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Introduction

Georges Roqu e

E n vertu de quel comp lexe la S ein e et la Charente ont-


elles tenu à de ven ir « maritim es » p ou.r ne plus être
« inférieures » ? De m ême les r( basses » Pyrénées. deve-
nues « atlantiques . , les « basses » Alpes devenues « de
Hau te-Provence » et la Loire « inférieure » d evenue
« atlantique » . Par contre, et pour un e rai son qui
m 'échappe, le « bas» Rhin ne s'est touj ours pas offusqué
de la proximité du « ha ut » ,
On remarquera, de m êm e, qu e la Marn e, la Savoie et
la Vienne ne se sont jamais sen ties h umil iées par l'exis-
tence de la Haute-Marne, de la Haute-S avoie et de la
Haute-Vien ne, ce qui devrait vouloir di re quelq ue chose
quant au rôle d u marqué et d u non marqué dans les
classifications et les hiérarchies.
Georges Pérec, Penser / Cla sser

Art majeur, art mineur : ces catégories t entent, d'une façon qui
n'est pas complèteme nt sat isfaisante, de r endre compte d'une oppo-
sition fortement ancré e dans le monde ang le-saxon , m ais pour
laquelle la lan gu e française ne possèd e pa s d'équival en t : high an d
low . Ces te r mes d'u sag e de plus en plus cou ra nt - une recherche
dans les banqu es de données amé ricai nes donne u n nom bre chaque
jour croissant de rép onses - présente le mérite de poser explicite-
ment le prob lème de la hiérarchie en art, ce qui ne veut pas dire,
t ant s'en faut , de le résoudre.
La langu e française est plus retorse. S'i! existe bien des arts dit s
« mineu rs • (les a rts « décorat ifs • J, on ne parle pas en revanche
d'art « maj eur . , de sorte que c'est plut ôt l'équiva len t de high art
qui nous fait défaut. Pour l'évoquer, force est d'utiliser une péri -
phrase : « art avec un grand A ", « Art avec m ajuscul e . , « l'art

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comme tel », Ce qui ne veut pas dire, loin de là , que nous ne connaî-
t rio ns pas de hiérarchie, mais plutôt qu 'elle prend dan s la langue
un e forme di ffére nte . En fait, ce qu i s'oppose, en frança is, aux arts
mineu rs, est l'a rt tout court, et l'art au singulier. Il es t en effet frap-
pant de rem arquer la différence hiérarchiqu e qui est faite ent re
l'art (com me te l), et les a rts, flanqués d'une épithète : arts décora-
tifs, arts populaires, arts primitifs, arts min eurs, etc. Le seul fait
d'accoler au terme .. a rt . un qualificatif est déjà un e marque dépré-
ciative, un signe de minoration, comm e si l'art .. tout court " se suf-
fisai t à lu i-même, en donnant l'illusion de s'a uto-défini r en qu elque
sorte. C'est pour rompre cette dissym étrie entre art et arts min eurs
qu e nous proposons d'introduire , en dépit de ses in suffisances, l'op-
position ent re a rt majeur et art min eu r.
Quelque commode qu'elle soit, cette opposition n'e n a pa s moins
deux défauts .. majeurs » , Le premier est que la catégorie dép récia -
tive d'arts mineurs exis te déj à , mêm e si elle te nd à tomber en
désuétude, remplacée par celle d'art décorati f ou art industriel". De
plus, parler de deux blocs, « majeur . et " mineur " revient à faire
du second une catégorie fourre-tout comprenant des formes artis-
ti ques hétérogèn es : arts populaires, arts de masse, arts folklo -
riques, artis anat, a rt régional , arts primitifs, arts « ethniques ",
etc., dont les fron tières se recoup ent parfois, selon les découpages
don t procèdent ces notio ns, souvent critiquées, bien qu e d'emploi
toujours courant. Quant au premier, son ext ension est également
fluctu ante, dans le temps comme dans l'espace, pou r ne rien dire
des front ières entre les deux. En reconduisant ces deux grandes
catégories, n'est-on pas en train d'ent ériner une division culturelle
produite par le systè me , au lieu de la mettre en qu estion ? On
répondra qu e le risqu e est certes toujours présent, mais qu'il
convient de l'assumer a u lieu de prétendre efface r d'u n coup une
oppos it ion largement prése nte dans les débats. Feindre de l'ignorer
serait encore pire. Au ssi faut-il l'affront er, et pour ce fai re les caté-
gories de majeur et de mineur peuvent s'avérer ut iles, car les

1. Louis Réau écrivait à ce propos que l'art décoratif ou industriel . comprend


les industries de l'ameublement, du costume, l'orfèvrerie , la céram ique, qu'on
classait autrefois sous le terme dédaigneux. d'arts mineurs . , Dictionnaire
ill ustré d'art et d'arch éologie, P ari s, Larousse, 1930, art. « Décoratif (Art) " ,
p. 142. Conséq uent avec lui-même , Réau n'avait pas inclus d'entrée .. arts
mineurs ».

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termes sont, à dessein, s uffisamment caricat uraux pour que leur
usag e lai sse entendre - du moins fau t-il l'espérer - ce qu i en eux
fai t problèm e. Qu'il soit don c clair que leur emploi ne vise pas à
ca utionner la hiérarchie de va leur qu'ils implique nt, mais à la d ési-
gner expliciteme nt comme l'objet même qu 'il s'agit d'a nalyser de
façon critique. Pour accent uer cet te dimen sion critique , « majeur "
et « mineur " seront désormais mis ent re gu illemets , faute d'un
marqu eur d'ironie qu i fait cruellem en t défau t à la lan gu e.
En empru ntant cette opposition - comme bien des concepts en arts
plastiques - au monde de la musique, il s'agit aussi de suggérer que
la différence entre art majeur et art mineur est peut-être moins une
différen ce ontologique, que modaleè. Au reste, comme le rappelle ici
même Dan iel Arasse, la théorie musicale des modes est aussi un des
points de départ de la hiérarchie des genres en peint ure.
Cependant, par-del à la musique, les modes majeur et mineur font
appel - tout comme high et loto - à des catégories cognitives qui
struct ure nt leu r fonction hiérarchique. Maj eu r/mineur re pose sur
l'opposition grand/petit - ne parle-t-on pa s de « grand art " face
aux art s mineurs ? - ce qui r en voie à une hiér archi e ba sée sur la
croissance biologique : les arts « mi ne urs » seraient donc inférieurs
en ceci qu'ils n'au rai en t pas encore atteint la « majorité » propre
aux arts « majeu rs » , C'est donc un schème cognitif, la métaphore
biologique de la croissance, qui nous aide à classifier des ra pport s
hiérarchiques. C'est au ssi une cat égorie cognitive, elle également
profondément a ncrée dan s n os schémas corporels - « em bodied »
- qui st ructu re l'opposition entre high et loto : la verticalité. Dan s
to utes les expressions idiomat iqu es qu' elle véhicule da ns de nom-
breuses langues , le « hau t " représente la valeur positive et le
« ba s " la valeur négative, de sorte qu e cette opposit ion est celle qui,
mi eux que tout autre, permet de sign ifier des r elations h iérar-
chi ques, le h aut étant constamment associé à un rang élevé dans la
hiérarchie sociale, le bas à un st atut inférieurê. Ains i, on le voit , la

2. Cf. sur ce point D. Chateau, « "Un artiste peut très bien couper un sa lami
aussi 1" Réflexion s philosophique s sur quelques modes artistiques peu ou prou
mineurs ", dans Le mode mineur de la création (sous la direction de R. Conte
et J .-Cl. Le Couic), Lyon, Aléas , 1996, p. 31-48.
3. Pour adapter ici librement à la langue française les propos extrêmement sti-
mulants de G. Lakoff et M. Johnson, on oppose la « grandeur .. à la fo: petit esse ",

