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La notion de réécriture dans Medeamaterial

de Heiner Müller et de Pascal Dusapin

Contrairement à la littérature musicologique réduite qu’a suscitée jusqu’à


ce jour l’œuvre scénique de Pascal Dusapin1, l’exégèse des drames et des
écrits de Heiner Müller est abondante, même en langue française. Lors de
l’examen de la réécriture chez ces deux artistes, je me référerai surtout aux
travaux de Christian Klein2, ainsi qu’aux analyses de Jean-Pierre Morel tirées
de son essai sur Müller3.
Selon Christian Klein, l’œuvre müllérien possède les caractéristiques
suivantes : la réécriture et le dialogisme.
Müller travaille très tôt, dès 1957, dans une perspective trans- ou intertextuelle. Il part
d’un texte de référence, ou hypotexte, et entreprend de le réécrire et de le modifier. Il
introduit alors un « dialogue » avec ce récit premier, avec les métaphores, les présup-
posés, les intentions et la réception de ce texte premier. L’enjeu personnel et littéraire
de ce « dialogue » varie selon les textes. Müller dialogue ainsi avec des récits et des
articles de presse, avec des slogans politiques, avec des œuvres de Brecht, de Büchner,
d’Anna Seghers, de Kafka, de Shakespeare, de Laclos, de J. R. Becher, de Claudius,
etc. Les relations intertextuelles ne se limitent pas, dans chaque nouvelle pièce, à un,
mais s’étendent à plusieurs auteurs4.

Dans ces formes dramaturgiques, constant est le dialogue, l’écriture dialogique.


La notion de « dialogisme » est empruntée à Bakhtine, en particulier à ses travaux
sur Rabelais et sur Dostoïevski. Par « dialogisme », Bakhtine désigne cette « espèce
particulière de relations sémantiques » qui associe deux ou plusieurs énoncés. Il
distingue le monologisme […]. L’auteur (individuel ou collectif) d’un énoncé mono-
logique détient une vérité. Son discours est assertif et univocal. À l’inverse, l’écri-
ture dialogique multiplie et juxtapose des regards différents sur la réalité, elle est
polyphonique5.

1. Principalement : Jacques Amblard, Pascal Dusapin. L’intonation ou le secret, Paris, Musica Falsa,
2002.
2. Christian Klein (dir.), Réécritures : Heine, Kafka, Celan, Müller, Grenoble, Presses Universitaires de
Grenoble, 1989 ; Heiner Müller ou l’idiot de la république. Le dialogisme à la scène, Bern, Peter Lang,
coll. « Contacts », 1993.
3. L’Hydre et l’ascenseur. Essai sur Heiner Müller, Paris, Circé, 1996.
4. Christian Klein, Heiner Müller ou l’idiot de la république, op. cit., p. 2.
5. Loc. cit. C’est moi qui souligne.
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La réécriture instaure un dialogue à trois entre l’auteur du texte 1, celui


du lecteur-acteur 2 et le lecteur 3 qui découvre le texte 2 sous l’éclairage du
texte 1 supposé connu.
En multipliant les corrélations avec d’autres textes antérieurs qui appartiennent chacun
à un code culturel et à des champs thématiques bien définis, Müller place le problème
de l’écriture au centre de sa pratique d’écrivain moderne et pose, sans le rechercher, le
problème de sa lecture et de son évaluation6.
Un tel procédé semble puiser sa légitimation dans la théorie de l’éternel retour de
Nietzsche. Pour Müller, il s’agit de relire les auteurs anciens avec un « regard totale-
ment nouveau », et de « réinterpréter » la formulation d’expériences collectives qui
sont dans ces textes. Il ne s’agit donc pas de répéter ou de citer des comportements
passés, pour nier le temps qui sépare la source littéraire de sa réécriture moderne, mais
d’introduire un jeu subtil entre les similitudes et les différences […].
Mon intérêt pour le retour du même est un intérêt pour la rupture d’une continuité, de
même que je m’intéresse à la littérature comme charge explosive et « potentiel révo-
lutionnaire » comme dit Müller lui-même, cité par Ch. Klein7.

