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II

DES MÉDIAS
ET
DES INSTRUMENTS

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Pour en finir avec la fidélité


(les médias sont des instruments) *

PAR Depuis plusieurs décennies, les musiciens ont systématiquement


JONATHAN STERNE1 déplacé la frontière qui sépare les « instruments » des « médias »,
notamment en matière de technologies sonores. Ce déplacement n’a
pas été suivi par les universitaires, qui ont maintenu un cloisonnement
qui mériterait d’être dépassé. L’examen de ce double processus
conduit à souligner l’apport des outils analytiques d’une discipline
pour l’autre, de sorte que les instruments de musiques puissent être
sujets aux interrogations de la théorie des médias (et plus seulement
aux catégorisations de l’organologie) et qu’enfin les médias sonores
soient délivrés du fardeau Platonicien de la représentation.

P
our tout amateur de musiques actuelles2, l’affirmation selon
* Une première version laquelle les technologies d’enregistrement sonore sont des instru-
de cet article fut ments n’a rien de nouveau. Considérer les médias comme des ins-
présentée à l’occasion truments constitue même une tendance dominante dans la création musi-
de Constellations in the
Digital Age, cale contemporaine. Paul Miller (alias « DJ Spooky That Subliminal Kid »)
22e Biennale de la écrit : « Les samples n’acquièrent une signification qu’une fois re-présentés
Musique, Zagreb, dans l’assemblage du mix. En cela, le DJ fait office d’héritier cybernétique
Croatie (7 avril 2003).
Grand merci à tous les de la tradition d’improvisation du jazz, où certains motifs seraient rejoués
participants pour leur et recyclés par d’autres musiciens du même genre. Mais, dans le cas pré-
intérêt et commentaires. sent, les disques remplacent les notes » (2004, p. 349-50)
Traduit de l’anglais par Depuis ses débuts, lorsqu’il jouait et manipulait des vinyles dans Songs
JÉRÔME HANSEN
for a Dead Dreamer, le travail de Miller-DJ Spooky n’a cessé d’évoluer jus-
1. JONATHAN STERNE
qu’à sa collaboration avec des artistes de jazz pour tenter de créer sur son
enseigne au
Département d’Histoire récent Optometry un véritable « sample jazz », hybride de musique instru-
de l’Art et mentale et de DiJaying.
Communication et dans
Tout au long des années 70, la culture DJ s’est, elle aussi, renouvelée,
le programme d’Histoire
et Philosophie des non pas à cause de sa supposée pauvreté, mais parce que l’émergence de
Sciences à l’Université nouveaux usages (les platines et les disques vinyles) ou de nouvelles atti-

