in P. Purter & G. Raulet, eds, Stratégies de lutopic,
colloque du Centre Thomas More, 1978.
Patis, Galilée, 1979,
Louis Marin
Le maintenant utopique
Une remarque sur le probléme qui vient d’étre évoqué. Je
pense qu’il faudrait s’interroger sur le fonctionnement méme de
ces oppositions qui viennent d’étre articulées en forme de tableau :
masculin/féminin, blanc/noir, soleil/lune... et se demander si de
telles oppositions ne sont pas essentiellement masculines; et en
particulier celle du masculin et du féminin. L’utopie, et plus précisé-
ment la fiction utopique dont la trace est dans le nom méme
d’« utopie », reléve du neutre, de I’écart & partir duquel l’opposi-
tion est pensée : Utopie signifie : ni masculin ni féminin, ni blanc ni
noir, ni soleil ni lune. Peut-tre faudrait-il aussi se demander si une
classification — si !’on tient vraiment a classer, & articuler — par
niveaux n’introduirait pas dans ces problémes une profondeur grace
& laquelle le tableau deviendrait paysage.
Une autre remarque : un certain nombre d’interventions,
dont les miennes, ont fait référence aux utopies concrétes comme
discours. Il se pose 18, je crois, tout un ensemble de problémes qui
ont été peu évoqués mais qui sont d’importance. Il est apparu que
semblait régner ici un consensus quant a un genre de discours dit
utopique. Mais qu’est-ce qui nous permet de parler d’un genre de
discours que l’on appelle utopique ? A quels traits textuels, discur-
sifs, le reconnait-on ? Qu’est-ce qui nous incite a dire d’un discours.
qu’il est semi-utopique, qu’il comporte des éléments utopiques ?
LA se pose un probléme historique que je voudrais préciser. Le
_terme @utopie apparait dans le titre d'un livre publié au début du
XvIe siécle. D’ot une question qui n’est point seulement termi-
nologique : est-ce que des discours utopiques existaient avant
le livre de More ? Tel roman alexandrin, la République de Platon...
L’Atlantide, dans le Cristias, est-elle une utopie ? N’est-ce pas un
mythe, une fable ? Ce sont des problémes importants car si on
en préjuge la solution, si l’on dit que l’utopie est apparue au
XV, cela signifie qu’elle est liée 2 un ensemble de processus poli-
tiques, sociaux, économiques... Se posera également la question de
246Lutopie dans le temps de Uhistoire
la fin de l'utopie. Un exemple : est-ce que le roman de science-
fiction est utopique ? Le probléme que je souléve me semble sus-
ceptible d’approches synchroniques et diachroniques, structurales
et historiques. .
Une troisiéme remarque : la réponse a ce type de problémes
constitue une sorte de présupposé implicite 4 une autre question
que je souhaiterais également soulever : je la crois importante mais
je ne sais pas trés bien comment I’articuler. Pouvons-nous recon-
naitre une « structure » — je ne tiens pas a ce terme — de pensée
et d'action que l’on pourrait nommer utopique ? La nommer telle
implique que déja les problémes posés précédemment aient été au
moins explorés. J’ai dit « structure ». On pourrait se demander
également s'il est possible de construire un concept de Putopie,
un concept utopique de l’utopie ou bien si l’utopie ne serait
pas une notion répondant a tel ou tel intérét spéculatif ou pra-
tique. A tel moment, dans tel groupe ? Est-ce un pseudo-concept ?
Ces problémes d’ailleurs ont été évoqués déja, me semble-t-il
et en particulier, je regrette beaucoup l’absence de M. Baczko
qui, dans le texte préparatoire qu’il avait donné’, avait croisé un
certain nombre de ces questions sur un point particulier.
Ma réponse consistera a développer en l’illustrant de quelques
exemples, la derniére partie de mon intervention au colloque de
Cerisy sur le temps utopique.
Penser l'utopie dans les termes d’une dynamique revient &
penser le neutre de la limite, la contradiction pure, en termes
temporels. On peut étre surpris de la difficulté de cette entreprise
alors que les utopies, leur existence méme invitent directement 4
cette recherche. Ne visent-elles pas l’avenir de la société humaine,
la parousie d'une réconciliation parfaite de homme avec le monde?