Ce dialogisme, cette intertextualité, implique donc de mettre en crise la


parole officielle du réel.
L’écriture de Müller est toujours orientée vers le « réel », tant événementiel qu’ima-
ginaire, historique et idéologique. Elle tente d’inclure un maximum d’efficacité. D’où
les ruptures à l’intérieur d’un même texte, les « silences » ou les « trous » (dans la
langue de Müller : « das Schweigen », « die Lücken », « die Löcher ») qui introdui-
sent des oppositions, des contradictions, des difficultés, et (paradoxalement) des non-
dits et des refoulements. Ce que Müller ne peut pas formuler soit pour des raisons
conjoncturelles (les contingences et les contraintes du « politique »), soit pour des
raisons liées à son évolution personnelle (qu’il définit comme « le temps de l’indi-
vidu »), il l’inscrit entre les mots […].
S’il est vrai que le théâtre est-allemand prend en charge une partie des fonctions de
communication sociale qui relèvent des médias, l’œuvre dramatique de Müller se
réfère constamment à une parole « officielle », celle du politique comme celle des
institutions et des médias, mais pour la mettre en crise. L’écrivain engage son écriture
contre une autre « prison », la RDA, tout en affirmant son attachement profond à son
pays et à l’utopie socialiste dont il se réclame […]. L’écriture dramatique de Müller
s’impose de texte en texte comme une reconquête ardente d’un espace de liberté et de
créativité sur une parole officielle qui « emprisonne » l’expression des citoyens. A ce
titre, elle est révolte et négation, elle est émancipation8.

Toujours selon Christian Klein, Müller joue sur les reconnaissances et


sur les inversions, sur les détournements de sens.
Il vise prioritairement à déranger et à diviser le public. Müller installe une parole
poétique en s’appuyant sur la verve populaire, sur la manipulation malicieuse d’une
langue stéréotypée ou consensuelle (proverbes, clichés, slogans, images, métaphores

6. Ibid., p. 430.
7. Ibid., p. 431. C’est moi qui souligne.
8. Ibid., p. 3-4. C’est moi qui souligne.
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figées, etc.). Il la subvertit par les jeux de mots, les « silences », le choc des citations,
le grotesque et le carnavalesque. Il joue sur les effets de reconnaissance qu’il contrarie
de façon inattendue par des inversions ou des détournements de sens. Il met ainsi en
perspective, voire en crise, une parole monologique qui exclut les « déviants »9.

Les analystes définissent ce type d’intertextualité et de dialogisme


comme une écriture dramaturgique « plurielle », « polyphonique », écriture
soumise également à un code ironique, parodique.
Le texte de Medeamaterial, dont les premières esquisses ont été rédi-
gées, selon Müller, en 1961-1962, forme la deuxième partie d’une trilogie qui
date de 1982-1984. Les pièces cadres s’intitulent : « Rivage à l’abandon » et
« Paysage avec Argonautes »10.
Jusqu’à ce jour, cette œuvre de Müller n’a pas donné lieu à exégèse.
Nous nous limiterons à l’examen de l’œuvre dans ce cadre précis, en s’ap-
puyant sur l’autobiographie de H. Müller, intitulée Guerre sans bataille11.
Avant de le citer, je voudrais souligner les trois strates, les trois figures
récurrentes dans l’œuvre intégral de Müller, répertoriées par Jean-Pierre
Morel, strates qui renvoient à trois sortes d’expérience : politique, amoureuse
et esthétique.
1) La strate politique est liée à la volonté de rupture et de nouveauté que
la révolution représentait en ce siècle.
2) La seconde touche cette part de la vie individuelle qui ne cadre pas
avec les transformations politiques et les changements sociaux et se
trouve liée, le cas échéant, avec des formes de rébellion ou de révolte,
ou encore d’asocialité.
3) La troisième cherche à se réfléchir dans l’espace de l’action, de la diégèse
ou du texte, en faisant notamment place à la figure de l’auteur : métony-
mique, métaphorique, autobiographique ou « auto-fictionnelle »12.
À chacune de ces trois strates correspond aussi un des trois personnages mythiques
les plus souvent évoqués dans l’œuvre : Héraclès, héros sacrifié aux tâches salissantes
et effrayantes ; Médée, incarnation inexorable de la rébellion et de l’arrachement à
soi ou aux autres ; Hamlet, mise en scène souvent complaisante de la « conscience
malheureuse » (et, à ce titre, double possible et tentation permanente de l’auteur)13.

