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LE PAYSAGE, LIEU ET NON-LIEU Multiples sont les connaissances d'un lieu, différentes sont les fagons selon lesquelles un lieu peut étre connu. Cherchons maintenant comprendre plus généralement comment un lieu peut étre connu comme paysage. Diverses disciplines étudient le paysage. La géographie décrit des relations entre des éléments minéraux, végétaux, animaux et les actions et relations de I'homme. L'écologie approche un milieu naturel dont l’équilibre pourrait étre menacé par l'homme. L'économie soupése des relations entre des objets produits et commercialisés. On ne saurait se contenter d'une définition du paysage qui opérerait un choix parmi ces différentes interprétations en postulant que l'une d'entre elles est plus fidéle 4 la réalité. Le paysage ne saurait pas non plus consister en la somme de toutes les connaissances accumulées & propos des licux. Renongant 4 réduire le paysage autant qu'a regrouper ses diverses interprétations, on admet divers points de vue 4 partir desquels on peut connaftre un lieu. Il convient d'établir des différences modales dans la maniére de connaitre un lieu; deux types de modalités peuvent de prime abord 6tre distinguées: d'une part, la description d'un lieu, la géographie en est un exemple, et, d'autre part, la transformation d'un lieu. La description est spéculative, elle vise la production d'une connaissance; la transformation est opérationnelle, bien qu'elle en suppose la connaissance, elle vise la production d'une réalité matérielle. Bien qu'elle ait pour point de départ l'étude de licux singuliers, la géographie quotidienne construit des concepts universaux ou types, dont rendent compte des expressions telles que celles de “paysage de plaine”, "paysage de littoral", "paysage de montagne". Suivant qu'elles sont reconnues ou non, des caractéristiques permettent alors de déduire l'appartenance ou la non-appartenance d'un lieu singulier a tel ou tel type de paysage. Lorsqu'elle préexiste & la transformation d'un lieu, la connaissance du territoire n'est pas & produire, mais donnée au départ; elle est ce par rapport 4 quoi on transforme la matérialité du lieu. Par exemple, lorsqu’elle transforme le lieu A l'aide de notions et de concepts développés par la psychologie de la forme, une architecture tend & accommoder le lieu de son projet 4 une classe de lieux définis par une “bonne forme”. Le recours 4 des connaissances spéculatives tend &@ une compréhension des rapports entre architecture et paysage valant pour tout lieu. La connaissance généralise alors une méme intervention architecturale 4 tout lieu; par exemple, relativement 4 un calcul des cofits dentretien, elle généralisera A tout lieu possédant des 92 L'époque et le lieu caractéristiques climatiques identiques l'emploi d'un méme type d'ouvertures. Toutefois, si I'universalité est garante de Ja valeur d'un concept scientifique, ce n'est pas dans sa généralisation qu'une solution architecturale trouve nécessairement sa valeur. Ce serait confondre réflexion spéculative et pratique opérationnelle; la premiére suppose pour se poser dans une objectivité une Tupture par rapport aux valorisations communes, la seconde, inscrite dans un lieu singularisé, se trouve toujours confrontée A la valeur donnée a des espaces vécus particuliers. Diverses sont les modalités selon lesquelles un lieu peut étre connu et diverses sont les raisons qui en limitent lappréhension a telle caractéristique plutét qu’a telle autre. L'architecture dans la conception de tel ou tel objet du projet récupére pour partie la représentation du lieu dans lequel I'édifice prend place. J'ai examiné dans les chapitres précédents quelques cas de figure, en dégageant des rapports qui peuvent étre posés et projetés entre I'architecture et le lieu, Ces cas mettent en question la notion d'identité. Figure 44 LJ. Prieto, connaissance spéculative et connaissance opérationnelle L'acception de la notion d'identité se dédouble en une opposition qui parcourt en filigrane notre analyse; cette opposition est celle qui peut étre faite entre connaissance spéculative (connaissance produisant une catégorie identitaire & laquelle on reconnait Tappartenance du lieu) et connaissance opérationnelle (produisant une réalité correspondant & une identité préétablie & laquelle on reconnait son appartenance)", On notera que la forme (la figure) de la compréhension opérationnelle ne vaut pas seulement par des caractéristiques présentes, mais surtout par l'extension possible des traits qu'elle limite; des °° LJ, Prieto, Pertinence et pratique, Minuit, Paris, 1978, Le paysage, lieu et non-lieu 93 caractéristiques étant A produire, mais pas encore présentes, il s'agit de concevoir leur unité d'ensemble dans l'espace du projet. On a pu dire de I'architecture moderne qu'elle n’avait pas de lieux, au sens ob des innovations techniques lui auraient permis de concevoir son projet en abstraction des particularités locales. Dans cette fagon de concevoir I’espace de son projet, l'architecture moderne n'a pas de lieux, son espace homogénéise les terrains d'implantation de ses édifices. Cette architecture moderne est d'une certaine maniére atopique. Les exigences de libération du sol, de soleil et de verdure conduisent a la mise au point de dispositifs architecturaux yalant pour tout lieu. Les ossatures de béton armé offrent a I'édifice une assise indifférente aux particularités locales du terrain. La maniére selon laquelle Le Corbusier traite le pilotis et le met en €vidence peut étre comprise comme une maniére de dénoter un détachement par rapport 2 une quelconque singularité des lieux. Larchitecture moderne a cependant voulu, comme dimension de sa spécificité, des formes adéquates A la réalité socioculturelle de son époque; adéquation sous la forme du miroir, du reflet. Elle s'est voulue le lieu de la société. Dans son implantation, il n'est alors pas tant question du rapport aux territoires qu'elle occupe, que d'elle-méme comme lieu d'une société a laquelle elle s'adresse. Le reflet qu'elle offre de la forme sociale fonde son lieu; elle est le licu-miroir de la société qui Thabite. "Abordé dans ce sens, tout changement majeur dans la production, dans les techniques et dans I'ordre social de la région, devrait s'exprimer dans son architecture, de fagon a ce que les résultats viables puissent &tre lus dans ses linéaments actuels aussi bien que dans ceux du passé". La volonté de produire une architecture qui soit le reflet d'une “maniére de vivre", d'un esprit propre une société, est légitimée par un regard sur le passé. "Les époques passées se sont efforcées de tout leur coeur et avec des moyens élaborés d'atteindre a des solutions types pour Ihabitat humain, qui parvenaient a représenter une image: fiére et omniprésente du caractére prédominant de leur société", Lvidence conférée a cette acception du lieu de l'architecture par le sens devenu commun fait que son application 4 un projet architectural tend a aller de soi. En questionnant le Tapport entre architecture et sciences sociales, interrogeons néanmoins quelque peu cette évidence. Dés la fin du XIXe siécle, les matériaux de larchéologie préhistorique sont interprétés dans une perspective ethnologique. Au-dela de la visée de taxinomie et de mise en ordre chronologique des vestiges, une des préoccupations principales des archéologues est la reconstitution du 87 W. Gropius, Apollon dans la démocratie, La connaissance, Bruxelles, 1969. °8 W. Gropius, op.cit. 1969. _— 94 L'époque et le lieu comportement des groupes humains. A partir de l'analyse topographique de l'emplacement des vestiges sur le sol, l'archéologie cherche a reconstituer une organisation de l'espace et une structure d'habitat, a saisir A travers des témoignages un reflet des diverses sociétés préhistoriques. Plusieurs études sociologiques ont cherché 4 montrer qu'il y a entre Yorganisation d'une société et l'organisation du territoire qu'elle occupe un rapport d'indicialité; que l'on peut reconnaitre dans les aspects d'une organisation territoriale des traits déterminant de l'organisation de la société qui y vit. Henri Lefebvre, on I'a vu, traite de la ville comme d'une “projection des rapports sociaux sur le sol". Placide Rambaud'” “parle du paysage agraire en termes de "document humain lourd de signification, qu'il faut déchiffrer comme un palimpseste". En retour le fait que l'espace informe sur la société qui l'occupe tend & étre compris comme la condition & laquelle l'architecture doit satisfaire, si elle veut étre le lieu de la société & laquelle elle s'adresse. La volonté d'assigner a l'architecture la tache d'informer sur la réalité socioculturelle et socio-économique de la population & laquelle elle s'adresse participe d'un discours d'instauration, de fondation de l'architecture comme lieu d'une société. Cette volonté est constitutive de maniéres de faire, de maniéres de donner formes et mesures 4 un espace architectural en projet. Etudiant la société rurale Placide Rambaud rapporte les traits de lorganisation spatiale des édifices ruraux 4 des aspects déterminants de la conscience collective. Plus précisément, il comprend leur configuration spatiale (od l'importance relative accordée aux locaux d'exploitation restreint 4 un minimum la place humaine) comme I'indice d'une configuration du champ de la conscience collective, presque tout occupée par le probléme de la subsistance'’. La dimension et le nombre des ouvertures des édifices sont ainsi rapportés 4 une attitude de l'homme face a la nature; la rareté et l'exiguité des ouvertures sont comprises comme l'indice d'un rapport 4 la nature, laborieux, improductif et peu agréable. Le rapport d'indicialité entre espace et société reléve ici d'une analogie entre des aspects d'un édifice et des faits sociaux; analogie que sous-tend la conception d'une sorte d'isomorphie entre les deux réalités, entre la configuration spatiale et la configuration du champ de la conscience collective. La subsistance est une préoccupation dont ' H. Lefebvre, Le droit ala ville, 2e 6d., Anthropos, Paris, 1970. 4 Pp, Rambaud, Un village de montagne, 2e éd. revue et augmentée, Librairie de la nouvelle, Paris, 1981. “" P.Rambaud, Société rurale et urbanisation, 2c éd. augmentée, Seuil, Paris, 1974. Le paysage, lieu et non-lieu 95 l'importance dans la conscience collective est 4 la mesure de la surface accordée aux locaux d'exploitation dans I'édifice. Cette acception du lieu est reprise par certains dans leur conception de l'espace architectural, dans les maniéres qu'ils ont de lui donner forme et mesure en le rapportant aux gens dont il sera un des lieux d'existence. A propos de la Guild House, Maison pour personnes agées, Venturi explique sa maniére de traiter I'antenne de télévision comme une sculpture et de la placer bien en vue sur I'axe de symétrie de la fagade principale; il invoque la place qu'occupe la télévision dans la vie des vieillards'*. De par sa dimension et sa position, l'antenne est a lédifice ce que le temps passé A regarder la télévision est a la vie du vieillard; la valorisation de ce temps est a la mesure de la mise en valeur de l'antenne de télévision dans l'espace architectural. La notion d'indicialité entre espace et société acquiert chez ceux qui font oeuvre d'architecture I'évidence d'un sens commun que sanctionnent ceux qui font oeuvre de critique. Vincent Scully, qui signe la préface de l'ouvrage de Robert Venturi, ne manque pas de relever l'exemple de I'antenne de télévision et voit dans cette maniére de faire une facon de rapprocher I'architecture du quotidien; en d'autres termes, une fagon de fonder I'architecture comme lieu du quotidien. C'est a la condition qu'elle s'offre comme un miroir de la société que son architecture peut en étre le lieu. La méme conception d'un rapport d'indicialité fondé par une isomorphie entre ordre spatial et ordre social est a l'oeuvre lorsque Gropius souligne "la nécessité d'intégrer tout édifice nouveau, sa forme et l'échelle de son design dans l'environnement dont il fera partie et de lui donner un caractére proportionné a sa place dans I'ordre social", A noter que le rapport d'indicialité entre architecture et société, qui est appliqué a I'échelle d'un édifice chez Venturi, est étendu a I'échelle de la ville par Gropius. On peut s'interroger sur ce rapport d'indicialité, pour tenter d'en raisonner les conditions d'application A un projet architectural. Dans Texemple emprunté a Placide Ramband, les caractéristiques de I'habitat que le sociologue reléve sont comprises comme des indices de traits déterminants de la conscience collective; indices de la méme maniére que la présence de certains vestiges peut étre comprise par Yarchéologue comme l'indice de la présence d'un habitat et la position spatiale de ces vestiges comme l'indice d'une certaine forme d’organisation sociale du groupe qui les a produits. Reconnaitre les caractéristiques d'un lieu occupé par une population comme des indices de sa réalité sociale ne garantit cependant ‘2 R. Venturi, De l'ambiguité en architecture, Dunod, Paris, 1971. “8 W. Gropius, op.cit. 1969. 