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Zilsel
2017/2 (N° 2)
Pages : 414
ISBN : 9782365121323
Éditeur : Editions du Croquant
À la fin du 19e siècle, la sociologie, promue comme science par excellence des faits sociaux
et, partant, élevée mécaniquement au rang de science ré-ordonnatrice de la théorie de la
connaissance (et des sciences) et de l’image de l’humanité, est venue rivaliser sans crier gare
avec la philosophie et – à un degré moindre – avec l’histoire, toutes deux constitutives de la
culture dominante des « humanités » [3][3] « Dans l’image sociale, l’histoire est du côté
des... et solidement ancrées dans le système scolaire et universitaire (en France, elles
occupaient tout l’espace des Facultés de Lettres, en Allemagne, elles étaient au cœur de
l’héritage académique de la Bildung) [4][4] Voir Marc Joly, La Révolution sociologique. De
la naissance.... S’il demeure toujours aussi difficile, aujourd’hui, de rendre compte
factuellement de cette révolution intellectuelle et scientifique, et de la théoriser, c’est parce
que les représentants dominants des disciplines menacées n’ont cessé de multiplier les
opérations de phagocytage, de dénigrement et/ou d’arraisonnement de la nouvelle
science [5][5] On se permet de renvoyer (notamment ceux qui pourraient.... La
« correspondance entre classifications facultaires et composition sociale des
disciplines » [6][6] Yann Renisio, « L’origine sociale des disciplines »,... n’est évidemment
pas étrangère à leur relative réussite.
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Cela requiert, selon lui, une double rupture : (1) avec la « philosophie », précisément avec la
figure du sujet transcendantal de la connaissance, avec l’idéalisme, avec les modes de
pensée égocentriques en général, avec les schèmes statiques et réificateurs dans leur ensemble,
avec le modèle du déterminisme expérimental valable pour les structures physiques, mais
élargi abusivement aux phénomènes historiques, etc. ; (2) avec l’« idéologie », c’est-à-dire
avec les modèles de développement inspirés par des partis pris et des préférences d’ordre
normatif propres à la sphère « politique ».
Pourquoi la volonté d’élucider des transformations sociales sui generis revêtit-elle – ou devait-
elle nécessairement revêtir – l’aspect d’une théorie générale du développement de l’humanité ?
Elias ne le dit pas explicitement. Mais il sous-entend que, la plupart des croyances sur
lesquelles reposaient les sociétés étant remises en cause par des phénomènes tels que
l’urbanisation, l’indus trialisation, la sécularisation ou la démocratisation relative du pouvoir
politique, résoudre les problèmes du présent implique de comprendre le passé et de donner un
sens à l’avenir. De là, le besoin d’une théorie générale des processus sociaux. La confusion
avec l’idéologie politique, sans doute inévitable, s’exprima différemment, de la croyance
comtienne en l’avènement d’un « âge positif » à la théorie marxiste de la lutte des classes
censée rendre raison du triomphe inéluctable du prolétariat et de la société sans classes,
l’accent étant mis, à chaque fois, sur un processus social particulier : ni Comte ni Marx, d’après
Elias, n’étaient « encore arrivés au stade à partir duquel on peut poser en tant que telle la
question du comment et du pourquoi de processus sociaux à long terme ». Une telle confusion
aurait entraîné, après 1945, un discrédit de la perspective processuelle en tant que telle, en
même temps que la sociologie légitimait son institutionnalisation en se référant à un panthéon
de fondateurs (Weber, Durkheim) et de précurseurs (Marx, Comte) aux yeux desquels,
pourtant, elle allait de soi.
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D’un côté, donc, Elias affirme son appartenance à une famille de sociologues (Werner
Sombart, Alfred et Max Weber, Karl Mannheim) pour lesquels la résolution des « problèmes
sociologiques » du présent supposait de connaître les structures des sociétés passées (étant
entendu que « la perspective dans laquelle ils utilisaient le matériel “historique” se distinguait
radicalement des questions posées par les historiens spécialistes » [10][10] Ibid., p. 163.), et
qui eussent trouvé aussi parfaitement tautologique que lui-même qu’on parlât un jour de
« sociologie historique ».
De l’autre, peut-on conjecturer, tout se serait passé comme si, « petit dernier » capable de tirer
les leçons des erreurs ou impasses de ses aînés, ayant notamment observé d’un œil attentif et
désolé, à Heidelberg, entre 1924 et 1929, la rivalité pétrie d’arrière-pensées idéologiques qui
n’avait cessé de s’envenimer entre Alfred Weber et Mannheim, il avait été placé dans des
conditions idéales pour concevoir la possibilité d’une théorie générale non normative (au sens
politique) des processus sociaux. Or l’arrivée au pouvoir des nazis empêcha la réalisation de
ce projet, qui, après 1945, perdit tout droit de cité dans une sociologie en voie de
disciplinarisation (et d’américanisation) accélérée, alors même qu’un certain nombre de ceux
qui avaient tenté jadis avec plus ou moins de succès de le mettre en œuvre étaient érigés au
rang de « classiques ». Elias, dépourvu de toute autorité en même temps qu’il refusait la
réduction statique dont procédait cette canonisation (car les figures ainsi figées dans le marbre
des « classiques » se voyaient par surcroît délestées en grande partie de la perspective
dynamique et processuelle dans laquelle s’était inscrit leur travail), se trouva en conséquence
acculé contre un mur qu’il tenta d’escalader en vain durant des décennies, jusqu’à ce qu’il
s’effondrât de lui-même, avec beaucoup d’autres institutions, dans le sillage du mouvement
de 1968.
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La « jeunesse » d’Elias – cet avantage qui lui aurait permis de discerner à quel point la plupart
des « modèles de processus sociaux à long terme étaient saturés d’idéologie » et aurait en outre
favorisé la « mise en route de cette entreprise destinée à débarrasser les théories sociologiques
des idéologies » [11][11] Ibid., p. 164. « La théorie du processus de
civilisation..., via notamment l’examen conjoint, « à l’aide de preuves empiriques détaillées »,
d’un processus de mutation des normes de comportement et du niveau de sensibilité dans un
sens plus strict et différencié, d’un côté, et d’un processus d’intégration étatique, de l’autre –
se retourna contre lui. C’est peu de dire qu’il en subit les conséquences, faisant au mieux
figure, en Angleterre, dans une discipline dominée par le structuro-fonctionnalisme et la
recherche appliquée, de vestige d’une époque révolue [12][12] Voir Marc Joly, Devenir
Norbert Elias. Histoire croisée....
