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Annales d'histoire sociale

La société féodale : une synthèse critique


Lucien Febvre

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Febvre Lucien. La société féodale : une synthèse critique. In: Annales d'histoire sociale. 3ᵉ année, N. 3-4, 1941. pp. 125-130;

doi : 10.3406/ahess.1941.3055

http://www.persee.fr/doc/ahess_1243-2563_1941_num_3_3_3055

Document généré le 14/05/2016


LA SOCIÉTÉ FÉODALE :
Une Synthèse critique

Au début de ig4o, j'ai signalé aux lecteurs des Annales l'apparition du


premier des deux volumes que, dans la collection VEwlution et
l'Humanité, le savant le plue qualifié chez nous pour les écrire, Marc Bloch,
venait de consacrer à la Société Féodale1. Ce volume s'appelait La
Formation des liens de dépendance. Le second, qui a paru en 1940, s'intitule
Les Classes et le Gouvernement des Hommes. A vrai dire, il ne s'agit pas
de deux livres distincts, mais de dieux parties d'un seul et même ouvrage,
conçu et rédigé en un même moment ; les proportions de cet ouvrage
dépassant l'habituel gabarit, il a fallu le diviser en deux : tel quel, ce
second tome, un peu moins étoffé que le premier, présente au moins
autant d'intérêt. Et son apparition incite le lecteur à relire, d'un trait, Гози-
vre tout entière.
Deux sections cette fois-ci. L'une s'intitule les Classes, et j'aimerais
peuft-être mieux, à vrai dire, qu'elle s'intitulât am peu autrement. Sous
ce titre entendons, presque uniquement, la Noblesse, à' qui sont consacrés
cinq copieux chapitres, l'un des pôles d'attractions du livre : I. Les
nobles, classes de fait. — II. La vie noble. — III. La chevalerie. — IV. La
transformation de la noblesse de fait en noblesse de droit. — V. Les
distinctions de classe à l'intérieur de la noblesse. — Au total, cent pages
d'une extrême richesse. Après quoi, seize pages suffisent à Marc Bloch
pour nous parler à la fois du clergé et die ce qu'il nomme les Classes
professionnelles : vilains et bourgeois2.
La seconde section du livre s'occupe du gouvernement des hommes.
Sous cette rubrique, il est qxiestion successivemen't de la justice, puis
des pouvoirs traditionnels, Empire et Royauté ; des principautés
territoriales, des comtés et chatellenieb, «les dominations ecclésiastiques. Côté de
l'ordre. Le désordre vient ensuite, et la lutte contre le désordre, le gros
problème de la Paix au moyen âge. Enfin un chapitre montre les
groupements humains en marche vers la reconstitution des Etats, et rend
compte du> regroupement des forces qui s'opère ainsi. Là aussi, une
bonne centaine de pages vivantes, aiguës et nourries.
Les deux derniers chapitres représentent une conclusion, encore qu'ils
ne partent pas ce litre. Le premier considère la Féodalité comme type
social : il constitue une belle page de cette Histoire comparée que Pirenne
appelait de tous ses vœux, et que, dans son domaine à lui, Marc Bloch a
vaillamment servie depuis une bonne vingtaine d'années. Le second
formule sur les prolongements de la féodalité européenne (peut-être eût-il

1. Lucien Febvrb. La Civilisation féodale (Annales, t И, janvier ng4o, p. $$-№)•


a. J'entends que M. Hloch retrouvera les vilaine et les bourgeois dans les deux
л ol urnes qu'il a promis également à Г Fa ol ut ion do l'Humanité : l'un qui
s'intitulera Les Origines de l'Economie européenne — l'autre qui retracera le passage
De l'Economie urbaine et seigneuriale au Capitalisme financier. Mais le clergé —
en tant que groupe social, s'entend — qui le retrouvera, dans le plan actuel de la
collection ?
126 ANNALES D'HISTOIRE SOCIALE

fallu préciser : prolongements dans le temps3) des idées particulièrement


chères à Marc Bloch. et que les lecteurs des Annales connaissent déjà en
partie, pour les avoir rencontré au détour de maint vigom-eux compte
rendu critique.