96 L'époque et le lieu pas que ces caractéristiques ont été produites pour signifier cette réalité sociale. Or, dés lI'instant od l'on recherche intentionnellement dans un projet architectural un rapport d'homologie entre espace et société, l'espace produit passe du statut d'indice & celui de signe, au sens ot dés lors les formes et les mesures données 4 l'espace architectural le sont pour communiquer quelque chose sur les gens dont cet espace est le lieu d'existence. Un rapport de signification entre caractéristiques spatiales et traits déterminants de l'existence peut étre constitutif de I'esprit dans lequel une entité sociale donne sens au lieu dans lequel elle s'inscrit; il n'en reste pas moins qu'appliquer ce rapport 4 un projet architectural souléve des questions. De quel esprit entend-on projeter des indices spatiaux ? S'agit-il de l'esprit d'une époque, pour reprendre les termes de Le Corbusier ? Ou de l'esprit d'une région, pour reprendre l'expression de Gropius ? Ou, pourquoi pas, de l'esprit d'un individu, 4 supposer qu'il s'agisse du projet d'une maison individuelle ? Pour autant bien sOr que l'on s'accorde a reconnaitre que celui qui fait oeuvre d’architecture projette des espaces pour les gens dont ils formeront les lieux d'existence, ces questions sont d'importance. Concevoir dans un projet architectural un rapport entre espace et société pose donc la question du ou des destinataires. Pour qui concevoir des espaces architecturaux signifiants ? Quels sont les traits d'existence sociale qu'ils auront a signifier ? Projetant son architecture comme lieu et miroir d'une société, celui qui fait oeuvre d’architecture oriente-t-il les reflets de ce miroir 4 l'adresse d'observateurs du fait social, comme d'archéologues qui vivront dans le futur ? C’est du moins en invoquant leur nom que Wright condamne une architecture qui serait un miroir déformant de la société dont elle est le lieu, "Supposons qu'une catastrophe détruise notre civilisation et supposons que dix siécles plus tard, des archéologues viennent chercher dans les ruines un témoignage de ce que nous avions dans les veines. Que trouveraient-ils ? Que penseraient-ils de cette illustration en image de la vie ? Ils trouveraient un peu partout des vestiges épars provenant de toutes les civilisations qui ont eu une place au soleil et qui se sont accumulées chez nous dans des endroits plus incongrus les uns que les autres. En creusant, ils pourraient découvrir des traces de monuments sacrés de la Gréce tenant lieu de banques. Ils découvriraient, dans un absurde amalgame des reliques de maisons, cinquante styles différents ..."«. Dans cette optique, l'architecture, tel qu'elle est, n'est qu'un non-lieu; dans son miroir ne se reconnait qu'un amalgame de traits épars et de tracés insensés. 4 BL. Wright, L’avenir de l'architecture, trad, fr. Deno#l-Gonthier, Paris, 1982. Le paysage, lieu et non-lieu 97 Gropius prend le lointain étranger 4 témoin de I'aberration que refléte & son sens I'architecture qui lui est contemporaine: "Aucun visiteur, venant de la planéte Mars, ne comprendrait quoi que ce soit a notre maniére de vivre en contemplant les derniéres créations de Vhomme"*, Quelle prégnance alors accorder a la volonté de produire une architecture qui soit le reflet de la société dont elle est le lieu, une architecture qui, pour reprendre les termes de Gropius, "représente une image fi¢re et omniprésente du caractére prédominant de sa société" ? Pour répondre & ces questions, on notera que cette conception de Varchitecture met en avant l'identité que des individualités se reconnaissent dans un corps social. Se pose alors I'interrogation fondamentale de savoir en quoi l'image que les individus se font d'eux- mémes intégre une représentation des espaces qui constituent leurs lieux d'existence 7 Liidentité que nous nous reconnaissons vaut aux yeux de "l'autre"; cet "autre" a une présence et face & sa présence nous faisons en sorte qu'il reconnaisse notre identité. Le sentiment d'appartenance a un groupe suppose non seulement notre identification 4 "d'autres", mais également la présence d’ "autres" par rapport auxquels faire valoir une différence. Les “autres” ne sont pas seulement ceux auxquels nous nous pensons en partie identiques, mais également ceux par rapport auxquels nous nous pensons en partie différents, Une telle différence se fonde aussi sur un rapport que nous entretenons 4 d'autres qu’aux “autres” qui nous sont proches; sur un sentiment d'appartenance a un groupe auquel nos proches ne participent pas. Il y a 1a découpage du monde social en un systéme d'appartenances multiples travers lequel un individu tout en s'identifiant par appartenance se spécifie par différence. Si l'appartenance d'un individu 4 un groupe ne lui permettait de se spécifier comme différent a l'intérieur d'un autre, chaque groupe d'appartenance pourrait étre considéré comme équivalent. Quelles sont les conditions auxquelles un groupe d'appartenance se trouve plus particuliérement valorisé, par différence aux autres ? On distingue, d'une part, le groupe d'appartenance auquel un individu s'identifie par ressemblance a d'autres individus, pour fonder son universalité, et, d'autre part, le groupe auquel le sujet s'identifie par différence 4 d'autres, pour fonder sa singularité. Sur quoi repose une telle distinction dans la conscience qu'une individualité sociale a d'elle-méme ? Le groupe d'appartenance se forme dans une circonscription spatiale parce que les autres groupes sont aussi territorialement situés. En s'identifiant & d'autres, dans les découpages ‘45 W. Gropius, op. cit. 1969, 98 L'époque et le lieu du territoire une individualité circonscrit et localise un groupe d'appartenance. / L’espace qui est a I’oeuvre dans une telle modalité d'identification sociale est proche de I'espace mythique tel que Cassirer l'étudie's; espace inhomogéne et discontinu dont la partition primaire est une distinction entre un "ici" et un “ailleurs" fondant la pensée d'un “nous” opposé A "d'autres". Espace dans lequel la distinction entre l'emplacement et le contenu n'est pas effectuée. Espace dans lequel chaque “ici", chaque "la-bas", chaque “ailleurs” ne sont pas des emplacements dépourvus de sens; 4 chaque emplacement sont attachées des valeurs particuliéres. 5 Les emplacements qui résultent du découpage de Il'espace supportent des partitions du monde social; un emplacement est une localisation par rapport 4 laquelle un acteur se situe en s'identifiant. Les lieux ne sont pas interchangeables dans un espace homogéne qui virtuellement pourrait s‘étendre & I'infini; un espace homogéne, continu, non borné, isotrope ne permet pas un ancrage spatial. Un ancrage spatial articule une partition de la masse des individus 4 un découpage du territoire; un tel découpage reconnait aux autres un espace d'existence par rapport auquel faire valoir une identité. Les partitions du monde social a travers lesquelles une individualité sociale s'identifie reposent sur des emplacements territoriaux, des lieux qui leur conférent une naturalité et une normalité. Evidence et pertinence du paysage’” Il peut paraitre absurde, devant I'évidence d'un paysage, de tenter den expliquer la présence, elle semble aller de soi, accomplissant sa beauté ou sa laideur. Et pourtant, si l'on regarde de prés le paysage, on constate qu'il est le produit d'une culture, réglementé, protégé, fait de normes sinon de conflits. Mémoire, héritage élaboré par les ans comme autant de marques qui, par-dela leurs variations, portent leur horizon et s'intégrent en un lieu. Le paysage nous échapperait-il aujourd'hui alors que, sous son prétexte, s’écrivent tant de lois liées a I'exploitation, a l'appropriation et a la préservation du territoire. Responsabilisé lorsqu'il intervient dans un lieu, celui qui fait oeuvre d’architecture doit-il se référer a des \46 B. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Minuit, Paris, 1972. ‘47 Ce chapitre et les deux suivants reprennent, corrigent et développent des résultats de la recherche que j'ai coordonnée pour le compte du Corda, Paysages et pertinence architecturale, réalisée notamment avec la collaboration de G. Albert, C. Castella et Le paysage, lieu et non-lieu 99 interprétations particuligres ou se rapporter A un sens commun du paysage ? Selon la définition du paysage par le dictionnaire, dans son acception courante, apprécié comme paysage, le lieu est défini comme une "étendue du pays qui présente une vue d'ensemble""*, et qui peut donc étre saisie d’un seul tenant. Pour la géométrie, le lieu géométrique est l'ensemble des points possédant une certaine propriété. Méme si elle est le produit de notre civilisation, la géométrisation du monde n'est pas la seule des modalités selon lesquelles un lieu peut étre connu. Reprenant I'acception actuelle du paysage, on peut isoler trois termes: T'étendue, le pays, la vue d'ensemble. Pour ce qui est du "pays", on comprendra ce terme comme un territoire qui est lieu de naissance (patrie), mais aussi comme un ensemble de lieux dont on a la connaissance (étre en pays de connaissance). Etymologiquement, le terme de “paysage" a deux racines; il provient d'une part du latin "pagus" dont l'acception premiére était celle du village, bourg, pour devenir ensuite celle de district, canton. L'adjectif latin “paganus” signifie: du village, de la campagne. Le nom, “pagus", vient lui-méme du verbe “pangere", qui signifie: enfoncer, ficher, planter, établir solidement, fixer; puis fixer des bases, stipuler. La seconde racine étymologique du terme du paysage provient du latin “agere": faire, avoir affaire avec, puis mettre en mouvement, faire avancer, faire aller; et enfin exprimer par le mouvement, par la parole. Un lieu peut étre dit, le lieu-dit désigne l'espace comme étant occupé ("Vers-chez-les-blancs", "Vers-l'église"). Le lieu est aussi valorisé, & l'extréme la valorisation détermine l'impénétrabilité du lieu pour le profane, “les lieux saint 4 T'opposé le lieu devient source d'inspiration générale, "lieu commun". Le lieu est géré, administré, et dans cette gestion intervient "l'état des licux" relevant pertes et transformations de substance. Le lieu est encore mesuré. Dans la mesure d'un parcours itinérant, "une lieve" est une mesure de performance autant qu'une mesure d'étendue; mesure selon laquelle est reconnue la permanence d'une propriété. Dans la phrase le lieu peut étre actualisé non seulement sous forme d'un nom propre (Lausanne ...), sujet phrastique, mais aussi sous forme d'un complément (complément de lieu: & Lausanne ...). Certaines actualisations ont formé des agglomérats relativement permanents, od le terme de lieu dérive en celui de réle, comme dans "tenir lieu de" (remplacer), "avoir lieu" (se passer, tenir son réle), "sortir de haut lieu" (tenir une position dans un lignage), “€tre sans feu ni lieu" (étre réduit a la pauvreté extréme); mais aussi le "lieu d'asile" (od l'on est a I'abri de toute poursuite), agglomérat dans lequel le lieu Jui-méme tient le réle '48 Te petit Larousse illustré, Larousse, Paris, 1990. 