Tout cela éclaire un aspect souvent mal compris de son attitude. Elias, répétons-le, se voyait
en quelque sorte comme le plus « jeune » de ces sociologues de la première moitié du
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20e siècle soucieux avant tout de comprendre la dynamique et les mouvements d’enchaînement
propres aux sociétés européennes et d’en déduire, si possible, par la comparaison ou par
quelque autre procédé d’universalisation contrôlée, une théorie générale des processus
sociaux. Il se considérait, donc, comme un « fondateur ». Or, lorsqu’il sortit enfin de l’ombre,
on exigea de lui qu’il payât de supposées dettes cachées et qu’il se « situât » ; cela, à l’aune
d’un processus d’institutionnalisation et de sélection de « pères fondateurs » dont le caractère
instrumental et idéologique ne lui avait pas échappé. D’où, de sa part, un refus presque viscéral
du « classement ».
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Certes, Elias ne contestait pas, par exemple, la place éminente accordée à un Max Weber. Mais
il réclamait pour ainsi dire le droit de discuter celui-ci comme un quasi contemporain. Il n’est
sans doute pas incorrect de juger que la sociologie éliasienne processuelle « normativement »
scientifique, et, en tant que telle, relationnelle, configurationnelle, procède en partie d’une
réorientation du principe wébérien de Wertfreiheit (« non-imposition des
valeurs » [13][13] On emprunte ce choix de traduction à Isabelle Kalinowski....), ou de la
notion de mise à l’écart des valeurs, vers une « démarche de distanciation » par laquelle on est
à même de se reconnaître à titre individuel comme un être humain parmi d’autres et
d’appréhender la « société comme une configuration constituée de nombreux individus
fondamentalement interdépendants, tributaires et dépendants les uns des
autres » [14][14] Norbert Elias, « Trop tard ou trop tôt », loc. cit.,.... Par là, Elias revendiquait
également d’échapper à la polarisation – par ailleurs des plus normatives, elle aussi, sur un
plan sociopolitique – de l’individu et de la société dont étaient restés prisonniers, à ses yeux,
Durkheim ou Simmel. À ce propos, le sociologue se fend d’une remarque, dans « Trop tard ou
trop tôt », qui revêt une signification presque intime dès lors qu’on la met en relation avec les
échanges souvent âpres qu’il eut régulièrement, à la fin de sa vie, avec un certain nombre de
lecteurs et de commentateurs, dont, en particulier, des disciples et des amis proches : « Je ne
peux pas apprendre aux aveugles à voir, je ne peux pas leur faire comprendre la différence [par
rapport à Durkheim et Simmel] » [15][15] Ibid., p. 166..
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On évoquera, ici, deux épisodes symptomatiques [16][16] Les lettres citées se trouvent dans
le fonds Elias..... Tout d’abord, c’est avec la plus grande vigueur qu’Elias réagit, dans une
lettre du 15 novembre 1986, à un extrait d’un texte en anglais de Bourdieu (dont un ami lui
avait transmis une copie) dans lequel le sociologue français, commentant l’accent mis par le
philosophe néo-kantien Ernst Cassirer (1874-1945) sur la centralité du schème relationnel dans
les sciences « modernes », le rangeait en compagnie du psychologue social nord-américain
d’origine allemande et père de la « théorie du champ » Kurt Lewin (1890-1947), et de
l’écrivain soviétique et théoricien « formaliste » de la littérature Iouri Tynianov (1894-
1943) [17][17] Il s’agit peut-être d’une première version du texte... :
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« J’ai la plus grande estime pour le travail de Bourdieu. Il est assurément l’un des rares
sociologues contemporains de premier plan pour lequel je ressens une réelle affinité. Il a aussi
un peu appris de moi, en particulier sur un plan théorique. Peut-être hésite-t-il un peu à le dire.
En ce qui me concerne, je suis ravi que nous entretenions une relation bonne et amicale. Mais
cela ne doit pas être confondu avec une identité de vues.
Si, comme vous le suggérez dans votre lettre, Bourdieu me mentionne en compagnie de
Cassirer, Lewin et Tynianov à titre de généalogie, c’est plutôt trompeur. […]
Je vous confesse mon ignorance concernant Tynianov. Si Bourdieu relie vraiment mon travail
à celui de Cassirer, cela témoignerait d’une incompréhension assez importante du travail de
Cassirer autant que du mien. J’ai beaucoup de considération pour Cassirer. Né à la même
époque que lui, je serais sans doute resté un philosophe, un néo-kantien ; je n’aurais pas pu
trouver ma propre voie hors du piège de la métaphysique. J’aurais cru, comme Cassirer n’a
jamais cessé de le croire, que la science ne traite que de phénomènes ou […] d’apparences (ce
qui était encore la thèse essentielle de Cassirer), et je n’aurais pas trouvé les moyens de devenir
un sociologue et de m’intéresser à des événements réels, tels que les luttes de pouvoir entre les
groupes humains, les cycles de violence dans l’ancienne Angleterre et aujourd’hui, par
exemple, au Liban, ou aux processus sociaux de longue durée tels que les processus de
formation étatique, d’accroissement des connaissances, d’urbanisation, de croissance
démographique, et des douzaines d’autres processus, désormais au cœur de la sociologie
processuelle, de sa théorie, de son travail empirique et de ses applications pratiques. Cassirer
a présenté d’une manière vraiment remarquable le fait qu’Einstein reconnaissait le caractère
relationnel du temps physique. […] Mais Einstein reconnaissait aussi […] le caractère
instrumental du temps social et donc du temps en général que j’ai essayé de présenter dans
mon livre sur ce sujet. Cette approche du problème du temps était entièrement en dehors de
l’horizon d’un philosophe néo-kantien et, en fait, contraire à sa vision du temps.