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tudes (le clubbing) l’ont transformé. Ces mutations ne résultent pas non McGill, Montréal. Il est
plus d’un progrès technique ou d’une nécessité technologique. Elles nous l’auteur de The Audible
Past : Cultural Origins
montrent combien, en matière de reproduction sonore, la gamme des sen- of Sound Reproduction
sibilités est diversifiée. De fait, la sonorité de la reproduction sonore est (Duke University Press,
devenue une couleur musicale parmi d’autres. Désormais banales, ces 2003) et de nombreux
articles sur les médias,
techniques créatives, où se mêlent performance et studio, se retrouvent la technologie et les
dans tout le spectre des pratiques musicales : l’art des compositeurs avant- aspects politiques de la
gardistes comme Morton Subotnik3, les expérimentations des DJs recon- culture. Son prochain
livre s’intitule
nus et des virtuoses du sampler, le prestige récemment octroyé au « pro- provisoirement MP3 :
ducteur » dans les musiques commerciales (et qu’est-ce qu’un producteur The Meaning of a
sinon un auditeur virtuose remplaçant une future audience encore imagi- Format. Il joue de la
basse – surtout
naire ?) ou plus simplement, l’explosion des petits studios artisanaux amé- électrique – depuis
nagés dans les caves, les chambres et les friches industrielles. vingt-cinq ans et dirige
Il suffit de prêter l’oreille, même distraitement, aux pratiques musicales The Velvet Ear, petit
studio d’enregistrement
d’aujourd’hui pour réaliser que la frontière entre instruments de musique digital à but non
et médias de transmission ou de reproduction est depuis longtemps lucratif. Son dernier
désuète. À côté des artistes qui travaillent avec des platines, des échan- groupe, Lo-boy, sortira
son deuxième album
tillonneurs ou des ordinateurs portables, on peut également mentionner courant 2006. Visitez
des groupes comme Massive Attack4. S’ils combinaient l’usage de samples son site Internet à :
et la performance directe sur le précédent album Mezzanine, leurs http://sterneworks.org
récentes productions (comme 100 th Window) attestent d’un rejet total du 2. Pour JONATHAN
STERNE, ce terme
sample au profit d’heures de jam-sessions captées dans le studio, et dans désigne les musiques
lesquelles le groupe va chercher des micros rythmes ou même des sons qui nous entourent et
isolés qui seront ensuite coupés, collés, traités et organisés en des pay- non pas l’expression
forgée par les
sages sonores obsédants. Leur technique d’enregistrement consiste désor- institutions publiques
mais à faire de la (déconstruction de la) performance le matériel de base en France pour
de la composition en studio. désigner les musiques
populaires. (NDLR)
Ce phénomène n’est pas circonscrit au présent : rappelons-nous l’essai
3. Voir
régulièrement cité de Brian Eno, « The Studio as Compositional Tool »
www.mortonsubotnik.
(1983) et son emploi expérimental de bandes mises en boucle, entre autres com
sur Apollo, ou encore, les premiers possesseurs de synthétiseurs qui, dès 4. Le groupe Massive
la fin des années 60, ambitionnaient de créer de véritables studios analo- Attack est, avec
giques portables (voir Pinch, 2002). De même, certains chasseurs de sons Portishead ou Tricky,
l’un des représentants
des années 50/60 considéraient autant leurs magnétophones comme des du style trip-hop
outils de restitution, capables de reconstituer des cartes postales sonores, (NDLR).
que comme des véritables instruments de musique (voir Bijsterveld, 2004).
Comme je l’expliquerai plus loin, le fait qu’enregistrement, reproduction
et production musicale tendent à se confondre remonte aux origines de
l’enregistrement sonore. En fait, il est même raisonnable de penser que ce
phénomène précède l’invention de l’enregistrement sonore en 1877.

● Théories des Médias, Théories des Instruments


Mais après tout, pourquoi attirer l’attention sur une pratique intégrée,
tant du point de vue intellectuel que pratique, par la quasi totalité des
musicien-n-e-s en activité ? N’est-il pas évident que, dans la période
actuelle, les médias de reproduction et les instruments de production musi-
cale sont presque par définition imbriqués, au point d’être indissociables ?