Nous nous sommes astreints à ce dépouillement tout extérieur parce


qu'il serait vain de vouloir analyser, au sens précis du mot, ce second
volume. Comme il eût été vain d'ailleurs de tenter l'analyse du premier.
Mettons simplement l'accent sur ce qu'on me laissera nommer les
« grandes conquêtes » du livre.
Gomment s'est formée la noblesse ? Gros problème, souvent fort mal
posé, et que l'auteur de la Société féodale a eu, lui, depuis longtemps, le
mérite de vouloir poser — et correctement poser*. On sait les résultats
auxquels «on enquête l'a conduit. Pas de noblesse au sens propre du mot,
au sens juridique, dans les limites de temps de ce que le premier volume
a défini5 comme « le premier âge féodal » (I, 96) — disons : pas de noblesse,
à proprement parler, avant le tournant du xr9 siècle. Et puis, petit à petit,
la constitution d'une aristocratie nouvelle, qui recevra son statut social
propre, qui déjà se distingue par un genre de vie particulier, exclusif de
toute participation directe à l'activité économique envisagée sous l'angle
dune activité de gain — une aristocratie dont la fonction propre, c'est la
guerre — mais qui ne procède plus des antiques races sacrées d'autrefois,
depuis longtemps disparues.6. Or, du fait même que cette aristocratie est
fondamentalement guerrière, en un temps où la guerre se situe au centre
même de la vie des hommes et des groupes humains ; du fait que le
guerrier de profession, outillé spécialement pour la lutte, profitant de tous
les progrès qui se font dans l'armement, dans l'équipement, dans la
tactique7, détient en quelque sorte le monopole des armes — il domine. Et
Marc Eloch de nous montrer, en d'excellentes pages, le pourquoi et le
comment de cette domination — cependant qu'il reconstitue pour noue a la
vie noble », comme il dit en usant d'une formule brève que je suis
heureux de le voir reprendre.
Le tableau que cet ample chapitre II trace de l'existence du noble,
déployant à la guerre et à la chasse sa force physique d'animal entraîné
et puissant — la grande fresque qu'il brosse die toutes ses activités de
tournois et de batailles ; la genèse, qu'il reconstitue, des règles de
conduite propres aux nobles (règles qui se préciseront à mesure que ceux-ci

3. D'autant qu'il n'est pas question de certains (prolongements de la (féodalité


à la (fois dans le temps et dans l'espace, comme on en rvit Lorscfute certaine pays
furent colonisés par de vieilles nations d'Europe qui y importèrent toute leur
civilisation. Je pense au Canada jpar exemple, au Canada du xvn* siècle.
3. Inutile de rappeler ici l'enquête des Annales sur la Noblesse dont nous
eûmes la pensée en commun ; maie c'est Bloch qui l'annonça par les vigoureux
et remarquables exposée qu'on connaît.
3. Entre parenthèses, ces limites de tempe eussent gagné à être mentionnées
quelque part sur la page de couverture (ou plutôt, le titre du livre y eût gagné
en clarté et en précision).
6. Sur l'extinction, de bonne heure, des vieux lignages d'edelinge et eur la
disparition de ce te aristocratie du sang, of. II, <p. з-З. Qui succède à I, p. 101 : Les
liens du sang.
7. Bonnes mais brèves indications à ce eujel dans II, p. i3-il4. Cf., eur l'escrime
ancienne et nouvelle de la lance, tes planches h. t. 1 et a.
* LA SOCIETE FEODALE ' 127

prendront mieux conscience de leur fonction sociale) : tout cela est vivant,
de première main, lucide et clairvoyant. Comment naquit par ailleurs la
chevalerie ; pourquoi ce terme dut-il peu à peu se définir plus strictement;
comment le rite, d'abord purement profane, de la remise des armes au
cavalier apte à combattre avec l'armement complet se changea-t-il en rite
religieux : tout ceci pareillement, le livre le retrace à merveille. Il jette
la lumière sur une histoire compliquée, déformée, ef qu'il fallait autant
de courage que de savoir et de talent pour savoir débrouiller ; la preiuve,
c'est qu'avant Marc Bloch, personne n'y avait aussi bien réussi ; il y
fallait à la fois, un sens aigu des connexions, une curiosité pénétrante des
relations du religieux et du profane, du professionnel et du moral — une
information européenne aussi ample que sûre.

