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Noam Chomsky

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANETE?

L'Amérique en quète d'hégémonie mondiale

intro :

La politique actuelle de l'administration


Bush sur la scène mondiale constitue-t-elle
une rupture avec la position traditionnelle
des Etats-Unis ? Pour Noam Chomsky
qui signe la son premier grand essai depuis
une quinzaine d'années la Stratégie de
sécurité nationale adoptée en 2002 a eu
de nombreux précédents dans la pratique
des administrations passées, tant républicaines
que démocrates. Ce qui est vraiment nouveau,
c'est que cette attitude n'est plus déniée mais
revendiquée ouvertement. En s'appuyant sur
un travail de recherche de premier ordre et
sur l'exploitation de nombreuses archives,
Chomsky analyse, avec autant d'indignation
que d'humour, le discours du projet américain,
dont il souligne très efficacement l'illogisme et
l'injustice. Hégémonie ou survie : tel est, selon
Chomsky, le choix historique aujourd'hui, et
nul ne sait quelle orientation va l'emporter.

CHAPITRE PREMIER

priorités et perspectives

Il y a quelques années, l'une des grandes figures de la


biologie contemporaine, Ernst Mayr, a publié ses réflexions
sur nos chances de succès dans la quête d'une intelligence
extraterrestre'. Il les jugeait fort minces. La raison : les
faibles capacités d'adaptation de ce que nous appelons
I'“ intelligence supérieure ”, autrement dit la forme
humaine d'organisation intellectuelle. Mayr estimait le
nombre d'espèces apparues depuis l'origine de la vie à
environ 50 milliards, parmi lesquelles une seule “ [avait]
établi le type d'intelligence nécessaire pour créer une civili-
sation ”. Elle l'avait fait très récemment, il y a 100 000 ans,
peut-être. On estime en général que seul un petit groupe a
survécu, dont nous sommes tous les descendants.
Mayr en concluait que la forme humaine d'organisation
intellectuelle n'était peut-être pas favorisée par la sélection
naturelle. L'idée selon laquelle “ il vaut mieux être intelli-
gent que stupide ”, écrivait-il, est réfutée par l'histoire de la
vie sur terre, à en juger du moins par le succès biologique.
En ternies de survie, scarabées et bactéries réussissent infi-
niment mieux que les humains. Il faisait aussi une autre
remarque peu réjouissante: “ L'espérance de vie moyenne
d'une espèce est d'environ 100 000 ans. ”
“ Vaut-il mieux être intelligent que stupide ? ” Nous
entrons dans une période de l'histoire de l'humanité qui

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

permettra peut-être de répondre à la question. Le mieux


serait qu'elle ne le fasse pas, car, si elle apporte une réponse
définitive, celle-ci sera nécessairement que les humains ont
été, une sorte d'“ erreur biologique ”, et qu'ils ont utilisé
leurs 100 000 ans à s'autodétruire, en anéantissant bien
d'autres choses avec eux.
Il est certain que notre espèce s'est donné les moyens de
faire cela. Un hypoth -étique observateur extraterrestre pour-
rait conclure que les humains ont manifesté cette aptitude
tout au long de leur histoire, et de façon vraiment specta-
culaire dans les derniers siècles, où ils se sont acharnés sur
15environnement nécessaire à la vie, sur la diversité des
organismes complexes et, avec une sauvagerie froide et
calculée, les uns sur les autres.

Les deux superpuissances

Début 2003, de nombreux signes prouvaient que les


inquiétudes pour la survie de notre espèce n'étaient que trop
fondées. Pour n'en citer que quelques-uns: on venait
d'apprendre, à l'automne 2002, qu'une guerre nucléaire qui
aurait pu exterminer l'espèce humaine avait été évitée de
justesse quarante ans plus tôt ; immédiatement après cette
révélation stupéfiante, l'administration Bush paralysait les
efforts des Nations unies pour interdire la militarisation de
l'espace, sérieuse menace contre la survie ; elle mettait fin
aussi aux négociations internationales pour empêcher la
guerre biologique, et faisait tout pour rendre inévitable une
agression contre l'Irak, en dépit d'une opposition populaire
sans équivalent dans l'histoire.
Des ONG dotées d'une longue expérience en Irak, des
études réalisées par des organisations médicales respectées
ont souligné que l'invasion en préparation risquait de

PRIORITES ET PERSPECTIVES
déclencher une catastrophe humanitaire. Leurs mises en
garde ont été ignorées par Washington et n'ont guère retenu
l'intérêt des médias. Un groupe de travail américain officiel
et de haut niveau a conclu que le recours à des armes de
destruction massive (ADM) dans des attentats sur le terri-
toire des États-Unis était un scénario “ vraisemblable ”, et le
serait plus encore en cas de guerre avec l'Irak. De nombreux
experts et agences de renseignement ont tenu le même
langage, ajoutant que l'agressivité générale de Washington
- pas seulement à l'égard de l'Irak - aggravait les menaces à
long terme du terrorisme international et de la prolifération
des ADM. On est resté sourd à leurs avertissements.
En septembre 2002, l'administration Bush rendit publique
sa Stratégie de sécurité nationale. Elle donnait aux États-
Unis le droit de recourir à la force pour éliminer tout ce qu'ils
verraient comme un défi à leur hégémonie mondiale, laquelle
devait être permanente. Ce nouveau grand dessein suscita de
graves inquiétudes dans le monde entier, y compris chez les
élites américaines sensibles à la politique étrangère. Le
même mois commença une propagande offensive qui présen-
tait Saddam Hussein comme une menace imminente pour les
Etats-Unis. Elle insinuait qu'il était responsable des atrocités
du 11 septembre et en préparait de nouvelles. Lancée a
l'ouverture de la période électorale des législatives de mi-
mandat, cette campagne réussit brillamment à faire basculer
les esprits. Elle eut tôt fait de détacher l'opinion publique
américaine du reste de l'opinion mondiale et aida les diri-
geants de Washington à atteindre leurs buts électoraux, puis
à faire de l'Irak le banc d'essai de la nouvelle doctrine qu'ils
venaient d'annoncer: recours à la force à volonté.
Le président Bush et ses collaborateurs sabotèrent aussi
les efforts internationaux pour atténuer les menaces d'une
gravité reconnue pesant sur l'environnement, sous des
prétextes qui dissimulaient mal leur allégeance a un secteur

précis des intérêts privés. Pour le rédacteur en chef de la


revue Science, Donald Kennedy, le “ programme scienti-
fique sur le changement de climat ” de l'administration
(Climate Change Science Program, CCSP) est un simulacre
qui “ ne comprend aucune recommandation visant à limiter
ou à réduire les émissions ” : il se contente de fixer des
“ objectifs de réduction volontaire qui, même s'ils étaient
atteints, n'empêcheraient pas les taux d'émission américains
de continuer à augmenter d'environ 14 % tous les dix ans ”.
Le CCSP ne prend même pas en considération la forte possi-
bilité, suggérée par “ un corpus croissant de preuves ”, que
le réchauffement à court terme qu'il ignore “ déclenche un
processus non linéaire abrupt ”, avec des changements de
température spectaculaires qui se révéleraient extrêmement
dangereux pour les Etats-Unis, l'Europe et d'autres zones
tempérées. C'est I'“ indifférence méprisante ” de l'adminis-
tration Bush “ pour l'action multilatérale contre le réchauf-
fement de la planète ”, ajoute Kennedy, “ qui a inauguré
1 erosion durable de ses liens d'amitié en Europe ” et suscité
“ un ressentiment qui couve sous la cendre ” 2.
En octobre 2002, il était devenu difficile d'ignorer cette
réalité: le monde était “ plus inquiet de l'usage débridé de la
puissance américaine que de la menace de Saddam
Hussein ”, et “ aussi décidé à mettre des bornes au pouvoir du
géant qu'à [...] désarmer le dictateur” 3. Son inquiétude
s'intensifia au cours des mois suivants, quand le géant fit clair-
dément connaitre son intention d'attaquer l'Irak même si les
inspections de l'ONU, qu'il avait acceptées à contrecoeur, ne
débusquaient pas d'armes susceptibles de lui offrir un prétexte.
En décembre, presque partout hors des Etats-Unis, le soutien
aux projets guerriers de Washington n'atteignait même pas
10 %, selon les sondages internationaux. Deux mois plus tard,
après de gigantesques manifestations dans le monde, la presse
écrivait: “ Il y a peut-être toujours deux superpuissances sur la

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planète: les États-Unis et l'opinion publique mondiale ” (“ les


États-Unis ” désignant ici d'état américain, pas l'opinion de la
population ni même celle de l' élite)4.
Début 2003, des sondages révélèrent que la peur des
États-Unis avait atteint des sommets dans le monde entier,
de même que la méfiance à l'égard de leurs dirigeants. Leur
rejet des droits et des besoins humains élémentaires
s'accompagnait d'un mépris affiché du processus démocra-
tique, dont il est difficile de trouver un équivalent,
assorti de professions de dévouement sincère aux droits de
l'homme et à la démocratie. Les événements qui ont suivi
ont dû beaucoup perturber ceux qui se préoccupent du
monde qu'ils laissent à leurs petits-enfants.
Si les stratèges de Bush se situent à un extrême de l'éven-
tail politique américain traditionnel, leur programme et leur
doctrine ne manquent pas de précurseurs, tant dans l'histoire
des États-Unis que chez d'autres aspirants antérieurs à
l'hégémonie. Et - c'est le plus inquiétant - leurs décisions
ne sont peut-être pas irrationnelles dans le cadre de l'idéo-
logie dominante et des institutions qui l'incarnent. On a vu
maintes fois dans l'histoire des dirigeants recourir à la
menace ou à l'usage de la force malgré de gros risques de
catastrophe. Toutefois, l'enjeu est bien plus grand
aujourd'hui. Rarement, jamais peut-être, le choix entre
hégémonie et survie ne s'est posé si clairement.
Essayons de démêler certains des fils de cette tapisserie
complexe, en concentrant notre attention sur la puissance
mondiale qui revendique l'hégémonie planétaire. Ses actes,
et les doctrines qui les inspirent, doivent être l'un des
premiers soucis de tout habitant du globe, et d'abord, bien
sûr, des Américains : beaucoup jouissent d'avantages et de
libertés inhabituelles, donc de moyens d'influer sur l'avenir,
et ils devraient assumer sérieusement les responsabilités qui
vont de pair avec ces privilèges.

11

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

Le territoire ennemi

Ceux qui veulent prendre ces responsabilités et s'engager


réellement pour la démocratie et la liberté - ou simplement
pour une survie décente - doivent connaître les obstacles
qui leur barrent la route. Dans les États répressifs, ils ne sont
pas dissimulés ; dans les sociétés démocratiques, ils sont
plus subtils. Mais, si les méthodes sont très différentes, les
objectifs sont à bien des égards les mêmes : faire en sorte
que la “ grande bête ”, comme Alexander Hamilton appelait
le peuple, ne sorte pas des limites convenables.
Contrôler la masse de la population a toujours été une des
grandes préoccupations du pouvoir et des privilégiés, en
particulier depuis la première révolution démocratique
moderne, celle de l'Angleterre du xvif siècle. Les
“ hommes de la meilleure qualité ”, comme ils s'autodési-
gnaient, avaient été atterrés de voir “ une stupide multitude
de bêtes à forme humaine ” refuser le cadre de la guerre
civile anglaise entre le roi et le Parlement et réclamer un tout
autre gouvernement - “ par des ruraux comme nous qui
connaissent nos besoins ”, pas par “ des chevaliers et des
gentilshommes qui nous font des lois, qui sont choisis par
peur et nous oppriment, et qui ne savent rien des malheurs
du peuple ”. Les hommes de la meilleure qualité estimaient
que, si le peuple était assez “ dépravé et corrompu ” pour
“ conférer des postes de pouvoir et de confiance à des êtres
vils et sans mérite, il était par là même déchu de ses droits
au profit de ceux qui sont bons, bien que peu nombreux ”.
Près de trois siècles plus tard, l'idéalisme wilsonien, comme
dit la formule consacrée, a pris des positions assez proches.
À l'étranger, il incombe à Washington d'assurer le pouvoir
aux “ bons, bien que peu nombreux ”. Aux États-Unis, il
faut maintenir un système où les décisions sont prises par
l'élite et ratifiées par le peuple - ce qui, en bonne termino-

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logie de sciences politiques, s'appelle polyarchie et non


démocratie 5.
En tant que président, Woodrow Wilson lui-même n'a pas
hésité à user de mesures très répressives, y compris sur le terri-
toire des États-Unis. Mais il n'est généralement pas possible
de recourir à de telles méthodes dans les pays où les luttes
populaires ont donné accès à un grand nombre de droits et de
libertés. A l'époque de Wilson, les milieux dirigeants des
États-Unis et de la Grande-Bretagne avaient compris, dans
l'ensemble, que la contrainte serait un outil de moins en moins
performant au sein de leurs sociétés, et qu'ils allaient devoir
trouver de nouveaux moyens de dompter la bête, essentielle-
ment en contrôlant l'opinion et les mentalités. Depuis, de
gigantesques industries se sont développées à cette fin.
Personnellement, Wilson pensait que, pour préserver “ la
stabilité et l'honnêteté ”, il fallait donner le pouvoir à une
élite de gentlemen aux “ idéaux élevés ”'. Les grands intel-
lectuels en vue étaient d'accord avec lui. “ E faut remettre le
peuple à sa place ”, déclarait Walter Lippmann dans ses
essais progressistes sur la démocratie. L'objectif pouvait
être atteint en partie par “ la fabrication du consentement ”,
“ art réfléchi ” qui est une “ composante normale du
gouvernement populaire ”. Cette “ révolution ” dans la
“ pratique de la démocratie ” devait permettre à une “ classe
spécialisée ” de gérer les “ intérêts communs ” qui, “ la
plupart du temps, échappent entièrement à l'opinion
publique ”. Fondamentalement, l'idéal léniniste. Lippmann
avait été directement témoin de la révolution dans la
pratique de la démocratie en sa qualité de membre du
Committee on Public Information, lequel, créé par Wilson
pour coordonner la propagande de guerre, était brillamment
parvenu à enfiévrer la population.
Il est important que les “ hommes responsables ” auxquels
Il incombe de prendre les décisions, poursuivait Lippmann,

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“ vivent à l'abri des ruées et mugissements d'un troupeau


dérouté ”. Il faut que ces “ non-initiés qui se mêlent de tout
sans rien savoir ” soient “ spectateurs ” et non “ partici-
pants ”. Le troupeau a certes sa “ fonction ” : se précipiter
périodiquement pour soutenir tel ou tel élément de la classe
dirigeante dans une élection. Ce qui n'est pas dit, c'est que les
hommes responsables ne sont pas redevables de leur statut à
quelque talent ou savoir spécial, mais à leur soumission
volontaire aux systèmes de pouvoir réel dont ils respectent
loyalement les principes de fonctionnement, à commencer par
le plus important: les décisions fondamentales en matière
économique et sociale doivent être prises dans des institutions
autoritairement contrôlées d'en haut, et il faut limiter la parti-
cipation de la bête à un espace public restreint.
Restreint jusqu'où, l'espace public ? C'est une question
dont on peut discuter. Les initiatives néolibérales des trente
dernières années ont eu pour but de le diminuer encore en
abandonnant des décisions essentielles à des dictatures
privées à peu près irresponsables, étroitement liées entre elles
et à quelques Etats puissants. Dans ces conditions, la démo-
cratie peut survivre, mais sous une forme radicalement
amoindrie. Si les cercles Reagan-Bush ont pris à cet égard
une position extrême, l'éventail politique est très réduit-
Certains estiment qu'il n'existe pratiquement pas, et se
moquent des politologues qui “ gagnent leur vie en opposant
sur d'infimes détails les sitcoms de la NBC à ceux de la
CBS ” pendant les campagnes électorales. “ Par accord tacite,
les deux grands partis abordent la rivalité pour la présidence
comme un kabuki politique [où] les acteurs connaissent leur
rôle et [où] chacun s'en tient au script ”, “ en affectant des
poses ” qu'on ne saurait prendre au sérieux 7.
Si le peuple échappe à la marginalisation et à la passivité,
nous sommes confrontés à une “ crise de la démocratie ”. Il
convient de la surmonter, expliquent les intellectuels libéraux,

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PRIORITÉS ET PERSPECTIVES

notamment en mettant au pas les institutions responsables de


l'“ endoctrinement des jeunes ” - les écoles, les universités,
les églises, etc. -, voire en imposant un contrôle gouverne-
mental sur les médias, au cas où l'autocensure ne suffirait pas 8.
En prenant ces positions, les intellectuels contemporains
puisent à de bonnes sources constitutionnelles. James
Madison soutenait qu'il fallait déléguer le pouvoir à “ la
part riche de la nation ”, “ le groupe des hommes les plus
capables ”, qui comprennent que le rôle de l'État est de
“ protéger la minorité des opulents contre la majorité ”.
Avec sa vision du monde précapitaliste, il était sûr que
I'“ homme d'Etat éclairé ” et le “ philosophe bienveillant ”
qui allaient exercer le pouvoir “ discerneraient l'intérêt véri-
table de leur pays ” et protégeraient le bien public contre les
“ méfaits ” des majorités démocratiques. Des méfaits que
l'on éviterait, espérait Madison, grâce au système de frag-
mentation du pouvoir qu'il avait conçu. Par la suite, il eut
peur de voir surgir de graves problèmes avec l'augmentation
probable du nombre de ceux qui “ [allaient] subir toutes les
épreuves de la vie et aspirer en secret à une répartition plus
égale de ses bienfaits ”. Une grande partie de l'histoire
moderne reflète ces conflits, autour des questions : qui va
décider et comment ?
Que le contrôle de l'opinion soit le fondement de tout
gouvernement, du plus despotique au plus libre, on le sait au
moins depuis David Hume, mais il convient d'ajouter à la
formule une précision: il est infiniment plus important dans
les sociétés libres, où l'on ne peut maintenir l'obéissance par
le fouet. Il est donc bien naturel que les institutions modernes
de contrôle de la pensée - que l'on appelait très franchement
“ propagande ” avant que le terme ne se démode en raison
d'associations totalitaires - aient pris naissance dans les
sociétés les plus libres. La Grande-Bretagne a été la pion-
nière en ce domaine, avec son ministère de l'Information qui

15
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

a entrepris “ de diriger la pensée de la plus grande partie du


monde ”. Et Wilson a vite suivi avec son Committee on
Public Information. Ses succès dans la propagande ont
inspiré les théoriciens de la démocratie progressiste et
l'industrie moderne de la publicité. Des membres éminents
du CPI, comme Walter Lippmann et Edward Bemays, ont
puise tout à fait ouvertement dans ces exploits du contrôle de
la pensée, que Bernays appelait “ l'ingénierie du consente-
ment [ ... ], l'essence même du processus démocratique ”. Le
terme “ propagande ” est devenu une entrée dans l'Encyclo-
paedia Britannica en 1922, et dans l'Encyclopedia of Social
Sciences dix ans plus tard, avec la caution scientifique de
Harold Lasswell aux nouvelles techniques de contrôle de
l'esprit public. Les méthodes des pionniers ont été particuliè-
rement importantes, écrit Randal Marlin dans son histoire de
la propagande, parce qu'elles ont été “ largement imitées
[...] par l'Allemagne nazie, l'Afrique du Sud, l'Union sovié-
tique et le Pentagone ”, bien que les prouesses de l'industrie
des relations publiques les écrasent tous 9.
Les problèmes du contrôle intérieur deviennent parti-
culièrement ardus quand le gouvernement suit des politiques
rejetées par la masse de la population. Dans ces cas-là, il
sera peut-être tenté d'emboîter le pas à l' administration
Reagan, qui a crée un “ bureau de la diplomatie publique ”
(Office of Public Diplomacy) pour faire accepter ses menées
meurtrières en Amérique centrale. Un haut responsable a
qualifié son opération “ Vérité ” de “ gigantesque opération
psychologique, comme Farmée en effectue pour influencer
la population d'un territoire ennemi ou occupé ” : voilà une
définition franche d'une attitude générale des autorités a
Pégard de leur propre population 10.

