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Utpictura18 - Voltaire

Pour citer ce texte : Stéphane


Lojkine, « L’ironie
voltairienne, une métaphore
~ L’ironie
paternelle », Aix-en-Provence,
cours d’agrégation 2008-2009
voltairienne ~
Une métaphore paternelle

    Rien ne définit mieux le style de Voltaire que


l’ironie. Mais qu’est-ce au juste que l’ironie et est-ce
seulement une affaire de style ? Pour définir ce qui
caractérise à la fois l’écriture et la stratégie du
Dictionnaire philosophique comme ironiques, on se
réfèrera aux différentes traditions dont elle se nourrit.

I. Trois modèles herméneutiques de l’ironie :


rhétorique, philosophie et psychanalyse Voltaire (en rose)
dînant à Sans-
La dissimulation (rhétorique de l’ironie) Souci avec
    Il y a d’abord une tradition rhétorique de Frédéric II (au
centre)
l’ironie : Quintilien lui consacre un long développement
au livre IX de l’Institution oratoire, qui servira de base à
la définition du Traité des tropes de Dumarsais, elle-
même reprise et discutée par Beauzée dans l’article
IRONIE de l’Encyclopédie. Dans cette tradition,
l’εἰρωνεία grecque, traduite en latin comme
dissimulatio, apparaît essentiellement comme un masque
énonciatif : il s’agit par l’ironie de signifier le contraire
de ce qu’on dit.

    Par exemple, à la fin de l’article LUXE, Voltaire décrit les


innovations vestimentaires apparues au Parlement de Paris :
« Ce fut bien pis quand on inventa les chemises
et les chaussons. On sait avec quelle fureur
les vieux conseillers, qui n’en avaient jamais
porté, crièrent contre les jeunes magistrats
qui donnèrent dans ce luxe funeste. » (P.
278.)
    Évidemment l’invention des chemises et des chaussons[1] n’est
pas pire que celle de se couper les ongles et les cheveux[2], et on ne voit pas
en quoi elle constitue un luxe funeste. L’ironie consiste ici à feindre
d’adopter le point de vue ridicule des « vieux conseillers », à dissimuler
l’apologie voltairienne du luxe sous cette réprobation impartageable.
Voltaire dit le contraire de ce qu’il entend signifier et c’est dans cette
contradiction que réside l’ironie.
    Mais cette définition et cette pratique rhétorique de l’ironie, qui
manifeste la virtuosité de son auteur, s’appuie elle-même sur une tradition
philosophique dont elle ne semble constituer, en quelque sorte, qu’une
réduction technique. L’ironie grecque, l’ironie socratique ne se manifeste
que très secondairement comme dissimulation de l’énoncé. Elle caractérise la
posture de Socrate, en retrait par rapport à la définition des concepts, sur
lesquels il interroge naïvement ses interlocuteurs. À la dissimulation
rhétorique s’oppose ainsi l’interrogation faussement naïve du philosophe.

L’interrogation faussement naïve (l’ironie socratique)


    Par exemple, à la fin de l’article DIEU, le vieillard Dondindac,
homme simple pratiquant la religion naturelle des Scythes, interroge ainsi le
subtil Logomachos, venu lui asséner la théologie byzantine :

« Permettez-moi de vous faire à mon tour une


question. J’ai vu autrefois un de vos
temples : pourquoi peignez-vous Dieu avec
une grande barbe ? » (P. 166.)
S’il y a ici dissimulation, ce n’est pas en renversant mécaniquement l’énoncé
qu’on parvient au sens. Dondindac pose réellement cette question à
Logomachos, une question dont le sens ne se dévoile pas par une simple
manipulation de l’énoncé. Si la question est ironique, c’est parce qu’elle est
faussement naïve : Logomachos a interrompu la prière des Scythes, qu’il a
commencé par qualifier d’idolâtres :

« Que fais-tu là, idolâtre ? lui dit Logomachos. -


Je ne suis point idolâtre, dit Dondindac. - Il
faut bien que tu sois idolâtre, dit
Logomachos, puisque tu es Scythe, et que tu
n’es pas Grec. » (P. 163.)
Accusé d’idolâtrie parce qu’il ne pratique pas la religion révélée et ne
connaît pas la grâce, Dondindac interroge Logomachos sur les
représentations de Dieu qu’il a vues dans les églises chrétienne. Si les
chrétiens peignent Dieu « avec une grande barbe », Dieu a pour eux une
physionomie humaine caractéristique ; ces peintures, qui contreviennent au
deuxième des dix commandements (« Tu ne feras pas d’images »), ne sont-
elles pas des preuves de l’idolâtrie chrétienne ? La question est donc en fait
tout sauf naïve, surtout posée dans un apanage byzantin, quelques siècles
avant que n’éclate la querelle iconoclaste. Ici est pointée une contradiction
théologique fondamentale du christianisme : l’ironie déstabilise la croyance,
et la question simple, concrète, remet en question les catégories du discours
et de la pensée qui paraissaient les plus indiscutables, comme ici l’opposition
entre christianisme et paganisme, entre monothéisme et idolâtrie.

L’agression ironique (Freud et Lacan)


    L’ironie n’est donc pas simplement un jeu d’esprit : elle engage un
combat et, pour cela, doit porter des coups à l’adversaire. Il y a une
dimension agressive de l’ironie, que Freud a dégagée dans un livre qui ne
porte pas directement sur l’ironie, mais sur un phénomène linguistique très
voisin qui procède de l’ironie, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient
(1905). Ce livre a lui-même fait l’objet d’un commentaire par Lacan dans le
Séminaire V sur Les Formations de l’inconscient (1957-1958). Lacan y
introduit la notion de « pas-de-sens » et, avec elle, le graphe du désir comme
modélisation de l’articulation entre signifiant et signifié dans une économie
qui n’est pas tant celle du langage que du désir. Bien que ni Freud, ni Lacan
n’évoquent Voltaire à aucun moment de leurs analyses, la coïncidence des
phénomènes qu’ils décrivent et de la pratique voltairienne de l’ironie
apparaît avec force, comme dans cet exemple de l’article CHRISTIANISME (p.
127), qui sera repris à l’article MARTYRE (p. 280). Il s’agit du martyre de
saint Romain, rapporté par le bénédictin dom Ruinart.