Ne rappellent-elles pas, dans leurs représentations, Age d’or de
Yorigine ? Et de fagon plus critique, ne bricolent-elles pas un avenir
sans exemple, un futur de désir avec des fragments d’un passé nostal-
gique ? Futurologie de l’utopie, archéologie de l’utopie : en tout
état de cause, 'utopie est prise, saisie, transie dans la catégorie du
temps. Peut-tre pourrait-on tenter d’élucider cette surprenante
difficulté et peut-étre cette élucidation nous ouvrirait-elle une voie
de réflexion. Penser l’utopie en termes d’espace, c’est peut-tre
penser « imaginativement » ce qui est l’essentiel, je veux dire le
présent de lutopie. Le « hic » de l'utopie déployé dans la « topi-
que» qui l'explicite et le systématise est son « nunc », est Vinsis-
tance, dans le texte et dans le discours, de son « maintenant ». Sa
carte dont le point de vue est partout et nulle part, levée par un
observateur ubiquitaire, proche et lointain, ici et 1a simultanément,
247Stratégies de l'utopie
fait peut-étre signe vers ce point unique de conjonction du temps
et de l’espace, le maintenant qui est ici. Et si cet ici est, en l’occur-
rence, nulle part, c’est que le maintenant oi il se déploie est un mo-
ment qui ne reléve pas plus de la représentation chronique et
linéaire du temps que le site de l’ile parfaite ne trouvait place dans
Tespace de la géographie.
Qu’est-ce donc que ce maintenant utopique ?
L’on sait que le texte de l’'utopie, par rapport au récit qui
Vinstaure, est au présent : présent de description, dit-on, présent dela
carte imaginaire. On sait aussi que l’utopie ignore le temps ou que
le seul temps qu’elle connaisse est le rythme cyclique des rites, des
fétes et des travaux, temps immobile, image temporelle de I’éter-
nité. L’utopie ignore le changement. Elle se constitue de la repré-
sentation de l'identique; du «méme» de l’indifférence reproductrice.
Le maintenant de l’utopie, c’est le maintenant de l’indifférence et
du permanent.
Mais en méme temps (si l’on peut dire) on peut discerner ici
ou 1a, dans lhistoire passée ou présente, des moments utopiques,
événements absolument surprenants, inattendus, impensables.
Comme 1’écrit Bloch, « un avertissement déja présent prend
de petits événements pour traces et pour exemples; ils indiquent un
plus ou‘un moins qui est 4 méditer... » Passage en ce moment, en
ce point, d'une intensité-signe. De ce passage méme, les utopies
classées comme telles peuvent conserver les traces; de cet événe-
ment du nouveau, de l’instant de la différence surgi ‘ici-maintenant,
elles sont marquées.
Qu’est-ce donc que ce maintenant utopique ? Instant. de la
différence, indifférence du permanent. La limite-neutre qui est ici
a penser temporellement est celle gui passe entre I’un et I’autre.
On comprendra — mais cela est difficile 4 dire — que ce ‘emnps
utopique n’ait rien voir avec celui du délai et de l’action a diffé-
ter, avec celui du projet politique et encore moins avec celui @
venir, normatif, de l’idéal ou de la valeur. Temps certes qui pour-
tant s’offre, entrevu, selon les deux dimensions du non-temps,
celle de l'instant et celle de la permanence, ot s’indiquerait une
mise en question, ou plutét un tremblement inquiet, de la forme
a priori de l’intuition ou de la catégorie of nous pensons le temps
comme causalité rationnelle.
Le temps n’est peut-étre qu'une ponctuation d’occasions, de
présents, qu’un clignotement d’instants of tout est donné et repris
dand le méme instant, imperceptiblement, sans. que nous puissions
les tenir et nous y tenir.
Force de disruption — différence absolue et qui cependant
est toujours déja 1a : imminence — immanence,moment des contra-
dictions antagoniques qui font signe vers le neutre de I’écart entre
temps et non temps : jeu ou plutét coup dans la partie od se jouent
les contradictions, coup entre équilibre structural des positions et
248L utopie dans le temps de Vhistoire
le déséquilibre de I’acte méme, de l’événement de Pacte od une
double stratégie se résume et s’invente sans qu’il soit possible de
dresser le tableau des choix possibles qui éliminerait les puissances
multiples et non cohérentes de la contradiction du conflit ration-
nel des contradictions; coup qui ouvre, d’un coup, tout le champ
des possibles et des compassibles impossibles sans que ce champ
soit maitrisable puisqu’il n’est que l’indétermination méme que le
«non » désignait dans le non-lieu utopique.
L’événement du nouveau, l’instant de la différence est la
trace de la lutte, des différenciations hic et nunc, leur inscription
dans le temps qui cependant l’interrompt, le temps d’un instant;
mais l’inscription aussi bien dans le poéme, dans l’objet symbolique
qui indique, comme |’écrit aussi Bloch, le possible que son contenu
réalise. « Intensité dans le cumul des incompatibles », note Blin &
propos de Char. « Sur |’instance de la contradiction, l’instant peut
étre ce créateur. Instance productive car c’est I’épreuve non d’un
équilibre mortel, mais d’un excés... Instant intensif du langage du
poéme ot ‘la parole est le recours de la contradiction mais ot
nulle intervalle de temps, nul mouvement de la pensée, nulle dialec-
tique ne vient résorber l’une dans I’autre. Evénement-trace, poéme-
trace, non pas signe inerte, mortifére, 4 déchiffrer; mais éclair
intense de la contradiction pure, coup ou épreuve d’une lutte ».