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Le territoire ennemi extérieur

S'il faut souvent contrôler l'ennemi intérieur par une


propagande intensive, hors des frontières on peut user de
moyens plus directs. Les dirigeants de l'actuelle administra-
tion Bush - pour la plupart recyclés des cercles les plus
réactionnaires des administrations Reagan et Bush 1 - en ont
donné des illustrations assez claires au cours de leur prece-
dent passage au pouvoir. Quand le régime traditionnel de
violence et de répression a été défié par l'Église et d'autres
mécréants dans les domaines centraméricains des États-
Unis, l'administration Reagan a réagi par une “ guerre
contre le terrorisme ”, déclarée dès son entrée en fonctions
en 1981. Cette initiative américaine s'est évidemment muée
aussitôt en une guerre terroriste, avec massacres, torture et
barbarie, qui s'est vite étendue à d'autres régions du monde.
Dans un pays, le Nicaragua, Washington avait perdu le
contrôle des forces armées qui, traditionnellement, mainte-
naient dans la sujétion la population locale - triste héritage, là
encore, de l'idéalisme wilsonien. La dictature de Somoza,
soutenue par les États-Unis, avait été renversée par les rebelles
sandinistes, et sa criminelle garde nationale démantelée. Il
fallait donc soumettre le Nicaragua à une campagne de terro-
risme international. Celle-ci a laissé le pays en ruine. Même
les effets psychologiques des guerres terroristes de
Washington sont effroyables. Le climat d'exubérance, de vita-
lité, d' optimisme qui avait suivi le renversement de la dictature
n'a pas survécu longtemps à l'intervention de la superpuis-
sance régnante pour écraser l'espérance de voir une histoire
épouvantable prendre enfin, peut-être, un tour différenL
Les autres pays d'Amérique centrale visés par la guerre
reaganienne “ contre le terrorisme ” étaient restés sous le
contrôle de forces équipées et entraînées par les Etats-Unis.
En l'absence d'une armée susceptible de défendre la popu-

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lation contre les terroristes - lesquels étaient les forces de


sécurité elles-mêmes-, les atrocités ont été encore pires.
Meurtres, tortures, dévastations : cette histoire a été relatée
en détail par des organisations de défense des droits de
l'homme, des groupes religieux, des universitaires latino-
américains et bien d' autres, mais elle est restée pet, connue
des citoyens de l'Etat qui en portait la responsabilit-
première, et on l'a vite effacée 11.
Au milieu des années 1980, les campagnes terroristes
d'Etat soutenues par les Etats-Unis avaient créé des sociétés
“ marquées par la terreur et la panique [...], l'intimidation
collective et la peur généralisée ”, pour citer une grande
organisation salvadorienne de défense des droits de
l'homme liée à l'Eglise : la population avait “ intériorisé
l'acceptation ” de “ l'usage quotidien de la violence ” et de
“ l'apparition fréquente de corps tortures ”. “ On est tenté
de croire que certains à la Maison-Blanche adorent les dieux
aztèques - en leur offrant du sang centraméricain ”, écrivit
le journaliste Julio Godoy de retour d'une brève visite dans
son Guatemala natal. Il avait fui ce pays un an plus tôt
quand les locaux de son journal, La Epoca, avaient sauté,
détruits par les terroristes d'Etat dans un attentat qui ne
suscita aucun intérêt aux États-Unis l'attention y était
soigneusement concentrée sur les méfaits de l'ennemi offi-
ciel, sûrement réels mais bien difficiles à détecter étant
donné l'ampleur de la terreur d'Etat soutenue par les Etats-
Unis dans la région. La Maison-Blanche, souligna Godoy,
met au pouvoir et soutient en Amérique centrale des forces
qui pourraient “ facilement disputer à la Securitate de
Nicolae Ceausescu le Grand Prix mondial de la cruauté 12 ”.
Quand les officiers terroristes eurent atteint leurs buts, les
conséquences furent étudiées lors d'une conférence tenue à
San Salvador par les jésuites et leurs collaborateurs laïques.
Ils pouvaient fonder leur réflexion sur une expérience

PRIORITÉS ET PERSPECTIVES

personnelle plus que suffisante, outre ce qu'ils avaient


observé pendant la sinistre décennie 1980. Conclusion de la
conférence : il ne suffit pas de se concentrer sur le terro-
risme. Il n'est pas moins important “ d'explorer [ ... ] le
poids qu'a eu la culture de la terreur dans la domestication
des attentes de la majorité ”, en l'empêchant d'envisager
“ des alternatives aux exigences des puissants ” 13. Ce n'est
pas seulement vrai pour l'Amérique centrale.
Détruire l'espoir: objectif d'une importance cruciale.
Lorsqu'il est réalisé, on autorise la mise en place d'une
démocratie formelle -et même on la préféré, ne serait-ce
que pour la bonne image. Dans des cercles dirigeants
honnêtes, cette vérité est globalement reconnue. Et elle est
évidemment bien mieux comprise par les bêtes à forme
humaine qui ont à subir les effets de leur défi aux impératifs
d'ordre et de stabilité.
Autant de questions que la seconde superpuissance,
l'opinion publique mondiale, doit à tout prix assimiler si elle
veut sortir de l'enclos où on l'enferme, et prendre au sérieux
les idéaux de justice et de liberté dont il est facile de parler
mais qui sont plus difficiles à défendre et à faire progresser.

CHAPITRE 2

La grande stratégie impériale

A l'automne 2002, le monde s'est beaucoup inquiété de


voir l'État le plus puissant de l'histoire déclarer son inten-
tion de maintenir son hégémonie par la menace ou l'usage
de la force militaire, dimension de la puissance où il détient
la suprématie absolue. Pour citer la rhétorique officielle de
la Stratégie de sécurité nationale : “ Nos armées seront assez
fortes pour dissuader des adversaires potentiels de se
renforcer militairement dans l'espoir de surpasser, ou
d'égaler, la puissance des États-Unis 1. ”
John lkenberry, spécialiste bien connu des affaires inter-
nationales, voit dans la déclaration “ un grand dessein stra-
tégique [qui] commence par un objectif fondamental:
maintenir un monde unipolaire où les États-Unis n'ont
aucun rival à leur mesure ”. Cette situation doit être
“ permanente, [afin que] jamais aucun État ni aucune coali-
tion ne puisse défier [les Etats-Unis] dans leur rôle de
leader, protecteur et gendarme du monde ”. Une telle
doctrine “ vide quasiment de leur sens les normes interna-
tionales sur l'autodéfense, consacrées par l'article 51 de la
Charte des Nations unies ”. Plus généralement, elle balaie la
l'égalité et les institutions internationales, jugées “ de peu
d'intérêt ”. “ La nouvelle grande stratégie impériale, pour-
suit lkenberry, fait des États-Unis [un] État révisionniste qui
entend transformer ses avantages du moment en ordre

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mondial où il mène le bal ”, et par là même incite les autres


a trouver moyen de “ contourner, miner, endiguer et atta-
quer la puissance américaine ”. Elle risque donc d'aboutir à
un monde “ plus dangereux et divisé, ou les États Unis
seront moins en sécurité ” 2 _ point de vue largement partagé
dans l'élite des connaisseurs de la politique étrangère.

Imposer l'hégémonie

La grande stratégie impériale pose le droit des États-Unis


a faire la “ guerre préventive ” à volonté. Préventive, pas
préemptive 3. La première frappe peut entrer dans le cadre du
droit international. Supposons par exemple quon ait
détecté, venus de la base militaire de l'île de Grenade,
inventée par l'administration Reagan en 1983, des bombar-
diers russes en vol vers les États-Unis dans l'intention claire
et nette de les attaquer: une “ première frappe ” détruisant
ces avions, et peut--être même la base de Grenade, aurait été
justifiable dans le cadre d'une interprétation raisonnable de
la Charte des Nations unies. Cuba, le Nicaragua et beaucoup
d'autres pays auraient pu exercer le même droit pendant les
nombreuses années où ils ont été agressés à partir du terri-
toire des Etats-Unis, si ce n'eut été évidemment de la folie,
pour les faibles, d'user de leurs droits. Mais, quelles que
puissent être les justifications de la guerre “ préemptive ”,
elles ne tiennent pas pour la guerre préventive, en particulier
au sens que ses chauds partisans donnent aujourd'hui à ce
concept, à savoir l'usage de la force militaire pour éliminer
une menace imaginée ou inventée (même l'adjectif préven-
tive est donc ici trop charitable).
La guerre préventive est un crime de guerre. Si c'est une
idée “ dont l'heure a sonné4 ”, le monde est en grand danger.

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Quand l'invasion de l'Irak a commencé, le grand histo-


rien Arthur Schlesinger, ancien conseiller du président
Kennedy, a écrit:

Le président a adopté une politique d'“ autodéfense anti-


cipée ” qui offre une ressemblance inquiétante avec celle
que le Japon impérial a mise en oeuvre à Pearl Harbor à une
date qui, comme l'avait prédit un ancien président des États-
Unis, reste entachée d'infamie. Franklin D. Roosevelt avait
raison, mais aujourd'hui c'est nous, les Américains, qui
vivons dans l'infamie 5.
“ La vague mondiale de sympathie qui a submergé les
Etats-Unis après le 11 septembre ”, a-t-il ajouté, “ a cédé la
place à une vague mondiale d'aversion pour l'arrogance et
le militarisme américains ”, et, même dans des pays amis,
l'opinion publique considère Bush “ comme une plus
grande menace pour la paix que Saddam. Hussein ”.
L'expert en droit international Richard Falk juge “ incontes-
table ” que la guerre d'Irak a été un “ Crime contre la Paix
du type de ceux pour lesquels les dirigeants allemands survi-
vants ont été inculpés, jugés et punis à Nuremberg 6 ”.
Certains défenseurs de la nouvelle stratégie concèdent
qu'elle foule aux pieds le droit international, mais n'y voient
aucun problème. L'ensemble du cadre juridique interna-
tional n'est “ que du vent ”, écrit le savant juriste Michael
Glennon: “ l'effort grandiose pour soumettre le règne de la
force à celui du droit ” doit être jeté à la poubelle de
l'histoire - position qui convient fort bien au seul État
capable d'adapter les nouvelles “ non-règles ” à ses propres
fins, puisqu'il dépense en engins de mort presque autant que
le reste du monde réuni et qu'il est en train d'ouvrir de
nouvelles pistes dangereuses au développement des moyens
de destruction, en dépit de l'opposition quasi unanime de
toute la planète. La preuve que le système n'est “ que du

23

vent ” est immdiate : Washington “ a indiqué clairement


son intention de faire tout ce qu'il pourra pour maintenir sa
prééminence ”. puis “ a annonce qu'il allait ignorer ” le
Conseil de sécurité des Nations unies sur l'Irak, et a fait
savoir, plus généralement, qu“ il ne serait plus lié par les
règles de la Charte [des Nations unies] gouvernant le
recours à la force ”. CQFD. Ces règles se sont donc “ effon-
drées ” et “ l'édifice entier s'est écroulé ”. Bonne nouvelle,
conclut Glennon, puisque les États-Unis sont le leader des
“ États éclairés ” et doivent donc “ résister résolument [à
tout effort] pour limiter leur usage de la force ”7.
Le leader éclairé est libre aussi de changer les règles à sa
guise. Depuis que les forces militaires occupant l'Irak n'ont
pas réussi à dé-couvrir les armes de destruction massive
censées justifier l'invasion, la position de l'admimstration
Bush a évolué : elle affirmait jusqu" alors avoir la “ certitude
absolue ” que l'Irak possédait un si grand nombre d')ADM
qu'il fallait agir sur-le-champ ; elle dit maintenant que les
accusations américaines ont été “ confirmées par la décou-
verte d'équipements potentiellement utilisables pour
produire des armes ”. De hauts responsables ont suggère
d'“ affiner le concept controversé de 44 guerre préventive" ”,
qui autorisait Washington à agir militairement “ contre un
pays disposant d'armes effroyables en quantités massives ”.
Dans la version revue et corrigée, les Etats-Unis pourront le
faire “ contre un régime hostile qui n'a que l'intention et la
capacité de se doter [d"ADM] ” 8.
Pratiquement tous les pays ont la possibilité et la capacité
de produire des ADM ; quant à l'intention, c'est le regard de
l'observateur qui en décide. Autant dire que la version
affinée de la grande stratégie octroie de fait à Washington le
droit d'agression arbitraire. L'effondrement de la justifica-
tion avancée pour l'invasion de l'Irak a eu pour effet prin-
cipal d'abaisser la barre du recours à la force.

24

L'obJectif de la grande stratégie impériale est d'empêcher


tout défi au “ pouvoir, [à] la position et [au] prestige des
Etats-Unis ”. La citation n'est pas de Dick Cheney, ni de
Donald Rumsfeld, ni d'aucun des autres réactionnaires
voues à la politique de puissance qui ont formulé la Stra-
tégie de sécurité nationale de septembre 2002. Ces mots ont
été prononcés par un grand homme d'État libéral très
respecté, Dean Acheson, en 1963. Il justifiait ainsi les actes
des États-Unis contre Cuba. Il savait alors parfaitement que
la campagne terroriste de Washington visant un “ change-
ment de régime ” avait éminemment contribue a amener le
inonde à deux doigts de la guerre nucléaire quelques mois
plus tôt seulement et qu'elle avait repris immédiatement
après le dénouement de la crise des missiles. Il n'en fit pas
moins savoir à l'American Society of International Law
(Association américaine du droit international) qu'aucun
“ problème juridique ” ne se pose quand les États-Unis
répondent à un défi lancé à leur “ pouvoir ”, à leur “ posi-
tion ” et à leur “ prestige ”.
La doctrine Acheson a été plus tard invoquée par Padmi-
nistration Reagan, à l'autre extrême de l'éventail politique,
lorsque cette dernière a récusé la juridiction de la Cour inter-
nationale de justice de La Haye sur son agression contre le
Nicaragua, rejeté l'injonction des juges de mettre fin à ses
crimes, puis opposé son veto à deux résolutions du Conseil
de sécurité qui réaffmnaient le jugement et appelaient tous
les États à respecter le droit international. Nous ne pouvons
pas “ compter ” sur la majorité des pays du monde “ pour
partager notre point de vue ”, expliqua le conseiller juridique
du département d"État Abraham Sofaer, et “ cette même
majorité s'oppose souvent aux États-Unis sur d9importantes
questions internationales ”. Nous devons donc “ nous réser-
ver le droit de déterminer ” quelles questions relèvent “ fon-
damentalement de la juridiction intérieure des États-Unis ”.

25

C'était le cas, en l'occurrence, des actes condamnés par la


Cour comme “ usage illégal de la force ” contre le Nicaragua
- en langage clair, terrorisme international 9.
Le mépris du droit et des institutions internationales a été
particulièrement flagrant pendant les années Reagan-Bush
- le premier règne des actuels détenteurs du pouvoir à
Washington-, et leurs successeurs ont continué à bien
souligner que les États-Unis se réservaient le droit d'agir
“ unilatéralement si nécessaire ”, Y compris Par l“ usage
unilatéral de la force militaire ”, pour défendre des intérêts
vitaux comme “ le libre accès aux marchés clés et aux
sources d énergie et ressources stratégiques cruciales ”10.
Mais cette attitude n'était pas précisément une nouveauté.
Les principes fondamentaux de la grande stratégie impé-
riale de septembre 2002 remontent au début de la Seconde
Guerre mondiale. Avant même l'entrée des États-Unis dans
le conflit les stratèges et analystes avaient conclu, au plus
haut niveau, que dans le monde d'après guerre ce pays cher-
cherait “ à détenir un pouvoir incontesté ”, en agissant pour
assurer la “ limitation de tout exercice de souveraineté ” par
des États susceptibles d'interférer avec ses desseins plané-
taires. Ils avaient compris aussi que “ la condition essen-
tielle ” pour atteindre ces objectifs était “ la mise en oeuvre
rapide d'un programme de réarmement complet ” - compo-
sante cruciale, alors comme aujourd'hui, d'une “ politique
globale pour établir la suprématie militaire et économique des
Etats-Unis ”. A l'époque, ces ambitions étaient limitées au
“ monde non allemand ” : celui-ci devait être organisé sous
1 égide des Etats-Unis dans le cadre d'une “ Grande Zone ”,
qui comprendrait l'hémisphère occidental, l'ex-Empire
britannique et l'Extrême-Orient. Quand il devint clair que
l'Allemagne allait être vaincue, ce plan fut élargi pour
englober une partie aussi vaste que possible de l'Eurasie 11.