100 L'époque et le lieu d'actant. Ce réle prend autant la forme prédicative qu'attributive (prédicat: ce que !'on affirme du sujet; attribut: ce qui est propre & son tre). Ces modalités de la connaissance du lieu se référent la plupart au jugement. Il peut y avoir lieu ou non-licu, les deux termes composant la structure duelle de tout jugement, le doute profitant a l'accusé; en l'occurrence souvent, l'architecte. Or, il est une autre modalité générale selon laquelle le lieu peut étre connu, c'est la figuration. La figuration porte 4 mi-lieu, l'ceil focalisant 4 une certaine distance optique. Le milieu visuel détermine ainsi l'organisation du champ perceptif, qui est régi par des axes dont les péles sont tels que le devant / le derriére, liici / l'ailleurs, le proche / le lointain, le centre / 1a périphérie. Notre attention détecte sur ces axes des détails signifiants suivant leur persistance globale ou leur répétition. C'est donc moins 4 la nature comme spectacle qu'aux (ré)actions de l'esprit, guidé par la vue du monde externe, que la figuration contribue. Parmi ces (ré)actions rares sont celles qui cessent de n'€tre que combinatoires et s'institutionnalisent; notamment la frontiére, le centre, la région. Linstitutionnalisation de réactions visuelles dépend de la pratique dont le lieu peut étre le support ou l'objet. Si la pratique s'enveloppe de rituels mimétiques, on peut faire I'hypothése de la permanence du lieu comme territoire institué. Si cette pratique au contraire s'‘éléve contre la mimésis du rituel ("c'est pas parce qu'on a toujours fait comme ga ... "), on peut s‘attendre a la transformation du lieu, sa dénomination devenant fictive, sa catégorisation obsoléte. Dans la premiére hypothése, la dénomination du lieu est fonctionnelle, dans la seconde provisoirement fictive, mais nécessairement fictive, le découpage de |'étendue étant en remaniement. Dans cette perspective une étude des lieux-dits, de la portion d'étendue qu'ils dénomment, de leur forme attributive ou prédicative, de l'institutionnalisation des réactions visuelles qu'ils traduisent, permet de connaitre des dimensions de la forme sous-laquelle un lieu est connu. On observe ainsi que des chaines de relations s'établissent a partir des propriétés du support et définissent le lieu comme étant pergu, pensé, fixé, pergu a nouveau, puis interprété. Le paysage peut alors étre défini comme une sorte de poids culturel répartissant les lieux de l'exutoire & Tessentiel. Il faut ici relever que "la pensée mythique est dominée par la tendance 4 métamorphoser en différences spatiales et 4 se les rendre ainsi immédiatement présentes & l'esprit"” les différences qu'elle pose ou qu'elle saisit. Cette remarque fonde la pertinence d'une approche des lieux-dits comme territoires focalisés par la doxa. \ E. Cassirer, Philosophie des formes symboliques, Minuit, Paris, 1972. Le paysage, lieu et non-lieu 101 Revenons la définition du paysage par le dictionnaire. Etendue, le paysage est un pays dont on n'envisage que I'extension spatiale, la place qu'il occupe dans un espace euclidien. Le pays est un territoire habité par une collectivité; n'en saisir que l'étendue, c'est mettre a l'écart le contenu humain pour n’en retenir que l'emprise spatiale. Etendue qui présente une vue, le paysage est un pays dont l'appréhension passe par les filtres de la perception visuelle. Le paysage n'a de réalité que dans sa visibilité, 4 l'exclusion des qualités percues par les autres sens. Réduit par la vue, le paysage sera identifié sur un nombre restreint de dimensions relatives aux capacités sensitives de lorgane de vision, comme le lumineux et l'obscur, les couleurs, les formes et les distances. Etendue de pays qui présente une vue d'ensemble, il n'est de paysage que dévoilé, étendue présente au regard au point a partir duquel on la considére. L'étendue n'est pas isotrope, elle ne présente pas les mémes aspects selon qu'on l'observe de tel ou tel point de vue; depuis certains emplacements, elle peut étre appréhendée dans son ensemble. Avant d'étre l'un des objets de la géographie contemporaine, les paysages ont été des mises en scéne d'ensembles territoriaux; des scénes que peintures et récits de voyage ont par ailleurs présentées 4 un public étranger au lieu de l'action. Le paysage est un fragment du monde qui en donne une représentation condensée; mais il est aussi la disposition de l'ceil avec lequel il faut le voir, le symbole d'une certaine facon de saisir la réalité des choses, d'un art de vivre, d'une culture. Le point de vue détermine ainsi la position de l'oeil de l'observateur dans l'espace; le beau point de vue est signalé par le guide touristique, point duquel on peut admirer une plaisante perspective, un panorama. Mais aussi le "point de vue fait l'objet"; c'est dire que l'on ne reconnait une étendue de pays comme paysage qu'a partir du moment oi |’on adopte un certain point de vue. Le point de vue adopté par des oeuvres picturales ou photographiques est esthétique, découpant, ordonnant, cachant, valorisant dans l'espace d'un tableau certaines caractéristiques d'une étendue de pays. La "vue d'ensemble” ne se comprend plus, dés lors, seulement comme une position de I'observateur dans l'étendue, mais également comme une modalité de la connaissance d'un lieu. La poétique de l'espace le confirme, "méme si vous ne le voyez pas d'un bon oeil, le paysage n'est pas laid, c'est votre oeil qui peut-étre est mauvais”"!. Derriére l'évidence du paysage, se cachent différentes maniéres de connaitre un lieu; le paysage pour I'agriculteur est un objet de travail, 150 F. de Saussure, Cours de Linguistique générale, Payot, Paris, 1922. 1S! J, Prévert, Grand Bal du Printemps, NRF, Paris, 1976. 102 L'époque et le lieu pour le peintre un ensemble d’émotions colorées, pour le touriste un lieu de loisirs et de détente. Le paysage est un opérateur de la sélection des lieux, de la distinction du beau et du laid; il est aussi le cadre de l'intégration d'un édifice nouveau, un contexte déja doté d'une figure, chargé de sens par l'ordonnancement des vues susceptibles d’étre prises. Pour la doxa le paysage est délicat, son contour est susceptible d'atteintes; le montré demande a étre préservé du caché. Vue d'ensemble, le paysage détourne le regard de ce qui ne peut étre désigné, de ce qui s'étale sans avoir une valeur d'exposition reconnue. Ce qui fonde et limite la reconnaissance d'un lieu, comme paysage ‘de beauté ou comme panorama de laideur, comme horizon d'un monde ou comme site de ses perversions présentes, c'est I'écho qu'il offre aux pulsions de notre existence. Un écho qui embellit nos attentes ou les enlaidit, leur répond en renvoyant aux profondeurs de notre étre ou les déforme en leur donnant une surface d'expression trop facile. Comme représentation partagée d'un lieu, le paysage est partie d'une connaissance commune. Cette connaissance se distingue de la connaissance opérationnelle au sens oi elle ne tire pas son fondement d'un rapport direct 4 la transformation du lieu. Elle s'oppose par ailleurs a la connaissance spéculative scientifique par son caractére sociocentrique: elle centre le paysage sur le groupe, ses aspirations, ses conflits, son passé. Tandis que la connaissance scientifique ne vise qu’ constater et expliquer de fagon universelle. Se servant de leur connaissance commune, les individus établissent des rapports représentatifs entre leur lieu d'existence et leur collectivité d'appartenance. Des exemples extraits d'une enquéte que nous avons effectuée dans la région suisse romande de Lavaux'* permettront ici d'esquisser de telles représentations du lieu et de souligner leurs contours et leurs modalités. Les habitants de Lavaux se sont accordés & reconnaitre comme de "gros dégats" les transformations du paysage résultant de l'urbanisation de certaines parties de leur territoire. L'espace urbanisé représente toutefois une partie intégrante de leur territoire dans la mesure od il est le signe encore vivant d'une situation passée de la viticulture qui avait contraint bon nombre de vignerons 4 vendre certaines de leurs terres. Les "gros dégats" architecturaux sont I'homologue, et par-l4 symbolisent dans la pensée commune, des “gros dégats" causés 4 la vigne par de rudes conditions climatiques et économiques. C'est ici la prégnance d'expériences passées, supposées partagées et mémorisées par tous, qui fonde [I'attribution de significations communes au lieu. 132. Enquéte retracée dans Paysages et pertinence architecturale, op. cit. 1976. Le paysage, lieu et non-lieu 103 Les significations attribuées au lieu le sont alors également aux interactions entre les diverses pratiques des individus formant la collectivité. La désignation d'éléments du lieu en termes de paysage devient désignation de membres de la collectivité; le jugement de non- intégration des édifices au paysage consistant alors en la reconnaissance de la situation de marginalité, d'extériorité, de certains habitants. Rendant appréhendables dans l'espace des événements de la vie de la collectivité, les représentations du lieu traduisent des valeurs élaborées par la collectivité ou par les sous-groupes qui s‘opposent en son sein; elles traduisent des prises de position que la collectivité dans son ensemble ou l’une de ses composantes défendent et cherchent a justifier C'est ainsi qu'une évaluation esthétique du lieu peut devenir une modalité de la valorisation ou de la dévalorisation de projets qui s'affrontent au sein de la collectivité. Reconnaitre une "démesure" de lurbanisation, une "prolifération" de "styles étrangers”, c'est alors condamner un "développement artificiel provoqué par l'arrivée de gros capitaux étrangers". Reconnaitre une "unité de style" de l'architecture traditionnelle, une "belle unité de paysage", revient ainsi a légitimer un développement socio-économique "4 la mesure de I'activité locale"; méme si celle-ci est souvent le propre d’un groupe particulier. Le paysage dans les représentations collectives autochtones posséde une originalité radicale, enracinée. Le paysage, lieu d'existence de la collectivité, marque son identité; et cela dans la mesure méme od Jes caractéristiques qui lui sont reconnues ne prennent sens que tapportées 4 un ensemble de traits distinctifs au sein de la collectivité. La rationalité d'une connaissance opérationnelle, généralisable 4 tout lieu, est limitée par les représentations collectives autochtones qui Ja situent en un lieu singulier. Voyons un exemple. Le mur de vigne peut €tre objectivé par l'économie comme moyen plus ou moins rentable pour la viticulture; il sera ainsi classé dans un systéme de valeurs applicables 4 tout lieu. A Tl'époque de notre enquéte, dans la région de Lavaux, Topérationalité de la culture de la vigne voulait que l'on supprimat certains murs pour faciliter la mécanisation de la culture. Des vignerons du lieu étaient toutefois réticents a l'égard de la suppression de certains murs. C'est que le mur de vigne, dans leur argument, était également projection idéalisée de l'origine laborieuse du groupe, du travail ancestral qui avait fagonné le paysage; dans une valorisation du mur de vigne, ils défendaient l'appartenance de leur collectivité & un lieu spécifique. ‘3. Les passages du texte entre guillemets sont des extraits d'interviews. 