Si le poéme est ainsi la trace d’un événement et si !’événement est
a son tour la trace d’un « avertissement déja présent » comme l’écrit
Bloch, cela signitie que |’instant dont nous cherchons désespé-
rément aujourd’hui a dire le signal — et c’est le sens de !’avertisse-
ment déja présent — est a la fois un « déja 1a », futur immanent
et un « pas encore », possible imminent, un « encore 1a », ‘passé
insistant et un « plus la », réalité qui s’efface.
Du poéme de « l’avertissement déja présent », P'utopie sera
& la fois le produit et le détournement dans la représentation : elle
immobilise le coup et le perd en l’imageant. Elle tente d’enclore
limmanence de ce que l’instant de la différence indique dans le
quasi systéme qu’elle construit. Ainsi se déploie la non-tempora-
lité du temps dans la représentation utopique : allusion en creux,
négatif de ce qu’est le temps, la génération du temps dans l’instant
intensif. La théorie contemplative qu’offre l'utopie au regard
totalisant de la pensée est la fin de l'utopie. Le « faire signe » du
poéme, de l’objet symbolique, y devient signe, c’est-a-dire représen-
tation. Comment donc pourrait-elle faire autrement ? Comment
répéter ce qui est une fois, en une seule fois, comment le répéter
dans une mémoire, comment le représenter sans que le poéme de
Pévénement soit oublié !
Les signes, la représentation, la mémoire, la mémoire qui est
représentation et la représentation qui est mémoire, ne peuvent étre
que le plus nécessaire, le plus inéluctable des oublis puisqu’ils
ne peuvent que perdre, dans l’institution de maitrise qu’est le temps
249Stratégies de l'utopie
(ne l’articuleraient-ils que négativement) la radicale et la permanente
exception, la différence méme, l’avertissement déja présent tracé
dans |’événement, inscrit dans son poéme. Ce que la représentation-
mémoire, ce que le discours utopique formule négativement, c’est
l’exigence insistante d’une non-mémoire.
Penser l’utopie, parler de l’utopie, c’est tenter de penser
et de parler dans cet écart nécessaire entre la représentation, la
recollection de ce qui est en une seule fois (I’événement, l’avertis-
sement de la différence) et l’oubli, la perte que cette représenta-
tion porte en elle et qu’elle produit. A nouveau, la pensée difficile
du neutre utopique, dans les termes du temps : paradoxe du neutre
temporel et de la représentation utopique. Mais.peut-étre le paradoxe
n’est-il que dans la mémoire, que dansles représentations de la pensée
et du savoir ? Le neutre est ceci qu’un avertissement est déja présent,
qu’un possible est réel et qu’un savoir, qu’une représentation de ce
que l’événement de la différence avertit, de la réalité de ce possible,
ne peut que l’oublier. Dés lors, ce que la représentation utopique
ne signifierait pas, mais seulement indiquerait, serait que l’oubli,de
la différence, de I’événement nouveau est, dans le savoir, dans la
théorie, la forme de sa mémoire, ou encore que l’indifférence est
la forme de sa différence. L’achronie de la représentation utopique
qui signifie constante présence, maintenant perpétuel, permanence
de l’identique indique que l’instant de la différence, la jouissance-
bonheur a lieu toujours, a instant sans cesse mais est comme tou-
jours et sans cesse écartée, refoulée. En l’occurence, vivre Tutopie,
exister la jouissance-bonheur, c’est construire la représentation
qui dira leur impossibilité et qui, du méme coup, les indiquera
comme ce qu’elle exclut : vide qui borde et encadre la représen-
tation.
Ceci dit, puisque j’ai été un peu interpellé par Raulet dans
son intervention de présentation, 4 propos de ce qui a été nommé
utopie de l’instant, je voudrais faire a ce sujet quelques remarques
bréves; c’est au fond un espéce de leit-motiv dans les débats de ce
colloque. Si je nomme. « utopie » une certaine structure que je
repére dans l’ordre des catégories ou des formes de l’espace et du
temps, alors peut-6tre pouvons-nous nous interroger sur des obser-
vations comme celles-ci : tout d’abord — et je.crois que c’ést‘pour
cela que j’ai été a la fois trés proche et un peu a distance
que Vincent Descombes a dit 4 propos de la localisation - délocali-
sation - spatialisation, etc. — il est certain que la notion d’utopie
dans les ceuvres, que l’on convient de ranger sous |’étiquette uto-
pique, est sous la dominance de I’espace.