« Ce jeune Romain avait obtenu son pardon de


Dioclétien dans Antioche. Cependant il dit
que le juge Asclépiade le condamna à être
brûlé. Des Juifs présents à ce spectacle se
moquèrent du jeune saint Romanus, et
reprochèrent aux chrétiens que leur Dieu les
faisait brûler, lui qui avait délivré Sidrac,
Misac et Abdenago de la fournaise ;
qu’aussitôt il s’éleva, dans le temps le plus
serein, un orage qui éteignit le feu ; qu’alors
le juge ordonna qu’on coupât la langue au
jeune Romanus ; que le premier médecin de
l’empereur, se trouvant là, fit officieusement
la fonction de bourreau, et lui coupa la
langue dans la racine ; qu’aussitôt le jeune
homme, qui était bègue auparavant, parla
avec beaucoup de liberté ; que l’empereur
fut étonné que l’on parlât si bien sans
langue ; que le médecin, pour réitérer cette
expérience, coupa sur-le-champ la langue à
un passant, lequel en mourut subitement. »
(P. 127.)
Il n’y a dans le récit de cet invraisemblable martyre ni dissimulation, ni
interrogation. Pourtant, l’ironie est patente et ce décèle au ton sur lequel un
tel texte doit être lu. Voltaire pointe une succession de contradictions : si
Dioclétien avait gracié le jeune Romain, il n’a pas pu le condamner à être
brûlé ; si le temps était parfaitement dégagé (« dans le temps le plus
serein »), un orage n’a pas pu éclater ; si un orage a éclaté, on ne voit pas
comment cela aurait obligé le juge à ordonner que Romain ait la langue
coupée ; on ne voit pas ce que le médecin de Dioclétien faisait là à ce
moment (« le premier médecin de l’empereur, se trouvant là »), ni pourquoi
il s’est substitué au bourreau (« fit officieusement la fonction de bourreau »).
Mais bien sûr le clou est pour la fin : comment le jeune bègue, sans langue,
s’est-il mis à parler avec volubilité, et qui plus est en latin, la langue de
l’empereur, alors que l’action se déroule à Antioche, de langue grecque. On
ne voit pas alors par quelle cruauté tyrannique gratuite, Dioclétien aurait
ordonné de réitérer l’opération sur un passant, et la seule conséquence
logique de toute cette histoire est la dernière, que celui-ci en « en mourut
subitement ».
    L’effet ironique est produit par la cascade des conséquences
absurdes face auxquelles l’évidence logique de la chute, la mort subite du
passant, contraste violemment.Voltaire a proposé plusieurs variantes de ce
récit, dont celle de l’article MARTYRE, où les conséquences absurdes
diffèrent, pour un effet identique : peu importe ici le détail de l’énoncé ; ce
qui fait sens, ce qui fait sens, c’est l’absurdité logique de l’énoncé qui brise,
fait éclater l’enchaînement des signifiants. Tout miracle est un non-sens : tel
est le message voltairien, qui se manifeste comme « sens dans le non-
sens[3] », c’est-à-dire comme expression, comme signification ironique à
partir de l’horreur absurde d’un référent déprécié, l’absurdité concrète du
récit hagiographique pointant, figurant une autre absurdité, abstraite,
idéologique, celle de l’idée même de martyre.
    Le sens s’établit donc par un effet de retour sur ce qui a été
d’abord énoncé comme une absurdité : l’absurdité première (l’horreur
absurde du réel) apparaît alors comme figuration, comme stylisation
parodique d’une absurdité seconde (le fanatisme que porte, qu’implique la
doctrine chrétienne), et c’est cette dimension de figuration (le martyre pour
le christianisme), qui émerge avec la conscience du déplacement du concret
vers l’abstrait, qui produit rétrospectivement le sens.
    Cette rétrospection n’est possible que grâce au blocage produit par
l’absurdité logique du discours. L’absurdité bloque, noue l’enchaînement des
signifiants et établit un brutal face à face du discours hagiographique, miné,
disséminé par Voltaire en propositions éclatées, en miettes narratives, et du
réel saisi dans toute son horreur, de cette succession monstrueusement
barbare du bûcher, de la langue coupée, une première fois, puis une seconde.
    Cette barbarie constitue le point de rencontre du discours
hagiographique et de l’intention signifiante voltairienne, qui tous deux la
mobilisent comme figuration, figuration contradictoire d’un sens et d’un
non-sens chrétien. Le renversement ironique de l’hagiographie consiste à
déconstruire le sens (mystique, divin) du martyre afin d’étayer la
démonstration voltairienne, son combat contre l’infâme, sa dénonciation de
l’imposture chrétienne. L’image barbare est donc installée entre le discours
institué qu’elle illustre et qu’elle démonte, et la virtualité d’un contre
discours, dont elle fournit l’argument. Paradoxalement, elle articule donc les
deux positions idéologiques antagonistes.
    Ces deux langues coupées ne figurent d’ailleurs pas seulement la
barbarie d’un martyre ; elles sont exemplaires comme image brutale d’un
discours coupé, et comme renversement de cet arrêt barbare du signifiant en
une nouvelle volubilité, ironique. La figuration ironique est ainsi
autoréflexive.
    L’ironie pousse l’image vers le non-sens : non seulement il est
absurde de parler avec la langue coupée, mais c’est un principe de
gouvernement absurde que de couper la langue d’un passant pris au hasard
pour faire des comparaisons : Voltaire déplace alors le non-sens de
l’absurdité matérielle, concrète, vers l’absurdité politique, abstraite.
    Par ce déplacement, qui constitue le ressort de la figuration
ironique, le discours hagiographique est rétrospectivement déconstruit : ce
n’est pas le miracle en soi qui l’anéantit, mais son corollaire insensé, cette
deuxième langue coupée si l’on peut dire gratuitement. La conclusion
voltairienne (elle-même ironique) peut alors embrayer sur cette
déconstruction :

« Eusèbe, dont le bénédictin Ruinart a tiré ce


conte, devait respecter assez les vrais
miracles opérés dans l’Ancien et dans le
Nouveau Testament [...] pour ne pas leur
associer des histoires si suspectes. »
Les « vrais miracles » opposés aux « histoires suspectes » semblent rétablir
l’institution chrétienne du discours, mais jettent en fait le doute et la
suspicion sur celle-ci. Le principe de déplacement qui gouverne l’ironie (du
concret vers l’abstrait, du révoltant vers le raisonnable, de la transgression
vers l’institution) semble garantir un retour à la norme, mais contamine de
fait la norme qu’il rétablit : il était normal que le passant mourût, mais il est
inquiétant qu’on puisse ainsi couper la langue à n’importe quel passant ; le
récit biblique paraît plus digne de foi que les miracles colportés par Ruinart
et par Eusèbe, mais l’absurdité de ceux-ci jette le doute sur la véracité de
celui-là.
    Cette contamination qui fraye un sens à contre-courant du
déroulement du signifiant constitue ce que Lacan nomme le « pas-de-sens »,
en jouant sur le sens du pas : ce que déclenche l’ironie est à la fois un
enrayement du discours (un blocage obligeant à un retour en arrière, car cela
n’a pas de sens) et le frayage d’un contre discours (un pas est fait vers un
autre sens, subversif, qui n’est qu’esquissé) [4].
    Le pas-de-sens n’est pas en soi ironique : mais le travail
déconstructif, la dissémination ironique du discours de l’Autre (c’est-à-dire,
dans l’article CHRISTIANISME, du discours de l’institution chrétienne),
constitue le préalable nécessaire au pas-de-sens. Dans ce travail, Freud
repère un principe d’économie mis au service de ce qu’il appelle la
« tendance », c’est-à-dire l’intention agressive, dénigrante du message[5],
renversée par l’ironie en une formulation légère et plaisante[6]. Cette
économie de moyens que réalise pour la pensée le witz (c’est-à-dire, plus
généralement que le seul mot d’esprit analysé par Freud, l’ensemble des
phénomènes d’accentuation ironique du discours) constitue la grande
découverte freudienne : le principe de l’économie ironique est en effet le
même que celui du rêve ; il consiste à pratiquer, sur le discours sérieux qui
constitue le fond, le contenu, l’intention, la tendance du message, la double
opération de la condensation et du déplacement, c’est-à-dire à faire jouer ce
que Freud a préalablement dégagé comme étant la grammaire de
l’inconscient. La condensation ramasse le message dans la charge d’une
pointe, d’un trait ; le déplacement s’effectue au moyen de la figuration, c’est-
à-dire de la métaphore à partir de laquelle l’ironie opère sa contamination.
    Le préalable au pas-de-sens, la préparation du trait d’esprit au
moyen de l’accentuation ironique progressive du discours, le cheminement
vers le blocage du signifiant, sont les indices que la parole voltairienne doit
d’abord passer par l’aval, par le recours à l’Autre qu’elle vise, à cette
institution chrétienne qui détient les codes, les valeurs, par lesquelles un
discours peut être authentifié. Cet Autre du discours, Voltaire lui donne
différentes figures : c’est le théologien, le savant, ce sont les textes bibliques,
les archives historiques, tout ce corpus par lequel la parole voltairienne doit
passer pour être authentifiée comme discours[7]. Le signifiant appelle,
demande cette authentification, mais entend en même temps la retourner,
déclencher contre elle la révolte. Il s’agit de constater une carence
institutionnelle, un défaut logique, une absurdité, puis de suppléer cette
carence de l’Autre du côté du sujet, de Voltaire même. Le retour du
signifiant vers le message fait apparaître le sens dans le non-sens et modifie
le statut du sujet, c’est-à-dire de la parole voltairienne qui devient discours.
Le sujet acquiert ce que Lacan nomme « la dimension du Nom-du-Père[8] »
et le processus constitue ce qu’il désigne comme « la métaphore
paternelle » : la métaphore, c’est la figuration qui est mise en œuvre dans le
processus du mot d’esprit et, plus généralement, dans l’accentuation ironique
du discours. Et cette métaphore est dite paternelle parce que ce qu’elle
désigne, c’est l’institution symbolique, la loi du Père, dont elle pointe la
défaillance. L’institution symbolique n’est cependant pas visée
explicitement, frontalement et directement ; l’attaque passe par le circuit
d’authentification par l’Autre puis de révolte : le signifiant contient donc
contradictoirement le discours institutionnel et la révolte contre ce discours,
l’expression de la carence symbolique et, suppléant cette carence, la
métaphore du mot d’esprit. Le sujet produisant le renversement ironique du
discours prend alors la dimension symbolique dont il a constaté la carence
chez l’Autre : il prend le « Nom-du-Père ».
    Autrement dit, l’ironie est un escamotage du Père : elle le
convoque, le renverse, puis le supplée au moyen de la métaphore qu’elle
produit. Nous avons vu ce processus à l’œuvre dans le rapport que Voltaire
entretient avec les Juifs[9], puis dans sa manière de conjurer la tolérance,
saisie dans une bipolarité fondamentalement instable, spectrale, entre hantise
du fanatisme et invocation de la « révolution dans les esprits »[10].