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S’il est encore nécessaire de poser de cette question, c’est que ce qui est
évident pour les musicien-n-e-s ne l’est pas forcément pour les chercheurs,
habitués à des définitions ne prenant guère en compte les « productions
hybrides ».
5. LEV TERMEN (1896- Au début du XXe siècle, alors que Leon Theremin5 cablait ses radios ou,
1993, d’origine russe) : un peu plus tôt, quand la société Berliner Gramophone inventait le « sif-
ingénieur, musicien et
inventeur dans les
flement artistique », afin de vanter les capacités mimétiques de ses
années 1920 d’un des machines tout en compensant leur manque de réponse en fréquence, les
premiers instruments philosophes de la reproduction sonore insistaient toujours sur la distinc-
éléctroniques, le
Theremin.
tion rigide entre moyens de reproduction et instruments.
Cette division laisse entrevoir, selon la dichotomie établie par Pierre
Bourdieu, la fracture entre logique pratique et logique théorique. Pour le
sociologue, les gens peuvent avoir des compréhensions pratiques de leurs
actions, sans pour autant être en mesure de les exprimer formellement. En
sens inverse, les savants qui tentent de décrire l’action sociale à partir d’une
logique théorique séparée perdront inéluctablement de vue les philosophies
pratiques incorporées par les personnes qu’ils
étudient (Bourdieu, 1980 ; 1996). Les savants
En général, les chercheurs ont imposé une distinction entre médium et
décrivent les technologies instrument dans leur logique théorique, alors
que les musiciens et les ingénieurs l’ont
d’enregistrement, dépassée en pratique. Il est temps de rattraper
ceux que nous étudions.
d’amplification et En général, les chercheurs décrivent les
de transmission du son technologies d’enregistrement, d’amplifica-
tion et de transmission du son comme autant
comme autant de médias. de médias. Ce choix conditionne leurs inter-
rogations. Faisant écho à Walter Benjamin
(2000, p. 68-113) et à son « aura », les auteurs qui s’intéressent à la signifi-
cation culturelle de l’enregistrement sonore, se focalisent sur les relations
entre original et copie ou la façon dont sont produits des « effets » d’au-
thenticité. La captation et la transmission apparaissent le plus souvent
comme des représentations. Ainsi, avec leur concept de « schizophonie »,
R. Murray Schaefer et Barry Truax décrivent les technologies qui, selon
eux, isolent les sons de leurs « sources » (Schafer, 1991 ; Truax, 1984). La
limite de cette approche réside dans ce qu’elle compare la communication
par moyen technologique à celle en face-à-face, et que cette dernière l’em-
porte toujours. Au moins, dans son livre sur le paysage sonore moderne,
Schafer affiche-t-il clairement son hostilité à l’égard des larges sociétés
contemporaines. En revanche, si l’on préfère une vision sociale positive,
prenant en compte toute la diversité des sociétés cosmopolites, composées
de millions d’individus, il nous faut alors trouver un moyen de parler des
communications à base technologique, sans les traiter comme inférieures
à la communication « directe ». C’est pourquoi la philosophie de la com-
munication devrait s’intéresser aux instruments et au contexte musical.
Qui, à l’exception du plus ardent des puristes, oserait encore soutenir l’in-
fériorité des musiques faites à partir d’instruments par rapport à celles

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n’utilisant que la voix humaine et le corps ? Personne ne remet en cause


l’interaction entre humain et technique dans la communication musicale.
Les instruments de musique ne sont pourtant que des technologies de la
communication qui ont progressivement échappé à la logique savante de
la représentation.

