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De la critique du libéralisme

à la critique de l’antilibéralisme
Ou comment ne pas prendre des vessies roses
pour des lanternes rouges

Alain Bihr

Au cours de ces dernières années, émergence en France, comme dans d'autres pays occidentaux,
d'un ensemble de mouvements dont le commun dénominateur est de s'opposer aux politiques néo-
libérales suivies par les gouvernements, de gauche comme de droite, depuis maintenant près de
vingt ans. Parmi ces mouvements, on peut compter :

– le développement d'organisations telles que AC !, le DAL, Droits devant, etc., luttant pour
l'obtention ou le respect de droits sociaux (droits à l'emploi, au logement, à la protection sociale,
etc.) ;

– les mouvements de grève de novembre-décembre 1995 contre les projets et tentatives de


réforme de l'assurance-maladie et de certains régimes spéciaux d'assurance-vieillesse (le projet
Juppé), mouvements largement contrôlés par les quelques grandes organisations syndicales (CGT,
FSU et « Groupe des 10 » notamment) ;

– les mobilisations de chômeurs, dans le cadre de « marches contre le chômage » ou d'actions


« coup de poing » lors des fêtes de fin d'année (notamment en 1997 et 1998) ;

– des mouvements et organisations avançant des revendications quant à la nécessaire


régulation et quant au contrôle démocratique de la mondialisation économique : naissance
d'ATTAC (autour du projet de taxe Tobin et plus largement de taxation des transactions
financières), mobilisation contre l'AMI (projet de libéralisation de l'investissement dans le cadre de
l'OMC), mobilisations périodiques à l'occasion de la réunion des dirigeants des principaux États et
des organismes du capital financier transnational (FMI, Banque mondiale), dans le cadre du G7 (ou
du G8 ), de l'OCDE, du sommet de Davos, etc., dont certaines (notamment celle de Seattle fin
novembre 1999 et celle de Millau fin juillet 2000) ont connu un beau succès ;

– on pourrait y ajouter les mobilisations contre Mac Donald's ; pour l'abolition de la dette
du Tiers-monde ; pour la promotion d'un commerce équitable, etc.
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En fait, un ensemble de mouvements qui ne forment pas encore, de loin, un mouvement


d'ensemble, unifié autour de quelques finalités et objectifs communs, encore moins autour de
quelques organisations phares. Et pourtant, ce qui permet de leur trouver un air de famille, c'est
incontestablement l'antilibéralisme qui leur fournit au moins un point de convergence.

Que faut-il penser de cet ensemble de mouvements ? Quel espoir peut-on fonder sur eux ?
Quelles sont inversement leurs limites et les critiques qu'on peut leur adresser ? Telles sont les
principales questions que je me propose d'aborder dans ma conférence.

Annonce du plan. Trois temps :

1) Retour sur le néolibéralisme qui constitue la cible commune de ces mouvements.

2) Pourquoi l'antilibéralisme est nécessaire ; les raisons d'une critique du néolibéralisme et


de ses dégâts.

3) Critique des insuffisances et limites de l'antilibéralisme lui-même.

I. L'offensive néolibérale

Le libéralisme, qui avait connu une éclipse depuis la crise structurelle des années 1930, a
connu un retour en force inattendu au tournant des années 1970-1980, dans le contexte d'une
autre crise structurelle, celle qui s'est enclenchée au milieu des années 1970. Le libéralisme va alors
servir à nouveau d'inspiration et de justification aux politiques économiques et sociales impulsées
par les bourgeoisies et les gouvernements occidentaux, soi-disant pour faire face à la crise et
aménager une sortie de crise.

Mais il s'agit alors d'un libéralisme différent du libéralisme classique (d'où sa dénomination
de néolibéralisme). Pour en comprendre le sens et la portée, il faut revenir brièvement sur le
contexte dans lequel ce néolibéralisme s'est déployé ; avant d'en examiner brièvement les objectifs.

Le contexte
Dans le cadre de cette intervention, il ne m'est pas possible de me livrer à une analyse
détaillée du contexte en question. Analyse qui, au demeurant, a été développée largement par
ailleurs. Je tiendrai donc pour acquis les différents points suivants :

1. La crise dans laquelle rentre le capitalisme occidental au cours des années 1970 et qui
depuis lors s'est mondialisée, crise dont nous ne sommes toujours pas sortis, est celle d'un modèle
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bien particulier de développement du capitalisme, qui s'est mis en place en réponse à la précédente
crise structurelle, modèle que le concept de fordisme a permis de caractériser et d'analyser.

2. Ce modèle repose sur un compromis, de portée historique, entre le grand capital et un


modèle bien déterminé du mouvement ouvrier, le modèle social-démocrate, compromis qui a eu
pour cadre et garant les différents États nationaux et qui aura permis d'ailleurs de parachever la
construction (la consolidation) de ces États.

3. Ce compromis a déterminé les principaux traits caractéristiques du développement


capitaliste durant toute la période dite des « trente glorieuses » qui s'est précisément achevée par
l'ouverture de l'actuelle crise structurelle. À savoir notamment :

– une croissance économique relativement continue et forte, reposant sur un partage des
gains de productivité entre profits (finançant l'accumulation intensive du capital) et salaires (directs
et indirects) ;

– une amélioration notable du niveau de vie des travailleurs salariés, grâce à la croissance des
salaires réels, à la diminution du temps de travail, à l'institution de systèmes publics de protection
sociale, à la satisfaction de certains de ses besoins collectifs (logement, éducation, santé), etc. ;

– une prise en charge directe par l'État d'un ensemble de tâches de gestion de l'activité
économique et sociale, cet « État interventionniste » devenant ainsi le véritable maître d'œuvre du
compromis entre les deux classes fondamentales de la société.

4. Ce modèle de développement entre en crise, d'abord larvée (à partir de la fin des années
1960) puis ouverte (dans le cours des années 1970) sous l'effet de deux causes conjuguées.

– Première cause : l'essoufflement de son régime d'accumulation, sous l'effet à la fois du


ralentissement des gains de productivité, de l'alourdissement de la composition organique du
capital, de la saturation de la norme de consommation, autant de signes que les méthodes fordistes
d'exploitation avaient alors atteint leurs limites à la fois physiques et sociales.

– Deuxième cause : l'inadaptation grandissante de son mode de régulation de l'accumulation


du capital, la croissance proportionnée des profits et des salaires étant compromise non seulement
par le ralentissement des gains de productivité que je viens de signaler ; mais encore et surtout par
l'internationalisation croissante des économies centrales à partir des années 1960, qui depuis lors
n'a fait que s'accentuer.

5. À cette crise, les gouvernements occidentaux ont cherché, dans un premier temps
(seconde moitié des années 70), à répondre en termes de politiques de relance keynésienne.
Résultat : un échec complet. Non seulement ces politiques n'ont pas produit les effets escomptés ; mais
elles se sont accompagnées d'effets pervers grandissants (inflation trottante, déficits publics et
extérieurs croissants, etc.). Cet échec a clairement signifié, aux yeux des gouvernants et plus encore
à ceux de la classe dominante, que le modèle fordiste avait vécu et qu'il était désormais temps de
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rompre avec sa logique et ses cadres (productifs, institutionnels, idéologiques). Et ce d'autant plus
que :

6. La dynamique de la crise (les transformations socio-économiques qu'elle a rendues à la


fois nécessaires et possibles) a impulsé un double mouvement majeur :

– d'une part, la mondialisation des rapports capitalistes de production, la mondialisation des


échanges de marchandises et plus encore de capitaux, impliquant le décloisonnement des marchés
nationaux et le démantèlement des régulations et réglementations nationales de ces marchés opérées
jusqu'alors par les États. En ce sens, plutôt que de mondialisation (terme vague et trop général), il
convient plutôt de parler de transnationalisation ;

– d'autre part, la montée en puissance et l'autonomisation relative du capital financier


transnationalisé (la « géofinance »). Sous l'effet de différents facteurs : l'éclatement du système
monétaire international instauré à la fin de la Seconde Guerre mondiale (accords de Bretton
Woods), faisant du dollar l'étalon monétaire international ; la désintermédiation financière : le
recours grandissant des entreprises, notamment multinationales, aux marchés financiers et non plus
aux banques pour se financer ; la montée des taux d'intérêt réels due notamment au creusement des
déficits publics. Mais aussi, il faut le souligner, à la faveur de la déréglementation et dérégulation
des marchés nationaux, auxquelles les politiques libérales auront grandement contribué.