II. La conjuration ironique : l’article CHRISTIANISME

    Rhétorique, philosophie et psychanalyse nous offrent trois


approches possibles de l’ironie, trois modèles d’analyse. L’analyse
rhétorique définit l’ironie comme dissimulation : « il faut entendre le
contraire de ce qui se dit », écrit Quintilien ; l’ironie « exprime un sens et en
sous-entend un autre ». La pratique socratique définit l’ironie comme
interrogation. Dans le livre I de La République, Thrasymaque réagit
violemment aux travaux d’approche de Socrate (357a) : « la voilà bien la
feinte ignorance [l’ironie] habituelle aux questions de Socrate, ἡ εἰωθυῖα
εἰρωνεία Σωκράτους. [...] j’avais prédit que tu ne consentirais pas à
répondre, mais que tu feindrais l’ignorance [que tu ironiserais], εἰρωνεύσοιο,
et que tu ferais tout plutôt que de répondre aux questions qu’on te posera ».
Socrate ne répond pas, ne développe pas un discours venant de lui, n’assume
pas la responsabilité d’un tel discours. Au lieu de cela, il pose ses questions
idiotes habituelles, ἡ εἰωθυῖα εἰρωνεία, c’est-à-dire qu’il en passe par
l’instance de l’Autre, par ces discours tout faits, conventionnels, par la δόξα
que véhicule son interlocuteur pour retourner celle-ci et faire éclater la vérité.

    La troisième approche, psychanalytique, définit l’ironie comme


cheminement, comme frayage vers le pas-de-sens, c’est-à-dire comme
accentuation de l’absurdité du réel, qui renverse le discours institué, lui porte
atteinte, et substitue la jouissance de l’esprit à la demande du discours. Cette
substitution passe par la figuration ironique, une figuration que la
psychanalyse identifie à la métaphore paternelle.
    Il ne serait pas efficace de dissocier dans l’analyse ces trois
dimensions de l’ironie, dissimulation, interrogation et figuration, qui
concourent simultanément au phénomène. Nous examinerons plutôt
comment elles interviennent respectivement dans un article long comme
l’article CHRISTIANISME.

La double contrainte ironique


    Le sujet que Voltaire aborde dans l’article CHRISTIANISME est à la
fois central et miné. Pas question d’exprimer trop ouvertement, directement
son aversion, sa révolte contre l’institution chrétienne, car un tel discours
mène au bûcher ; mais impossible, réciproquement, de ne pas exprimer cette
révolte, qui constitue le ressort, l’enjeu fondamental du Dictionnaire
philosophique. Voltaire se place donc dans une situation qui le pousse à
énoncer un discours qu’il lui est impossible d’énoncer : cette situation de
double contrainte[11] ne se comprend et ne peut s’analyser que par référence
à l’Autre du discours voltairien, c’est-à-dire précisément à l’institution
chrétienne : non seulement l’Église, mais les croyances, les valeurs, et
surtout l’histoire qu’elle véhicule dans la société comme substitut du réel.
    D’entrée de jeu, l’article CHRISTIANISME se présente comme la
réponse à une demande formulée par cet Autre :

« Plusieurs savants ont marqué leur surprise de


ne trouver dans l’historien Josèphe aucune
trace de Jésus-Christ ; car tous les vrais
savants conviennent aujourd’hui que le petit
passage où il en est question dans son
Histoire est interpolé. » (P. 108.)
La surprise est ironique : elle porte l’interrogation faussement naïve de
l’ironie socratique. L’entrée en matière n’en est pas une : elle ne peut pas se
lire comme une introduction, comme un discours premier. Voltaire nous
propulse in medias res, au cœur d’une demande qui ne peut être satisfaite.
On (l’Autre) demande aux savants d’établir scientifiquement la réalité
historique de Jésus-Christ, car cette réalité historique doit constituer la base
d’une histoire du christianisme. Cette demande implicite est d’ailleurs portée
par le sous-titre de l’article, « Recherches historiques sur le christianisme » :
l’article répond à cette demande de recherche, et répond d’une façon
doublement négative. Il n’y a qu’un « petit passage » dans l’Histoire des
Juifs de Flavius Josèphe où le Christ est mentionné, et ce passage est
visiblement une addition tardive et maladroite au texte original, une « fraude
pieuse » forgée par quelque copiste chrétien pour accréditer après coup un
témoignage historique[12].
    Voltaire cependant énonce les faits à l’envers : il pose d’abord la
surprise de plusieurs savants et ne lâche ensuite qu’en incise, comme une
évidence accessoire, ce qui motive cette surprise : la mention du Christ dans
Josèphe est interpolée. Nous saisissons maintenant ce qui constitue le
discours attendu, que délivrerait un vrai Dictionnaire, à l’article
CHRISTIANISME : l’historien Josèphe mentionne Jésus-Christ dans son
Histoire des Juifs au livre XVIII et au livre XX, dans tel passage, et ce
témoignage d’un historien contemporain constitue une preuve irréfutable de
la vérité historique des faits rapportés dans les Évangiles.
    Comment s’exprime ici la double contrainte ? Si Voltaire réfute le
passage de Josèphe comme interpolé, Josèphe sort du champ de l’article :
Josèphe n’a pas parlé du Christ ; ad rem non pertinet. La réfutation provoque
le retrait ; elle ne constitue pas une réponse à la demande ; aucun discours ne
se constitue[13].

Le père de Josèphe, à défaut du père de l’Église : la métaphore paternelle


    C’est pour cette raison que Voltaire répond à l’envers en faisant
porter l’accent de sa parole non sur l’interpolation, bottée finalement en
touche, mais sur la surprise des savants : le discours voltairien embraye non
sur le texte de Josèphe, mais sur le manque dans le texte, et plus précisément
sur la surprise face à ce défaut, à cette absence. Et de quelle absence s’agit-
il ! Du Christ, c’est-à-dire ici non pas du fils de Dieu, mais du père du
christianisme, du fondateur de l’église chrétienne[14]. Le discours, ou plus
exactement l’ironie du discours voltairien s’établit sur cette surprise par
rapport au défaut paternel, au manque du Père dans le texte.
    Au père du christianisme, Voltaire substitue alors un père de
pacotille, de fiction, le père de son historien déficient :

« Le père de Flavien Josèphe avait dû


cependant être un de ces témoins de tous les
miracles de Jésus. »
Josèphe et son père constituent le point de rencontre entre le discours
institué, le discours de l’Autre qui authentifie l’institution chrétienne et le
discours voltairien, le discours révolté qui réfute sa légitimité et dénonce son
imposture.
    L’ironie constitue la réponse à la double contrainte qu’impose la
demande sous-jacente à l’article. Par Josèphe, elle apporte la présence
historique demandée ; mais elle fournit également la preuve de l’absence
historique du Christ. Le discours ironique introduit la caution, la figure du
père, mais sous la forme négative d’une absence constatée. Le discours se
constitue du nom du père, comme supplément à cette absence :

« il ne dit pas un mot ni de la vie ni de la mort


de Jésus ; et cet historien qui ne dissimule
aucune des cruautés d’Hérode ne parle
point du massacre de tous les enfants,
ordonné par lui, en conséquence de la
nouvelle à lui parvenue, qu’il était né un roi
des Juifs. » (P. 109.)
L’histoire évangélique est déroulée, mais à front renversé : non seulement
elle est déniée, mais la hiérarchie des événements est renversée, de sorte que
ce n’est pas la naissance de Jésus, mais le Massacre des Innocents qui est
placé au premier plan : si « le calendrier grec compte quatorze mille enfants
égorgés dans cette occasion[15] » (p. 109), cette horreur est absurde puisque
celui qui devrait être le fils d’un témoin privilégié reste muet[16] et
n’exploite pas une cruauté d’Hérode pire que toutes les autres qu’il dénonce.

