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La langue maternelle de Spinoza.

À propos d’une remarque de Geneviève Brykman dans La


judéité de Spinoza (Paris, Vrin, 1972).

Geneviève Brykman, ancienne élève de l'École Normale Supérieure, Agrégée de philosophie


(1964), Docteur ès Lettres (1982), fut successivement professeur de lycée à Bordeaux, maître
de conférences à l'Université de Technologie de Compiègne, et professeur à Paris X - Nan-
terre à partir de 1986. Elle a surtout publié sur Berkeley et Locke. Outre l’étude sur la judéité
de Spinoza, on trouve dans sa bibliographie encore deux articles sur Spinoza : « L'élection et
l'insoumission des Hébreux selon Spinoza », in Spinoza, science et religion, Actes du colloque
de Cerisy, Paris, Vrin, 1988 et « La réfutation de Spinoza dans le Dictionnaire de Bayle », in
Spinoza au XVIIIe siècle, dir. O. Bloch, Klincksieck, 1990.

Dans l’étude qu’elle a consacrée à la judéité de Spinoza, on trouve mentionnée à deux re-
prises une citation de Spinoza, tirée de la lettre XIX à Willem van Blijenbergh du 5 janvier
1665. ‘Je regrette de ne pouvoir vous écrire dans la langue en laquelle j’ai été instruit, qui
serait un meilleur moyen d’expression de mes pensées, mais vous voudrez bien excuser et
corriger les fautes que je fais en hollandais.’ (trad. M. Francès, Pléiade, 1954, p. 1126). La
lettre originale, en néerlandais, n’était apparemment pas en possession des éditeurs des Ope-
ra Posthuma et des Nagelate Schriften en 1677/78. On trouve dans les OP (lettre XXXII) une
versio en latin, peut-être de Spinoza lui-même, mais qui n’inclut pas la fin de la lettre où se
trouve cette citation. Le texte néerlandais dans les Nagelate Schriften est une traduction du
texte latin des OP. En revanche, par un hasard heureux, le texte original en néerlandais a été
repris dans un périodique hollandais, De boekzael der geleerde werelt (‘La librairie du monde
savant’), édité par François Halma, en 1705. C’est J.P.N. Land qui en a fait la découverte vers
la fin du 19e siècle et qui l’a inclus dans son édition, avec J. Van Vloten, des Opera quotquot
reperta sunt (Epistola XIX, Editio tertia, MCMXIV, p. 65). Voici le texte néerlandais de la
citation : ‘Ik wenschte wel dat ik in de taal, waar mee ik op gebrocht ben, mocht schryven, ik
sow mogelyk myn gedaghte beeter konnen uytdrukke, doch U.E. gelieft het so voor goet te
neemen, en selfs de fouten verbeetren, …’ (p. 69).

Dans son livre, G. Brykman nous offre cette paraphrase : « Je souhaiterais, dit-il, pouvoir
écrire dans la langue en laquelle j’ai été élevé (ik wenschte wel dat ik in de taal, waar me [sic]
ik op gebrocht ben (elle souligne), mocht schryven). Je pourrais ainsi exprimer ma pensée plus
clairement » (p. 22). Elle consacre à cette phrase une note en bas de page assez longue que
nous reproduisons ici dans son intégralité :

Spinoza désigne-t-il ici l’hébreu ? (« la langue dans laquelle j’ai été instruit », trad.
Pléiade, p. 1182 [sic, mais plutôt 1126], ou le ladino ? Rappelons que « gebrocht ben »
est dérivé du verbe « casser » (ik brak, wis breken [sic], gebroken) ; on trouve la
même racine dans le verbe « to break » en anglais, avec lequel, précisément, sont for-
mées les expressions : « to break a horse » (dresser un cheval), « to break fresh
ground » (défricher, mettre en culture). Certes, le ladino est véritablement la langue
maternelle de Spinoza, ce dialecte judéo-espagnol que l’on parlait chez soi et dans les
rues ; cependant, l’Abrégé de grammaire permet de considérer qu’il s’agit ici de
l’hébreu, qui se révèle être, pour Spinoza, la langue par excellence (voir infra, ch. VII).
Malheureusement, la connaissance du néerlandais de G. Brykman se révèle beaucoup moins
solide que celle de l’anglais. ‘Gebrocht ben’ n’a évidemment rien à voir avec le verbe ‘breken’
(casser), ‘ik brak, was gebroken’. Il s’agit du verbe ‘opbrengen, bracht op, was opgebracht’,
qu’elle traduit correctement, comme fait d’ailleurs M. Francès, comme ‘instruire’ ou ‘élever’
ou bien ‘éduquer’ (p. 118). Loin donc de Spinoza de vouloir insinuer qu’il a dû apprendre sa
langue maternelle comme on dresse les chevaux sauvages, en les ‘cassant’, ou comme on
‘casse’ le sol pour le mettre en culture. Le verbe ‘opbrengen’ a un sens tout à fait neutre,
comme ‘éduquer’ ou ‘to raise’ en anglais. La note n°5 en bas de la page 118 ‘sur le problème
(sic) de la traduction de « gebrocht ben », voir supra, p. 24. [sic : 23]’ est donc bien superflue :
il n’y a d’autre problème que l’erreur d’avoir vu dans ‘op gebrocht’ le participe passé de
‘breken’ au lieu de celui de ‘opbrengen’. Nous devons donc ‘bien excuser et corriger les
fautes que‘ G. Brykman ‘a faites en hollandais.’