Les objectifs
Le postulat fondamental de toute la pensée économique libérale est que tout marché
tendrait spontanément vers un équilibre optimal, à condition que rien n'en entrave le bon
fonctionnement, autrement dit qu'on respecte scrupuleusement les règles d'une parfaite
concurrence entre acheteurs aussi bien qu'entre vendeurs. Et cela se vérifierait aussi bien pour le
marché du travail et celui des capitaux que pour le marché des marchandises. En conséquence, si
l'économie marche mal, s'il y a crise de l'accumulation, c'est que le bon fonctionnement des
marchés a été entravé. Et pour mettre fin à la crise, il suffirait de rétablir ce bon fonctionnement.

De là découlent les trois principaux objectifs de ces politiques. Du moins leurs objectifs
apparents, ceux qui sont mis en avant, qui masquent (souvent à peine) leurs objectifs réels que je
préciserai chemin faisant.

1er objectif : le rapport salarial fordiste, dont la réglementation est accusée de fausser les règles
de la concurrence sur le marché du travail (les règles qui devraient régir l'échange et l'usage de la
force de travail). Sont ici particulièrement visés par les politiques néolibérales :

– la réglementation légale ou conventionnelle des conditions d'embauche, d'emploi et de


licenciement de la main-d'œuvre salariée ;
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– l'existence de seuils minimaux (salaire minimal) légaux ou conventionnels, le salaire devant


pouvoir fluctuer à la baisse jusqu'à retrouver le point d'équilibre entre offre et demande de travail,
censé faire disparaître le chômage ;

– l'indexation des salaires sur les prix et sur la productivité, pivot de la régulation fordiste et
élément majeur des politiques keynésiennes, les salaires ne devant progresser au mieux qu'au
rythme de la croissance économique générale ;

– le principe de la négociation collective et centralisée des conditions d'usage et d'emploi de


la force de travail, auquel les néolibéraux cherchent à substituer une individualisation la plus
poussée possible du rapport salarial ;

– enfin l'existence de systèmes publics de protection sociale, auxquels les libéraux proposent
de substituer des systèmes volontaires d'assurance privée.

À travers la déréglementation systématique du rapport salarial, l'objectif non avoué, parce


que non avouable, est de « faire payer la crise aux travailleurs », en obtenant une baisse du coût
salarial global et, surtout, en plaçant collectivement les travailleurs dans une situation où le rapport
de forces ne peut que leur être défavorable.

2e objectif : « l'État interventionniste », la bête noire des néolibéraux. Entendons la gestion de


l'économie capitaliste par l'État. À la régulation de l'économie par l'État qui, selon les libéraux, ne
peut qu'aggraver les déséquilibres, ils proposent de substituer sa régulation par le marché qui seule
assurerait « l'allocation optimale des ressources ». Ce sont ainsi tous les aspects de la gestion étatique
qui se trouvent attaqués :

– L'État entrepreneur, par le démantèlement des secteurs publics et nationalisés ; par la


liquidation des secteurs non rentables et vente des secteurs rentables au capital privé.

– L'État-providence, par le démantèlement, brutal ou rampant, des mécanismes


institutionnels de protection sociale ; par l'abandon des politiques sociales ; l'ensemble devant être
remis entre les mains du capital privé ou de la « société civile » (entendez les réseaux d'entraide
associatifs ou mutualistes), quant ce n'est pas tout simplement à la famille (la « famille-
providence », en fait les femmes, étant censée prendre le relais de l'État-providence défaillant).

L'objectif réel, et cette fois-ci déclaré comme tel, est d'obtenir une baisse des fameux
« prélèvements obligatoires », donc des « frais généraux » que la société (et tout d'abord la
reproduction socialisée de la force de travail) fait peser sur le capital.

– L'État régulateur par la déréglementation de tous les marchés, en particulier du marché du


travail, comme nous venons de la voir ; mais aussi du marché du capital (des marchés monétaires et
financiers) pour favoriser à la fois la transnationalisation du capital et la montée en puissance du
capital financier.
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– Enfin, l'État est récusé dans son rôle de régénérateur des capitaux singuliers : c'est l'abandon
de toute politique industrielle sectorielle et de ses moyens (subvention, prêts bonifiés, tarifs publics
avantageux, etc.).

3e objectif : les « débiteurs ». Car le néolibéralisme, ce n'est pas seulement une agression du
capital contre le travail, mais c'est aussi la revanche des créanciers sur les débiteurs. C'est en ce sens
qu'il exprime fondamentalement les intérêts du capital financier, y compris contre ceux du capital
industriel.

Le principe en est simple : mettre fin à la dérive propre à l'« économie de surendettement » sur
laquelle avait fini par déboucher la crise du fordisme dans sa phase de gestion keynésienne. La cible
apparente est donc l'inflation, qu'il s'agit de réduire autant que possible. La cible réelle, quant à
elle, est triple :

– Les « canards boiteux » : entendons tous les capitaux qui ne sont plus rentables, qui ont
survécu grâce aux facilités de crédit propres aux politiques keynésiennes, et qu'il s'agit maintenant
d'éliminer par un vaste mouvement de destruction et de restructuration du capital en fonction.
Bref, il s'agit :

d'apurer les comptes entre capitalistes eux-mêmes, en mettant fin aux engagements
inefficients de capital, essentiellement à travers la hausse des taux d'intérêts réels qui auront
atteint des records historiques au cours des deux dernières décennies ;

mais aussi plus largement de soumettre l'ensemble du capital réel (du capital en fonction dans
le procès de reproduction : le capitalisme industriel et commercial) à une stricte logique de
rentabilité financière, conséquence de la montée en puissance du capital financier et de sa
tutelle sur le capital réel.

– L'État encore, dont il s'agit de réduire le « train de vie », en réduisant les dépenses
publiques, mais aussi du coup en faisant baisser les fameux prélèvements obligatoires, du moins
ceux qui portent sur le capital et ses revenus (profits et intérêts), quitte à alourdir ceux assis sur le
travail.

– Enfin, les pays du Tiers-monde, plus particulièrement ceux que les banques occidentales
elles-mêmes ont incité à s'endetter au cours des années 1970 pour s'industrialiser. D'où les
politiques dites d'« ajustement structurel » imposées par les organes du capital financier
international, le FMI et la Banque Mondiale, à partir du début des années 1980 à tous les pays du
Tiers-monde demandant le rééchelonnement de leurs dettes. Politiques impliquant la suppression
des subventions publiques aux produits de première nécessité ; des couples claires dans les budgets
des États, conduisant au démantèlement des systèmes sanitaires et scolaires ; la libéralisation du
commerce extérieur, ruinant les producteurs locaux ; avec les conséquences dramatiques qui s'en
sont suivies pour les populations de ces pays.
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II. Critique du néolibéralisme

Les objectifs (réels ou apparents) de l'offensive néolibérale n'ont pas tous été atteints ou ne
l'ont été que partiellement. Il n'empêche que la mise en application des principes néolibéraux a eu
des effets désastreux ; elle a débouché sur une série de catastrophes qui font de la critique du
néolibéralisme une nécessité, bien plus : une opération de salubrité publique. Passons rapidement
en revue ces diverses catastrophes. On peut en distinguer quatre principales :

La catastrophe socio-économique
C'est la plus connue. Elle se manifeste par un creusement général des inégalités sociales, tant
au sein des formations capitalistes développées qu'au niveau planétaire :

– D'un côté, montée du chômage de masse ; développement des formes de travail précaire ;
stagnation voire baisse des salaires réels de certaines catégories de travailleurs ; dégradations des
différentes formes de couverture des risques sociaux ; plongée de pans entiers des populations du
Tiers-monde dans la misère la plus noire ; mais aussi réapparition de poches de misère et
aggravation de la pauvreté jusque dans les pays capitalistes développés.

– De l'autre côté, rétablissement des profits des entreprises ; envolée des revenus
patrimoniaux, notamment financiers ; subordination grandissante de la gestion des entreprises aux
impératifs et aux intérêts du capital financier ; avec pour conséquence que, désormais, on licencie y
compris dans les entreprises qui réalisent de somptueux profits pour en réaliser de plus somptueux
encore.