Il est grandement erroné d’utiliser “relationnisme” comme une catégorie purement formaliste,
dissimulant des différences fondamentales de contenu. Il en va de même s’agissant de la
théorie du champ de Kurt Lewin, un rejeton de la psychologie des formes [Gestalt-
psychology], qui, sans nul doute, constitua un pas dans la bonne direction, par comparaison
avec les théories atomistes antérieures.
Tout ce que je peux dire, ici, c’est que je suis allé beaucoup plus loin dans la résolution du
problème des relations entre les aspects individuels et les aspects sociaux des êtres humains et
par conséquent entre ce qu’on appelle aussi la macrosociologie et la microsociologie – un
problème qui a été l’un des grands obstacles entravant le développement de la sociologie
depuis sa naissance. Si Bourdieu a vraiment dressé une liste de noms aussi superficielle et
susceptible d’induire en erreur afin de caractériser sa propre identité théorique, ou celle du
“relationnisme”, cela voudrait dire qu’il n’avait pas l’œil pour saisir le caractère processuel
ou, en d’autres termes, le développement des théories, et qu’il se satisfaisait de similitudes de
pure forme. »
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Si Elias (sans doute mal informé) se méprenait s’agissant de son influence sur Bourdieu, il
avait bien repéré, en revanche, une certaine propension de son collègue français à se laisser
glisser, parfois, sur la pente scolaire de la pensée « statique » et classificatoire – même si la
sévérité de son jugement témoigne qu’il ne pouvait pas mesurer l’ampleur des efforts déployés
par celui-ci pour y résister. Il enfonça le clou dans une lettre du 20 décembre 1986 :
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Cela éclaire l’allusion à Lewin figurant dans la lettre à Bourdieu citée au début de cet article
(allusion à laquelle ce dernier ne répondit pas) !
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Le deuxième épisode (qui, en fait, dura jusqu’à sa mort) toucha plus personnellement Elias. Il
n’aimait pas, pour les raisons indiquées dans la section précédente, qu’on écrivît sur sa
sociologie. Cela finit par le placer en porte-à-faux par rapport à ses élèves et partisans, qui,
sollicités par des éditeurs, étaient préoccupés de situer le paradigme éliasien dans l’espace de
la sociologie, c’est-à-dire dans l’histoire de la discipline où ils aspiraient à prendre position. Il
écrivit à l’un d’eux, le 10 octobre 1975 :
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« Je sais que j’ai énormément appris de mon professeur Hönigswald. […] Et puis il y a Freud.
Je pense que ses idées ont probablement eu une influence plus grande sur ma pensée que celles
de tout autre théoricien de la sociologie. Au fond, je me demande si ma capacité à écrire Über
den Prozess der Zivilisation ne fut pas due, pour une large part, au fait que ma connaissance
des livres qui passent aujourd’hui pour les ouvrages de base du capital d’un sociologue était,
à l’époque où je rédigeais ce livre, extrêmement déficiente. Je connaissais très peu de chose –
si ce n’est rien du tout – de Comte et de Durkheim – qui étaient tous les deux très faiblement
considérés dans la tradition allemande de la sociologie. J’avais lu de nombreux écrits de
Simmel, dont son livre sur Rembrandt, et, bien que son concept de dyades et de triades
m’apparut un petit peu formaliste, il me stimula. […] Te souviens-tu que Thomas d’Aquin et
beaucoup d’autres philosophes scolastiques du Moyen Âge parlaient d’une science de la
nature. Dirais-tu que Galilée et d’autres développèrent une science de la nature parce qu’ils en
avaient emprunté l’idée aux philosophes scolastiques ? Il y a un monde entre avoir l’idée d’une
psychologie historique, et la réaliser dans les faits et montrer comment cela peut être fait. »
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« À l’exception des théories freudiennes, toutes les relations aux théories sociologiques
antérieures que tu mets en avant sont, je dirais, des relations a posteriori. Je me rappelle avoir
découvert une parenté entre quelques-unes de mes idées et celles de Comte quand j’ai
commencé à donner des cours sur lui. […] Si je fais l’effort de revenir en arrière, il me semble
que les incitations à conceptualiser comme je le ferai plus tard les processus et les figurations
comme des moyens de traiter les preuves empiriques de nos sociétés ont toujours fait partie de
mon outillage intellectuel. Elles doivent avoir quelque chose à voir avec la structure de ma
personnalité. »
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Il est possible de faire ressortir, de l’ensemble de ses missives (en particulier de celles à ses
proches), deux fils conducteurs, qui témoignent d’une grande faculté d’auto-distanciation.
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D’abord, Elias considérait que le simple fait de rapporter les idées à des processus revenait à
rompre avec la philosophie universitaire. Il nota, par exemple : « Hönigswald refusa [en 1922]
d’accepter ma thèse à moins que je revienne, après mon échappée vers la théorie processuelle,
dans le camp de la validité éternelle qui est la raison d’être même de la philosophie » (lettre
du 9 août 1980).
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Ensuite, et surtout, il voyait dans les sciences un processus intergénérationnel, de telle sorte
que les avancées « théoriques » et « empiriques », dans son esprit, étaient par définition
nécessairement interdépendantes. Jamais aucun chercheur ne part de zéro. Illustrons son idée :
une théorie comme celle du processus de civilisation supposa par exemple de mener des
recherches spécifiques aux niveaux empiriques, lesquelles n’eussent pas été envisageables
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sans des hypothèses antérieures d’un haut niveau de synthèse que son auteur devait en tout
premier lieu au fait d’avoir été formé au sein de l’espace culturel de l’université allemande –
un espace lui-même inséré dans un espace transnational du pensable social-historique, etc.
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Un étrange hiatus
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Dans ses cours de sociologie générale au Collège de France (1981-1983), les premiers qu’il
ait prononcés dans la prestigieuse institution, Bourdieu procède autrement. Il est frappant de
constater qu’il emprunte toute une série de détours pour répondre à la question « qu’est-ce que
la sociologie ? » et pour mettre en perspective, et en relief, sa propre entreprise scientifique
dans l’histoire des régimes de pensée [18][18] C’est d’autant plus frappant que le livre de
Norbert....