Par rapport à ces héros ou héroïnes, Müller pose le problème de l’es-


thétique de la barbarie, la discussion sur l’esthétisation de la barbarie par
l’art.
Dans Guerre sans bataille, il livre la confession suivante :

9. Ibid., p. 4.
10. La trilogie était publiée en français aux Éditions de Minuit en 1985, in Heiner Müller, Germania Mort
à Berlin et autres textes, p. 9-22.
11. Paris, L’Arche, 1996.
12. Cf. Jean-Pierre Morel, L’Hydre et l’ascenseur, op. cit., p. 194.
13. Ibid. C’est moi qui souligne.
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Le concept d’utopie traverse tout le débat esthétique de la modernité. On dit : si ce


n’est pas dans le contenu, alors c’est dans la forme de l’œuvre d’art que réside l’image
d’un monde meilleur. Ça aussi, je l’avais toujours cru, avec Brecht, que la beauté de
la formulation d’un acte barbare contient l’espoir en l’utopie. Je ne le crois plus. À un
moment donné, il faut accepter la séparation de l’art et de la vie14.

Dans la même autobiographie, Müller énumère les sources du Matériau-


Médée et il offre quelques explications ou motivations concernant ses inten-
tions, qui établissent une correspondance avec les deux premières strates
de son écriture : avec le politique d’une part, et avec le mode individuel,
personnel (ou avec la vie amoureuse), d’autre part.
La partie dialoguée de Matériau-Médée – dit Müller – est presque le sténogramme de
la dispute d’un couple qui en est au dernier stade, ou dans une crise relationnelle. Je
l’ai écrite à Lehnitz. La partie monologuée, deux décennies plus tard, à Bochum, juste
avant la fin d’une autre histoire, alors que je vivais déjà avec une autre femme, c’était
en 1982. Le matériau, abstraction faite de ma vie avec des femmes, venait d’Euripide,
de Hans Henny Jahn et Sénèque avant tout15.
Sénèque pouvait faire se dérouler sur scène les atrocités qui chez les Grecs n’étaient
que racontées, parce que ses pièces n’étaient pas mises en scène mais seulement réci-
tées. C’est à Sénèque que se sont rattachés les auteurs élisabéthains, ils ne connais-
saient pas les Grecs. Chez Euripide, il y a déjà beaucoup de philosophie qui entre en
jeu et relativise la tragédie. Il reste qu’il pose la question des travailleurs immigrés :
Médée, la barbare, même si le point de vue est celui du possesseur d’esclaves. Notre
législation du droit d’asile, qui autorise entre autres la séparation des mères et des
enfants, l’éclatement des liens familiaux, repose bien sur des modèles de la société
esclavagiste que l’on trouve chez Euripide. Sénèque écrit des tableaux atroces ou
somptueux. Les auteurs élisabéthains les ont transposés au théâtre. Inoubliable, la
dernière réplique de la Médée de Sénèque sur sa voiture à dragon, avec les cadavres
de ses enfants. Elle jette les cadavres à Jason, il crie : « Médée ». Et elle dit : « Fiam »
– je vais le devenir. C’est une autre dimension que chez les Grecs. Avec l’extension
de l’imperium, la stabilité des petites cellules devenait existentielle, la matrone, qui
assurait le maintien de l’association familiale, est devenue l’élément conservateur de
l’État. La polis n’avait besoin de femmes que comme hétaïres et comme mères. Les
mythes sont des expériences collectives coagulées, et d’autre part un esperanto, une
langue internationale qui n’est plus comprise uniquement en Europe. Dans un état
comme la RDA, Rome m’était bien entendu plus proche qu’Athènes16.

Il n’est donc nullement surprenant d’apprendre que Müller, plus tard,


dans les années 1990, ait pu qualifier la pièce de rêve yougoslave17.
L’enseignement de l’autobiographie serait donc le suivant : si l’on
interprète Medeamaterial sur le mode personnel, c’est le combat final d’un
couple et aussi le combat intérieur et extérieur d’une femme qui est déchirée
entre ses sentiments de mère et ceux de la femme abandonnée. Sur le mode

14. Heiner Müller, Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures, Paris, L’Arche, 1996, p. 247.
15. Ibid., p. 270.
16. Ibid., p. 271.
17. Guerre sans bataille…, op. cit., p. 272.
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politique, c’est la barbarie moderne, le conflit entre les citoyens à part entière
et les immigrés (ou, si l’on veut, les esclaves dans l’empire romain ou grec).