Dans ces conditions, il est parfaitement nécessaire et légitime de dénoncer le néolibéralisme


pour ce qu'il est : une politique de classe. C'est-à-dire à la fois :

– une politique cyniquement ou hypocritement favorable aux intérêts de la classe dominante


en général et de sa fraction financière en particulier ;

– une politique qui ne peut qu'être néfaste aux intérêts des travailleurs salariés, et tout
particulier du prolétariat (ouvriers et employés) ; en particulier en ce qu'elle cherche à démanteler
les compromis institutionnels hérités de la période fordiste et qui ont représenté, historiquement,
autant d'acquis des luttes syndicales et politiques antérieures, autant de capitalisation de ces luttes
dans et par la forme institutionnelle de l'État.
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La catastrophe politique
Cette catastrophe prend la forme de l'institution d'une sorte de vide politique, autre
conséquence non moins désastreuse de la mise en application des politiques néolibérales.

Que faut-il entendre par vide politique ? Essentiellement l'absence de tout cadre institutionnel
permettant de coordonner les politiques macro-économiques des principaux États de la planète ; et de
piloter, par conséquent, l'économie mondiale, tâche pourtant indispensable dans la phase actuelle de
rapide transnationalisation des échanges et de la production dans laquelle cette économie se trouve
engagée. Et de ce déficit de régulation, le néolibéralisme est coupable à deux titres au moins.

1. En premier lieu, en affaiblissant la capacité régulatrice des États-nations. Sans doute cet
affaiblissement résulte-t-il essentiellement de la transnationalisation des rapports économiques.
Mais les politiques néolibérales y auront largement contribué pour leur part, en se faisant les
champions d'une déréglementation sauvage et aveugle de tous les marchés, en érigeant en vertu
politique suprême la dépossession des États-nations de leurs traditionnels instruments
d'intervention dans la sphère économique.

2. En second lieu, l'hégémonie néolibérale a de même rendu impossible l'édification d'un cadre
institutionnel transnational de régulation de l'économie mondiale, permettant de relayer et d'appuyer
les États nationaux défaillants. Deux exemples pour illustrer ce point.

Premier exemple. Impossibilité d'édifier, dans le cadre du G7 (ou du G8), une structure de
concertation permettant de réguler l'économie mondiale en coordonnant les politiques
économiques (salariales, monétaires, budgétaires) entre les trois pôles de la triade États-Unis/
Europe/Japon. Avec son culte du « laisser faire, laisser passer », sa croyance fétichiste dans la vertu
autorégulatrice des marchés, le néolibéralisme, auquel était convertie la quasi totalité des
gouvernants qui se sont succédé à la tête des principaux États, porte une lourde part de
responsabilité dans cet échec.

Conséquences : a) Le pilotage de l'économie mondiale reste entre les mains d'institutions


comme le FMI, la Banque mondiale, l'OMC, etc., dont le seul souci est de libéraliser à tout crin et
qui ont largement démontré leur incompétence en matière de gestion des crises commerciales et
financières ; b) Une tendance à l'exacerbation des rivalités commerciales et financières entre les trois
pôles de la dite Triade ; et, par conséquent, une tendance à la fragmentation du marché mondial,
lourde de menaces ; c) En définitive, il n'y a plus de pilote dans l'avion de la mondialisation.

Deuxième exemple. Les limites imposées à la construction européenne, exemple


« continental » cette fois-ci de tentative de coopération entre gouvernements de pays développés.
En effet, ce sont les dogmes libéraux, défendus par tous les gouvernements européens et plus encore
par la Commission européenne, qui ont sans cesse fait capoter les tentatives visant à transformer
l'Union européenne en autre chose et plus qu'un simple marché unique, qui plus est ouvert aux
quatre vents du marché mondial. Par exemple, en limitant la politique industrielle commune à
quelques projets phares ; ou en empêchant l'Europe de parler d'une seule voie dans la renégociation
du GATT (devenu OMC) et, plus généralement, dans les relations au sein de la Triade ; pour ne rien
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dire de ses interventions (ou non interventions) dans les crises qui ont secoué et continuent de
secouer l'Europe orientale et balkanique, qui auront été autant d'occasions de cacophonie.

La catastrophe écologique
Inutile de souligner une nouvelle fois la gravité de la crise écologique ; ni de revenir sur
l'urgence des solutions à mettre en œuvre. Solutions qui ne sauraient être partielles, mais qui
impliquent la remise en cause foncière des modes de produire et de consommer actuellement
dominants dans les pays développés ; et dont la généralisation à l'ensemble de la population
mondiale est tout simplement physiquement impossible.

Mais c'est aussi une pareille remise en cause dont la pensée libérale est tout simplement
incapable. Pour elle n'a de valeur que ce qui peut entrer dans l'échange marchand ; ou, à la rigueur,
ce qui est condition de cet échange. Mais quelle est la valeur marchande de l'air que nous respirons,
de la diversité de la flore et de la faune, des paysages façonnés par des millénaires de présence
humaine ? Elles sont très exactement nulle ; et, à ce titre, ces réalités n'ont pas non plus d'existence
pour une pensée et une pratique économistes.

Du moins jusqu'au moment où leur destruction ou dénaturation en vient à perturber les


conditions de l'échange lui-même. Et pour les rétablir alors, le néolibéralisme n'a rien d'autre à
proposer si ce n'est de les faire rentrer elles aussi dans la régulation de l'échange marchand, modèle
unique de toute régulation. Et c'est ainsi que les conférences de Rio (1992), de Kyoto (1997) et
d'Amsterdam (2000) sur l'effet de serre n'ont débouché que sur l'institution d'un marché des droits à
polluer, qui permettra surtout au principal pollueur de la planète de polluer encore un peu plus.

La catastrophe symbolique
J'entends par là la difficulté grandissante des sociétés capitalistes développées à produire et
maintenir un ordre symbolique. C'est-à-dire un ensemble, un tant soit peu cohérent et stable, de
références (idées, normes, valeurs) qui permettent aux individus de créer et de maintenir leur
identité propre, de communiquer avec autrui, de s'investir dans les activités collectives qui les
dépassent.

Certes, le néolibéralisme n'est pas directement responsable d'une pareille « crise du sens » ou
« crise de civilisation ». Celle-ci lui a largement préexisté et plonge ses racines dans la dynamique de
subordination de l'ensemble de l'activité sociale aux rapports capitalistes de production.

Par contre, le néolibéralisme est bien incapable de répondre à cette crise. Plus exactement, sa
réponse (l'exaltation de la liberté individuelle comprise dans un sens étroitement individualiste) est
largement insuffisante. Car cette crise enregistre précisément les limites du processus de
privatisation de la vie sociale ; elle montre que, poussé à bout, ce processus conduit l'individu à se
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vider de sa propre substance sociale et psychologique, à le priver de toute assise et de toute


consistance.

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Au vu de la rapide analyse du bilan catastrophique du néolibéralisme, la critique de ce
dernier apparaît amplement justifiée. Ce qui légitime du même coup l'antilibéralisme porté et
développé par les différents mouvements sociaux dont j'ai parlé en introduction. De ce point de
vue, ce qu'on pourrait lui reprocher, ce n'est pas l'excès de sa critique mais plutôt l'insuffisance de
celle-ci, comme je vais le montrer à présent.

III. Critique de l’antilibéralisme

La plupart des critiques du néolibéralisme que je viens brièvement de développer se


retrouvent au sein des différents mouvements que j'ai évoqués en introduction. Elles ont été
développées, avec plus ou moins d'ampleur et de profondeur, par les porte-parole de ces
mouvements.

Pourtant, ces mouvements me paraissent critiquables pour deux raisons que je voudrais
développer dans la troisième partie de ma conférence. D'une part, ils sont théoriquement ambigus ;
et, d'autre part, ils sont politiquement réformistes ; du moins est-ce là leur tendance dominante.

L'ambiguïté théorique de l'antilibéralisme


Mettons la d'abord en évidence ; avant d'en exposer les conséquences ; puis les raisons.

1. Sa manifestation

Les analyses et les critiques du néolibéralisme (de ses principes, de ses réalisations, de ses
effets, etc.) développées par les porte-parole des mouvements antilibéraux sont marquées d'une
profonde ambiguïté. Cette ambiguïté tient au fait qu'ils ne distinguent pas clairement :

– d'une part, ce qui relève du néolibéralisme en tant que tel, c'est-à-dire d'une orientation
politique particulière, résultat des rapports de forces (en particulier des luttes de classes) au sein des
États capitalistes développés et entre ces différents États, à un moment donné de l'histoire du
capitalisme ;
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– et, d'autre part, ce qui relève du capitalisme en général, des rapports de production et de
classe qui marquent sa structure ; et que l'on retrouve par conséquent en lui partout et toujours,
bien que précisément sous des formes particulières variables dans l'espace et dans le temps.