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hié rarchie s'expri me au travers de catégor ies cognit ives . Aussi une
ré flexion sur les hiérarchies en art se doit- elle d'être également
attentive aux catégories qui nous servent à expri mer ces relations
hi érarchiques . Et te l est précisément un des object ifs de cet OUvra-
ge : entamer une an alyse des catégories et des classifications à par-
tir desquelles nous pensons les rela t ions hi érarchiques.
En effet , si l'opposition entre high et loto présente l'avantage d'af-
ficher explic itement l'axe de verticalisation constamment mis en
œuvre pour exprimer des rapports hiérarchiques, cela ne veut dire
que ceux qui l'emploient réfléchissent au contenu hiérarchique
qu'elle expri me, ni aux formes qu' elle prend. Bien au contraire, il
se mblerait que, du fait que cette hi érarchie s'éno nce cla ire me nt
dans les termes ut ilisés, ceux qui l'emploient se croient par là
même dispensés d'en justifier ou d'en analyser l'usage. Il est ainsi
frappant de constater que la hiérarchie qui sous-te nd la différence
entre majeur et mineur, high et lou: est rarement disc utée, et enco-
re moins mise en question. Aussi est-ce un autre des objectifs du
présent ouvrage de combler cette lacune criante.
Pour n'en donner qu 'un exemple, l'exposition précis ément intitu-
lée High and Loto, et qu i a fait beaucoup pou r populariser l'expres-
sion dans le champ a rtistique , n'a ja ma is mis en que stion cette hi é-
rarchie . Bien au contraire, elle n'a servi qu 'à la re nforce r. Les com-
missa ires de l'exp osition n'ont jamais caché que l'art « maj eur "
consti tu ait leur prin cipal centre d'in t ér êt'[. En fait, la « philoso-
phi e » , si l'on peut dire, dont ils se réclament est d'une in croyable
ingénuité; disons, pour être plus juste, qu' elle a ppa raî t surtout
telle après le form idabl e tollé d'indignation qu e l'exposi t ion a sus-
cité . Gauchissant l'opposition entre high et loui pour en fai re deux
mond es qui aura ient toujours été complè tement hermétiques, et
l'art min eur exclu de toute attention parce q u'inférieur, leur
apport, consi ste, à leurs yeux, à mont rer que l'art m ineur n'est pas

on .. monte ... dans la hiérarchie , du .. bas ... de l'échelle jusqu'au .. sommet ... de
la carrière, et il est malheureuse ment trop rare qu'un personnage de .. haut ...
rang soit issu des .. bas ...-fonds (l\fetaphors We Live By, Chicago et Londres,
Univ ersity of Chicago Press, 1980, p. 16).
4. « High modern painting and sculpture const itu e our primary topic . ,
K. Varnedoe et A. Gopn ik, introduction au catalogue de l'exposition High &
Low : Modern Art and Pop/dar Culture, New York, MoMA, 1990, p. 19.

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si inférieur que cela, puisqu'il a été revalorisé par l'art majeur qui
s'en est servi comme source d'inspiraticnê - attitude tout à fait
sympt omatique d'une hi stoire de l'art écrite du point de vue de l'art
" majeur " par un regard condescendant, de haut en bas.
Cette exposition a au moins eu le mérite de susciter d'énormes
débats 6, en tout cas dans le monde anglo-saxon, les auteurs de
langue françai se ay ant en général fort peu participé à ces discus-
sions. Un des r ésultat s de cette effervescence a été d'attirer l'at-
tention sur ces questions et de stimuler les historiens d'art en les
incitant à prendre position. Aussi, en raison, au moins partielle-
ment, de cette stimula tion, est-il de plus en pl üs de bon ton de pré-
tendre mettre en qu esti on la hiérarchie ent re majeur et mineur, et
il est rare aujourd'hui, de trouver un ouvrage sur l'art con tem po-
rain dans lequel l'auteur n'entreprend pas, à un mom ent ou à un
autre, de discuter la qu estion7. Cela est surtout vrai d'un nouveau
concept fort à la mod e ces dernières années, celui de « cult ure
visu elle ". Dans un des recu eils parus sous ce titre, le t exte de pré -

5. Je n'exagère pa s: l'introduction, ta nt du cata logue que du livre qui se rt de


complémen t à l'exposition, enfonce des portes depuis longtemps gra ndes
ouvertes en croyant découvrir que les deux mondes du majeur et du mineur ne
sont pas aussi imperméables que cela , et surtout que le mineur n'est pas si
mineur pui squ 'il sert à alimenter le majeur. Il y au rait au ss i beau coup à dire
sur l'image du fou du roi qui vient sous leur plum e pour caractériser le mineur
(<< high need s low, as Lear needs his Fool ", K. Varnedoe et A. Gopnik, intro-
duction à Modern Art and Popul ar Culture: Read ings in High and Loui, Ne w
York , The MoMA, 1990, p. 12.
6. Parmi la littérature criti que ext rêmement abondante qu'a sus citée cette
exposition, cf. notamment le numéro spécia l d'Dctober, High / Low : A Special
Issue, n " 56 , printemps 1991 ; on trouvera une bibliographie utile d'autres
comptes rendu s critiques dans l'article de B. Tedlock , « Zuni War God
Repatriation and Katchin a Representation ", dan s B. J. Bright et L. Bakewell
(é ds.), Looking High and Law: Art and Cult ural Identity, Tucson , Un ive rsity
of Arizona Press, 1995, n. 1 p. 168.
7. Ajoutons cependant que même dans d'autres perspectives , l'opposition entre
majeur et mineur fait l'objet de nombreu ses attaques; tel es t par exemp le le
cas du livre de D. Freedberg, The Power of Images : Stud ies in the His/ory and
Th eory of R esponse (Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1989),
récemment traduit en françai s, qui , en raison même de son objet - J'effet que
produisent les ima ges sur ceux qui les regarden t - est conduit à privil égier
l'art « mineur » .

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sentation in sist e sur le fait que la nouvelle catégorie « transgresse »
la polarité traditionnelle entre h igh et low 8 . Une telle revendica-
tion, cependant, es t loin d'aller de soi. Car si l'idée de culture
visuelle permet d'embrasser des catégories aussi différentes que la
publicité, le cinéma, la photo, la vidéo, la télévision, la peinture, la
propagande, les journaux, etc., il ne suffit pas de les subsumer sous
une notion commune pour effacer comme par un coup de baguette
magique toutes leurs différences, et en particulie r leurs différences
hiérarchiques. En ce sens, il est difficile de se départir de l'impres-
sion que l'i dée de culture visuelle participe a ussi, même si ceux qui
s'en r éclament s'en défendent, d'une sorte de « tout-visuel », de
l'id ée d'une libr e circulation des images à l'è r e de la globalisation,
idée qui, loin d'effacer les hiérarchies, ne fait qu 'exacerber le pro-
cessus de décontextualisation qui est une des procédures princi-
pales qui caractérisent l'art « majeur » en général et le fonctionne-
ment des images visuelles sur internet en particulier. Est-il sûr que
l'on gagnerait à transformer l'histoire de l'art en une histoire des
images, comme le pro posent les coordinateurs d'un autre volume
consacré à la cul ture vis uelle'[? Il fa u dr ait y réfléchir à deux fois,
et de mêm e avant d'utiliser la notion de « culture visuelle », elle
aussi fort d êbattue U' .
Les textes réunis dans ce volume partent d'une perspective diffé-
rente. Tout d'abord, il ne s'agit pas de prétendre « dépasser » l'op-
position entre majeur et mineur. Une telle prétention, on vient de
le voir, ne peut qu 'entériner, voire conforter la hiérarchie qu'im-

8. Ch. J enk s, introduction au volume Yisual Cult ure, Londres et New York,
Routledge, 1995, p. 16.
9. N. Bryson, M. A. Holly et K Moxey (êds.), « Introdu ction " à Yisual Culture :
Images and Interpretations, Hanove r et Londres, University Press of New
Engl an d, 1994, p. XVI.
10. Cf. le questionnaire adressé à un cer tain nombre de personnes par la revue
October, et leurs réponses, « Visual Culture Questionnaire ", October n° 77, été
1996, p. 25-70. Cf. aus si W. J . T. Mitchell , « What is Visual Culture? ", dans
Mean ing in the Visu al Arts : Views from th e Out side : A Centennial
Commemoration of E rw in Panofsky (1892·1 968), sous la direction de I. Lavin,
Princeton, Institut of Advanced St udi es, 1995, p. 207-217 ; et T. Crow,
.. Unwritten Histories of Conceptual Art : Against Visual Culture ", dans son
livre Mod ern Art in the Common Culture, New Haven et Londres, Yale
University P ress, 1996, p. 212 sq .