104 L'époque et le lieu Figure 45 Lavaux, Murs de vigne, 1975 Cette valorisation n'est sans doute pas étrangére au fait qu'aux distinctions pertinentes pour I'opérationalité de la viticulture (murs qui ont une fonction de souténement et ceux qui n'en ont pas, murs qui génent la mécanisation de la culture et ceux qui ne la génent pas) était associée la distinction entre les murs qui se voient et ceux qui ne se voient pas. On peut citer ici deux vignerons interrogés: - "Les murs que l'on se proposait d'enlever, ce sont les murs que l'on ne voit pas. Ceux qui sont hauts, vous ne pouvez pas les enlever; il n'y a rien a faire. Ceux qui sont bas, on ne les voit pas; ils vont finir par disparaitre"™. - "Quoique tous on estime qu’a partir du moment on on enléve un mur, on ne peut de toute fagon pas enlever un mur qui est supérieur & deux meétres de haut... ceux qui ont une raison d’étre. (Pour) nous ce sont de petits murets qui sont perdus; & partir du moment ou il y a un peu de feuillage, ce sont des murs qui ne se voient pas. Et je ne crois pas que cela aurait beaucoup modifié l'aspect du paysage"™. Le compromis auquel ces vignerons ont fait appel souligne bien comment, par-dela l'opérationalité propre aux actions singuliéres, les représentations collectives limitent et fondent les valeurs que chaque membre reconnait au lieu de sa collectivité. Entendons-nous bien, nous ne prétendons pas que pour le vigneron il n'y avait pas dans la "raison détre" du mur une raison d'économie; mais, par opposition a l’économiste qui généralisera la méme rationalité @ tout mur en tout lieu, le vigneron autochtone, dans sa connaissance opérationnelle des faits ‘4 Vigneron, conseiller communal, Chexbres, 1975. ‘85. Vigneron, conseiller communal, Saint-Saphorin, 1975. Le paysage, lieu et non-lieu 105 économiques, distinguait des lieux présentant les mémes caractéristiques en les connotant différemment relativement aux composantes de sa vie collective. Cest pourquoi, par exemple, dans un remaniement parcellaire, on a pu voir des vignerons d'un lieu faire appel 4 des collégues d'ailleurs pour décider de la redistribution des parcelles; non pas qu'ils fussent incapables d’établir eux-mémes I'équivalence économique de chacune, mais bien parce qu'ils ne pouvaient connaitre leurs lieux en abstraction des valeurs singuliéres & travers lesquelles ils les appréhendaient et par lesquelles chaque parcclle suggérait bien plus que son équivalence monétaire. Si elle consiste en |'adaptation de I'édifice A des composantes de contextes locaux, I'intégration de l'architecture au paysage se résout le plus souvent en Ja prise en compte d'une des traditions localisées du batir; ce faisant, l'intervention architecturale conforme ses produits A Videntité territoriale de son destinataire. Il est vrai que I'architecture vernaculaire, les anthropologues le montrent, peut étre comprise comme dépendant du lieu (son climat, sa géomorphologie, ...) et de la vie collective (ses besoins, ses aspirations, ses activités, ...). Il faut toutefois remarquer que, si les styles traditionnels "“régionaux", types construits par l'anthropologue, le géographe ou I'historien de l'art, trouvent des positions bien définies dans une classification, leurs aires d'extension spatiale ne se laissent pas aisément circonscrire. Comme le montre F. de Saussure, il serait vain, de vouloir se représenter les dialectes comme des phénoménes spatialement délimités et circonscrits, découpant le territoire en aires juxtaposées et distinctes. Pour de Saussure, on ne peut pas plus établir d'extension spatiale distincte entre langues parentes qu'entre dialectes, l'étendue du territoire est complexe’, Les variations sont continues et multiples, pour peu qu'un fait géographique ou politique ne s’y oppose en imposant une frontiére. Le probléme fondamental que les réflexions de F. de Saussure posent est celui de l'inscription territoriale des phénoménes culturels. Vouloir délimiter I'aire d'extension d'un type régional qui est construit et prend sa valeur dans une classification est artificiel. La définition d'un 186 "De deux choses l'une : ou bien lon définit un dialecte par la totalité de ses caractéres, et alors il faut se fixer sur un point de la carte et s‘en tenir au parler d'une seule localité ; dés lors que I'on s'en éloignera, on ne trouvera plus exactement les mémes particularités. Ou bien l'on définit le dialecte par un seul de ses caractéres ; alors, sans doute, on obtient une surface, celle que recouvre I'aire de propagation du fait en question, mais il est A peine besoin de remarquer que c'est 1A un procédé artificiel, et que les limites ainsi tracées ne correspondent A aucune réalité dialectale", F. de Saussure, op.cit. 106 L'époque et le lieu type répond a l'objectif de la classification. Les aires d'extension n'ont rien de commun avec les cases d'un tableau classificatoire; les délimiter suppose une fagon particuliére de les appréhender, autre que celle qui reléve de la pertinence de la classification. Pour I'action architecturale, l'attitude serait passéiste, puisqu'elle consisterait A transformer un paysage relativement 4 une identité culturelle réifiée dans les formes d'architecture d’un passé idéalisé. Au contraire, un architecte peut articuler un nouveau projet au paysage, en considérant son intervention comme sinscrivant dans I'étendue singuliére du lieu, ses découpages admis, ses points forts, ses frontiéres et ses marges. La prise en compte des découpages de I'espace (parties du territoire valorisées, parties non valorisées, parcours privilégiés, points de repéres, ...) permet alors de régler l'inscription des interventions architecturales (zones d'affectations et formes de ces affectations) des transactions locales; @ la condition, évidemment, que les découpages pris soient interprétés comme des matériaux susceptibles de déplacements et de transformations. La spécificité paysagére de l'architecture résiderait dans l'articulation possible d'un projet architectural aux représentations dans lesquelles les individus reconnaissent une identité de paysage au lieu de leur existence On peut alors voir I'architecture productrice du paysage a son impact possible sur de telles représentations; ces impacts, se différenciant, correspondent de maniére relative & autant dieffets de paysage. Architecture traditionnelle ? La connaissance architecturale d'un lieu procéde de deux approches. La premiére suit des régles ou modalités de composition architecturale. La seconde interroge des déterminations extérieures a la spécificité de l'architecture; déterminations qui en limitent le “projet d'espace". La connaissance architecturale ainsi s'articule a des représentations collectives du "paysage", sociocentriques au sens oi J. Piaget emploie le terme, qui sont I'expression des conflits, des préoccupations et des aspirations d'un groupe social’. Les attitudes quant a la spatialité des choses matérielles sont li¢es par une identification culturelle qui a ume prégnance sur les configurations de I'habitat et régle les pratiques de l'espace dans leur dynamique interne. En retour ces pratiques transforment les configurations matérielles auxquelles des représentations de l'espace ‘57 J. Piaget, Etudes sociologiques, 3e éd. augmentée, Droz, Geneve, 1977. (plus particuligrement : "la pensée sociocentrique"). Le paysage, lieu et non-liew 107 avaient donné une forme négociée dans un contexte. Les modifications de la matérialité de I'habitat peuvent rendre obsolétes des découpages de l'espace intériorisés par une population vivant dans un lieu et y opposer des découpages dont la forme est imposée par d'autres. Le "paysage" architectural n'est done pas un objet matériel qui nous serait offert par la nature dans son innocence; produit culturel, il se donne a voir en des images, des idées et des connaissances que |'on peut se faire des lieux de notre existence. Aux différentes conceptions architecturales du lieu correspondent différentes fagons de projeter et d'implanter un batiment qui prendra place dans un site en exprimant Voriginalité d’un résident, avec les qualités qui ancrent sa singularité dans la collectivité. Les recommandations et les réglementations destinées 4 guider la conception d'une architecture intégrée 4 une région comportent leurs propres idées sur ce que devraient étre les lieux de l'aménagement du territoire; elles évitent cependant de traiter des contradictions entre identité culturelle et rationalité juridique. Généralement, la sélection des paysages 4 protéger qu'opérent les recommandations de I'assistance architecturale'’” est révélatrice de cette attitude; ces recommandations visent le plus souvent des espaces marginaux du champ de l'aménagement du territoire, hors d'une urbanité industrielle. Elles restreignent les objets architecturaux sur lesquels elles portent 4 I'habitat individuel; elles se prononcent que trés rarement sur les logements collectifs, sur les édifices de bureaux ou les batiments artisanaux. Elles ne s'occupent pas de I'architecture des contenus et ne relévent que des aspects externes, visibles, comme des volumes, des toitures, des percements, des clétures. Ayant réduit la réalité sur laquelle elle porte 4 I'aspect d'un genre d'édifice, chaque recommandation entend alors en qualifier la forme par rapport 4 une région; elle se sert 4 cette fin d'exemples oi elle associe le bon au traditionnel. Elle se prononce sur ce qui est a retenir et ce qui est & exclure, en opposant des caractéristiques visuelles. Ainsi, par exemple, pour les matériaux de couverture, l'opposition ardoise / téle galvanisée trouve sa pertinence, en ce qu'elle est rapportable a l'opposition traditionnel / non-traditionnel; tout matériau participant d'une rationalité industrielle, tel que la tuile mécanique, étant exclu d'emblée. Cependant, plutét qu’a la culture autochtone, ce caractére traditionnel renvoie au jugement d'un critique d'art pour qui l'objet architectural est 4 comprendre dans une intégrité pure et véritable, ‘58 "Te noyau idéal autour duquel pourra prendre corps cette seconde jeunesse de V'architecture moderne est fourni assurément par la reconquéte de la notion de lieu, d'espace", Paolo Portoghesi, "Inhibitions de I'architecture moderne”, Milano, 1979. ' Bn France, ces recommandations sont publiées ds les années 70. 108 Liépoque et le lieu comme un objet de musée; caractére traditionnel différent de celui vécu par I'autochtone pour qui l'emploi de l'ardoise comme matériau de couverture correspondait dans le passé a I'utilisation par souci d'économie d'un matériau que l'on trouvait facilement sur place et qui était de ce fait moins cofiteux qu'un autre. Pour l'autochtone, la tradition réside moins dans la nature du matériau utilisé que dans le souci d'une économie dans la construction; tradition qu'il perpétue fidélement en utilisant par exemple la tdle ondulée galvanisée, si ce matériau de couverture lui revient moins cher que l'ardoise et peut ainsi servir au développement d'une économie locale. Ainsi, présentée par la recommandation comme participant d'une tradition rurale, l'ardoise sera reconnue comme non-rurale par l'autochtone. Dans le sens autochtone, l'utilisation actuelle de la tle galvanisée, matériau de couverture meilleur marché que l'ardoise, peut perpétuer fidélement la tradition et l'utilisation de I'ardoise relever d'une valeur non-rurale. Dans une tradition autochtone, l'opposition téle galvanisée / autres matériaux trouve sa pertinence rapportée 4 l'opposition économique / non-économique; la tradition que I'autochtone vit est distincte d'une tradition construite par le critique d'art. Nous avons bien 1a deux maniéres de penser l'identité territoriale. Et si l'on note que la recommandation émane d'une société urbaine, on admettra que la tradition qu'elle propose est de fait la tradition d'une juridiction urbaine, ou recherchée par une commande urbaine. De plus, puisque cette tradition est celle de la conservation d'un visible, elle reléve d'une muséographie. Si les populations autochtones n'admettent pas toujours facilement que l'on traite ainsi de leur identité, qui pourrait sen étonner ? Le plus souvent, la recommandation prétend prendre en compte une tradition localisée du b&tir, comme nous venons de le souligner, elle connote alors l'appartenance au lieu par un ensemble d'éléments, comme des enduits de fagade, des pentes et des matériaux de toiture, des ouvertures et des