Les voix de l’ironie : la conjuration des savants


    Le discours ironique se constitue donc en quelque sorte à deux
voix pour répondre à la double contrainte dont il cherche à satisfaire la
demande : il déroule les « recherches historiques sur le christianisme », et il
renverse ces recherches en s’appuyant sur la métaphore paternelle :
absentement du principe symbolique originaire (l’historicité du Christ,
fondateur de l’institution chrétienne), lui-même retourné en principe
horrifiant de l’histoire, avec le Massacre des Innocents.
    Ce dédoublement de la voix est rendu possible par la convocation,
la conjuration des « savants », qui viennent habiter l’espace de l’article et en
structurent même le déroulement :

« Plusieurs savants ont marqué leur surprise


de... » (p. 108)
« Les savants ne cessent de témoigner leur
surprise de voir... » (p. 109)
« Les mêmes savants trouvent encore
quelques difficultés... » (ibid.)
« Il n’y a point, disent-ils... » (p. 110)
« Les savantrs se sont aussi fort tourmentés
sur la différence... » (ibid.)
« Ils forment encore des difficultés sur ce
que... » (ibid.)
Puis les savants sont réduits à une instance plus vague, à un « on » indéfini :
« Il paraît que... » (p. 111) ; « on connut » (p. 112) ; « on a eu quelque peine
à expliquer » (p. 115) ; « on a condamné Lactance et d’autres Pères pour
avoir supposé » (p. 117) ; « On reprocha aussi »... etc.
    L’intérêt du « on » est de confondre dans une même instance les
chrétiens falsificateurs de l’histoire (« on fabriqua cinquante évangiles »,
p. 119 ; « on supposa encore des lettres de la Vierge »), et l’historien
démystificateur (« On peut douter de ce que Zosime rapporte à ce sujet »,
p. 128 ; « On voit par cet exemple combien les évêques... », p. 129).
    Cette voix des savants, qui prend ses distances par rapport au
discours institué, mais par rapport à laquelle Voltaire se place lui-même en
retrait et en quelque sorte se dédouane, apparaît également à l’article MOÏSE :

« En vain plusieurs savants ont cru que le


Pentateuque ne peut avoir été écrit par
Moïse. Ils disent que...... » (p. 303)
« Quelques contradicteurs ajoutent que... »
(p. 304)
« D’autres plus hardis ont fait les questions
suivantes » (ibid.)
« Ce sont là à peu près les objections que
font les savants à ceux qui pensent que
Moïse est l’auteur du Pentateuque. Mais on
leur répond que... » (p. 307)
Voltaire constate « qu’il s’est fait une révolution dans les esprits[17] » et
s’en fait l’écho. L’article introduit en contrepoint du discours institué ce
murmure critique et réprobateur. Il prend appui sur ces voix discordantes
pour déployer son ironie. L’amorce ironique passe par cette voix détachée,
qui n’est ni le discours de l’Autre, ni encore pleinement assumée comme le
discours voltairien. C’est une conjuration qui se dessine dans le texte, une
réprobation qui se cristallise, une révolte amorcée.

La soumission à Dieu : ironie par antiphrase


    Face à cette voix discordante et détachée des savants qui détruit le
discours institué de l’Église, Voltaire rappelle périodiquement l’interdit
symbolique qui encadre la demande de l’Autre et fixe la double contrainte à
laquelle l’article est soumis :

« Dieu n’a pas voulu que ces choses divines aient


été écrites par des mains profanes » (P. 109.)
C’est dans une phrase de ce type que l’on peut le plus aisément décomposer
rhétoriquement la dissimulatio ironique. Voltaire énonce ici de façon
parodique et caricaturale, comme sien, le point de vue de ses adversaires.
Évidemment pour Voltaire aucun texte n’a été ni ne peut être écrit par des
mains autres que profanes ; Dieu n’est pas une personne qui exprime des
volontés ; enfin, il n’y a pas des « choses divines », distinctes des autres
événements, qui échapperaient aux lois communes de l’histoire, du
témoignage et de l’archive. De sorte que cette phrase qui conclut le premier
développement de l’article est proprement une antiphrase.
    La voix instituée qui s’exprime ici contraste violemment avec celle
des savants qui marquent leur surprise et trouvent des difficultés. La
plénitude ridicule de la volonté divine s’oppose à la vacuité non moins
ridicule des témoignages historiques. L’accentuation ironique est ici à son
comble, mais ne saurait être dissociée de l’ensemble du dispositif qui l’a
préparée dès l’entrée de l’article : nous avons vu en effet que cette entrée
constituait une réponse décalée et même renversée à la demande implicite
impliquée par le titre et le sujet.
    Ce type d’ironie par antiphrase fixe la double contrainte : les
recherches historiques sur le christianisme doivent permettre d’établir les
« choses divines », c’est-à-dire la volonté de Dieu. Or la volonté de Dieu est
que « ces choses divines » ne puissent pas être établies de façon profane,
c’est-à-dire au terme de recherches historiques. L’article est pris dans ce
cercle et produit l’ironie en s’appuyant sur cette exigence contradictoire
(cette double contrainte), qui est rappelée à plusieurs reprises :

« mais tous les doutes et toutes les objections de


cette espèce s’évanouissent, dès qu’on
considère la différence infinie qui doit être
entre les livres divinement inspirés, et les
livres des hommes[18]. Dieu voulut
envelopper d’un nuage aussi respectable
qu’obscur sa naissance, sa vie et sa mort. Ses
voies sont en tout différentes des nôtres. »
Plus Voltaire affirme que les doutes et les objections s’évanouissent, plus
ceux-ci prennent consistance. L’ironie par antiphrase procède de la
conjuration. Conjurant le spectre de la révolte antichrétienne de s’évanouir,
elle donne consistance à ce spectre : le verbe « s’évanouissent », puis la
métaphore du nuage qui enveloppe le Christ, introduisent imaginairement au
monde des spectres.
    Quelques paragraphes plus loin, nous assistons à la même
conjuration réitérée :

« Mais toutes ces critiques des savants sont


confondues par la foi, qui n’en devient que
plus pure. Le but de cet article est
uniquement de suivre le fil historique, et de
donner une idée précise des faits sur lesquels
personne ne dispute. » (Pp. 110-111.)
L’ironie se manifeste encore une fois comme dissimulatio rhétorique.
Évidemment, les critiques des savants ne sont confondues par rien du tout, et
le but de l’article CHRISTIANISME n’est pas uniquement de suivre un fil
historique qui de toute façon n’a de sens que dans la perspective critique des
savants. Il n’empêche : l’antiphrase est une nouvelle fois formulée sous la
forme d’une conjuration. La foi confond les critiques : elle les conjure, elle
les anéantit comme on pourchasse des spectres. Entre le discours de la foi et
le discours des savants, la parole voltairienne se présente comme une voie
médiane et en retrait. Face à l’allégorie de la Foi confondant la Critique,
Voltaire prétend suivre une voie plus modeste, un simple fil historique[19]. Il
oppose les faits (qui sont plutôt des démontages de faits) aux discours, c’est-
à-dire les éclats du réel (contradictions, aburdités, horreurs) aux éclats de
voix (les vaines disputes).

Chasser les diables : double contrainte et double conjuration


    On peut dire que le discours voltairien se déploie à proprement
parler comme discours assumé par Voltaire à cet endroit de l’article à partir
duquel Voltaire ne mentionnera plus ni les savants, ni la volonté de Dieu.
L’ironie s’atténue un temps.On la voit ressurgir une dizaine de pages plus
loin, sous une autre forme, lorsqu’il s’agit de dégager ce qui distinguait les
chrétiens des autres sectes dans l’empire romain :

« Ce qui distinguait le plus les chrétiens, et ce


qui a duré jusqu’à nos derniers temps, était
le pouvoir de chasser les diables avec le
signe de la croix. » (P. 123.)
C’est ici la fausse naïveté de Voltaire qui produit l’ironie : feignant la
scrupuleuse honnêteté d’un compilateur imbécile, Voltaire cite Origène puis
Tertullien pour étayer une fadaise. Non seulement le lecteur ne s’attend pas
que Voltaire accrédite un pouvoir des chrétiens de chasser les diables avec le
signe de la croix, mais ce genre de croyance, qui discrédite le christianisme,
ne saurait être évoqué que par dérision, par un de ses adversaires.L’incise est
particulièrement assassine : ce pouvoir des chrétiens « a duré jusqu’à nos
derniers temps » ; il a donc cessé récemment ; on y a donc cru, on a donc
prétendu le vérifier encore il y a peu : les plus ridicules superstitions
nourrissent toujours le christianisme. Le passage à Tertullien permet à
Voltaire de forcer le trait, d’accentuer la discordance criante de l’énoncé
faussement naïf :

« Tertullien va plus loin, et, du fond de l’Afrique où il était, il dit, dans


son Apologétique, au chapitre xxiii : “Si vos dieux ne confessent
pas qu’ils sont des diables à la présence d’un vrai chrétien, nous
voulons bien que vous répandiez le sang de ce chrétien.” Y a-t-il
une démonstration plus claire ? » (P. 123.)