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plique cette opposition, et qu'il convient au contraire d'affront er,
pour en étudier les modes, les mod ul ations et les moda lités. Il faut
à cet égard être très vigi lant vis -à-vis du renversement de hiérar-
chie: la revendication du pop ulaire comme art plus « vr ai » contre
l'art « majeur » a souvent des r elen t s n ationalist es et rac istesll .
Ensu ite , il n'y a pas une, mais plusieurs hi érarchi es, comme les dif-
férentes contributions le met tent en évidence . Tout d'a bord, il fa ut
distinguer la hiér archie au sei n d'un même domain e, de celle qui
oppose des domaines artistiques différ ent s. En ce qui concerne la
première, une section est consacrée à la hiérarchi e des genres en
peinture. Et pour ce qui regarde la secon de, une a utre sectio n lui
est dévolue; dont le contenu sera dét aillé un peu plus loin , et dont
les objet s n'avaient pa s, jusqu'à présent , don né lieu à an alyse .
Ensuite, et peut-être encore plus fondamentalement , s'il y a plu-
sieurs hiérarchies, c'est que l'ex amen des seules hi érarchies artis-
tiques ét ablies par l'art « majeur » (com me par exemple les canons
prescrit s par l'Académie) s'avère tout à fait ins uffisant pour com-
prendre, non seulement les change ments qu i l'ont affecté, mais
aussi les raisons mêm es qui ont motivé son ins t aurat ion-X. Aussi
plusieurs des auteurs ré unis ici ont-ils insisté à juste t itre sur la
nécessité d'étudier parallèlement hi érarchie artistique et hiérar-
chie sociale, et ce dans différent s sens: soit en montr ant comment
la hiérarchie en art est corrélée à une hi érarchie sociale, soit en
montrant les int eractions entre la hiér archie majeure, im posée
pour ains i dire d'en h aut, et le rôl e du public. Enfin, s'il y a plu-
sieurs hiérarchies, c'est aussi, comme la qu estion du public le met
en évidence, que les goûts mineurs ou majeurs obéissent à des

11. Cf. sur ce point É . Micha ud , « Nord-Sud . (Du nationali sme et du racism e
en hist oire de l'a rt. Un e a nt h ologie ) », Critique n'' 586 , mars 1996, p. 179.
12. Dan s cet te perspective, l'étude de la façon dont la hiérarchi e entre « hig h »
et « low .. a été produite dans la culture américain e du XIXe a donné lieu à des
travaux qui méritent d'être signa lés, tan t dans une perpective historique (cf.
L. W. Levine, High brow 1Low brow : Th e Emergence of Cult ural Hierarchy in
America, Cambridge. Mas s. et Londres, Harvard Un iversity Press, 1988) que
sociologique (cf. P. DiMaggio, « Cultural Entrepreneurship in Nin eteenth-
Century Boston : The Creati on of an Organizational Bas e for High Culture in
America ", dans Ch. Mujerkij et M. Schud son ( éds.), Rethinking Popular
Culture : Contemporary Perspectives in Cultu ral S tudies, Berkeley et Los
Angeles, University of California Press, 1991, p. 374 -397.

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schèmes classificatoires distincts 13. D'où la nécessité qui s'est
imposée à d'autres auteurs, d'étudier les hiérarch ies sous l'angle
des catégories cognitives dont elles participent.
Ce bref tour d'horizon le montre à suffisance, dès lors que l'on
s'efforce de traiter du mineur et du maj eu r sous l'a ngle des hiérar-
chies - perspective origi nale, faut-il le préciser? - surgissent une
foule de qu estions que ce volume s'efforce de traiter sans prétendre,
tant s'e n faut, à l'exhaustivité.
Avant de passer son contenu en re vue, une dernière précision s'im-
pose . L'un e de ses visées, en effet, est d'inter roger les mut ati ons qui
ont eu lieu au xxe siècle da ns la hiérarchie dan s et entre les arts .
Ces mutations constituent l'h orizon général des interrogations qu i
nous portent. Il nous a cependant paru indispensable d'ab ord er ces
questions dans un e perspective historique. Impossible en effet de
compre ndre les ruptures et les déplacements qui ont affecté les hié -
rarchies dans l'art du xxe siècle sa ns un rega rd rétrosp ectif sur la
nature, le rôle et la fonction de la - ou plus exactement des - hi é-
rarchiels ) dan s l'art antérie ur. Par une série de régressions presque
sans fin, il faudrait idéalement remonter de l'art contemporain au
modernisme pour interroger la ma nière dont ce dernier s'est situé
par rapport aux hiérarchies traditi onnelles qu'il a largement contri-
bué à déstabiliser et déplacer. Mais un tel regard su ppose également
une meilleure conna issance de ce qu'ont été ces h iérarchies et la
manière dont elles ont été institutionn ali sées. Ce qui implique de
commencer ce vaste parcours - don t, il va de soi, seules quelqu es
étapes, mais décisives, seront abordées dans les pages qui viennent
- par le texte canonique qui fonde en France la hiérarchie aca dé-
mique des genres en peinture, la • Préface » de Félibien au premier
recue il des Conferences de l'Académie royale de peinture et de sculp -
ture ( 668), texte sur lequel il n'existait curieusement aucune ana-
lyse détaillée jusqu'à une date récente 14 .

13. On a pu étab lir en ce sens une corréla tion entre le niveau d'études et les
préférences : ceux qui ont suivi des cours d'art ou d'histoire de l'art préfèrent
l'art or majeur . , tandis que les autres préfèrent les œ uvres « mineures ..; cf.
A. S. Winst on et G. C. Cupchik. « The Evalu ati on of High Art and Popular Art
by Naïv e and Experienced Viewers .., Visual Arts Research, vol. 18 n° 1, prin-
temps 1992, p. 1-14.
14. Cf. Th. Kirchner, <l La nécessi té d'une hiérarchie des genres » dans La