26

Les précèdents, dont on n'a donné ici qu'un petit échan-


tillon, révèlent l'étroitesse de la gamme des positions en
matière de stratégie prévisionnelle. L'orientation suivie
découle d'un cadre institutionnel de pouvoir intérieur qui
reste très stable. La prise de décision économique est extré-
mement centralisée, et John Dewey exagérait à peine quand
il définissait la politique comme “ l'ombre portée du big
business sur la société ”. Il est donc bien naturel que le
pouvoir d'État s'efforce de construire un système mondial
ouvert à la pénétration économique et au contrôle politique
des États-Unis, et ne tolère ni rivaux ni menaces". D'où un
corollaire essentiel : la vigilance pour bloquer toute initia-
tive dans le sens d'un développement indépendant, qui
pourrait devenir un “ virus infectant les autres ”, dans la
terminologie des stratèges. C'est un thème central de
l'histoire d'après guerre, souvent déguisé sous le prétexte
transparent de la guerre froide, que la superpuissance rivale
utilisait aussi dans son domaine plus étriqué.
Les tâches fondamentales de la gestion du monde sont
restées les mêmes depuis le début de l'après-guerre. Parmi
elles : maintenir les autres centres de pouvoir d'envergure
mondiale au sein de l'“ ordre global ” régi par les Etats-
Unis ; garder le contrôle des sources d'énergie du monde;
interdire les formes inacceptables de nationalisme indépen-
dant ; et surmonter les “ crises de la démocratie ” en terri-
toire ennemi “ intérieur ”. Ces missions prennent différentes
formes, notamment dans les périodes de transition assez
brutale : les mutations de l'ordre économique international à
partir de 1970 environ; vingt ans plus tard, le renvoi de la
superpuissance ennemie à une situation proche de son statut
quasi colonial traditionnel ; la menace du terrorisme interna-
tional dirigée contre les États-Unis eux-mêmes à partir du
début des années 1990, et consommée dans le choc du
11 septembre. Au fil des ans, la tactique a été affinée et

27

modifiée pour faire face a ces bouleversements, ce qui s'est


traduit par une montée en puissance progressive des instru-
ments de la violence et a rapproché notre espèce en Péril du
bord de l'abîme.
Néanmoins, le dévoilement de la grande stratégie impé-
riale en septembre 2002 a fait à bon droit retentir les
sonnettes d'alarme. Acheson et Sofaer décrivaient des
orientations politiques, et ce au sein des cercles de l'élite.
Leurs positions ne sont connues que des spécialistes ou des
lecteurs de la littérature dissidente. D'autres déclarations
peuvent être considérées comme des rappels réalistes de la
maxime de Thucydide : “ Les grands font ce qu'ils veulent,
les petits acceptent ce qu'ils doivent. ” Cheney, Rumsfeld,
Powell et consorts, en revanche, déclarent officiellement
une politique encore plus extrémiste, dont l' objectif est
l'hégémonie mondiale permanente assurée par le recours a
la force là où ce sera nécessaire. Ils parlent pour être
entendus de tous, et ils sont passés aux actes immédiatement
afin que le monde comprenne bien qu'ils pensent vraiment
ce qu'ils disent. La différence est importante.

Les nouvelles normes du droit international

Quand la grande stratégie a été déclarée, on a fort bien


compris qu'un seuil très dangereux avait été franchi dans les
affaires du monde. Mais une grande puissance ne peut pas
se limiter à déclarer une politique officielle. Elle doit
ensuite l'établir en tant que nouvelle norme du droit interna-
tional, en effectuant des actions exemplaires. Spécialistes
distingués et intellectuels en vue pourront alors expliquer
gravement que le droit est un instrument vivant et souple, si
bien que la nouvelle norme existe désormais et peut guider
l'action. Par conséquent, dès l'annonce de la nouvelle stra-

28

tégie impériale, les tambours de guerre se sont mis à battre


le rappel afin de soulever l'enthousiasme public pour une
attaque contre l'Irak. Au même moment s'ouvrait la
campagne électorale de mi-mandat - conjonction déjà
relevée et qu'il faut garder à l'esprit.
La cible de la guerre préventive doit avoir plusieurs
caractéristiques :

1. Être pratiquement sans défense.


2. Être assez importante pour valoir une guerre.
3. Pouvoir être présentée comme le mal absolu et comme
une menace imminente contre notre survie.

L'Irak répondait aux trois critères. Pour les deux


premiers, c'est évident. Pour le troisième, il est facile de le
prouver. Il suffit de répéter les discours passionnés de Bush,
Blair et autres : le dictateur “ est en train de réunir les armes
les plus dangereuses du monde [pour] dominer, intimider ou
attaquer ” ; et il “ les a déjà utilisées contre des villages
entiers - faisant parmi ses propres citoyens des milliers de
morts, d'aveugles et de défigurés. Si ce n'est pas le
mal, le mot n' a aucun sens 13. ”
L éloquente démonstration du président dans son discours
sur 1 état de l'Union de janvier 2003 sonne vrai, c'est sûr. Et
ceux qui contribuent à renforcer le mal ne doivent pas rester
impunis, c'est certain. Parmi eux, l'auteur de ces propos émi-
nemment moraux et ses collaborateurs actuels, qui ont long-
temps soutenu l'homme du mal absolu en ayant pleinement
conscience de ses crimes. On est très impressionné de voir
combien il est facile, en rappelant les pires abominations du
monstre, de refouler ces mots essentiels qui devraient les
accompagner: “ avec notre aide, qui s'est poursuivie après
ces exactions parce que nous nous en moquions ”. L'éloge et
le soutien ont cédé la place à la dénonciation dès que le
monstre a commis son premier véritable crime : désobéir aux

29

ordres (ou peut-être les interpréter de travers) en envahissant


le Kowèit en 1990. Le châtiment a été rude - pour ses sujets.
Mais le dictateur s'en est sorti indemne, et a été renforcé par
le régime de sanctions qu'ont alors imposé ses anciens amis.
En septembre 2002, comme arrivait le moment de faire la
démonstration de la nouvelle nonne de guerre préventive,
Condoleezza Rice, conseillère à la Sécurité nationale, fit
savoir que la prochaine preuve des intentions de Saddam
Hussein pourrait bien être un champignon nucléaire - à
New York, probablement ; allégation aussitôt écartée par les
voisins de l'Irak, dont les services secrets israéliens, puis
démontée par les inspecteurs de l'ONU, mais Washington
ne voulut pas en démordre. Dès les premiers instants de la
campagne de propagande, il fut évident que les déclarations
n étaient pas crédibles. “ "Cette administration est capable
de tous les mensonges [ ... 1 pour promouvoir ses objectifs de
guerre en Irak ", a confié un haut fonctionnaire américain de
Washington ayant une vingtaine d'années d'expérience du
renseignement. ” Les Etats-Unis, à son avis, étaient contre
les inspections parce qu'ils craignaient qu'elles ne trouvent
pas grand-chose. Us allégations du président sur les
menaces irakiennes “ doivent être interprétées comme des
tentatives transparentes de faire peur aux Américains pour
qu'ils soutiennent une guerre ”, assurèrent deux grands
spécialistes des relations internationales. La méthode est
courante. Les Etats-Unis refusent toujours de montrer les
preuves de leur déclaration de 1990 sur une concentration
massive de troupes irakiennes à la frontière saoudienne,
principale justification donnée par eux pour la guerre de
1991 et immédiatement démentie, mais en vain, par le seul
journal qui soit allé vérifier 14.
Preuves ou pas, le président et ses collaborateurs ont
lancé d'effrayants avertissements sur la terrible menace que
représentait Saddam pour les États-Unis et pour ses voisins,

30

et sur ses liens avec le terrorisme international, laissant très


souvent entendre qu'il était mêlé aux attentats du
11 septembre. Et ce grand assaut propagandiste des médias
et du gouvernement a fait son effet. En quelques semaines,
environ 60 % des Américains se sont mis à considérer
Saddam Hussein comme “ une menace immédiate pour les
Etats-Unis ” qu'i1 fallait éliminer d'urgence par souci
d'autodéfense. En mars, près de la moitié croyaient qu'il
était personnellement impliqué dans les attentats du
11 septembre et qu'il y avait des Irakiens parmi les auteurs
des détournements d'avions. Le soutien à la guerre était
fortement corrêle a ces convictions 15.
A l'étranger, “ la diplomatie publique a lamentable-
ment échoué ”, souligna la presse internationale, mais “ sur
le territoire américain elle a brillamment réussi à lier la
guerre en Irak et le traumatisme du 11 septembre. [ - .. ] Près
de 90 % des Américains estiment que le régime [de
Saddam] aide et soutient les terroristes qui préparent de
futurs attentats aux États-Unis ”. Pour le politologue Anatol
Lieven, la plupart des Américains ont été “ dupés par
un programme de propagande qui, pour le mensonge systé-
matique, n'a pas beaucoup de parallèles dans les démocra-
ties en temps de paix ” 16 . La campagne propagandiste de
septembre 2002 s'est révélée suffisante également pour
donner à l'administration une faible majorité aux élections
de mi-mandat, car beaucoup de votants, mettant de côté
leurs soucis immédiats, se sont réfugiés sous la protection
du pouvoir par crainte du diabolique ennemi.
La magie de la diplomatie publique a opéré instantané-
ment sur le Congrès. En octobre, il a donné au président
autorité pour faire la guerre “ afin de défendre la sécurité
nationale des États-Unis contre la menace persistante que
fait peser l'Irak ”. Sur ce point, le scénario est familier. En
1985, le président Reagan avait déclaré un état d'urgence
31

nationale, renouvelé chaque année, parce que “ les poli-


tiques et les actes du gouvernement du Nicaragua consti-
tuent une menace inhabituelle et extraordinaire Pour la
sécurité nationale et la politique étrangère des Etats-Unis
En 2002, les Américains devaient encore trembler de peur,
cette fois devant l'Irak.
On a pu constater à nouveau le brillant succès de la diplo-
matie publique sur le territoire des États-Unis quand le
président “ a donné un puissant finale reaganesque à une
guerre de six semaines ” sur le pont du Porte-avions
Abraham Lincoln, le 1er mai 2003. Il a ainsi déclaré sans
craindre des commentaires intérieurs sceptiques qu'il avait
remporté une “ victoire dans la guerre contre le terrorisme,
en “ éliminant un allié d'Al-Qaida ”17. Quelle importance si
ce prétendu lien entre Saddam Hussein et Oussama Ben
Laden, en réalité son ennemi juré, ne reposait sur aucune
preuve crédible et était amplement démenti par les observa-
teurs compétents ? Peu importait aussi l'unique relation
connue entre l'invasion de l'Irak et la menace du terro-
risme : la première a renforcé la seconde, comme beaucoup
l'avaient prédit; l'invasion a clairement constitué “ un
revers majeur dans la "guerre contre le terrorisme" ”, en
augmentant considérablement le recrutement dAl-Qaida 18.
L'impact de la propagande a persisté au lendemain de la
guerre. Après l'échec des efforts acharnés pour découvrir
des ADM, un tiers de la population croyait que les forces
américaines en avaient trouve, et plus de 20 % que l'Irak les
avait utilisées pendant la guerre 19. Peut-être ne faut-il voir là
que les réactions de gens qui ont peur de tout et de n'importe.
quoi, après tant d'années de propagande massive pour
dompter la “ grande bête ” en semant la panique.
L'expression “ puissant finale reaganesque ” est proba-
blement une allusion à la fière déclaration dans laquelle
Reagan avait dit que les États-Unis “ étaient debout ”

32

(LA GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE)

-c'était après avoir vaincu la terrible menace que faisait


peser sur eux l'île de Grenade. Des commentateurs subtils
ont ajouté que la mise en scène aussi soignée qu'extrava-
gante de Bush sur l'Abraham Lincoln marquait “ le coup
d'envoi de la campagne pour sa réélection en 2004 ”,
campagne que la Maison-Blanche espère “ construire autant
que possible autour du thème de la sécurité nationale, un
argument de base étant le renversement du dictateur irakien
Saddam Hussein ”. Pour mieux faire passer le message,
l'ouverture officielle de la campagne a été retardée jusqu'à
la mi-septembre 2004 : la convention républicaine, qui se
réunira alors à New York, pourra ainsi célébrer le chef de
guerre seul capable d'épargner aux Américains un nouveau
11 septembre, comme on l'a vu en Irak. La campagne élec-
torale se concentrera sur “ la bataille d'Irak, pas la guerre ”,
souligne le principal stratège politique républicain, Karl
Rove. Cet épisode s'inscrit dans une “ guerre bien plus vaste
et plus longue contre le terrorisme, que [Rove] voit claire-
ment - peut-être est-ce un hasard - continuer jusqu'au jour
de l'élection de 2004 ”"'. Et sûrement au-delà.
En septembre 2002, donc, les trois facteurs nécessaires
pour établir la nouvelle norme du droit international étaient
réunis : l'Irak était sans défense, avait une importance
extrême et faisait peser une menace imminente sur notre
existence même. Il y avait toujours un risque que l'affaire
puisse mal tourner. Mais c'était peu probable, du moins
pour les envahisseurs. La disproportion des forces était si
phénoménale que la victoire écrasante était assurée, et toutes
les conséquences humanitaires pourraient être mises au
compte de Saddam Hussein. Si elles étaient vraiment déplai-
santes, il n'y aurait pas d'enquête et les traces disparaîtraient
- si l'on peut en juger, du moins, par le passé. Les vain-
queurs n'enquêtent pas sur leurs propres crimes, si bien
qu'on les connaît fort mal, principe qui ne souffre que peu

33

d'exceptions : le bilan humain des guerres américaines en


Indochine, par exemple, n'est pas connu à plusieurs millions
près. On a usé du même principe dans les procès pour
crimes de guerre après le second conflit mondial. La défini-
tion opératoire de crimes de guerre et de crimes contre
l'humanité était claire et nette : les crimes se qualifiaient
comme crimes s'ils avaient été commis par l'ennemi, Pas
par les Alliés. La destruction de concentrations urbaines
civiles, par exemple, en a été exclue. La règle a été appli-
quée dans des procès ultérieurs, mais seulement à des
ennemis vaincus ou à d'autres que l'on pouvait mépriser en
toute sécurité.
Quand l'invasion de l'Irak fut déclarée victorieuse, on
reconnut publiquement que le seul motif de la guerre avait
'été d'établir comme nouvelle norme la grande stratégie
impériale: “ La publication de la [Stratégie de sécurité
nationale] indiquait que l'Irak serait le premier banc d'essai
et pas le dernier ”, commenta le New York Times. “ L'Irak
est devenu l'éprouvette où cette expérience de politique
préemptive a pris forme. ” “ Nous n'hésiterons pas, ajouta
un haut responsable, à agir seuls si nécessaire pour exercer
notre droit à l'autodéfense en frappant les premiers ”, main-
tenant que la norme a été établie. “ L'exemplarité de toute
l'affaire [d'Irak] est bien comprise par le reste du monde ”,
observa l'historien de Harvard Roger Owen, spécialiste du
Moyen-Orient. Les peuples et les régimes devront changer
d'image du monde, passer “ d'une vision centrée sur les
Nations unies et le droit international à une autre, fondée sur
l'identification ” avec les desiderata de Washington. On leur
a appris, par cette démonstration de force, qu'ils devaient
mettre de côté “ toute considération sérieuse d'intérêt
national ” et adopter une attitude reflétant “ les objectifs
américains ” 21

34

Le besoin de montrer sa puissance pour “ maintenir sa


crédibilité ” aux yeux du monde a peut-être fait pencher la
balance en faveur de la guerre dans l'affaire irakienne.
Analysant les préparatifs, le Financial Times a estimé que la
décision de lancer l'offensive a été prise à la mi-décembre
2002, après que l'Irak eut remis aux Nations unies sa décla-
ration sur les armements. “ "On a eu le sentiment que la
Maison-Blanche était tournée en dérision", confie une
personne ayant travaillé en contact étroit avec le Conseil de
sécurité nationale dans les jours qui suivirent la remise de la
déclaration le 8 décembre. "Un dictateur au petit pied se
moquait du président. Ce fut la colère à la Maison-Blanche.
A partir de ce moment-là, toute perspective de solution
diplomatique était exclue" 22. ” Ce qui a suivi n'a été que
théâtre diplomatique, rideau de fumée pendant la mise en
place des forces militaires.
La grande stratégie ayant été non seulement déclarée offi-
ciellement mais mise en oeuvre, la nouvelle norme de la
guerre préventive devient canonique : elle prend place parmi
les politiques admises. Les États-Unis, à présent, jugeront
peut-être possible de s'attaquer à des cas plus difficiles. Il y
a de nombreux candidats alléchants : L'Iran, la Syrie, la
région andine, et plusieurs autres. Les perspectives, ici,
dépendent en grande partie d'un facteur clé : pourra-t-on
intimider et contenir la “ seconde superpuissance ” ?
La façon dont s'établissent les normes mérite qu'on s'y
arrête un peu. L'essentiel, c'est que seuls ceux qui possèdent
les fusils et la foi ont autorité pour imposer leurs exigences
au monde. Un exemple révélateur des prérogatives de la
puissance est la “ révolution éthique ”, tant vantée, de la fin
du millénaire. Après quelques faux départs, les années 1990
sont devenues “ la décennie de l'ingèrence humanitaire ”.
Le nouveau droit d'intervenir pour des motifs “ humani-
taires ” a été établi par le courage et l'altruisme des États-

35
(DOMINER LE MONDE OU SAUVER...)

Unis et de leurs alliés, notamment au Kosovo et au Timor.


Oriental, les deux joyaux de cette couronne. Le bombarde-
ment du Kosovo, en particulier, à en croire d'éminentes
sommités, aurait instauré la norme du recours à la force sans
autorisation du Conseil de sécurité.
Une question simple se pose aussitôt : pourquoi les
années 1990 sont-elles ainsi qualifiées, et pas les années
1970 ? Depuis la Seconde Guerre mondiale, deux grands cas
de recours à la force, interprétables l'un et l'autre comme
des actes d'autodéfense, ont vraiment mis fin à d'épouvan-
tables crimes: l'invasion du Pakistan orientai par l'Inde en
1971, qui a arrêté un immense massacre et d'autres
horreurs ; et celle du Cambodge par le Vietnam en
décembre 1978, mettant un terme aux atrocités de Pol Pot
alors quelles n'avaient cessé de s'aggraver tout au long de
l'année 1978. Rien de comparable, même de loin, n'a eu
lieu sous l'égide de l'Occident dans les années 1990.
Quelqu'un qui ne comprendrait pas les conventions serait
donc excusable s'il demandait pourquoi la “ nouvelle
nonne ” n'a pas été reconnue comme telle dans les années
1970.
L'idée est impensable, et les raisons en sont claires. Les
interventions qui ont réellement fait cesser des atrocités
gigantesques ont été réalisées par des “ mauvais ”. Pis
encore: dans les deux cas, les Etats-Unis s'y sont opposés
avec acharnement et ont immédiatement agi pour punir le
coupable, en particulier le Vietnam, qui a dû subir une inva-
sion chinoise soutenue par Washington puis des sanctions
encore plus dures qu'auparavant, tandis que les Etats-Unis
et la Grande-Bretagne offraient un soutien direct aux
Khmers rouges qu'il avait chassés. Voilà pourquoi les
années 1970 ne sauraient être la décennie de l'ingérence
humanitaire, pourquoi aucune nouvelle norme n'a pu être
établie à ce moment-là.

36

(LA GRANDE STRATÉGIE IMPERIALE)

La question centrale a été formulée en 1947 par la Cour


internationale de justice dans l'un de ses premiers juge-
ments, voté à l'unanimité.