Exemple 1 : la critique de l'économisme. Le néolibéralisme est souvent critiqué pour son


économisme : sa volonté de subordonner, de réduire toute la pratique économique et sociale, toute
la vie humaine en définitive, aux exigences de l'économie marchande et monétaire, en termes
marxistes : aux exigences de la reproduction du capital, de la conservation et de l'accumulation de
la valeur sous forme de capital. Or cette réduction ne caractérise pas en propre le néolibéralisme ;
elle est caractéristique du capitalisme en tant que tel, et se retrouve, diversement accentuée, tout au
long de son histoire. La seule chose qui soit propre au néolibéralisme, c'est la brutalité avec laquelle
il tente de réaliser cette subordination de l'ensemble de la vie individuelle et sociale aux exigences
de la reproduction du capital.

Exemple 2 : les rapports entre capital industriel et capital financier. Dans Le Capital, Marx
montre que ces rapports sont extrêmement complexes parce que profondément contradictoires.
D'une part, le capital financier est fondamentalement dépendant du capital industriel : il faut
d'abord pouvoir former du profit, et pour cela exploiter efficacement le travail social, avant qu'une
partie de ce profit puisse se convertir en intérêt (en rémunérant le capital financier). Mais, d'autre
part, le capital financier tend constamment à s'autonomiser à l'égard du capital industriel (sous forme
de capital fictif) et à subordonner ce dernier.

Par conséquent, contrairement à ce qu'on lit souvent sous la plume des porte-parole des
mouvements antilibéraux, l'autonomie du capital financier n'est pas du tout une particularité
propre au libéralisme. Tout au plus celui-ci revendique-t-il cette autonomie en tant que telle ; en
quoi il est bien le porte-parole des intérêts du capital financier contre ceux du capital industriel.

2. Sa conséquence : la confusion entre antilibéralisme et anticapitalisme

Sur la base de cette confusion entre libéralisme et capitalisme, l'antilibéralisme peut


aisément se faire passer pour un anticapitalisme. Or, ni dans ses principes théoriques ni dans ses
conséquences pratiques, l'antilibéralisme n'est identifiable à l'anticapitalisme.

L'anticapitalisme définit en principe une position qui vise un dépassement révolutionnaire


du capitalisme, impliquant :

– l'abolition de l'appropriation privative des moyens de production au profit de leur


socialisation ;

– l'abolition de toute régulation marchande de l'activité économique et sociale supplantée


par une planification démocratique de la production ;
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– enfin l'abolition de la division entre travail manuel et travail intellectuel dans le cadre de
l'autogestion des unités de production.

Évidemment, on peut toujours m'objecter que pareil projet est une simple utopie, la visée
d'une société idéale (le communisme) dont rien n'assure qu'elle parviendra un jour à réunir les
conditions tant subjectives qu'objectives de sa réalisation. Il n'en reste pas moins qu'en tant que
projet, il définit bien un au-delà du capitalisme.

L'antilibéralisme, au contraire, vise plus modestement une politique particulière (le


néolibéralisme), en d'autres termes un mode particulier de gestion du capitalisme en crise, engagé dans
une phase de rupture avec un mode de développement antérieur qui s'est épuisé (le fordisme) et à la
recherche d'un nouveau mode de développement (qu'il n'a visiblement pas encore trouvé). Et ce
que l'antilibéralisme peut proposer, pour autant qu'il avance des propositions positives, c'est une
autre politique, un autre mode de gestion du capitalisme, par exemple plus respectueux des intérêts
des travailleurs ou des contraintes écologiques. Telle est du moins sa signification et sa portée
immédiates.

Certes, rien n'empêche l'antilibéralisme de se radicaliser, de ne pas s'en tenir à la simple


contestation d'une politique exprimant, dans un contexte historique donné, les intérêts de la classe
capitaliste en général, pour s'en prendre plus largement et plus profondément aux rapports sociaux
sur lesquels cette classe fonde sa domination, et projeter leur renversement révolutionnaire.
Autrement dit, l'antilibéralisme peut se faire anticapitalisme, il peut évoluer vers des positions
anticapitalistes. Mais, il n'y a nulle nécessité à une pareille évolution : même sans elle, l'antilibéralisme
n'en reste pas moins ce qu'il est, il ne dément ni ses principes ni ses positions. Autrement dit, non
seulement il peut exister un antilibéralisme qui ne soit pas anticapitaliste ; mais encore, je vais avoir
l'occasion de le souligner, c'est même là son orientation dominante.

3. Ses raisons.

Ce qui a rendu possible cette confusion entre anticapitalisme et antilibéralisme, c'est le


contexte politique dans lequel le néolibéralisme et sa critique se sont développés. Contexte marqué
par deux traits majeurs.

– D'une part, le fait que c'est sous la bannière du néolibéralisme que les forces capitalistes
(les patronats, les milieux financiers, les gouvernements) ont défendu leurs intérêts. Si bien que
s'opposer au néolibéralisme, c'est directement faire œuvre anticapitaliste en ce sens limité que l'on
s'oppose aux intérêts immédiats du capital tels qu'ils s'expriment dans la période actuelle.

– D'autre part - et c'est un élément nouveau de l'analyse, dont il n'a pas encore été
explicitement question -, la période actuelle est également caractérisée par la disparition ou du moins
l'affaiblissement considérable des forces anticapitalistes, tant pratiques (le mouvement ouvrier) que
théoriques (la pensée critique, notamment d'inspiration marxiste) ; voire par le discrédit général des
projets et des idéaux révolutionnaires ; et par le repli consécutif des forces de gauche sur des projets
moins ambitieux, plus réalistes, etc.
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Dans le contexte politique actuel, où le libéralisme est devenu la langue et la pensée


courantes de la classe dominante tandis que le projet révolutionnaire a perdu et sa langue et ses
porte-parole, l'antilibéralisme peut donc facilement se parer des vertus de l'anticapitalisme ; alors même
que ni dans son principe général ni dans ses propositions politiques les plus courantes il n'est tenu
de manifester ni ne manifeste de fait d'orientation capitaliste. C'est sur ce dernier point que
j'insisterai pour finir.

L'orientation réformiste dominante. L'exemple d'ATTAC


Elle apparaît clairement lorsqu'on analyse les positions et propositions d'un mouvement comme
ATTAC, qui constitue sans doute le fer de lance de la mouvance antilibérale actuellement en France.
Un bref retour sur l'histoire d'ATTAC ; avant de mettre en évidence la nature réformiste de son
projet ; et de s'interroger sur les chances de sa réussite.

1. Historique d'ATTAC

ATTAC est né du projet formulé par Ignacio Ramonet, directeur du Monde Diplomatique,
dans son éditorial de janvier 1998, de créer un mouvement dont l'objectif serait de promouvoir une
taxation des mouvements de capitaux à finalité spéculative, tels que le sont ceux qui se déplacent
quotidiennement sur les marchés des changes, à hauteur de quelque 1 500 milliards de dollars.
Taxation dont l'idée avait été avancée il y a un plus de vingt ans maintenant par l'économiste
américain James Tobin.

Lancée en juin 1998, l'association a connu au cours des deux années suivantes un
développement remarquable. Elle compte désormais près de 20 000 membres et 170 comités
locaux et qu'elle a su s'imposer comme un interlocuteur inévitable sur la scène politique.

Au demeurant, son champ d'action s'est considérablement élargi depuis sa naissance. Tout en
continuant à lutter pour promouvoir une taxation des mouvements de capitaux spéculatifs, ATTAC
se mobilise désormais tout aussi bien contre les projets de fonds de pension (remaquillés en projets
d'épargne salariale) ; contre les paradis fiscaux ; contre la marchandisation de l'enseignement ; pour
un contrôle démocratique (citoyen) des négociations à l'intérieur de l'OMC, etc. Bref, l'association
embrasse potentiellement tout l'horizon de l'antilibéralisme et lui sert de fédérateur.
14

2. Son orientation réformiste. J'en retiendrai ici différents signes

a) En premier lieu, son slogan principal, qui a donné son titre à l'ouvrage qui condense ses
principes positions et propositions : Contre la dictature des marchés1. Pour ATTAC, comme plus
généralement pour la mouvance antilibérale, il s'agit bien de s'en prendre à la dictature des marchés
(et notamment des marchés financiers, comme nous allons le voir plus loin) mais non pas au marché
lui-même.