14
La hiéra rch ie des ge nres .

La première secti on est donc consacrée à l'étude de la hiérarchie


des genres en peinture, du XVIe siècle à la Révolution française . Le
texte de Daniel Arasse, qui ouvr e ce recueil, a jus tement pour objet
d'examiner la préface de Félibien et de l'éclairer par une lecture
attentive de la hiérarchie des genres a u XVIe siècle, ou, plus exac-
tement, de ce qu'il faudrait a ppe ler une préhistoire de la hiérarchie
des genres. Cette dém arche illust re et confirme d'ailleurs la néces-
sité d'un éclai r age historique pour mieux comprendre les t en ants et
les aboutiss ants de cette h iérarchie. Ep effet , l'apport de Daniel
Arasse à ce débat consiste précisément à montrer qu e la hiérarchie
établie par Féli bien fut une sorte de riposte du monde de
l'Académie face à une autre hi ér archie, déjà fortement présente
dans le marché de la peinture a u XVIe siècle , et qui valori sait les
genres « mineurs " (paysage, nature morte, etc. ), genres appréciés
par les a mat eurs écla irés et achetés par les collectionne urs. Il rap-
pelle à cet égard qu e la hiérarchie des genres en peinture a sans
doute sa sour ce dans la tradit ion d'origine rh ét orique, selon laquel-
le il falla it peindre les différent s sujets (bas, moyens ou hauts ) sui-
vant un mode approprié. Or cette « théorie des mod es ", si elle
impli que bien une hiérarchie entre sujets, n'était cep endant pa s
rigide, dans la mesure où l'im portant ét ait d'accorder le mode au
sujet, non de classer les sujets hiérarch iquemen t , comme le fera
Félibien pour t en t er de fonder en droit les mérit es du genre
« noble », la pei nture d'histoire et l'all égorie. Arasse dist ingu e ut i-
lement à cet égard la théorie des gen res ou des modes , qu i n'im-
plique pas, bien au contraire, une dévalorisati on des genres « bas "
ou « mineurs ", et la hiér archie des « suj ets " qu 'établit Félib ien, qui
est bien une classification ascendante, dans laquelle les méta-
phores d'élévation abondent.
Il ressort de cette analys e une vision contr ast ée du texte de
Félibien , lequel obéit certes à des object ifs politiques, mais vise
au ssi à contrebalancer le prestige et la fave ur dont jouissaien t les
genres « ba s " auprès du public comm e des collectionneurs ; en ce

naissance de la théorie d e l'art en France, 1640· 1720, n° 31-32 de la R eUll e d'es-


thétique, 1997, p. 187-196.

15
sens , la fracture entre n oble et bas, majeur et min eur, es t aussi ce
qui oppose les canons que l'Académ ie met en place au goût du
public, des amateurs, des curieux et des collecti onne urs. Bref, il
s'agissait aussi, en voul ant élever la pein ture au r an g d'art libéral ,
de la débarrasser de ce qu'elle avait encore de mécanique 15 . D'où
éga lement la dichotomie su r laq uelle insiste Ara sse, entre plaisir et
discours : aux œ uvres qui plaisent (et dont il est difficile de parler)
s'opposent celles qui sont susceptibles (et dignes) de fai re l'objet
d'un discours.
C'est également à la « Préface » de Félibien au premier recueil des
Conferences de l'Académie, qu 'est consacrée la contribution de René
Démoris. Son texte va cependa nt au -delà de Félibie n car il brosse
un vaste tableau des avatars de la hiérarchie des genres durant
toute l'époque classique. La « Préface « de Félibien fixe en effet une
hiérarchie as sez rigide qui , partant du ni veau le plus bas (la rep ré-
sentation de fruits, de fleurs et de coquillages) s'é lève en passant
au paysage, aux animaux, pu is au portrait, pour accéder enfi n à la
fable, à l'histoire et à l'allégori e. Si la finalité de cette class ificati on
est politique, puisq u'il s'agissait de mettre au -dessus du lot les
œuvres qui vantent les grandes actions de Louis XIV, elle est cepen -
dant éga lement liée à la division sociale du trava il en arts libéraux
et arts mé caniq ues; d'où le fait que la pratique est j ugée moins
noble que la th éorie , et qu'il est fait l'éloge de l'artiste comme
• créate ur « s'é leva nt au -dessus du sim ple imi tateur.
La pe nsé e de Félib ien est cependant plu s comple xe, et Démori s la
nuance en pren an t en compte les Entretiens qu'il connaît particu-
lièrem ent bien 16 et dan s lesqu els se fait jour une conception beau -
coup moin s . dogmatiqu e « qu e da ns la " Préface » aux Conferences:
Félibien s'y montre beau coup plus atte nt if qu 'on ne pou rrait le croi-
re à la peinture de genre (expression qui n'a ppa raît pas sous sa
plum e), plus que bien des crit iques du XVIlI e , pour qui la supériori -
té de la peinture d'h istoire semblait aller de soi. Démoris sou ligne

15. Cf. sur cett e question D. Posner, .. Concerning the "Mechanical" Parts of
Paintin g and the Artistic Culture of Sev enteenth-Century France . , dans The
Art Bulletin, vol. LXXV, n " 4, décembre 1993, p. 583-598.
16. Il a édité ces Ent reti ens sur la vie et les ouvrages des plus excellents
pei ntres. dont se uls les deux prem iers ont paru à ce jour (Paris, Les Belles
Lettres, 1987).

16
également combie n la hiérarch ie des genres en peinture va à l'en-
contre de la con cept ion religieuse selon laquelle toutes les cré a .
tures de Dieu ont droit aux mêmes égards , un e opposition qu'avait
déjà souligné e Arasse à propos de la Contre Réform e.
Puis, retraçant à grands traits certains a spects de la hiérarchie
des genres au xvm", Démoris montre enfin comment la hiéra rchie
des genres se déplace avec la prise en compte du public, à partir des
Réflexions de Du Bos comme de La Font de Sa int-Yen ne!", Et, en
ce qui concerne Dide rot en particulier, là aussi il appelle à relativi-
ser le juge me nt t rop fréqu ent qui gra tifie le philosop he des
Lumières d'une avancée en la matière, du fa it qu 'il a soutenu des
peintres de genre comme Gre uze ou Chardin . Or il est un fait que
ses idées restent tim ide s, si on les compare par exemple avec l'ar-
ticle de Watelet sur la peint ure de genre dans l'Encyclopédie.
Poursu ivant ce survol à grandes enjambées de moments clés
dans l'évolu ti on de la peinture de genre, la contribution de Jan
Whit eley, consacrée à la hi érarc h ie des ge nres dur an t la
Révolution frança ise , est une u til e mise au point concernant les
débats qui ont ag ité l'époque sur cette qu esti on, déb at s d'aut ant
plus âpres qu e le décal age s'était encore accru ent re la peinture de
genre qu i avait la faveur du public et des amateurs, et la peinture
d'histoir e, prônée par l'Aca démie. Les partisans de cette dernièr e
dénoncèren t la fr ivolité de la peinture de genre en me ttant en
avant le contenu moral de l'art sur lequel La Font de Saint-Yenne
avait déj à insist é lorsqu 'il stigmat isait la " décad ence " de la pein-
ture. Même si une plus la rge place devait être faite dans les Salons
aux pein tr es de genre qui dénonçaient, de leur côté, le lie n entr e
aristocrat ie et peinture d'hist oir e, et qui s'avéra ien t meill eurs pro-
pagandi st es , l'ouvertu re du Salon de 1893 à des peint res qu i
n'étaient pas cooptés par les Acad émiciens devait poser des pro-
blèmes débord ant la hiérarchie des genres pui squ'il s'agissait des
limites de ce qui pouvait êt re considéré comme ar t: tel est le cas
très intéressant que soulève Wh iteley, celui des modèles de cire
colorée , qui seront refusés en dépit de leur originalité, car jugés en
dehors
, de la catégor ie de l'a rt.
17. Démoris rejoint ici l'hypoth èse centrale qui guid e Th. Crow dan s son livre
Painters and Public Lire in Eigtüeenth-Century Paris , New Haven et Londres,
Yale University Press, 1985.
Il ressort de cet exa men qu e la hiérarchie des gen re s ne sera pas
fonda mentalement modifi ée à cet t e époque, même si les peintres de
genre faisaient valoir à bon droit qu'ils peignaient, eux, des événe-
ments contem porains. Cependant, le poids de l'Académie, et la
pression exercée par les peint res d'histoire auprès des instances du
Pouvoir donnèrent ga in de cause à ces derniers , de sorte qu e la hié-
rarch ie entre peinture d'hi stoire et peinture de genre se maintint.
Pour que de grands boulevers ements se produisent, il faudra
a ttendre les ann ées 1870 et la montée de l'impressionnisme et du
modernisme. Ceci confirme a contrario qu 'une modificat ion profon-
de de la hiérarchie interne à l'art ne peut avoir lieu sans une modi-
fication corrélative du cham p artistique dan s son ens emble 18 et
pour ce faire les conditio ns n'étaient pas encore réunies en 1789.
Reste à se demander si les cat égories de la hiérarchie des genres
sont encore pertinentes pour pen ser l'art cont emporai n? Cette
question ne se ra pas abordée ici, parce qu 'elle l'a déjà été aill eurs.
Signalons à ce propos deux réponses positives qu i lu i ont été appor-
tées. Tom Crow a montré dans une ét ude stimulante que le genre
classique du paysage pasto ral con stitue un e clé pour comprendre
un courant qui traverse l'art contemporain du cubisme jusqu'aux
a nnées 1980 19. Par a ille urs , dans une perspective très différen te,
Nathalie Heinich a suggéré l'idée que la caté gorie « art contempo-
rain » pouv ait être comprise comme un " genr e " au sen s de la
vieille hiérarchie des genres en art20. L'int érêt de cette perspecti-
ve, bien qu'elle soulève des objectio ns , est de prendre en compte le
fai t qu e ce qui s'affronte de nos jo urs ne sont plu s tant des goûts au
sein du mêm e axe hi érarchique, mais des paradi gmes, c'est-à-dire
des définitions de ce qu e doit être l'art lorsqu 'il prétend êt re de
l'a rt.

