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Revue des Études Grecques

Le κενόν de Platon et le πάντα ὁμοῦ d'Anaxagore


Charles Mugler

Résumé
En analysant les pages du Timée consacrées à la χώρα, l'Α. compare le « vide » de Platon à l'ἄπειρον d'Anaximandre, au κενόν
des atomistes, à la ὕλη d'Aristote et, surtout, à l'homéomérie suprême, au πάντα ὁμοῦ d'Anaxagore. Ce qui distingue la
cosmologie du Clazoménien de celle du Timée, c'est la fonction qu'y exerce la limite. Alors que chez le premier les πέρατα
naissent avec, et par, la différenciation qualitative, chez Platon les πέρατα préexistent à toute différenciation et en sont la cause.

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Mugler Charles. Le κενόν de Platon et le πάντα ὁμοῦ d'Anaxagore. In: Revue des Études Grecques, tome 80, fascicule 379-
383, Janvier-décembre 1967. pp. 210-219;

doi : 10.3406/reg.1967.3941

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1967_num_80_379_3941

Document généré le 26/05/2016


LE ΚΕΝΟΝ DE PLATON

ET LE ΠΑΝΤΑ 'ΟΜΟΥ D'ANAXAGORE

« In deinem Nichts hoft" ich


das All zu finden. »
Goethe, Faust IL

Pour désigner les interstices entre les polyèdres représentant les


états physiques, les « éléments », des choses, Platon se sert des
expressions κενήν χώραν, Timée 58 Bl , κενότητα 58 B5, διάκενα 58 B7,
61 A5, 61 Bl, 61 B4. Ce vocabulaire, joint à certains traits de
ressemblance entre la physique de l'imperceptible de Platon et l'atomisme,
en particulier l'existence, dans les deux systèmes, de particules
affectant des formes géométriques, pourrait suggérer un
rapprochement entre les « interstices » du Timée et le vide des atomistes. Il
serait cependant inexact d'identifier d'emblée les deux κενά. Chez
les atomistes, le vide se confond avec l'espace géométrique et s'étend
à tout l'univers ; il réside à l'intérieur des mondes particuliers, entre
les particules compactes de la matière granulaire, et il sépare entre
eux ces mondes, qui sont baignés par lui. Chez Platon, il n'y a rien
en dehors de son κόσμος fini et unique ; il n'y a même pas d'espace
où le vide aurait pu se loger (1).
Cette différence entre la nature strictement endocosmique du vide
de Platon et le caractère universel de celui de Démocrite fait
présumer à elle seule que le κενόν du Timée n'est pas le néant des atomis-

(1) La limitation de l'univers de Platon, suivi en cette question de


cosmologie par Aristote, et de celui de plusieurs présocratiques fait apparaître comme
d'autant plus remarquable l'initiative prise par Euclide dans son postulat des
parallèles. La géométrie euclidienne n'est strictement compatible qu'avec
l'univers de Démocrite. Elle ne s'applique que d'une manière approximative à
l'univers géométriquement clos de Platon.
LE κενόν DE PLATON ET LE πάντα όμοϋ D'ANAXAGORE 21 1