Le prétendu droit d'intervention ne peut être envisagé par


[la Cour] que comme la manifestation d'une politique de
force telle que celles qui dans le passé ont donné naissance
aux plus graves abus, et qui ne saurait donc, quels que soient
les défauts de l'organisation internationale, trouver aucune
place dans le droit international [... ] ; par la force des choses,
[l'intervention] serait réservée aux États les plus puissants, et
pourrait facilement conduire à pervertir l'administration
même de la justice 23

Pendant que les pouvoirs et les intellectuels occidentaux


s'admiraient tant d'avoir instauré la nouvelle norme de
l'ingérence humanitaire à la fin des années 1990, le reste du
monde avait aussi quelques idées sur le sujet. Il est éclairant
de constater ses réactions, disons, au discours dans lequel
Tony Blair a répété les raisons officielles du bombardement
de la Serbie en 1999: ne pas la bombarder “ aurait porté un
coup dévastateur à la crédibilité de l'OTAN ” et “ le monde
en aurait donc été moins sûr ”. Les peuples qui faisaient
ainsi l'objet de la sollicitude de l'OTAN n'étaient pas,
semble-t-il, exagérément sensibles au besoin de sauver la
crédibilité de ceux qui les écrasaient depuis des siècles.
Nelson Mandela, par exemple, a reproché à Blair d'“ encou-
rager le chaos international, en alliance avec l'Amérique, en
ignorant les autres pays et en jouant au "gendarme du
monde" ” à travers leurs agressions contre l'Irak en 1998 et
contre la Serbie l'année suivante. Dans la plus grande démo-
cratie du monde - qui, après l'indépendance, commençait à
se relever des terribles effets de plusieurs siècles de domina-
tion britannique -, les efforts de Clinton et de Blair pour
renforcer la crédibilité de l'OTAN et la sécurité du monde

37

(DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?)

n'ont pas été plus appréciés, mais les condamnations des


autorités et de la presse indiennes sont restées inaudibles en
Occident. Même en Israël, l'État client par excellence, les
allégations de Clinton-Blair et de quantité d'admirateurs
locaux ont été raillées par les principaux experts militaires et
politologues, qui y ont vu un retour à la vieille “ diplomatie
de la canonnière ” sous le manteau familier de la “ rigueur
morale ”, et “ un danger pour le monde ”24.
Une autre source d'information aurait pu être le mouve-
ment des non-alignés, qui regroupe les gouvernements
d'environ 80 % de la population mondiale, lors de son
sommet du Sud en avril 2000. Cette réunion a été la plus
importante de son histoire, la première jamais tenue au
niveau des chefs d'État, lesquels, outre qu'ils ont publié une
analyse critique détaillée et raffinée des programmes socio-
économiques néolibéraux que les idéologues occidentaux
appellent “ mondialisation ”, ont aussi rejeté fermement “ le
prétendu "droit" à l'intervention humanitaire ”. Cette posi-
tion a été réaffirmée, dans les mêmes termes, lors du
sommet des pays non-alignés de février 2003 en Malaisie.
Peut-être avaient-ils trop appris de l'histoire, dans la
douleur, pour trouver grand réconfort à une rhétorique
élevée, et avaient-ils assez entendu parler d'“ intervention
humanitaire ” au fil des siècles.
Il serait exagéré de dire que le droit d'établir des normes
de comportement convenables - pour eux-mêmes - n'est
octroyé qu'aux plus puissants. Il arrive qu'il soit délégué à
des clients fiables. Les crimes d'Israël ont pu créer des
normes - le recours régulier à des “ assassinats ciblés ” de
suspects, Par exemple, assassinats qualifiés d'“ atrocités
terroristes ” quand les auteurs ne sont pas les bons. En mai
2003, deux grands juristes israéliens spécialistes des droits
civiques ont présenté une “ liste détaillée de toutes les
liquidations et tentatives d'assassinat accomplies par les

38

(LA GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE)

forces de sécurité d'Israël ” pendant l'Intifada d'al-Aqsa,


de novembre 2000 à avril 2003. S'appuyant sur des
archives officielles et semi- officielles, ils ont découvert
qu'“ Israël a effectué 175 tentatives de liquidation, pas
moins ” - une tous les cinq jours-, et tué ainsi
235 personnes, dont 156 étaient suspectées de crimes. “ Il
nous est très douloureux de le dire ”, écrivaient ces juristes,
niais “ une telle politique cohérente, étendue, de liquida-
tions ciblées est proche d'un crime contre l'humanité ” 26.
Ils n'ont pas tout à fait raison. Effectuée par les mauvais,
la liquidation est un crime, mais c'est un acte d'autodéfense
justifié, quoique regrettable, si elle est réalisée par un client.
Elle établit même des normes pour le “ patron nommé
"partenaire" 27 ”, qui donne le feu vert. Le patron s'est lui-
même servi du précédent d'Israël, et en a été vivement
applaudi, quand il a assassiné d'un tir de missile un suspect
au Yémen, ainsi que cinq autres personnes qui se trouvaient
non loin de là. Cette frappe avait été “ fort commodément
programmée [comme une] surprise d'octobre [ ... ] afin de
montrer le président en exercice sous son plus beau jour à la
veille des élections de mi-mandat ” et d'offrir “ un avant-
goût de la suite ”28.
Un exemple d'une tout autre portée en matière d'établisse-
ment de normes a été le bombardement par Israël du réacteur
irakien Osirak en juin 1981. Au début, l'attaque fut critiquée
comme une violation du droit international. Puis, Saddam.
Hussein ayant basculé, en août 1990, du statut d'ami très
cher à celui d'ordure innommable, la réaction au bombar-
dement d'Osirak changea aussi. L'ancien crime (mineur) se
mua en norme respectée, et on le couvrit d'éloges pour avoir
entravé le programme d'armes nucléaires du dictateur
irakien.
Cette norme a cependant nécessité l'évacuation de quelques
faits gênants. Peu après le bombardement de 1981, le site

39

(DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?)

d'osirak a été inspecté par un expert de première grandeur en


physique nucléaire, Richard Wilson, alors président du dépar-
tement de physique de l'université Harvard. Il a conclu que les
installations bombardées n'étaient pas adaptées à la Production
de plutonium, contrairement à ce qu'avait affirmé Israël - à la
différence du réacteur israélien de Dimona qui aurait produit,
dit-on, plusieurs centaines d'armes nucléaires. Cette conclu-
sion a été confirmée par le physicien irakien chargé du travail
expérimental sur le réacteur avant le bombardement, Imad
Khadduri, qui s'est plus tard réfugié à l'étranger. Il a lui aussi
déclaré que le réacteur Osirak n'était pas adapté à la produc-
tion de plutonium, mais qu'après le bombardement israélien
de 1981 l'Irak avait pris “ la ferme décision de passer aussi
vite que possible au nucléaire militaire ”. Khadduri estimait
qu'il aurait fallu à l'Irak plusieurs décennies pour obtenir la
quantité requise de matière fissile utilisable si le programme
n'avait pas été considérablement accéléré à la suite du
bombardement. “ L'attaque d'Israël a renforcé la détermina-
tion des Arabes à produire des armes nucléaires ”, conclut
Kenneth Waltz. “ Loin de mettre un terme à la carrière
nucléaire de l'Irak, elle lui a permis d'obtenir le soutien
d'autres États arabes pour la poursuivre 29.”
Quoi qu'il en soit, grâce à l'invasion du Kowèit par l'Irak
dix ans plus tard, la norme créée en 1981 par Israël est
aujourd'hui bien établie. Et si le bombardement d'Osirak a
en réalité accéléré la prolifération des ADM, cela ne ternit
en rien cette initiative et ne donne aucune leçon sur les
conséquences du recours à la force en violation des concep-
tions démodées du droit international - conceptions qu'il
faut évidemment mettre au rancart, puisque le mépris
qu'elles inspirent au patron a démontré qu'elles n'étaient
“ que du vent ”. Désormais, les États-Unis, leur client israé-
lien et peut-être quelques autres pays très privilégiés pour-
ront faire usage de cette norme à leur gré.

L'état de droit

La grande stratégie s'étend au droit national américain-


Comme dans beaucoup d'autres Pays, le gouvernement a
profité des atrocités terroristes du 11 septembre pour disci-
pliner sa propre population. Après le 11 septembre, et
souvent dans des cas en rapport discutable avec le terro-_
risme. L'administration Bush a revendiqué et exercé le droit
de déclarer des personnes - dont des citoyens américams -
“ combattants ennemis ” ou “ suspects de terrorisme ”, de
les incarcérer sans inculpation ni accès à un avocat ou à leur
famille. et cela jusqu'au jour où la Maison-Blanche estimera
avoir gagné sa "guerre contre le terrorisme". c'est-à-dire
indéfiniment. Le département de la Justice d'Ashcroft
estime “ fondamental [que] si l'on détient quelqu'un en
qualité de combattant ennemi, on ne lui [permette] évidem-
ment aucun contact avec les membres de sa famille ni avec
un avocat ”. Ces prétentions du pouvoir exécutif ont été en
partie soutenues par les tribunaux qui ont jugé “ qu'en
temps de guerre un président peut détenir indéfiniment un
citoyen des États-Unis fait prisonnier sur le champs de
bataille en tant que combattant ennemi et lui interdire de
voir un avocat ”30.
Le traitement des “ combattants ennemis - dans le camp-
prison américain de Guantanamo, sur une zone encore
occupée de l'île de Cuba, a suscité de très vives protesta-
sions de la part des organisations de défense droits de
l'homme et de bien d'autres. Même l'inspecteur général du
département de la Justice a écrit un rapport cinglant, que le
département a ignoré. Après la conquête de l'Irak, on a vite
entendu dire que les prisonniers irakiens étaient soumis à un
traitement similaire : bâillonnés, enchainés,. cagoulés,
battus, “ à la manière des Afghans et des autres prisonniers
détenus à Guanmamo à Cuba - traitement contestable en

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

soi dans le cadre du droit international ”, pour le dire genti-


ment. La Croix-Rouge a protesté fermement contre le refus
du haut commandement américain de la laisser accéder aux
prisonniers de guerre, en violation des conventions de
Genève, et aux civils capturés". De plus, les mots sont ici
capricieux. Le “ combattant ennemi ” peut être toute
personne que les États-Unis choisissent d'attaquer, sans
aucune preuve crédible, comme le reconnaît Washington".
Un projet confidentiel intitulé Domestic Security Enhan-
cement Act of 2003 (loi de renforcement de la sécurité inté-
rieure de 2003), parvenu par une fuite au Center for Publie
Integrity*, éclaire la pensée du département de la Justice. Ce
“ nouvel assaut contre nos libertés civiles ” étend considéra-
blement les pouvoirs de l'État, écrit Jack Balkin, professeur
de droit à l'université Yale. Il mine les droits constitution-
nels en permettant à l'État de retirer la nationalité améri-
caine à toute personne accusée de fournir un “ soutien
matériel ” à une organisation figurant sur la liste noire de
l'attorney général**, même si elle ne savait absolument pas
que ladite organisation avait été mise sur une liste noire.
“ Donnez quelques dollars à une oeuvre de charité musul-
mane qu'Ashcroft considère comme une organisation terro-
riste, écrit Jack Balkin, et vous serez peut-être dans le
prochain avion pour quitter le pays. ” “ L'intention de
renoncer à la nationalité n'a pas besoin de s'exprimer par
des mots ”, affirme le projet “ elle peut être induite du
comportement ” - induite par l'attorney général, dont nous
devons respecter le jugement, en toute confiance. Certains
ont fait des rapprochements avec les jours les plus sombres

----------------

* Organisation à but non lucratif basée à Washington, fondée par


Charles Lewis en 1989 pour promouvoir le journalisme d'investigation
et de service public aux États-Unis et dans le monde. (NdT.)
**Ministre de la Justice américain. (NdT)

42

LA GRANDE STRATÉGIE...

du maccarthysme, mais ces nouvelles propositions sont plus


extrémistes. Le projet élargit aussi les pouvoirs de
surveillance sans autorisation d'un tribunal, permet les
arrestations secrètes, et met encore davantage l'Etat à l'abri
du regard des citoyens, point très important pour les étatistes
réactionnaires du régime Bush H. “ Il n'existe aucun droit
civil - pas même le précieux droit de citoyenneté - que cette
administration ne violera pas pour étendre encore son
contrôle sur la vie américaine ”, conclut Balkin".
Il paraît que le président Bush a sur son bureau un buste
de Winston Churchill que lui a offert son ami Tony Blair.
Churchill avait quelques idées sur le sujet:

Si l'exécutif a le pouvoir de jeter un homme en prison


sans formuler contre lui aucune accusation reconnue par la
loi, et en particulier s'il lui refuse le droit d'être jugé par ses
pairs, on est au comble de l'odieux. C'est le fondement de
tout régime totalitaire, qu'il soit nazi ou communiste 34.

Les pouvoirs que réclame l'administration Bush vont bien


au-delà de ces odieuses pratiques. L'avertissement de Chur-
chill contre ces abus de l'exécutif, à des fins préventives ou
de renseignement, a été formulé en 1943, date où la Grande-
Bretagne risquait d'être détruite par la plus abominable
entreprise de massacre de masse de l'histoire de l'humanité.
Peut-être certains, au département de la Justice, voudront-ils
méditer les pensées de l'homme dont le buste regarde leur
chef tous les jours.

Les institutions et la légalité internationales

La grande stratégie impériale évacue de facto “ l'état de


droit international en tant qu'objectif politique premier ”,
souligne une analyse critique de lAmerican Acaderny of

DOMINER LE MONDE OU SAUV...

Arts and Sciences, qui relève que ni le droit international ni


la Charte de l'ONU ne sont même mentionnés dans la Stra-
tégie de sécurité nationale. “ La primauté du droit sur la
force, [qui] a été l'un des grands fils conducteurs de la poli-
tique étrangère américaine depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale ”, disparaît de la nouvelle stratégie. Autres
“ quasi disparues ” : les institutions internationales, “ qui
étendent la portée du droit, s'efforcent de contenir le puis-
sant et de donner un moyen d'expression au faible ”. Désor-
mais, la force règne, et les États-Unis l'exerceront comme
ils le jugeront bon. Cette stratégie, concluent les auteurs de
l'étude, va accroître “ la motivation des ennemis des États-
Unis pour agir [en fonction de leur] rancoeur [croissante]
contre ce qu'ils verront comme de l'intimidation ”. Ils cher-
cheront “ des moyens faciles et peu coûteux d'exploiter les
points vulnérables de l'Amérique ”, qui sont nombreux. De
tout cela, les stratèges de Bush ne se soucient guère, et en
voici un autre exemple: la Stratégie de sécurité nationale ne
contient qu'une seule phrase sur l'intensification des efforts
de désarmement négocié, pour lesquels l'administration n'a
que mépris". Dans la revue de l'American. Academy, deux
spécialistes des affaires internationales qualifient d'“ intrin-
sèquement provocateurs ” ces plans d“ affrontement géné-
ralisé et non d'ajustement politique ”. Et ils soulignent que
“ le choix manifeste des Etats-Unis de prendre l'initiative
du conflit armé pour acquérir un avantage national décisif ”
comporte d'immenses nsques36. Beaucoup sont de cet avis,
même en ne pensant qu'à leur propre intérêt.
Ce qu'écrit l'American Academy au sujet de la primauté
du droit sur la force dans la politique américaine appelle de
sérieuses réserves. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le
gouvernement des États-Unis a suivi la pratique habituelle
des États puissants : il a régulièrement préféré la force au
droit quand ce choix était jugé conforme à “ l'intérêt

44

LA GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE

national ”, terme technique désignant les intérêts parti-


culiers des secteurs qui ont les moyens de déterminer la
politique. Pour le monde anglo-américain, cette évidence
remonte à Adam Smith. Celui-ci condamnait violemment
les “ marchands et industriels ” d'Angleterre, qui étaient
“ de loin les principaux architectes ” de la politique et
faisaient en sorte que leurs intérêts propres soient “ particu-
lièrement soignés ”, si “ douloureux ” que pût en être l'effet
sur les autres, dont les victimes de leur “ sauvage injustice ”
à l'étranger et aussi le peuple anglais". Les évidences savent
rester vraies.
L'idée que l'élite dominante se fait de l'ONU a été bien
formulée en 1992 ar Francis Fukuyama, qui avait servi au
département d'Etat sous Reagan et Bush. Les Nations unies
sont “ parfaitement utilisables en tant qu'instrument de
11unilatéralisme américain, et pourraient constituer, en fait, le
mécanisme essentiel par lequel cet unilatéralisme s'exercera
dans l'avenir ”. Sa prédiction s'est révélée juste, probable-
ment parce qu'elle était fondée sur une pratique cohérente
qui remonte aux premiers jours des Nations unies. À cette
époque, l'état du monde garantissait que l'ONU serait prati-
quement un instrument de la puissance américaine. L'institu-
tion était alors très admirée, même si elle a ensuite inspiré à
l'élite une antipathie croissante. Ce renversement a plus ou
moins suivi le cours de la décolonisation, qui a ouvert un
petit espace à la “ tyrannie de la majorité ” - c'est-à-dire à
des préoccupations extérieures aux centres de pouvoir
concentré que la presse d'affaires appelle le “ gouvernement
mondial de fait ” des “ maîtres de l'univers ”38.
Quand, sur des questions importantes pour l'élite, les
Nations unies sortent du rôle d'“ instrument de 1'unilatéra-
lisme américain ”, elles ne comptent plus. Il en existe de
nombreuses illustrations, dont le nombre record de veto.
Depuis les années 1960, les États-Unis ont été, de très loin,

45
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANETE ?