* *
*

Pascal Dusapin est conscient de ces deux enjeux. Dans un entretien


avec Danielle Cohen-Levinas en 1993, il formule les liens avec le déchire-
ment yougoslave et le drame de Srebrenica :
Lorsque j’ai présenté mon opéra Medeamaterial au Théâtre de La Monnaie de
Bruxelles en 1992 sur le texte de Heiner Müller, je me souviens avoir parlé de Sarajevo
lors d’une conférence de presse. J’osais exprimer l’opinion que l’histoire de Medea
dans l’interprétation de Heiner Müller pouvait aussi figurer le drame qui se préparait
sous nos yeux18.

L’autre enjeu de cette pièce, d’après Pascal Dusapin, est celui des affects,
des émotions.
Dans le même entretien, il explique :

J’ai toujours refusé que la musique soit une représentation d’entités symboliques. C’est
pourquoi je me suis intéressé à la théorie des affects. Pour composer Medeamaterial,
j’ai étudié les questions d’intervalle connexes à celles complexes de tempérament et
d’interprétation, l’idée étant de révéler une dimension expressive de la musique qui
n’est conditionnée que par un désir d’entrer en résonance avec le monde19.

Et avec cette question des affects, on entre dans la logique de la réécri-


ture musicale. Les motifs encourageant ce « dialogisme » et cette intertextua-
lité sont tout à fait différents de ceux de l’écrivain. Medeamaterial avait été
une commande du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et, dès le début, cette
commande avait été soumise à une condition : lors de la création, on donnerait
en complément de programme l’œuvre de Purcell, Didon et Enée.
À cause de ce voisinage lors de la première, Pascal Dusapin a eu recours
à ses expériences d’architecte, pour parler à la fois d’une manière métapho-
rique et concrète. Il a entrepris une construction moderne tirée d’une étude
approfondie de l’œuvre et du style anciens.
La partition est accompagnée de trois pages tirées de livres de l’époque
baroque :
– une page de physionomie, rappelant les différentes expressions du visage,
d’après le livre du graveur et magicien Robert Houdin (XIXe siècle)20
(voir infra figure 1) ;

18. Danielle Cohen-Levinas, Causeries sur la musique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 216.
19. Ibid., p. 239.
20. Page V de la partition de Medeamaterial (1993), sans source mentionnée, avec l’aimable autorisation
des Éditions Salabert, comme pour tous les autres extraits ci-dessous.
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– deux colonnes de description des modes de tempérament selon


Werckmeister, 1698 (page III de la partition ; voir infra figure  2).

Andreas Werckmeister présentait, dès 169121, les intervalles musicaux


selon le système des tempéraments inégaux qui portent son nom, Werckmeister
III et Werckmeister IV, V, pour les plus connus. Ils sont basés sur une réparti-
tion du comma pythgoricien (c’est-à-dire qu’ils ne comportent aucune tierce
pure)22.
Le schéma de la page VII de la partition présente le tempérament égal
où les seuls intervalles purs sont les octaves (voir figure 3). Les tierces et les
quintes seront toujours un peu « faussées ».
Pascal Dusapin utilise donc un tempérament qui serait un compromis
« entre un mésotonique et un Werckmeister III car toutes les échelles utilisées
pour Medeamaterial sont conçues en différenciant les dièses et les bémols.
Dans ce tempérament “baroque”, les dièses sonnent plus bas que les bémols.
[…] Même si je n’ignore pas l’aspect un peu utopique de cette démarche, il
est cependant important de veiller à construire une intonation la plus exacte
possible »23.
Dans un autre entretien avec Danielle Cohen-Levinas, il explique :
Il me fallut aussi bâtir un projet harmonique cohérent au regard du tempérament sans
déstabiliser les relations au mélodique. Je suis un familier des micro-intervalles. Je
me suis donc concentré sur l’extrême richesse harmonique obtenue par une différence
d’échelles entre les modes en dièses ou en bémols. […]. Il m’a fallu gérer les rela-
tions verticales et horizontales puisque toute option du type volume m’était quasiment
interdite à cause du matériau. Cela pour le plan abstrait. Pour l’écoute, ce fut plus
complexe, dans la mesure où je devais tenir compte de l’inégalité des intervalles. Il
convenait de trouver un juste compromis entre mon désir de différencier les dièses et
les bémols et le tempérament idoine aux tonalités purcelliennes24.