tes. Mais que représente-t-il physiquement? Un fluide subtil? Platon


avait eu des prédécesseurs dans l'application du qualificatif κενός
à une substance matérielle de faible densité, de résistance diminuée.
Les Pythagoriciens, entre autres, avaient désigné par κενόν le milieu
fluide s'étendant entre les corps-nombres (1). Les interstices du
Timée faisant partie de la χώρα qui entoure les figures géométriques
des éléments (2), la réponse à la question si le κενόν de Platon est
assimilable à un vide relatif comme celui des Pythagoriciens doit
être cherchée dans le chapitre du Timée consacré à la χώρα et au
réceptacle, 48 E-52 D.
La nature de la réalité décrite par Platon, aux pages 49 A-53 B,
sous les noms υποδοχή, πανδεχές, τιθήνη, χώρα, έδρα et par une série de
métaphores, a causé des difficultés à l'interprétation dès l'antiquité.
Aristote croit percevoir des contradictions, tant dans le rapport
entre cette réalité, le πανδεχές, et les éléments, les στοιχεία (3),
qu'entre l'identification du τόπος avec la χώρα d'une part (4), et la
négation du vide absolu au sens des atomistes d'autre part (5).
Dans leur embarras, les commentateurs d'Aristote se réfèrent, pour
l'explication de ces pages du Timée, à l'enseignement oral, aux
άγραφα δόγματα ou aux άγραφοι συνουσίαι de Platon relatifs au
substratum des éléments et de leurs figures. Tous, suivant l'exemple
d'Aristote (6) lui-même, constatent des divergences entre les deux
manières dont Platon présente la χώρα, dans le Timée et dans
l'enseignement oral (7), et Simplicius et Thémistios donnent à entendre que
le fin mot sur la χώρα a été dit dans l'enseignement oral de Platon, en
citant l'expression μέγα και μικρόν par laquelle il aurait désigné dans
ses cours la « matière », την ΰλην, contrairement au nom το μεταλη-
πτικόν qu'ils dérivent de la proposition άνόρατον είδος τι και άμορφον,

(1) Arist., Phys., 213b 22.


(2) 52 D-53 A.
(3) De gen. et corr. 329 a 13.
(4) Phys. 209 b 11-16.
(5) De gen. et corr. 325 b 33. Sur la critique aristotélicienne de la physique de
la χώρα cf. H. Cherniss, Aristotle's Criticism of Plato and the Academy, I,
Baltimore 1944, pp. 110 sq. et passim; W. Raible, Aristoteles und der Raum,
Dissert. Kiel 1965, pp. 49-55 et passim.
(6) Phys. 209 b 13.
(7) Philoponos, Simplicius, Thémistios à propos du passage mentionné
d'Aristote, Phys. 209 b 11 sq. Ces textes sont classés sous le n° 54, p. 534 sq.,
dans les Testimonia platonica, dont K. Gaiser fait suivre son livre Plalons
ungeschriebene Lehre, Stuttgart 1963.
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πανδεχές, μεταλάμβανον δε άπορώτατά πη του νοητοΰ à la page 51 A du


Timée. Ce μέγα και μικρόν a été considéré comme une allusion à une
théorie très ésotérique de Platon relative à l'espace, et pris comme
point de départ d'essais de reconstruction entre autres par H. Gher-
niss (1) et par K. Gaiser (2). Ces esquisses sont intéressantes en elles-
mêmes, mais ne touchent pas le problème qui nous préoccupe ici,
celui de la nature, corporelle ou purement géométrique, de la χώρα
de Platon. D'autres exégètes, dont L. Robin (3), Sir David Ross (4),
W. Raible (5), établissent un rapport entre «le grand et le petit»
de l'enseignement ésotérique et les passages du Timée où Platon
parle des différences de grandeur entre les polyèdres d'espèces
différentes, la page 54 G, D par exemple, où il oppose τα σμικρά γένη aux
μεγάλα et, réciproquement, τα μείζονα aux σμικρά, en comparant
entre eux les polyèdres transformables, c'est-à-dire les tétraèdres, les
octaèdres et les icosaèdres, admettant la même face, et la page 57 D,
où il est question des variétés de grandeur des triangles élémentaires,
qui peuvent être έλάττω και μείζω. Entendue de cette manière, la
théorie du grand et du petit est, comme nous le verrons, dans un
rapport étroit avec la question de la nature de la χώρα.
Dans les textes que nous venons de citer, Aristote et ses
commentateurs identifient d'emblée la χώρα de Platon avec la ύλη, la matière
d'Aristote. Mais Platon non seulement ignore le terme ΰλη, mais le
substratum désigné par Platon par χώρα et les autres expressions
que nous avons vues est radicalement différent de la ΰλη
aristotélicienne. La différence entre la χώρα et la ΰλη est telle, que certains
exégètes modernes ont même dénié tout caractère corporel au
substratum de Platon. Les uns, et parmi eux Taylor (6) et Gornford (7),
y voient l'espace vide de la géométrie ; pour d'autres, comme
D. Keyt (8), la χώρα exerce la fonction d'un medium, interprétation

(1) Op. laud., p. 21 sq. ; 166, 167 ; et passim.