modénatures, qui sont pensés comme autant de signes d'une identité régionale. Dans cette connotation, la fagon selon laquelle la recommandation propose de connaitre les contextes locaux de lintervention architecturale ne renvoie pas 4 l'ordre de la contiguité spatiale, mais 4 l'ordre d'un espace taxinomique. Dans la fagon selon laquelle elle donne a connaitre le domaine construit, la recommandation n'envisage pas les diverses constructions architecturales dans leurs localisations respectives et particuliéres, mais tend A définir un ensemble de classes (des “styles régionaux") par rapport auxquelles elle propose de reconnaitre les divers édifices. II est dés lors bien clair que le “paysage" que la recommandation architecturale donne a voir ne reléve pas de la contiguité spatiale réelle, Le paysage, lieu et non-lieu 109 mais d'un tableau classificatoire, dont les différents styles régionaux remplissent les cases. Dans cette logique, I'évaluation de I'intégration ou de la non- intégration d'un édifice 4 son contexte local ne consiste pas a le Yapporter & des caractéristiques d'édifices co-présents dans 'étendue spatiale, mais bien 4 le rapporter des caractéristiques d'un édifice qui aurait di se trouver 4 sa place, & des caractéristiques d'un édifice- modéle, représentatif d'un style régional. Autrement dit, la recommandation, dont l'objectif explicite est l'intégration de constructions 4 des contextes locaux, isole paradoxalement I'édifice en projet de l'ordre de la contiguité spatiale pour le renvoyer, dans un tableau classificatoire, 4 des caractéristiques définissant un style architectural régional. Le probléme fondamental que pose ce paradoxe est celui de Yarticulation entre la logique d'un classement et l'espace de la contiguité spatiale; probléme que souligne d'emblée l'expression méme de "styles régionaux" qui présuppose qu’a des styles architecturaux correspondent des aires d'extension déterminées et circonscrites, découpant le territoire en régions juxtaposées et distinctes. Une telle présupposition est illusoire. On pourrait, en effet, se proposer de reprendre les traits distinctifs constitutifs d'un "style régional" (forme - pente de la toiture; forme - dimensions, disposition des ouvertures; etc.) pour tenter d'en délimiter les aires d'extensions respectives. On imagine aisément le résultat: un ensemble d'aires autonomes en intersection, inclusion, exclusion, rarement en coincidence. A vouloir délimiter une aire d'extension unitaire comprenant exclusivement un méme un style d’architecture, on se rendrait alors compte de la nécessaire réduction des édifices a un nombre restreint de caractéristiques; réduction telle que l'on serait en droit de se demander si I'on traite encore d'architecture. Pour comprendre la conception particuliére des lieux que proposent les recommandations architecturales et les réglementations en matiére de construction, il convient de préciser le projet d'espace qui les sous- tend, leur articulation 4 un contexte "idéologique". La recommandation architecturale formule ses préceptes, comme nous venons de le voir, en présentant des couples d'exemples opposant le bon au mauvais, ce qui est 4 retenir 4 ce qui est 4 exclure, ce qui est a rechercher a ce qui est & éviter. La logique normative de la réglementation opére ainsi un découpage de la réalité en couples de caractéristiques opposées. L'opposition du traditionnel et du non-traditionnel n'est toutefois pas suffisante pour justifier l'ensemble des oppositions en lesquelles les réglements de construction distribuent les caractéristiques reconnues 2 des édifices en zone & protéger. Si l'ardoise est reconnue dans une zone rurale comme le matériau traditionnel, c'est-a-dire celui qui participe 110 L’époque et le lieu d'un style régional traditionnel, la réglementation accepte joussfeis lemploi d'autres matériaux, tels que, par exemple, le bardeau d'asphalte teinte ardoise, ou la tuile romane vieillie; mais elle exclut de fagon prioritaire tout matériau reconnaissable comme produit d ‘une rationalité industrielle et urbaine, tel que par exemple !'amiante-ciment ou Ja tuile mécanique. Architecture urbaine ? Au-dela de l'opposition du traditionnel et du non-traditionnel, c'est “en dernier lieu l'opposition de I'urbain et du non-urbain qui fonde lidentification de la réalité territoriale. Les réglementations posent une distinction entre l'urbain et une tradition rurale qu'elles se proposent de préserver. Mais dans la mesure méme oi elles pensent cette tradition rurale avant tout comme non-urbaine, les régles ne posent pas le rural autrement que comme classe complémentaire de l'urbain. is Dans cette logique, les recommandations en matiére de construction participent d'une appréhension de l'espace que partagent également d’autres réglementations de T'aménagement du territoire. Multiples et diverses sont en effet les définitions de ce que Yon peut entendre par “urbain" et “rural”; définitions relatives aux objets théoriques de disciplines spéculatives, d'un cété™, a des problémes de '60 Pour évoquer la diversité des définitions possibles de 'urbain et du rural, dans le champ des connaissances spéculatives, il suffirait de mettre en regard, par exemple, des définitions économiques et sociologiques. Dans le champ de Yéconomie, la distinction entre ruralité et urbanité peut étre posée a partir de la rente foncidre. De ce point de vue, sera considéré comme espace rural l'espace od la terre est définie comme moyen de production, intervenant dans le procs de travail, articulé a d'autres, 4 des capitaux, constants (machines, outils, batiments) et variables (main- d'ceuvre). La rente est alors fonction de la fertilité, de Ja situation ainsi que du développement socio-économique local. De ce méme point de vue, sera considéré comme espace urbain, I'espace oi le terrain est défini comme un simple support de constructions, dont la rente est déterminée essentiellement par la situation du terrain et par l'effet des prix qui en fixe le type d'affectation. D'un point de vue Economique, la rente fonciére apparaft ainsi comme un phénoméne sur lequel il est possible de poser une distinction entre l'urbain et le rural. : Le sociologue, lui, posera cette distinction dans l'ordre de la réalité sur laquelle porte sa connaissance, & savoir le fait social. Ainsi, par exemple, Placide Rambaud trouve dans les rapports différents qu’entretiennent avec la nature la société rurale et la société urbaine une dimension de leur distinction ; dimension qui nous intéresse particulidement, puisqu’elle pose une distinction du rural et de l'urbain sur le plan des facons selon lesquelles peut étre appréhendé un licu. Société rurale et société urbaine peuvent étre distinguées dans la mesure od leur rapport & la nature est essentiellement, pour la premiére, ordre utilitaire et, pour la seconde, dordre esthétique. Remarquons que Rambaud se sert du terme "paysage” pour caractériser ce rapport esthétique & la nature : "Quand ils (les ruraux) savent admirer, jusqu’a 1a surévaluer, la beauté des paysages, l'acculturation urbaine est avancée. Pour qu'ils Le paysage, lieu et non-lieu Lil gestion et d'aménagement du territoire de l'autre“. Un des modéles opératoires 4 l'usage des aménagistes provient de l'économie. La polarisation économique, opérationnelle dans le champ de aménagement du territoire, a d'abord tendu a renforcer la dépendance de l'espace rural envers l'espace urbain. Puis, méme si elle visait préférentiellement la réduction des disparités entre eux, elle a en fait entrainé la suppression des frontiéres entre le monde rural et urbain, le développement rayonnant d'une rationalité économique industrielle et Texportation dans I'espace rural des structures et des équipements urbains. La polarisation a d'abord posé une distinction entre I'urbain et le tural. D'une part, la ville a été valorisée comme lieu de la puissance, de la réussite et du progrés économique, industriel et financier, de la concentration des équipements et des services, de la liberté de choix dans le travail, dans les achats, la résidence, les loisirs, l'éducation. Elle s'est imposée comme le licu de I'implantation du pouvoir, des centres de décision administratifs publics et privés; lieu encore de la réussite sociale, des hauts salaires, de la vie facile, du standing, du confort, de la consommation. D'autre part, le rural a été dévalorisé par différence et considéré comme le lieu de I'archaisme des moyens de production, de I'artisanat dépassé, du retard économique, des salaires et des revenus insuffisants, de l'insuffisance des services et des équipements; de l'absence de loisirs, puissent découvrir leur pays comme paysage, il leur faut rompre avec leur traditionnelle conception utilitaire de la nature", P. Rambaud, Société rurale et urbanisation, 2e éd., Seuil, Paris, 1974. Les critéres selon lesquels une commune est dite rurale sont essentiellement d'ordre statistique pour les administrations ; la distinction se faisant sur des dimensions telles que : le nombre d'habitants (est considérée comme rurale, en France, la commune ne dépassant pas le seuil des deux mille habitants agglomérés), les Proportions entre secteurs d'activité (prédominance dans les communes rurales du secteur agricole sur l'industrie] et le tertiaire), la fiscalité (jusqu'en 1966, pour Tadduction d'eau et Iassainissement des agglomerations, la ventilation entre communes rurales et urbaines se faisait sur la valeur du centime communal). Cette distinction statistique du rural ct de l'urbain est un instrument précaire pour ‘laménagement du territoire ; par exemple, les décisions en matire d'équipements, pour deux communes définies statistiquement comme rurales, ne seront en fait pas les mémes si l'une des communes se trouve & proximité d'une agglomération importante. C'est pourquoi la distinction du rural et de I'urbain emprunte aux définitions économiques de phénoménes de polarisation ; 'INSEE a délimité des zones de peuplement industriel et urbain (ZPIU), zones intermédiaires entre les agglomérations urbaines et les zones rurales. "Un espace polarisé est un ensemble d'unités ou péles économiques, qui entretiennent avec un péle d'ordre immédiatement supérieur plus d’échanges ou connexions qu'avec tout autre péle de méme ordre. Cet espace traduit la double notion de connexion (inter-dépendance) et de dépendance (hiérarchie)", J. Boudeville, L'espace et les péles de croissance, PUF, Paris, 1968. 