18. Cf. sur ce point P. Bourdieu , Les règles de l'art : Genèse et structure du
champ littéraire, Paris. Seuil, 1992, en particulie r p. 183 sq . et 35 1-2.
19. T. Crow, « The Simple Lire : Pastorali sm and the Pers isten ce of Genre in
Recent Art », da ns Modern Art in the Commu n Cultu re, op . cit., (n. 10), p. 173-
211.
20. Cf. N. Heinich, Le Triple jeu de l'art contemporain, Paris, Minuit, 1998,
p. 11; elle a depuis développé cette idée dans . Pour en finir avec la querelle
de l'art contemporai n " Le Débat n' 104, ma rs-avril 1999.

1 0
La hiérarchie entre les arts .

Si l'époque classique a fixé les termes d'un débat qui devait se


poursuivre au xx e siècle, comme il vient d'être suggéré , ell e a aus s i
vu se développer d'autres formes de hiérarch ie, non plus a u sein
d'un même type d'exp ression (comme la hiérarchie des genres en
peinture), mais ent re différentes formes artist iques. Il est ains i
frappant de constate r l'existence d'une hiéra rch ie qui va lorise la
pein ture au détriment de la sculpture , du XVIIe au XIXe, hi érarchie
qui reste malheureu sem en t toujours de mi se <je nos j ours, pour des
raisons qui se devaient d'être explicité es. C'est à cette tâche qu e
s'est livrée J acquelin e Licht enstein en se demandant en par ticulier
pourqu oi le rejet de la sculpture a ét é si for teme nt marqu é à la fin
du XIXe, ce qui la conduit à une vaste enquê te sur les rapports
étroits qu i se sont établis entre couleur, peinture et modernité.
Depuis longt emp s, la hiérarchie entre pein tu re et sculpture repo-
sait sur celle entre la vu e et le toucher ; par aill eurs, et corrélative-
ment, la sculptu re, en r aison des efforts physiques qu'elle exige,
était vue comme relevant plutôt des arts mécaniques (ce qui confir-
me, soit dit en passant, la persistance d'une arg umentat ion ba sée
sur le vieux topos lib éral/m écani qu e). Enfin, et ceci est sans doute
le plus important pour comprendre la continuité de cette hiérarchie
jusqu'à nos jours, la sculpture a toujours été associée à l'Antiquité,
tandis que la peinture éta it présent ée comme r ésolument moderne,
ce pour une r aiso n sans doute t riviale, mai s non sa ns con sé-
quences , à savoir qu'au cune « gra nde peintu re » ne nous est parve-
nue de l'Antiquité, de sorte qu e la peinture, ne pouvant s'ins pirer
d'un modèle antique, était forcément moderne. Or une te lle opposi-
tion, qui traverse t oute l'époque classique, s'exacerbe au moment
où, à la fin du XIXe , s'instaure la modernité: à cette époque , pour
tous les critiques qu i met te nt la modernit é (et avec elle la couleu r)
en avant , la sculpture était nécessairement attard ée et arriérée,
alors que cette modernit é se trouvait ét roitement associée à la
seule peinture.
On pourrait s'étonner du fait que cette hiérarchie, souvent dénon-
cée, qui valorise la pein ture au détriment de la sculpture, n'ait
jamais fai t l'objet d'une a nalyse dét aill ée. C'es t qu'il n'était pa s
facile de dépasser le simple constat de cette dissymétrie pour en
analyser les ca uses. C'est la longue famili arité acqu ise par
Jacqueline Lichtenstein avec une autre hiérarchie, celle entre le
dessin et la coul eu r, qui lui a j ustement permis de les articule r fin e-
m ent , da n s la m esur e où elle mont re combien les deux hiérarch ies
sont liées: la con séquence inattendue du renversement de tendan-
ce qui fait prévaloir à partir de de Piles la couleur sur le dessin
dans la peinture est que dès lors la sculpture se trouve, dans les
t hé ories es th étiques, subor don née à la peint ure.
Si l'on r egarde les jo urnaux illustrés de la fin du XIX e , on s'aper-
cevra, non sans surprise, qu'ils accorden t une pl a ce statistique-
ment écrasante à la peinture et que la sculpture y est sous-repré-
sentée. L'examen attentif de cette presse, auquel s'est livré Tom
Gret t on , à un m om ent crucial du dévelop pement de la m ode rnité,
les an nées 1880, a boutit cep endant à des conclusions moins a t ten-
dues. Comment en effet la hiérarchie traditionnelle entre majeur et
mineur se trouve-t- elle répercutée dans les journaux illustrés?
Tou t l'int érêt de ces a nalyses dét aillées de la mise en page des jour-
naux et du rôle qu'y jouent les images, en rapport ou non avec les
textes, consiste à montrer la relation complexe qui s'y produit entre
d êfêrence (r espect de la hiérarchie et valorisation con séqu en t e des
œuvres majeures des Salons) et différence, qui mine en quelque
sorte cette hiérarchie, en nivelant les images reproduites, to utes
soumises au même code de rep r ésentat ion vi suelle j u stem ent
emprunt é aux œuvres « majeures ". Par l'u tilisation de ce m ême
traitement de l'image (qu i met donc sur un m ême pied d'égalité
r epor tage, fait divers et œuvre d'art), la pres se illustrée entend
fai r e valoir sa différence spécifique et con tribue a in si à la formation
de la culture de l'élite de l'époque.
Ce tte appropriation des ressources représentatives de l'art
« majeur )' par un art « mineur » pose une question bien embarras-

sante, que Gretton avait déj à soulevée à propos du graveur mexi -


cain Posada: celui-ci produi sa it des œ uvres « populaires » , certes,
mais en u sa nt des moyens les plu s sophistiqués que la photom éca-
nisation pouvait offrir à l' époqueê- . Ici , Gret ton va plus loin en

21. Cf. T. Gretton, « Posada's Prints as Photomechanical Artefacts ", Print


Qua rter/y, IX, 1992,4, p. 335-356; « Posada and th e "Popular" : Commodities
and Social Constructs in Mexico before the Revolution ", Oxford Art Jo urnal,
vol. 17 n° 2, nov. 1994 , p. 32-47.