Quant à la langue maternelle de Spinoza, plusieurs possibilités s’offrent à nous. G. Brykman


pense à l’hébreu ou le ladino. Il n’y a pas de doute que Spinoza a appris l’hébreu dès son
jeune âge à l’école dite portugaise à Amsterdam (S. Nadler, Spinoza. A Life, ch. 4, p. 61 sqq.).
On retrouve un grand nombre de citations bibliques en hébreu dans le Tractatus Theologico-
Politicus et Spinoza a, comme on sait, écrit un Abrégé de grammaire hébraïque qui a été publié
dans les Opera Posthuma de 1677, le Compendium grammatices linguae hebraeae (qui ne figure
pas dans la traduction néerlandaise de la même année, pour des raisons sensibles et bien
expliquées dans l’introduction). L’hébreu était alors depuis déjà plus de mille années une
langue morte et d’usage purement liturgique, un peu comme le latin pour les chrétiens de la
première moitié du 20e siècle. Bien que nous ayons appris le latin, nous ne dirons jamais que
nous avons été éduqués ou ‘opgebracht’ en latin. Il est donc exclu que Spinoza fasse ici allu-
sion à l’hébreu. À ce sujet, Keren Mock affirme : ‘Bien qu’il soit plus qu’improbable que
l’hébreu soit la langue maternelle de Spinoza, l’intérêt qu’il lui portait ne s’est jamais éteint’
(Hébreu, 2016, p. 346). Et encore : ‘Bien des années après son excommunication, éloigné des
siens, la musique et les sons de la langue qu’il a étudiée et psalmodiée parmi les fidèles, pen-
dant son enfance et sa prime jeunesse, ont imprégné de manière indélébile son esprit et son
corps, comme une langue maternelle qu’on n’oublie jamais’ (p. 350).

L’expression ‘opbrengen’ s’applique d’ailleurs seulement à notre langue maternelle, la pre-


mière langue que nous avons apprise en tant qu’enfants. Pour Spinoza cela ne pourrait être
le ladino comme le suggère G. Brykman. Le ladino est dérivé du vieux castillan (pour le vo-
cabulaire) et de l’hébreu (pour la syntaxe), avec des influences d’autres langues. En effet, les
descendants sépharades des juifs expulsés d’Espagne et puis du Portugal et habitant les cités
portuaires de la façade atlantique ne parlaient pas ce judéo-espagnol, mais surtout l’espagnol
et le portugais. L’instruction dans le Talmud Thora, l’école dite portugaise à Amsterdam, se
faisait d’ailleurs en espagnol, qui était la langue de la vie culturelle (Akkerman, Nadler).

Il est donc probable que la langue maternelle de Spinoza était le portugais ou bien
l’espagnol. Si la communauté juive d’Amsterdam s’appelait ‘la nation portugaise’, on sait
qu’il y avait aussi dans ce groupe de nombreux juifs d’expression espagnole. Beaucoup
d’entre eux étaient originaires de l’Espagne d’où ils avaient été bannis par le décret de 1492.
À la suite de ce décret, ils se sont rendus en grand nombre au Portugal où ils n’ont trouvé
qu’un sursis très temporaire. Dès 1496, des lois anti-juives y ont été promulguées, qui n’ont
pourtant été appliquées strictement que dès 1547, avec l’institution de l’inquisition au Portu-
gal. C’est alors que la majorité des juifs a choisi de quitter le Portugal, pour se réfugier sur-
tout en France et aux Pays-Bas. Les enfants des réfugiés espagnols nés au Portugal ont pro-
bablement appris l’espagnol de leurs parents et le portugais à l’école. À peine une seule gé-
nération de ces réfugiés est restée au Portugal. Parmi eux, la tradition espagnole était donc
toujours assez forte et il est très probable que beaucoup de juifs espagnols gardèrent
l’habitude de parler leur langue maternelle plutôt que le portugais, la langue d’un pays de
passage seulement. Keren Mock : ‘Si l’espagnol n’était pas la langue maternelle du philo-
sophe, il comptait parmi les langues de son éducation’ (o.c., p. 320).

