramené les hommes à la
nature qu'ils oubliaient ou qu'ils ne savaient pas voir,
M me de Staël a cherché à remplacer l'intérêt person-
nel, ce mobile calculé de nos actions, par le dévoû-
ment, cette source intarissable des affections du cœur.
Le premier de ces illustres écrivains a parlé avec
toute l'onction de la sensibilité la plus vraie ; le second,
avec toute la vivacité de l'imagination la plus bril-
lante. L'un est le modèle inimitable des peintres qui
veulent se rapprocher de la nature seule, l'autre sert
d'exemple aux poètes qui cherchent à exciter l'imagi-
nation engourdie des hommes blasés sur les jouis-
sances sociales. Celui-là ne demande pour émouvoir
la sensibilité du lecteur qu'un désert et deux enfants:
celui-ci marche escorté de tous les arts ; pour théâtre,
il lui faut la capitale du monde ancien, et pour héros
le génie le plus brillant des temps modernes. Tous
deux ont marché au même but par des voies diffé-
rentes : ils ont régénéré la morale avilie, substitué la
poésie de l'âme à celle des mots, conduit enfin les
hommes à l'étude de leur propre cœur. Dieu et l'âme
humaine sont mieux connus, mieux sentis après les
avoir lus. La métaphysique, qui était une science
d'abstraction, devient sous leur plume un sentiment.
4o<î B E R N A R D I K DE S T - P I E R K E El M"" DE S T A E T .

Leurs preuves ne sont pas des déductions, mais des


tableaux. Après avoir lu Bernardin de Saint-Pierre,
on est tout surpris de trouver si près de notre cœur
l'étude de la nature extérieure qu'on ne croyait acces-
sible qu'à l'esprit de système. Après avoir lu 3i1110 de
Staël, on s'étonne qu'il y ait dans la science du cœur
humain tant d'émotions poétiques, dont la morale de
nos livres était dépouillée. A eux deux, ils reprodui-
sent sous leurs traits véritables le monde physique et
le monde moral; et, grâce à leur talent, l'un de ces
deux mondes ainsi reconstruits présente un asile à la
pensée troublée de ne plus apercevoir un Dieu dans
l'univers; l'autre ouvre un refuge à la conscience, qui
ne se retrouvait plus eu elle-même.

FI\ DU TOME P R E M I F . I ï .
CATALOGUE DE E. JUNG-TREUTTEL
Libraire, rue de Lille, 19, Paris.

OUVRAGES D'EMMANUEL SWEDENBORG


traduits en français

PAR J.-F.-E. LE BOYS DES GUAYS.

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11° DOCTRINE DE \\Epour la Nouvelle Jérusalem, d'après
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12° DOCTRINE de la Nouvelle Jéntsulem si'R LA Foi, —
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1 vol. in-12, avec Table analytique 2 »
15° Du JUGEMENT DERNIER et de la Babylonie détruite, —
1 vol. in-12, avec Table analytique 2 «
16° CONTINUATION sur le Jugement Dernier et sur le Monde
spirituel, — 1 vol. in-12 1 »
11° Du COMMERCE DE L'AME ET DU CORPS, que l'on croit
exister ou par Influx physique, ou par Influx spirituel,
ou par Harmonie préétablie,— 1 vol. iu-12 . . . . 1 »
Le même Ouvrage, 2« Édit., avec Table anal, et Index . 1 50
18" COURONNEMENT ou APPENDICE à la Vraie Religion Chré-
tienne,— i vol. in-18 1 50
19° Exposition sommaire du SENS INTERNE des Livres
Prophétiques de l'Ancien Testament et des Psaumes
de David, avec double Index de l'Auteur, — in-8°. . 3 »
20° DOCTRINE DE LA CHARITÉ (Extrait des Arcanes Cé-
lestes), — 1 vol. in-8" 1 50»
Le môme Ouvrage,— 1 vol. in-32, avec Table anal . . 1 50
21° DOCTRINE de la Nouvelle Jérusalem SDR LA CHARITÉ
(Ouvrage posthume), — 1 vol. in-8° 1 »
Le même Ouvrage,—1 vol. in-32, avec Table anal. . . 1 »
CATALOGUE. 459
Pau.
22° DES BIENS DE LA CHARITÉ au bonnes Œuvres, et Expli-
cation du Décalogue, — 1 vol. in-8° 1 50
Le même Ouvrage, — 1 vol. in-32, avec Notice sur
Swedenborg et Table analytique 1 50
23° De la PAROLE et de sa Sainteté,— 1 vol. in-8°. . . . » 75
Le même Ouvrage,— 1 vol. in-32, avec Table anal . . » 75
24° De la Toute-Présence et de la Toute-Science de Dieu . » 50
25" Neuf questions sur la Trinité, proposées à Em. Sweden-
borg par Tb. Harlley, et Réponses de Swedenborg. . » 25
26" Autobiograpbie de Swedenborg » 25
27° Du CHEVAL BLANC, dont il est parlé dans l'Apocalypse . 1 »
Le même Ouvrage, 2e Édit., avec Table anal, et Index. i 50
28° Du DIVIN AMOUR (Ouvrage posthume), — in-8°. . . . 2 »
29° Doctrine sur DIEU TRIUN,—in-32, avec Table anal. . . 2 »
30° Traité des REPRÉSENTATIONS et des CORRESPONDANCES,
— in-32, avec Table analytique 2 50
31° L'APOCALYPSE RÉVÉLÉE, dans laquelle sont dévoilés les
arcanes qui y sont prédits, et qui jusqu'à présent ont
été profondément cachés, — 3 vol. in-12, avec Table
analytique et Index à la fin du 3e volume 15 »
32° L'APOCALYPSE EXPLIQUÉE selon le sens spirituel, —
7 vol. grand in-8°, avec Index à la fin du 7e vol. . . 70 »