161 162 112 L'époque et le lieu de la scolarisation et de la formation déficiente, de I'habitat dégradé, du manque d'hygiéne, de l'absence de confort et de commodité. Figure 46 Navajo Houses, Farmington, 1967 Puis, dans cette conception du territoire également, le rural n'a plus été identifié que comme non-urbain, et la distinction entre l'urbain et le rural s'est résolue en une distinction entre I'urbain et le non-urbain. Dans la mesure od I'urbain a été valorisé de fagon dominante, le rural a été défini négativement par opposition € I'urbain; il est apparu comme le lieu d'une action aménageante nécessaire devant permettre 4 un espace non-urbain, de se transformer en un composant de l'espace urbain. Réduire la distinction entre l'espace urbain et l'espace rural est revenu alors a annuler une différence, 4 réduire l'un des termes 8 l'autre; celui que l'on valorisait, l'urbain. Un tableau rapidement esquissé des réalisations de ce type d'aménagement du territoire, montre bien qu'il repose sur la valorisation d'un espace urbain opposé a un espace rural identifiable comme non- urbain L'industrialisation de l'espace rural a impliqué l'intégration des activités agricoles et rurales dans le syst8me économique dominant; la rationalisation, la concentration et l'agrandissement des exploitations agricoles ont demandé de les regrouper et de les déplacer dans des zones agricoles intensives, pour aboutir a la constitution d'entreprises agricoles compétitives, de complexes agro-industriels capables de s'insérer dans une circulation rapide des capitaux. Dans cette logique, on a demandé aux activités traditionnelles du milieu rural, artisanat et commerce, de se plier & la rationalité dominante et de se placer dans un secteur intégré plus ou moins directement aux grandes entreprises de distribution, de prestation de services ou de production. Corrélativement a I'industrialisation, I'urbanisation s'est étendue sur le territoire rural par la réalisation d'équipements "structurants et porteurs d’avenir", la mise en place d'infrastructures, limplantation de zones résidentielles, I'aménagement de grands ensembles touristiques, Le paysage, lieu et non-lieu 113 l'édification d'équipements collectifs (routes, lycées, centrales électriques...). Le stade ultime de cette extension est la transformation de l'espace rural et le placage d'une armature urbaine, d'un ensemble de villes constituées en réseau, chacune d'elles exergant un r6le de direction, de contréle et de fourniture sur un espace périphérique polarisé; chaque ville se subordonnant a son tour a une autre qui, elle- méme, subit l'attraction et le bienfait d'un conglomérat urbain de capacité supérieure. Que la visée aménageante ait consisté 4 réduire, ou a renforcer, l'opposition entre ce qui est aujourd'hui reconnu comme urbain et ce qui était hier reconnu comme rural, l'architecture traditionnelle est devenue ainsi une préoccupation et une aspiration propre a la société urbaine. "Si la civilisation urbaine est bien une civilisation de conquéte, cela n'est pas nécessairement a interpréter dans un mauvais sens"'*. Un ailleurs pour I'architecture ? Existe-t-il un ailleurs pour une architecture ? Peut-on dans notre contexte trouver les traces de cet ailleurs dans Il’ opposition entre espace urbain et espace rural ? De la méme fagon qu'elle a constitué un préalable & l'urbanisation et l'industrialisation de l'espace rural, la distinction entre l'urbain et le rural fonde le projet de protection de l'espace de nature. Mais, alors que l'industrialisation et T'urbanisation ont produit la réduction de l'opposition entre l'urbain et le rural dans une valorisation de l'urbain, le projet de protection de la nature au contraire légitime aujourd'hui son objectif dans une dévalorisation de Il'urbain et une valorisation complémentaire de la nature. D'une part, l'urbain est dévalorisé comme le lieu des quartiers surpeuplés, de l'isolement dans la foule, de la promiscuité, de la saturation de la circulation, du temps perdu dans les déplacements. II est aussi celui des loyers élevés, de la consommation abusive, de la pollution de l'air et de l'eau, de I'aliénation dans le travail; c'est le lieu de la concentration et de la laideur architecturale. D'autre part, la nature est valorisée par différence comme le lieu de conservation des ressources rares, de l'air pur, de l'eau pure, du calme, de la verdure, des beaux paysages. La campagne est le lieu des rapports humains, de l'entraide communautaire renforgant l'identité de l'individu, de la "qualité de la vie"; le lieu aussi de I'enracinement dans le temps et lespace, dans histoire et les traditions d'un terroir, dans une culture et 163 J. Labasse, Liorganisation de l'espace : éléments de géographie volontaire, Herman, Paris, 1966. — a 114 L'époque et le lieu des coutumes; le lieu d'un travail diversifié, d'une structure de production permettant la valorisation et I'expression personnelle. Figure 47 Alpage, Les Diablerets, 1990 En fait, la distinction entre I'urbain et le naturel se résout en une distinction entre I'urbain et le non-urbain. Et dans cette conception du naturel corrélative d'une définition de l'urbain, ce qui est admis comme naturel est pensé dans I'ordre d'une logique urbaine. C'est précisément parce qu'il est identifié comme non-urbain que l'espace de nature devient objet de protection. La reconnaissance d'une opposition vise moins 4 préserver ce qui pourrait étre identifié comme naturel qu'a sauvegarder pour V'urbain la possibilité de jouir d'un espace échappant a une rationalité industrielle. Les visées aménageantes répondront alors 4 I'attente de la société urbanisée, 4 la conception qu'elle se fait de la nature; 4 la campagne, elles viseront & tenir soigneusement a I'écart tout ce qui rappellerait de prés ou de loin un mode de vie urbain et une activité économique de type industriel'*. Il s'agit de modeler une campagne synonyme de calme, de paysage ouvert et disponible, de lieu de verdure, de nature et d'air pur. Dans ce ‘6 La mise en place en France des ZNE (zones naturelles d'équilibre), dans les années 70, fut significative de ces visées. En effet, les deux principaux objectifs des ZNE étaient : d'une part, d'offtir des espaces verts ruraux réservés @ la récréation des citadins et, d'autre part, de maintenir une agriculture péri-urbaine en imaginant des modes de gestion adaptés a la complexité des fonctions d'une zone péri-urbaine (production agricole, entretien du paysage, maintien des équilibres biologiques, espaces de loisirs et de détente). Cf. Le Livre Vert de la plaine de Versailles, Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la Région parisienne, Paris, novembre 1974. Le paysage, lieu et non-lieu 115 contexte, l'autochtone se voit attribuer de nouvelles fonctions. On lui demande d'étre le "jardinier du paysage, le conservateur de la nature"; de maintenir une densité de population; de garder les structures d'accueil et une animation suffisante pour éviter la désertification; de produire une alimentation et des produits traditionnels, sains, artisanaux, surtout non-industrialisés. Et, enfin, on attend qu'il renoue avec son passé, ses pratiques et ses coutumes villageoises. Dans cette optique, on pose des servitudes 4 I'autochtone en lui interdisant de construire des batiments autrement que dans un "style traditionnel régional", & moins quiils ne soient soigneusement camouflés; on limite l'emploi de produits chimiques, I'épandage de déchets, une mécanisation trop poussée de l'agriculture. La purification des productions autochtones est alors affichée comme la garante de la non-pollution des lieux par l'expansion urbaine; une purification qui ne va pas sans problémes, puisque les produits agricoles sont susceptibles d’étre contaminés par les moyens industriels dont use leur fabrication. Les deux projets d'espace rapidement rappelés ont au XXe siécle sous-tendu I'aménagement du territoire tout en se présentant comme antagonistes dans leurs objectifs'*. Cet antagonisme se manifeste encore aujourd'hui a l'évidence entre ceux qui valorisent ce qui est dit "urbain" et ceux qui considérent que la nature est non “urbaine". Pourtant, et c'est ce qu'il m'importe de souligner ici, l'un et l'autre se rejoignent au sens ob ils caractérisent la campagne comme non-urbaine. Sous langle du tourisme, le non urbain est présenté aujourd'hui comme ce qui permet d'échapper 4 I'urbain. Le tourisme est un déplacement de populations vers des lieux de loisirs, une consommation d'espaces qui vaut par les écarts qu'une culture s'autorise, miroir d'un “temps libre" enchainé au retour. La demande d’espaces touristiques se développe autour de références au plaisir, figurées par des formes de déplacement. Le parcours ici présuppose autant I'imitation lacunaire de quelque pratique étrangére & notre maniére habituelle d'occuper un licu, que le transport de notre propre espace ailleurs. Il s'agit, sous prétexte d'une autre existence dans l'espace, d'une consommation d'espaces que l'on se figure autres et qui conduisent a la valorisation de nos lieux de retour. Le tourisme, en ce sens, n'est que détours. Qu'il s‘organise en quelque circuit, il scande la recherche de cet autre qui nous échappe puisque sa représentation ne se substitue jamais totalement a sa présence. Qu'il s'assigne 4 quelque résidence, il s‘étale ainsi dans un ailleurs dont le réve décrit les contours d'un manque quotidien. "65 Liouvrage de J. Jung, Liaménagement de l'espace rural, une illusion économique, Calmann-Lévy, Paris, 1971, proposait d'appliquer l'ensemble du territoire un aménagement relevant d'une rationalité économique industrielle issue de l'urbain. 116 L'époque et le lieu Détour par lequel une société se représente, s'échappe dans son image, jeu de mime, le tourisme a ses lieux de représentation autant que ses horaires; 4 chacun correspond quelque figure de l'autre (agriculteur ou nomade et bien d'autres "gens du coin"). Le guide désignant cette figure, la pose comme absolument & part, connue par 1a-méme, en sorte que celui qui part lui doit pour son existence ou sa maniére d'etre. Sila contrainte sociale du départ se remarque par l'absence du lieu de résidence habituelle, le pouvoir de vacance se montre comme performance dans un champ de signes, oi parcours et stations finalement renvoient le touriste a sa position initiale. Figure 48 R. Schweitzer, Centre de vacances, Aréches, 1973 L'architecte semble comprendre une telle demande sociale comme un désir de dépaysement; aux yeux de I'urbain bien souvent le monde rural tient lieu d'un ailleurs. Pour le citadin les vertus dépaysantes du monde rural tiennent en bonne part 4 son domaine bati qui offre, dans l'immédiateté de son appréhension, l'image d'un monde différent de l'urbain: particularités régionales et originalités locales sont manifestées par une tradition architecturale. Lieux du dépaysement, les édifices touristiques sont multiples et divers 4 l'image de 1’architecture traditionnelle; leurs identités respectives coincident avec des architectures traditionnelles régionales qui, répertoriées sur le mode de la classification, deviennent des modéles. Cependant nombre d'architectes font remarquer que, voulant imiter les formes d'une architecture traditionnelle rurale sur le mode de la copie pure et simple, on ne peut les adapter aux fonctions nouvelles que sont celles d'une société en loisirs. Ils dénoncent alors le non-sens de Le paysage, lieu et non-lieu 117 Lutilisation d'éléments formels d'une architecture rurale pour des programmes nouveaux, dans un contexte socio-économique différent. Condamnant le passéisme et la muséographie, perpétuant fid@lement la pensée fonctionnaliste, ils proposent la création d'une architecture nouvelle répondant aux besoins nouveaux d'une société en loisirs: une architecture de vacances. Figure 49 A. Isozaki, Team Disney Building, Disney World, 1991 A l'extréme, produire le dépaysement consiste A encadrer d'un décor le parcours du touriste, figure sociale spécifique; dans quelque lieu qu'il se produise, le dépaysement tient au fait d'étre logé et d'étre distrait dans une architecture de loisirs. L'architecture tend ainsi A assumer @ elle seule la dimension du dépaysement en proposant une maniére particuliére d'occuper un lieu. Un changement d'architecture qui accompagne, qui mime pourrait-on dire, un changement de vétement: du vétement qui marque une activité socioprofessionnelle au vétement de touriste. L'architecture devient elle-méme le lieu du dépaysement, quels que soient les lieux dans lesquels elle prend place; et finalement devient une architecture sans lieu. Tout en refusant une rupture entre formes architecturales et contexte socio-économique, une autre attitude évite de faire de Varchitecture le seul lieu du dépaysement et cherche dans les lieux mémes de l'implantation une dimension dépaysante. Pour une telle attitude, ce n'est pas en dressant un répertoire de modéles a partir des éléments formels d'une architecture traditionnelle rurale que l'on inscrira les édifices du tourisme dans un ailleurs; mais en adaptant ces édifices 4 leur contexte géographique. Le dépaysement ne tient plus alors au seul investissement dans la figure architecturale, mais a sa présence en des lieux dont elle exprime des singularités. 