LE COURRIER
SAMEDI 31 OCTOBRE 2009
La Bolivie d’Evo Morales ferme
les yeux sur les barrages de Lula
AMAZONIE • Que la gauche remporte ou non le scrutin bolivien de décembre, le rio Madeira
n’échappera pas aux dommages écologiques et sociaux des deux futurs barrages brésiliens.
BERNARD PERRIN, LA PAZ
Que restera-t-il dans une décen-
nie du «poumon de la terre» et
des populations indigènes qui
l’habitent? Que les gouverne-
ments du Brésil ou de Bolivie
soient «de gauche» ou «indigé-
niste» n’y change rien. Entre les
mégaprojets énergétiques, les
exploitations pétrolières ou mi-
nières et les monocultures
d’agrocombustibles, l’Amazo-
nie, et ses richesses naturelles
stratégiques, est aujourd’hui
plus que jamais l’ultime digue
face au capitalisme. A la frontiè-
re bolivienne, le Brésil vient de
lancer sa version amazonienne
des travaux d’Hercule: la
construction du plus grand pro-
jet hydroélectrique du conti-
nent sud-américain.
Sur le rio Madeira, principal
affluent du fleuve Amazone, le
gouvernement du président
Luiz Ignacio «Lula» da Silva va
débourser d’ici 2013 plus de
10 milliards de dollars pour la
construction de deux mégabar-
rages, à Jirau et San Antonio qui
généreront au total près de
7000 MV. Les travaux, qui ont
démarré cet été, sont dirigés par
Odebrecht, la plus grande entre-
prise de construction d’Amé-
rique latine, dont le chiffre d’af-
faires a atteint, en 2007,
17 milliards de dollars, un mon-
tant supérieur au PIB de la Boli-
vie et du Paraguay réunis.
Les promoteurs du projet
espèrent que les deux ouvrages
permettront le développement
d’un gigantesque pôle agroin-
dustriel au cœur de l’Amazonie,
en plus d’alimenter, par une
ligne à haute tension, les indus-
tries de Sao Paulo, à plusieurs
milliers de kilomètres au sud-est.
Si ces ouvrages seront sensi-
blement moins grands que le fa-
meux barrage des Trois Gorges
La Fédération genevoise
de coopération (FGC),
qui regroupe une cin-
quantaine d’organisa-
www.fgc.ch tions de solidarité
Nord-Sud, soutient fi-
nancièrement, avec l’appui de la Ville
de Genève, la rubrique «Solidarité in-
ternationale». Le contenu de cette
page n’engage ni la FGC ni la Ville de
Genève.
SAUVER LE RIO XINGU
Le peuple Kayapó s’est mobi-
lisé cette semaine au Brésil
contre le projet de barrage de
Belo Monte sur le Xingu, l’un
des principaux affluents de
l’Amazone. Selon l’ONG Survi-
val, les indigènes affirment
n’avoir pas été consultés sur ce
projet ni informés quant à ses
conséquences. «Le barrage est
censé détourner plus de 80%
des eaux du Xingu et avoir un
impact majeur sur le stock de
poissons et les forêts sur une
étendue de 100 km», écrit Sur-
vival. Il y a vingt ans, les Kayapó
étaient parvenus à stopper un
premier projet des barrages sur
le Xingu. Outre les Madeira et
Xingu, le rio Juruena est aussi
visé par un projet hydroélec-
trique. L’an dernier, des indiens
Enawene Nawe y avaient
détruit un chantier afin de
paralyser la construction de
barrages sur la rivière dont ils
dépendent pour se nourrir. BPZ
SOLIDARITÉ 9
L’enjeu des
législatives
La campagne pour les élec-
tions du 6 décembre a débuté
en Bolivie. Le premier mandat
du président Evo Morales n’aura
duré que trois ans. La nouvelle
Constitution, acceptée en réfé-
rendum en janvier, prévoit des
élections anticipées, ainsi
qu’une refonte du Parlement.
Evo Morales et son actuel vice-
président, Alvaro García Linera,
se présentent donc pour un
cortège habituel: délinquance, deuxième mandat, de cinq ans
prostitution, trafics en tous celui-là. Ils sont opposés à trois
genres.» Un problème presque autres «binômes».
habituel au Brésil: «En trente ans, Il fait peu de doute que l’ac-
l’Etat a construit plus de 600 bar- tuel président sera reconduit
rages, déplaçant plus d’un mil- dans ses fonctions. A deux mois
lion de personnes, dont au du vote, les sondages lui don-
moins 70% n’ont jamais reçu la nent en effet de 45% à 60% des
moindre indemnisation.» voix. Lors des élections de ces
Face à la menace, la Bolivie a trois dernières années, le Mou-
tardé à réagir. Depuis 2006, le vement vers le socialisme
ministre des Affaires étrangères (MAS) a toujours réalisé de
David Choquehuanca a certes meilleurs scores que ce que
fait régulièrement part de la prédisaient les instituts de son-
«préoccupation» de l’Etat boli- dages. Elu en décembre 2005
vien face aux répercussions en- avec 54% des voix, le meilleur
vironnementales des deux bar- score de l’histoire du pays, Evo
rages. Mais si certains Morales a depuis largement
ministères, comme celui de remporté toutes les élections et
l’Environnement, ont combattu les votations.