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De Hegel à Bourdieu (qui se dit « le premier visé » [21][21] Ibid., p. 282.) en passant par
Weber, il y aurait lieu, par conséquent, de repérer une sorte d’euphémisation du fantasme
consistant à penser le « tout » du monde social à la place des simples mortels, irréductiblement
prisonniers de leur point de vue particulier. À notre avis, c’est discutable : car on n’est peut-
être pas loin de passer à côté de l’essentiel si on se borne à raisonner ainsi en termes de
« relève » d’un discours impérialiste par un autre de même nature ; si on omet de préciser qu’il
n’est à la rigueur possible de dire que la sociologie a succédé à la philosophie qu’à condition
d’ajouter aussitôt – sur la base des faits – que ce qui lui a été échu, malgré elle, c’est la tâche
consistant à prolonger et à parachever la logique d’un régime de pensée scientifique qui la
précédait. C’est ce régime de pensée scientifique dans son ensemble qui, à bien des égards, se
vit rappelé par la sociologie à la raison, c’est-à-dire à sa raison d’être : prendre le relais de la
« philosophie ».
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Bourdieu indique ceci : « Il est très rare que des gens aient appliqué au monde social des
techniques de pensée qu’ils auraient appliquées à Dieu ou à l’Être, ou à la différence entre
l’Être et le Temps. Or je crois que pour penser adéquatement le monde social, il faut lui
appliquer ces modes de pensée que l’on réserve aux plus hauts objets de pensée, ceux de la
métaphysique » [22][22] Ibid., p. 217.. Mais pourquoi faudrait-il nécessairement en passer par
l’ontologie ? Parler avec les mots de Heidegger, ne serait-ce qu’à titre provisoire, ne pose
aucun problème à Bourdieu. L’ontologie ne l’effraye pas, ou, plutôt, ne l’effraye pas encore :
il lui fera un sort ultérieurement lorsqu’il abordera, dans son cours, non plus la sociologie en
général, mais sa propre conception de la sociologie en particulier [23][23] Et en effet, dès lors
qu’il présente la genèse de son.... Notons-le : un tel hiatus est absent chez Elias.
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Corollairement, Bourdieu affirme que « la sociologie peut s’aider, dans le travail qu’elle doit
faire pour récupérer la connaissance pratique du monde social, de la
phénoménologie » [24][24] Pierre Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit.,.... Il donne
crédit à la phénoménologie de viser l’analyse de l’expérience ordinaire du monde social. Ce
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faisant, il se garde d’interroger les résultats concrets produits par une telle ambition : dans les
faits, quelle connaissance valable et utile de la connaissance première (ou de supposées
expériences vécues originaires) ou de la logique propre à la connaissance pratique doit-on à
Husserl ou à Merleau-Ponty ? Piaget – totalement absent des réflexions de Bourdieu et jamais
cité dans son cours – aurait formulé les choses ainsi : que vaut la psychologie philosophique
sur un plan cognitif si on lui oppose les acquis (provisoires) d’une psychologie expérimentale
et d’une épistémologie génétique marchant de conserve et parvenant, par là même, à se
décentrer du « moi » et à s’extraire de la confusion de l’« étude de la subjectivité en général
avec l’emprise de la subjectivité personnelle » [25][25] Jean Piaget, Sagesse et illusions de la
philosophie,... ?
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Le sociologue français s’attarde encore moins sur les arrière-pensées idéologiques et les
ressorts sociaux des prétentions phénoménologiques, à savoir, développer un discours du
fondement et de l’originaire susceptible de rabaisser les ambitions indissociablement
objectivantes et historisantes des sciences, et en particulier de ces sciences humaines et
sociales générales nommées « psychologie » et « sociologie » [26][26] On doit se contenter de
sous-entendus prudents. Bourdieu.... Il ne relie pas les prises de position de l’ontologie et de
la phénoménologie à des espaces de positions obligeant les philosophes à élaborer des discours
d’arraisonnement des sciences situés en deçà et/ou au-delà de ce qu’elles sont et/ou de ce
qu’elles font, et préservés du risque d’être arraisonnés en retour par les sciences. Il est plus
sévère, certes, à l’endroit de l’épistémologie. Mais, outre qu’il ne précise pas que tout un pan
du travail épistémologique (comme de la logique) est effectivement passé du côté des sciences,
il ne voit pas que, si une certaine épistémologie a bien eu pour effet ou pour projet d’« assurer
à l’entendement humain, par la vertu de la méthode, l’accès à une pensée de type
divin » [27][27] Ibid., p. 271., c’est parce que la nécessité d’arraisonner les sciences par un
discours de l’en deçà et/ou de l’au-delà constitue une puissante invitation à réactiver les
schèmes de pensée préscientifiques. Au contraire, il prolonge un présupposé typiquement
épistémologique en reprenant une idée avancée par Cassirer, selon laquelle le mode de pensée
relationnel caractériserait par excellence les sciences (la physique comme la sociologie). On a
vu ce qu’en pensait Elias.
Mais la finalité de cet article n’est bien sûr pas de compter les points entre deux grands
sociologues au demeurant d’une parfaite intégrité. Ce sont des problèmes épistémologiques
fondamentaux qui nous retiennent surtout ici. Dans cet esprit, on n’en a pas fini avec la
question de savoir pourquoi Elias, à l’inverse de Bourdieu, contourna délibérément les
« possibles » philosophiques symbolisés par Cassirer, Heidegger et Husserl.
