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Febvre Lucien. La société féodale : une synthèse critique. In: Annales d'histoire sociale. 3ᵉ année, N. 3-4, 1941. pp. 125-130;
doi : 10.3406/ahess.1941.3055
http://www.persee.fr/doc/ahess_1243-2563_1941_num_3_3_3055
prendront mieux conscience de leur fonction sociale) : tout cela est vivant,
de première main, lucide et clairvoyant. Comment naquit par ailleurs la
chevalerie ; pourquoi ce terme dut-il peu à peu se définir plus strictement;
comment le rite, d'abord purement profane, de la remise des armes au
cavalier apte à combattre avec l'armement complet se changea-t-il en rite
religieux : tout ceci pareillement, le livre le retrace à merveille. Il jette
la lumière sur une histoire compliquée, déformée, ef qu'il fallait autant
de courage que de savoir et de talent pour savoir débrouiller ; la preiuve,
c'est qu'avant Marc Bloch, personne n'y avait aussi bien réussi ; il y
fallait à la fois, un sens aigu des connexions, une curiosité pénétrante des
relations du religieux et du profane, du professionnel et du moral — une
information européenne aussi ample que sûre.
8. Si l'on veut se rendre compte de tout ce que peut donner ďiheureux le souci
de ne pomt s'enfermer dans les limites d'un seul pays, mais d'en sortir pour
« comparer » en faisant rapidement un tour d'Europe (rapidement, par ce qu'on
l'a fait bien des foie lentement) — qu'on lise par ехещрЛе au chapitre II du livre II,
le remarquable paragraphe intitulé : Géographie des Royaumes. A comparer avec
le Tour d'horizon européen du premier volume (p. 370) eur les féodalibée.
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9. Je n'aime pas également tous lès titres de sections du livre. Par exemple,
je me passerais des Classes. Pour beaucoup de raisons. La première, c'est qu'en fait,
on ne noue en présente qu'une, une seule — la classe nobiliaire : j'ai dit déjà
l'extrême, l'excessive briè\eté de ce qui concerne le clergé ; le reste n'apparaît
pour ainsi dire pas. — Et quant à la « Classe » nobiliaire .. Classe juridique ?
Classe sociologique ? Classe de fait ? A quoi bon s'encomlbrer de toute cette scolas-
tique ?
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jection. Faisant deux volumes, Bloch pouvait couvrir cent pages de plus.
Et puis, la place, on la trouve toujours quant on son talent. Le tempe ?
On le prend.
10. Je n'ai garde d'oulblier, en écrivant ceci, les ip 3^-43 du volume II, sur
l'amour. Mais je note que, décrivant les sentiments du noble, M Blodh ne fait point
de iplace à la dévotion. Et il n'y avait pas que des nobles dans l'Europe de ce
temps ? — Je n'oublie pas non plue le paragraphe que, dans le premier volume.
Bloch consacre à la religion. Plus exactement au problème religieux. Le titre en est
caractéristique (I, p. 1З1) ; La Mentalité religieuse. (Mentalité, et non point
sensibilité. — Et ipuis ce paragraphe est là. une fois pour toutes. Le contenu ne semble
pas en avoir passé suffisamment dans le corps même du livre, dans sa substance
11. Cf., sur l'ensemble du problème, mon étude sur La Sensibilité et l'Histoire :
comment reconstituer la vie affective d'autrefois (Annales, t. Ill, janvier-juin ig4i,
№• » «qq).
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plus d'un tableau, mais d'une enquête : une enquête sur une structrure
sociale (p. 7), formule qu'affectionne Bloch et qu'il a plus fait que
personne, en ces dix dernières années, pour vulgariser. Mais l'analyse d'une
structure sociale, ce n'est pas le tableau d'une civilisation. Les 190 pages
du tableau an départ, ne eeraient-elles pas trop nombreuses, s'il 9 'agit
d'une analyse de structure — ou trop peu nombreuses s'il e'agit d'autre
chose ? Elles jettent, par leur masse même, un peu de trouble dans les
esprits. Et l'enquête, précédée de ce trop grand chapeau, démarre un peu
confusément. Non par la faute de l'exposant. Par la faute du lecteur, qui
prolonge ses réflexions sur les thèmes, si intéressants, que la première
partie du premier volume lui a fournis avec prodigalité.
J'ai peine à me séparer de ces deux belles parties d'un grand, d'un
fort ensemble. Une fois encore, je les replace devant mes yeux. Un tel
monde à soulever : toute l'Europe féodale. . Qui de nous, aux prises avec
un pareil sujet... — II est vrai. L'œuvre de Marc Bloch subit
nécessairement le contre-coup d'un tel effort. Ce n'est pas une fresque, brossée avec
furie par un remarquable virtuose : le savant n'y aurait point consenti.
Ce n'es,t pas non plus, ce ne pouvait pas être un tableau d'atelier,
soigneusement composé, peint minutieusement, à loisir, en pesant tout :
l'ampleur même du sujet ne s'accommodait point d'un pareil procédé.
Une philosophie de la féodalité ? Non plus ! — C'est un peu de tout
cela, si l'on veut. Et ce n'est rien de tout cela à fond. Pour les plus
honorables des raisons d'ailleurs — je veux dire, des raisons dont un historien
de premier rang peut se payer quand il entreprend de soulever 'un
monde. Je dis ceci en toute simplicité — parce que je dois mon sentiment
à ceux qui me lisent, et d'abord à un très cher compagnon de lutte, sane
réticence et sans déguisement. Et parce que l'œuvre est assez robuste, assez
forte, assez durable, de par la solidité des matériaux qu'elle emploie, de
par la vigueur d'intelligence qu'elle met en jeu — pour que le meilleur
hommage à lui rendre ce soit l'hommage vrai d'un) ami qui discute, pèse
son jugement et résiste un peu avant de s'abandonner.
Ltjcien Febvre.