À cause de l’orchestre « baroque », le diapason est à 415 Hz. Hormis les


questions de diapason, de tempérament et des modes, il avoue avoir eu recours
« à l’architecture » de Didon et Enée. Architecture, mais en quel sens ?

21. Musikalische Temperatur, Frankfurt.


22. Dans le Werckmeister III, le comma pythagoricien est réparti par quarts sur 4 quintes (qui deviennent
ainsi un peu courtes) : Do-Sol, Sol-Ré, Ré-La et Si-Sol-. Ainsi les tierces Do-Mi et Fa-La sont assez
proches de la pureté, les autres s’en éloignent progressivement et ce tempérament, par le choix de la
quinte tempérée Si-Sol- favorise les tonalités en bémol. Voir aussi, à ce sujet, R. de Candé, Dictionnaire
de musique, Paris, Seuil, 1961, p. 238-239.
23. Partition, p. I.
24. Texte accompagnant le CD de Medeamaterial, présenté par Danielle Cohen-Levinas, p. 3-4, in CD
Harmonia Mundi, n° 905215, 1993.
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Figure 1 : Pascal Dusapin, Medeamaterial, page V de la partition


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La notion de réécriture dans Medeamaterial

Figure 2 : Pascal Dusapin, Medeamaterial, page III


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Figure 3 : Pascal Dusapin, Medeamaterial, page VII

Nous allons essayer d’établir quelques parentés « distanciées », mises


entre guillemets, découvertes entre quelques structures, quelques genres,
quelques styles de la musique baroque et les structures expressives de
Medeamaterial. Ces correspondances distanciées, je le souligne, ont pu être
établies à cinq niveaux, et seront présentées en cinq points.
1) Passacaille ou chaconne pour exprimer l’adieu, la séparation, la
douleur.
Rappelons d’abord la fameuse passacaille en sol mineur de Purcell parmi
les dernières scènes (n° 38) clôturant l’opéra où Didon s’imagine « après sa
mort », dans l’au-delà : dans la paix et dans le calme éternels, en apparaissant
dans le souvenir adouci de ses amies et compagnons (voir exemple 1).
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Chez Pascal Dusapin, la passacaille apparaît au moment (mesure


84) où le chœur commente et répète l’aveu – redoutable – de la nourrice :
« Maîtresse je Suis plus vieille que mes pleurs et que mes rires25 », texte qui
sert de réponse et d’écho aux phrases précédentes de Médée : « Pour moi et
ses fils qu’il aime Tu pleures ou tu ris nourrice ». Il nous paraît évident que
cette évocation d’une douleur immense (et des pleurs qui l’accompagnent)
a suggéré à Pascal Dusapin le style et la forme d’une passacaille, rappelant,
dans toute l’histoire de la musique, la tristesse, le renoncement et l’infini (voir
exemples 2a et 2b, mesures 84-92, avec l’aimable autorisation des Éditions
Salabert et BMG/Universal).

2) Rythmes et mouvements dans le style dit de « perpetuum mobile »


rappelant le rythme motorique de la musique baroque, ou bien les rythmes
baptisés « meccanico » (en style mécanique) depuis certaines œuvres de
Stravinsky, certaines pièces pour piano de Bartók (par exemple, l’Allegro
barbaro) et, surtout, depuis Continuum et le Deuxième Quatuor de Ligeti
(1968).
Dans l’opéra de Dusapin, ces danses meccanico sont associées à la figure
– cruelle et insensible – de Jason, et ces rythmes motoriques « mesurés »,
« giusto » (voir aussi leur parenté avec le « concitato » italien des madri-
galistes et de Monteverdi exprimant le combat et le style du guerrier) sont
complétés de couleurs sonores métalliques produites par le clavecin et par les
instruments à cordes pincées (luth, théorbe ad libitum) évoquant la froideur
des sentiments26.