Yemploie « espace » dans un sens extrémement général, sans
250Lutopie dans le temps de Uhistoire
préjuger du probléme de l’opposition entre le lieu et l’espace, entre
le local et le spatial, que Descombes a précisée. La dominance de
Tespace de l’utopie s’affirme comme non-lieu. Non-lieu ne veut pas
dire du tout: l'utopie comme un ailleurs; l’utopie n’est pas hétéro-
topie. Il s’agit moins, en tout cas, d’un autre espace, d'un ailleurs que
de la définition (ou constitution texuelle, discursive) d’un lieu par
une double négation. Ce lieu est considéré comme antagoniste. L’Uto-
pie de More, nous le savons, ce n’est nil’Angleterre, ni T’Amérique,
mais un lieu qui se trouve quelque part « entre ». Il y aune struc-
ture «entre» qui définirait le lieu utopique. Ce lieu utopique,
cette structure « entre », cela évoque immédiatement le probléme
de la limite, de la frontiére. L’utopie se constitue textuellement,
semble-t-il, sur une frontiére, sur une limite entre deux espaces.
Entre deux lieux considérés, & tort ou a raison, comme contraires,
antagonistes.
Alors, V’idée serait la suivante — et j’avais essayé de le
dire lors de l’intervention de Descombes — : le geste utopique
consiste 4 ouvrir ce lieu, mais pour immédiatement l’occuper par
une représentation qui a l’étrange caractéristique de conjoindre
imaginairement des caractéristiques de l'un et de Pautre des
espaces qui étaient préalablement niés. Non, I’ile d’Utopie n’est ni
PAngleterre, ni Amérique, mais elle est & 1a fois Angleterre et
PAmérique, un gspece de phantasme. N’allons pas trop vite : je ne
crois pas qu'il faille voir dans utopie la synthése dialectique des
contraires, la négativité 4 l’euvre et aboutissant 4 une synthése par-
faite. La représentation utopique a tout I’aspect d'un bricolage de
formes trés différentes, mais qui arrivent 4 trouver une cohérence
et une harmonie. Mais cette dominance de l’espace fait que l’utopie
se présente sous la forme d’un présent.
L’utopie est une ile — je pense & More — que l’on peut
considérer comme une sorte de présent intemporel, et sur lequel
‘on peut se mettre a penser. Et, du méme coup, on apercevra aisé-
ment d’avoir oublié quelque chose dans sa vie, qui est resté en
éléments de passé et de futur.
La question que je me suis enfin posée serait celle-ci : qu’en
est-il au juste de ce présent de l’utopie ?
Je voudrais méditer ici sur un passage que Bloch a publié
dans « Traces » : « quand parvenons-nous au plus proche de nous-
mémes?», écrit Bloch. Et il ajoute : « chacun connait le senti-
ment d’avoir oublié quelque chose dans sa vie qui est resté en
route, qui n’a pas été tiré au clair. C’est pourquoi ce qu’on allait
dire a instant et qui vient de nous échapper nous semble si impor-
tant ». Qu’en est-il alors de ce présent que je ne peux pas occuper ?
Que je ne peux jamais occuper, mais 4 l’égard duquel je suis au plus
proche ? Au. plus proche, peut-tre trop proche pour Toccuper ?
Autrement dit, qui n’est jamais mieux saisi — et il y a une paren-
té extraordinaire avec ce qu’est le bonheur — qui n’est jamais
251Stratégies de l'utopie
mieux saisi que dans le moment méme oui j’oublie ce que, par
exemple, j’allais dire.
Il me parait trés important d’explorer la notion de présent,
du maintenant-ici comme le lieu et le moment utopique, mais qui
est a la fois posé et insaisissable, inoccupable, impossédable, parce
qu’il est le lieu d’un oublj instantané, d’un oubli qui advient 1a
parce que je suis trop proche de lui pour l’occuper, et qui est
cependant le lieu le plus important, celui d'un avénement, d’une
irmuption. J’oublie ce que jallais écrire, mais cet oubli de ce que
jrallais écrire, de la pensée que j’allais écrire est plus important
que cette pensée méme car cet oubli me fait souvenir de l’essen-
tiel. Il y aurait un oubli qui serait une mémoire de la figure my-
thique essentielle, la plus essentielle : ce que j’oublie a tout heure,
cet oubli instantané, m’en fait souvenir.
Alors on peut apercevoir peut-