les principaux utilisateurs du droit de veto au Conseil de


sécurité sur une large gamme de problèmes, y compris
contre des résolutions qui appelaient des États à respecter le
droit international. La Grande-Bretagne est deuxième, la
France et la Russie très loin derrière. Et même ce bilan
déforme la réalité, car la puissance colossale de Washington
impose souvent l'édulcoration des résolutions auxquelles il
fait objection, ou interdit totalement l'inscription à l'ordre
du jour de questions cruciales - comme les guerres qu'il a
menées en Indochine, pour citer un exemple qui n'était pas
un souci secondaire dans le monde.
Saddam Hussein a été justement condamné pour ne pas
avoir pleinement respecté de nombreuses résolutions du
Conseil de sécurité. On a beaucoup moins souligné que les
États-Unis ont rejeté les mêmes résolutions. La plus impor-
tante, la 687, appelait à mettre fin aux sanctions quand le
Conseil de sécurité jugerait l'Irak en conformité, puis à
continuer d'éliminer du Moyen-Orient les ADM et les
systèmes balistiques (article 14, référence codée à Israël). Il
n'y a jamais eu la moindre chance de voir les États-Unis
accepter l'article 14, et il a été retiré de la discussion.
A cette occasion, le président Bush 1 et son secrétaire
d'État James Baker ont annoncé immédiatement que les
États-Unis rejetaient aussi la clause essentielle de la résolu-
tion 687: ils s'opposaient même “ à un assouplissement des
sanctions tant que Saddam Hussein [était] au pouvoir ”.
Clinton fit de même. Son secrétaire d'État, Warren Christo-
plier, écrivit en 1994 que le respect des résolutions par l'Irak
“ ne suffirait pas à justifier la levée de l'embargo ”, ce qui
revenait, observe Dilip Hiro, à “ changer les règles unilaté-
ralement ”39. L'utilisation par Washington des inspecteurs
de l'ONU (PUNSCOM) pour espionner l'Irak discrédita
aussi les inspections, auxquelles l'Irak mit fin quand Cliton
et Blair le bombardèrent en décembre 1998 au mépris de la

46

LA GRANDE STRATÉGIE; IMPÉRIALE

volonté des Nations unies. Ce qui sortirait de ces inspections


n'était une certitude que pour les idéologues de tous bords.
Mais il fut toujours clair que le désarmement par les inspec-
teurs internationaux n'était pas l'objectif des Etats-Unis et
de la Grande-Bretagne, et que les deux États guerriers ne se
plieraient pas aux résolutions pertinentes de l'ONU.
Certains commentateurs ont souligné qu'Israël détenait le
record des violations. La Turquie et le Maroc, alliés des
États-Unis, ont aussi violé davantage de résolutions du
Conseil de sécurité que l'Irak. Celles-ci portaient sur des
questions de la plus haute importance : agressions,
méthodes dures et brutales dans le cadre d'une occupation
militaire longue de plusieurs décennies, infractions graves
aux conventions de Genève (ce sont des crimes de guerre en
droit américain) et autres problèmes plus sérieux qu'un
désarmement incomplet. Les résolutions concernant l'Irak
se réfèrent aussi à la répression intérieure, et à cet égard le
bilan de Saddam Hussein était atroce, mais il ne s'agissait
(malheureusement) que d'un point secondaire, comme le
montre assez le soutien que les hommes aujourd'hui au
pouvoir à Washington lui ont accordé autrefois, longtemps
après ses pires crimes et la guerre contre l'Iran. Les résolu-
tions concernant Israël ne sont pas votées sous le
chapitre VII, qui impliquerait la menace de la force, mais
toute proposition de ce genre se heurterait immédiatement
au veto des États-Unis.
Le veto soulève un autre point important, absent des
débats sur le respect incomplet des résolutions du Conseil de
sécurité par l'Irak. Il est évident que, si l'Irak avait eu le
droit de veto, il n'aurait violé aucune résolution. Et tout
aussi évident qu'une analyse sérieuse des défis au Conseil
de sécurité doit prendre en compte les veto, forme la plus
extrême de non-respect. Mais ce petit exercice est exclu, en
raison des conclusions qui s'ensuivraient aussitôt.

47

DOMINER LEmONDE OU SAUVER LA ...

Le problème du veto n'a pas été totalement ignoré


pendant la préparation de l'invasion de l'Irak. Lorsque la
France menaça d'opposer son veto à une déclaration de
guerre de l'ONU, elle fut vertement condamnée. “ Ils ont dit
qu'ils opposeraient leur veto à tout ce qui pourrait forcer
Saddam à rendre des comptes ”, résuma Bush, avec son
souci habituel de la vérité, quand il lança son ultimatum au
Conseil de sécurité le 16 mars 2003. L'injuste conduite de la
France suscita beaucoup de fureur. On parla d'imposer des
sanctions au pays qui ne prenait pas ses ordres à Crawford,
Texas. Plus généralement, la menace de veto non américain
est un scandale, qui révèle l'“ échec de la diplomatie ” et le
comportement lamentable des Nations unies. Voici un juge-
ment choisi pratiquement au hasard: “ Si des puissances
secondaires manoeuvrent pour transformer le Conseil en
forum afin de contrebalancer la puissance américaine par
des votes, des mots et des appels publics, elles ne feront
qu'éroder davantage sa légitimité et sa crédibilité ”, estime
Edward Luck, directeur du Center on Intemational, Organi-
zation de l'université Columbia 40. L'usage routinier du veto
par le champion du monde est en général ignoré ou mini-
misé, parfois salué comme preuve de la fermeté morale d'un
Washington retranché sur ses principes. Mais on n'entend
jamais dire que cette attitude pourrait éroder la légitimité et
la crédibilité des Nations unies.
Ne nous étonnons donc pas qu'un haut responsable de
l'administration Bush ait déclaré en octobre 2002 : “ Nous
n'avons pas besoin du Conseil de sécurité ”I donc, s'“ il
veut rester dans le jeu, il doit nous accorder un droit
semblable ” à celui que venait d'octroyer le Congrès : le
droit d'utiliser la force à volonté. Cette position a été
approuvée par le président et par le secrétaire d'État Colin
Powell, qui a ajouté: “ Naturellement, le Conseil peut
toujours quitter le jeu et continuer à discuter ”, mais ;- nous

48

LA GRANDE STRATÉGIE, IMPÉRIALE

avons autorité pour faire ce que nous jugeons nécessaire ”.


Washington a accepté de soumettre une résolution au
Conseil de sécurité (la 1441), mais sans laisser le moindre
doute sur l'insignifiance de cette démarche: “ Quelles que
soient les aménités diplomatiques, M. Bush a dit clairement
que la résolution lui donnait toute l'autorité dont il avait
besoin pour agir contre l'Irak si M. Hussein se dérobait ”,
ont noté des correspondants de presse. “ Washington
consulterait les autres membres du Conseil de sécurité, mais
n'estimerait pas nécessaire d'obtenir leur approbation. ”
Faisant écho à Powell, Andrew Card, le secrétaire général
de la Maison-Blanche, a résumé: “ Les Nations unies
peuvent se réunir et discuter, mais nous n'avons pas besoin
de leur permission 41. ”
Le “ respect sincère pour l'opinion de l'humanité ” qui
animait l'administration lorsqu'elle a expliqué “ les raisons
qui [l']obligeaient ” à agir a été de nouveau souligné quand
Powell s'est adressé quelques mois plus tard au Conseil de
sécurité pour annoncer que Washington avait l'intention de
partir en guerre. “ Les hauts responsables américains
tenaient absolument à ce que son exposé ne soit pas inter-
prété comme faisant partie d'un effort prolongé pour obtenir
un soutien à une résolution autorisant l'usage de la force ”,
rapporta la presse internationale. “ Nous n'allons pas négo-
cier sur une seconde résolution, déclara l'un de ces hauts
responsables, parce que nous n'en avons pas besoin. [ ... ] Si
le reste du Conseil veut nous rattraper, peut-être ferons-nous
une petite pause pour signer au bas du texte ”, mais pas
plus 42. Le monde était donc averti : Washington emploierait
la force quand il voudrait; le cercle de discussion pouvait
“ rattraper ” l'entreprise et se joindre à elle, ou subir avec
toutes ses conséquences le destin de ceux qui ne sont pas
“ avec nous ” et qui sont donc “ avec les terroristes ”, selon
les termes de l'alternative posée par le président.

49

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

Bush et Blair ont montré ouvertement leur mépris pour le


droit et les institutions internationales lors de leur sommet
dans une base militaire américaine des Açores, où ils ont été
rejoints par le Premier ministre espagnol José Maria Aznar.
Les dirigeants des États-Unis et de la Grande-Bretagne “ ont
lancé un ultimatum ” au Conseil de sécurité des Nations
unies : capitulez dans les vingt-quatre heures ou nous enva-
hirons l'Irak et imposerons le régime de notre choix sans
votre aval insignifiant, et nous le ferons - c'est le point
crucial - que Saddam. Hussein et sa famille aient ou non
quitté le pays. Notre intervention est légitime, a déclaré
Bush, parce que “ les États-Unis d'Amérique ont le droit
souverain d'utiliser la force pour assurer leur sécurité natio-
nale ”, menacée par l'Irak avec ou sans Saddam. Les
Nations unies sont hors jeu parce qu'“ elles n'ont pas été à
la hauteur de leurs responsabilités ” - qui consistent à obéir
aux ordres de Washington. Les États-Unis “ feront respecter
les justes exigences du monde ”, même si le monde s'y
oppose a une écrasante majorité 43.
Washington prit aussi la peine de bien montrer que les
déclarations officielles étaient fondamentalement creuses,
afin que le monde entier le remarque. Le 6 mars, lors d'une
conférence de presse, le président déclara qu'il n'y avait
qu'“ une seule question: le régime irakien a-t-il ou non
désarmé totalement et sans condition comme l'exigeait la
résolution 1441 ? ”. Sur quoi il enchaîna immédiatement,
pour qu'il soit bien clair que la réponse à cette “ seule ques-
tion ” n'avait aucune importance : “ Quand il s'agit de notre
sécurité, nous n'avons besoin de la permission de per-
sonne. ” Les inspections des Nations unies et les délibéra-
tions du Conseil de sécurité étaient donc une farce, et même
un respect total des résolutions intégralement vérifié ne
changerait rien. Quelques jours plus tôt, Bush avait déclaré
négligeable la réponse à la “ seule question ” : les États-

50

LA GRANDF STRATÉGIE IMPÉRIALE

Unis institueraient le régime de leur choix même si Saddam


désarmait complètement et même s'il quittait le pays avec
ses séides, comme ce fut souligné lors du sommet des
Açores 44.
En fait, on avait déjà pu noter le mépris présidentiel pour
la “ seule question ”. Quelques mois auparavant, Ari Fleis-
cher, le porte-parole de la Maison-Blanche, avait déclaré à
la presse: “ La politique des États-Unis est le changement
de régime, avec ou sans inspecteurs. ” “ Changement de
régime ” ne veut pas dire passage au régime que les Irakiens
pourraient préférer, mais passage à celui que le conquérant
imposera en l'appelant “ démocratique ”, conformément à
l'usage courant (même la Russie instaurait des “ démocra-
ties populaires ”). Plus tard, alors que la guerre était en
cours, Fleischer rendit à la “ seule question ” son statut
primordial: la possession d'ADM par l'Irak “ a été et reste
la raison de cette guerre ”. Tandis que Bush présentait sa
position contradictoire lors de sa conférence de presse, le
ministre des Affaires étrangères britannique Jack Straw
déclarait: si Saddam. Hussein désarme, “ nous acceptons
que le gouvernement de l'Irak reste en place ”, donc la
“ seule question ” est le désarmement ; parler de “ libéra-
tion ” et de “ démocratie ”, ce n9 est que du vent, et la
Grande-Bretagne ne soutiendra pas Bush s'il fait la guerre
sur ces bases-là - à cela près, elle ne le cachait pas, que la
Grande-Bretagne ferait ce qu'on lui dirait 45.
Pendant ce temps, Colin Powell infirmait la déclaration
du président selon laquelle les États-Unis prendraient de
toute façon le contrôle de l'Irak: “ La question est simple-
ment: Saddam Hussein a-t-il pris la décision stratégique,
politique, de respecter les résolutions du Conseil de sécurité
des Nations unies [et] de se débarrasser de ses armes de
destruction massive ? Tout est là. [ ... 1 Voilà la question. Il
ni, y en a pas d'autres. ” Retour, donc, à la “ seule question ”,

51

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA 11LANFTE?

rejetée par le président cinq jours plus tôt et encore le lende,


main. Quand l'invasion commença, Powell revint à la
“ seule question ”. L'Irak “ a été attaqué parce qu'il a violé
ses "obligations internationales" inscrites dans l'accord de
capitulation de 1991, qui exigeait qu'il révèle et détruise ses
armes dangereuses ” 46. Tout ce qu'on a pu déclarer d'autre
est donc sans importance : les États-Unis vont décider unila-
téralement qu'il ne faut pas laisser les inspecteurs faire leur
travail, et que l'accord de 1991 les autorise à recourir à la
force, alors qu'il dit expressément le contraire.
Prenons un autre jour et un autre publie, et le but est alors
la “ libération ” et la “ démocratie ”, pas seulement pour
l'Irak mais pour toute la région, un “ noble rêve ”. Le
message est clair: nous ferons ce que nous voudrons, en
donnant tous les prétextes qui nous tomberont sous la main.
Et vous “ rattraperez ”, sinon...
Ce qui reste inexpliqué, c'est pourquoi la menace des
ADM est devenue si sérieuse après septembre 2002, alors
qu'avant cela Condoleezza Rice, conseillère à la Sécurité
nationale, acceptait l'idée partagée par tous : “ S'ils
acquièrent des ADM, ils ne pourront pas s'en servir, car
toute tentative de le faire leur vaudrait d'être anéantis en
tant que nation 47. ”
Etre “ contre nous ” peut exposer à de graves sanctions.
“ Nous rattraper ” et rester “ dans le jeu ” rapporte des
profits substantiels. De hauts responsables américains ont
été envoyés dans les pays membres du Conseil de sécurité
Pour “ inciter leurs dirigeants à voter avec les États-Unis sur
l'Irak, faute de quoi ils risquaient "de le payer cher" ”,
propos qui n'étaient pas à prendre à la légère pour des pays
fragiles “ dont les problèmes intéressaient fort peu avant
qu'ils atterrissent sur les sièges du Conseil ”. Les diplo-
mates mexicains ont essayé d'expliquer aux émissaires de
Washington que le peuple “ dans son écrasante majorité

52

LA GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE

[était] opposé à la guerre ”, mais l'argument a été jugé


ridicule 48.
Un problème spécial se posait dans certains pays:
“ Ayant succombé à la pression populaire et embrassé la
démocratie, ils ont maintenant une opinion publique dont ils
doivent tenir compte. ” Prendre au sérieux les formes démo-
cratiques pourrait leur valoir l'étranglement économique. En
revanche, “ M. Powell a bien fait comprendre que les alliés
militaires et politiques des États-Unis bénéficieraient de
largesses ”. Simultanément, Ari Fleischer “ a formellement
démenti ” que Bush ait négocié des votes en offrant quoi
que ce fût en échange - “ suscitant l'hilarité des correspon-
dants de presse ”, rapporte le Wall Street Journal 49.
Les récompenses pour l'obéissance aux ordres ne sont pas
seulement d'ordre financier ; elles comprennent aussi
l'autorisation d'intensifier les atrocités terroristes. Le prési-
dent russe Vladimir Poutine, dont on dit que les relations
avec Bush sont particulièrement cordiales, a reçu “ un signe
d'approbation diplomatique à la répression russe contre les
séparatistes tchétchènes - initiative que certains analystes
aux États-Unis et au Moyen-Orient jugent potentiellement
nuisible aux intérêts américains à long terme ”. On pourrait
imaginer plusieurs autres raisons de s'inquiéter du soutien
de Washington au terrorisme d'État. Pour qu'il soit bien
clair que ces réflexions-là sont “ hors sujet ”, au moment où
Poutine recevait son feu vert le directeur d'une oeuvre de
charité musulmane a été condamné par un tribunal fédéral
pour avoir envoyé des fonds aux Tchétchènes qui résistent à
l'effroyable occupation militaire russe. Ce directeur a aussi
été accusé d'avoir financé des ambulances pour la Bosnie,
crime apparemment commis à peu près au moment où
Clinton envoyait par avion en Bosnie des activistes d'Al-
Qaida et du Hezbollah pour soutenir le camp américain dans
les guerres en cours 50.

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?


On a offert à la Turquie des incitations du même ordre:
un énorme apport financier et le droit d'envahir le nord de
l'Irak, kurde. Or la Turquie ne s'est pas pleinement soumise,
elle a donné à l'Occident une remarquable leçon de démo-
cratie qui a provoqué une immense fureur et, comme l'a
aussitôt annoncé sur un ton tranchant le secrétaire d'État
Powell, une punition immédiate pour ce méfai 51.
Les “ aménités diplomatiques ” sont faites pour ceux qui
préfèrent être abusés. C'est le cas de l'apparent soutien des
membres du Conseil de sécurité à la résolution 1441
proposée par les États-Unis, soutien qui est en réalité une
soumission : les signataires ont compris ce qui se passerait
s'ils ne l'accordaient pas. Dans les systèmes juridiques
dignes de ce nom, un consentement donné sous la contrainte
n'est pas valable. Dans les affaires internationales, on
l'honore sous le nom de diplomatie.
Après la guerre d'Irak les Nations unies se sont à
nouveau révélées “ hors jeu ” : leur “ système de commerce
compliqué pour l'Irak ” posait problème au niveau des
contrats octroyés aux compagnies américaines sous l'occu-
pation militaire des États-Unis. Ce système avait en fait été
imposé par les États-Unis dans le cadre de leur régime de
sanctions, qui n'était soutenu par pratiquement aucun autre
pays à l'exception de la Grande-Bretagne. Mais il était à
présent devenu gênant. Les États-Unis voulaient donc, pour
citer un “ diplomate de la coalition ”, “ lancer le message
suivant: "Nous venons ici [au Conseil de sécurité] parce
que nous le voulons bien, pas parce que nous le devons" ”.
Le problème de fond, de l'avis général de tous les diplo-
mates, est: “ Jusqu'à quel point va-t-on donner carte
blanche aux États-Unis pour gérer le pétrole irakien et
instaurer un nouveau régime ? ” Washington exige d'avoir
carte blanche. Les autres pays, une large partie de la popula-
tion américaine et (pour autant qu'on puisse le savoir) le

54

LA GRANDE sTRATÉGiE IMPÉRIALE

peuple irakien préfèrent “ étendre là-bas la supervision des


Nations unies ” et “ normaliser les relations diplomatiques
et économiques de l'Irak ”, ainsi que ses affaires intérieures,
dans ce cadre 52.
A travers toutes ces fluctuations de justifications et de
prétextes, un seul principe reste immuable : à la fin, les
États-Unis doivent avoir le contrôle effectif de l'Irak,
derrière une certaine façade démocratique si c'est faisable.
Que “ l'ambition impériale de l'Amérique ” s'étende au
monde entier après l'effondrement de son seul grand rival
ne devrait guère surprendre - inutile de préciser que beau-
coup l'ont précédée dans cette voie, avec des conséquences
qu'il n'est pas très agréable de rappeler. Mais la situation
actuelle est différente. Il n'y a jamais eu dans l'histoire quoi
que ce soit de comparable, même de loin, à ce quasi-mono-
pole des instruments de la violence à grande échelle entre
les mains d'un seul État. Raison de plus pour soumettre ses
pratiques et ses doctrines opératoires à un examen particu-
lièrement attentif.