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On distinguera deux ordres d’explication. Le premier est l’influence qu’exerça sur Elias son
directeur de thèse de philosophie à l’université de Breslau : Richard Hönigswald. Néo-kantien
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original, indépendant par rapport aux « Badois » Windelband et Rickert comme par rapport
aux « Marbourgeois » Cohen et Cassirer tout en étant réservé à l’endroit de la phénoménologie
montante, Hönigswald, selon les termes employés par Elias dans un entretien avec Johan
Heilbron, était un « homme très impressionnant » :
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« J’aime rappeler que la principale chose que j’ai apprise de lui est qu’on peut être certain que
des découvertes sont possibles grâce à la connaissance et à la réflexion. Il m’a donné l’exemple
en montrant que l’on peut résoudre un problème si l’on s’assoit et que l’on réfléchit. C’était
un néo-kantien mais il n’appartenait à aucune des écoles existantes – il les regardait d’un œil
assez critique. Il n’était pas aussi connu que Cohen ou Rickert, ou peut-être Cassirer, mais
c’était un homme respecté qui a suivi son propre chemin. Il a été pour moi un modèle très
important de clarté et de bon sens. […] Je lui dois une rigueur et une confiance dans le pouvoir
de la pensée. »
37
Cela n’empêcha pas Elias de suivre les séminaires de Rickert et de Husserl : « On pouvait aller
dans d’autres centres et vers d’autres professeurs avec la bénédiction de Hönigswald qui,
cependant, avait un léger mépris pour la plupart d’entre eux » [28][28] Norbert Elias (avec
Johan Heilbron), « “La sociologie….... Il reste que, s’il entretint une relation d’amitié avec
Jaspers, s’il se référa à Cassirer dans sa thèse (qui, conformément aux normes de l’époque, ne
faisait qu’une cinquantaine de pages) [29][29] Voir Norbert Elias, « Idee und Individuum.
Eine kritische..., si, dans l’ensemble, il acquit une vaste connaissance du champ philosophique
allemand, « fondamentalement [s]on centre d’intérêt, c’était Hönigswald ». C’est pourquoi
rompre avec celui-ci revint, pour Elias, à rompre avec la philosophie universitaire – et
réciproquement. Le conflit fut violent. Hönigswald força son élève à retirer trois pages de sa
thèse : il lui était insupportable que celui-ci fît peser un doute sur le caractère transcendant et
apriorique de la catégorie de causalité. « Il était bien sûr terrible que l’un de ses élèves perde
la foi », précise Elias. Rejetant toute idée de catégories a priori, il s’émancipait de la
métaphysique et de l’idéalisme en général ; et il se mit, dès lors, en quête de modes de
connaissance et de raisonnement davantage en prise avec la réalité, avec cette réalité qui, dit-
il, avec la guerre ou l’expérience de l’inflation « était entrée dans nos vies » [30][30] Norbert
Elias (avec Johan Heilbron), « “La sociologie…....
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plus stimulant, l’endroit où il fallait être. […] Comme le souvenir de Max Weber persistait, on
avait l’hubris de croire que nous étions dans le meilleur endroit possible » [33][33] Ibid., p.
12-14..
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Elias, en tout cas, éprouva une attirance immédiate pour la sociologie de la connaissance et
des idéologies mise en œuvre par Mannheim : « La sociologie me permettait d’être davantage
en prise avec la réalité et elle était beaucoup plus proche de mes besoins. Particulièrement celle
que pratiquait Mannheim. Sa critique radicale des idéologies me plaisait et répondait à ma
conviction que bien des idées fausses circulaient à l’époque » [35][35] Norbert Elias (avec
Johan Heilbron), « “La sociologie…....
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Outre Mannheim, un autre auteur guida probablement ses pas sur la voie d’une sociologie
théoriquement indépendante – c’est-à-dire, en tant que telle, inséparable d’une perspective de
réorientation processuelle des outils de pensée et d’une conception « psycho-socio-
historique » du développement des sociétés. Il s’agit de l’ethnologue français Lucien Lévy-
Bruhl. Elias note en effet, dans le même entretien avec Heilbron : « J’ai longtemps eu de la
sympathie pour Lévy-Bruhl. J’ai beaucoup appris de lui » [36][36] Ibid., p. 15.. Ce n’est guère
étonnant : aucune approche ne symbolisa mieux que la « science des mœurs » de Lévy-Bruhl
et la « sociologie de la connaissance » de Mannheim, dans les années 1920-1930, la nature
« post-philosophique » de la sociologie. Et ce n’est évidemment pas non plus un hasard si,
pour un juif allemand comme Elias, Freud incarnait le modèle par excellence d’une posture de
recherche intégrant l’ambition d’une refondation générale de l’image de
l’humanité [37][37] Voir Norbert Elias, « Le concept freudien de société.... Dans cette
perspective, faire sienne la culture scientifique des Lumières opposée aux mythes, aux
fantasmes nationalistes et racialistes, aux religions, c’était assimiler des valeurs universelles
d’émancipation tout en s’armant contre les courants séculairement hostiles aux juifs. Peter Gay
l’a remarquablement bien montré à propos du fondateur de la psychanalyse [38][38] Voir Peter
Gay, Un juif sans Dieu. Freud, l’athéisme....
42
13
Le mode éliasien de rupture avec la philosophie traditionnelle reposa surtout sur l’adhésion à
une image scientifique du monde qui ne fût pas exactement celle du Cercle de Vienne (inspirée
par l’analyse logique et épistémologique des problèmes et du statut de la physique quantique),
mais une image gouvernée par l’idée d’interdépendances multidimensionnelles des êtres
humains et de flexibilité des processus et mécanismes d’enchevêtrement qui ont fait et font de
l’humanité ce qu’elle est – c’est-à-dire une image sociologique dans ses conditions de
possibilité, sa substance et sa finalité. Il n’impliqua pas, à proprement parler, l’abandon
spectaculaire d’un ancien habitus disciplinaire : fondamentalement, pour Elias, travailler,
produire de la connaissance sociologique, c’était – après avoir dûment enquêté – s’asseoir et
réfléchir ; c’était se donner les moyens, par un effort intense de concentration, de se représenter
mentalement les processus de longue durée dont sont parties prenantes les êtres humains
pratiquement étudiés en relation les uns avec les autres. À l’inverse, le mode bourdieusien de
rupture avec la philosophie, loin d’avoir pour motif principal la volonté parfaitement
consciente de construire une nouvelle image du monde délestée de tous les schèmes de pensée
philosophiques (de la métaphysique au kantisme), fut surtout porté, et compris comme tel par
l’intéressé, par la conversion à un nouvel habitus disciplinaire.