● Les faiblesses de l’organologie


Malheureusement pour lui, le discours académique sur les instruments
comporte de nombreuses faiblesses. L’organologie est surtout un exercice
taxinomique formel. Le système de classification Sachs-Hornbostel a beau
accorder une place à la mise en forme des savoirs théoriques, en dernière ins-
tance, il ne nous amène pas plus loin que l’histoire naturelle du XVIIIe siècle.
Comme pour cette dernière, les experts en organologie disposent soigneu-
sement chaque instrument dans des familles, mais n’expliquent rien quant à
sa genèse, sa fonction ou sa signification (Hornbostel, 1961; Kartomi, 1990;
Sachs, 1940). Un groupe de chercheurs que l’on pourrait nommer « nouveaux
organologistes » a récemment entamé une analyse culturelle plus profonde et
plus riche des instruments et une grande partie de ces recherches nous incite
à réviser la distinction entre instrument et outil de reproduction. Le livre que
Steve Waksman (1999) consacre à la guitare électrique expose avec clarté le
rôle crucial joué par l’amplificateur et le studio à côté des micros et des
cordes. La désormais classique analyse du rap par Tricia Rose (1994) révèle
combien le son hip-hop découle des « mauvais traitements » infligés aux équi-
pements de studio. Paul Theberge (1997), dans son étude des claviers, des
synthétiseurs et de l’interface MIDI, anticipe le présent argument quand il
avance que les claviers digitaux abolissaient déjà cette frontière entre instru-
ment et matériel d’enregistrement/reproduction. Bien que je sois en désac-
cord avec Theberge sur sa périodisation, sa remarque vise juste. L’exemple le
plus évident est sans doute l’enregistrement. À aucun moment dans l’histoire,
l’enregistrement n’apparaît autrement que comme un art du studio. Les musi-
ciens ont dû apprendre à « jouer » du studio. Comme c’est le cas pour tout ins-
trument, chaque technologie de reproduction:
1) dispose de sa propre gamme de sons et de timbres, et
2) implique un apprentissage technique avant que l’on puisse en « jouer ».
Pour établir le degré de ressemblance originel entre instruments et
médias d’enregistrement/reproduction, considérons, tour à tour, le studio,
le tourne-disque et l’oreille humaine. À partir de ces exemples, je déve-
lopperai l’idée selon laquelle la plupart des aspects fondamentaux de l’ère
digitale – en particulier, l’effondrement de la distinction
instrument/médium et la plasticité du son lui-même – relèvent en fait de
trajectoires musicales largement antérieures6. 6. Pour ce faire,
j’emprunterai certains
exemples à mon livre
● Comment jouer d’un média The Audible Past, en
Dès ses débuts, l’enregistrement fût un art du studio. Avant même la particulier au chapitre
commercialisation des technologies, les praticiens du son étaient déjà intitulé « The Social
Genesis of Sound
conscients des conditions spécifiques de production que l’enregistrement Fidelity » (Sterne, 2003,
imposait. En pleine période d’expérimentation du téléphone, Chichester p. 215-286).

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7. CHICHESTER ALEXANDER Alexander Bell7 notait les contorsions nécessaires pour placer la bouche
BELL, cousin en face de l’embouchure servant à capter le son : « Avec la bouche dans
d’ALEXANDER GRAHAM
BELL inventeur du une telle position, non seulement il est très difficile de parler de manière
téléphone. Il participa naturelle, mais il est évident que les vibrations sonores à l’intérieur du
aux expérimentations combiné vont interférer entre elles » (Bell, 1882).
du Laboratoire Volta
fondé à Washington Commentant son travail au gramophone8, Eldridge Johnson se souvient :
D.C en 1880 par «Pour enregistrer le chanteur, on n’avait rien trouvé d’autre qu’un grenier avec
Graham et conduisit des accès par une échelle. Je filais chercher un pauvre gars qui viendrait chanter
expériences en matière
d’enregistrement et de en échange d’un dollar cash, et je le montais par l’échelle pour essayer de
téléphone (NDLR, cf. faire un disque» (cité dans Talking Machine World, sept. 1910, p. 47).
Sterne 2003 pp. 186-187 En d’autres termes, dans le studio, la performance devait s’acclimater avec
et194-236).
l’équipement: la pièce isolait l’interprète du monde extérieur et de rudimen-
8. Les premiers
gramophones taires cloisons d’insonorisation et de séparation répondaient le mieux possible
permettaient aux besoins de la machine. Elles permettaient de détacher l’événement sonore
d’enregistrer et de son contexte «habituel» et par là même de le reproduire. Comme le signale
d’écouter des sons.
(NDLR). Steve Jones (1993), les ingénieurs du son apprirent rapidement à préférer la
captation en studio à celle en extérieur, la première leur permettant de bien
mieux contrôler l’environnement acoustique – et donc, de contrôler le son de
l’enregistrement. Comme celles créées dans les studios, les séquences sonores
diffusées à la radio étaient, dans leur vaste majorité, fabriquées pour l’occasion.
Mais, plus qu’un cadre obligatoire, le studio génère surtout une marche
à suivre par laquelle il devient possible de « jouer » de l’appareillage
comme d’un instrument.
Un compte rendu des premières radiodiffusions d’opéras recense les quali-
tés d’un bon travail en studio : une pièce sans résonances excessives, l’arra-
chement de la musique et du chant de la sphère scénique, un bon entraîne-
ment des interprètes. Ceux-ci et celles-ci devaient abandonner tout l’aspect
visuel de leur performance et en modifier les éléments tactiles et somatiques.
Expressions faciales, mouvements, costumes – tout devait s’effacer devant la
primauté d’un « effet tonal maximum » : «Un système de rotation fut instauré
à cet effet, chaque chanteur/chanteuse ayant une place fixe à partir de laquelle
il ou elle doit se déplacer vers l’avant, l’arrière ou sur les côtés, selon un
schéma préétabli, exactement comme une ligne de footballeurs qui s’ouvre,
se referme et se déplace selon un code de signaux.» (LeMassena, 1922).
Cette citation est extraite d’un article consacré à la différence entre une
représentation d’un opéra et son enregistrement dans un studio. Les titres
des différents paragraphes nous montrent, sans la moindre ambiguïté, la
lucidité de son auteur : « Comment est diffusé l’opéra : les difficultés à sur-
monter afin d’obtenir les meilleurs résultats ; comment les chanteurs doi-
vent être spécialement entraînés et groupés ; comment l’opéra doit être
modifié, interprété et visualisé pour pallier le manque d’action, de cos-
tumes et de décors ; les artistes sont engoncés dans la musique ; bouger,
murmurer, même une profonde respiration est un crime. ».
À l’évidence, l’auteur ressentait à l’égard du studio le même dédain que
certains artistes-interprètes de son époque. Mais, il est important ici de faire
la différence entre la description d’un processus et son appréciation esthé-
tique. Bien que mon goût pour les musiques de studio, ou celui du lecteur,