(2) Op. laud., p. 533-535 ; et passim.
(3) L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres, Paris 1908,
p. 635-660.
(4) Sir David Ross, Aristotle's Metaphysics, Oxford 1924, p. 434 sq.
(5) Op. laud., p. 7.
(6) A. E. Taylor, A Commentary on Plato's Timaeus, Oxford 1928, pp. 343-
347.
(7) F. Macdonald Cornford, Plato's Cosmology, 4e éd., Londres 1956,
pp. 180, 181.
(8) David Keyt, Aristotle on Plato's Receptacle, Americ. Journal of Philol.
1961, pp. 291-300.
LE κενόν DE PLATON ET LE πάντα όμοΰ D'ANAXAGORE 213

entrevue déjà par Taylor quand il compare la χώρα à l'éther des


théories optiques et électromagnétiques du xixe siècle (1).
Platon lui-même n'a pas rendu le travail facile à l'exégèse moderne
appliquée à trouver les intentions du penseur relatives à la nature
de la χώρα. Les difficultés et l'embarras que lui a causés, comme il en
convient (2), ce chapitre de sa physique se traduit dans sa
terminologie par deux séries parallèles d'expressions, dont l'une semble
présenter la χώρα comme l'espace géométrique vide de toute trace
de matière, alors que l'autre la décrit par des traits susceptibles
d'être interprétés comme indices de matérialité. D'un côté, la χώρα
est un genre indestructible, imperceptible par les sens en général,
52 B2, et par la vue en particulier, 51 A8, elle offre une « base », έδρα,
à tout ce qui naît, 52 Β 1 , tout en étant elle-même sans forme, άμορφος,
51 A 8 ; et ces affirmations ont d'autant plus de poids dans le Timée,
que la visibilité y est présentée comme une des conditions d'existence
des corps, 31 B5, de façon que, réciproquement, tout ce qui n'est
pas visible ne saurait être un corps, et que, d'autre part, έδρα et
μορφή étant souvent synonymes et désignant la surface d'un corps
solide au sens géométrique du terme (3), l'absence de μορφή implique
que la χώρα, tout en pouvant abriter des corps limités de εδραι, n'est
pas un corps elle-même. D'un autre côté, même mis à part l'orfèvre
de 50 A, le parfumeur de 50 Ε et d'autres métaphores, Platon prête
à la χώρα des propriétés qui supposent un support matériel. Elle est
en déséquilibre, secouée par les forces qui la remplissent ; elle est
mise en mouvement par ces forces et réagit contre elles, 52 Ε 3-5 ; elle
communique son mouvement aux quatre « genres » des éléments,
53 A3, 57 G2, et passim, elle est capable d'exercer des poussées,
συνωθεΐν, 53 A6.
Ces deux séries parallèles de notations, en apparence
contradictoires, semblent donc indiquer que pour Platon la χώρα était bien
une réalité accusant certains traits caractéristiques d'un corps,
mais d'un corps diminué par certaines restrictions. La χώρα nous y
apparaît provisoirement comme un fluide neutre, qui justifie, déjà,
les qualificatifs κενός et διάκενος appliqués par Platon aux interstices

(1) Ibid., p. 345.