20
mettant en qu estion l'opposition entre maj eur et mineur, et en
montrant combien les journaux illustrés la rendent caduque : ceux-
ci ne peuvent plus être qu alifiés de popul aires, non seulement
parce qu'ils utilisent les re ssources visuelles du grand ar t, on vient
de le dire, mais auss i parce que leur coû t les met t ait hors de portée
du budget des gens du peuple; leur véri t able public était la bour -
geoisie cultivée et aisé e. Voilà qui j et te un regard nouveau sur les
relations complexes ent re" maj eur " et " mineur " a u moment de
l'avènem ent de la modernité.
Or précisément , si cette ét ude minutieuse d'lin genre " mineur "
largement négligé , l'illustration , apporte des hyp othèse s pa ssion-
nantes sur la stratégie re présentative adoptée par ces journaux
dans leur concurrence av ec le gran d art et pose des qu estions
méth odologiques très importantes, dès lors qu e l'on veut sortir des
critères traditionnellem ent appliqués à l'étude de l'art " majeur »,
elle déborde cependant largem ent, dans ses conclusions , le seu l cas
des journaux illustrés. Gretton montre en effet , d'un côté, comme nt
l'art maje ur lui -même a dû réagir face au défi qu e lui lançaient les
moyens de reproducti on ma ssive de l'image. Et de l'autre, il in siste
à juste titre sur ce dont les journaux n e sont qu 'un signe parmi
d'autres à cette époque charnière où se const itue la modernité: le
fait que la hiérarchie subit un bouleve rseme nt consid érable dès
lors qu'aux rapports de déférence se substituent des rapports plu s
conflictuels d'appropriation et de différenciation.
D'une façon plus générale, le pro cessus par lequ el l'ill u strat ion
s'approprie certains des codes de l'art " majeur " est relativement
fréquent, et se produi t chaque fois qu'un genre artist ique jugé infé-
rieur vient s'étayer sur le genre qui occupe le somme t de la hiérar-
chie. Or il est intéressant de constate r qu e ce ph énomèn e se ren -
contre également en dehors de la civilisation occidentale et en par-
ticulier en Chine, comm e le note Yolaine Escande da ns son étude
détaillée de la hiérarchie entre calligraph ie et pein ture, dont elle
trace un vaste tableau qui va de l'origine de ce que l'esthétique chi-
noise appelle " art " jusqu'à la contest at ion , dans l'art chinois
contemporain, de la h iérarch ie tradit ionnelle .
Dans un style clair et avec un gr and sou ci de précision, elle réu s-
sit à mettre à la portée du non-spécialiste tous les élément s néces-
saires à la compréhension de la hi érarchie entre les arts, dans la
civilisation chinoi se, celle, assurément, don t l'histoire est la plu s

21
longue. Cette contribution obéit à plusieurs objectifs. Tout d'ab ord,
il s'agissait de contre balancer un tant soit peu un e a utre hiérarchie
- souve nt implicite - qu i relègu e les arts non occidentaux à un e
place secondaire, en accorda nt un espace significatif à l'étude de la
hiérarchie des arts, telle qu'elle se présente en Chi ne. Ensuite,
outre son intérêt prop re, cette êtude fournit aussi un point de com-
paraison avec la hiérarchie te lle qu'elle se dégage de l'art occiden-
tal. Or cette comparaison s'avère particulièrement instructive.
L'art qui occupe en Chine le sommet de la hi érarchie, la calligra-
phie, es t en effet un genre artistique réservé à un e élite , les lettrés
(gén éralement de hauts fonct ionnai res), qu i la concevai ent comme
une pratique d'amateurs en l'opposa nt à la peinture, fr uit de « pro-
fessionnels » , Difficile ici de ne pa s songer une fois de plus à l'op-
position ent re arts libé raux et arts mécaniqu es , d'autant qu e la
peinture était considérée pa r les lettrés chinois comm e un art
manuel et non intellectuel (comme l'était à le urs ye ux la calligra-
phie) et qu'ils la taxaient d'artisanale et de mercant ile. Ajoutons
que l'exemple de la Chine illustre clairement combien la hiérarchie
entre les arts est directem en t liée à la hi érarchie sociale et cultu-
relle, da ns la mesure où, comm e le note Escande, comprendre
toutes les référen ces littéraires, historiques et poétiqu es de la cal-
ligraphie était le privilège de l'élite cultivée, se ule à même de
consa cre r des a nnées à l'étude et à la pratique . Voilà qui rappelle,
mutatis mutandis, le rôle de l'allégorie dans la peinture d'h istoire.

Hiérarch ies et art contemporain .

On consi dère souvent qu e la hi érarchie ent re « majeur " et


« mine ur " est restée relativem ent stable jusqu'à ce que, avec le
mode rnisme, elle com mence à être m is e à mal , en par ticulier à
cause du déclin de la hiérarchie des genres qu 'a impliqué l'intro-
duction de sujets modernes , c'est-à-dire em pruntés à la vie quoti-
dienne . Or la hiérarchi e des genres n'a j amais été aussi fixe et rigi-
de qu'o n veut bien le dire en si mplifiant un ph éno mène plus corn-
plexe. Ca r il existe un processus ancie n permett ant de subvertir la
hi éra rchie des genres : la parodie, celle-ci étant défini e par Du
Marsais comme le fai t d'imiter un sujet sérieux pour le transformer
en un autre moin s sérieux. Or du point de vue de la hiérarchie, on
peut distinguer deux form es de pa rodie. La première, celle que défi-

22
nit Du Marsais et qui cons iste à tran sférer à un genre min eu r un
sujet apparten ant à un genre majeur (pa r exemple de la tragédie à
la comédie, ou de la poésie à la pro se). La secon de procède à l'in -
verse et consiste à introduire dans un genre maj eur un suje t appar-
tenant à un genre in férieur (pa r exemple la Musique aux Tuileries
de Man et qui déclencha un scan dale pour av oir introduit en pein-
ture un sujet ban al qui n'était digne qu e de la gravure ou de la ca ri-
cature). Ma propre contribution à ce volume consiste en l'étude des
procédés parodiques qui ont rendu possi ble un dialogu e entre
« majeur » et « min eur - : je m'efforce éga lement de montrer com-
ment l'usage de la parodie s'est tran sformé en même temps que se
modifiaient les rapports hi érarch iques entre « min eur » et
« majeur ».
Aux nombreux bouleve rsements qu'a connu la hiérarchie tradi-
tionnelle au xx" siècle, les avant-gardes historiques des années 20
ont beaucoup cont ri bué , com me le mon tre Philippe Roussin dans
une perspective transversale, à partir d'une comparaison ent re
deux mouvements apparemment bien différents : le surréalisme en
France et le constructivism e russe. Pourtant, de la même façon que
le parapluie et la machine à coudre ne sont pas aussi éloignés qu'il
semble à première vue , comme Breton l'a rem arqué, ces deux mou-
vements ont en commun une attitude semblable de désacralisation
quant à la position de la sphère artistique vis-à-vis du social: au
mot d'ordre de Lautréamont : « La poésie doit être fai t e par tous ",
répond celui de Maï akovski: « les rues sont nos pinc eau x ". Rou ssin
met ainsi en évid en ce un double ph énomèn e complém entaire: d'un
côté, un e socialisation de la littérature, et de l'autre, un e littérali-
sation de la sociét é, ce dernier aspect étant manifeste dans le choix
thématique de la grande ville et l'exaltation de l'esp ace urbain.
Aussi tant le surréalis me qu e le constructivi sm e ont -ils r epen sé le
statut le l'artiste comm e « cré ateur " : les surréalis tes en déplaçant
la catégorie de création vers celle d'invention ; les constructivistes
en mettant l'accent sur l'id ée de laboratoire, de créativité et de pro-
duction. Cette position entraîne une réévaluat ion des ra pports
entre high et loui, avec l'importance dévolue par les surréalis tes
aux arts dits « mineurs », et à la producti on industrielle et tec h-
nique par les constructivist es. Roussin note justement à ce propos
que l'intérêt pour les arts « mineurs ", loin d'être dû à un e volonté
« théorique » de re nverser la hiérarchi e traditio nne lle, s'est au