Les inquiétudes des élites

Au sein des cercles de l'establishment, l'inquiétude a été


considérable: on craignait fort que “ l'ambition impériale
de l'Amérique ” ne représente une grave menace même
pour sa propre population. L'alarme a atteint de nouveaux
sommets quand l' administration Bush s'est autodéclarée
“ État révisionniste ”, décidé à diriger le monde en perma-
nence. Les États-Unis devenaient ainsi, de l'avis de certains,
“ une menace pour eux-mêmes et pour l'humanité ”, sous la
direction de “ nationalistes radicaux ” recherchant “ une
domination mondiale unilatérale par la supériorité militaire
absolue ”". Beaucoup d'autres, dans les courants politiques

55

DOMINER LE MONDE OU ...

dominants, ont été atterrés par l'aventurisme et l'arrogance


des nationalistes radicaux, qui ont repris le pouvoir qu'ils
avaient déjà exercé pendant les années 1980 mais opèrent
aujourd'hui avec moins de contraintes extérieures.
Ces inquiétudes ne sont pas entièrement nouvelles.
Pendant les années Clinton, le célèbre expert en sciences
politiques Samuel Huntington avait relevé que, dans
beaucoup de pays, les États-Unis étaient en passe “ de
devenir la superpuissance voyou, [perçue comme] la plus
grave menace extérieure à leur société ”. Même mise en
carde chez Robert Jervis, alors président de l'American
Political Science Association: “ Aux yeux d'une bonne
partie du,monde, le premier "État voyou" aujourd'hui, ce
sont les Etats-Unis. ” Ils prévoyaient - et d'autres aussi -
l'émeraence possible de coalitions pour contrebalancer la
superpuissance voyou, avec tous les dangers que cela
impliquait 54.
Parmi les experts en politique étrangère, plusieurs
grandes figures ont fait remarquer que les cibles potentielles
de l'ambition impériale américaine n'allaient probablement
pas se contenter d'attendre l'anéantissement. Ces pays
“ savent qu'on ne peut tenir en respect les États-Unis que
par la dissuasion ”, a écrit Kenneth Waltz, et que “ les armes
de destruction massive sont le seul moyen de [les]
dissuader ”. La politique de Washington conduit donc à la
prolifération des ADM, conclut-il, évolution qu'accélère la
volonté américaine de démanteler les mécanismes interna-
tionaux qui restreignent le recours à la force. Ces avertisse-
ments ont été répétés quand Bush se préparait à attaquer
l'Irak. Pour Steven Miller, d'autres pays allaient “ probable-
ment en conclure que les armes de destruction massive sont
nécessaires pour dissuader les interventions américaines ”.
Selon un autre éminent spécialiste, la “ stratégie générale de
guerre préventive ” risquait fort d'“ inciter irrésistiblement

56

LA GRANDESTRATÉGIE IMPÉRIALE

à déployer des armes de terreur et de destruction massive ”


comme moyens de dissuasion contre “ l'usage sans entraves
de la puissance américaine ”. Beaucoup ont souligné l'élan
probable qui serait donné aux programmes d'armement
nucléaire iraniens. Enfin, pour Selig Harrison, “ la leçon
qu'ont tirée les Nord-Coréens de l'Irak est sans nul doute
qu'ils ont besoin d'une force de dissuasion nucléaire ” 55.
En cette fin d'année 2002, Washington inculquait aux
pays du monde un principe désastreux -. si vous voulez vous
défendre contre nous, vous feriez mieux d'imiter la Corée du
Nord et de nous opposer une menace militaire crédible - en
l'occurrence conventionnelle: artillerie pointée sur Séoul et
sur les troupes américaines proches de la zone démilitarisée.
Nous allons partir avec enthousiasme à l'assaut de l'Irak
parce que nous savons que c'est un pays dévasté et sans
défense. Mais la Corée du Nord, bien que la dictature y soit
encore pire et immensément plus dangereuse, n'est pas une
cible convenable tant qu'elle peut nous faire beaucoup de
mal. La leçon aurait difficilement pu être plus frappante.
Autre motif d'inquiétude: la “ seconde superpuissance ”,
l'opinion publique. Si le “ révisionnisme ” des dirigeants
américains était sans précédent, l'opposition qu'il a suscitée
l'a été aussi. On fait souvent un parallèle avec le Vietnam.
La question habituelle - “ Où est passée la tradition de
protestation et de contestation ? ” - montre avec quelle effi-
cacité on “ nettoie ” l'histoire et combien on mesure mal,
dans de nombreux milieux, l'évolution de l'esprit public au
cours des quarante dernières années. Une comparaison
précise est instructive. En 1962, il n'y avait aucune protesta-
tion publique. Or, cette année-là, l'administration Kennedy
avait annoncé qu'elle envoyait FUS Air Force bombarder le
Sud-Vietnam, qu'elle commençait à exécuter des plans de
regroupement de millions de personnes dans ce qui ressem-
blait fort à des camps de concentration, et qu'elle lançait une

57

DOMINER LE MONDE OU SAUV...

guerre chimique pour détruire les cultures vivrières et le


couvert végétal. Le mouvement protestataire n'a atteint un
niveau significatif que plusieurs années plus tard, après
l'envoi sur place de centaines de milliers de soldats améri-.
cains, la dévastation de régions à très forte densité démogra-
phique par des bombardements de saturation et l'extension
de l'agression à toute l'Indochine. Au moment où la protes-
tation est devenue importante, l'historien militaire spécia-
liste de l'Indochine Bernard Fall, foncièrement anti-
communiste, avait déjà écrit : “ le Vietnam en tant qu'entité
culturelle et historique [... ] est menacé d'extinction ”, car
“ la campagne meurt littéralement sous les coups de la plus
grande machine militaire jamais déchaînée sur une région de
cette taille 56 ”
En 2002, quarante ans plus tard, le contraste est frappant:
il y a eu une protestation populaire massive, déterminée, de
principe, avant même que la guerre soit officiellement
lancée. Sans les phénomènes spécifiques aux États-Unis - la
peur et les idées fausses sur l'Irak -, l'opposition d'avant
guerre y aurait probablement été aussi forte que partout
ailleurs. Cela reflète une montée régulière, au fil des ans, du
refus de tolérer l'agression et les atrocités, parmi bien
d'autres changements du même ordre.
Les dirigeants sont conscients de ces évolutions. En 1968,
la peur de l'opinion publique était si forte que les Joint
Chiefs of Staff* se demandaient si, en cas d'envoi de forces
supplémentaires au Vietnam, “ il en resterait assez pour
lutter contre des désordres civils ”. Le département de la
Défense craignait que de nouveaux déploiements de troupes
il s'agit de l'état-major général des forces armées américaines,
composé des quatre chefs d'état-major (US Army, US Navy, US Air
Force et Marine Corps) et présidé par un officier général issu de l'une de
ces armées (à l'exception du Marine Corps). (NdT.)

58

LA GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE

ne fassent courir le risque de “ provoquer une crise inté-


rieure de proportion sans précédent ” 54. L'administration
Reagan a tenté, au début, de suivre en Amérique centrale le
modèle du Sud-Vietnam de Kennedy, mais elle a reculé face
à une réaction imprévue de l'opinion publique qui menaçait
de compromettre des éléments plus importants de son
programme politique. Elle a donc préféré recourir au terro-
risme clandestin - clandestin dans la mesure où elle pouvait
plus ou moins le cacher au grand public. Quand Bush I
accéda au pouvoir en 1989, la réaction de l'opinion publique
était, là encore, très importante pour lui. Lorsqu'elles entrent
en fonctions, les administrations demandent en général aux
agences de renseignement une étude de la situation
mondiale. Ces analyses sont secrètes, mais, en 1989, le
passage concernant “ les cas où les États-Unis affrontent des
ennemis beaucoup plus faibles ” a filtré. Dans ces situa-
tions, insistaient les rédacteurs, les États-Unis devaient
“ remporter une victoire rapide et décisive ”. Tout autre
résultat serait “ embarrassant ” et pourrait “ compromettre
le soutien politique ”, dont on comprenait bien qu'il était
mince 58.
Nous ne sommes plus dans la décennie 1960, où la popu-
lation a toléré une guerre meurtrière et destructrice pendant
des années sans protestation visible. Les mouvements mili-
tants des quarante dernières années ont eu un effet civilisa-
teur important dans de nombreux domaines. Aujourd'hui, le
seul moyen d'attaquer un ennemi beaucoup plus faible est
de déchaîner contre lui une propagande l'assimilant à un
danger immédiat, ou peut-être l'accusant de perpétrer un
génocide, en comptant bien que la campagne militaire res-
semblera à peine à une vraie guerre.
Les élites s'inquiètent aussi de l'impact des nationalistes
radicaux de l'administration Bush sur l'opinion publique
mondiale, dont l'écrasante majorité était opposée à leurs

59
DOMINER LE MONDE, OU SAUVER LA PLANÈtE

plans de guerre et à leurs poses militantes. Ces facteurs ont


sûrement joué dans le recul général de la confiance à l'égard
des dirigeants qu'a révélé un sondage du Forum écono-
mique mondial publié en janvier 2003. Ce dernier montrait
que seuls les présidents des ONG jouissaient d'une
confiance nettement majoritaire. Venaient ensuite les hauts
responsables des Nations unies et les chefs spirituels/reli-
gieux, puis les dirigeants d'Europe occidentale et des insti-
tutions économiques, et juste après les chefs d'entreprise.
Enfin très loin, tout en bas, il y avait les gouvernants
américains 59.
Une semaine après la publication du sondage, le Forum
économique mondial annuel s'ouvrit à Davos (Suisse), mais
sans l'exubérance des années précédentes. “ Le climat s'est
assombri ”, nota la presse : pour les “ décideurs ”, la “ fête
planétaire ” était finie. Le fondateur du Forum économique
mondial, Klaus Schwab, en précisa la raison la plus immé-
diate : “ L'Irak sera le thème dominant de tous les débats. ”
Selon le Wall Street Journal, les collaborateurs de Colin
Powell lui confièrent avant son exposé que l'ambiance était
“ très mauvaise ” à Davos. “ Le choeur des plaintes interna-
tionales sur la marche des États-Unis à la guerre contre
l'Irak a connu un crescendo lors de ce rassemblement
d'environ 2 000 chefs d'entreprise, hommes politiques et
universitaires. ” Ces derniers ne furent pas transportés
d'aise par le “ nouveau message tranchant ” de Powell :
“ Quand nous aurons un sentiment fort sur un point, nous
prendrons l'initiative ”, même si personne ne suit. “ Nous
agirons même si les autres ne sont pas prêts à se joindre à
nous 60.”
Ce n'est pas pour rien que le thème de ce Forum écono-
mique mondial était “ Construire la confiance ”.
Dans son discours, Powell souligna bien que les États-
Unis se réservent “ le droit souverain d'intervenir militaire-

60

LA GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE

ment ” quand ils veulent et comme ils veulent. Personne


“ n'a confiance dans Saddam et dans son régime ”, ajouta-
t-il, ce qui était sûrement vrai, mais il ne citait pas certains
autres dirigeants dans lesquels on n'avait pas confiance non
plus. Powell certifia aussi à son public que les armes de
Saddam Hussein étaient “ conçues pour intimider les
de l'Irak ”, sans expliquer pourquoi les dits voisins
ne semblaient pas percevoir la menace 6l. Malgré leur
profond mépris Pour ce tyran sanguinaire, ceux-ci s'étaient
joints aux “ non-Américains qui restent perplexes
sur les raisons d'une telle obsession et d'une telle crainte de
Washington pour une puissance en définitive mineure dont
la richesse et la force ont été très amoindries par les
contraintes qu'a imposées la communauté internationale ”.
Conscients des terribles effets des sanctions sur la popula-
tion civile, ils savaient aussi que l'Irak était l'un des Etats
les plus faibles de la région: son économie et ses dépenses
militaires n'étaient qu'une fraction de celles du Koweît,
dont la population ne représente pas 10 % de celle de l'Irak,
et l'écart était encore plus prononcé avec ses autres
voisins 62. C'est pour ces raisons, entre autres, que les pays
limitrophes travaillaient à un rapprochement avec l'Irak
depuis quelques années, malgré la vive opposition des États-
Unis. Comme le département de la Défense et la CIA. ils
savaient “ parfaitement que l'Irak actuel ne représente
aucune menace pour quiconque dans la région, et encore
moins pour les Etats-Unis ”, et que “ prétendre le contraire
est une malhonnêteté ” 63.
Au moment où ils se sont réunis, “ les décideurs ” de
Davos avaient reçu des nouvelles encore plus désagréables
sur la “ construction de la confiance ”. Un sondage d'opi-
nion réalisé au Canada avait révélé que plus de “ 36 % des
Canadiens considéraient les Etats-Unis comme la plus
grande menace pour la Paix mondiale, tandis que 21 %

61

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANNETE?

seulement nommaient AI-Qaida, 17 % l'Irak et 14 % la


Corée du Nord ”. Et cela malgré une amélioration de
l'image générale des États-Unis au Canada, où les bonnes
opinions étaient montées à 72 % alors qu'elles avaient
abruptement chuté en Europe occidentale. Plus de 80 % des
Européens ayant répondu à un sondage informel organisé
par le magazine Time considéraient les États-Unis comme la
plus grande menace pour la paix mondiale. Même en suppo-
sant une marge d'erreur importante, ces chiffres sont specta-
culaires. Leur portée est amplifiée par les sondages
internationaux effectués simultanément sur la campagne
américano-britatinique en faveur d'une guerre en Irak.
“ Les messages en provenance des ambassades améri-
caines du monde entier se font pressants et inquiétants ”,
observa le Washington Post dans un article à la une. “ Beau-
coup de gens dans le monde ont de plus en plus tendance à
penser que le président Bush menace davantage la paix
mondiale que le président irakien Saddam Hussein. ” Et le
journal citait ces propos d'un responsable du département
d'État: “ Le débat ne porte pas sur l'Irak. Il existe une véri-
table angoisse dans le monde au sujet de notre puissance, et
de ce que l'on voit comme la brutalité, l'arrogance, l'unipo-
larité ” des actes de l'administration. Le titre était :
“ Danger en vue ? U monde considère le président Bush
comme une menace ”. Trois semaines plus tard, un grand
article de Newsweek, signé par son rédacteur en chef pour
les affaires étrangères, soulignait aussi que l'enjeu du débat
international n'était pas Saddam “ C'est l'Amérique et son
rôle dans le monde nouveau. [...] Même si elle réussit, une
guerre contre l'Irak résoudra peut-être le problème de l'Irak.
Elle ne résoudra pas le problème de l'Amérique. Ce qui
inquiète plus que tout les populations, c'est de vivre dans un
monde façonné et dominé par un seul pays - les États-Unis.

62

LA GRANDE Stratégie IMPÉRIALE

Et elles en sont venues à ressentir pour nous une méfiance et


une crainte profondes 65. ”
Après le 11 septembre, à une époque d'immense sympa-
thie et de solidarité mondiales avec les États-Unis, George
13ush a demandé : “ Pourquoi nous haissent-ils ? ” La ques-
tion était mal posée et la vraie interrogation a été à peine
traitée. Mais, un an plus tard, l'administration avait réussi à
apporter une réponse : “ C'est à cause de vous et de vos
collaborateurs, monsieur Bush, et de ce que vous avez fait.
Et si vous continuez, la peur et la haine que vous avez inspi-
rées vont peut-être s'étendre aussi au pays que vous avez
déshonoré. ” Sur ce point-là, on aurait du mal à ignorer les
preuves. Pour Oussama Ben Laden, c'est une victoire proba-
blement inespérée.

L'ignorance intentionnelle

Le postulat fondamental de la grande stratégie impériale,


qu'il est souvent jugé superflu de formuler tant sa vérité est
tenue pour évidente, est le principe directeur de l'idéalisme
wilsonien : nous - du moins les cercles d'où proviennent les
dirigeants et qui les conseillent - sommes bons, et même
nobles. Nos interventions procèdent donc nécessairement de
bonnes intentions, même si l'exécution est parfois mala-
droite. Pour citer les termes mêmes de Wilson, nous avons
des “ idéaux élevés ”, nous défendons “ la stabilité et la
justice ” et il est donc bien naturel, comme il l'a écrit pour
justifier la conquête des Philippines, que “ nos intérêts
doivent avancer, même si nous sommes altruistes ; les autres
pays doivent veiller à ne pas s'en mêler, et ne pas chercher à
nous arrêter ”66.
Dans la version contemporaine, il y a un principe direc-
teur qui “ définit les paramètres au sein desquels a lieu le

63

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

débat politique ”, un consensus si large qu'il n'exclut que


quelques “ misérables vestiges ” à droite et à gauche, et “,si
fort qu'il est pratiquement à l'abri de toute contestation
Ce principe, c'est “ l'Amérique comme avant-garde histo-
rique ” : “ L'histoire a un sens et une destination discer-
nables. Seuls de tous les pays du monde, les États-Unis
embrassent et manifestent le but de l'histoire. ” Par consé-
quent, l'hégémonie américaine réalise la finalité
l'histoire et travaille pour le bien commun, évidence si
élémentaire qu'il serait inutile, voire un peu ridicule, de
chercher à la vérifier empiriquement. Le principe premier de
la politique étrangère, ancré dans l'idéalisme wilsonien et
transmis de Clinton à Bush II, est “ l'impératif de la mission
de l'Amérique comme avant-garde de l'histoire, qui trans-
forme l'ordre mondial et, ce faisant, perpétue sa propre
domination ”, guidé par “ l'impératif de sa suPrématie mili-
taire, maintenue à perpétuité et projetée sur toute la
planète ” 67.
Parce qu'elle est seule à embrasser et à manifester le but
de l'histoire, l'Amérique a le droit, et même le devoir, d'agir
de la façon que ses dirigeants estimeront la meilleure, pour
le bien de tous, que les autres le comprennent ou non. Et, à
l'exemple de son noble précurseur et actuel second la
Grande-Bretagne, elle ne doit pas avoir peur de réaliser la
fin transcendante de l'histoire même si elle est “ clouée au
pilori ” par les imbéciles et les rancuniers, comme le fut son
prédécesseur en domination mondiale selon ses plus presti-
gieux avocats 68.
Pour apaiser tout scrupule éventuel, il suffit de nous
remémorer que “ la Providence appelle les Américains ” à
assumer la mission de réformer l'ordre mondial : c'est la
“ tradition wilsonienne [ ... ], à laquelle ont adhéré tous les
occupants récents du Bureau ovale, sans différence de
parti ” - ainsi que, très généralement, leurs prédécesseurs,
64

leurs homologues dans d'autres pays et leurs ennemis les


plus stigmatisés, avec les changements de nom requis 61)
Mais si nous voulons conserver une vision rassurante dans
laquelle les puissants, motivés par des “ idéaux élevés ” et
“ altruistes ”, auraient pour but “ la stabilité et la justice ”, il
nous faut adopter l'état d'esprit qui a été baptisé “ ignorance
intentionnelle ” par un dénonciateur des terribles atrocités
des années 1980 en Amérique centrale, soutenues par les
dirigeants qui sont à nouveau aux commandes à
Washington". Avec cette attitude, non seulement nous
pouvons mettre en ordre le passé, en concédant les inévi-
tables bavures qui accompagnent même les meilleures
intentions, mais, depuis l'avènement de la nouvelle norme
d'intervention humanitaire, nous pouvons même dire qu'à
présent la politique étrangère américaine est entrée dans une
“ phase noble ” qui a “ l'éclat de la sainteté ”. Nos interven-
tions militaires “ de l'après-guerre froide ont été, dans
l'ensemble, nobles mais hésitantes. Elles ont été hésitantes
parce qu'elles étaient nobles ”, nous assure l'historien
Michael Mandelbaum. Peut-être sommes-nous même trop
saints : prenons garde, conseillent des esprits posés, à ne pas
“ donner à l'idéalisme une emprise presque exclusive sur
notre politique étrangère ”, et à négliger ainsi nos intérêts
légitimes dans notre ardeur à servir les autres 7l.
Les Européens ne parviennent pas à comprendre l'idéa-
lisme - unique au monde - des dirigeants américains.
Comment est-ce possible puisque c'est l'évidence la plus
élémentaire ? Max Boot suggère une réponse : l'Europe a
“ souvent été guidée par la cupidité ” et les “ Européens
sceptiques ” ne peuvent pas saisir la “ fibre idéaliste ” qui
anime la politique étrangère américaine : “ Deux cents ans
après, l'Europe n'a toujours pas compris ce qui fait courir
l'Amérique. ” Leur scepticisme indécrottable amène les
Européens à supposer de viles motivations à Washington, et

