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Importation philosophique et domination académique : la

trajectoire intellectuelle de Jesús Ibáñez dans la sociologie


espagnole

José Luis Moreno Pestaña∗


Publié in, Louis Pinto (ed.), Le commerce des idées philosophiques, Broissieux,
Croquant, p. 113-136.

Jesús Ibáñez est considéré en Espagne comme un sociologue d’importance


majeure. Tout un courant de la sociologie « critique » ou (« qualitative ») se sert de son
nom comme d’un emblème. Ibáñez propose une philosophie des sciences sociales, une
philosophie de la structure sociale et une philosophie de la nature. Il n’a publie que très
peu de travaux empiriques. Mais ceux qui l’ont connu assurent qu’il fut un chercheur de
terrain hors pair. Dans ses textes sur le groupe de discussion - technique d’enquête
inventée par lui et ses collaborateurs - Ibáñez, en effet, fait preuve d’un grand talent
pratique.
Tout se passe comme si Ibáñez avait préféré abandonner toute cette expérience,
ou, du moins, à la laisser très peu transparaître dans ses textes. Il insiste sur l’idée que
chaque donnée empirique exige, pour sa production et son interprétation, des choix
philosophiques d’une gravité presque écrasante pour le chercheur. Pour comprendre ces


Ce texte a été rédigé dans le cadre du projet de recherche « Intelectuales y calidad democrática en la
España contemporánea. Un estudio sobre el campo filosófico » (HUM 2006-04051/FISO).

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choix, il était nécessaire, selon lui, d’étudier une bonne partie de la philosophie
française « structuraliste et poststructuraliste » ainsi que la théorie des systèmes.
J’analyse d’abord brièvement la formation intellectuelle de Jesús Ibáñez et les
circonstances de son entrée (sous contrainte…) dans une bohème sociologique critique.
Je montrerai ensuite comment les marques nationales (surtout française et anglo-
américaine) ont fonctionné comme des outils de définition dans le champ sociologique
espagnol. Je décrirai son usage de la philosophie française - surtout
« poststructuraliste » - à partir d’une double clé de lecture : la rencontre de la
philosophie « postmoderne » avec le spiritualisme antipositiviste de la culture franquiste
et les fonctions de cette philosophie dans un champ sociologique où les ressources
philosophiques ont un rendement élevé.
Enfin, j’analyserai les profils de la domination intellectuelle internationale et les
voies possibles pour les intellectuels des pays dominés (Ibáñez inclus) d’acquérir
prestige institutionnel et reconnaissance des pairs.

L’héritage philosophique

Jesús Ibáñez a fait des études de sciences politiques et a été formé dans un
milieu de philosophes apparentés à l'école de Ortega y Gasset qui avaient entrepris une
reconversion vers la sociologie. Ils avaient tout d’abord été germanophiles (en tant que
fascistes...), puis devinrent peu à peu anglophiles et, dans le cas des sociologues,
développèrent une fascination pour le fonctionnalisme américain.
Si l’on en juge sur la base de ses écrits, Ibáñez a extrait de cette atmosphère deux
idées de base que j’appellerai respectivement « la question de l'essence » et « le
dépassement des sciences sociales par le recours aux sciences dures » : la première est
illustrée par une célèbre conférence de Ortega y Gasset sur la sociologie. En novembre
1949, Jesús Ibáñez assiste à douze leçons d’Ortega y Gasset qui s’annonçaient
ambitieuses : « On détruit quelques sociologues : Weber, Durkheim, Bergson ». Les
conférences - publiées par la suite sous le titre El hombre y la gente - marquent son
entrée en sociologie. Ortega, selon l'anthropologue Julio Caro Baroja, s'était intéressé à
l'anthropologie anglaise et à la sociologie française, mais ni Gabriel Tarde, ni Lucien
Lévy-Bruhl ni Émile Durkheim - (qu'Ortega, avec son humeur aigre, appelait des « gros
juifs bureaucrates ») - n'étaient susceptibles de le stimuler - bien que Durkheim lui

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paraisse le plus digne d’intérêt. Ortega leur préférait des sociologues comme Georg
Simmel ou des versions sociologiques des analyses du biologiste Jakob Von Uexkül.
Pitirim Sorokin, qui avait lu la conférence d'Ortega avec beaucoup de bonne volonté,
restait troublé par la violence avec laquelle notre philosophe s'en prenait à la sociologie
et aux résultats ridicules qu'elle produisait dans son texte (Castillo, 2001). Le lecteur
d'Ibáñez y rencontre toutefois un ton et une problématique qui s'avèrent familiers.
Ortega y Gasset traite en effet la sociologie sur un ton de légèreté dédaigneuse. Devant
un auditoire profane, il pointe « l'état déplorable de la théorie sociologique » et raconte
« la surprise teintée de honte et de scandale » qui l'ont gêné quand il s'est mis à lire des
livres de sociologie. En apportant si peu à la connaissance et en remplissant la tête
d'idées confuses, la sociologie appartient aux pestes de son temps (Ortega, 1969 : 73,
80, 82).
La tendance à soumettre la sociologie à un bilan sarcastique, élément significatif
de son habitus scientifique et intellectuel, sera constante chez Ibáñez. Sur un ton
dédaigneux, il a souvent exprimé son mépris pour « le fatras de prescriptions théoriques
et pratiques qui dans les domaines académiques prennent le nom de "sociologie" ... […]
J'ai lu en revanche avec fascination des auteurs de diverses disciplines : philosophes,
cybernéticiens, linguistes, sémioticiens, matérialistes dialectiques, psychanalystes,
physiciens, biologistes, épistémologues, logiciens, anthropologues... Hormis Costa
Pinto et Bourdieu (et mes vieux amis Mills et Adorno), je n'ai rien trouvé de très digeste
dans les textes de sociologie. Edgar Morin a eu une grande influence sur moi (à travers
des conversations et des lectures) : mais il est beaucoup plus qu'un sociologue. La même
chose pourrait être dite de Aaron Cicourel » (Ibáñez, 1990a : 13). Le ton commun à
Ortega et Ibáñez, comme d'habitude, n'est rien d'autre que la mélodie d'une logique.
Ortega était sincèrement scandalisé de ne pas trouver dans les livres de sociologie une
réponse à la question de l'essence du social et de la société. Ortega considérait que les
sociologues s'égaraient en confondant le social avec l'interindividuel. Dans ses livres,
Ibáñez lui estimait beaucoup plus urgent de réfléchir sur l'ontologie du social. Entre
Ortega et Ibáñez, il y a néanmoins plus qu'un ton commun : il y a une question (qu'est-
ce que l'essence du social) dont, sans doute, personne ne voit qu'il s'agit de philosophie,
ou plus exactement, d’une conception très particulière de la philosophie.
La deuxième influence importante vient de Xavier Zubiri (Zubiri, 1944 : 283-
304), l'étoile philosophique des maîtres d'Ibáñez. Pour les jeunes chercheurs en sciences
sociales, Zubiri était une référence cruciale, tant il était capable de recueillir « l'infime