23
contr air e imposé en qu elque sorte de l'intérieur de leur démarche,
dès lors que les constructivistes cherchaient à développer la créati-
vité inhérente à toute prat ique comme à toute technique.
En fin , l'ess or ext raordin aire du ciném a du rant cette période
a pporte non seul eme nt un formidabl e mod èle d'art collectif, et non
plus individualiste, mais surtout celui d'une technique populaire
qui s'est hissée au r ang d'ar t majeur, renversant ainsi l'i dée sui-
vant laquelle le sché m a des rapports entre majeur et mineur serait
nécessairement descendant et non ascendant, l'art dit populaire
étant en cor e t rop souvent vu comme une forme abât ar die d'art
« m aj eu r » ,
L'apport de Michael Corris - t hé ori cien , mais aussi artiste (il fut
membre de la section new-yorkaise du groupe Art & Language qui
fait l'objet de son essai) - n'est pas aisé à caractériser, car il est à
cheval entre la réflexion t héorique et une évocation poético-artis -
tique dont les associations et les jeux de mots constituent la clé, ce
qui n 'a gu ère facilité la tâche de la t r a duct ri ce. La comparaison, par
laquelle débute son texte, en t re une série t élévisée am éri caine des
années 60 et le groupe Art & Language, tient non seulement à leur
usage commun des jeux de langage, mais aussi aux associations
que fait Corris aut our des schèmes cogn itifs que véhiculen t les
termes « high and low » , C'est la raison pour laquelle il accentue le
parallèle entre la position difficil e de ces adolescent s vis-à-vis de
l'ascension sociale (laqu elle a pour prix la renonciation à leur iden-
tité culturelle de dép art) et cell e d'Art & Language, également
confronté à un problèm e sim ilaire: comment s'insé re r dans le sys-
tème tout en le critiquant? Le fond de cette comparaison est aussi
à comprendre au n iveau du langage , puisque c'est d'un quartier de
New York a ppelé le « Lower East Si de » qu 'il s'a git, te rme qui n'est
évidemment pas choisi au hasard. En fait, t out le text e est traver-
sé par cette question lancinante des rapports entre haut et bas,
av ec toutes les connotations que la langue ang laise véhicule expli-
cit ement22. Ain si y fait écho te lle ph r as e d'un autre membre du

22. J'en voudrais pour preuve le fait qu'un magazine américain de gran de dif·
fusion, pour annoncer l'ouverture dan s ce quartier de New York , d'un magasin
japonais « haut " de gamme , avait récemm ent titré : « The High End of the
Lower East Side »,
groupe, Micha el Bal dwin , qu e Corris cite à prop os: « We aim to
bring our art low » ( " nous cherchons à ramener notre art vers le
bas »). Cette attitude commune aux loulous du Lower Eas t Side
puis du Bowery (où l'aut eur eu t lui-m ême son atelier) et à Art &
Language est ca ractérisée par leur recours commun aux jeux de
mots et à l'usage d'une posture comique vis-à-vis du monde, attit ude
qui leur permet d'assumer une position critique. Corris mobili se ici
un genre littéraire, la comédie, et la catégorie du burlesqu e en par-
ticulier, pour penser la riposte com mune aux j eunes voyous de la
série télévisée et aux memb res d'Art & Langu,age, confrontés à la
même alternative, et ne souhaitant ni rester dans le « low » ni
s'identifier aux valeurs du « high » , À cet égar d, l'argument ation
rappelle celle de Tom Cr ow, s'appuyant, pour pen ser la positi on
marginale des avant-gardes , sur les t rava ux de sociologues consa-
crés aux attitudes " déviantes " des mili eux d éfavoris éséê,
Parm i les formes qu e prend l'opp osition entre mineur et majeur,
celle entre art et publicité continue de cristalliser beaucoup de
débats. D'autant plus qu e, comm e le fait rem arqu er Rainer
Rocblitz, qui a centré sa contribution sur cette questio n, les critères
d'évaluation des œuvres d'art se sont déplacés. De no s jours, il y a
bien toujours un e hiérarchie entre les œ uvres, mais ell e repose de
moins en moin s sur une hiérarchie des genres au sens trad it ionnel,
car cette dernière tend à êt re remplacée par une classificati on éva -
luative en quelque sorte " interne ", à savoir que les œuv res sont
jugées en fonction de leur méri te propre bien plus par leu r appar-
tenance à .un gen re. Et cette hiérarch ie interne a le plus souvent
pour critères l'originalité, l'impact et la profondeu r des œuvres, ce
qui complique singulièrement la t âch e de celui qui cherche à diffé-
rencier œuvre d'art et publicit é, dans la mesure où selon de tel s cri-
tères, beaucoup de bonnes pu blicités pourraient être cons idérées
comme des œuvres d'art. Or admet tre qu e de bonnes pu blicités sont
des œuvres d'art, comme d'aucun s le soutienne nt, c'es t ne retenir
quel'image ou le texte ou leur comb inaison, en perdant par consé-
quent de vue la fin ali t é de la publicit é, qui diffèr e de l'œuvre d'art.
Car, explique Rochlitz, une publicit é vise to ujours à associer un
message à un produit, de sorte que si elle peut êt re considé rée

23. T. Crow, <! Modernism and Mass Culture in th e Visual Arts », dans Modern
Art in the Commun Culture, op. cit. (n, 10), p. 20.
comme artistique, c'est malgré sa fonction publicitaire. Deux cas
limite lui permettent d'illustrer la nécessité de maintenir une dif-
férenc e entre art et publicité : l'affiche de Ben « C'est pour la vie »
(ca mpagn e pour l'emploi de préserva tifs ), qui s'approche des
œuvres d'art, non parce que son auteur est un artiste, mais par ses
qualités intrin sèques. Et les campagnes pour Benetton orchestrées
par Toscani, don t les prétentions à faire de l'art peuvent être aisé-
ment contrées lorsque l'on prend en comp te le fait que son messa-
ge, s'il a beau vouloir « provoquer une réaction » ou élever le degré
de conscience de l'humanité sur des problèmes moraux, n'en est pas
moin s touj ours associé à une marque, de sorte que le sens du mes-
sage consiste en défini tive à fai r e croire que porter des vêtements
Benetton re viendrait à être conscient des problèmes moraux que
pose notr e époque.

Perspectives philosoph iques et anthropologiques.

La nécessité de maintenir des critères génériques et pas simple-


ment évaluatifs, que Rainer Rochlitz me t en évidence, est aussi une
des questions qu'aborde Jean-Marie Schaeffer, quoique sous un
angle différent. C'est en effet à une clarification fort utile des pro-
cessus cognitifs en jeu lorsque nous jugeons des œuvres de façon
hiérarchique qu'est consacrée la première partie de sa contribution.
À ses yeux, la distinction entre « majeur » et « mineur » est une clas-
sification évaluative, différente, comme telle, de classifications sim-
plement descriptives comme celle entre tragédie et comédie, roman
et conte, etc. En dépit des nombreux problèmes que soulève cette
distinction, dont celui - qu'il reconnaît - que pose leur séparation
dans la pratique, Schaeffer plaide en faveur de son maintien. TI y
ajoute une autre catégorie, celle de hiérarchie attentionnelle, qui
re nd com pte des rapports complexes qui s'établis sent entre hiérar-
ch ies descriptives et évaluatives.
Ces distinc tions sont proposées afin d'expliquer le fait que, depuis
le romant isme, il existe une confusion entre fait et valeur, qui a eu
d'énormes ré per cussions sur la manière même dont nous conti-
nu ons de penser la quest ion de la hi érarc hie en ar t. Ainsi, dans la
seconde partie de sa contribution, Schaeffer m et fort bien en évi-
dence le fait que le parad igme romantique, à la fois essentialiste et
h ist or iciste, a fait un t ort considérable à la théor ie de l'art, dans la

