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Lacombe Olivier. Note sur Plotin et la pensée indienne. In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses.
Annuaire 1950-1951. 1949. pp. 3-17;
doi : 10.3406/ephe.1949.17795
http://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1949_num_62_58_17795
(1) Porphyre, Vie de Plotin, ch. ni, trad. É. Bréhier : kA vingt-huit ans, [Plotin]
s'adonna à la philosophie; on le mit en relation avec les célébrités d'alors à
Alexandrie; mais il sortait de leurs leçons plein de découragement et de chagrin. Il raconta
ses impressions à un ami ; cet ami comprit le souhait de son âme, et l'amena chez
Ammonius qu'il ne connaissait pas encore. Dès qu'il fut entré et qu'il l'eut écouté,
il dit à son ami : et Voilà l'homme que je cherchais.» De ce jour, il fréquenta
assidûment Ammonius. Il arriva à posséder si bien la philosophie, qu'il tâcha de prendre une
connaissance directe de celle qui se pratique chez les Perses et de celle qui est en honneur
chez les Indiens. L'empereur Gordien était alors sur le point de passer en Perse;
Plotin se présenta à son camp, et il accompagna l'armée. Il était alors dans sa
trente-neuvième année; car il avait suivi les cours d'Ammonius pendant onze ans
entiers. Mais Gordien fut défait en Mésopotamie; Plotin eut peine à s'échapper
et se réfugia à Antioche. Philippe prit alors l'empire, et Plotin, âgé de 4o ans,
vint à Rome.»
(a) L'expression, on le sait, est de M. É. Bréhier, et forme le titre du chapitre vu
de son ouvrage sur La philosophie de Plotin, Boivin, Paris, 1928.
(3) Cf. Jean Filuozat in Journal Asiatique, ig43-i945, p. 24g-354.
(4) On aimerait évidemment savoir ce dont Ammonius Saccas lui-même pourrait
être redevable à l'Iran ou à l'Inde, et s'il se sentait déjà attiré à quelque degré par
cet Orient-là. Mais la question ne parait comporter, pour le moment du moins,
aucune réponse. 4
\ï orientalisme (5) du grand néo-platonicien semble donc impliqué
dans le travail en profondeur des années décisives où Plotin inventait
et le plotinisme et Plolin.
Plus d'un critique, il est vrai, préférerait interpréter le bref
témoignage de Porphyre dans le sens d'une curiosité défensive à l'égard de
l'Asie. Pourquoi admettre a priori qu'en participant à une campagne
de Gordien destinée à protéger contre l'empire sassanide le limes
asiatique de l'Occident, Plotin ne cherchait pas, lui aussi, à déterminer
la ligne de partage entre l'hellénisme spirituel, dont il se sentait à
coup sûr responsable, et des formes de pensée aussi envahissantes
qu'inassimilables? Et s'il était prouvé que Mani (6) ait fait partie de
(5) Nous' ne parlerons dans cette notice que des relations entre la pensée de
Plotin et celle de l'Inde, l'Iran échappant à notre compétence. Remarquons
seulement que la «philosophie des Perses» susceptible d'avoir retenu l'attention de
Plotin, ne semble pas pouvoir être la doctrine de Mani : cf. H.-Ch. Puech, Le
Manichéisme, Bibliothèque de diffusion du Musée Guimet, t. lti, Paris, 19^9, p. i34,
note 191 : ce Je ne crois pas que l'on puisse avec Przyluski. . . suivi par J. Bidez. . . ,
expliquer l'enrôlement de Plotin [dans l'armée de Gordien] par l'impression que la
propagande manichéenne aurait produite sur lui à Alexandrie et qui lui aurait
donné le désir de connaître plus à fond le manichéisme perse, «cette religion
inspirée en grande partie par l'ascétisme indien», comme l'écrit Przyluski. La première
pénétration du manichéisme en Egypte ne semble pas, en effet, avoir pu être
antérieure à zhk au plus tôt.»
Faut-il alors admettre, avec Emile Bréhier (op. cit., p. 11G et sq.) que, «pour
un Égyptien hellénisé, comme Plotin, cette «philosophie pratiquée chez les Perses»
ne peut désigner que l'ensemble des idées théologiques cristallisées autour de
Mithran? Ou bien la formule en question désigne-t-elle le Mazdéisme sassanide?
Nous ne saurions en décider.
N. B. — Mon savant collègue et obligeant ami, le R. P. de Menasce, me
communique l'importante information que voici, sur les relations du néo-platonisme
et de l'Iran : il est à la recherche de la sourco iranienne d'une opinion
touchant la nature de l'âme attribuée par Paocws (in Tim. I, 35 a.) à Théodore
d'Asiné. Proclus ajoute que Théodore la connaissait, ainsi que son origine
persane, par l'intermédiaire de Porphyre, citant lui-même «Antonin, le disciple
d'Ammonius». Cf. E. R. Dodds, Proclus. The Eléments o/Theology, Oxford, Claren-
don Press, ig33, p. 397-298.
(6) En fait, il est au moins aussi probable que la présence de Mani dans le comitatus
deSapor I, doive être repoussée jusqu'à l'expédition conduite par ce mêmeprince en
356-260 contre Valérien. Cf. H.-Ch. Puech, op. cit., p. 4 7-^8, et note îgo^p. i34;
la suite de Sapor Ier, le vainqueur de Gordien III, au cours de cette
même campagne de 2^2-2 44, la «présence simultanée et fortuite de
Plotin et de Mani sur le front de deux armées adverses revêtirait un
sens saisissant : l'occidental va vers l'oriental, l'oriental vers
l'occidental, ennemis mais curieux l'un de l'autre; le philosophe du Nous,
de la Raison grecque, s'affronte avec l'apôtre d'une Science mystique
qui est aussi, prétend-il, émanation du iXoâs, de l'Esprit de
Lumière » (7).