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mousse de la science présente dans la philosophie » (Conde, 1953: 3). Gómez Arboleya
(1958 : 47) propose une comparaison parlante : Zubiri était l'équivalent espagnol de
George Herbert Mead aux Etats-Unis. L'enthousiasme du jeune étudiant passant par la
science philosophée du penseur basque n'est pas étrange : « Est alors tombée entre mes
mains Naturaleza, Historia, Dios de Zubiri. Ma conception du monde s'est alors un peu
effritée : il existait donc un homme public qui n'était ni mort ni exilé, recevant même
des honneurs officiels, qui était au courant de la science contemporaine, de la relativité
et des quanta... » (Ibáñez, 1990a : 12). Alfonso Ortí (2002 : 1008-1011), compagnon de
travail et de recherche d'Ibáñez et grand sociologue espagnol, rappellera plus tard que sa
première inspiration méthodologique fut Zubiri et que Naturaleza, Historia, Dios,
aujourd'hui relégué dans sa bibliothèque, lui fournit pourtant une critique générale du
scientisme positiviste...Zubiri bien que non dialecticien, coïncidait « dans les termes
méthodologiques de base avec la révision de l'empirisme positiviste dans les recherches
sociales, entreprises par Theodor W Adorno lui-même, dans le cadre de référence de La
dispute du positivisme dans la sociologie allemande (1961) ». Un texte, insiste Ortí,
« initiatique », « première empreinte formative » de sa praxéologíe sociologique
personnelle empirique et intellectuelle, capable de le mettre en garde contre « le
néocolonialisme culturel yankee » qu'il trouvait dans les importations espagnoles et
dans ce que Bourdieu a appelé le triade capitoline (Talcott Parsons, Paul Lazarsfeld,
Robert Merton) de la sociologie nord-américaine.
La tradition de Zubiri a dévoilé à Ibáñez les effets du principe d'indétermination
de Heisenberg dans l'épistémologie des sciences dures. Ibáñez maintiendra toujours une
interprétation antipositiviste féroce de ce principe qu’il complétera, au fil du temps, par
l'interprétation relativiste du « principe d'incomplétude » de Gödel dans le sillage de
l'importation du lacanisme de Jacques-Alain Miller. Par la suite, l’importation du
postmodernisme se fera à partir de la première couche critique de la science exprimée
par la philosophie de Zubiri et par le mépris de la sociologie d'Ortega y Gasset.

Crise de l’élite du régime et création d’une bohème critique

Dans le site web du Collège Mayor César Carlos on trouve un discours du


titulaire de la Couronne du Royaume d'Espagne : « Il serait impossible de comprendre
le gouvernement de l'Espagne durant les cinquante dernières années sans connaître ce

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collège ». Dans son roman Le cygne de Cisneros, José María Rodriguez Méndez
(Méndez, 1981 : 35) décrit les mésaventures d'un postulant à l'admission. Après avoir
été émerveillé par le petit palais flanqué d'une statue de Carlos Ier, par des jeunes filles
qui portaient un déjeuner aux internes et des garçons aussi heureux que sportifs, le
directeur du Collège le renvoie en lui disant qu'il ne peut pas l'admettre. Le problème ne
venait pas de ce que le collège était complet, mais de la volonté de l’intéressé de
préparer un concours de collège et non une chaire d'Université ou de l'École
diplomatique. Bien qu'il ne fût pas candidat, Jesús Ibáñez atterrit au coeur des plus
grands collèges des Phalangistes (dont les résidants, en reproduisant les conflits du
champ du pouvoir franquiste, rentraient en collision avec les élèves du centre de l'Opus
Dei) grâce à la recommandation de José Bugeda.
Le monde intellectuel espagnol était alors dans un processus d'européanisation
accéléré. C'est pourquoi le centre de l'intelligentsia phalangiste accueillait déjà, selon
Ibáñez, « plusieurs opérateurs de la transition espagnole » et une bonne partie de la
réflexion critique des années 60 et 70. L'objectif premier du Collège était de former une
élite dirigeante phalangiste. Au cours du temps, l'endoctrinement s'est amoindri et le
Collège a donné à son élitisme une version plus prosaïque et bourgeoise. Comme
l'explique avec franchise Raúl Morodo (Morodo, 2001 : 192), ce fut « un centre qui
servit de tremplin pour l’occupation d'importants postes dans la vie sociale,
professionnelle et publique ». Évidemment, comme cela se produit souvent chez les
enfants scolarisés des classes sociales supérieures, les membres de César Carlos ont
cultivé une mythologie propre sur l'intelligence commune, l'esprit d'ouverture et de
« critique ». Dans cette institution, Ibáñez s'est trouvé, entre autres, avec l'intellectuel -
et le politicien proche d'Enrique Tierno Galván - Raúl Morodo, avec Jesus Aguirre
(successivement jésuite, traducteur de Walter Benjamin et de l'Ecole de Francfort,
éditeur de prestige) avec Elías Díaz (proche du ministre de l' Éducation Ruiz-Giménez,
philosophe et sociologue du droit, membre actif des courants critiques dans les sciences
sociales des années 1960, démocrate-chrétien puis membre du Parti socialiste). Puis,
Ibáñez, qui a vécu au César Carlos pendant les années 1950, a rencontré Alfonso Ortí.
Elías Díaz (1990 : VIII) se rappelle d'Ibáñez - ayant déjà pour campagne Esperanza
Martínez-Conde - comme d’un polémiste né et un membre de l'extrême gauche « tiers-
mondiste et revendicatif ».
Le Collège servait à développer une intense promiscuité politique sans laquelle il
ne se serait pas transformé en ressource collective d'un groupe privilégié : la conscience