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peut diverger de celui de l’auteur, sa description de la performance enregis- 9. Dans les années
trée d’opéra n’en reste pas moins essentiellement correcte. Il nous rappelle 1890, il n’y avait
quasiment aucun
que le corps des interprètes et son placement n’est pas le même durant l’en- « ingénieur du son »
registrement d’un opéra que lors de sa représentation en direct. Voilà la professionnel, au sens
caractéristique déterminante de toute musique reproduite : il ne s’agit pas où on l’entend
maintenant.
simplement d’une sorte de performance live clandestine, mais d’un véritable
art du studio. « Comment jouer du studio comme d’un instrument » aurait
donc été un titre plus adéquat pour cet article de 1922. Aujourd’hui, après
des décennies de dub, de hip-hop et de recombinaisons avant-gardistes,
cette conception s’applique régulièrement à un grand nombre de pratiques
musicales. Nous sommes donc familiarisés avec l’idée d’une performance
musicale pour et par le studio. Mais ce
modèle, sous d’autres formes, a une longue Ceux qui aiment les
histoire. Au XIXe siècle, à l’âge des cylindres,
on trouvait déjà «des amateurs du son»9 qui, systèmes qui « flattent »
souhaitant chanter par-dessus leur propre
voix, gravaient plusieurs cartes le long d’un la musique et ceux qui
seul rouleau. demandent à l’appareil
● Les Couleurs Musicales des Médias de restituer l’entièreté
Le concept de « fidélité sonore » des
appareils découle de l’idée que le studio se du spectre sonore et veulent
contente de reproduire une performance une précision clinique.
live. Or, si vous demandez à n’importe
quel audiophile de vous rapporter les
controverses au sujet de la fidélité de la reproduction, vous retrouverez
deux positions antagonistes : ceux qui aiment les systèmes qui « flattent » la
musique et ceux qui demandent à l’appareil de restituer l’entièreté du
spectre sonore et veulent une précision clinique.
Si le courant contemporain des artistes des platines [turntablists] a plei-
nement assimilé le phonographe à un instrument musical, cette attitude
n’est pas non plus nouvelle. Considérons cet exemple de 1896 où un par-
tisan du phonographe (fonctionnant avec des cylindres en cire) critique le
gramophone (fonctionnant avec des disques plats en gomme). Notez com-
ment l’auteur évoque la dimension sonique et parle du matériel de repro-
duction comme si c’était un instrument de musique : « Un disque de cire
[utilisé pour le phonographe ou le graphophone] est joué à l’aide d’une
petite balle traçant un sillon sur la surface molle du cylindre.
Un disque de gomme [utilisé pour le gramophone] est joué par le frottement
d’une punaise, ou d’un objet similaire, sur le sillon granuleux du disque cor-
rodé par l’acide. Le premier est plaisant à l’oreille alors que, d’emblée, le second
sonne comme si de la vapeur s’en échappait. Une nouvelle écoute, plus atten-
tive, vous laisse espérer mieux mais le son évoque le raclement sur le sol d’une
calèche sans chevaux. Puis, quand vous tentez d’enregistrer une voix, le son
qui sort du Gramophone vous évoque le braiment d’un âne sauvage […]
Aucun citoyen cultivé ne devrait supporter des sons si stridents et tonitruants.
Cela dit, il y a un Gramophone en état de marche dans les mines de