Le grand-père de Spinoza, Isaac était probablement né au Portugal d’une famille de réfugiés


espagnols. Il se trouvait déjà à Nantes vers 1596. Son fils Michael naquit au Portugal vers
1588. La famille quitta Nantes pour se rendre à Rotterdam vers 1616. Michael s’installa en-
suite à Amsterdam vers 1623 où Bento vit le jour en 1632. Si la langue maternelle d’Isaac était
l’espagnol, il avait certainement appris aussi le portugais dans sa jeunesse. Michael était
donc né dans une famille où l’on parlait l’espagnol et le portugais. Il quitta le Portugal âgé
d’à peine dix ans et il vécut en France pendant une vingtaine d’années. Pour lui, le portugais
était donc peut-être moins important que l’espagnol, la langue maternelle de son père.

Beaucoup dépendait aussi de la langue maternelle des épouses d’Isaac et de Michael, proba-
blement l’espagnol aussi bien que le portugais. Bento était donc né dans une famille de réfu-
giés récents ayant ses racines anciennes en Espagne, qui a dû quitter d’abord son pays
d’origine après 1492, puis le Portugal vers 1580, et la France vers 1616. À partir de ces don-
nées complexes, il est impossible de déterminer quelle était la langue parlée par ses parents
et, par conséquent, quelle était la langue maternelle de Spinoza.

La communauté juive d’Amsterdam fut désignée par les autorités comme ‘la nation portu-
gaise’, une référence à l’origine géographique récente et sans doute aussi à la langue prépon-
dérante de ses membres. Steven Nadler est ‘certain’ que le portugais était la langue parlée
dans la famille dans laquelle Spinoza a grandi. Shirley (Complete Works, 2002, note p. 810)
confirme : ‘c'est-à-dire, le portugais’. Miriam van Reijen aussi est formelle (Brieven over het
kwaad, 2012, p.72.) et elle renvoie à W.G. van der Tak, Spinoza’s Payments to the Portuguese-
Israelitic Community; and the Language in Which He Was Raised, Studia Rosenthalia 16 (1982)
190-195. Celui-ci affirme ‘qu’il parait y avoir ample évidence que le philosophe a été élevé
dans un milieu dans lequel le portugais était la langue la plus importante.’ Cette évidence
nous semble plutôt circonstancielle et négative : les documents apportés comme preuve at-
testent seulement que le père de Spinoza ne comprenait pas parfaitement le néerlandais et
que ‘on a entendu parler’ du testament de la belle-mère de Spinoza qui était en portugais.
Maxime Rovere (Correspondance, 2010, p. 137, note 1) indique que ‘les langues maternelles de
Spinoza étaient le portugais et l’espagnol.’ Akkerman (Briefwisseling, 1977, 1992², p. 463.)
maintient que c’était ‘probablement l’espagnol, la langue d’instruction à l’école de la com-
munauté juive.’ Sigmund Seeligmann, à son tour, estima que c’était le latin (Maandblad Ams-
telodamum, 1933, n° 2). Curley (Collected Works I, 1988² p. 361) reprend la position
d’Akkerman, en ajoutant que ‘l’espagnol était aussi la langue utilisée lors des discussions
littéraires et religieuses. Le portugais était la langue de la vie quotidienne et des affaires ;
l’hébreu, la langue des prières.’

La langue maternelle de Spinoza était donc probablement le portugais sans que l’on puisse
exclure pour autant l’espagnol, une langue qu’il connaissait en fait très bien. L’hébreu n’était
pas une langue parlée et le ladino n’était pas très répandu en Hollande. Spinoza lui-même
affirme que ce n’était pas le néerlandais. Il apprit le latin plus tard dans sa vie, probablement
vers 1655.

Karel D’huyvetters © 2016

Remerciements à Syliane Charles, Paul Claes, Anne Cornil, Jef De Spiegeleer, Hubert Eerde-
kens, Mogens Laerke, Keren Mock, Miriam van Reijen.

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