43
44
L’ethnologie, hissée par Lévi-Strauss au pinacle des sciences sociales, avait représenté une
première issue. Bourdieu prit progressivement conscience que, par elle, il était possible de
renouer avec un dessein qui, assumé par des philosophes de formation, avait précisément
englobé l’ethnologie : fonder une école française de sociologie. Ou comment se réconcilier
avec Durkheim et Mauss malgré Georges Davy (ce « professeur durkheimien » [42][42] Sur
la naissance, pendant l’entre-deux-guerres, d’une... si peu attirant) et Raymond Aron (cet
« anti-durkheimien » au contraire si attirant) [43][43] Rappelons que le malentendu qui se
noua entre Bourdieu... ! C’est par le biais de l’enquête ethnographique et d’une comparaison
synchronique interculturelle (société kabyle/société française) que Bourdieu fut saisi de
vertige devant la possibilité d’objectiver les faits humains-sociaux en les historisant et
d’historiser les faits humains-sociaux en les objectivant. C’est par ce truchement que le jeune
agrégé (détenteur d’un capital philosophique scolaire à maints égards plus important, et
écrasant, que celui d’Elias) se confronta, ou se heurta, au réquisit sociologique d’une
reformulation au contact des faits de deux questions fondamentales traditionnellement prises
en charge par la philosophie : (1) Qu’est-ce que l’« homme » ? (2) Qu’est-ce que la
pensée ? Ou, pour le dire dans les nouveaux termes qui s’imposaient : (1) À quelle image
générale de l’humanité convient-il de raccorder l’examen des faits sociaux ? (2) Avec quelles
lignes de pensée généralisantes convient-il d’articuler les résultats des recherches
particulières menées sur tel phénomène social ou les études de cas mises en œuvre, selon des
instruments d’ investigation plus ou moins satisfaisants ?
45
Notes
[1]
[2]
[3]
« Dans l’image sociale, l’histoire est du côté des humanités. Elle parle de l’homme, mais de
manière humaniste. Elle est ainsi du côté de la culture alors que la sociologie est du côté de la
politique ; la culture étant historiquement définie – ce serait une longue démonstration –
comme le non-politique » (Pierre Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1. Cours au Collège de
France [1981-1983], Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2015, p. 439-440).
[4]
[5]
On se permet de renvoyer (notamment ceux qui pourraient penser que nous exagérons !) à un
ouvrage à paraître en janvier prochain : Marc Joly, Misère de l’antisociologie, Paris, CNRS
Éditions, 2018. Il n’est pas anodin, pour se borner ici à un seul exemple, que Paul Veyne se
permit d’annoncer, à l’occasion d’une table-ronde entre historiens organisée au printemps
1977 par le Magazine littéraire : « On va voir le combat de l’Histoire contre la sociologie qui
est actuellement la discipline en perte de vitesse et que nous avons phagocytée » (Philippe
Ariès, Michel de Certeau, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et Paul Veyne,
« L’histoire, une passion nouvelle » [propos recueillis par Raymond Bellour et Philippe
Venault], Magazine Littéraire, n° 123, avril 1977, p. 17).
16
[6]
Yann Renisio, « L’origine sociale des disciplines », Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 210, 2015, p. 22.
[7]
Richard Kilminster, Norbert Elias : Post-philosophical Sociology, Londres & New York,
Routledge, 2007.
[8]
Deutsches Literaturarchiv (DLA), Elias, I, 32, lettre de N. Elias à P. Bourdieu, 2 janvier 1987.
Elias indiqua encore : « Je fonde de grands espoirs dans de nouvelles avancées de votre travail
théorique à travers le développement du concept de champ. Comme il serait stimulant de
s’asseoir à la même table et de comparer votre concept d’habitus et le mien. Tous deux sont
dirigés contre les idées et l’idéalisme. Il y a des similitudes et des différences. Hélas ! je sais
bien que nous avons peu de temps. » Bourdieu, « touch[é] particulièrement par son ton si
amical », lui répondit qu’il souhaitait lui aussi « pouvoir discuter à loisir des problèmes que
nous avons en commun. Je pense que cette discussion serait d’autant plus féconde et
enrichissante pour moi que, comme vous le dites, sur beaucoup de points, nos orientations
fondamentales sont très proches en dépit de différences qu’il serait passionnant de discuter »
(lettre de P. Bourdieu à N. Elias, 21 janvier 1987). Le fonds Elias contient dix-neuf lettres de
Bourdieu (en français) et onze copies de lettres d’Elias (en anglais).
[9]
Norbert Elias, « Trop tard ou trop tôt. Notes sur la classification de la théorie du processus et
de la configuration », dans Norbert Elias par lui-même, trad. par Jeanne Eloré, Paris, Fayard,
1991, p. 162.
[10]
Ibid., p. 163.
[11]
[12]
Voir Marc Joly, Devenir Norbert Elias. Histoire croisée d’un processus de reconnaissance
scientifique : la réception française, Paris, Fayard, 2002, p. 157-171.
[13]
17
On emprunte ce choix de traduction à Isabelle Kalinowski. Voir Max Weber, La Science,
profession & vocation, trad. Isabelle Kalinowski, suivi de Leçons wébériennes sur la science
& la propagande, par Isabelle Kalinowski, Marseille, Agone, 2005. Sur la manière dont Elias
considérait cette notion, il convient de le citer assez longuement : « Jamais la science ne se
serait réellement développée – elle se serait rapidement effacée – si elle avait été dénuée de la
moindre valeur aux yeux des êtres humains. Les représentants des sciences physiques, de
même que ceux des autres sciences, se font une idée assez précise de la valeur de leur travail.
Ils passent leur temps à évaluer les résultats des recherches effectuées dans leur domaine et
peuvent se référer à des normes qui leur indiquent ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire.