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Carbondale. Nul doute que les mineurs y trouvent leur compte […] Les disques
de cire ne sont pas assez puissants pour souffler le visage d’un auditeur, mais,
au moins, ils sont agréables à entendre». (« Fake Records », 1898, p. 10).

Il n’est pas question ici de justesse, mais plutôt de préférence tonale.


Comme l’écrit Steve Waksman (1999), de semblables objections réapparaî-
tront environ un demi-siècle plus tard avec la guitare électrique. Tout débat
sur la soi-disant fidélité d’un enregistrement par rapport à sa source est en
fin de compte un débat sur l’esthétique des sons : comment devraient
sonner les enregistrements ? Dès la deuxième décennie du XXe siècle, la
société Victor en avait conclu qu’il s’agissait davantage d’un art que d’une
science, et que le son du phonographe nécessiterait une collaboration
entre constructeurs et auditeurs, de la même manière que le son d’un ins-
trument résulte du travail conjoint des luthiers et des musiciens. Les prin-
cipes de « tonalité préférentielle » et de choix du consommateur se sont
avérés d’utiles arguments de vente pour
Tout débat sur la soi-disant le phonographe. Dans une publicité de
1913, Victor déclarait que son « système
fidélité d’un enregistrement d’aiguilles amovibles vous offre un
contrôle musical total ». Cet exemple
par rapport à sa source est marie admirablement l’idée du choix de
en fin de compte un débat consommation avec l’esthétique transpa-
rente d’une pure fidélité : « L’aiguille amo-
sur l’esthétique des sons : vible est le seul système qui garantit une
installation parfaite pour jouer n’importe
comment devraient sonner quel disque ; une aiguille amovible ajuste
les enregistrements ? toutes les sélections aux exigences des
différentes pièces et s’adapte à tous les
goûts ; une aiguille amovible vous permet
d’écouter chaque disque exactement comme vous voulez les écouter […]
Utilisez toujours les machines Victor avec des disques et des aiguilles
Victor – la combinaison. C’est le seul moyen d’obtenir le son inégalé de
Victor » (Victor, 1913, p. 68). « Une installation parfaite pour jouer n’importe
quel disque » : si la fidélité avait été l’étalon or de la reproduction sonore,
l’agence de publicité de Victor aurait laissé flotter le dollar. Comme pour
la devise américaine après 1973, ce slogan nous enjoint surtout d’avoir foi
dans le processus. D’ailleurs, si l’on excepte les enregistrements, le son
inégalé de Victor n’a d’ailleurs probablement rien de particulier, et ce
quoique la publicité nous assure que l’appareil dispose de quatre diffé-
rentes (non) tonalités –que les auditeurs peuvent assortir à leur goût musi-
cal et à leurs humeurs. Ainsi, l’idée de perfection devient une question de
situation. Raison instrumentale et contrôle technique sont entre les mains
de la personne qui change les aiguilles et dépendent des oreilles qui per-
çoivent les nuances entre les différentes sonorités « inégalées » : l’auditeur
assidu se transforme en connaisseur avisé. D’autres fabricants imitèrent
Victor et laissèrent également à l’auditeur le soin de moduler son plaisir.
De nos jours, cette logique est à l’œuvre dans n’importe quel magasin hi-fi,