L’interrogation ironique n’est pas tant naïve que cinglante, laissant percer
derrière l’énoncé absurde, loufoque, l’indignation voltairienne face à la
barbarie fanatique des pères de l’Église, qui envoient leurs sectateurs
terroristes gratuitement au supplice. L’ironie ne retourne pas à proprement
parler le discours institué (d’Origène, de Tertullien, des historiens de
l’Église) en un discours voltairien. Le discours voltairien n’existe que de
façon spectrale, dans le tremblement ironique de l’énonciation : c’est une
forme vide qui contient son contraire. Ce qui nourrit l’ironie, c’est la
barbarie du réel, c’est l’horreur chrétienne qu’il s’agit de représenter, dans un
article CHRISTIANISME où une telle représentation n’est pas de mise, est
interdite. Entre le signifiant que porte l’institution symbolique et le réel qui
se révolte contre elle, le discord s’accentue, créant, tendant l’arc sémiotique
de l’ironie voltairienne : le signifié (le fil historique du discours) s’amincit,
disparaît. Il n’y a plus, face à face, que le signifiant (la parole, la vaticination
délirante et fanatique de Tertullien) et le réel (la course des chrétiens au
supplice). La disparition de l’interface du signifié crée le pas-de-sens,
déclenche l’arc sémiotique.
    Or le signifiant, dans son horreur absurde, qu’image-t-il, à défaut
de signifier ? Les chrétiens ont un pouvoir de conjuration ; ils chassent les
spectres (les diables). Et ils le font en invoquant, en conjurant donc Jésus. La
conjuration est double : elle convoque le Père mort de l’Église et elle
repousse « les diables », « vos dieux », « les démons », enfin « les âmes des
morts » : le spectre paternel n’est pas loin.
    Le double bind de l’ironie se superpose ainsi au double
mouvement de la conjuration et à la logique du supplément qui installe, dans
le renversement de la chaîne signifiante, la métaphore paternelle. Du pouvoir
qu’ont les chrétiens de conjurer les spectres, Voltaire glisse au pouvoir des
Juifs, dont il faut comprendre, implicitement, que celui des Chrétiens
procède :

« En effet, Jésus Christ envoya ses apôtres pour chasser les démons. Les
Juifs avaient aussi de son temps le don de les chasser. » (P. 123.)

Or la première chose que Voltaire nous dit de Jésus, dans cet article, est qu’il
était juif : « Premièrement, Jésus naquit sous la loi mosaïque, il fut circoncis
suivant cette loi, il en accomplit tous les préceptes, il en célébra toutes les
fêtes » (p. 111). Le pouvoir de chasser les démons vient des Juifs : pouvoir
sur les spectres, il vient des pères des chrétiens, et ce sont ces pères qui, en
lui, sont ridiculisés, bafoués. L’ironie détrône le père, en le métaphorisant
dans son bon mot.

III. De l’ironie au trait d’esprit : l’article JUDÉE

Ironie et trait d’esprit : la position des grammairiens des Lumières


    La définition rhétorique de l’ironie a fait l’objet, au moment de la
rédaction de l’Encyclopédie, d’une controverse entre Beauzée, rédacteur de
l’article IRONIE, et Dumarsais, qui avait consacré un développement à
l’ironie dans le traité Des tropes ou des différents sens[20].

« Quintilien distingue deux especes d’ironie, l’une


trope, & l’autre figure de pensée. C’est un trope,
selon lui, quand l’opposition de ce que l’on dit à
ce que l’on prétend dire, ne consiste que dans un
mot ou deux[21] [...]. C’est une figure de pensée,
lorsque d’un bout à l’autre le discours énonce
précisément le contraire de ce que l’on pense[22]
[...]. La différence que Quintilien met entre ces
deux especes est la même que celle de l’allégorie
& de la métaphore[23] [...].
    N’y a-t-il pas ici quelque inconséquence ?
Si les deux ironies sont entre elles comme la
métaphore & l’allégorie, Quintilien a dû[24]
regarder également les deux premieres especes
comme des tropes, puisqu’il a traité de même les
deux dernieres. M. du Marsais plus conséquent,
n’a regardé l’ironie que comme un trope, par la
raison que les mots dont on se sert dans cette
figure, ne sont pas pris, dit-il, dans le sens propre
& littéral : mais ce grammairien ne s’est-il pas
mépris lui-même ?
    [...] il me semble que dans l’ironie il est
essentiel que chaque mot soit pris dans sa
signification propre ; autrement l’ironie ne seroit
plus une ironie, une mocquerie, une plaisanterie,
illusio, comme le dit Quintilien, en traduisant
littéralement le nom grec εἰρωνεία. [...] C’est la
proposition entiere ; c’est la pensée qui ne doit
pas être prise pour ce qu’elle paroît être ; en un
mot, c’est dans la pensée qu’est la figure. »
(Beauzée, article IRONIE de l’Encyclopédie, tome
VIII, publié en 1766.)

Au delà de son aspect technique, cette controverse sur le statut de l’ironie


dans le jeu entre énonciation et énoncé montre qu’il est impossible de
dissocier l’ironie du trait d’esprit, et en tous cas que cette dissociation, à
laquelle tend Quintilien, est récusée par l’ensemble des grammairiens
français des Lumières, que l’on fasse de l’ironie en général un trope, et plus
précisément une sorte de métaphore, comme Dumarsais qui insiste sur la
manipulation des mots, ou que celle-ci au contraire soit envisagée comme
figure de pensée, comme le fait Beauzée en insistant sur l’atmosphère
générale de moquerie, de plaisanterie qui enveloppe la proposition ironique.

Légitimité du modèle d’analyse freudien


    Parce que le dix-huitième siècle a pratiqué ironie et mot d’esprit
avec la conscience d’une pratique unique et indissociable, il nous a paru
légitime de recourir aux analyses freudienne et lacanienne du witz pour
rendre compte de l’ironie voltairienne, même si ces analyses ne traitent
jamais de l’ironie en tant que telle. Nous avons été conforté en cela par la
convergence non concertée de l’analyse psychanalytique du witz et des
traditions rhétorique et philosophique de l’ironie : ce que Freud désigne
comme « figuration », Lacan comme « métaphore paternelle » converge avec
la parenté, repérée dès Quintilien, entre ironie et métaphore, entre ironie et
allégorie. D’autre part, l’interrogation faussement naïve du philosophe
socratique converge avec la dimension de la demande, repérée par Lacan
comme préalable au mot d’esprit, analysé non comme discours premier, mais
comme réponse à une double contrainte qui est précisément celle dans
laquelle s’inscrit la maïeutique platonicienne, sommée de dire la vérité, et
placée dans l’impossibilité de le faire.
    On est cependant désarçonné dans un premier temps par les
exemples que Freud donne du witz, et leur apparent éloignement de notre
pratique française de l’esprit. L’esprit s’appuie sur les mécanismes les plus
intimes de la langue ; intraduisible, il ne saurait se manifester techniquement
de la même façon quand on passe de l’allemand, où le mécano des mots
composés permet un jeu inépuisable, en français, qui répugne à un tel jeu.
Dans cette perspective, la réaction de Beauzée dans l’article IRONIE nous
interpelle comme une réaction motivée par l’esprit même du français des
Lumières, où la figure de pensée prime sur le trope, où le mécano substitutif
est effectué mentalement plutôt que traduit dans une distorsion de mots.

Le famillionnaire
    Nous nous proposons d’examiner, à partir de la pointe qui clôt
l’article JUDÉE, si un mécano comparable est mis en œuvre par Voltaire et si,
quoique matériellement invisible, il procède d’une logique similaire à celle
du célèbre « Famillionnaire » rapporté par Heine et analysé par Freud[25].
    Si l’histrion Hirsch Hyacinthe mis en scène par Heine prétend
avoir été traité par Rothschild « tout à fait comme son égal, d’une manière
tout à fait famillionnaire », il est clair que l’effet du trait d’esprit est lié à
« une formation mixte, issue du mélange des deux composantes “familière”
et “millionnaire” ». Mais ce n’est pas le mécano verbal en soi qui produit
l’effet du mot d’esprit ; c’est, selon Freud, la pensée qui y a conduit, et dont
ce mécano permet d’économiser l’expression. Cette pensée est la suivante :
Rothschild m’a traité d’une manière tout à fait familière, ou en tous cas, du
moins, avec toute la familiarité dont un millionnaire peut être capable envers
un pauvre histrion comme moi, Hirsch Hyacinthe. Cette restriction
moqueuse et subversive disparaît dans la formulation définitive, mais la trace
en subsiste dans la formation mixte du famillionnaire.