– Ce qui est récusé, c'est le projet typiquement libéral de faire des rapports marchands la
médiation dominante voire unique de l'organisation sociale : de faire prendre une forme marchande à
la majeure partie des rapports sociaux et des pratiques sociales, de faire entrer dans l'échange
marchand tout ce qui peut y entrer, en pliant le reste aux exigences du marché ou en le
marginalisant.

– Mais, à aucun moment, il n'est question de récuser le rapport marchand lui-même. ATTAC
ne récuse pas la division marchande du travail social. Elle ne s'en prend pas à l'éclatement du travail
social en une myriade d'unités de production séparées les unes des autres, opérant sans coordination
entre elles, si ce n'est sous la forme de l'échange marchand de leur produits. Par conséquent, elle ne
s'en prend pas non plus à l'aliénation marchande : à la perte de contrôle, de maîtrise, par la société
sur sa propre dynamique économique, sur le développement de ses propres forces productives, qui
résulte précisément et inévitablement de l'institution et du développement de la médiation
marchande.

Ce qui n'est donc pas non plus récusé, ce sont les rapports capitalistes de production qui
soutiennent aujourd'hui l'ensemble des rapports marchands ; et dont ceux-ci ne sont que la face la
plus visible, la plus spectaculaire, mais non pas la plus essentielle. D'ailleurs, la rhétorique
antilibérale n'use jamais du concept (marxiste) de rapports capitalistes de production, il n'est question
pour elle que de « marché », désignation euphémisée et en même temps unilatérale de ces rapports.
En quoi elle contribue à renforcer l'hégémonie de la « pensée unique » et de sa novlangue auquel elle
prétend s'opposer.

b) Second signe de l'orientation réformiste dominante d'ATTAC : le fait que ce sont


essentiellement les marchés financiers auxquels elle s'en prend, et à travers eux le capital financier.
ATTAC se propose :

d'« entraver la spéculation internationale, de taxer les revenus du capital, de sanctionner les paradis
fiscaux, d'empêcher la généralisation des fonds de pension »2.

Comme s'est fréquemment le cas dans la tradition réformiste, on s'en prend au mauvais
capital financier, supposé purement parasitaire, qu'on oppose au bon capital industriel producteur
de richesses ; mais non pas au capital en général, comme rapport social de production. Sans
comprendre que la finance n'est qu'une excroissance nécessaire du capital, inévitable, y compris

1. Editions Mille et une nuits, 1999.


2. Charte de l'association ATTAC, Paris, 3 juin 1998.
15

dans ses pires délires spéculatifs. Sans comprendre qu'on ne peut avoir le capital industriel sans le
capital financier.

c) Troisième signe de l'orientation réformiste : le fétichisme de l'État. Pour remettre « les


marchés » à leur place, pour tailler des croupières au capital financier, nos antilibéraux comptent
essentiellement s'appuyer sur les États. Il s'agit de :

« reconquérir les espaces perdus par la démocratie au profit de la sphère financière et de s'opposer à
tout nouvel abandon de souveraineté des États au prétexte du […] des investisseurs et des
marchands »3 ; de « placer la décision démocratique aux postes de commandes de l'économie »4.

Opposer la légitimité citoyenne de l'État de droit à l'illégitimité de la propriété privée, de


l'appropriation privative de la richesse sociale, tel est le fin mot de la pensée politique d'ATTAC.

Mais ce qui est soigneusement omis et sans doute même ignoré dans cette perspective, ce
sont les rapports de classe qui se masquent et s'expriment à la fois dans le cadre des différents États ; c'est
la division de la société en classe que recouvre et conforte la communauté politique des citoyens à
laquelle il est fait appel pour se lancer à l'assaut de la « dictature des marchés ».

Méconnaissance des rapports de production travestis sous leur apparence de rapports


marchands ; critique du capital réduite au seul capital financier ; sublimation de la division de la
société en classe et des luttes de classes dans et par l'État démocratique : ce sont là déjà autant de
traits qui signent une pensée et un projet réformistes.

d) Ceux-ci se confirment enfin lorsqu'on imagine ce qui se produirait si les différents projets
d'ATTAC devaient se réaliser. À quoi aboutirait-on ? Qu'est-ce qu'ATTAC ambitionne d'accomplir
comme projet politique ? Tout simplement celui de doter le capitalisme actuel « de nouveaux
instruments de régulation et de contrôle, aux plans national, européen et international5 ».

– Par exemple de réguler la finance mondiale, en jetant « du sable dans les rouages de la
spéculation6 », en lui évitant ainsi de verser par trop souvent dans la création de bulles spéculatives
dont l'éclatement inévitable est toujours préjudiciable au capitalisme dans son ensemble.

– Ou encore de placer l'OMC sous le contrôle des citoyens par l'intermédiaire de leurs
représentants démocratiquement élus, en en faisant l'organe de régulation d'un commerce
mondialisé dont la légitimité ne serait plus dès lors contestée ni contestable.

En un mot un capitalisme civilisé, régulé par l'État, socialement et écologiquement


soutenable. Mais un capitalisme malgré tout.

3. Id. [Une partie de la citation a été perdue par nous. NdE.]


4. « Construire ATTAC, agir ATTAC», document ATTAC, novembre 1998.
5. Charte de l'association ATTAC, op. cit.
6. Id.
16

3. Les chances d'un nouveau réformisme

Reste une dernière question. Quelles sont les chances de réalisation d'un pareil réformisme ?

On pourrait évidemment ironiser, une fois de plus, sur les illusions réformistes ; démontrer, une
fois de plus, qu'il est illusoire d'accepter les prémisses tout en voulant se soustraire à leurs
conséquences :

– d'accepter le marché (le capitalisme) sans la dictature du marché ;

– d'accepter le capital sans le capital financier et le déchaînement spéculatif qu'il implique ;

– d'accepter l'État démocratique sans la dépossession du pouvoir effectif des citoyens qu'il
réalise, etc.

Mais le réformisme n'est illusoire que pour celui qui est dupe de ses belles paroles : pour
celui qui prend ses baudruches roses pour des étoiles rouges, qui croit qu'antilibéralisme signifie
anticapitalisme. Par contre, il n'est nullement illusoire si l'on veut entendre par là qu'il serait
irréalisable, qu'il n'existerait pour lui aucun espace politique dans lequel il puisse réalise ses projets
de réforme. Au contraire, aujourd'hui et demain tout comme hier, non seulement un réformisme est
possible mais encore, dans une certaine mesure, il est nécessaire.

Il est possible parce qu'il dispose d'une base sociale, actuelle et plus encore potentielle.

– Dans un ouvrage paru il y a une douzaine d'années7, j'ai montré que les projets réformistes
de rationalisation (au double sens technique et moral) et de démocratisation du capitalisme, en
prenant appui sur une régulation étatique de ce dernier, trouvent leur support (passif aussi bien
qu'actif) dans ce que j'ai appelé la classe de l'encadrement : ce que l'on nomme habituellement, de
manière vague, « les couches moyennes salariées », grosso modo celles que la nomenclature des PCS de
l'INSEE regroupe dans les deux catégories « professions intermédiaires » et « cadres et professions
intellectuelles supérieures ».

Cette classe, en particulier sa fraction publique, a longtemps constitué la base de la social-


démocratie, par l'intermédiaire de laquelle elle s'est assuré une position hégémonique à l'intérieur
du mouvement ouvrier. Elle ne peut plus aujourd'hui se reconnaître dans les héritiers de la social-
démocratie classique (PS et PC), qui ont abandonné toute velléité réformiste pour se transformer en
chantres et maître d'œuvre d'un néolibéralisme à peine mâtiné de préoccupations « sociales ». C'est
le cas en particulier par celles de ses couches qui sont déjà directement affectées, risquent de l'être
ou craignent simplement de l'être par les conséquences d'un ultralibéralisme qui remet en cause,
dans le secteur privé comme dans le secteur public, leurs positions privilégiées au sein du salariat. Et

7. Cf. Entre bourgeoisie et prolétariat : l'encadrement capitaliste, Paris, L'Harmattan, 1989, notamment
chapitre VI.
17

ce sont elles que l'on retrouve massivement mobilisées dans un mouvement comme ATTAC,
comme plus largement dans la mouvance antilibérale.