118 L'époque et le lieu Figure 50 L. Snozzi et alii, Maison Kalman, Brione, 1979 Mais le milieu se transforme sous le couvert diintentions architecturales respectables. Il se modifie non seulement dans les apparences spatiales que créent l'implantation dédifices nouveaux et la prolifération de résidences, primaires ou secondaires; mais aussi et surtout dans tout ce qui en faisait un milieu rural, tant au niveau des relations sociales et économiques qu’a celui du rapport de l'homme & son environnement. i f Ainsi, prétendant suppléer par leurs vertus dépaysantes au vieux réve hygiéniste qu'un urbanisme issu des CLAM n'a guére pu réaliser (soleil, espace, verdure), l’architecture du tourisme et de la résidence secondaire est en fait le synonyme d'une urbanisation du monde rural. Ainsi s’est réalisée la modification profonde d'une société, de son identité et de son espace. Mais en méme temps la toute puissance de la société industrielle urbanisée est mise en cause. Dans ses difficultés 4 innover en s’adaptant a I’autre, le monde développé a répercuté un cadre rigide sur l’ensemble de la planéte et bien des mécontentements ont surgi lorsque s’est imposée brutalement une architecture abstraite. Le mythe de la nature perdue™ L’architecture d’ aujourd’ hui peut-elle encore distinguer de fausses et de vraies différences, peut-elle prétendre 4 une vérité de l’espace 2 N’y a-t-il pas une illusion de l’espace vrai dans la vision d’un monde souverain ? Quelle vérité est inhérente au feu 2 Les conflits qui opposent des peuples pour la possession d’un territoire ne sont-ils que “© Ce chapitre reprend et corrige un article "L’architecture, tradition et modernité : Je mythe de la montagne perdue", publié dans la Revue de géographie alpine, no. 3, Grenoble, 1966. Le paysage, lieu et non-lieu 119 des guerres du faux ? Ou, au contraire, les racines sont-elles sources d'une vérité qui atteindrait & l’essence des choses ? Quelle valeur de vérité reconnaitre au lieu de notre existence ? Abandonnant les regrets dune utopie rurale, peut-on faire une architecture de nature ou est-on conduit a faire de la nature un objet d’architecture ? Que le lieu soit le site d’une forme d’urbanité ou de ruralité'®’, peut-on lui rapporter une architecture sans autre procés que celui que Iwi imposeraient les conditions physiques d’un territoire ? Dépendantes de I’économie d’un lieu, les sociétés humaines n’auraient-elles d’autres choix que celui de s’y adapter ? Pour répondre A cette question il me faut examiner d’abord les problémes que posent les axiomes qui font des qualités d'une architecture la condition d'un lieu de nature. Je me prononcerai ensuite dans le débat ouvert d’une architecture du territoire développant une géographie de la maison. On peut parfois réver A une architecture qui ferait oeuvre de reliance territoriale. Elle serait probablement a bannir pour ceux qui, calculateurs programmés, n’ont en téte que puissance et exclusive. Elle pourrait cependant avoir une valeur locale pour ceux qui trouvent du sens leurs actes dans un voisinage d’ensemble; les édifices qu’ils construisent et les instruments dont ils se servent prennent la couleur d’une identité partagée. Une architecture de nature serait dans cette perspective une architecture qui engendrerait'® une cohérence territoriale comme raison @ensemble, cn la dessinant dans une esthétique renvoyant 4 une éthique. Notamment, une architecture de montagne conformerait une esthétique des cimes a une éthique de la montagne. En architecture le construit peut étre le symbole des choses de la nature. Les traités d’architecture proposent des images d’une hutte primitive qui serait A l’orée de notre humanité. Cette hutte, paradigme de toute architecture, aurait été le premier abri construit par I’homme. Elle aurait été édifiée selon les principes d’une pureté naturelle; principes qui seraient A l’origine de toute renaissance, toute tradition aurait & les conserver comme ce qui la fonde. Les formes de la tradition sont alors dessinées dans l’imitation de la nature. Le symbole tracé dans I’édifice construit trouve son correspondant dans des fragments de nature maitrisés par le labeur répété d’une tradition. La tradition traverse les accidents du moment pour aller & l’essentiel; elle limite le changement parce que ses principes "7 Qu encore d'une forme de montagnité; conférer J.-P. Brusson, Contribution de Varchitecture a la définition du concept de montagnité, these de doctorat, Université Joseph Fourier, Grenoble, 1993. ‘J. Muntaiiola, La topogenése, Anthropos, Paris, 1996. 20 Liépoque et le lieu ermettent de garantir la permanence des fondements d’une existence. lle se reproduit dans un code qui, pour imposer une compréhension du nonde, crypte les marques d’un présent comme il décrypte les marques un passé. Cependant, saisie du nouveau dans les formes de I’ancien, soumission de l’autre au méme, interprétation dans les termes de *existant, la tradition n’est pas que répétition, elle est aussi traduction. Renvoi de l’inconnu au connu, se servant de symboles oi le vif saisit le mort, la tradition rapporte les événements présents aux expériences passées. Lorsque la tradition n’est plus & méme de produire ce transcodage, elle perd sa puissance et s’achéve dans des transparences sans consistance. i La tradition se transmet par imitation, Cependant comme forme sémiotique, la mimésis est double. Soit elle est production d’une copie qui renvoie & l’original dans Ja mesure méme de ses fragments, figure scalaire dont les contours retracent un référent. Soit elle est production d’une apparence trompeuse, oi le simulacre opaque, dénué de toute relation paradigmatique avec ses composants, voile l’existant, vise Villusion, La tradition est donc toujours risquée; lorsque pour se transmettre elle doit séduire, elle céde a Ja tentation de présenter une parure dénuée de rdle, sinon celui de tromper. Faute de référence A un original, la mimésis se reporte sur Vimage!®; le signifié ne s’articule plus aux dimensions paradigmatiques d’un objet d’usage, mais s’enchaine A d'autres signifiés tout autant décollés de leur support de matiére. Délivrée de la servitude d’avoir & dire le vrai, comme embléme d’un absolu, parfaite dans l’apparence, la mimésis reste incapable de laisser émerger la consistance d’un monde dont les principes de composition fondent d’autres usages de I’image. Mais la présence du méme dans le méme est une satisfaction éthique qui n’est source que d’un plaisir esthétique réduit. L’imitation dans les Beaux-Arts'”? ne saurait se suffire de copies d’ceuvres du passé. Par le rapprochement inattendu de fragments éloignés, l’imitation par image & l’oeuvre dans la création artistique se dégage de la reproduction a l’identique. Comment donc l’architecture, comme oeuvre d’art, peut- elle se rapporter & une tradition? L’architecture est le commencement d’un engendrement, le principe qui gouverne un projet d’espace. Elle implante son projet dans le présent et ’oriente vers le futur. Aussi comme oeuvre elle est toujours inachevée, ouverte sur les interprétations divergentes des générations successives. Comme signe tracé d’un édifice projeté elle consiste a la —_— 1 Aristote, Poétique, trad. fr. Seuil, Paris, 1980. 1 A.C. Quatremére de Quincy, Essai sur la nature, le but et les moyens de l"imitation dans les beaux-arts, réed. Archives d’architecture moderne, Bruxelles, 1980. Le paysage, lieu et non-lieu 121 fois A le faire @tre et & le faire connaitre. Elle est donc une injonction autant qu’une projection, et dans ce sens se constitue elle-méme dans le projet d’ une continuité, d’une tradition. Voulant s’affirmer comme un commencement absolu, une certaine modernité a cru pouvoir faire table rase du passé. Elle s’est acharnée au rejet de toute tradition; ce faisant, trouvant sa fin dans son propre achévement, elle s'est elle-méme écartée des processus de réinterprétation. Projet et rejet se font écho dans le refus du décor; la modernité comme décret de transparence est une volonté de puissance qui voudrait se passer de la lente programmation des attentes. Absurde dans sa réduction de I’acte a la puissance, elle veut éliminer les styles pour atteindre a la pureté des pulsions immédiates. Tly aen puissance dans la modernité une épuration des formes qui méne a I’épuration de ce qui est autrement. L’objet a sa place non pas située dans un milieu intégrateur, mais inscrite dans un systéme'”', dans une combinaison composant une totalité autosuffisante. Cette totalité est Vinstrument complet d’un programme actantiel ott le sujet de Vaction est défini comme le manipulateur d’une machine réceptrice d’une information programmée. Aussi l’objet trouve sa finalité dans un usage potentiel, il est le signe de cet usage possible avant méme d’en étre l’instrument effectif!”. C’est un signe qui ne vient pas se surajouter a |’instrument comme un décor cache une machinerie et renvoie la mise en scéne d’une action qui se développe en d’autres temps et d’autres lieux. C’est un signe, qui sous une carrosserie d’une transparence contrélée, enveloppe l’instrument et, méme de fagon fictive, en connote le fonctionnement actuel. Le sujet manipulateur est l’auteur d’une performance individuelle, performance a la réussite de laquelle il mesure sa propre valeur; cette mesure se faisant selon les critéres d’un systéme programmé. Le syst8me autorise des projections rapides, d’autant plus rapides qu’ il est lui-méme l'objet de transformations & court terme, produit d’une technologie vite obsoléte. Le passage d’un systéme programmé a un autre exige du sujet un apprentissage réitéré. _. Dans un monde informatisé la performance se réalise dans la solitude, l’information traitée est délivrée sur un réseau od un opérateur ne connait pas personnellement les acteurs en interaction. Le systéme demande une transparence du réseau et l’absence de l'autre. LVindividu dialogue dans un syst@me oii les interlocuteurs se tiennent a distance. L’évanescence des événements informatifs implique la rapidité de la performance et la non-permanence des valeurs reconnues. ™ J, Baudrillard, Le syst@me des objets, Gallimard, Paris, 1968. '™ U. Eco, La structure absente, 1968, trad. fr. Mercure de France, Paris, 1972. : } L'époque et le lieu Le réseau ne suppose pas l’intégration des acteurs 4 un groupe fermé et l’intériorisation des valeurs communes a tous. Au contraire, pour atteindre l'un des terminaux, le réseau permettant la commutation, la déviation et l’évitement, l’acteur peut passer par n’importe quel chemin, peu importe l’intermédiaire; c’est dans cette indifférence de Vintermédiaire que le réseau affiche son efficace, Mais dans la mesure méme ob il y a indifférence, il n’y a pas de solidarité des acteurs de l’échange; et la publicité de l’échange est alors le rejet de toute communauté. Au contraire les usages communautaires trouvent dans l’espace construit un ancrage qui leur offre une assise territoriale. Articulant des * valeurs & un territoire, dans la durée, l’espace construit Tusage; Vappropriation d’un lieu se connote d’une familiarité d’usage. La communauté d’usage suppose des valeurs stables, une programmation des attentes'” des uns et des autres. Toute transformation est alors une modification lente des habitus; un habitus étant une disposition acquise par une faculté apte a le recevoir. L’habitat est ainsi non seulement un édifice construit dont la réalité matérielle offre des découpages et des continuités aux pratiques quotidiennes; comme habitus communautaire il est aussi un ensemble de dispositions structurées et structurantes" qui trouvent une répartition plus ou moins adéquate dans la réalité matérielle des piéces de !’