(2) 51 A.
(3) Cf. l'article έδρα dans le Dictionnaire de la terminologie géométrique des
Grecs, Paris 1960.
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des polyèdres élémentaires, c'est-à-dire à l'ambiance dans laquelle


baignent ces corps (58 Bl ; 58 B5 ; 80 G4 ; διάκενα 58 B7 ; 60 E5).
Mais les notations examinées jusqu'à présent sont insuffisantes
pour nous renseigner sur la fonction essentielle de la χώρα dans la
physique du Timée et sur son originalité par rapport aux fluides et
aux κενά avec lesquels ont opéré les prédécesseurs présocratiques de
Platon.
Ces précisions nous sont données par une troisième série
d'expressions, dans laquelle Platon, avec une singulière insistance, présente
la χώρα sous les traits de quelque chose d'essentiellement passif et
féminin.
La χώρα ne donne ni ne produit rien ; elle « reçoit » tout ce qui se
fait en elle, δέχεσθαι 50 B7, 50 ΒΙΟ, 51 A3, 51 B6, 52 D6 ; έκδέχεσθαι
50 E5 ; elle est πανδεχής 51 A8 ; sa fonction est celle d'une υποδοχή,
d'un réceptacle 49 A6, 51 A6. Passive, δσα... πάθη. ...υποδοχή 52 D4,
et inerte, κείται 50 C2, elle ne fait que subir des empreintes 50 D5-8,
elle est un porte-empreintes, έκμαγείον 50 G2. Elle n'a aucune part
active à la genèse des éléments ; elle est l'objet, et non l'agent, des
processus d'ignition et de liquéfaction, πεπυρωμένον, ύγρανθέν 51 B3 ;
ύγραινομένην καΐ πυρουμένην 52 D5, et elle garde la même passivité
lors de la naissance des autres éléments, τας γης και αέρος μορφας
δεχομένην 52 D6 et passim. Elle est assimilée à une nourrice, τιθήνη
49 A7, 52 D5, et à une mère, μητρί 50 D3, μητέρα 51 A5, de toutes
choses.
Dans sa description de la χώρα, Platon évite soigneusement tout
terme exprimant un caractère actif, spontané, créateur et mâle.
La χώρα n'est pas habilitée pour dégager d'elle ou pour sécréter (1),
έκκρίνειν ou άποκρίνειν, quoi que ce soit afin de contribuer par elle-
même à la construction du monde. Elle n'« abrite » même rien qui
puisse être dégagé par un principe actif opérant sur elle. L'expression
verbale dont elle est le sujet est δέχεσθαι, et non έχειν ou κατέχειν.
Elle gît là, disponible pour « recevoir » les marques des futurs
éléments, mais elle ne les « contient » pas. Les notations les plus
énergiques appliquées à la χώρα, les seules qui semblent la présenter
comme engagée dans une « action », sont μεταλαμβάνειν 51 A8 et άντεχο-
μένην 52 G4. Mais la « participation », la « prise de contact » ainsi

(1) Cf. F. M. Cornford, op. laud., p. 181 : « The Receptacle is not that out of
which... things are made ; it is that in which... qualities appear, etc. »
LE κενύν DE PLATON ET LE πάντα δμου D'ANAXAGORE 215

exprimées transcendent le cadre physique, et Platon nous met en


garde contre une interprétation dynamique des deux expressions
par l'affirmation de la difficulté du problème, άπορώτατά πη 51 Bl,
et par la restriction άμωσγέπως 52 G4.
C'est cette inertie absolue qui est responsable de certaines des
contradictions que nous avons relevées plus haut dans les
déterminations de la χώρα, de l'incompatibilité, en particulier, entre sa nature
corporelle et son invisibilité. La visibilité d'un corps reposant,
d'après la physique du Timée, 45 C, sur la rencontre et la
coopération du rayon visuel avec la lumière émise par les objets (1), un corps
auquel son inertie interdit l'action du rayonnement (2) est
nécessairement condamné à l'invisibilité.
Par sa passivité, son inertie, son caractère féminin, la χώρα de
Platon diffère radicalement des « substances primordiales » au moyen
desquelles les prédécesseurs présocratiques de Platon construisent
leurs mondes. Dans ces systèmes, la matière première de la cosmo-
génèse, en général un fluide, participe activement à la production
des choses et des êtres, dont elle « contient », indiscernables mais
physiquement présents, les éléments constitutifs. On sait les
processus physiques, les πυκνώσεις et μανώσεις, les συγκρίσεις et εκκρίσεις,
par lesquels ces systèmes anciens font naître la réalité perceptible
hors d'une matière primordiale indifférenciée et avec la coopération
active de celle-ci, de Γάπειρον chez Anaximandre (3), de l'air chez
Anaximène (4), du feu chez Heraclite (5), du πάντα όμου d'Anaxa-
gore (6), et il est inutile de refaire ici ce chapitre de la physique
présocratique. Qu'il nous suffise de montrer brièvement comment
la différence entre la χώρα de Platon et les άρχαί des présocratiques
se traduit dans la langue et la sémantique des textes relatifs à
cette question. Tant dans les fragments que dans les notes doxogra-
phiques nous rencontrons en abondance des expressions qui prêtent