65

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

les empêche de se joindre à ses nobles aventures avec un


enthousiasme suffisant. Un autre historien et commentateur
politique respecté, Robert Kagan, propose une explication
différente: le problème de l'Europe est qu'elle brûle d'“ un
anti-américanisme fanatique, paran6iaque ”, qui a “ atteint
une intensité maladive ”, bien qu'heureusement quelques
personnalités comme Aznar et Berlusconi bravent la
tempête 72.
Bien involontairement, n'en doutons pas, Boot et Kagan
plagient l'essai classique de John Stuart Mill sur l'interven-
tion humanitaire, dans lequel il pressait la Grande-Bretagne
de mener cette entreprise avec vigueur - en l'occurrence, de
conquérir une plus vaste partie de l'Inde. La Grande-
Bretagne devait poursuivre sa généreuse mission, expliquait
Mill, même si elle allait être “ clouée au pilori ” sur le conti-
nent. Ce qu'il ne disait pas, c'est qu'en faisant cela elle allait
porter des coups encore plus dévastateurs à 1" Inde et étendre
le quasi-monopole de la production d'opium dont elle avait
besoin, à la fois pour imposer par la violence l'ouverture des
marchés chinois et pour soutenir plus largement le système
impérial grâce à ses immenses entreprises de narcotrafic,
toutes bien connues en Angleterre à l'époque. Mais ces
questions ne pouvaient être l'explication du “ pilori ”. Non,
écrivait John Stuart Mill, les Européens “ excitent la haine
contre nous ” parce qu'ils sont incapables de comprendre
que l'Angleterre est vraiment “ une nouveauté dans le
monde ”, une nation remarquable qui n'agit qu'“ au service
des autres ”. Elle est vouée à la paix, bien que, si “ les agres-
sions des barbares la forcent à une guerre victorieuse ”I elle
en supporte avec abnégation les coûts avant d'en “ partager
les fruits dans une égalité fraternelle avec tout le genre
humain ”, dont les barbares qu'elle conquiert et détruit pour
leur bien. L'Angleterre n'est pas seulement sans égale mais
quasi parfaite, du point de vue de Mill, sans aucun “ dessein

66

LA GRANDE...

agressif ”, ne désirant “ aucun bénéfice pour elle-même aux


dépens des autres ”. Ses politiques sont “ irréprochables et
louables ”. L'Angleterre était au XIX siècle l'homologue du
“ nouveau monde idéaliste décidé à en finir avec l'inhuma-
nité ”, motivé par le pur altruisme et entièrement voué aux
“ principes et valeurs ” les plus élevés, mais malheureuse-
ment mal compris, lui aussi, par les Européens sceptiques ou
peut-être paranoïaques". L'essai de John Stuart Mill a été
écrit au moment où la Grande-Bretagne s'engageait dans
certains des pires crimes de son règne impérial. Il est diffi-
cile de penser à un intellectuel plus distingué et réellement
honorable - ou à un exemple plus déplaisant d'apologie
d'effroyables forfaits. Ces faits pourraient inspirer quelques
remarques lorsque Boot et Kagan illustrent la formule de
Marx sur la tragédie qui se répète en farce. Il importe aussi
de rappeler que le bilan de l'impérialisme continental est
encore pire, et la rhétorique qui l'a accompagné non moins
glorieuse, par exemple quand la France, approuvée par Mill,
a mené à bien sa mission civilisatrice en Algérie - en
“ exterminant la population indigène ”, selon son ministre
de la Guerre 74.
Le concept d'“ anti-américanisme ” chez Kagan, certes
conventionnel, mérite également réflexion. Dans ces
phrases, le terme “ anti-américain ” et ses variantes (“ qui
hait l'Amérique ”, etc.) sont régulièrement employés pour
discréditer des censeurs de la politique de l'État américain
qui peuvent admirer et respecter le pays, sa culture et ses
réalisations, voire penser que c'est le plus bel endroit de la
terre. Néanmoins, ils “ haïssent l'Amérique ” et “ sont anti-
américains ” en vertu du postulat implicite qui identifie la
société et son peuple au pouvoir d'Etat. Cet usage est direc-
tement puisé au lexique du totalitarisme : dans l'ancien
empire russe, les dissidents étaient coupables d'“ antisovié-
tisme ”. Peut-être les adversaires de la dictature militaire du

67

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÉTE?

Brésil étaient-ils traités d'“ antibrésiliens ”. Chez ceux qui


sont un tant soit peu attachés à la liberté et à la démocratie,
de telles attitudes sont inconcevables. Cela ferait beaucoup
rire à Rome ou à Milan si l'on condamnait un opposant à la
politique de Berlusconi comme “ anti-italien ” (mais cela
aurait peut-être pu passer du temps de Mussolini).
Il est utile de ne pas l'oublier : où que nous nous tour-
nions, il y a rarement pénurie de nobles idéaux pour accom-
pagner le recours à la force. Les mots qui scandent la
“ tradition wilsonienne ” sont peut-être exaltants de généro-
sité, mais il faudrait les examiner aussi dans la pratique, pas
seulement dans le discours - par exemple l'appel de Wilson
à la conquête des Philippines, déjà cité ; ou, sous sa prési-
dence, les interventions en Haïti et en République domini-
caine, qui ont laissé ces deux pays en ruine ; ou encore ce
que Walter LaFeber appelle le “ corollaire de Wilson ” à la
doctrine de Monroe, selon lequel “ seuls les intérêts pétro-
liers américains reçoivent des concessions ” dans la zone
d'influence des Etats_Unis 75.
Les pires dictateurs en font autant. En 1990, Saddam
Hussein mit en garde le Kowèit contre de possibles repré-
sailles pour des actes qui minaient l'économie irakienne
meurtrie, alors que l'Irak avait protégé le Koweït pendant la
guerre contre l'Iran. Et il certifia au monde qu'il ne voulait
pas “ le combat permanent, mais la paix permanente [ ... ] et
vivre dans la dignité 76 ”. En 1938, Sumner Welles, l'homme
de confiance du président Roosevelt, fit l'éloge des accords
de Munich avec les nazis et estima qu'ils pourraient
conduire à un “ nouvel ordre mondial fondé sur la justice et
sur le droit ”. Peu après, les nazis firent avancer ce projet en
occupant certaines zones de la Tchécoslovaquie, tandis que
Hitler expliquait qu'ils étaient “ mus par le profond désir de
servir les véritables intérêts des peuples vivant dans cette
région, de sauvegarder l'individualité nationale des peuples

68
LA GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE

allemand et tchèque, et de promouvoir la paix et le bien-être


social pour tous ”. La sollicitude de Mussolini pour les
“ populations libérées ” d'Ethiopie n'était pas moins géné-
reuse. Et il en allait de même des objectifs du Japon en
Mandchourie et en Chine du Nord, de ses sacrifices pour
créer un “ paradis sur terre ” à l'intention de leurs peuples
souffrants et pour défendre leurs gouvernements légitimes
contre les “ bandits ” communistes. Quoi de plus émouvant
que la “ haute responsabilité ” du Japon, en 1938, consistant
à établir un “ ordre nouveau ” afin d“ assurer la stabilité
permanente de l'Asie orientale ”, fondée sur l'“ aide
mutuelle ” du Japon, de la Mandchourie et de la Chine
“ dans les domaines politique, économique et culturel ”I,
leur “ défense collective contre le communisme ” et leur
progrès culturel, économique et social" 9
Après la Seconde Guerre mondiale, les interventions ont
été régulièrement déclarées “ humanitaires ” ou “ d'autodé-
fense ”, donc conformes à la Charte des Nations unies.
L'invasion meurtrière de la Hongrie par la Russie en 1956,
par exemple, a été justifiée par les juristes soviétiques au
motif qu'elle avait lieu à l'invitation du gouvernement
hongrois en tant que “ riposte défensive au financement par
l'étranger d'activités subversives et de bandes armées en
Hongrie afin de renverser le gouvernement démocratique-
ment élu ”. Avec la même plausibilité, l'agression améri-
caine contre le Sud-Vietnam, quelques années plus tard, a
été entreprise par “ autodéfense collective ” contre
I'“ agression interne ” commise par les Sud-Vietnamiens et
leur “ assaut de l'intérieur ” (Adlai Stevenson et John
F. Kennedy respectivement) 78.
Nul besoin de supposer que ces déclarations ne sont pas sin-
cères, si grotesques soient-elles. On trouve souvent la même
rhétorique dans les documents internes où il n'y a aucune rai-
son de faire semblant - par exemple, ce raisonnement des

69

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

diplomates de Staline : “ Pour créer de vraies démocraties,


une certaine pression extérieure est nécessaire. [...] Nous ne
devons pas hésiter à pratiquer ce type d'"ingèrence dans les
affaires intérieures" des autres pays [...] puisqu'un régime
démocratique est l'une des meilleures garanties d'une paix
durable 79. ”
D'autres sont du même avis, sans nul doute aussi sincère-
ment :

N'ayons pas d'états d'âme face à la répression policière


du gouvernement local. E n'y a rien là de honteux puisque
les communistes sont fondamentalement des traîtres [ ...1
Mieux vaut avoir un pouvoir fort qu'un gouvernement libé-
ral, s'il est indulgent, laxiste et pénétré par les communistes.

George Kennan, en l'occurrence, expliquait aux ambassa-


deurs des États-Unis en Amérique latine la nécessité de
privilégier le souci pragmatique de “ la protection de nos
matières premières ” - les nôtres, où qu'elles se trouvent
auxquelles nous devons préserver notre “ droit d'accès ”
naturel, si nécessaire par la conquête, conformément à
l'ancien droit des gens 80. Il faut une très forte dose d“ igno-
rance intentionnelle ” et de fidélité à la puissance pour
perdre la mémoire sur les conséquences humaines de
l'établissement et du maintien des “ régimes forts ”. Des
talents semblables sont nécessaires pour ajouter foi à l'appel
à la sécurité nationale comme justification de l'usage de la
force, prétexte qui, pour n'importe quel État résiste rare-
ment à l'examen des faits et des documents historiques.
Comme l'illustrent ces quelques exemples, même les
mesures les plus dures et les plus odieuses sont régulière-
ment accompagnées d'une profession de nobles intentions.
Un observateur honnête n'aurait qu'à généraliser l'analyse
de Thomas Jefferson sur la situation mondiale de son
époque :

Nous ne croyons ni Bonaparte quand il dit se battre pour


la seule liberté des mers, ni la Grande-Bretagne quand elle
dit lutter pour la liberté de l'humanité. Ils ont le même but :
aspirer à leur profit la puissance, la richesse et les ressources
des autres pays 81.

Un siècle plus tard, le secrétaire d'État de Woodrow


Wilson, Robert Lansing (qui ne se faisait guère d'illusions
non plus, semble-t-il, sur l'idéalisme wilsonien), releva avec
mépris “ la promptitude des Britanniques, des Français ou
des Italiens à accepter un mandat ” de la Société des Nations
du moment qu'“ il y a des mines, des champs pétrolifères,
de riches cultures céréalières ou des chemins de fer ” qui
“en feront une entreprise rentable ”. Ces “ gouvernements
désintéressés ” assurent qu'il faut accepter les mandats
“ pour le bien de l'humanité ” : “ Ils feront leur part en
administrant les riches territoires de Mésopotamie, de Syrie,
etc. ” La juste appréciation de ces allégations est “ si
évidente qu'il est presque insultant de la formuler ” 82.
Et elle est effectivement évidente quand les nobles inten-
tions sont affichées par d'autres. À soi-même on applique
des critères différents.
On peut choisir cette approche sélective oÙ l'on fait
confiance à ses dirigeants nationaux, condamnée par l'un
des fondateurs de la théorie moderne des relations interna-
tionales, Hans Morgenthau - il parlait de “ notre soumission
conformiste aux détenteurs du pouvoir ” -, et régulièrement
adoptée par la plupart des intellectuels au fil de l'histoire" '
Mais il faut bien voir que la profession de nobles intentions
est prévisible, et n'est donc porteuse d'aucune information,
même au sens technique du terme. Ceux qui souhaitent réel-
lement comprendre le monde appliqueront les mêmes
critères à leurs propres élites politiques et intellectuelles et a
celles de l'ennemi officiel. Et l'on peut se demander ce qui

71

survivrait à cet exercice élémentaire de rationalité et


d'honnêteté.
Ajoutons que les classes cultivées s'écartant parfois de leur
habituelle subordination au pouvoir. On en a aujourd'hui des
exemples, dont certains des plus remarquables concernent
deux pays où des régimes durs et répressifs ont été soutenus
par laide militaire américaine: la Turquie et la Colombie. En
Turquie, de grands écrivains, journalistes, universitaires,
éditeurs et autres, outre qu'ils protestent contre les atrocités et
les lois draconiennes, pratiquent régulièrement la désobéis-
sance civile, encourant et parfois subissant des sanctions
sévères et prolongées. En Colombie, des prêtres, universi-
taires, syndicalistes, militants des droits de l'homme et autres
affrontent courageusement la menace permanente de l'assas-
sinat dans l'un des États les plus violents du monde 84. Leurs
actes devraient inspirer honte et humilité à leurs homologues
occidentaux, et le feraient si la vérité n'était pas voilée par
l'“ ignorance intentionnelle ”, qui apporte une contribution
cruciale aux crimes en cours.

CHAPITRE 3

Le nouveau siècle des Lumières

Les dernières années du second millénaire ont vu un


débordement d'autoadulation exubérante qui a peut-être
surpassé ses peu glorieux prédécesseurs: on acclamait, avec
une sorte d'émerveillement sacré, les dirigeants de ce
“ nouveau monde idéaliste décidé à en finir avec l'inhuma-
nité ”, totalement voué “ aux principes et aux valeurs ” pour
la première fois dans l'histoire. Devant nous s'ouvrait un
siècle des Lumières et de la Bonne Volonté, où les pays
civilisés, conduits par les Etats-Unis alors “ au plus haut de
leur gloire ”, agissaient par “ altruisme ” et “ ferveur
morale ” pour réaliser de nobles idéaux 1.
Un tel tournant serait effectivement réconfortant. Mais,
pour joindre notre voix au choeur des autocongratulations, il
nous faudrait oublier quelques faits récalcitrants.
Le premier et le plus frappant, c'est l'ensemble des entre-
prises terroristes et atrocités criminelles qui ont été menées à
bien avec le soutien décisif de la superpuissance dominante
et de ses alliés dans les toutes dernières années, qui se pour-
suivent sans changement notable et qui ont été aussi effica-
cement refoulées que par le passé dans la culture
intellectuelle établie. Ce sont des questions de la plus haute
importance, qui ne sauraient disparaître de la véritable
histoire pour la simple raison que ceux qui l'ont prise en
charge le voudraient bien.