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d'appartenir à la minorité intelligente et la dévotion future aux hautes tâches de l'État ont
favorisé une solidarité de caste au-delà des divergences politiques explicites. Cette
solidarité était une ressource importante dans la carrière d'Ibáñez et lui permettra de
former des alliances et d'obtenir des appuis auprès de personnes placées aux antipodes
politiques et intellectuels. Personne mieux que Pío Cabanillas ne résume ce type de
solidarité de classe et de caste, cumulant les mandats de l'État, de la culture et de
l'économie. Interrogé un jour sur le résultat des élections, Cabanillas a répondu : « Je ne
sais pas qui de nous gagnera ». (Morodo, 2001 : 199). Le Collège César Carlos
sélectionnait de futures figures de l'État, ce qui n’était pas le cas pour les arts : « Avec
des centaines de professeurs, de diplomates, de hauts fonctionnaires académiques, peu
de romanciers et de poètes sont sortis du César » (Morodo, 2001 : 200). Pendant ce
temps, Ibáñez se consacre déjà à plusieurs activités de conspiration - en principe
toujours dans le cadre des réseaux institutionnels et sociaux des collèges du régime. Le
militantisme politique, comme cela s’observe souvent, coïncide avec les rythmes
générationnels du groupe social auquel on appartient et dans lequel on souhaite rester.
Comme l'expliquait Ibáñez au sujet de son expérience politique, « nous autres,
prisonniers de 1956, étions Prix extraordinaire de Licence ». L'opposition au régime
s'était transformée en une condition d’entrée et de présence continue dans certains
domaines du monde intellectuel. Le tissu social d'Ibáñez a continué à s'étendre pendant
les années de César Carlos - que le syndicat fasciste d'étudiants rêvait comme centre de
la jeunesse phalangiste : Julian Marías, Miguel Sánchez-Mazas, Torcuato Fernández-
Miranda...
Le populisme phalangiste initial se transforme progressivement en gauchisme.
Dans cette perspective, Ibáñez sera en harmonie avec deux anciens membres des jeunes
élites des fractions phalangistes du régime qui suivront un processus semblable au sien :
Angel de Lucas (études de mathématiques, de science politique, ex-consultant de
l'organisation des jeunesses fascistes) et Alfonso Ortí (études d'histoire et de sociologie
et ex membre du Syndicat espagnol universitaire). Comme le dirait Alfonso Ortí (2001 :
139), un groupe passant « du centre à la marge » et qui disposera des conditions
(caractéristiques de toutes les bohèmes critiques) d’une attitude intellectuelle de
résistance : un haut capital culturel combiné avec une désaffection envers les pouvoirs
établis.
Ibáñez est ainsi expulsé de l'Université en 1956, abandonnant les circuits de
reproduction du monde sociologique espagnol (bien qu'il conserve un important capital

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social procuré par les insiders de la sociologie espagnole). Ibáñez entre alors dans une
entreprise d'études de marché (ECO) où il acquiert une grande compétence en
statistique et partage cet espace de formation avec d'autres jeunes en rupture avec le
régime. Ibáñez aidera à inventer une technique d’enquête novatrice : le groupe de
discussion.
Le groupe de discussion

Le groupe de discussion est une théorie construite et élaborée par l´«école


qualitative de sociologie» de Madrid (autour de Jesús Ibáñez, Alfonso Ortí y Ángel de
Lucas). Étant donné qu´il s´agit d´une technique relativement méconnue hors de
l´Espagne, nous proposerons une caractérisation de cette dernière, qui est expliquée
dans ses grandes lignes dans une de nos publications Moreno Pestaña (2008).
Un groupe de discussion est avant tout une réunion de personnes dont le nombre se
situe entre deux seuils. Le seuil supérieur empêche que les canaux de communication
soient énormes et qu´une partie du groupe garde le silence. Le seuil inférieur exige que
les canaux de communication possibles soient plus nombreux que les éléments
présents. Jesús Ibáñez recommande un groupe de cinq personnes au minimum et
d´entre sept et dix au maximum.
En deuxième lieu, un groupe de discussion naît de la détermination des
caractéristiques des participants, des contacts qu´ils établissent entre eux et du choix
d´un local. Pour déterminer les participants, on sélectionne des individus appartenant
aux zones limites de l´espace social. Selon le thème à étudier, il est intéressant de
déterminer les groupes sociaux les plus traditionnels, ou bien ceux qui le sont le moins,
ainsi que les groupes sociaux qui, en raison de changements de vie ou de contexte
social, sont susceptibles de modifier leurs conceptions de la réalité. Les personnes
sélectionnées doivent se regrouper selon des critères d´hétérogénéité et d´homogénéité.
La limite maximum d´homogénéité est constituée par quelqu´un qui ne réunirait que
des clichés, de même que la limite de l´hétérogénéité est constituée par quelqu´un qui
ne s´exprimerait que par un discours inintelligible pour les autres : un idiot et un fou,
comme dirait Jesús Ibañez; et ce toujours en prenant en compte le fait que de telles
caractéristiques dépendent de facteurs sociaux. Un individu confronté à un marché
social auquel il veut uniquement plaire devient un idiot tandis qu´un individu habité par
un univers intime et social fait de thèmes et d´interlocuteurs radicalement détachés finit
par exprimer des propos inintelligibles pour les autres —et ça, c´est un fou. Le groupe
doit exclure de tels individus et introduire des personnes dotées de différences qui
permettent la conversation (Ibañez expliquait qu´on ne peut pas mélanger parents et
enfants, citadins et ruraux, des hommes et des femmes de certains endroits de l´espace
social —soumis à des séparations rigides entre les sexes— ou encore des propriétaires
et des prolétaires). Pour contacter les participants du groupe, on utilise les réseaux
sociaux existants, non artificiels, et l´on veille à ce que les participants ne soient liés ni
entre eux, ni avec le coordinateur de la réunion. Un professionnel doit se consacrer à
cette tâche : de ce fait, on évite —grâce au recours aux réseaux sociaux établis— que
l´appel à la participation ne soit influencé par la seule chose qui intervient dans nos
vies sans qu´on puisse le prévoir (le pouvoir) et que —grâce à la règle de non lien entre
les membres et le coordinateur de la réunion— l´histoire des relations préexistantes ne
submergent les relations internes que doit engendrer le groupe. Enfin, l´espace où se
développe le groupe doit avoir une organisation écologique spécifique (les dispositions
des tables et des chaises, comme l´enseigne la phénoménologie sociale de l´espace,