(1) τί> προσπϊπτον έ*νδοθεν προς Ô των έξω συνέπεσεν, 45 G 7.


(2) Une seconde impossibilité rejoint cette première : la χώρα, même si elle
pouvait agir, ne pourrait rayonner de la lumière. La lumière est une forme subtile
du feu, 45 B, et la χώρα ne « contient » pas de feu ; elle en recevra.
(3) Cf., entre autres, Simplicius, Physique 149, 24.
(4) Cf. ibid. 24, 27 et passim et les fragments 13 Bl et 2.
(5) Cf. ibid. 24, 1 et passim, et les fragments 22 Β 31, 76, 90.
(6) Cf. ibid. 27, 7 ; 155, 31 ; 460, 8 ; et passim, et les fragments 59 Bl, 2, 4, 6,
8, 9 etc.
216 CH. MUGLER

à Γάρχή des systèmes anciens une part active à la production du réel


et qui font défaut, nous l'avons vu, dans la description de la χώρα.
Des prépositions et des préverbes désignent Γάρχή choisie par
l'auteur du système comme l'origine et le principe générateur de
toutes choses : έξ ών ή γένεσις, Anaximandre, unique fragment,
12 Bl ; εκ του ενός ένούσας τας έναντιότητας έκκρίνεσθαι, Aristt. Phys.
187 a 20, à propos d'Anaximandre ; φύσιν άπειρον, έξ ής απαντάς
γίνεσθαι τους ουρανούς, Simpl. Phys. 24, 16, à propos d'Anaximandre ;
φύσιν τινά του άπειρου, έξ ής γίνεσθαι κτλ. Hippol. Refut. I, 6, 1, à
propos d'Anaximandre ; έκ πυρός τα οντά πυκνώσει και μανώσει,
Aristt. Melaph. 984 a 9. à propos d'Heraclite ; έκ πυρός τα πάντα
γίνεσθαι, Aétius I, 3, 11, à propos d'Heraclite; άήρ τε και αίθήρ
αποκρίνονται άπό του πολλού Anaxagore, fragment 59 Β2 ; πριν δε
άποκριθήναι ταΰτα πάντων όμοΰ έόντων 59 Β4 ; τούτων δε οΰτω
διακεκριμένων 59 Β5, etc.
Des génitifs de noms régis par αρχή présentent les réalités
exprimées par ces génitifs comme issues de Γάρχή : αρχήν... τών όντων
το άπειρον, Simpl. Phys. 24, 14, à propos d'Anaximandre ; Άναξιμένης
δε αέρα και Διογένης... αρχήν τιθέασι τών απλών σωμάτων, Aristt.
Metaph. 984 a 5 ; αρχάς τών όντων τας όμοιομερείας, Aétius Ι, 3,
5, à propos d'Anaxagore, etc.
Des verbes transitifs ayant pour sujet Γάρχή la font apparaître
comme la cause agissante de la naissance des corps et des êtres :
πυκνούμενον τοΰτο (se. το εν στοιχεΐον) και μανούμενον τα άλλα άπο-
διδόναι φασίν, Simpl. Phys. 1266, 36, à propos d'Anaximandre ;
αύτη (se. ή του άπειρου αρχή)... δοκεϊ... πάντα κυβερνάν, Aristt.
Phys. 203 b 9 ; το άπειρον.... την πασαν αιτίαν εχειν της του παντός
γενέσεως (Plut.) Strom. 2 ; etc.
Mais la physique du Timée diffère de celle des présocratiques cités
par un autre trait encore. Non seulement la passivité de la χώρα
s'oppose au caractère actif des άρχαί anciennes, mais les réalités
perceptibles, qui sont « produites » par les άρχαί après y avoir été
« contenues » en germe et à l'état imperceptible, se distinguent par
le mécanisme de leur apparition et par leur structure de celles qui
sont «reçues» par la χώρα. Ce que la différenciation «produit» dans
Γάρχή ancienne, ce sont d'abord des corps qualitativement distincts
les uns des autres et de Γάρχή qui les entoure. Les surfaces limitant
ces corps, leurs frontières réciproques et contre Γάρχή ambiante
LE κενόν DE PLATON ET LE πάντα όμοϋ D'ANAXAGORE 217