L’article JUDÉE
    De quoi s’agit-il maintenant dans l’article JUDÉE ? L’ensemble de
l’article est tendu entre la représentation symbolique de la terre promise,
portée par le texte biblique, et le dénuement aride de la Judée réelle, pour
lequel Voltaire multiplie les comparaisons. Entre « la terre promise », les
« rivages fertiles de l’Euphrate et du Nil », la « terre de miel et de lait[26] »
et « le pays pierreux », « les montagnes pelées », « le rebut de la nature »,
« ce détestable pays », entre le symbolique et le réel, Voltaire fait apparaître
le discord, l’écart qui prépare l’arc sémiotique, réalisé ici dans le trait final :

« Adieu, mes chers Juifs ; je suis fâché que terre


promise soit terre perdue. »
Le trait fait écho à une phrase qui le prépare :
« Promettre et tenir sont deux, mes pauvres
Juifs. »
« mes chers Juifs » répète ironiquement « mes pauvres Juifs », qui formulait
d’abord l’adresse sous la forme du sarcasme. « Pauvres » est retourné en
« chers » : c’est le renversement ironique.
    « Promettre et tenir sont deux » doit de la même façon être mis en
parallèle avec « que terre promise soit terre perdue », qui contient la même
idée, mais, dans la forme de l’énoncé, renverse « tenir » en « perdue ».
    Plus globalement, « promettre et tenir sont deux » retourne d’autre
part cyniquement un adage bien connu et plus réconfortant : chose promise,
chose due[27]. « Promettre et tenir sont deux » signifie donc que,
contrairement à ce que dit l’adage, chose promise n’est pas chose due. Le
sarcasme renverse une première fois le discours institué, avant d’être lui-
même renversé par le trait final, qui fait en quelque sorte la synthèse entre
l’adage et sa dénégation cynique.
    « Chose promise chose due », transposé dans le cas de la Judée,
devient naturellement « terre promise, terre due », à quoi les Juifs s’attachent
fermement de toute leur espérance. Mais « promettre et tenir sont deux » : le
trait casse, brise, renverse cette espérance en ajoutant à « due » un préfixe
qui en annule l’efficacité symbolique. Ce « per- » ajouté concentre à lui tout
seul le trait.

Il s’agit de dire que « promettre et tenir sont deux », c’est-à-dire qu’ils


constituent une paire, et en même temps qu’ils ne constituent pas cette paire,
puisque l’un ne va plus sans l’autre. Le mot paire constitue une formation de
compromis entre l’adage et sa négation, entre le discours institué et sa
monstrueuse réfutation. « Per- » satisfait ainsi la double contrainte à laquelle
tout discours ironique est confronté.
    Mais on ne doit pas ici s’en tenir au mécanisme formel qui préside
à cette condensation et à cette économie verbale. Sur le fond, la terre perdue
pointe l’absence du Dieu paternel qui avait promis Israël aux Juifs. Et ce
père qui, pour le sens, disparaît, réapparaît pour la forme, comme Nom-du-
Père, comme le « per- » de perdue.
    Le trait relève de l’intention inconsciente et, par la figure
caricaturale qu’il crée du Père qu’il réduit à un fantôme de signifiant, tout à
la fois il satisfait à la demande de l’institution symbolique et il récuse cette
demande, il la retourne contre elle-même, il lui substitue la métaphore d’un
désir, ce désir d’une terre promise qui, convoquée, promenée dans le circuit
du signifiant tout au long de l’article JUDÉE, s’évanouit dans le trait de la fin.

    « Terre promise, terre perdue » n’est pas seulement un trait cruel :
c’est une formule qui condense beaucoup de choses, à la fois « chose
promise, chose due », la demande implicite, et « promettre et tenir sont
deux », la réponse insolente à cette demande. Le plaisir qu’on tire du trait,
non sans sadisme, est intimement lié à cette condensation, par laquelle le per-
de perdue, le fin mot, ramasse tous les éléments précédents du discours, la
paire de « promettre et tenir sont deux » et le Père de la promesse, le Dieu
d’Abraham. Ce père qui promet, impliqué par la référence biblique mais
totalement évacué du texte de l’article, se manifeste dans la musique de la
langue, et fait en quelque sorte retour musicalement au moment où le trait se
cristallise : l’allitération est en effet évidente de « terre pr- » à « terre per- ».
Le « per » de terre perdue répercute la terre promise dans l’énoncé de sa
disparition. Il fait résonner le signifiant de la promesse au moment où celle-
ci s’évanouit : l’allitération perpétue la terre promise comme un écho, une
hantise, un spectre ; ce spectre du Père sur lequel Voltaire fonde son ironie et
ne cesse de redire sa profonde et obsédante déception.