– Mais l'antilibéralisme dispose d'une base sociale potentielle beaucoup plus large. En effet,
en tant qu'expression des intérêts du capital financier, le néolibéralisme suscite de plus en plus
l'opposition d'autres classes et fractions de classes. Ainsi s'ouvre la perspective de réaliser, sous le
couvert de l'antilibéralisme, un vaste système d'alliances de classe (un bloc) capable de devenir
hégémonique, occupant sur le plan politique une position similaire à celle occupé naguère par la
social-démocratie et conduisant une politique néo-réformiste que les projets d'ATTAC préfigurent
aujourd'hui.

Parmi ces autres classes dont le ralliement à la bannière de ce nouveau réformisme peut
s'envisager et est plus ou moins déjà engagé, il faut compter :

– Tout d'abord, une partie du prolétariat, celle qui s'organise et soutient les organisations
syndicales qui ne se sont pas transformées en pures et simples courroies de transmission du
libéralisme (certains secteurs de la CGT, de FO et de la FSU, les syndicats SUD et ceux regroupés
dans le Groupe des Dix).

– Ensuite, une partie de la petite bourgeoisie mais aussi du petit et moyen capital, en particulier
dans les secteurs les plus directement exposés aux conséquences du néolibéralisme, notamment dans
son œuvre de démantèlement des protections étatiques dont bénéficiaient certains secteurs. Ainsi
peut-on expliquer les positions prises et défendues par la Confédération paysanne, dont le leader José
Bové est devenu une sorte d'emblème de la résistance antilibérale au nouvel ordre mondial.

– Enfin, potentiellement, une partie du grand capital industriel et commercial lui-même, qui
subit aussi bien la « dictature des marchés » financiers que les conséquences de la déréglementation
néolibérale. Voire tous les éléments de classe dominante, de plus en plus nombreux, qui ont pris
conscience que, si le néolibéralisme a été une parfaite arme de guerre pour démanteler les
compromis antérieurs et établir les conditions d'un nouveau régime d'exploitation et de
domination du travail, la stabilisation de ce régime passe par l'institution de nouvelles régulations,
au plan national comme au plan international. Précisément ce que nos néo-réformistes (leur)
proposent.
18

Évidemment, les jeux ne sont (heureusement) pas encore faits. Et on est encore très loin de la
constitution d'un tel bloc. Mais sa perspective n'a rien d'irréaliste : un certain antilibéralisme peut
parfaitement servir lieu et de moyen de convergence entre membres de classes sociales dont les
intérêts sont par ailleurs totalement divergents. L'institution de la taxe Tobin, par exemple, peut
aisément faire l'unanimité entre un enseignant, un agriculteur, un ouvrier et un industriel.

La réalisation d'une pareille perspective dépendra en partie de l'attitude des militants qui
continuent à défendre une perspective révolutionnaire. À eux d'intervenir dans les différents
mouvements composant la mouvance antilibérale pour y dénoncer l'orientation réformiste
dominante :

– pour tenter de les infléchir le plus possible vers des positions plus radicales ;

– et surtout éviter que les organisations syndicales des travailleurs ne deviennent les artisans,
cyniques ou naïfs, d'une néo-social-démocratie.
19

D é b a t

J.-L.
Si c’est un débat, je prendrai le temps de répondre au nom d’ATTAC, puisque c’est là-dessus que
tu as centré ta critique politique. Je pense qu’il peut être effectivement rassurant intellectuellement
de constater que de vieilles théories sont toujours opérantes et que l’on peut continuer à analyser le
nouveau avec des instruments anciens qui ont longtemps fonctionné. L’ennui est que de cette
façon-là, et si l’on s’en tient là, on risque de passer à côté de ce qu’il y a de vraiment nouveau. Et je
ne dirai pas que je suis d’accord avec ton analyse de la situation actuelle et, en particulier, avec la
critique que tu fais du néolibéralisme, même si, apparemment, on dit la même chose. Mais, sur le
fond, je ne suis pas d’accord et je pense que ce désaccord provient de ce que tu utilises des
instruments anciens, qui permettent de passer largement à côté de la nouveauté.

Brièvement, je relèverai trois éléments.


I – Je ne sais pas ce qu’est exactement le néolibéralisme, mais, pour moi, c’est le capitalisme
réellement existant et j’attends que quelqu’un, à ATTAC ou ailleurs, m’explique que le capitalisme
peut fonctionner autrement qu’aujourd’hui. Ce qui m’intéresse, c’est d’analyser le capitalisme tel
qu’il est, pas l’essence du capitalisme (c’est un autre débat) et tel qu’il fonctionne effectivement,
suivant les intérêts du marché financier, et de le combattre tel qu’il est. Je ne crois pas au retour en
arrière, au système de Bretton Woods, au retour au capitalisme industriel du XIXe, et même du XXe,
et je ne vois vraiment pas en quoi cette hypothèse-là est intéressante. Tel qu’il est, le capitalisme
fonctionne sur la base de la finance, des marchés et de la Bourse et c’est celui-là que l’on essaie de
combattre.
II – Je pense que, sur le plan politique, ton analyse est gravement carente parce que parler d’un
échec politique, c’est passer à côté de la réalité. Il me semble qu’il est beaucoup plus intéressant de
penser la réalité politique, dans laquelle nous sommes engagés par ce mouvement du capitalisme,
en termes d’empire et d’institutions impériales qu’en termes d’états nationaux plus ou moins
concurrentiels. Si l’on veut voir les choses en face, il y a une direction parfaite et précise de la
société qui est prise en charge par les différentes institutions : Banque Mondiale, FMI, OCDE,
l’OMC, la Commission qui joue le même rôle dans ce cadre-la et qui fait que non seulement il y a
un contrôle mais aussi une organisation politique du marché mondial parce que, pour que le
marché se développe comme il le fait, il a fallu, et il faut toujours, des mesures politiques et
militaires. Prétendre que l’intervention en Yougoslavie est un échec de l’Europe, c’est à mourir de
rire, c’est une application de la politique impériale où chacun a joué sa partition. De ce point de
vue, actuellement le marché est parfaitement régulé et mis en place par les institutions.
Évidemment ce n’est pas le gouvernement français qui le régule. Quant à l’Europe, il y a un
énorme malentendu : elle n’est en rien une puissance nationale ou supranationale qui serait
concurrentielle avec les États-Unis. C’est une partie du marché mondial, un point c’est tout. La
Commission Européenne accomplit parfaitement son rôle de mise en place d’un marché libéral
20