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créent leurs propres dynamiques) et est doté de marques spécifiques dont il faut prévoir
l´effet sur le groupe : comme lieu de réunion, un local politique entraîne une
dynamique différente que celle suscitée par un hôtel.
Combien de groupes faut-il réunir? Il ne s´agit pas d´un problème de quantité
—il ne s’agit pas d’une logique de représentativité statistique— mais il s´agit plutôt de
la prévision des variations possibles qui peuvent être établies sur un thème dans une
catégorie sociale déterminée —et, bien sûr, il faut disposer des ressources nécessaires
pour pouvoir réunir les groupes—.
Le groupe commence à fonctionner autour d´un thème de débat qui peut être
posé ouvertement ou qui peut être suggéré par un problème qui l´englobe. Si l´on pose
le sujet ouvertement, on restreint les connexions que peut suggérer le thème, c´est à
dire que le réseau de liens qu´il évoque dans le cadre quotidien du discours peut
s´évaporer et, deuxième problème, des réponses rationalisées et préfabriquées peuvent
se déclencher. Le modérateur ne doit pas participer à la discussion pour ne pas la
provoquer; le tout en démontrant qu´il reçoit et consigne tout sans juger.
En groupe, les personnes réagissent en voulant imposer leur point de vue. Si la
captation et la distribution ont été réalisées correctement, ce sera difficile : chacun aura
les moyens de défendre sa propre opinion. La session se termine à partir du moment où
le thème s´effrite et où les clichés commencent à se répéter : on peut prévoir une heure
et demie environ.
Pour interpréter un groupe, insistait Ibañez, il n´y a pas de recette standardisée.
En premier lieu, l´analyste doit constamment surveiller ses propres fantasmes
personnels et éviter de les projeter sur le groupe. En deuxième lieu, l´analyste réduit
une quantité énorme de données à des unités d´analyse en sélectionnant un cadre
d´interprétation spécifique —un espace théorique— à partir duquel il va travailler ce
matériel. Comment choisir cet espace théorique? Il y a trois possibilités, expliquait
Jesús Ibañez en s´appuyant sur Noam Chomsky : soit on décide automatiquement
d´appliquer une théorie à un matériel (dans le cas, par exemple, des sciences
gouvernées par un seul modèle); soit il existe différentes théories et selon le matériel,
on applique l´une ou l´autre (c´est le cas des sciences qui admettent plusieurs modèles
selon les multiples niveaux de connaissance auxquels elles se consacrent); ou bien,
pour finir, il existe plusieurs modèles et chacun d´entre eux présente des avantages et
des inconvénients : le choix du modèle à appliquer dépend d´une évaluation prudente
qui ne peut jamais nous satisfaire pleinement. En sciences sociales, on peut penser qu´il
existe des niveaux d´analyse qui requièrent des théories à échelles différentes (plus
micro, plus macro) mais, surtout, que chaque univers théorique ne permet pas de voir
les mêmes aspects dans le matériel. Dans ce dernier cas, aucune option n´est parfaite et
la pire des options est sans doute l´éclectisme et la confusion. Choisir le cadre
théorique ne relève pas d´une science exacte.
Cette analyse se fait sur trois niveaux. Dans un premier niveau, il s´agit de voir
ce que les sujets disent à travers leurs différents usages de la langue. Et les sujets
parlent en exprimant leur mode de concevoir la vérité : premièrement, en se référant
aux objets et aux sujets qui peuplent le monde, c´est à dire, en ordonnant leur réalité
quotidienne d´une manière spécifique; deux, en jouant avec la langue, autrement dit, en
se référant à la langue en elle-même pour faire différents effets de langage (ainsi donc,
les discours contiennent une dimension poétique); trois, en traçant des patrons
argumentatifs déterminés selon des logiques spécifiques qui peuvent relever de
raisonnements de type moral, probabiliste ou d´enchaînement logique d´arguments; et
quatre, les sujets s´expriment en répétant des lieux communs qu´ils partagent avec les
autres et grâce auxquels ils peuvent vivre en société et consolider le monde qui les

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entoure.
Le deuxième niveau d´analyse consiste à établir les différentes dimensions
expérimentales qui constituent un texte. Lorsqu´un sujet parle, il peut exposer son
expérience biographique, ses obsessions libidineuses, sa place dans les relations de
domination, sa maîtrise de certains modèles discursifs —par exemple, scientifique ou
rhétorique—, ce qui renvoie à un capital culturel spécifique. L´analyste doit essayer de
capter chacune de ces dimensions et d´organiser les données d´après des modèles
théoriques pertinents.
En troisième lieu, un groupe de discussion est la réunion d´un ensemble de
discours et d´un ensemble de conditions vitales d´existence. Les discours et les
conditions matérielles prennent la forme de narrations spécifiques qui nous permettent
de vivre, de justifier notre manière de vivre et d´essayer d´en changer.