25. « Matériau-Médee », in Germania mort à Berlin et autres textes, op. cit., p. 11. Notre typographie suit
celle de la publication des Éditions de Minuit (traduction de J. Jourdheuil et H. Schwarzinger).
26. Voir d’autres indications détaillées concernant les modes de jeu pour les cordes : page I de la
partition.
La notion de réécriture dans Medeamaterial 333

Exemple 1 : Henry Purcell, Didon et Enée, n° 38


334 La notion de réécriture dans Medeamaterial

Exemple 2a : Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 84-88 (passacaille)

À partir de la mesure 124, ce « meccanico » prépare l’entrée en scène


virtuelle de Jason qui, à la fin de cette musique « descriptive », va prononcer –
demander ? – à l’aide d’une bande magnétique contenant une voix d’homme
filtrée, « dépersonnalisée », la phrase suivante : « Femme quelle voix ?27 »
(voir exemple 3, mesures 124-135).
L’apparition suivante de ces rythmes de danse mécaniques intervient
après un autre texte récité (déformé et toujours filtré) par Jason : « J’ai souvent
entendu cela », à partir de la mesure 160.
Le timbre métallique et froid du clavecin – au rythme régulier – prépare
et suit également le meurtre des enfants28 : entre les mesures 554 et 583 on
entend une musique de clavecin étrangement enjouée, neutre et indifférente
qui accompagne la déclamation sinistre de Médée. La partition indique « très
“ride”, comme une désolation (“étrangère” au clavecin…)29 ».

27. Sans point d’interrogation dans le texte de H. Müller, repris fidèlement par P. Dusapin, « Weib was
für eine Stimme ».
28. Mesure 584.
29. Indication à la page 77, mesure 554.
La notion de réécriture dans Medeamaterial 335

Exemple 2b : Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 89-92


(suite de la passacaille et du chromatisme)
336 La notion de réécriture dans Medeamaterial

Exemple 3 : Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 124-135 (style « meccanico »)


La notion de réécriture dans Medeamaterial 337

3) Ostinatos lents, tournoiement et rotations obstinées autour d’un


centre, offrant une grande source de tension.
Contrairement au style « meccanico », l’ostinato lent (aux cordes,
accompagnées de l’orgue positif) puise son expressivité dans le statisme, le
manque de directionnalité du mouvement musical. À partir de la mesure 222
le positif, les violoncelles et les contrebasses font entendre quelques notes
tenues (deux intervalles), les seconds violons jouent la note de ré de manière
incessante (ostinato pur), tandis que les altos répètent l’alternance de deux
notes (la dièse et sol dièse).
Cet ostinato lancinant intervient entre deux énoncés (toujours détim-
brées) de Jason : « Pour un frère je t’ai donné deux fils ». Sans aucun doute :
cette répétition « mortelle » (c’est-à-dire sans aucune vitalité ni direction)
évoque – comme plus tard toujours dans la pièce – le meurtre de son frère
commis par Médée, amoureuse de Jason (voir exemple 4, mesures 222-236).
Nous entendons un autre ostinato lent (aux cordes) à partir de la mesure
352, quand Médée et le chœur récitent – de façon très saccadée – le texte
suivant : « Et mon frère Mon frère Jason Qu’en travers de la route de tes pour-
suivants j’ai jeté […] Pour que tu échappes à ce père dépouillé ».

4) Utilisation de différents modes anciens revisités (et complétés), reliés


à une expression archétypique.
Nous connaissons les différents caractères attribués aux tonalités au
cours de l’histoire de la musique. J.-J. Nattiez en présente un tableau allant
des caractères notés par M. A. Charpentier, par Rameau jusqu’à Hoffmann
et Lavignac30. Je vais citer ici les passages du livre de Christian Friedrich
Daniel Schubart, Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst (commencé dans les
années 1770-80 du Sturm und Drang, à l’époque de « l’Affektenlehre », de la
« théorie des affects »)31.
• Mode de ré : expression de la mélancolie, de la tristesse.
La description du ré mineur : « schwermütige Weiblichkeit, die Spleen
und Dünste brütet32 ».
Il se trouve que la présentation, l’entrée en scène de Médée et ses mani-
festations les plus réservées, « tranquilles » ( à partir de mesure 1 ; plus loin : à
partir de la mesure 74 ; puis : à partir de la mesure 141) se passent sous le signe
d’un lamento en mode de ré (avec les notes pivot ré-fa). Mais ce mode de ré
est en plus « ornementé » par les nuances du tempérament de « compromis »
(entre un mésotonique et un Werckmeister III), choisi par Pascal Dusapin.
« Les phrases musicales utilisant par exemple si bémol – la – sol bémol – fa ,