édifice bati. Le logement est un habitat lorsque la répartition possible des usages correspond aux habitus acquis par la population résidente; il arrive qu’il y réponde de fagon nouvelle. Les individus, les familles et les groupes qui composent une population résidente recherchent un équilibre dans leurs interactions. Cet équilibre dépend cependant des dispositions acquises par les uns et les autres. Dans un village les acquis ne sont pas structurés avec la méme portée que dans une ville, parce que les contraintes auxquelles la société demande aux villageois de se soumettre ne sont pas du méme ordre que celles que les citadins ont A assumer. Dans ses valeurs de référence, le village rural était un lieu d’autosubsistance, de provisions plutét que de consommation sans limites, de faible densité, de sédentarité plutét que de mobilité; de proche voisinage, d’interconnaissance plutét que d’anonymat, et de contréle social, de ressemblance plutét que de diversité. C’était un lieu ob, fruit de la reproduction du méme, l’autochtone ne se posait pas trop de problémes, sinon I’exclusion du différent, de I’hétérochtone. Mais d’abord, en deca de son rapport a la ville, le village s’opposait au voisinage des autres villages. Le village s’inscrivait dans "3B, Hall, Beyond-Culture, Doubleday, New York, 1976. ™ P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, Genéve, 1972. Le paysage, lieu et non-lieu 123 un territoire domestiqué, cultivé, au-deli duquel rien n’était plus maitrisé. Le village s’entourait d’un ailleurs puis d’un au-dela. Quant au village voisin, ce n’était pas celui avec lequel il avait le plus de liens; c’était l’opposé, l’anti-sujet avec lequel il entretenait des conflits. L’autre dans V’ailleurs, c’est d’abord le méme qui différe. L’autre dans Vau-dela, a la ville, c’est I’étranger, ’inconnu qu’ il redoute. Le village rural s’opposait aussi au sauvage, A une nature indomptée oi régne la terreur des éléments. Le village était une protection contre la peur”. A l’inconnu il opposait une tradition faite d’expériences partagées; une tradition dont la narration rappelait les instruments nécessaires et les gestes A faire pour cueillir les forces d’une nature & apprivoiser. Aujourd’hui encore, le village, de montagne ou de plaine, entretient des relations ambigués avec la nature; il la cultive et s’en préserve tout a la fois. Le non cultivé, vu du village, c’est l’isolé. Un peuplement disséminé signifie la conquéte de la terre, mais ne tisse que des liens distendus. L’économie familiale trouve ses limites dans les rapports A cet ailleurs que suppose I’échange; l’échange auquel on est contraint lorsqu’il s’agit d’acquérir ce que l’on ne sait produire seul, le condiment qui manque, V’instrument qui soulage, le vétement qui protége, mais aussi le symbole qui présente et dans lequel on obtient une reconnaissance. Depuis toujours, ceux qui maitrisent ces rapports a I’ailleurs, les médiateurs, sont les notables du village. Parce qu’ils le représentent ailleurs, 4 la ville avant tout, les notables habitent au village, ou a proximité dans une maison de maitre. Ces notables ont pour compétence la connaissance des points de vue éloignés et pour performance l'interprétation des déplacements de l’un a l’autre. Au sens propre, ils jouent de la métaphore pour faire communiquer des logiques hétérogénes, celle d'une société villageoise et celle d’une . société citadine. Et, dans la métaphore, ils parent d’un décor venu d’ailleurs les édifices qu’ ils construisent et habitent. Avec les produits de la terre, le village transporte la nature vers la ville. Méme s’il s’en défend, il est orienté vers la ville, vers son marché. Par contre, avec les loisirs, la déambulation en campagne, la promenade en forét ou l’escalade en montagne, la ville explore la nature au-dela du village. Il n'y a pas symétrie de l'un A l'autre, les attentes des uns ne répondent pas aux attentes des autres. Bien plus, se transformant, le village progressivement se conforme aux désirs d’ ailleurs qui ont valeur en ville; la représentation qu’il se fait de lui-méme finit par se calquer sur l’image que la ville a de la campagne comme territoire de nature!’®, "SRM, Lagrave, Le village romanesque, Actes Sud, Maussane, 1980. "6 P. Rambaud, Société rurale et urbanisation, 2e éd, augmentée, Seuil, Paris, 1974. an OEZ RENSEIGNEMENTS. Figure 51 Affiche pour le service de publicité des Chemins de Fer Fédéraux, L'époque et le lieu R. Spreng, 1934 Le paysage, lieu et non-lieu 125 CEG" DENAVIGATION ScHWEIZ-SUISSE-SWITZERLAND Figure 52 Affiche pour la Compagnie Générale de Navigation, V. Blatter, 1891 Figure 53 Affiche pour la Compagnie Générale de Navigation, M. Borgoni, 1900 Figure 54 Affiche pour la Compagnie Générale de Navigation, G. Flemwell, 1927 126 L'époque et le lieu Vue de la ville, la nature sauvage est comme un patchwork de friches qui imposent de se satisfaire de peu & ceux qui les habitent encore, lieux de survie ot les espéces vivantes sont soumises A une déambulation incessante. Cependant, paradoxalement, la surabondance de la nature cultivée provoque un vertige auquel une certaine civilisation urbaine cherche a échapper par le manque. Dans la modernité c’est une forme d’ascése qui a pour vertu de renforcer le sens de Tétre, « less is more »'”’, Le mythe de la nature perdue, le mythe d’une nature a la juste mesure de nos besoins, d’une harmonic ot Ja nature humaine trouverait son €cho, est un mythe contemporain de la modernité «Le désert et la mer, la forét vierge ne sont pas absents de Vimaginaire urbain; au contraire, ils rappellent combien la polis s’inscrit dans un monde civilisé qui s’oppose a l’inculte. La montagne et les sommets sont depuis la vallée et la plaine un ailleurs et un au-dela auquel s’étend l’ubiquité de la modernité. Dans cette extension, comme quéte de lailleurs, le tourisme trouve sa propre fin. Il y aun seuil & partir duquel la croissance du monde urbain n’est plus une expansion du tissu de la ville, mais son éclatement en des fragments discontinus, partout reproduits 4 partir d’un méme moule. L’ailleurs n’est plus le territoire de l’autre, l’autre s’achéve dans le méme. Ce que de nos jours les sociétés urbaines recherchent dans des régions de. montagne pas trop éloignées, c’est une autre périphérie pour un méme monde. Il suffit pour le constater dé voir reportés sur le chalet ou l’appartement en chalet les comportements domestiques appris en ville, d’entendre les tondeuses A gazon peiner sur V’herbe drue des pentes alpestres. C’est une autre périphérie dont les coiits bas permettent de satisfaire un besoin d’espace, pour des populations soucicuses des territoires du corps, mais qui, du fait de leurs moyens réduits, résident dans des espaces abstraits. L’agglomération urbaine elle-méme se transforme. S’essaimant en des périphéries logeant chacune un secteur d’une population segmentée, elle n’est plus organisée autour d’un centre unique, mais diverge vers des centres multiples. Tous les fragments de périphérie ne sont cependant pas dotés d’un centre a haute valeur symbolique; la reconnaissance des groupes n’a dés lors plus lieu dans tous les fragments qui composent V’agglomération. Et les individus, isolés dans une foule solitaire'”’, agglomérés par des flux et des reflux éphéméres, recherchent dans des résidences. secondaires des lieux pour des interactions reconnaissables; des lieux A la portée de leur désir autant que des licux 4 la mesure de leur mémoire, des lieux de culture. re "7 L. Mies Van der Rohe, " D, Riesman, La foule solitaire, trad, fr. Arthaud, Paris, 1964. Le paysage, lieu et non-lieu y Figure 55 Une réinterprétation du chalet, le baloon frame transposé dans les Alpes, C. Pellegrino, Les Diablerets, 1954-76 128 L'époque et le lieu Aprés I’échec de la modemité, ou du moins de sa prétention a Vuniversalité, l’architecture a voulu ressaisir la culture des lieux sur lesquels elle se projette. Elle 1’a fait non pas en adoptant sans autre une tradition locale, mais en cherchant dans la déconstruction et la reconstruction des codes une motivation pour une autre fragmentation de Vespace géographique. Le fragment, solution de continuité et de discontinuité'”, partitionne I’espace selon les traits d’une diffusion limitée. Une nouvelle fragmentation architecturale de l’espace géographique est une fagon de le redécouper en le symbolisant dans les cadres d’une culture contemporaine. Il ne s’agit alors plus de table rase, mais de l’interprétation et de la wéinterprétation d’édifices permanents, modéles en ce qu’ils sont des édifices marquants, fondateurs d’un territoire. Ces édifices ne sont pas nécessairement présents dans le voisinage de l'objet projeté, mais, décomposés, ils offrent, pour certains, des références lointaines, associatives, et pour d’autres des références co(n)textuelles, compositives. La référence est une mise en relation qui vise 4 donner un sens a l’édifice; un sens qui ne se limite pas A l’utilité immédiate de Vobjet projeté, mais reconnait I’action de l’interprétant'® sur I’ objet. Les inférences qu’opére linterprétant sur l’utilité présumée de I’ objet projeté s’articulent 4 une culture de référence ot se mesurent les situations d’ interprétation. Les réinterprétations successives d’un élément permanent inscrivent les marques d’un passé dans un processus renouvelé. Par opposition 4 une restauration et 4 l’établissement d’un répertoire de traits figés, d’un style « authentique », J'interprétation est une modulation. Si la restauration demande la description fidéle d’un original et J’inventaire normatif des éléments le composant, V'interprétation, elle, au contraire, admet la complexité des tracés successifs et l’ambiguité des éléments qui s’y inscrivent. La restauration est une antiquisation, elle crée un passé; l’interprétation est une contemporéanisation, elle inscrit un présent dans un devenir. Tout systéme de normes est réducteur de la complexité des valeurs. Lorsqu’elles sont dictées par des normes, les valeurs de l’usage sont établies par un raisonnement visant 4 une cohérence entre fins et moyens; elles sont les valeurs d’un étre rationnel. Mais l’usage d’un objet peut étre celui d’un étre qui n'est pas guidé par la raison'®, un étre impulsif, instinctif, ou au contraire répétitif, inhibé. L’absence de tout raisonnement ou un raisonnement incomplet laissent place a 1’ arbitraire de l’action humaine; ils sont la condition de possibilité du libre arbitre. "L,I, Prieto, Saggi di semiotica, Pratice Editrice, Parma, 1995. "© Ch, S. Peirce, Collected papers, Harvard University Press, Cambridge, 1931. i" L.-A, Gérard-Varet, J.-C, Passeron, Le modéle et l’enquéte, EHESS, Paris, 1995. Le paysage, lieu et non-lieu 129 Le choix fait dans un calcul rationnel suppose lui-méme des comportements irrationnels et un imaginaire qui peut étre batisseur. C'est dans un tel cadre de rationalité que l’utilitaire est accepté comme principe de définition du bien commun; lutilitaire est un principe normatif. Dans les campagnes _contemporaines, V'individualisation de la maison, séparée des batiments agricoles, répond 4 de nouvelles normes d’usage établies dans une civilisation urbaine od A la dissociation des fonctions correspond une spécialisation des piéces"’, Mais cette spécialisation est toute relative, V’utilité fait toujours l’objet d’une interprétation; et si le « salon» se sépare de la «salle », la fonction de réception céde en fait souvent la place 4 de multiples usages, débordant la distribution des pigces telle qu’elle est définie dans les normes. Comme le monde de la maison, le territoire du village n’est pas, lui non plus, unidimensionnel; il est fait de lieux dont les limites interférent plus qu’elles ne se bornent. Le lieu s’oppose @ l’espace plan administratif autant qu’a l’espace polarisé économique!®*, Le lieu ne se limite pas & étre le réceptacle d’ activités programmées dans les grands centres et le relais de valeurs médiatisées par des opérateurs de réseaux. Le lieu infléchit les informations et relic les activités, au moins dans leur articulation & la vie quotidienne des gens. Ill les inscrit dans des espaces qui les qualifient; il les scande dans des rituels qui leur enlévent, le temps d’une ironie, leur masque empesé et leur cadre rigide. “Ph, Bonin, "D’une ethno-architecture rurale & Ja mobilité des robots", in L*habitat rural, ARF, Amiens, 1985. ; " Pp. Pellegrino et al., Identité régionale et représentations collectives de l’espace, FNSRS, Berne 1983.

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