Non moins important que ce premier groupe de chapitres — et en


un sens, peut-être plus neuf encore et plus suggestif — le tableau que
trace Marc Bloch dans la seconde section de son livre, d'une évolution
qu'on pourrait nommer : celle « du morcellement au regroupement ». De
là, des pages excellentes sur la puissance royale et ses bases sacrées et sur
la façon dont grandit peu à peu cette puissance, alors qu'un infini
morcellement du pouvoir, fruit d'une irrésistible poussée des forces locales,
s'était opéré un peu partout dans le domaine eupropéen — alors qu'on
avait vu pulluler comtes et vicomtes, marquis et duos, tous «
fonctionnaires » mués en dynastes héréditaires, parce que l'idée abstraite de
« l'office public » ne pouvait tenir en échec l'expérience simple et nue
du pouvoir de fait dans l'esprit d'hommes plue sensibles à la force qu'aux
notions juridiques, plus séduits par l'image vivante du chef que par
l'idée théorique d.e l'autorité. De là aussi, des pages non moime neuves et
remarquables, sut toute l'évolution qui s'opère lentement — avec bien des
vicissitudes et des retours et des cassures — du morcellement territorial au
groupement, de la division du pouvoir à la concentration ; et sur la
genèse des groupes nationaux au cours du second âge féodal.
Naturellement, point de certitudes données comme telles sur tous ces problèmes
ardus — mais, conformément au vœu de l'auteur, des suggestions
originales de recherches, une perpétuelle et efficace invitation à la remise en
cause de ce qu'on croyait savoir8.

Répondons pour notre part, à cet appel à la liberté d'esprit. Et dans


cette revue qui n'a jamais voulu connaître de prudences calculées ni de
ruses avec les sentiments profonds — essayons d'exprimer sur ces deux
excellents livres, si pleins, si nouveaux, si riches de savoir, si brillants
d'intelligence, le sentiment que nous didte notre goût passionné pour le
métier d'historien : l'un des plus beaux, je ne ferai point de façons pour
le dire, qui soient dans le domaine des Sciences de l'Homme.

8. Si l'on veut se rendre compte de tout ce que peut donner ďiheureux le souci
de ne pomt s'enfermer dans les limites d'un seul pays, mais d'en sortir pour
« comparer » en faisant rapidement un tour d'Europe (rapidement, par ce qu'on
l'a fait bien des foie lentement) — qu'on lise par ехещрЛе au chapitre II du livre II,
le remarquable paragraphe intitulé : Géographie des Royaumes. A comparer avec
le Tour d'horizon européen du premier volume (p. 370) eur les féodalibée.
128 \NNALES D'HISTOIRE SOCIALE