dans le cadre international, exactement comme le fait l’ALENA en Amérique ou ailleurs. Il n’y a
aucune contradiction, et je n’ai jamais pensé qu’il pouvait y en avoir une, entre puissance
européenne et ce qui se passe au niveau international. S’il y a une contradiction, il faut montrer où
elle est. La politique de l’Union Européenne est une politique docile d’application de consignes de
l’OCDE, de la Banque Mondiale comme du FMI. On fait avaler cela aux pays du tiers-monde sous
prétexte de la dette, en parlant d’ajustement structurel. Pour nous, ce sont la politique européenne
et les critères de Maastricht, et il n’y a aucune différence, non seulement sur le plan financier et
économique, mais aussi sur l’organisation concrète de la société. Je peux prendre l’exemple de
l’éducation où c’est la même politique qui est menée en Europe et en France, aux États-Unis et
dans le tiers-monde, vendue dans des emballages différents. Allez chercher la source dans les
publications de l’OCDE, et avec plus ou moins de retard, cette politique est traduite en termes
européens et ensuite en langue française, etc. Je pense donc, au contraire, qu’il y a un contrôle
mondial et un gouvernement mondial d’une efficacité sans précédent, sauf qu’évidemment il n’est
pas le moins du monde démocratique. Il ne se joue pas au niveau des états nations, mais à un tout
autre niveau.
III - Sur le plan politique, il faut ouvrir les yeux, le réformisme d’aujourd’hui c’est le social
libéralisme. Qu’est-ce qu’il a de réformiste ? Plus rien du tout. Où est l’espace d’un réformisme ?
Où est le danger d’un réformisme ? L’Europe est « dirigée » par des partis réformistes. Ouvrons les
yeux et tirons-en le bilan. C’est l’application servile des ordres des institutions impériales, un point
c’est tout. Il n’y a pas la moindre place. Alors quand tu agites un épouvantail en disant : attendez il
y aura un bloc social qui pourrait, éventuellement, constituer un nouveau réformisme, je n’en vois
pas l’ombre. En tous les cas ce n’est pas ce que montrent ni le gouvernement de Tony Blair, ni le
gouvernement de Jospin en France, ni les autres gouvernements. Je crois que faire comme si
l’histoire était une éternelle répétition risque de nous faire passer à côté de ce qui est spécifique et
de ce qui est nouveau dans la situation. Et à situation nouvelle, il n’est pas étonnant que nous ayons
des structures, des organisations et des mobilisations nouvelles, que l’on ne puisse pas interpréter
dans les termes anciens : réformistes ou révolutionnaires. Je crois que, de ce point de vue-là, ton
titre est révélateur. Il y en a peut-être qui ambitionnent par structure, par habitude, d’être toujours
la lanterne rouge du mouvement social. ATTAC n’a pas cette ambition, mais plutôt d’être un
vecteur de politisation, pas un nouveau mouvement ouvrier, ni social, parce que, comme par
hasard, de nombreuses composantes du mouvement social font partie d’ATTAC, que ce soit sur le
plan syndical, d’AC !, du DAL… On trouve parmi les fondateurs d’ATTAC des éléments du
mouvement social qui sont souvent les plus dynamiques et les plus combatifs. C’est éclairant. Dans
ces conditions, à quoi sert ATTAC ? Il sert, en partie, à combler le fossé, que tout le monde avait
relevé, entre l’ampleur de la mobilisation sociale qui a éclaté en France en 95 et, pour le moment,
l’absence de débouché politique de cette mobilisation. ATTAC est un moyen de faire de la
politique, sans parti politique. Quels sont les partis politiques ? C’est une autre question, mais
ATTAC c’est un moyen de faire ensemble, de poser les problèmes politiques dans le cadre du
mouvement de masse et du mouvement social. Comment faire ? Évidemment comme on fait, c’est-
à-dire qu’on prend un bout du système, tous ensemble, et on essaie d’aller jusqu’au bout, parce que
le mot d’ordre d’ATTAC est : « Le monde n’est pas une marchandise ». Ce mot d’ordre central est-
il réformiste ? Drôle de réformisme car, comme par hasard, l’essence même du capitalisme est de
tout transformer en marchandise. On prend ce mot d’ordre au sérieux. Évidemment l’eau n’est pas
une marchandise, la terre n’est pas une marchandise, les hommes ne sont pas une marchandise, il
21

suffit simplement d’être conséquents et, pour être conséquents, il faut être unis et nombreux sur
une question comme, par exemple, les licenciements boursiers. Où cela mène-t-il ? On verra bien,
mais je crois que cela va amener à une bonne loi qui permettra de réguler le marché. C’est un
élément fort dans la mobilisation contre la politique générale de l’emploi, dans la situation actuelle.
Il faut prendre une question ponctuelle, par exemple l’agriculture (je suis ravi d’apprendre
maintenant que José Bové est un petit bourgeois). La question de l’agriculture pose tout le
problème du mode de production, avec toutes ses conséquences sociales, sur l’environnement et sur
ce que l’on mange. Mais la Confédération Paysanne assume cela, y compris dans sa dimension
internationale, et ATTAC l’assume aussi et donc, de ce point de vue, je pense que cela nous permet
d’aller jusqu’au bout. Et enfin, l’argument que cela s’explique par le fait que ceux qui sont en face
sont des petits bourgeois, on m’a tellement fait ce coup-là depuis que je m’intéresse à la politique
que, franchement, je ne trouve pas cela très drôle. [réactions] C’est ce que tu as dit, que la base
d’ATTAC était un bloc social. Ce n’est pas la question. La question, ce sont les idées.

A.
Je n’ai pas forcément, et loin de là, un point de vue identique sur tout avec le conférencier. À Mille
Bâbords, chacun ne représente que lui-même. C’est une association dont le but est de faire circuler
le débat. Je voudrais juste dire quelque chose à J.-L. Tu dis vouloir parler au nom d’ATTAC et tu
as tenu un discours qui est bien celui de J.-L., pas celui d’ATTAC. Tu aurais dit : moi J.-L.,
militant syndical FSU, militant écologique et en plus militant communiste révolutionnaire à la
LCR, je pense cela, de l’utilité de militer à ATTAC, j’entendrais ce que tu viens de dire. Mais si tu
dis que c’est le discours d’ATTAC, j’ai un problème.

Alain Bihr
Cela ne me dérange pas d’être archaïque. Pour moi, ce n’est pas une question. Qu’on me démontre
simplement en quoi mon archaïsme n’est pas contemporain. Pour l’instant, on ne me l’a pas encore
fait. Je relève une chose dans tout ce que tu as dit, parce que cela confirme exactement ce que je
disais : « pour moi le libéralisme » je reprends ta formule « c’est le capitalisme réel existant » et c’est
bien ce type de confusion que j’attaque. Non, le libéralisme n’est pas le capitalisme existant. Et tu
ajoutes : « il n’y a pas d’autre fonctionnement possible ». Bien sûr qu’il y en a d’autres et c’est
précisément ce qu’ATTAC propose, un autre mode de fonctionnement possible du capitalisme.
J’espère bien, demain, si on est obligé de continuer à vivre sous le capitalisme, que l’on trouvera
d’autres modes de fonctionnement du capitalisme, parce que celui qu’incarne le néolibéralisme
n’est certainement pas viable, y compris pour le capitalisme lui-même. Et le sens de mon propos, à
la fin, était de dire qu’il y a des forces capitalistes elles-mêmes qui commencent à se rendre compte
que le capitalisme n’est pas viable dans les formes de non régulation que lui propose le
néolibéralisme. Par exemple, dans l’indifférence que les forces néolibérales manifestent à l’égard des
questions écologiques. Le centre de commandement capitaliste mondial que tu désignes, qui se
situe quelque part aux environs de Washington et New York, ce sont des gens qui disent que l’effet
22

de serre est une blague, pure et simple, et ils y croient dur comme fer. Ce n’est pas seulement parce
que c’est leur intérêt immédiat de le croire, mais ils en sont profondément convaincus. Donc ils ne
feront rien et ils empêcheront même les autres de faire quoi que ce soit. Alors de deux choses l’une,
ou bien l’on pense que l’effet de serre est purement de la blague, ou bien l’on pense que ce n’est pas
le cas. Et je fais partie des gens qui pensent que ce n’est pas le cas. Par conséquent, ne rien faire,
c’est s’exposer à des conséquences telles qu’un jour ou l’autre il faudra en payer le prix, y compris
en termes capitalistes. Certains, dans le clan capitaliste, ont assez de prévoyance pour se dire qu’il y
a peut-être, un, un vrai problème, et deux, moyen de faire d’une pierre deux coups, c’est-à-dire
régler le problème tout en faisant des affaires. Ce qui veut dire qu’un capitalisme écologiquement
réformable est aussi un moyen de lancer de nouvelles industries, etc. Donc, faisons d’une pierre
deux coups. On peut montrer, par exemple, ce serait plus compliqué, mais la démonstration serait
la même, qu’il n’y a pas moyen d’instituer un mode de développement du capitalisme semblable à
ce qu’a été le fordisme, c’est-à-dire assurer une croissance relativement régulée, sur une profondeur
historique qui est celle que le capitalisme a pu ménager quelques décennies, pas l’éternité, sans
l’institution d’un nouveau système monétaire international. Actuellement, on est encore dans un
état de non système monétaire international, ce qui n’est pas durable à la longue. Cela engendre
nécessairement, de manière récurrente, non seulement des crises monétaires, mais aussi financières
telles qu’on en a connues en Asie du Sud-Est, au Brésil, que l’on connaîtra demain, sans doute, en
Argentine, etc. et qui menacent, à chaque fois, d’emporter l’ensemble du système bancaire et
financier, si l’on ne transforme pas le G7 par exemple. Tu dis : « Il n’y a pas d’unité de
commandement ». Non, il n’y a pas d’unité de commandement, c’est le chacun pour soi, c’est le
laissons faire et le tous contre tous. Et je dirai qu’il y a, à l’intérieur du clan adverse, des gens qui
ont assez d’intelligence de leurs propres intérêts pour dire qu’on ne peut pas continuer ainsi. Il va
falloir ré-instituer une réglementation, évidemment pas au niveau des états pris isolément, mais au
niveau des structures transnationales qui existent déjà, qu’on les réforme ou que l’on en institue
d’autres, qu’elles s’appellent FMI, Banque Mondiale ou OMC. Je ne pense pas être tellement à côté
de la plaque, je ne pense pas être tellement anachronique ni archaïque que cela. Je pense être de
plein pied dans les problèmes qui se posent.