[1] À comparer avec le chapitre 81 de l’Essai sur les mœurs : « La Flama se


plaint au XIVe siècle, selon l’usage des auteurs peu judicieux, que la frugale
simplicité a fait place au luxe ; il regrette le temps de Frédéric Barberousse et
de Frédéric II, lorsque dans Milan, capitale de la Lombardie, on ne mangeait
de viande que trois fois par semaine. Le vin alors était rare, la bougie était
inconnue, et la chandelle un luxe.On se servait, dit-il, chez les meilleurs
citoyens de morceaux de bois sec allumés pour s’éclairer ; on ne mangeait de
la viande chaude que trois fois par semaine ; les chemises étaient de serge, et
non de linge ; la dot des bourgeoises les plus considérables était de cent
livres tout au plus. Les choses ont bien changé, ajoute-t-il : on porte à présent
du linge ; les femmes se couvrent d’étoffes de soie, et même il y entre
quelquefois de l’or et de l’argent ; elles ont jusqu’à deux mille livres de dot,
et ornent même leurs oreilles de pendants d’or.Cependant ce luxe dont il se
plaint était encore loin à quelques égards de ce qui est aujourd’hui le
nécessaire des peuples riches et industrieux. » (Garnier, t. I, p. 759.)
[2] Dans Le Mondain, Voltaire s’adressait ainsi à Adam et à Eve : « Avouez-
moi que vous aviez tous deux / Les ongles longs, un peu noirs et crasseux, /
La chevelure assez mal ordonnée, / Le teint bruni, la peau bise et tannée. »
[3] « Qu’est-ce donc qui fait que le non-sens devient un mot d’esprit ? [...]
Dans un non-sens spirituel se trouve un sens et ce sens dans le non-sens fait
du non-sens un mot d’esprit. [...] le non-sens contenu dans le mot d’esprit
sert à mettre en évidence et à figurer un autre non-sens. » (FREUD, Le Mot
d’esprit et sa relation avec l’inconscient, « La technique du mot d’esprit »,
§7, Folio essais, pp. 123-124.)
[4] Ce pas ne constitue pas à proprement parler un second discours, opposé
au premier. Dans le mouvement du pas, dans le déplacement qu’opère la
figuration ironique, il se produit un allègement, un dédouanement. D’où la
différenciation que Lacan établit entre la demande, propre à tout discours, et
le désir, maintenu dans le trait d’esprit, qui, cependant, fait l’économie de la
demande. « Ce pas-de-sens est à proprement parler ce qui est réalisé dans la
métaphore. C’est l’intention du sujet, c’est son besoin qui au-delà de l’usage
métonymique, au-delà de ce qui se trouve dans la commune mesure, dans les
valeurs reçues à se satisfaire, introduit justement dans la métaphore le pas-
de-sens. Prendre un élément à la place où il est et lui en substituer un autre,
je dirais n’importe lequel, introduit cet au-delà du besoin par rapport à tout
désir formulé, qui est toujours à l’origine de la métaphore. Qu’est-ce que fait
là le trait d’esprit ? Il n’indique rien de plus que la dimension même du pas
comme tel, à proprement parler. C’est le pas, si je puis dire, dans sa forme.
C’est le pas vidé de toute espèce de besoin. C’est là ce qui, dans le trait
d’esprit, peut tout de même manifester ce qui en moi est latent de mon désir,
et c’est quelque chose qui peut trouver écho dans l’Autre, mais non pas
forcément. Dans le mot d’esprit, l’important est que la dimension du pas-de-
sens soit reprise, authentifiée.
    C’est à cela que correspond le déplacement. » (Jacques LACAN,
Séminaire V. Les Formations de l’inconscient, 1957-1958, chap. 5, « Le peu-
de-sens et le pas-de-sens », Seuil, 1998, pp. 98-99.)
[5] L’obscénité, l’agression, le cynisme, le scepticisme constituent les
tendances types du witz repérées par Freud (op. cit., A, III, 4, p. 218). La
tendance cynique, « qui attaque les dogmes religieux et la croyance en Dieu
elle-même » est la tendance fondamentale de l’ironie voltairienne.
[6] « Il semble aussi que le plaisir qui, dans un mot d’esprit, provient d’un tel
“court-circuit” est d’autant plus grand que les deux domaines de
représentations mis en relation grâce au même mot sont étrangers l’un à
l’autre, éloignés l’un de l’autre et que, donc, l’économie réalisée sur le
cheminement de pensée grâce au moyen technique du mot d’esprit est
importante. » (FREUD, op. cit., B, IV, « La psychogenèse du mot d’esprit »,
1, p. 228.)
[7] « Freud s’arrête à ceci comme à quelque chose de tout à fait primordial,
qui tient à la nature même du trait d’esprit, à savoir qu’il n’y a pas de trait
d’esprit solitaire. Quoique nous l’ayons nous-même forgé, inventé, si tant est
que nous inventions le trait d’esprit, et que ce ne soit pas lui qui nous
invente, nous éprouvons le besoin de le proposer à l’Autre. Le trait d’esprit
est solidaire de l’Autre qui est chargé de l’authentifier. » (LACAN, Séminaire
V, op. cit., V, 3, p. 97.)
    Freud insiste en effet sur l’implication fondamentale de la « tierce
personne » dans le mot d’esprit : « Tout ce qui a pour but l’obtention d’un
gain de plaisir est calculé, dans le mot d’esprit, en fonction de la tierce
personne, comme si, chez la première personne, des obstacles
insurmontables s’opposaient à un tel gain de plaisir. On a, de la sorte,
complètement l’impression que cette tierce personne est indispensable à
l’accomplissement du processus du mot d’esprit. » (FREUD, Le Mot
d’esprit..., op. cit., B, V, p. 282.)
    Mais avec l’Autre, Lacan approfondit l’analyse freudienne : là où
Freud insiste sur ce besoin qui nous pousse à raconter à autrui notre propre
mot d’esprit, dont nous-mêmes ne pouvons pas rire, Lacan introduit l’Autre,
qui n’est pas tant l’interlocuteur que, à travers lui, l’institution sociale
interpellée et visée par le mot d’esprit. Cette notion est particulièrement
pertinente pour ce qui concerne Voltaire : à qui s’adressent les articles du
Dictionnaire ? Au lecteur, bien sûr (la tierce personne de Freud), dont ils
recherchent la complicité et l’approbation ; mais ils le font en visant, en
défiant à travers lui les institutions religieuses, les dogmes et les superstitions
dans lesquels le lecteur est inscrit : c’est là l’Autre lacanien.
[8] « L’Autre entérine un message comme achoppé, échoué, et dans cet
achoppement même reconnaît la dimension au-delà dans laquelle se situe le
vrai désir, c’est-à-dire ce qui, en raison du signifiant, n’arrive pas à être
signifié. » Le message achoppé, c’est le blocage du signifiant qui déclenche
le pas-de-sens ; dans le pas-de-sens, se manifeste « la pensée principale » du
message, mais elle se manifeste en tant qu’elle n’est pas explicitement dite,
et donc qu’elle manque. C’est pourquoi le pas-de-sens manifeste non une
demande (que formulerait un discours voltairien, avec des accusations et des
propositions), mais un désir (que sollicite la parole voltairienne, et son ironie
séductrice). De la parole exprimée au discours sous-tendu, du désir donné à
deviner dans l’ironie à la demande qui n’est pas formulée, se révèle une
« dimension au-delà ». Le signifiant nous oriente vers elle, et en même temps
bloque le passage jusqu’à elle : c’est le pas-de-sens.
    Or cette dimension au-delà n’est autre que celle de la Loi, de
l’institution symbolique, c’est-à-dire ce qui fait la différence entre ce que
Freud nommait simplement la « tierce personne » et ce que Lacan désigne
comme « l’Autre ». « L’Autre a lui aussi au-delà de lui cet Autre capable de
donner fondement à la loi. C’est une dimension qui, bien entendu, est
également de l’ordre du signifiant, et qui s’incarne dans des personnes qui
supporteront cette autorité. [...] Ce qui est essentiel, c’est que le sujet, par
quelque côté que ce soit, ait acquis la dimension du Nom-du-Père. »
(LACAN, Séminaire V, op. cit., VIII, 2, p. 155.)
[9] « je vous demanderais pourquoi vous nous immolez, nous qui sommes
les pères de vos pères » (Sermon du rabbin Akib, 1761). Les Juifs sont nos
pères, contradictoirement abominables et persécutés, qui fournissent
métaphoriquement la matière du discours voltairien. Ils figurent la loi, lui
donnant l’ancrage paternel et le prétexte de l’abomination, par quoi celle-ci
est renversée, mais maintenue comme signifiant.
[10] Voir la correction de la dissertation du 6 décembre.
[11] « [M. Bateson] essaye de situer et de formuler le principe de la genèse
du trouble psychotique dans quelque chose qui s’établit au niveau de la
relation de la mère et de l’enfant. [...] Ce qu’il établit comme étant l’élément
discordant essentiel de cette relation, c’ets le fait que la communication se
soit présentée sous la forme de double bind, de double relation. [...] Il s’agit
de quelque chose qui concerne l’Autre, et qui est reçu par le sujet de telle
façon que, s’il répond sur un point, il sait que, de ce fait même, il va se
trouver coincé dans l’autre. [...] Nous voilà introduits pas là dans une
véritable dialectique du double sens, en cela que celui-ci intéresse déjà un
élément tiers. Ce ne sont pas deux sens l’un derrière l’autre, avec un sens qui
serait au-delà du premier et aurait le privilège d’être le plus authentique des
deux. Il y a deux messages simultanés dans la même émission, si l’on peut
dire, de signification, ce qui crée dans le sujet une position telle qu’il se
retrouve en impasse. » (LACAN, Séminaire V, op. cit., VIII, 1, p. 144.)
    Avec ces deux messages simultanés, Lacan revient en quelque
sorte à la définition rhétorique de l’ironie, à peu près ignorée par Freud. Sur
la double contrainte, voir Gregory BATESON, « Vers une thérapie de la
schizophrénie », Palo Alto, 1956, repris dans Steps to an Ecology of Mind:
Collected Essays in Anthropology, Psychiatry, Evolution, and Epistemology,
San Francisco, Chandler Pub. Co., 1972 (rééd. University of Chicago Press,
1999), trad. française Vers une écologie de l’esprit, 2 vol., Seuil, 1977-1980.
[12] Le passage incriminé est le suivant : « En ce même temps était Jésus qui
était un homme sage, si toutefois on doit le considérer simplement comme un
homme, tant ses œuvres étaient admirables. Il enseinait ceux qui prenaient
plaisirs à êre instruits de la vérité, et il fut suivi non seulement de plusieurs