Un champ intellectuel dominé et le poids du capital

philosophique

Comme tous les domaines intellectuels périphériques, le monde sociologique


espagnol se fonda vers le milieu des années 60 sous l’impulsion de courants extérieurs.
Chaque étiquette nationale avait ainsi un univers de significations associées :
fonctionnalistes et conservateurs en provenance des États-Unis, progressistes et
critiques arrivant de France ; la formation culturelle allemande, toujours respectable,
avait, quant à elle, cessé d'être dominante. L'espace national qui ne produisait ni de
débats spécifiques ni de clivages, était plutôt exposé aux labels et aux doctrines
importés pour faire face aux concurrents internes. La vie sociologique espagnole était
ainsi, dans une certaine mesure, l'écho des innovations théoriques de métropoles
intellectuelles.
Le monde sociologique espagnol possédait des propriétés institutionnelles qui
confortaient ces excès intellectualistes. D'une part, les systèmes d'entrée à l'Université
faisaient obstacle à la production intellectuelle. Pour être admis comme professeur
d'Université, on devait réaliser des « mémoires » d’habilitation qui exigent un étalage
d'érudition pour présenter « concepts, sources et méthodes » de la discipline.
L'encyclopédisme, la surabondance de citations, la référence pompeuse aux auteurs et
aux théories, la tentative pour introduire une certaine nouveauté importée qui

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surprendrait - mais prudemment - diminuaient l’ardeur des sociologues envers la
recherche empirique et consolidaient la dépendance des sciences sociales envers les
manières (et non les contenus) plus scolastiques de la philosophie, ce dont témoignent
l’obsession des filiations intellectuelles et le byzantinisme conceptuel (De Miguel,
1974 : 16-17).
Pendant la période où Ibáñez reçoit sa formation intellectuelle initiale, les
ressources philosophiques étaient encore extraordinairement rentables. Il y avait une
raison institutionnelle à cela : la licence de sociologie n'existait pas en Espagne et une
bonne partie des sociologues venaient des chaires de Droit politique (par exemple,
Enrique Tierno Galván) ou de domaines marginaux du monde académique de la
philosophie universitaire (José Luis López Aranguren occupait ainsi une chaire
« Éthique et Sociologie »). Les frontières entre la philosophie spéculative et la
sociologie étaient très ténues et le passage de l’une à l’autre était donc fréquent.
Le problème de la légitimation de la position se posait à Jesús Ibáñez et à tous ceux qui
entraient dans la « bohème sociologique critique ». Amando de Miguel (De Miguel,
1974 : 152), représentant de la sociologie américaine fonctionnaliste, illustrait bien les
dangers auxquels faisait face le groupe d'Ibáñez. Ses membres étaient jugés
« afrancesados », incapables d’écrire ou n’écrivant que dans un langage crypté et
recherchant des grandes synthèses… Et le plus important est qu’ils n’apparaissent pas
comme de vrais sociologues, entre autres, parce qu'ils n’avaient pas fait de voyages de
formation à l’étranger (le capital d'importation est à nouveau ici une clé des divisions) :
« Je crois que je ne commets pas un grave péché d'imprudence si je dis que celui qui n’a
pas reçu une formation intellectuelle à l’étranger ne sait pas faire de recherches... ou
alors, c'est un véritable génie ».
De quelles ressources Jesús Ibáñez et son groupe disposaient-ils pour acquérir
davantage de reconnaissance intellectuelle ? Le domaine sociologique espagnol était
composé d’au moins trois pôles de reconnaissance possibles. Le pôle de reconnaissance
marchand, d'une part, faisait valoir dans ses différents secteurs aussi bien la sociologie
« américaine » d'un Amando de Miguel que celle représentée par Jesús Ibáñez : chacun
avait ses clients et les biens offerts par « l'école qualitative » n’ont pas cessé d’être
loués. Le pôle de la reconnaissance institutionnelle renvoyait clairement le groupe
d'Ibáñez à une position de faiblesse face à ses concurrents (bien qu’Ibáñez n'ait jamais
perdu l'appui d'éléments clés dans la reproduction du monde universitaire espagnol).

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Restait le pôle de reconnaissance strictement disciplinaire. Le courant
institutionnellement dominant importait les méthodes de la sociologie américaine, dans
un certain sens, les méthodes de la sociologie moderne. Ibáñez lui-même le savait et
José Antonio Salgado (Salgado, 1997 : 219) rappelle les discussions avec lui autour de
Paul Lazarsfeld et John Galtung. Il rappelle aussi la compétence d’Ibáñez dans le
langage des tabulations informatiques, ses lectures de Raymond Boudon ou sa
fréquentation à Paris du séminaire d'analyse statistique des correspondances animé par
Jean-Paul Benzècri.
Quant au reste, les ressources philosophiques étaient fort prisées dans le monde
académique espagnol. Et sur ce terrain, le « positivisme » n'a jamais été doté d’une
valeur intellectuelle importante. L'avantage du groupe d'Ibáñez par rapport à ses
concurrents (1) - par exemple, Amando de Miguel - était considérable. Deux voies
alternatives étaient possibles. La première consistait à assumer - explicitement ou
implicitement - les reproches, et à « standardiser » la pratique sociologique de « l’école
critique » elle-même. La deuxième consistait à combattre le modèle de recherche
« américain » et à se servir des compétences philosophiques pour stigmatiser ses
concurrents. C’était cette dernière qui fût adoptée par Ibáñez.
Ainsi, Ibáñez orientait le débat sur des questions méthodologiques et sur une
récusation épistémologique de la philosophie implicite du « quantitativisme ». Marx et
le marxisme de l’école de Francfort (reçus par la génération de 56) perdaient du poids
dans le domaine intellectuel espagnol et il était nécessaire d'insister sur d'autres discours
critiques (plus en accord avec la génération de 68). Ibáñez, lecteur de Foucault et de
Baudrillard, était bien formé pour cela, bien plus que le marxiste Alfonso Ortí. Le
philosophe de Poitiers était une valeur intellectuellement en hausse en Espagne, et il
bénéficiait d’une auréole gauchiste. Légitimité intellectuelle d’avant-garde et « aura
critique » : ces deux éléments vont permettre à Ibáñez d’obtenir le soutien d'autres
fractions du monde intellectuel et de conquérir de nouveaux publics étudiants et
professionnels qui arrivaient aux nouvelles sections de sociologie des facultés à partir
des années 70.