30. Jean-Jacques Nattiez, Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1975,
p. 157-158.
31. [Vienne,1806] Leipzig, Verlag Philipp Reclam, 1977, chapitre : « Charakteristik der Töne »,
p. 284-287.
32. Christian Friedrich Daniel Schubart, op. cit. p. 284 ; dans ma traduction : « féminité mélancolique (et
sombre) qui fait naître le spleen et la nébulosité ».
338 La notion de réécriture dans Medeamaterial

Exemple 4 : Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 222-236 (ostinato)


La notion de réécriture dans Medeamaterial 339

etc. [ailleurs, dans d’autres sections], ne sont pas exclusivement une “coquet-
terie” mais doivent induire une couleur harmonique et expressive sans cesse
mouvante. Dans ce tempérament baroque, les dièses sonnent plus bas que
les bémols33 » (rappelons-nous cette dernière phrase une deuxième fois ; voir
exemple 5, à partir de la mesure 1).
Dans cette utilisation, même si très personnelle, du mode de ré, nous
pouvons constater que le caractère expressif coïncide de manière exemplaire
avec les caractéristiques notées entre l’âge baroque et l’âge classique par les
compositeurs cités : « grave et dévot » chez Charpentier ; « douceur et tris-
tesse » chez Rameau34 ; « mélancolique, féminin et confus » chez Schubart. La
parole prononcée par Médée dans ces types de scènes correspond tout à fait à
cette description :
– mesure 1, Médée : « Jason Mon bonheur et mon malheur Nourrice
Où est mon mari » ;
– mesure 74, orgue positif avec mélodie en ré, c’est-à-dire en mode
autour de ré-fa, introduisant le chœur qui prononce le texte de la
nourrice : « Je suis plus vieille que mes pleurs et mes rires », etc. ;
– mesure 141, Médée (accompagnée du chœur et de l’orgue positif ,
et de l’ensemble des cordes) : « On Ne me désire pas ici Que la mort
m’emporte… »

• Mode de mi : expression de l’amour, de la jalousie, du désespoir.


Mi mineur : « Naive, weibliche unschuldige Liebeserklä­rung, Klage
ohne Murren, Seufzer, von wenigen Tränen be­gleitet…35 ».
Chez Pascal Dusapin, le mode de mi (notes pivot : si–mi–sol) inter-
vient dans le monologue de Médée chaque fois que l’héroïne ou la nourrice
évoquent la rivale : la fille de Créon (à partir de la mesure 23 : « Tu as bien dit
chez la fille de Créon… ») ;
– mesures 42 et suivantes : « Pourquoi pas chez la fille de Créon qui
doit avoir De l’influence sur Créon son père qui peut nous accorder
droit de cité à Corinthe Ou nous chasser dans un autre exil » (voir
exemple 6a et 6b, à partir de la mesure 42).

33. Indications du compositeur en partie déjà citées, p. I de la partition. C’est moi qui souligne.
34. Cf. Jean-Jacques Nattiez, op. cit., p. 156.
35. « Déclaration d’amour naïve, féminine, innocente ; plainte sans grondement et soupir ; accompagnée
de quelques larmes… », in Christian Friedrich Daniel Schubart, op. cit., p. 286.
340 La notion de réécriture dans Medeamaterial

Exemple 5, Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 1-10 (mode de ré)

5) Style expressif, style hystérique : expression de la vengeance et du


meurtre, du sang.
La liste des archétypes d’expression ne serait pas complète ou, du moins,
appropriée à Médée, sans les excès émotifs, les débordements affectifs.
Ce « stile espressivo » contemporain puise ses forces et ses nouveautés
dans l’écriture microtonale, dans l’utilisation des quarts de tons dans le but
de la distorsion volontaire. Évidemment, chacune des ces manifestations
« excessives » de Médée est liée à l’expression de la colère, de la volonté de
vengeance en réponse à l’adultère commis par Jason ;
– mesures 386 et suivantes : Médée, « notes à chanter avec beaucoup
de souffle dans la voix36 » (sons très riches en harmoniques) et en
alternance ou en complément : ¼ et ¾ de tons ; et quatuor vocal,
sonorisé (par micros HF). « Il s’agit d’obtenir un effet de “près”
lorsque les voix du quatuor vocal sont susurrées, parlées ou chantées
à mi-voix37 ». À l’aide de la parole, le texte de cette scène prépare la
vengeance de Médée, le meurtre des fils du couple : « Le mien et le

36. Indication, page III de la partition.


37. Ibid., page III.
La notion de réécriture dans Medeamaterial 341

Exemple 6a, Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 34-44 (mode de mi)


342 La notion de réécriture dans Medeamaterial

Exemple 6b, Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 45-53 (mode de mi, suite)
La notion de réécriture dans Medeamaterial 343

sien Aimes-tu tes fils Veux-tu les ravoir tes fils… » (voir exemple 7,
à partir de la mesure 386, p. 42 – quatuor vocal).