n'apparaissent qu'avec eux. Ces corps préexistent à leurs πέρατα et


en sont la cause physique, et c'est le processus de différenciation
qui inscrit ces πέρατα de séparation dans Γάρχή amorphe. Si 1'άρχή
d'Anaximandre et le πάντα όμοΰ d'Anaxagore sont désignés par le
terme άπειρον, c'est précisément parce que, avant et sans la
différenciation, ils sont dépourvus de πέρατα de séparation. La différenciation
commence ainsi par tracer des surfaces de séparation entre
l'atmosphère froide et humide et le feu dans Γ άπειρον d'Anaximandre, elle
dessine successivement, chez Anaxagore, au gré de l'apparition des
homéomères, des frontières entre l'éther et l'air humide, fragm. 2,
entre l'air humide et l'eau, entre l'eau et la terre, fragm. 16. Ce sont
ces frontières qui rendent possible la perception des objets distincts
apparaissant dans Γ άπειρον, et, d'après deux passages (1) du
fragment 12 d'Anaxagore, le Νους est le premier être à connaître les
choses qu'il rend connaissables par la différenciation activée par lui.
Chez Platon, le rapport entre le πέρας et le σώμα est exactement
l'inverse de ce qu'il avait été chez les présocratiques. Ce qui
préexiste dans le Timée, ce sont les πέρατα des futurs corps, et les corps
se constituent du fait que les πέρατα, en se groupant de la manière
décrite aux pages 53 G-56 G, se ferment sur des portions de la
χώρα qu'ils découpent dans le continu formé par elle. Les πέρατα,
relevant de l'information préempirique du monde, ne sont pas
l'effet d'une διάκρισις de la χώρα. La χώρα n'a pas le droit, ού θέμις (2),
de produire ou de sécréter quoi que ce soit, même pas ces êtres
géométriques à deux dimensions que sont les triangles atomes.
Après avoir été la « couleur » chez les Pythagoriciens et Γέπιφάνεια
chez Parménide, c'est-à-dire ce par quoi apparaissent et deviennent
perceptibles les corps qui naissent indépendamment de lui et avant
lui, le πέρας, dont Platon avait étudié les fonctions dans la
connaissance aux pages 23 G-27 G du Philèbe, devient dans le Timée ce
par quoi les corps se constituent dans la χώρα. Mais la χώρα étant
assimilée par Platon, comme nous l'avons vu, à un κενόν relatif,
le réel se réduit chez Platon au vide et au πέρας. Les corps, la maté-