OUVRAGES CONCERNANT LA NOUVELLE ÉGLISE.

PAR ED. RICHEH.


La Religion du bon sens 6 »
Mélanges,— tome 1 0 "
PAR J.-F.-E. LE BOYS DES GUAYS.

INDEX GÉNÉRAL des Passages de la Divine Parole cités dans


les Écrits d'Em. Swedenborg, — 1 vol. grand in-8° . . 10 a
Lettres à un homme du monde, ou Système de Philosophie
religieuse, — 1 vol. in-12 3 »
L'APOCALYPSE DANS SON SENS SPIRITUEL, d'après l'ApOCd-
lypse Révélée et l'Apocalypse Expliquée de Sweden-
-iliit CATALOGUE.
l'un.
borg, suivie du sens spirituel du XXIV e Chnp. de Mat-
thieu, d'après les Arcanes Célestes, — 1 vol. in-8" . . 7 50
De la RELIGION considérée dans son action sur l'état de la
société » 50
PAR S.-A. MANCHET.

Exposition populaire de la Vraie Religion Chrétienne . . . » 50


Petit cours de morale pratique \ »

Discussions sur la Nouvelle Jérusalem, comprenant 1" Exposé des mo-


tifs qui ont décidé le Rév. G. G. Macplierson à recevoir les doctrines
de la Nouvelle Église. 2° Réponses de M. E. de Chazal aux Évêques
— Catholique-Romain et Protestant — de l'ile Maurice. 3° De la
Religion considérée dans son action su;- l'état de la société par Le
Boys des Guays.—Londres, 1860 1 50

LA NOUVELLE JÉRUSALEM,
Jîei-ue religieuse et philosophique.

Collection des sept premières années avec table analytique et alphabé-


tique à la fin du 1e vol. Prix : 42 fr.—Les vol. vin et ix. Prix : 9 fr.

* OUVRAGES SOUS PRESSE.


SCRIPTURA SACRA, seu VEIIBUM DOMIM. Versio lit/eralis, duce Em.
Swedenborgio, cum Explicalionibus sensus spiritualis ex Ejusdem
operibus collectis, cura et labore J.-F.-Stephani Le Boys des Guays
et J.-B.-Augusti Harlé.
Les quatre Évangiles et l'Apocalypse, traduction française, par J.-F.-E.
Le Boys des Guays et J.-B.-A. Harlé.

OUVRAGES QUI SERONT PROCHAINEMENT PUBLIÉS.


Table analytique et Index des Arcanes Célestes, — 3 vol. grand in-8°.
Table analytique de Y Apocalypse Expliquée, — 1 vol. grand in-8°.

1
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SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE DE DESTENAY


Bue Lafayette, 70, place Mont-Bond

1
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