Pôles de légitimité et position des écoles sociologiques dans la première moitié des
années 70

1) Voir l’autoportrait d’Amando de Miguel (De Miguel, 1973 : 154) comme le sociologue « le plus
éloigné de la philosophie ».

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Pôles de Légitimité Légitimité dans Légitimité Légitimité
légitimité des marchande le champ institutionnelle théorico-
écoles sociologique philosophique
sociologiques
Sociologie Haute Haute Haute Faible
quantitative

Sociologie Haute Très discutée Faible Haute


critique

La sociologie critique sous couvert d’un postmodernisme hybride

Jesús Ibáñez a soutenu sa thèse de doctorat en même temps qu'il accédait à


l'université - il y était retourné à la fin des années 60. Ce texte, devenu en Espagne un
classique de la sociologie qualitative, et intitulé Más allá de la sociología (Au-delà de la
sociologie) est une solution de compromis entre trois types de lignes de force qui furent
à la fois les obstacles et les conditions de possibilité de Jesús Ibáñez (1979).
Ce livre se structure autour de trois axes : une théorie sociale reposant sur les
idées de Claude Lévi-Strauss, de Jean Baudrillard et de Jean-François Lyotard ; une
épistémologie inspirée de Foucault et de Baudrillard, mais qui a comme base la vision
de la philosophie phénoménologique qu'il avait acquis lors de sa première formation
universitaire ; une proposition d'intégration des techniques de recherche sociale et de
leurs niveaux d'application (avec une explication opératoire du fonctionnement du
groupe de discussion).
Trois discours qui coexistent sans être logiquement bien articulés, auxquels
Ibáñez intègre trois publics. D'abord, l'avant-garde intellectuelle de l'époque
(«poststructuraliste et nietzschéenne»). Ibáñez récupérait ses premières ambitions
intellectuelles (quand Ibáñez était jeune, dit son compagnon Alfonso Ortí, il était « un
philosophe spéculatif et libertaire ») et était sur le point d’obtenir une position
académique privilégiée. Le livre contient tous les traits de la « parataxe intellectuelle » :
les doctrines sont juxtaposées sans liaison rationnelle entre elles (Cusset, 2003 : 233-
237, Adorno, 2003 : 458-463). On peut penser qu’une des raisons sociologiques de la

12
« parataxe » est le désir de capter l’attention de publics hétérogènes ; une autre est sans
doute l’incapacité de digérer d’une manière originale les produits intellectuels importés.
La théorie sociale française et, surtout, la « sociologie radicale » de la
connaissance étaient la marque d’appartenance d’Ibáñez à la nouvelle génération
philosophique nietzschéenne. Cette « sociologie » lui permettait de recycler les vieilles
leçons de ses maîtres philosophes d’après-guerre (2) : confrontées à la réflexivité, les
sciences sociales devinrent aussi faibles que la pire des philosophies ; les chercheurs en
sciences sociales prétendent parler de savoir alors qu’ils s'occupent seulement de la
région mesurable de l'être ; ils veulent catégoriser avec objectivité, mais reproduisent
seulement la scène institutionnelle originaire dans laquelle on a élaborés ses techniques.
Une bonne partie de au-delà de la sociologie pourrait donc être lue comme un « en
deçà de la philosophie ».
Ce discours bénéficiait d’une légitimité académique - mais surtout intellectuelle
- considérable : il tenait ensemble les prénotions savantes qui ont façonné une bonne
partie des sociologues formés au croisement de Zubiri et du fonctionnalisme (ces
prénotions savantes avaient été consolidées par le système espagnol de concours). Il
favorisait aussi une assimilation au niveau au nouveau « nietzschéisme libertaire »
dominant dans l'avant-garde philosophique et dans les publics académiques et
intellectuels d'Ibáñez. Pour les sociologues, ce discours était un peu suicidaire : dire que
la sociologie légitimait la société bourgeoise n'aidait pas la discipline à maintenir la
croyance dans son propre travail ni à délimiter un espace propre par rapport à la
philosophie. Dans le territoire particulier de la sociologie de marché - dans laquelle on
avait développé et utilisé le groupe de discussion - où la sociologie devait s’offrir aux
commanditaires comme un outil, ce discours était insupportable.
Deuxièmement, Más allá de la sociología fait le pari de « l’Ecole de Francfort »
d’être une sociologie à la fois critique et scientifique : pour les avant-gardes
académiques, ce discours était certes dépassé, mais il était encore nécessaire pour ceux
qui croyaient encore aux valeurs anciennes, c’est-à-dire en fait pour une bonne partie de
l'environnement quotidien politique et intellectuel d'Ibáñez.
Ce discours avait une légitimité sociologique évidente : il intégrait la sociologie
critique au cadre commun de la sociologie et offrait une analyse logiquement plus
puissante : l'insistance sur la complémentarité qualitatif/quantitatif permettait la

2) Ils avaient importé d’Allemagne cette sociologie de la connaissance.