Sans entrer dans tous les détails, nous évoquons brièvement le dernier,
le « suprême » stade de l’expressivité, voire l’hystérie des monologues de
Médée : les cris ou les récitations dans les registres suraigus, suggérant le
sang, la tuerie.
– À partir de la mesure 471, Médée est accompagnée du quatuor vocal
et du chœur (indication : « furioso ») : « Que la robe de l’amour mon
autre peau Brodée par les mains de la femme dépouillée Avec l’or
de la Colchide et teinte du sang Des pères frères fils lors du repas de
noces… ».
– À partir de la mesure 176, Médée (et chœur, accompagné de l’en-
semble des cordes et du clavecin) : « Ne signifie-t-il ce corps Plus
rien pour toi Veux-tu boire mon sang Jason… » (voir exemples 8a et
8b, mes. 172-187).

Exemple 7, Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 384 sqq. (style expressif)


344 La notion de réécriture dans Medeamaterial

Exemple 8a, Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 172-179 (style hystérique)


La notion de réécriture dans Medeamaterial 345

Exemple 8b, Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 180-187 (style hystérique, suite)
346 La notion de réécriture dans Medeamaterial

Bien qu’on puisse continuer l’énumération des parallélismes entre


techniques musicales baroques et contemporaines, dans le cadre de cet article
nous nous contenterons de ces quelques signes d’une attitude consciente de
« réécriture musicale » manifestée de la part de Pascal Dusapin.
On a pu constater les causes, les motifs différents de la « réécriture »
chez l’écrivain et chez le compositeur. L’un répondait à un défi à la fois poli-
tique et personnel, l’autre au défi de l’utilisation de l’orchestre et de « l’archi-
tecture » baroques offerts par la soirée de création et par la commande.
Pour terminer, nous mettons en parallèle leurs arts poétiques qui se
révèlent être en opposition parfaite.

Dans un entretien avec H. Laube, Heiner Müller exprime son vœu le


plus profond d’atteindre « l’effet du submergement » du point de vue de la
réception esthétique ou de la perception cathartique :
Quand j’écris, c’est toujours avec un seul besoin : celui de mettre tellement de choses
sur le dos des gens qu’ils ne sachent pas ce qu’ils doivent prendre d’abord, et je
crois d’ailleurs que c’est la seule possibilité. […] Aujourd’hui il faut donner le plus
grand nombre d’éléments possible en même temps, de façon que les gens soient forcés
de choisir. […] Le seul moyen, je crois, c’est qu’ils soient submergés. […] Il faut
toujours qu’un élément rentre de force dans l’autre, pour que les deux fassent de
l’effet ensemble38.

Pascal Dusapin s’exprime souvent selon les catégories de l’esthétique


« minimaliste », en termes de refus de la pensée dialectique.
J’ai toujours souhaité que l’art en général et la musique en particulier soient seuls, non
pas isolés, mais hors d’atteinte, renouvelés sans cesse par cette perception puissante
et énigmatique que l’on peut trouver certes chez Ad Reinhardt, Sol Lewitt, Donald
Judd ou Carl Andre, mais aussi chez Flaubert ou Beckett. […] Je voulais sortir de
[cette] pensée dialectique. Mais je suis fasciné aussi par les polyphonistes du Moyen
Âge. Tout l’art de Pérotin réside dans l’absence de structure en forme de paroxysme.
Pourtant, j’écris plutôt des musiques irruptives, mais ce n’est pas antinomique39.

La suite de ce type d’investigation pourra questionner ce phénomène :


comment des esthétiques aussi contradictoires – celle du « submergement » et
celle du « minimalisme » de la concentration pure – peuvent-elles conduire à
l’acte de réécriture commun ?

38. Cité par Jean-Pierre Morel, L’Hydre et l’ascenseur, op. cit., p. 200.
39. Danielle Cohen-Levinas, Causeries sur la musique, op. cit., p. 244-245.

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