Mais les “valeurs” inhérentes au travail des physiciens ou des biologistes diffèrent de celles
qu’ont principalement à l’esprit les défenseurs de l’idée selon laquelle les sciences ne seraient
pas “libres à l’égard des valeurs”, dans le cadre des débats suscités par le concept wébérien de
“non-imposition de valeurs”. Ils pensent en effet aux “valeurs” véhiculées par les grandes
idéologies politiques de notre temps ; ils songent, autrement dit, à des valeurs fortement
orientées vers le sujet, comme pourrait l’illustrer une question du genre de celle-ci : “est-ce un
bienfait pour moi ou pour nous ?”. Les valeurs propres à la science sont autres. Non pas que
les valeurs orientées vers le sujet ne jouent aucun rôle dans le travail scientifique ; simplement,
elles sont en principe rigoureusement subordonnées aux valeurs orientées vers l’objet. Un
présupposé erroné sous-tend le débat formaliste opposant d’un côté ceux pour lesquels les
sciences sont “libres à l’égard des valeurs”, de l’autre ceux pour lesquels elles produisent des
évaluations. Il est loisible de formuler autrement les termes du débat. Cela, en se demandant
par exemple : Quelles sortes de valeur jouent un rôle dans l’entreprise scientifique ? Dans
quelle mesure se distinguent-elles des “valeurs” caractéristiques des idéologies sociales et
politiques, ou en émanentelles ? Ou encore, du point de vue plus particulier de ce que les
sociologues tiennent pour crucial : Est-il possible d’améliorer l’orientation vers l’objet de la
recherche sociologique ? » (Norbert Elias, « Esquisse d’une nouvelle sociologie de la
connaissance » [1971], dans La Dynamique sociale de la conscience. Sociologie de la
connaissance et des sciences, trad. par Marc Joly, Delphine Moraldo, Marianne Woolven et
Hélène Leclerc, Paris, La Découverte, 2016, p. 278).
[14]
[15]
Ibid., p. 166.
[16]
Les lettres citées se trouvent dans le fonds Elias. Elles ont été traduites de l’anglais par nos
soins. Nous n’avons pas levé l’anonymat des quatre correspondants concernés – toujours
vivants.
[17]
18
Il s’agit peut-être d’une première version du texte de Pierre Bourdieu publié avec Loïc
Wacquant sous le titre An Invitation to Reflexive Sociology (Chicago, University of Chicago
Press, 1992). Bourdieu alla jusqu’à préciser, comme on peut le lire dorénavant dans la
traduction française intégrale, corrigée et augmentée de ce volume : « Vous pourrez vérifier
que Lewin et Elias s’appuient tous deux explicitement sur Cassirer, comme je le fais, pour
dépasser le substantialisme aristotélicien qui imprègne spontanément la pensée du monde
social » (Invitation à la sociologie réflexive, trad., Paris, Seuil, 2014, p. 141-142). Ce passage
ne figurait pas dans la première édition (Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris,
Seuil, 1992).
[18]
C’est d’autant plus frappant que le livre de Norbert Elias intitulé Qu’est-ce que la
sociologie ? (trad., Aix-en Provence, Pandora, 1981), issu à l’origine d’un cours
d’introduction à la méthode de pensée et à l’histoire de la sociologie délivré à l’université de
Leicester à partir de la fin des années 1950, venait tout juste de paraître en langue française.
Sur la réception, ou plutôt sur la non-réception de cet ouvrage en France, voir Marc Joly, « La
“grande œuvre” méconnue : Norbert Elias en France », dans Gisèle Sapiro (dir.), Traduire la
littérature et les sciences humaines. Conditions et obstacles, Paris, La Documentation
française, 2012, p. 301-321.
[19]
Voir Pierre Bourdieu, « Aspirant philosophe. Un point de vue sur le champ universitaire dans
les années 50 », dans Les Enjeux philosophiques des années 50, Paris, Centre Pompidou, 1989,
p. 15-24 ; idem, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 15 et suiv.
[20]
[21]
Ibid., p. 282.
[22]
Ibid., p. 217.
[23]
Et en effet, dès lors qu’il présente la genèse de son cadre théorique, c’est-à-dire du triptyque
champ-habitus-capital, Bourdieu paraît beaucoup plus à l’aise, plus à son affaire. Il revient
avec pédagogie sur sa propre trajectoire, notamment sur les premiers articles dans lesquels la
notion de champ est mise au travail (voir ibid., p. 536-550). Il évoque clairement les problèmes
concrets qui se sont posés à lui au cours de ses recherches. Il ne ressent plus le besoin de
mobiliser systématiquement – comme s’il s’agissait d’un passage obligé – son capital
19
philosophique. Et il n’a alors pas de mots assez durs contre les biais ontologisants du langage
ordinaire. Dans ses Méditations pascaliennes (Paris, Seuil, 1997), il livrera, en guise de bilan,
une critique dévastatrice de Heidegger et de l’« hubris de la pensée sans limites », mais aussi
de l’habitus disciplinaire philosophique vu comme quintessence de la « raison scolastique » –
laquelle critique pouvait prendre, à l’oral, des formes assez inattendues : « Le fait de refuser
les étiquettes est une posture de philosophe qui se constitue au-delà de tout, “au-delà du delà”
comme dit Achille Talon… qui est un grand auteur philosophique…et donc […] on dit : “Je
ne suis pas celui que vous croyez.” Heidegger passait sa vie à faire ça » (Pierre Bourdieu, « Si
le monde social m’est supportable, c’est parce que je peux m’ indigner ». Entretien mené par
Antoine Spire assisté de Pascale Casanova et de Miguel Benassayag [1989-1990], La Tour
d’Aigues, L’Aube, 2004 [2001], p. 36-37). La juxtaposition improbable de ces deux noms,
Achille Talon et Heidegger, a un effet comique irrésistible : la philosophie comme habitus est
assimilée à une posture théorisée par un personnage de bande dessinée – soit la posture de
l’« au-delà du delà », que peut venir compléter, au besoin, celle de l’« en-deçà du deçà » !
[24]
Pierre Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 286. (« Dans le travail de réflexion
qu’il faut faire pour essayer de comprendre la logique de la connaissance pratique, la principale
assistance théorique est fournie évidemment par la phénoménologie. »)
[25]
[26]
[27]
Ibid., p. 271.
[28]
20
Norbert Elias (avec Johan Heilbron), « “La sociologie… quand elle est bien faite”. Entretien,
1984-1985 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 205, 2014, p. 11.