Sciences de l'homme : excellente façon de parler. Mais (puisqu'il faut


bien que je fasse mon travail de critique) — ce qui d'abord me frappe,
pour ma part, une fois clos le livre — c'est que l'individu en est presque
entièrement absent. Dans une œuvre qui noue apprend que l'âge féodal
— que les âges féodaux, le premier et le second, « de l'idée abstraite du
pouvoir séparaient mal l'image concrète du chef » (p. 197) — pas une
fois, nous ne voyons se profiler « l'image concrète » d'un chef. J'entends
bien : il faut éviter l'arbitraire, la reconstitution faite de chic, la
reconstitution qui est construction. Il y a tout de même des textes ? Il y a dans
ces textes des notations à faire valoir ? J'ai peur que l'abstention, s'il faut
le dire, ne semble justifier tant de dissertations sur l'aspect grégaire d'une
société médiévale totalement insouciante des droits de l'individu...
Notons bien que la psychologie n'est certes pas absente de ce beau
livre. Mais c'est toujours de la psychologie collective qui nous est offerte.
« La violence était dans les mœurs parce que, médiocrement capables de
réprimer leur premier mouvement, peu sensibles nerveusement au
spectacle de la douleur, peu respectueux die la vie où Us ne voyaient qu'un état
transitoire avant l'Eternité — 'es hommes étaient, par surcroît, très portés
à mettre leur point d'honneur dans le déploiement quasi animal de la
force physique ». Fort bien, et ces quelques lignes excitent
admirablement nos esprits. Mais elles parlent des hommes. Pourquoi pas, de temps
en temps, se détachant de la masse, un homme ? Ou, si c'est vraiment trop
demander, un geste d'homme tout au moins ? Des gestes d'hommes,
d'hommes particuliers ?
Gardons-nous d'apporter trop d'eau au vieux moulin, au redoutable
moulin do l 'abstraction. « Non pas juger, comprendre » — ainsi Bloch
définit (p. 56), « le seul devoir de l'historien ». Et ce n'est pas moi, on
s'en doute, qui vais m Insurger contre cette formule. Mais j'y apporterai
une petite correction. « Faire comprendre », dirais-je pour má part :
les deux mots que j'ai donnés comme devise à l'Encyclopédie Française.
« Faire comprendre », ce qui veut dire montrer, en même temps
qu'expliquer. Le commun des hommes a besoin de voir pour savoir et comprendre.
N'hésitons pas à faire voir, à montrer des individus en action, pris sur
le fait, et non point seulement à démonter la mécanique de l'homme
féodal, homo feodalis, si intelligent, si pénétrant, si subtil que soit le
démontage. — N'hésitons pas, non plus, à montrer des pays, voire des
paysages. Le livre se tient, peut-être, un peu trop loin des terroirs. Il ne sent
pas assez la terre — une terre plus variée, sans doute dans ses aspects, aux
temps féodaux, qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Et je dirais volontiers, si j'osais, qu'il marque, dans l'œuvre de Bloch,
une sorte de retour vers le schématique. Nommons-le de son nom : vers le
sociologique, qui est une forme séduisante de l'abstrait9. — Vous parlez
à votre aise : et la place ? et le temps ? — Ne nous arrêtons pas à l'ob-

9. Je n'aime pas également tous lès titres de sections du livre. Par exemple,
je me passerais des Classes. Pour beaucoup de raisons. La première, c'est qu'en fait,
on ne noue en présente qu'une, une seule — la classe nobiliaire : j'ai dit déjà
l'extrême, l'excessive briè\eté de ce qui concerne le clergé ; le reste n'apparaît
pour ainsi dire pas. — Et quant à la « Classe » nobiliaire .. Classe juridique ?
Classe sociologique ? Classe de fait ? A quoi bon s'encomlbrer de toute cette scolas-
tique ?
LA SOCIETE FEODALE 129

jection. Faisant deux volumes, Bloch pouvait couvrir cent pages de plus.
Et puis, la place, on la trouve toujours quant on son talent. Le tempe ?
On le prend.

Et voyez encore : comprendre... Mais on ne comprend pas qu'avec


l'intelligence. On ne comprend pas tout avec l'intelligence. Or, pas de
íivre moins « affectif », dirais-je volontiers, que ce livre dont l'auteur
fait dans ses explications une part si large à la passion ; toute sa part,
disons, et avec tant de pénétration si souvertt.
Tout à l'heure je reproduisais avec plaisir un très beau passage du
second volume, un passage sur l'âme de violence des féodaux. On a vu
que Bloch n'oublie pas d'y noter, avec beaucoup de clairvoyance, que les
hommes de ce temps avaient été incités à fort peu respecter la vie d'iau-
fcrui, dès lors qu'ils ne voyaient dans cette vie qu'un état transitoire avant
l'éternité. Ce qiii du reste appellerait un commentaire nourri de textes : la
remarque vaut de ne pas< être ainsi jetée négligemment, mais elle atteste
du moins un souci toujours éveillé de mettre en pleine lumière, toutes
les fois qu'il y a lieu, l'action du sentiment religieux sur la conduite des
hommes. Sans doute. Mais il me semble que ces féodaux, selon Marc
Bloch, sont vraiment trop peu sensibles10 et que, sur le très ardu
problème des rapports qu'entretiennent, à une époque lointaine, avec une
sensibilité aux manifestations souvent plus bruyantes que les nôtres, la
volonté tendue, la brutalité impérieuse et barbare des hommes, le livre
passe un peu vite11. Et pourtant, que d© choses à reprendre, parmi toutes
celles qu'en a dit, naguère, Huyzinga dans son Déclin du Moyen Age ?