le projet brésilien, d’autres,
comme celui de l’Energie, ou les Le principal opposant, Manfred
cercles proches du président, à Reyes Villa, est un ancien mili-
commencer par le vice-prési- taire proche de l’ex-dictateur
dent Alvaro García Linera, y sont Hugo Banzer. Ce conservateur-
ouvertement favorables. populiste a été maire de Cocha-
bamba et préfet du départe-
Pour l’électricité ment du même nom, poste
Pour eux, il est en effet vital de duquel il a été révoqué par le
répondre avant tout aux besoins peuple il y a une année et de-
de la population. Et Pablo leur fait mie. Son colistier est Leopoldo
volontiers écho. Ce paysan et pê- Fernandez, ancien préfet du
Entre Evo Morales et Lula, l’entente cordiale vaut bien quelques entorses aux principes... KEYSTONE cheur de la région de Cobija, département amazonien du
dans le département de Pando, à Pando, croupissant actuelle-
la frontière avec le Brésil, est venu ment en prison. Il est accusé
en Chine, le plus puissant du mais d’opinions émises par des c’est plus d’un million de km2 jusqu’à La Paz pour défendre la par la justice d’avoir organisé le
monde (18 200 MV), ils auront chercheurs payés par... Ode- (25 fois la Suisse). C’est donc une construction des barrages: «Ce massacre d’une douzaine de
par contre un impact écolo- brecht, le maître de l’ouvrage!» folie de réaliser de tels barrages que nous voulons, c’est vivre paysans en septembre passé, au
gique énorme au vu de la topo- La réalité risque donc bien sans avoir au préalable effectué mieux, ne plus nous éclairer à la plus fort de l’opposition entre
graphie extrêmement plate du de virer au cauchemar pour les des études sérieuses», poursuit bougie. On accepte volontiers le gouvernement et départements
bassin amazonien. De quoi in- habitants du bassin du rio Ma- Marc Pouilly. Celles menées ré- désastre s’il vient avec le dévelop- autonomistes. Ce curieux duo,
quiéter le voisin bolivien, dont deira. «Notre dernière étude dé- cemment par l’ONG Faunagua pement et l’électricité!» qui a débuté sa campagne de-
la frontière se situe à moins de montre en effet que l’élévation donnent le frisson. «Plus de Jean Rémy, professeur à vant les portes de la prison de
90 kilomètres du premier des du niveau du fleuve après la 300 espèces de poissons migra- l’Université fédérale de Rio de La Paz où est incarcéré le candi-
deux barrages, celui de Jirau. mise en service des deux bar- teurs seront menacées d’extinc- Janeiro, l’a toutefois prévenu: «Il dat à la vice-présidence, est cré-
Certes, les études menées rages se situera entre 1 et tion, mettant en péril, pour le ne faut pas se faire d’illusions. dité de 15% à 20% des suffrages.
par des scientifiques brésiliens 2,2 mètres», poursuit M.Molina. seul territoire bolivien, la survie Tous les projets antérieurs ont En fait, la présidentielle
ont conclu «à l’absence d’im- économique de 16 000 pêcheurs montré que les populations lo- semble de relativement peu
pact des barrages sur le territoi- Populations déplacées traditionnels, de leurs familles et cales n’en bénéficient pas. Elles d’intérêt. Le MAS est le seul par-
re bolivien». Mais Jorge Molina, «Nous n’avons pas les relevés de leurs communautés», ex- restent dans l’obscurité!» Le Bloc ti à présenter un candidat doté
expert à l’Institut d’hydraulique topographiques exacts de toute plique Paul van Damme. des organisations paysannes et d’un véritable programme poli-
et d’hydrologie de l’Université la zone», regrette pour sa part Manuel Antonio Valdès, indigènes du Nord amazonien tique. Les partis traditionnels
Mayor de San Andrés, à La Paz, Marc Pouilly chercheur à l’IRD, chercheur à l’Université fédérale (BOCINAB) ne s’y est d’ailleurs ayant disparu au cours du der-
n’en décolère toujours pas: «Les l’Institut de recherche pour le de Rondonia, au Brésil, estime pas trompé. Il a exigé l’arrêt nier quart de siècle pour cause
Brésiliens ont carrément mani- développement. Mais les pre- pour sa part que du côté brési- immédiat de la construction des de corruption, d’inefficacité ou
pulé les modèles mathéma- mières études menées du côté lien, la construction des barrages barrages et déposé dans la d’alliance contre-nature, de
tiques pour calculer par bolivien arrivent à la conclusion nécessitera le déplacement d’au foulée une demande de mesures «nouveaux» partis ont été créés
exemple la sédimentation au qu’au minimum 500 km2 de moins 15 000 personnes: «Ce provisionnelles devant la Com- pour l’occasion en recyclant
fond des lacs de retenue», accu- terres riveraines seront définiti- sera un drame social. Ces gens mission interaméricaine des d’anciens politiciens. Avec pour
se-t-il. «C’est absolument inac- vement inondées. déracinés, coupés de leur cultu- droits de l’homme. Pour l’heure unique programme de «faire
ceptable pour le scientifique La communauté scientifique re, viendront gonfler les ban- sans succès: le rouleau compres- tomber l’indien-président». Ces
que je suis. Explicable toutefois: est dès lors montée aux barri- lieues de Porto Velho... Et tombe- seur brésilien semble impos- opposants ont néanmoins
il ne s’agissait pas d’études, cades. «Le bassin du rio Madeira, ront dans la misère et son sible à arrêter. I adopté le discours de leur enne-
mi, en faisant de grandes décla-
ration en faveur des pauvres, de
«TRANSNATIONALISATION» DE L’AMAZONIE «nos frères et sœurs indigènes»,
des sans-toits, etc. Lors de ce
début de campagne, ils ne man-
«Accélérer le développement écono- sous condition d’adjudication du tion des échanges commerciaux et de la quent jamais d’apparaître de-
mique: c’est une constante dans la poli- contrat à l’entreprise brésilienne Ode- chaîne de production des transnatio- vant les médias avec quelques
tique brésilienne, depuis la seconde brecht! nales nord-américaines et brésiliennes, indigènes à leurs côtés!