(1) γνώμην γε περί παντός πασαν ίσχει... και συμμισγόμενά τε και άποκρι-
νόμενα και διακρινόμενα πάντα έ"γνω νους.
(2) II arrive à Platon de s'exprimer, comme les présocratiques, par des
métaphores juridiques dans ses problèmes de cosmologie, cf. θέμις δ' οΰτ' ήν
οΰτ' έ"στιν τω άρίστω δραν άλλο πλην το κάλλιστον, 30 Α.
218 CH. MUGLER

rialité, les états physiques — les στοιχεία — sont des apparences


sensibles dues à l'alternance, opérée par le πέρας, entre le vide réservé
à l'intérieur et le vide libre à l'extérieur des polyèdres, et en
paraphrasant Démocrite on peut résumer la physique du Timée en disant
νόμω σώματα, νόμω στοιχεία, έτεη δε πέρατα και κενόν.
Nous avons ainsi vu que l'ambiance dans laquelle naissent les
éléments, les choses et les êtres d'après la physique du Timée est un
vide relatif. Mais quelle est la nature de l'ambiance de laquelle
naissent les corps et leurs qualités chez les penseurs qui font surgir,
comme Anaximandre et Anaxagore, leur κόσμος d'un indéterminé
qui se dissocie? Les άπειρα de ces systèmes seraient-ils eux aussi,
malgré toutes les différences qui les séparent de la χώρα de Platon,
des κενά, c'est-à-dire des vides relatifs? La tradition relative à
Anaximandre nous offre trop peu de données pour nous faire une
idée précise sur la nature de son άπειρον. Mais nous sommes assez
bien renseignés, par les fragments et les notes doxographiques, sur
celui d'Anaxagore.
Les premiers homéomères que le Νους d'Anaxagore dégage de
Γάπειρον du πάντα όμοΰ imperceptible sont l'éther et l'air (1), élément
qu'Anaximène déjà avait choisi, comme étant la chose la plus
dépourvue de réalité physique et la plus vide de qualités (2), pour
en faire Γάπειρον initial de son système. Continuant son travail de
dissociation, le processus cosmique sépare progressivement l'air
humide de l'air sec, l'eau de l'air humide, la terre de l'eau (3).
L'évolution et l'organisation de la matière sont donc orientées chez
Anaxagore dans une direction inattendue pour le bon sens. Jugeant
de la réalité d'une chose, dit Aristote (4), d'après le degré de
perceptibilité, le vulgaire, οι πολλοί, attribue moins de réalité au souffle et
à l'air qu'à la terre, alors que, d'après la vérité, air et souffle relèvent
de l'être à un plus haut degré que la terre. La différenciation activée
par le Νους faisant ainsi sortir de Γάπειρον, dans lequel les
oppositions neutralisent et font disparaître toute qualité (5), y compris
celle de la résistance et de la consistance, les homéomères par ordre

(1) Cf. les fragments 1 et 2, et passim.


(2) Cf. Arist., Phys., 189 b 5-7.
(3) Cf. le fragment 16.
(4) De gen. et corr. 318 b 18-33.
(5) Cf. le fragment 16.
LE κενόν DE PLATON ET LE πάντα όμοϋ D'ANAXAGORE 219

croissant de visibilité, de consistance, de dureté, etc., on peut


conclure que, réciproquement, Γ άπειρον primitif, le πάντα όμοΰ, qui,
tout en étant lui-même un homéomère, abrite tous les homéomères
qui en naîtront, est le vide, somme des qualités opposées, et que la
« pluralité environnante », le πολύ το περιέχον du fragment 2, à
laquelle s'attaque le Νους pour en faire sortir le κόσμος, est le néant.
Parmi toutes les manières de relever le défi de Parménide et de
plier le non-être à l'existence, ce trait de la cosmologie d'Anaxagore
est la plus originale et la plus énergique. En dépit du parricide des
dialogues métaphysiques, Platon fait à Parménide la concession,
dans le Timée, de laisser au vide qui remplit et qui baigne
extérieurement les polyèdres élémentaires un dernier reste de matérialité.
Le non-être d'Anaxagore est absolument conforme à la doctrine
éléate. Il n'est pas nié, et il ne s'oppose pas à l'être. Il se confond
avec la plénitude de l'être dans le πάντα όμου.
Ch. Mugler.

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