En écrivant tout ceci au courant de la plume, au lendemain d'une se*


conde et même, pour le premier volume, d'une troisième lecture d'ensem-
ble de l'œuvre entière — je ne critique pas. J'essaie de comprendre
J'essaie surtout de me rendre compte d'une impression.
J'aime dans ce beau Uvre lout ce qu'y a mis son auteur d'intelligence
sagace, de lucidité, de largeur d'esprit et de curiosité, de richesse,
d'information critique. Mais c'est un fait : je ne me sens pas toujours avec
assez de force pris en main, lancé dans un grand mouvement vers un but
certain. Pris un à un, les paragraphes du livre me plaisent, m
'intéressent, me retiennent parfois longtemps — m'apprennent je ne sais
combien de choses neuves ou fines. Dans son ensemble ?
Le livre part comme un vaste et puissant tableau de civilisation. Et
puis, après ce grand départ — un rétrécissement. Il s'agit maintenant non

10. Je n'ai garde d'oulblier, en écrivant ceci, les ip 3^-43 du volume II, sur
l'amour. Mais je note que, décrivant les sentiments du noble, M Blodh ne fait point
de iplace à la dévotion. Et il n'y avait pas que des nobles dans l'Europe de ce
temps ? — Je n'oublie pas non plue le paragraphe que, dans le premier volume.
Bloch consacre à la religion. Plus exactement au problème religieux. Le titre en est
caractéristique (I, p. 1З1) ; La Mentalité religieuse. (Mentalité, et non point
sensibilité. — Et ipuis ce paragraphe est là. une fois pour toutes. Le contenu ne semble
pas en avoir passé suffisamment dans le corps même du livre, dans sa substance
11. Cf., sur l'ensemble du problème, mon étude sur La Sensibilité et l'Histoire :
comment reconstituer la vie affective d'autrefois (Annales, t. Ill, janvier-juin ig4i,
№• » «qq).
2
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plus d'un tableau, mais d'une enquête : une enquête sur une structrure
sociale (p. 7), formule qu'affectionne Bloch et qu'il a plus fait que
personne, en ces dix dernières années, pour vulgariser. Mais l'analyse d'une
structure sociale, ce n'est pas le tableau d'une civilisation. Les 190 pages
du tableau an départ, ne eeraient-elles pas trop nombreuses, s'il 9 'agit
d'une analyse de structure — ou trop peu nombreuses s'il e'agit d'autre
chose ? Elles jettent, par leur masse même, un peu de trouble dans les
esprits. Et l'enquête, précédée de ce trop grand chapeau, démarre un peu
confusément. Non par la faute de l'exposant. Par la faute du lecteur, qui
prolonge ses réflexions sur les thèmes, si intéressants, que la première
partie du premier volume lui a fournis avec prodigalité.
J'ai peine à me séparer de ces deux belles parties d'un grand, d'un
fort ensemble. Une fois encore, je les replace devant mes yeux. Un tel
monde à soulever : toute l'Europe féodale. . Qui de nous, aux prises avec
un pareil sujet... — II est vrai. L'œuvre de Marc Bloch subit
nécessairement le contre-coup d'un tel effort. Ce n'est pas une fresque, brossée avec
furie par un remarquable virtuose : le savant n'y aurait point consenti.
Ce n'es,t pas non plus, ce ne pouvait pas être un tableau d'atelier,
soigneusement composé, peint minutieusement, à loisir, en pesant tout :
l'ampleur même du sujet ne s'accommodait point d'un pareil procédé.
Une philosophie de la féodalité ? Non plus ! — C'est un peu de tout
cela, si l'on veut. Et ce n'est rien de tout cela à fond. Pour les plus
honorables des raisons d'ailleurs — je veux dire, des raisons dont un historien
de premier rang peut se payer quand il entreprend de soulever 'un
monde. Je dis ceci en toute simplicité — parce que je dois mon sentiment
à ceux qui me lisent, et d'abord à un très cher compagnon de lutte, sane
réticence et sans déguisement. Et parce que l'œuvre est assez robuste, assez
forte, assez durable, de par la solidité des matériaux qu'elle emploie, de
par la vigueur d'intelligence qu'elle met en jeu — pour que le meilleur
hommage à lui rendre ce soit l'hommage vrai d'un) ami qui discute, pèse
son jugement et résiste un peu avant de s'abandonner.
Ltjcien Febvre.

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