moitié du XXe siècle», explique Olivier commente Evelin Mamani, sous-direc-
Dabène, professeur à Sciences Po et «Mais le projet des barrages du rio trice du Fobomade, le Forum bolivien sur En fait, ce sont les élections au
président de l’Observatoire de l’Amé- Madeira ne peut toutefois se comprendre l’environnement et le développement. parlement, rebaptisé Assemblée
rique latine et des Caraïbes. C’est que si on le replace dans le cadre de Les entreprises qui financent l’IIRSA, ce plurinationale, qui offrent les
d’ailleurs à ce prix que le géant sud- l’IIRSA, l’Initiative pour l’intégration des sont notamment les grands producteurs plus grands enjeux. Si le MAS de-
américain pourra assurer sa place de infrastructures régionales sud-améri- de soja et les entreprises de la filière de vrait disposer d’une majorité des
nouvelle puissance économique mon- caines», souligne Marco Octavio Ribera, l’agroalimentaire.» Dans le numéro sièges, la question est de savoir si
diale du XXIe siècle. «Lula a beau être de chercheur à la Lidema, la Ligue boli- d’avril de l’édition «cono sur» du Monde l’opposition continuera à dispo-
gauche, il est coulé dans le moule des vienne de défense de l’environnement. diplomatique, le journaliste français ser du contrôle de la Chambre
intérêts prioritaires du pays», poursuit L’objectif de l’IIRSA, adoptée en 2000 par Christophe Ventura confirme que «Lula a Haute. Au risque de rééditer les
le chercheur. douze présidents sud-américains? «C’est passé des engagements avec les firmes blocages systématiques de la
Le Brésil s’est ainsi mué en véritable le développement d’infrastructures et de de l’agrobusiness comme Monsanto, présente législature.
empire, constituant son propre «pré centres de production d’énergies dans Syngenta, Cargill ou encore Nestlé pour En outre, le MAS aurait be-
carré» sur le continent. Lorsque la un corridor d’intégration qui remonte réaliser son rêve de convertir le Brésil en soin des deux tiers des sièges de
BNDES (Banque nationale de dévelop- toute l’Amazonie. L’IIRSA prévoit notam- premier producteur mondial de soja, de l’Assemblée, s’il veut avancer ra-
pement économique et social) décide ment une voie navigable de canne à sucre et d’éthanol». pidement dans les réformes pro-
d’investir dans les pays voisins, c’est en 4200 kilomètres qui permettra le trans- mises. Pour cela, le président
effet à condition que les projets soient port fluvial – puis terrestre via la «On peut donc aujourd’hui véritable- Morales et son parti affirment
accordés ensuite à des entreprises... construction de nouvelles routes – du ment parler de transnationalisation de être en mesure d’atteindre un
brésiliennes. La centrale hydroélec- soja et des agrocombustibles produits en l’Amazonie, conclut Evelin Mamani. Au score dépassant les 67%, leur
trique de San Francisco, en Amazonie Amazonie vers les ports de la côte paci- détriment de la santé humaine, de la meilleur score atteint lors du
équatorienne, a ainsi été construite fique, pour les exportations vers l’Asie», conservation de la nature et du droit référendum révocatoire d’août
grâce à un prêt de 243 millions de dol- poursuit le chercheur. «Et ces voies de des peuples indigènes de vivre selon dernier. MATHIEU GLAYRE, TARIJA
lars accordé justement par la BNDES... communication sont dessinées en fonc- leurs modes de vie.» BPN Collaboration: E-CHANGER