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L’interrogation ironique n’est pas tant naïve que cinglante, laissant percer
derrière l’énoncé absurde, loufoque, l’indignation voltairienne face à la
barbarie fanatique des pères de l’Église, qui envoient leurs sectateurs
terroristes gratuitement au supplice. L’ironie ne retourne pas à proprement
parler le discours institué (d’Origène, de Tertullien, des historiens de
l’Église) en un discours voltairien. Le discours voltairien n’existe que de
façon spectrale, dans le tremblement ironique de l’énonciation : c’est une
forme vide qui contient son contraire. Ce qui nourrit l’ironie, c’est la
barbarie du réel, c’est l’horreur chrétienne qu’il s’agit de représenter, dans un
article CHRISTIANISME où une telle représentation n’est pas de mise, est
interdite. Entre le signifiant que porte l’institution symbolique et le réel qui
se révolte contre elle, le discord s’accentue, créant, tendant l’arc sémiotique
de l’ironie voltairienne : le signifié (le fil historique du discours) s’amincit,
disparaît. Il n’y a plus, face à face, que le signifiant (la parole, la vaticination
délirante et fanatique de Tertullien) et le réel (la course des chrétiens au
supplice). La disparition de l’interface du signifié crée le pas-de-sens,
déclenche l’arc sémiotique.
Or le signifiant, dans son horreur absurde, qu’image-t-il, à défaut
de signifier ? Les chrétiens ont un pouvoir de conjuration ; ils chassent les
spectres (les diables). Et ils le font en invoquant, en conjurant donc Jésus. La
conjuration est double : elle convoque le Père mort de l’Église et elle
repousse « les diables », « vos dieux », « les démons », enfin « les âmes des
morts » : le spectre paternel n’est pas loin.
Le double bind de l’ironie se superpose ainsi au double
mouvement de la conjuration et à la logique du supplément qui installe, dans
le renversement de la chaîne signifiante, la métaphore paternelle. Du pouvoir
qu’ont les chrétiens de conjurer les spectres, Voltaire glisse au pouvoir des
Juifs, dont il faut comprendre, implicitement, que celui des Chrétiens
procède :
« En effet, Jésus Christ envoya ses apôtres pour chasser les démons. Les
Juifs avaient aussi de son temps le don de les chasser. » (P. 123.)
Or la première chose que Voltaire nous dit de Jésus, dans cet article, est qu’il
était juif : « Premièrement, Jésus naquit sous la loi mosaïque, il fut circoncis
suivant cette loi, il en accomplit tous les préceptes, il en célébra toutes les
fêtes » (p. 111). Le pouvoir de chasser les démons vient des Juifs : pouvoir
sur les spectres, il vient des pères des chrétiens, et ce sont ces pères qui, en
lui, sont ridiculisés, bafoués. L’ironie détrône le père, en le métaphorisant
dans son bon mot.
Le famillionnaire
Nous nous proposons d’examiner, à partir de la pointe qui clôt
l’article JUDÉE, si un mécano comparable est mis en œuvre par Voltaire et si,
quoique matériellement invisible, il procède d’une logique similaire à celle
du célèbre « Famillionnaire » rapporté par Heine et analysé par Freud[25].
Si l’histrion Hirsch Hyacinthe mis en scène par Heine prétend
avoir été traité par Rothschild « tout à fait comme son égal, d’une manière
tout à fait famillionnaire », il est clair que l’effet du trait d’esprit est lié à
« une formation mixte, issue du mélange des deux composantes “familière”
et “millionnaire” ». Mais ce n’est pas le mécano verbal en soi qui produit
l’effet du mot d’esprit ; c’est, selon Freud, la pensée qui y a conduit, et dont
ce mécano permet d’économiser l’expression. Cette pensée est la suivante :
Rothschild m’a traité d’une manière tout à fait familière, ou en tous cas, du
moins, avec toute la familiarité dont un millionnaire peut être capable envers
un pauvre histrion comme moi, Hirsch Hyacinthe. Cette restriction
moqueuse et subversive disparaît dans la formulation définitive, mais la trace
en subsiste dans la formation mixte du famillionnaire.
L’article JUDÉE
De quoi s’agit-il maintenant dans l’article JUDÉE ? L’ensemble de
l’article est tendu entre la représentation symbolique de la terre promise,
portée par le texte biblique, et le dénuement aride de la Judée réelle, pour
lequel Voltaire multiplie les comparaisons. Entre « la terre promise », les
« rivages fertiles de l’Euphrate et du Nil », la « terre de miel et de lait[26] »
et « le pays pierreux », « les montagnes pelées », « le rebut de la nature »,
« ce détestable pays », entre le symbolique et le réel, Voltaire fait apparaître
le discord, l’écart qui prépare l’arc sémiotique, réalisé ici dans le trait final :
« Terre promise, terre perdue » n’est pas seulement un trait cruel :
c’est une formule qui condense beaucoup de choses, à la fois « chose
promise, chose due », la demande implicite, et « promettre et tenir sont
deux », la réponse insolente à cette demande. Le plaisir qu’on tire du trait,
non sans sadisme, est intimement lié à cette condensation, par laquelle le per-
de perdue, le fin mot, ramasse tous les éléments précédents du discours, la
paire de « promettre et tenir sont deux » et le Père de la promesse, le Dieu
d’Abraham. Ce père qui promet, impliqué par la référence biblique mais
totalement évacué du texte de l’article, se manifeste dans la musique de la
langue, et fait en quelque sorte retour musicalement au moment où le trait se
cristallise : l’allitération est en effet évidente de « terre pr- » à « terre per- ».
Le « per » de terre perdue répercute la terre promise dans l’énoncé de sa
disparition. Il fait résonner le signifiant de la promesse au moment où celle-
ci s’évanouit : l’allitération perpétue la terre promise comme un écho, une
hantise, un spectre ; ce spectre du Père sur lequel Voltaire fonde son ironie et
ne cesse de redire sa profonde et obsédante déception.