Juifs, mais de plusieurs gentils. C’était le Christ. » (FLAVIUS JOSÈPHE,
Histoire des Juifs, XVIII, 4 ; t. 3, p. 237.) L’authenticité de ce passage a été
mise en doute dès le XVIe siècle par Scaliger (De emendatione temporum,
1583). Mais Voltaire suit surtout ici William Warburton, qui dans la Divine
legation of Moses (Londres, 1755) écrit : « We conclude therefore, that the
passage of Josephus [...] with acknowledges, Jesus to be the Christ, is a rank
forgery [une contrefaçon grossière], and a very stupid one too » (t. 2, p. 57).
    Il y a cependant deux autres mentions du Christ chez Josèphe, que
citera notamment le Journal helvétique en 1766 dans ses commentaires de
l’article CHRISTIANISME de Voltaire. Celle-ci par exemple : « Hanne le jeune
qui avait reçu le souverain pontificat, était de tempérament impétueux et
suprêmement audacieux ; il appartenait au parti des Sadducéens qui dans
leurs jugements sont très durs parmi tous les Juifs, comme nous l’avons déjà
montré. Avec un tel caractère, Hanne estima que le moment était venu, du
fait que Festus était mort et qu’Albinus était encore en voyage. Il convoqua
les juges du Sanhédrin et traduisit devant eux le frère de Jésus appelé le
Christ - son nom était Jacques - en même temps que d’autres. Il les accusa
d’avoir transgressé la Loi et les livra pour qu’ils soient décapités » (FLAVIUS
JOSÈPHE, Histoire des Juifs, XX, 197-203.
    Aujourd’hui encore, la question de l’authenticité ou de
l’interpolation est controversée. Par exemple, selon Earl Doherty (Jesus
Puzzle : Did Christianity Begin with a Mythical Christ ?, 2005), le passage
en italiques serait interpolé d’après Matthieu I, 16. Mais la thèse de
l’interpolation continue d’être réfutée par certains écrivains proches du
Vatican (Vittorio MESSORI, Hypothèses sur Jésus, Mame, 1995, p. 202 ;
Vittorio Messori a publié en 1985 une série d’entretiens avec le cardinal
Ratzinger, futur Benoît XVI).
    Voltaire a consacré deux chapitres (45 et 46) au vitriol à Flavius
Josèphe dans la Philosophie de l’histoire (1765). Il désigne Josèphe chez les
Romains « comme un misérable transfuge qui leur contait des fables
ridicules » et invitait à « discerner les fables absurdes de Josèphe, et les
sublimes vérités que la sainte Écriture nous annonce » ; « ce conte absurde
du romancier Josèphe ne devait pas, ce me semble, être copié par Rollin ».
Mais il n’est pas question du Christ dans ces chapitres. (Voir VOLTAIRE,
Essai sur les mœurs, éd. R. Pomeau, Garnier, t. 1, pp. 160-165.)
[13] L’embarras peut se mesurer par la comparaison avec l’article JÉSUS-
CHRIST du Dictionnaire de la Bible de Dom Calmet. Calmet hésite à la fois à
recourir à Josèphe et à ne pas recourir à lui. Il opte pour un compromis
honteux : Josèphe est mentionné de façon périphérique, à propos d’Hérode,
de sorte qu’il est difficile de dire si cette mention authentifie, ou au contraire
disqualifie le reste du récit : « Le huitième jour, où l’enfant devait être
circoncis (an du monde 4000, de J.-C., av. l’ère vulgaire), étant arrivé, il fut
nommé Jésus, qui était le nom que l’ange avait annoncé, avant qu’il fût
conçu dans le sein de sa mère. Quelques jours (ou plutôt mois) après, ou vit
arriver de l’Orient à Jérusalem des mages (Mt 2, 1) qui cherchaient le
nouveau-roi des Juifs, et qui disaient qu’un nouvel astre leur était apparu
dans leur pays, qui désignait la naissance de ce nouveau prince. A ces
paroles toute la ville fut émue ; et Hérode, qui était alors à Jéricho (Josèphe)
où il se faisait traiter de la maladie dont il mourut, en ayant été informé, fit
venir les prêtres ; et leur ayant demandé où le Christ devait naître, ils lui
répondirent que c’était à Bethléem. »
[14] Jésus n’est pas le fils de Dieu, mais de Joseph (p. 110) ; il n’est pas
consubstantiel à Dieu (p. 114). Mais Jésus « naquit sous la loi mosaïque » (p.
111) et est identifié à cette loi. « Il voulut que sa sainte Église établie par lui
fît tout le reste. » L’énoncé est évidemment ironique, et c’est avec la même
ironie que l’article PIERRE insiste sur cette fonction de Jésus, qui donna à
Pierre « les clefs du royaume des cieux » au moyen d’un mot d’esprit :
    « Un fameux luthérien d’Allemagne (c’était, je pense, Mélanchton)
avait beaucoup de peine à digérer que Jésus eût dit à Simon Barjone, Cepha
ou Cephas : “Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée, mon
Église.” Il ne pouvait concevoir que Dieu eût employé un pareil jeu de mots,
une pointe si extraordinaire, et que la puissance du pape fût fondée sur un
quolibet. » (P. 327.)
[15] La liturgie grecque célèbre le 29 décembre la mémoire du massacre par
Hérode de 14000 enfants ([Μνήμη] Τῶν Ἁγίων Νηπίων τῶν ὑπό Ἡρώδου
ἀναιρεθέντων, χιλιάδων ὄντων ιδ´), avec la lecture de l’épître aux Hébreux,
II, 11-18 (qui insiste sur la fonction paternelle du Christ, successeur de
Moïse) ; les Syriens parlent de 64000 enfants tués, de nombreux auteurs
médiévaux de 144000, en se fondant sur Apocalypse, XIV, 3.
[16] Le Journal helvétique cite cependant Macrobe, qui aurait fait allusion à
ce massacre dans les Saturnalia, II, 4, 11. Parmi les récits que Syllaios
rapporta à Auguste, Macrobe, historien du Ve siècle, évoque celui-ci :
Auguste « cum audisset inter pueros, quos in Syria Herodes, rex Iudaeorum,
intra bimatum iussit interfici, filium quoque eius occisum ait: melius est
Herodis porcum esse quam filium » (ayant appris que parmi les enfants de
deux ans et au dessous qu’Hérode, roi des Juifs, avait fait massacrer en Syrie
était compris le propre fils de ce roi, Auguste dit : “II vaut mieux être le porc
d’Hérode que son fils”). Mais Macrobe écrit cinq siècles après les
événements... Au XVIe siècle J.-J. Scaliger (Animadversiones in
Chronologica Eusebii) remarquait ironiquement qu’« Auguste avait bien
mauvaise grâce à tenir un pareil propos, lui qui ratifia les sentences de mort
qu’Hérode prononça contre ses trois fils ».
[17] Sur cette formule, qui revient une bonne quinzaine de fois dans la
correspondance entre 1765 et 1771, voir la correction de la dissertation du 6
décembre.
[18] Cette différence sera réaffirmée à la tête de l’article CHRISTIANISME des
Questions sur l’Encyclopédie, dont la 1ère section commence ainsi : « Dieu
nous garde d’oser mêler ici le divin au profane ! nous ne sondons point les
voies de la Providence. Hommes, nous ne parlons qu’à des hommes. » La
posture de feinte humilité prépare à l’insolence du renversement...
[19] Quintilien définit l’ironie comme une espèce d’allégorie : « L’autre
genre d’allégorie qui fait entendre le contraire de ce qu’elle dit est, à
proprement parler, l’ironie » (Institution oratoire, livre VIII).
L’enchaînement ironique est un enchaînement allégorique : « Ainsi, et pour
me résumer, une succession d’ironies qui, prises isolément, formeraient
autant de tropes, constitue la figure de l’ironie, comme une suite de
métaphores constitue l’allégorie. » (Livre IX.) Ce dernier point sera
longuement repris et discuté par Beauzée dans l’article IRONIE de
l’Encyclopédie.
    En opposant son ironie à l’allégorie instituée, Voltaire se défausse
donc d’une certaine manière, et, d’une autre, satisfait la demande dont il a
fixé le cadre par le discours qu’il a convoqué. L’ironie n’est donc pas une
espèce d’allégorie, mais bien plutôt une conjuration allégorique, qui
convoque celle-ci et tout à la fois la répudie. Voltaire répond ainsi à la
double contrainte qu’il s’est imposée.
[20] La première édition des Tropes de Dumarsais date de 1730. Voir
l’édition de Françoise Douay, Flammarion, « Critiques », 1988, p. 34, et
chap. II, §14, pp. 156-157.
[21] Le trope est donc non seulement circonscrit à un groupe de mots (et
constitue donc, dans le cas de l’ironie, un mot d’esprit), mais visible
matériellement dans la forme que prennent ces mots.
[22] Contrairement au trope, la figure de pensée n’est pas visible dans
l’énoncé, mais perceptible à l’énonciation : ici, on prononce ironiquement un
texte qui, identique, mais prononcé sérieusement, cesserait d’être ironique et
prendrait un tout autre sens. Nous avons parlé d’accentuation ironique,
l’énonciation ironique pouvant être plus ou moins prononcée.
[23] Bien noter que Quintilien ici ne procède pas simplement à une
comparaison. L’ironie est en effet une sous-espèce de l’allégorie. D’où le
problème logique qui suit.
[24] Comprendre, dans la langue classique : aurait dû. Si Quintilien avait été
complètement cohérent avec lui-même, il n’aurait dû considérer l’ironie que
comme un trope, ou une succession de tropes.
[25] FREUD, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, A, II, « La
technique du mot d’esprit », 1, pp. 56-63 et Heinrich HEINE, Reisebilder
[Tableaux de voyage], 1826-1831, III, 2e partie, chap. 8.
[26] Sur les premières occurences bibliques de ces thèmes et expressions,
voir respectivement Genèse XII, 7 (« Yahvé apparut à Abram et dit : C’est à
ta postérité que je donnerai ce pays. ») ; Genèse XV, 18 (« A ta postérité je
donne ce pays, du Fleuve d’Égypte jusqu’au Grand Fleuve ») ; Exode III, 8
(« vers une terre qui ruisselle de lait et de miel).
[27] L’adage est connu de Voltaire et utilisé par lui. Ainsi dans la lettre à
Damilaville du 9 février 1767 : « Un hasard singulier m’a fait connaître ce
Lacombe, d’abord comme un homme de lettres, ensuite comme libraire.
Chose promise, chose due. Je tâcherai de réparer tout cela. »
    Voltaire avait promis à Lacombe de lui confier la publication de sa
tragédie des Scythes (« Je vous enverrai, n’en doutez pas, les Scythes que je
vous promets », lettre à Lacombe de février 67). Lacombe a dû commettre
des imprudences, mais lesquelles ? (« Je suppose, mon cher ange, que vous
avez raccommodé la sottise de Lacombe. », lettre à d’Argental du 11 avril.)
Lacombe sera ensuite un éditeur régulier de Voltaire, à qui celui-ci confiera
notamment la réédition du Siècle de Louis XIV.

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