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où la tonalité de l’équipement – du matériel de reproduction à l’amplificateur,


jusqu’aux enceintes – est soigneusement quantifiée et discutée longuement. Les
DJs internationaux procèdent à l’identique lorsqu’ils voyagent. Car, même s’ils
n’emportent pas leur platine, ils se munissent de leurs disques, de leurs propres
cellules et aiguilles, afin de reproduire « leur son » partout où ils jouent. Pendant
ce temps, les ingénieurs du son débattent de la pertinence de termes comme 10. Comme leur nom
l’indique, les
« warm » [chaud] et « smearing » [distorsion] pour décrire certains «détails» carac- convertisseurs
téristiques des convertisseurs analog-to-digital and digital-to-analog10. transforment des
signaux d’un certain
● Une Oreille plus Fine pour la Reproduction Sonore type en un autre. Si
vous écoutez un CD, le
Au-delà des appareils d’enregistrement et de lecture, l’histoire entrecroisée codage (digital) est
des médias et des instruments s’observe également dans un autre endroit : converti
analogiquement en
l’oreille humaine elle-même. Le premier chapitre de mon livre The Audible signal électrique et
Past discutait l’hypothèse selon laquelle l’organe humain de l’audition servit dirigé vers les
de modèle à tous les transducteurs modernes – microphones, haut-parleurs enceintes. À l’inverse, si
vous enregistrez avec
ou tout autre dispositif qui convertit le son en signal électrique et vice-versa. un micro (analogique)
Cette corrélation apparaît de manière plus explicite encore avec une machine le son est converti en
appelée ear phonautograph et, plus tard, avec le téléphone à oreille. Tous données qui sont
reportées sur un
deux construits par Alexander Graham Bell et ses collaborateurs, ces appa- support. Quand
reils utilisaient des oreilles humaines prélevées sur des cadavres pour conver- JONATHAN STERNE parle
tir le son (Sterne, 2003, p. 30-85)11. Depuis le XIXe siècle, ce lien est, à la fois, de « détails », il parle de
paramètres très
plus subtil et omniprésent, à tel point qu’aujourd’hui, nos chaînes stéréos, spécifiques du son
enceintes et écouteurs jouent de nos oreilles comme d’autant de radios. comme la fréquence
En 1936, deux chercheurs en psycho acoustique des laboratoires Bell d’échantillonnage,le
nombre de bits ou
découvrirent que la réponse en fréquence de l’audition humaine variait en même l’architecture
fonction du volume sonore. Du nom de ses concepteurs, la courbe de interne des circuits de
Fletcher-Munson est parmi les découvertes décisives de l’esthétique musi- conversion (NDLR).
cale du XXe siècle. Le principe en est le suivant. Au niveau sonore normal 11. On trouve
également des
d’une pièce, la réponse en fréquence de l’humain ressemble à une courbe
connections du même
en cloche, c’est-à-dire que notre ouïe est plus sensible aux sons en milieu type dans l’histoire de
de gamme : les cris d’un bébé ou la sonnerie d’un téléphone, qui se dis- l’acoustique moderne,
comme dans l’étude
tinguent aisément dans un espace normalement bruyant, sont de bons
d’HERMANN VON
exemples de sons auxquels nos oreilles sont particulièrement sensibles. HELMHOLTZ, On the
À des volumes supérieurs, la réponse ressemble plus à un sourire : nous Sensations of Tone
(1954), où l’oreille est
devenons plus sensibles aux sons très graves ou très aigus, et moins à ceux
explicitement associée
de fréquence moyenne. Maintenant, pensez à la fonction « loudness » d’une aux arts de la synthèse
chaîne stéréo ou au bouton « bass boost » d’un baladeur. Ces deux procédés et de la reproduction
sonore.
accroissent les basses, le premier augmentant également les très hautes fré-
quences (de moins en moins nécessaires au vu de la pureté cristalline des
mixages des CDs). Tous deux « rusent » l’oreille en lui faisant entendre la
musique plus forte qu’elle ne l’est en réalité. Ainsi, les musiques modernes,
telles le rock ou le rap, qui sont censées être écoutées à des volumes élevés
– ou, en tout cas, comme si elles étaient fortes – sonnent mieux pour
nombre d’auditeurs quand le mode « loudness » est activé. En conséquence,
chaque fois que nous décidons d’appuyer sur ces boutons, nous – en com-
plicité avec les fabricants de nos appareils de lectures – jouons de nos
oreilles comme si elles étaient des instruments, avec leur propre timbre et