C. G.
Je suis à ATTAC et aussi au syndicat SUD, mais j’interviendrai en mon nom personnel. Tu as dit
qu’il y avait, aujourd’hui, les possibilités d’une crise du mode de régulation actuel. Je suis un peu
stupéfait, car tu sembles désigner comme danger la possibilité que cette crise du mode de régulation
trouve une solution avec un autre mode de régulation s’appuyant sur un bloc social assez
hétérogène et tu dénonces donc le réformisme à l’œuvre à ATTAC, qui serait pervers parce qu’il y
aurait ainsi la possibilité d’avoir la constitution d’un bloc réformiste qui pourrait appuyer cette
modification du mode de régulation. Seulement on est dans un système, c’est le libéralisme ou le
néolibéralisme. Mais on n’est jamais sorti du libéralisme de manière pacifique. Une fois que le
capitalisme est engagé sur la voie libérale, il n’en sort pas de manière pacifique en trouvant un bloc
social qui lui permet un changement de mode de régulation. On n’en sort malheureusement par la
guerre, c’est ce qui s’est passé historiquement. Par contre, on peut passer d’un mode de régulation
plutôt basé sur la nation, le capital financier, avec le libéralisme parce qu’il s’agit simplement, à ce
23

moment-là, de lever les barrières qui existaient. Dans ce sens, ça marche, on l’a vu avec la contre
révolution libérale tatchérienne qui a démantelé tout le système de régulation qu’on appelait le
système fordiste. Il faudra nous expliquer ce nouveau système de régulation. Effectivement, on a
parlé de Porto Alegre et on a vu, en même temps, que les capitalistes qui étaient en Suisse
s’interrogeaient. Mais évidemment, comme tout capitaliste, à des moments donnés, ils essayent de
récupérer, d’intégrer les mouvements pour pouvoir tourner. Mais là, cela me surprend. Il faudrait
savoir dans quelle phase on est. Je crois, quand même, que c’est accorder beaucoup trop
d’importance à ATTAC. Dire que c’est un mouvement réformiste et dangereux, cela sous
entendrait qu’on est à la veille de ce changement. Je n’en suis pas tout à fait sûr. Je pense que les
idées développées par ATTAC ne sont pas réformistes en soi, je suis d’accord sur cette question de
la marchandise. Qu’ATTAC soit une organisation réformiste, cela ne me gène pas, mais comme
toutes les organisations. Chaque fois qu’il y a résistance, cela se fait sur les conséquences d’un
système avant, évidemment, que les théoriciens s’interrogent. Le mouvement syndical existe depuis
un peu plus de cent ans, il y a des syndicalistes réformistes, il y a même des syndicalistes
révolutionnaires. Mais il n’empêche qu’ils sont, sur le fond, réformistes quand ils se battent pour le
maintien du rapport salarial. Cela reste, de ton point de vue, quelque chose qui continue le système
capitaliste, si on prend sa définition exacte basée sur le rapport salarial. Je ne crois pas que cela soit
très opérant ou alors il faudrait nous expliquer, aujourd’hui on ne le voit pas, comment ce
processus va se mettre en place. En ce sens, je comprendrais qu’on puisse dire qu’ATTAC veut
nous faire prendre des vessies roses pour des lanternes rouges. Mais pour l’instant, on en est loin, à
mon avis. La question est toujours ainsi, c’est-à-dire que là où il y a oppression, il y a résistance et la
résistance se fait, au départ et tout le temps, sur un point de vue réformiste parce qu’il n’y a pas
spontanément de remise en cause théorique du système. Ce sont les effets qui sont en cause et la
lutte aggrave la contradiction. Je pense qu’ATTAC et tous les mouvements anti-libéraux ne
peuvent qu’aggraver ce système dont tu penses même, déjà, que le mode de régulation commence à
hoqueter. De ce point de vue, je pense que c’est totalement positif mais, par contre, je ne saisis pas
le sens de cette critique parce que j’ai du mal à imaginer ce bloc social. Il est un peu hétéroclite et
surtout je n’en vois pas l’espace politique aujourd’hui.

Alain Bihr
Comment va-t-on sortir du mode de régulation ou de non régulation actuel ? Je n’en sais rien. Il est
vrai, historiquement, que le passage d’un mode de régulation libéral à un mode non libéral, dans le
cadre des états nations, s’est fait à la faveur de la guerre, partout. Pour prendre un exemple célèbre :
la Suède. Ce passage-là n’a pas nécessité l’intrication, du moins directe, de l’état suédois dans le
processus de la seconde guerre mondiale. Il était évidemment impliqué et je ne veux pas lancer un
long débat sur la question du réformisme. Le réformisme ne me paraît critiquable que dans la
mesure où il fait obstacle à un potentiel révolutionnaire. C’est bien clair. Cela m’oblige à expliciter
l’un des présupposés dont je n’ai pas parlé. Je pense que, potentiellement, dans la façon dont le
capitalisme a géré la crise depuis vingt ans, dans la manière dont il s’est armé par l’intermédiaire des
politiques néolibérales, dans la manière dont le capital financier a pris l’hégémonie, le capital s’est
assuré une position de force et, en même temps, une position de terrible faiblesse. Je m’explique. Il
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conduit, et c’est de plus en plus net, à mettre de plus en plus en avant la question de la propriété.
Au nom de quoi justifie-t-on aujourd’hui de mettre à la porte des salariés, de ruiner des familles,
des régions entières, dans des boîtes qui fonctionnent bien ? Au nom du sacro-saint droit de
propriété de l’actionnaire. Lorsqu’on en est là, on n’est pas loin de contraindre les gens à dire :
« puisque c’est le sacro-saint droit de propriété qui fait notre malheur, alors haro sur le sacro-saint droit
de propriété ». Attention, cela va très loin. Ce qui signifie que, potentiellement, la manière dont le
capital lui-même pose aujourd’hui les termes de la lutte des classes, conduit les gens d’en face à dire
que l’alternative c’est le capitalisme ou le communisme. Si c’est le droit de propriété qui fait notre
malheur, haro sur le droit de propriété des moyens de production. Abolissons le droit de propriété
privée de ces moyens de production. Je pense que, dans la manière dont le capitalisme conduit la
crise, il crée potentiellement les conditions de radicalisation des luttes. Je dis potentiellement et je
crains que n’arrivent, pour ramasser la mise, des gens qui diront : « non, non, hou la la, voilà les
archaïques qui la ramènent, ils vont nous refaire 17, en pire encore, et le goulag. Non, non il y a une
tierce position possible. » Voilà pourquoi, si je me trompe sur la première proposition, oubliez tout le
reste. Simplement, cela ne consiste pas seulement à dire que vous ne me ferez pas avaler des
couleuvres réformistes pour être des pieuvres révolutionnaires. Je saurai bien que ce sont des
couleuvres réformistes, mais je m’en foutrai parce que c’est la seule chose à se mettre sous la dent
pour poursuivre la métaphore. Dans ce cas-là, si la seule chose possible est la réforme, vive le
réformisme. Mais si autre chose est possible, alors gare au réformisme. C’est ma position, je ne suis
pas anti-réformiste par principe. Il y a des périodes historiques où la seule possibilité est la réforme.
Alors, faisons des réformes, parce qu’elles sont à faire. C’est pourquoi, dans mon propos, sachant
bien que j’allais attraper des coups de bâton pour la troisième partie, je me suis garé dans la dernière
partie en donnant à la critique de l’anti-libéralisme toute sa justification. Il faut la donner, c’est une
œuvre de salubrité publique. C’est pour cela que j’ai adhéré à ATTAC, ce qui ne m’empêche pas de
dire, depuis quelque temps, s’il y a autre chose de possible.

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