13
coexistence motivée et pratique de la production de données. Le discours - déjà
académiquement fragile - de la génération « éclairée et critique » de 56 bénéficiait ainsi
d’un aggiornamento. Finalement, le livre permettait à Ibáñez de relier son milieu
intellectuel d’origine et celui des « sociologues pratiques » tout en leur offrant une
légitimation académique de son travail : le livre contient une présentation minutieuse de
la technique du groupe de discussion.
L'aspect « inclassable » de Jesús Ibáñez vient de sa capacité à faire jouer
différents types de mondes sociaux et systèmes de classification dans son texte. La
structure logique de celui-ci s’en ressent, mais il est compréhensible que le texte puisse
fasciner toute une génération de sociologues. Lorsqu’un auteur écrit, il transmet non
seulement des idées, mais aussi une expérience sensible du monde ; nombre de lecteurs
identifiaient les contradictions vécues d’une génération, les différents mondes sociaux
mis en relation et la succession biographique particulière qui leur était commune. Le
texte fait vivre et revivre des expériences sensibles dans un style chargé de noms et de
théories, signes angoissants à suivre logiquement, riches de courbures théoriques et
d’allusions politiques dans lesquelles beaucoup trouvaient au moins une partie sinon
tout ce qu’ils cherchaient : le sociologue marxiste Alfonso Ortí y voyait un génie
socratique aventureux et libérateur, le psychanalyste lacanien Francisco Pereña saluait
l'homme qui l’avait invité à philosopher, le sociologue militant reconnaissait un
discours pour comprendre l’imprévu quotidien (« il n'y a pas de science de l’individu »)
; les essayistes de société, trouvaient un livre qui enseignait que comme tout était très
complexe, on pouvait dire beaucoup de choses à la fois et changer en très peu de temps ;
le sociologue professionnel trouvait des techniques éprouvées avec une garantie
intellectuelle légitime ; les philosophes « radicaux » voyaient un disciple hispanique des
grands Maîtres de « l'ordre du savoir=pouvoir et la science=ouverture technique de
l'être » ; le sociologue théorique découvrait une ouverture à la modernité intellectuelle
de sa discipline ; les militants de gauche appréciaient l’intellectuel leur apprenant à se
méfier des « comptes » statistiques comme s’il s’agissait de simples contes (de fées), et
enfin, les sociologues de marché « qualitatifs » se félicitaient d’une légitimation
académique de leurs savoirs artisanalement féconds.

Au-delà de la sociologie : positions théoriques et légitimité dans les différents marchés


de Ibanez
Positions Génération de Génération de 56 Génération de 68
philosophiques l’après-guerre

14
Options de Science alternative Science productrice
légitimation Analyse du pouvoir
ontologique de la (récupère les
science catégories de la
(récupéré par la génération d’après-
génération de 68) guerre)
Légitimité au sein Moyenne (contesté Haute Limité (faible)
du champ par les
sociologique quantitativistes)

Légitimité Haute Basse (après 68) Haute


académique
Légitimité Moyenne (il Haute Nulle
marchande s’installe
progressivement sur
le marché)

Philosophie : aller-retour

Au fur et à mesure qu'il obtient une consécration intellectuelle, Jesús Ibáñez


renforce son aspect plus théoricien et abandonne progressivement la sociologie (sur le
plan intellectuel, mais pas institutionnel). La structure de son travail pour l’obtention
d’une chaire de sociologie - travail publié ultérieurement sous forme de monographie
(Ibáñez, 1985a) - est très significative : il passe de la « sociologie critique » à une
« critique de la sociologie » - ceci dit, il dénonce ce qui est empirique et parie sur
l'analyse « des conditions transcendantales de la connaissance ». Autres traits : la
présence démesurée d'auteurs de la postmodernité hexagonale, un recours de plus en
plus réduit à l’argumentation sociologique...
Grâce à une utilisation exubérante de la philosophie des mathématiques et de la
logique formelle, - un sociologue « qualitatif est un quantitatif qui connaît les
mathématiques » (Ibáñez, 1985b : 88) -, Ibáñez détournait ses critiques surtout vers la
sociologie officielle. Il introduisait également dans la sociologie théorique espagnole le
débat sur la « réflexivité ». En combinant Foucault-Heidegger avec la théorie des
systèmes, Ibáñez faisait valoir que les dispositifs de mesure permettent au pouvoir de
connaître les incertitudes de la vie sociale.
Les questions d'Ibáñez revêtaient de plus en plus un caractère philosophique :
Qu’est-ce que la société ? Comment est-il possible de connaître en tenant compte des
possibles effets relativistes de la paire Heisenberg-Gödel et les effets de savoir-pouvoir

15
dénoncés par Foucault ? Ces questions étaient des sophistications de deux idées
qu'Ibáñez acquit dans son contact intellectuel avec la philosophie d’Ortega et Zubiri
(« la question de l'essence » et « le dépassement des sciences sociales par le recours aux
sciences dures »). Au fur et à mesure qu'elle progresse dans sa consécration
intellectuelle, la pensée d’Ibáñez devient un chapitre de la réception espagnole de
Heidegger et de ses compositions particulières avec la cybernétique et la postmodernité.
La trajectoire d’Ibáñez présente une combinaison singulière de consécration
institutionnelle, intellectuelle et de créativité. Ibanez a connu les deux formes de
consécration. Si l'autonomie créatrice peut se définir par le pouvoir de modifier l'espace
des possibles intellectuels, il est certain qu’Ibáñez a été capable de le faire lors des
premières phases de sa trajectoire, mais pas dans la suite.
En effet, dans le cas d’Ibáñez, la plus faible autonomie créatrice a été associée à
la plus haute consécration institutionnelle et à la plus grande reconnaissance parmi ses
pairs. Cette situation aide à poser des questions intéressantes à propos d’une
anthropologie des intellectuels. La reconnaissance a permis à Ibáñez de se concentrer
sur « sa propre pensée » ainsi qu’à éliminer la tension discursive propre au spécialiste.
Ainsi, il s’est concentré sur les interlocuteurs virtuels qui l’ont conduit vers les
interrogations les plus philosophiques de la sociologie. Il a atténué la tension entre le
monde de la « sociologie critique » et celui de la « sociologie professionnelle ». La perte
de ces univers de référence lui a fait perdre les différents espaces de référence qui font
de Más allá de la sociología une œuvre passionnante. Ibáñez est ainsi devenu une
simple variante sociologique d’un courant installé dans le champ philosophique
espagnol.