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Te c h n o , u n e h i s t o i r e d e c o r p s e t d e m a c h i n e s

leur propre réponse en fréquence. Nous pourrions discuter bien d’autres


12. L’expression power exemples de psycho acoustique culturelle, comme l’usage d’harmoniques
chords désigne des supérieures [upper partials] pour synthétiser les fréquences les plus graves
accords où les basses
sont redoublées. Pour dans les combinés téléphoniques ou les accords de guitare [power chords12]
jouer ces accords, joués sur des amplis dont le niveau est saturé.
l’index « barre » tout le Mais mon argumentation est désormais suffisamment étayée: à chaque
manche, et c’est
pourquoi on parle de moment de la reproduction sonore – de la performance initiale pour la repro-
« barrés ». Ces accords duction, jusqu’à sa réception finale en tant que sons reproduits; de la bouche
sont très communs dans du chanteur et des mains des musiciens, jusqu’à travers nos tympans – « machine
les hard-rock.
de reproduction » et « instrument » représentent des termes et des pratiques réel-
lement imbriquées. Aucune reproduction n’est concevable sans l’artifice d’un
instrument, et tous les instruments reproduisent le son d’une façon singulière.
Et, bien entendu, on pourrait citer de nombreux autres exemples qui illustre-
raient cette histoire confuse et entremêlée des médias et des instruments. C’est
pourquoi, je tiens à conclure ce texte par quelques remarques polémiques:
Comme il nous faut, dans l’espace public, faire face aux mensonges quo-
tidiens des professionnels de la communication politique et les médias, il
faudrait également, dans l’espace créatif, débarrasser les médias du poids de
la fidélité, de l’aura et de toute référence à une illusoire source préexistante
à la médiation. Car, comme il est impossible de concevoir une musique sans
instruments, le fait d’imaginer une communication sonore sans médiation ou
technologie revient à confondre enrichissement et distorsion.
Grâce à cela, nous pourrons élaborer une esthétique sonique plus inven-
tive sans nous occuper de savoir si la chose est « plus ou moins fidèle à une
source ». Pour estimer quel son est « bon » ou « mauvais », les musiciens dis-
posent de critères correspondant aux dimensions socio-esthétiques de
contextes et de pratiques musicales spécifiques. Nous devons en faire autant.
En même temps, nous devons nous inspirer des nouveaux organologistes
afin d’envisager les instruments comme des technologies de représentation,
des objets situés au sein de cultures musicales et soniques distinctes.
En bref, notre logique théorique devrait faire sienne la logique pratique accu-
mulée par les musiciens depuis un siècle. Il est temps que nos grilles d’analyse
abolissent cette séparation entre « instruments » et « médias ». Alors, nous pour-
rons enfin bâtir une connaissance plus solide des aspects politiques et esthé-
tiques de la musique – et d’ailleurs, de toute autre forme de communication. ●

D I S C O G R A P H I E T R A V A U X C I T É S

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Pour en finir avec la fidélité (les médias sont des instruments)

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