?n
mesure où ses théoriciens pensaient définir l'essence de l'art de
manière objective et indépen damment de tout critère évaluatif.
C'est pourquoi ce paradigme a eu et continue d'avoir des effets per-
nicieux sur la théorie de l'art. Schaeffer mont re en ce sens, qu'en
dépit de sa prétent ion à l'objecti vité, le parad igme qu'il nomme
romantiqu e contient en réalité différente s formes de h iérarchies
d'autant plus insid ieuses qu 'elles restent occultes: hiérarchie éva-
luative des faits histori ques, toujours percepti ble aujourd'hui dans
le fait que, par exemp le, l'expression « art contemporain " ne déno-
te pas seulement l'idée d'un art fait de nos jours, mais implique un
jugement de valeur. Hiérarchie entre J'art comme connaissance
extatiqu e révélant une vérité transcendantale et le reste des activi-
tés humaines, hiérarchie qui viendr a surdéterminer et modifi er la
vieille opposition entre arts libé raux et arts méca niques, en la
transformant en art authentique et in auth entique ou art pur et
diverti ssement , ce qui a donné, en dernier ressort, l'opposition entre
high et low. Enfin, le pa radigme romant iqu e contient une hiérar-
chie, interne cette fois, classant les formes artistiques en fonction de
leur capacité à manifester un conte nu philosophique, ce qui
implique par voie de conséquence une valorisation des arts du ver-
bal et une dévalorisation du vis uel. Ceci montre combien Schaeffer
est conscient des imbrications entre les deux catégories descript ives
et évaluatives, dont le brouillage a beaucoup nui.
Cette excellente mi se en perspective des con séquences du pa ra-
digme romantique sur la manière même don t nous pe nso ns les rap-
ports entre majeur et min eur, est éclairante à bien des égar ds . EUe
explique par exemple fort bien pourquoi il nous est devenu difficile
de penser l'alliance du constructivisme russe avec la tec hnologie,
que Philippe Roussin a mise en évidence, dès lors qu'avec Je mod er-
nisme, la technologie est pensée comm e aliénation, ou inauthe nti-
cité.
Par ailleurs, la querelle de l'art contemporain concerne non seu-
lement des questions esthétiques de classification et d'évaluation,
mais au ssi des qu estions ontologiques. Aussi le prob lème des rap-
ports entre majeur et min eu r devait-il également être interrogé
sous cet angle. Partant de l'opposition entre l'attitud e ado ptée pa r
les organisateurs des deux principales expositions consacrées à ces
questions da ns les années 90 (H igh & Low : Mod ern art and
Popular Culture, au MoMA, et Art & Pu b, au Centre Pompidou),

27
Dominique Chateau a entrepris d'interroger le statut ontologique
de l'art qui sous-tend les différentes attitudes envers ce qui est
majeur et ce qui est mi neur. Il ne suffit pas, à ses yeux, de consta-
ter l'existence dans les faits d'une telle hiérarchie en se contentant
de décrire comment elle fonctionne, car ce don t il s'agirait de r endre
compte, c'est du statut d'œuvre conféré ou non à certaine s entités.
Pren ant appui sur l'est hétique analytique angle-saxonne, il passe
en revue et critique différe n te s appr oches de l'art, not amment l'ap-
proche fonctionnalis te . Dès lors, en effet, qu 'il s'agit du statut
es t hétique de l'art, on ne peut se contenter de critères classifica-
toires (u ne œuvre est œuvre si elle entre dan s un gen re défini
comme artistique) ou fonctionnels (u ne œuvr e est œuvre si elle est
reconnue comme telle). Afin de proposer un critèr e ontologique per-
mettant de définir une œuvre d'ar t, Chateau développe alors,
comme alternative, l'idée d'Étienne Souriau pour qui « l'art, c'est
l'activité instauratrice », étant entendu qu'instauration est à
prendre en un double sens: non seulement l'art est instauré, mais
il instaure. Ainsi s'explique à ses yeux ce qu'il nomme le « principe
du majeur » et qu'il illustre notamment par l'exemple de Carl
Einstein: ce dernier, en mettant en avant, dès 1915, les pr opriétés
plastiques de l'art africain, contribue non seulement à l'inst aura-
ti on d'u n no uveau canon esthétique, m ais aussi à l'instauration des
collections d'art africain en Europ e.
La question du primitivisme qu 'évoque Ch ateau est en -effet
incontournable, dès lors qu'on s'inter roge sur les rapports entre
majeur et mineur. Aussi est-ce à une anthropologue africaniste,
Michèle Coquet, qu'il r evient de clore ce volume. Que les anthropo-
logues soient sans doute les mieux à même de parler du primitivis-
me , on en donnera pour preuve que c'est dans ce champ que se sont
produites quelques-unes des critiques les plus fortes et les plus sti-
mulantes qui aient été adressées à l'opposition entre majeur et
mineur, en montrant en particulier comment l'art majeur a servi et
continue de servir d'instrument de domination culturelle24 .

24. Outre les travaux de Clifford et Priee dont Coquet fait état, signalons les
études réunies par Brenda J o Bright et Liza Bakewell, Loohing High and
Low : Art and Cultura l Identity, op. cit. (n . 6).

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Michèle Coque t a pris comme poin t de départ cert ains des débats
qu'entoure la création à Pari s d'un grand mu sée consacré aux arts
" primitifs ". Il vaut d'ailleurs la peine de signaler ici qu e même le
nom de ce musée a suscité d'innombrables discussions, et qu 'avant
même d'être construit, il a déjà été ba ptisé et débaptisé à plusieurs
reprises. Afin d'éviter le vocab le « pri mitif " aux con notations par
trop dépréciatives, il fut nommé dans un premier temps « musée
des arts premiers ", ce qui n 'est certes plus péjor atif, mais ne veut
pas dire grand-chose, pu is " musée des arts et civilisations ", qu i
avait le désavantage d'être trop géné ral. Pour couper court à ces
difficultés qui en disent long sur les r apports entre classifica t ion et
hiérarchie, on aurait retenu , a ux dernières nouve lles, une solution
de facilité, le recours au to ponym e: musée du quai Branly, en exci-
pant d'antécédents (Jeu de Paume, Orsay, etc.).
Partant des vicissitudes de la position " officielle" à l'égard des
arts " primitifs " envisagée pou r le futur mu sée, Coquet se livre à
une vaste ét ude de l'évoluti on qu e le regard occidental a porté sur
les objets africains depuis la fin du siècle dernier, rega rd da ns
lequel les perspectives " anthropologique " et « artistique " se sont
souvent affrontées, à tel poin t que dans les années 30 les anthro-
pologues en sont venus à privilégier l'objet banal, pour éviter déli-
bérément de céder au cu lte du chef- d'œuvre. Cette réflexion montre
non seulement comment l'Occident a pla qué ses propres hiérar-
chies sur les arts « primitifs ", mais surtout elle jette un regard en
retour sur notre propre façon d'envisager, à différen ts moments , ce
qui est considéré comme « maje ur » ou « mine ur » ,
En ce sens , l'apport de Coquet est aussi un e contribution à l'his-
toire des " hiérarchies at tent ionn elles » qu'il est urgent de pour-
suivre, car faute d'une " histoire sociale de la perception" qui nous
fait toujours cruellement défaut, il r este difficile d'apprécier à sa
juste valeur comme nt et pourquoi les hiérarchi es en art se font et
se transforment, dans un e négociation constante entre les diffé-
rents acteurs en présence. P uisse le présent volume , qui n'aborde
que certain s as pects des hiérarchies en art, et dont les points de
vue complémentair es sont parfois opposés, inciter d'autres auteurs
à poursuivre l'effort de rech erche que nécessite et qu e mérite ce
vaste thème.

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