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Formes de Consécration Consécration Autonomie
consécration institutionnelle intellectuelle créatrice
Phases de
trajectoire

Sociologie Faible (expulsion Discutée Haute (invention du


marchande de l’université) groupe de
1957-1969 discussion)
Insertion dans Moyenne (accès Discutée Haute (synthèse
l’université tardif) théorique de trois
1969-1983 mondes sociaux)
Accès à la chaire Haute Haute Faible (épisode de
1983-1992 l’importation de
Heidegger et de la
cybernétique)

Conclusion

Que reste t-il du travail empirique effectué par Ibáñez ? Presque rien dans les
œuvres qu’il a remises à la maison d’édition. Pourtant, Ibáñez a étudié en premier lieu
les transformations de la société espagnole. Les quelques exemples empiriques auxquels
il a eu recours revêtent une grande pertinence sociologique : soit dans ses réflexions
concrètes sur la pratique du groupe de discussion, soit en analysant les résultats des
recherches effectuées. Trois clés permettent de comprendre le refoulement de sa
personnalité intellectuelle.
La première, évidente, concerne la légitimité de la philosophie dans les sciences
sociales au moment où Ibáñez a été formé. Cette légitimité a permis à une bohème
critique de se libérer des décrets d'excommunication de la sociologie dominante.
Légitimité renforcée chez Ibáñez par une consécration croissante en tant que
« penseur » qui l'a entraîné à suivre les mouvements de nouveauté dans la pensée
d'avant-garde (surtout parisienne).
La deuxième réside dans la structure d'un champ intellectuel dominé. Structuré
par des catégories nationales « surdéterminantes » (français et américains s'opposent
comme critique et conservatisme), il oblige les dominants du champ « colonisé » à
suivre les mouvements de son pays de référence. Ils empêchent ainsi de se donner des
objets propres d'analyse et de réflexion. Les effets d' « allodoxia » font le reste : peu
informée des mondes sociaux qui soutiennent les divisions théoriques dans les pays
d'origine, la production intellectuelle dans les pays dominés est un trop grand mélange

17
pour être accueilli dans la métropole intellectuelle et prend la forme d’un discours
réchauffé ou inconsistant. Un exemple frappant : Ibáñez (Ibáñez, 1990b : 18) peut
présenter Michel Maffesoli non comme « un sociologue, mais comme le sociologue. Le
discours d'une grande partie des sociologues est égocentrique. Ce qui l'unifie est le point
de vue du sujet. Entre eux, la communication relève seulement d'une école. Le discours
de Maffesoli est logocentrique. C'est l'objet qui unifie son discours. Il met l'accent sur
l'environnement. ». Et presque en même temps, il se réfère à Bourdieu de la manière
suivante : « Bourdieu est, probablement, le sociologue le plus solide de notre temps. Il y
a des auteurs brillants et éphémères : leur lecture nous éblouit, mais la trace qu'ils
laissent est vite oubliée. Il y a des auteurs opaques et durables : leur lecture ne nous
marque guère, mais laisse une trace qui s'approfondit avec le temps. Les uns sont
fluides ; les autres, solides. Les premiers parlent – quel que soit le sujet – d'eux-mêmes ;
les seconds parlent de l'univers dans lequel nous vivons. Lorsque nous lisons, par
exemple, Baudrillard, notre attitude est de voir ce que dit Baudrillard sur telle ou telle
chose. Lorsque nous lisons Bourdieu, notre attitude est alors de voir comment est la
chose dont parle Bourdieu » (Ibáñez, 1988). La définition est pratiquement identique,
mais entre le directeur de thèse d’Elisabeth Teissier et Bourdieu, il existait d’ ores et
déjà de profondes différences. Assurément, comme nous l’avons dit, le résultat
totalement improductif, et même dérisoire, vient souvent de l’importation des divisions
des différents champs nationaux. En outre, comme je l'ai soutenu ailleurs (Moreno
Pestaña, 2005), les visions indigènes des divisions intellectuelles de même que les
visions étrangères recèlent des atouts et des dangers. Les premières connaissent de près
le contexte où apparaît une pensée et recueillent plus facilement sa nouveauté ; mais
elles tendent aussi à transformer des différences sociales, résultats d’antagonismes non
scientifiques, en grandes divisions intellectuelles, en se protégeant par des idiolectes qui
contiennent des divergences de fond très pauvres. Les secondes, qui ont le mérite de lire
les textes de manière plus naïve, courent le risque de rassembler ce qui ne peut ni doit
être uni. Et Ibáñez dépendait trop de son personnage d'importateur de grands noms à ce
moment de sa vie pour s'en rendre compte.
Finalement, les stratégies propres aux avant-gardes philosophiques de
dépassement (« il faut être absolument imprévisible ») des pôles théoriques sont la
condition pour maintenir l’avantage. Au fur et à mesure qu’ils sont consacrés, les
intellectuels des pays « dominés » cessent de penser leur propre société et ferment les
portes à une création originale. Même si, comme dans le cas d'Ibáñez, tout laisse penser

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qu'il était exceptionnellement bien doté pour cela. En devenant un maillon de
l'importation des mouvements intellectuels de la métropole, il est devenu aveugle à ses
propres potentialités intellectuelles : créations virtuelles, elles dorment peut-être dans
les abondants rapports scientifiques non publiés par son auteur.

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