(7) H.-Ch. Puech, op. cit., p. 48. — Notons que la pensée de M. Puech, si nous
ne la déformons pas, apparaît comme plus nuancée que celle des historiens de
Plotin pour qui ce dernier se veut hellène et pense l'hellénisme contre l'Orient
iranien et indien.
(8) Cf. Jean Fiixiozat, La doctrine des Brahmanes d'après saint Hippolyte, in Revue
de V Histoire des Religions, juillet-décembre ic)45, et Les échanges de T Inde et de
l'Empire romain aux premiers siècles de l'ère chrétienne, in Revue historique, janvier-
mars ig4 9.
(9) A la fin du 1" siècle de notre ère, Strabon regrettait l'ignorance des
marchands d'Occident qui commerçaient avec l'Inde. Mais il cstsûr, ajoute M.Filliozat,
que cette carence s'est trouvée, d'une manière ou d'une autre, appréciablement
compensée au cours des deux siècles suivants.
J. 002789. - 2
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Dans sa Réfutation de toutes les hérésies, composée vers 2 3o, saint Hip-
polyte de Rome témoigne d'une connaissance exacte de points
importants des doctrines indiennes, inconnaissables sous la transposition
verbale de la rédaction grecque, qui n'est pourtant pas une traduction.
La source immédiate ou médiate du rapport d'Hippolyte est
manifestement le Vedânta des Upanishad, particulièrement de la Maitry-
upanishad. L'écrivain chrétien reprend sans doute des thèmes
traditionnels depuis l'époque d'Alexandre chez les auteurs helléniques
qui se sont intéressés à l'Inde, mais il ne s'en tient pas là et fait état
de renseignements certainement récents portant sur une communauté
brahmanique dont il prend la peine de nous dire le lieu de résidence :
les bords de la Tungabenâ ou Tungabhadrâ, en plein cœur du Deccan.
Localisation d'autant plus remarquable qu'elle nous reporte loin des
régions de l'Inde habituellement atteintes par les voyageurs venus
des pays méditerranéens.
Si tel était à Rome, en la première moitié du me siècle, le degré
d'exactitude des connaissances sur la pensée indienne, on n'en
pouvait savoir moins à Alexandrie à ce même moment, qui est celui où
Ammonius Saccas devenait le maître de Plotin. L'intérêt porté par ce
dernier à la philosophie de l'Inde n'a donc rien pour surprendre (n).
Mais il reste à en déterminer la nature.
(10) Pas seulement brahmanique sans doute, mais aussi bouddhique. Toutefois,
les recherches de J. Filliozat l'ont reilvoyé a des sources brahmaniques, et, pour
ce qui est de Plotin, sa pensée évoque plutôt le brahmanisme que le bouddhisme.
(11) Et pas davantage le fait que dans le texte de Porphyre cité plus haut
(note 1), cet intérêt semble lié à une égale curiosité pour les choses de l'Iran. Avec
la Babylonie, l'Iran était alors «le lieu de rencontre d'une prodigieuse variété de
Bardesanites,"
spéculations et de fois : gnostiques chrétiens ou païens, Marcionites,
Juifs, Nazaréens, chrétiens de la Grande Eglise, moines bouddhiques, brahmanes,
muktaka ou «Délivrés» y vivaient ou y répandaient leur propagande. A défaut
d'autres preuves, qui pourtant ne manquent pas, l'inscription trouvée en 1939
à Persépolis serait là pour nous attester la réalité du fait». H.-Ch. Puech, op. cit.,
'
large mesure à faire, et que notre ignorance sur ce point est peut-être
responsable de la diflicullé que nous éprouvons à combler la distance
spirituelle qui sépare les Ennéades de l'Hellénisme classique.
Tout compte fait, cependant, et tout' en admettant que la tradition
grecque vivante ait pu receler, soit par convergence spontanée, soit
par le souvenir d'imitations volontaires, plus d'analogies virtuelles
avec la pensée indienne qu'on ne l'imagine communément, le triple
fait demeure de la disparilé foncière des «philosophies» hellénique
et indienne selon leur orientation générale; d'une affinité profonde
entre l'indianilé et le plotinisme, sans préjudice du non moins profond
enracinement de celui-ci dans l'hellénisme classique; enfin des
possibilités sérieuses qui ont dû s'offrir à Plotin d'être informé sur l'Inde.
Il pourrait sembler que notre enquête fût arrivée à son terme. Son
bilan tiendrait en quelques lignes : priorité temporelle du Vedânta
upanishadique sur Plotin; larges possibilités d'information sur la
pensée de l'Inde dans l'Empire romain du me siècle; témoignage
(17) Jean Filliozat, Les échanges de l'Inde et de l'Empire romain aux premiers
siècles de l'ère chrétienne, p. 26-2 7.
(18) Ou du moins : «nous n'avons découvert jusqu'ici, pour notre part . . »
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(19) Nous nous permettons de renvoyer ici à certaines de nos études antérieures :
Sur le yoga indien; Un exemple de mystique naturelle : l'Inde; Technique et
contemplation, in Études carmélitaines, oct. 1937; oct. 19 38; 19^9, — ainsi que, par
anticipation, à un article plus complet, mais encore inédit, sur la mystique naturelle
dans l'Inde.
(20) Sous le nom de vacuité universelle.
J. 002789. 3
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Olivier Lacombe.