[29]
Voir Norbert Elias, « Idee und Individuum. Eine kritische Untersuchung zum Begriff der
Geschichte » (1922), dans Frühschriften, Francfort, Suhrkamp, p. 39-40.
[30]
Norbert Elias (avec Johan Heilbron), « “La sociologie… quand elle est bien faite” », art. cit.,
p. 12.
[31]
Voir Reinhard Blomert, Intellektuelle im Aufbruch. Karl Mannheim, Alfred Weber, Norbert
Elias und die Heidelberger Sozialwissenschaften der Zwischenkriegzeit, Munich, Hauser,
1999.
[32]
Norbert Elias (avec Johan Heilbron), « “La sociologie… quand elle est bien faite” », art. cit.,
p. 14.
[33]
Ibid., p. 12-14.
[34]
[35]
21
Norbert Elias (avec Johan Heilbron), « “La sociologie… quand elle est bien faite” », art. cit.,
p. 12.
[36]
Ibid., p. 15.
[37]
Voir Norbert Elias, « Le concept freudien de société et au-delà » (1990), dans Au-delà de
Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse, trad. par C. Guilhot, M. Joly, V. Meunier, Paris,
La Découverte, 2010, p. 131-185.
[38]
Voir Peter Gay, Un juif sans Dieu. Freud, l’athéisme et la naissance de la psychanalyse, trad.,
Paris, Presses Universitaires de France, 1990.
[39]
[40]
Voir Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études
d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972.
[41]
Pierre Bourdieu, « Introduction », dans Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne
en Béarn, Paris, Seuil, 2002, p. 14.
[42]
[43]
22
Rappelons que le malentendu qui se noua entre Bourdieu et Aron reposa sur la question
fondamentale de la « théorie » et de la « philosophie ». Voir Marc Joly, « Excellence
sociologique et “vocation d’hétérodoxie” : Mai 68 et la rupture Aron-Bourdieu », Revue
d’histoire des sciences humaines, n° 26, 2015, p. 17-44. L’une et l’autre ne s’équivalent pas.
La théorie, en sociologie comme dans toutes les sciences, est une « construction » (on n’utilise
ce terme que par pure commodité) dont la logique n’est pas étrangère (sinon, il n’y aurait tout
simplement pas de « science ») à la spécificité et aux caractéristiques des objets étudiés. Toute
la question – épistémologique, si on veut – est de savoir si aller plus loin dans la clarification
des difficultés pratiques et langagières que soulève le travail théorético-empirique des sciences
impose, ou non (et si oui, dans quelle mesure, dans quel esprit, selon quelles méthodes ?), de
revisiter la « philosophie » antique, la « philosophie » des Lumières ou encore les courants de
la « philosophie » universitaire-disciplinaire précisément définis à partir du 19e siècle par
opposition aux sciences (en particulier les sciences humaines et sociales, et, parmi elles, la
psychologie et la sociologie, ces « sœurs ennemies »), sachant, notamment, que ces
« philosophies » (entre autres « philosophies » historiquement attestées) sont très éloignées les
unes des autres et ne signifient pas du tout la même chose.
[44]
Voir François Buton, « Norbert Elias soldat ou La Grande Guerre du sociologue », Agone, n°
53, 2014, p. 61-86.
[45]
Fritz Ringer, The Decline of the German Mandarins. The German Academic Community,
1890-1933, Cambridge, Cambridge University Press 1969.
[46]
De ce point de vue, il serait intéressant de comparer Elias et le philosophe des sciences Hans
Reichenbach (1891-1953). Ayant étudié les mathématiques, la philosophie et la physique à
Berlin, Göttigen et Munich, proche d’Einstein (qui lui permit d’être nommé professeur à
l’université de Berlin en 1926), co-fondateur et animateur de la Gesellschaft für empirische
Philosophie (Société pour une philosophie empirique), pendant allemand du Cercle de Vienne,
Reichenbach estimait que la résolution des problèmes traditionnels de la connaissance devait
désormais reposer exclusivement sur les recherches des mathématiques et des sciences
naturelles, bien loin de la spéculation abstraite, de la pensée pure, de la « raison », de la notion
kantienne d’a priori synthétique. Voir Hans Reichenbach, Ziele und Wege der heutigen
Naturphilosophie, Leipzig, Meiner, 1931, p. 3-4. On pourrait dire que Reichenbach, aux
marges du champ philosophique allemand, était porteur d’un projet de refondation homologue
de celui que Norbert Elias ambitionnait de mettre en œuvre à l’extérieur de ce champ. On
mesure en tout cas combien, avant l’arrivée au pouvoir des nazis et les catastrophes qui
s’ensuivirent, on assistait, en Allemagne, à la constitution d’avant-gardes favorables à une
scientificisation des traditions intellectuelles établies – de là, le projet d’une philosophie
« scientifique » ou « empirique » – et plus largement à une scientificisation des manières de
pensée. On mesure combien les prises de position en faveur de la philosophie-science ou d’une
23
science post-philosophique revêtaient un aspect avant-gardiste qui explique qu’elles fussent
l’apanage de quelques savants cumulant un ensemble de propriétés difficiles à réunir. Sur le
plan de la personnalité, de même, il serait possible de relever bien des points communs entre
Reichenbach et Elias. Honnêteté, inflexibilité et fermeté des principes ; désir de « convertir »,
mais dans le respect de la liberté de penser d’autrui ; confiance en soi, mais humilité du savant
reconnaissant la souveraineté des faits et obsédé à l’idée d’en être digne – tels sont certains
« traits de caractère » rapprochant les deux hommes, lesquels eurent par ailleurs des carrières
très différentes et souffrirent inégalement de l’exil (voir notamment le beau témoignage de
Carl G. Hempel, « Hans Reichenbach Remembered », Erkenntnis, XXXV, 1-3, 1991, p. 5-10).
Et ce n’est pas étonnant : toute prise de position, dans un champ, est déterminée par un espace
des possibles perçu à l’aune des « capitaux » que détiennent les acteurs, mais aussi
conformément à leur personnalité de base façonnée durant l’enfance, en termes notamment
d’autorégulation pulsionnelle et d’ouverture aux autres.
Plan de l'article
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