73

Du côté des phénomènes de longue durée, nous serions


aussi obligés d'oublier que, tout au long du dernier
“ la guerre a été l'activité principale des États européens ”.Et
il nous faudrait également négliger l'explication fondamen-
tale de cette triste vérité “ Le fait central, tragique,
simple: la contrainte fonctionne ; ceux qui emploient des
forces massives contre leurs voisins obtiennent leur soumis-
sion, et tirent de cette soumission de multiples avantages en
argent en biens, en respect, en accès à des luxes interdits à
ceux qui sont moins puissants 2. ” C'est une réalité de la vie
qui n'est que trop bien comprise de par le monde ; mais c'est
aussi un principe de l'exercice du pouvoir, qui a été abrogé
nous dit-on maintenant (pas pour la première fois).
L'un des moyens les plus directs d'évaluer les perspec-
tives qui ont été saluées avec un tel enthousiasme consiste à
observer les flux de l'aide militaire américaine. L'année
1997 est un bon point de départ, puisque c'est celle où l'on a
dit que la politique étrangère des Etats-Unis était entrée dans
une “ phase noble ” ayant “ l'éclat de la sainteté ”, ce qui a
donné le ton aux envolées rhétoriques qui ont suivi.
À l'humble niveau des faits, 1997 a eu une certaine impor-
tance pour le mouvement des droits de l'homme. Cette
année-là, le flux des armes américaines à destination de la
Turquie a dépassé l'ensemble cumulé de l'aide militaire
américaine à ce pays pendant toute la période de la guerre
froide avant que la Turquie ne lance sa campagne de contre-
insurrection contre sa population kurde, effroyablement
réprimée. En 1997, cette offensive avait chassé des millions
de Personnes des campagnes dévastées, fait des dizaines de
milliers de morts et donné lieu à toutes les formes imagi-
nables de tortures barbares, le tout figurant en bonne place
sur la liste des crimes des sinistres années 1990. Avec
l' escalade des atrocités, la Turquie est devenue le principal
bénéficiaire des armes américaines dans le monde (sans

74

compter Israël et l'Égypte): 80 % de ses fournitures


d'armements venaient de Washington.
La même année, l'aide militaire américaine à la Colombie
a commencé à devenir astronomique : elle est passée de 50 à
290 millions de dollars en deux ans, et connaît depuis une
croissance rapide. En 1999, en la matière, la Colombie a
ravi la première place à la Turquie. La militarisation accrue
de ses conflits intérieurs, très ancrés dans l'effroyable
histoire d'une société riche où la pauvreté et la violence sont
extrêmes, a eu les effets prévisibles sur la population mise à
la torture ; elle a également conduit la guérilla à se muer en
une armée supplémentaire, qui elle aussi terrorise la paysan-
nerie et plus récemment, la population urbaine. Selon la
principale organisation colombienne de défense des droits
de l'homme, le nombre des déplacés de force est actuelle-
ment de 2,7 millions et augmente de 1000 chaque jour. Plus
de 350 000 personnes auraient été chassées de leur foyer par
la violence au cours des neuf premiers mois de 2002, soit
davantage que pendant toute l'année 2001. Quant aux assas-
sinats politiques, ils seraient passés à 20 par jour, deux fois
plus qu'en 1998.
Dans le cas des principaux destinataires de l'aide militaire
américaine, on réagit par le silence, et en soutenant les atro-
cités de plus belle.
Prenons, pour comparer, le membre le plus démoniaque
et dangereux de l'“ axe du mal ”. Le New York Times écrit
qu'il y a eu “ jusqu'à un million de personnes déplacées en
Irak ”, et conclut très justement qu'il s'agit de “ l'un des
grands malheurs causés par le régime du président Saddam
Hussein ”3. L'article s'intitule : “ Les Irakiens déracinés
voient dans la guerre le chemin du retour à leurs foyers
Perdus ”. Nul ne s'est demandé si les Kurdes et les Colom-
biens déracinés avec une extrême violence et, semble-t-il.
en plus grand nombre encore, pourraient aussi voir dans une

75

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANETE?

guerre le chemin du retour à leurs foyers perdus. Certes, un


tel projet serait extravagant: pour alléger leurs malheurs, et
peut-être ouvrir la voie à une solution sérieuse aux
problèmes de fond, il suffirait que Washington cesse de
soutenir les atrocités. Mais il faudrait pour cela que notre
intelligentsia veuille bien se regarder un instant dans la
glace, au lieu de réserver ses lamentations aux crimes des
ennemis officiels, contre lesquels, souvent, on ne peut rien.

Le Timor-Oriental et le Kosovo

Tandis que la Colombie remplaçait la Turquie comme


premier pays destinataire de l'aide militaire américaine, une
autre histoire d'épouvante était en cours qu'il eût été facile à
Washington d'arrêter instantanément: le Timor-Oriental.
En 1999, l'Indonésie engagea une escalade de ses atrocités
dans ce territoire qu'elle avait envahi en 1975, et où elle
avait tué peut-être 200 000 personnes avec le soutien mili-
taire et diplomatique des États-Unis et de la Grande-
Bretagne, aidés par l'“ ignorance intentionnelle ”. Au cours
des premiers mois de 1999, les forces indonésiennes et leurs
complices paramilitaires ajoutèrent plusieurs milliers de
morts au chiffre des pertes humaines 4, et les généraux au
pouvoir firent savoir que le pire était à venir si la population
votait mal lors du référendum du 30 août sur l'indépendance
- ce qu'elle fit, avec un courage stupéfiant. Les généraux
indonésiens tinrent parole : ils chassèrent de leur foyer des
centaines de milliers de personnes et détruisirent presque
entièrement le pays. Pour la première fois, leurs atrocités
furent bien couvertes par les médias aux États-Unis. Le
8 septembre l'administration Clinton réagit en réaffirmant
sa position : le Timor-Oriental relève de la “ responsabibité
du gouvernement de l'Indonésie et nous ne voulons pas le

76

LE NOUVEAU SIÈCLE DES LUM[ÈRES

priver de cette responsabilité ”. Quelques jours plus tard,


soumis à de rudes pressions internationales et intérieures,
Clinton inversa vingt-cinq ans d'appui aux exactions de
l'Indonésie au Timor-Oriental et informa l'armée indoné-
sienne que Washington ne soutiendrait plus directement ses
crimes. Aussitôt, elle se retira du territoire, laissant une
force de maintien de la paix de l'ONU sous direction austra-
lienne y pénétrer sans aucune opposition 5.
La démonstration était limpide. Ainsi qu'une poignée de
militants et d'esprits critiques ne cessaient de le répéter depuis
près de vingt-cinq ans, il n'avait jamais été nécessaire d'user
de la menace ou de la force: cesser de participer à certains
des pires crimes de la fin du XXè siècle aurait suffi pour qu'ils
s'arrêtent. Mais ce n'est pas la leçon qu'on a retenue. Rele-
vant le défi, le système doctrinal en a tiré la conclusion
requise - les événements du Timor-Oriental prouvaient que la
politique extérieure était entrée dans une “ phase noble ”, où
les dirigeants de l'Occident civilisé allaient concrétiser leur
attachement “ aux principes et aux valeurs ”.
Cette réécriture est en soi une réussite impressionnante.
On se demande s'il est possible d'imaginer une succession
d'événements quelconques qui ne pourrait être adaptée pour
prouver la thèse voulue.
Le Timor-Oriental a été présenté comme un exemple écla-
tant du nouveau siècle des Lumières, avec ses normes inédites
d'“ intervention humanitaire ”. Or il n'y a eu aucune inter-
vention, sans parler d'humanitarisme 6. Au moment même où
s'exprimaient ces éloges, ceux qui étaient “ au plus haut de
leur gloire ” participaient encore aux crimes de l'Indonésie,
Comme ils le faisaient depuis des décennies.
Mais la meilleure illustration de l'ère nouvelle a été le
Kosovo, où les États-Unis et leurs alliés n'ont agi que par
“ altruisme ” et “ ferveur morale ” : ils ont inventé “ une
conception nouvelle de l'usage de la force en politique
77

internationale” quand ils ont réagi par des bombardements


à l'éviction de plus d'un million de Kosovars de leur terre
natale ” afin de les sauver “ d'horribles souffrances, ou de la
mort ”7. Cette analyse, empruntée à une source universitaire,
c'est la version officielle. Les médias, les revues d'opinion et
les travaux savants s'en écartent rarement. Pour choisir
quelques exemples typiques, nous lisons qu'après “ la mon-
tée de la violence ” au Kosovo en 1990 les forces serbes
“ ont réagi par une campagne de purification ethnique et con-
traint à l'exil plus de la moitié de la population albanaise.
[...] Le bain de sang ne cessant de s'aggraver, les États-Unis
et leurs alliés ont décidé, [...] de procéder à des bombarde-
ments massifs [...], ce qui a permis aux réfugiés albanais de
rentrer chez eux ”8. “ Au printemps 1999, il s'est avéré que
[les Serbes] avaient lancé la purification ethnique, ” Les
Kosovars albanais, “ face à cette offensive, ont fui [...] et
rapporté des récits d'exécutions sommaires et d'expulsions
forcées ” quand ils ont atteint les pays voisins. Ces expul-
sions et atrocités “ Ont déclenché la campagne de bombarde-
ments de l'OTAN ” le 24 mars 9. L'intervention au Kosovo a
donc été réalisée “ au seul profit du peuple de la région [...],
par pur altruisme ”, comme toutes les interventions américai-
nes dans les Balkans 10. Elle était “ absolument juste ”, con-
clut Timothy Garton Ash, parce qu'elle franchissait “ le seuil
très élevé de l'ingérence humanitaire [...],un quasi-génoci-
cide, l'assassinat ou la "purification ethnique" d'un grand
nombre de ses ressortissants ” Par le gouvernement serbe 11.
Solide dossier, justifiant amplement l'éloge des dirigeants
altruistes qui ont inauguré le nouveau siècle des Lumières ?
Cela aurait Pu - si ces allégations avaient le moindre rapport
avec les faits.
Le petit échantillon de citations qu'on vient de lire est
typique, sur plusieurs points intéressants. Premièrement, le
récit est donne sans aucune preuve, alors que nous dispo-

78

LE NOUVEAU SIÈCLE DES LUMIÈRES

sons d'une documentation massive issue de sources occi-


dentales irréprochables. Deuxièmement, la thèse officielle
inverse l'ordre des événements. Incontestablement, les
bombardements ont précédé la purification ethnique et les
atrocités, qui ont été, en réalité, leur conséquence attendue.
Le_Kosovo, était un sale endroit avant les bombardements
de l'OTAN: on estime qu'il y avait eu 2 000 tués de tous
bords l'année précédente. Mais les sources documentaires
occidentales, fort riches, révèlent qu'aucun changement
d'importance n'a eu lieu avant le début des bombardements,
le 24 mars, hormis un léger accroissement des atrocités
serbes deux jours plus tôt, lorsque les vérificateurs* ont été
retirés en prévision de l'attaque de l'OTAN. Les Nations
unies ont commencé à enregistrer des réfugiés une semaine
après. Ces faits fondamentaux étaient bien connus en mai
1999, lorsqu l'on a présenté l'acte d'accusation contre Milo-
sevic: il détaillait une série de terribles crimes, mais tous,
pratiquement sans exception, avaient eu lieu après le début
des bombardements.
Le 24 mars, quand les bombes ont commencé à tomber, le
ministre de la Défense britannique George Robertson (qui
deviendrait Plus tard secrétaire général de l'OTAN) a déclaré
dans un témoignage devant la Chambre des communes que,
jusqu'à la mi-janvier 1999, “ l'Armée de libération du
Kosovo (UCK) [avait] fait davantage de morts au Kosovo que
les autorités serbes ”. Il parlait des guérilleros albanais, alors
soutenus par la CIA : ceux-ci avaient expliqué sans détour
que leur objectif était de tuer des Serbes afin de susciter une
réaction dure qui conduirait l'opinion publique occidentale à
soutenir une intervention de l'OTAN. Comme l'a révélé une

* Les observateurs de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la


coopération en Europe). (NdT)

79

DOMINER LE MONDE OU SAUVE'R LA

enquête parlementaire ultérieure, le secrétaire aux Affaires


étrangères Robin Cook avait affirmé à la Chambre des
communes, le 18 janvier, que l'UCK avait “ commis davan-
tage de violations du cessez-le-feu et, jusqu'à ce week-end
était responsable de davantage de morts que les forces de
sécurité [yougoslaves]” 12.
Robertson et Cook faisaient tous deux allusion à un fait
précis : le massacre perpétré par ces forces de sécurité à
Racak le 15 janvier, lors duquel 45 personnes auraient péri.
Mais, puisque la documentation occidentale ne révèle aucun
changement sensible dans la répartition des violences après
Racak, leurs conclusions, si elles étaient valides à la
janvier, le restaient fondamentalement fin mars. Il était clair
à l'époque que les dirigeants américains ou britanniques ne
se formalisaient absolument pas de tels massacres. Celui de
Liquica au Timor-Oriental, par exemple, commis peu après,
était manifestement bien pire. Il s'inscrivait dans une longue
série de tueries et ses auteurs ne pouvaient prétexter l'auto-
défense. Néanmoins, ni celle-ci ni les autres n'ont ébranlé le
soutien américano-britannique aux envahisseurs indoné-
siens. Reste que, même en laissant de côté le problème de
l'indignation sélective, les volumineuses données occiden-
tales ne signalent aucun changement important au Kosovo
avant les bombardements.
La recherche érudite fait le même constat. Nicholas
Wheeler, qui n'inverse pas la chronologie, estime que les
Serbes avaient tué 500 Albanais avant les bombardements
de l'OTAN, ce qui implique que 1500 personnes avaient
été victimes de l'UCK. Il n'en conclut pas moins que
bombarder la Serbie a été un cas authentique d'intervention
humanitaire: “ Même si quelques centaines d'Albanais
seulement ont été tués ” avant les bombardements, “ le
renseignement présentait ces faits comme le coup d'envoi
d'une campagne majeure de meurtres et de purification

80

LE NOUVFAUSIÈCLE DES LUMIÈRES

ethnique ”. Aucune source crédible n'est fournie, là


encore 13. C'est néanmoins l'une des rares tentatives
sérieuses, et ne faisant pas appel à l'inversion chronolo-
gique, pour apporter une justification quelconque aux
bombardements de l'OTAN.
Le 27 mars, trois jours après le début des bombardements
sur la Serbie, le commandant en chef de l'OTAN, Wesley
Clark, informa la presse que l'exécrable réaction serbe était
“ entièrement prévisible ”. Il ajouta qu'elle avait été “ plei-
mement anticipée ” et ne constituait “ en aucune façon ” un
souci pour les dirigeants politiques. Dans ses Mémoires,
Clark rapporte que, le 6 mars, il avait prévenu la secrétaire
d'État Madeleine Albright: si l'OTAN bombardait la
Serbie, “ il était à peu près certain ” que les Serbes “ atta-
queraient la population civile ” et que l'OTAN ne pourrait
rien faire pour empêcher cela sur le terrain. Rendant compte
du livre de Clark, Michael Ignatieff écrit que, selon le
commandant en chef de l'OTAN, “ l'impulsion vraiment
décisive ” ayant déclenché la campagne de bombardements
de l'0TAN “ n'était pas la violation des droits de l'homme
par Milosevic au Kosovo avant mars 1999, ni l'expulsion
massive de sa population après le début des frappes. Ce qui
à pesé le plus lourd, c'était la nécessité d' imposer la volonté
de l'0TAN à un dirigeant dont le défi, d'abord en Bosnie,
puis au Kosovo, sapait la crédibilité des diplomaties améri-
caine et européenne et de la détermination de l'OTAN 14 ”.
Que le souci premier ait été la “ crédibilité ” des maîtres,
Clinton et Blair l'avaient déjà dit clairement. L'idée a été
reprise ensuite dans le rapport du secrétaire à la Défense
Williani Cohen au Congrès, si on laisse de côté les habi-
tuelles falsifications chronologiques. Et elle est confirmée
par les Mémoires de Clark.
Andrew Bacevich se montre encore plus sceptique dans
son interprétation. Il écarte toute motivation humanitaire. Si
81

DOMrNFR LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE -?

Clinton est intervenu en Bosnie en 1995 et a bombardé la


Serbie en 1999, ce n'est pas, “ comme on l'a prétendu, pour
mettre fin à la purification ethnique ou réagir à un cas de
conscience, mais pour prévenir toute menace dirigée contre
la cohésion de l'OTAN et la crédibilité de la puissance amé
ricaine ”. On se souciait peu, selon lui, de la souffrance des
Kosovars. La finalité des bombardements de l'OTAN était
“ de donner une leçon concrète à tout État européen qui
croirait dispensé des règles de l'après-guerre froide ” éta-
blies par Washington. Ce qui comptait, C'était “ d'affirmer
la position dominante des Etats-Unis dans une Europe qui
était unifiée, intégrée et ouverte ”. Dès le départ, “ les archi-
tectes de la guerre ont compris [qu']elle avait pour objectifs
de raffermir la suprématie américaine ” en Europe et “ de
prévenir la perspective intolérable d'une glissade du conti
nent ”, probablement hors du contrôle des Etats-Unis 15.
Quatre ans plus tard, le Kosovo n'intéresse plus ni
l'Europe ni les Etats-Unis. La moitié des Kosovars vivent
dans la pauvreté. Les islamistes radicaux ont bien profité
“ de la rancoeur suscitée par le comportement désinvolte de
la communauté internationale ”, pris le monopole de la
distribution “ de nourriture, de vêtements, de logements ”,
ainsi que des outils de la survie culturelle des populations
rurales, ce qui a donné naissance à un “ phénomène
taliban ”. La politique occidentale d'après guerre “ risque de
se révéler directement responsable de la production par
l'Europe de ses propres talibans ” 16.
Les cas du Kosovo et du Timor-Oriental sont traditionnel-
lement analysés comme les premières illustrations de l'ère
nouvelle de l'intervention humanitaire, mais aussi comme
une preuve de l'évolution des nouvelles normes “ vers une
redéfinition du rôle des Nations unies ”. Les précédents que
les puissances occidentales ont établis dans les deux cas
rendent la Charte de l'ONU obsolète. Ces normes une fois

82

LE NOUVEAU SIÈCLE DES LUMIÈRES

admises, il devient légitime d'envahir un pays sans l'aval du


Conseil de sécurité. Comme le relève avec satisfaction le
doyen de la Woodrow Wilson School of Public and Interna-
tional Affairs de Princeton, “ telle est la leçon que les États-
Unis et nous tous devons tirer ” de l'invasion de l'Irak,
fermement ancrée dans les nouvelles normes 17.
L'histoire nous suggère de retenir des leçons assez diffé-
rentes, sur deux points : la façon dont les puissants instaurent
des normes pour justifier leur prétendu “ droit souverain
d'intervenir militairement ” à leur gré (Colin Powell) ; et la
façon dont même l'histoire immédiate peut être reconstruite
par des systèmes doctrinaux qui fonctionnent bien. Telles
sont les leçons clés, et ceux qui se soucient de l'avenir
seraient bien avisés de les prendre au sérieux.

Le besoin de colonisation

Alors que les tragédies du Timor-Oriental et du Kosovo


étaient en cours en 1999, la Colombie remplaça la Turquie
comme première destination des armes américaines. La
raison n'en est guère difficile à comprendre : à cette date, le
terrorisme d'État avait réussi en Turquie mais pas en
Colombie. Tout au long des années 1990 et dans le nouveau
siècle des Lumières, la Colombie a eu, et de loin, le plus
effroyable bilan de l'hémisphère occidental en matière de
droits de l'homme. Simultanément elle a été, et de loin, le
principal bénéficiaire des envois d'armes et de l'entraîne-
ment militaire américains dans cet hémisphère. C'est une
corrélation bien établie, et qui ferait de sérieux remous dans
l'opinion si elle était connue hors des petits cercles
d'experts ou d'opposants.
Les atrocités en Colombie comprennent des déplacements
de population par la guerre chimique (dite “ fumigation ”)

83

DOMINER LE MONDEMI SAUVER LA

sous le prétexte d'une “ guerre contre la drogue ” qu'on a


bien du mal à prendre au sérieux. “ On pourrait, écrit l'une
des plus hautes autorités académiques sur le sujet, soutenir
cette thèse provocante : la politique américaine de la drogue
aide de facto à contrôler une classe inférieure ethniquement
distincte et économiquement déshéritée sur le territoire des
États-Unis, et sert les intérêts économiques et sécuritaires
des États-Unis à l'étranger 18. ” Formulation qui, pour beau-
coup de criminologues et d'observateurs de la vie internatio-
nale, relève vraiment de la litote. Cette analyse aide à
expliquer pourquoi les actions militaires parrainées par les
américains sont menées avec toujours plus de zèle et
d'enthousiasme malgré leur échec toujours plus flagrant
dans leur prétendue mission (lutter contre la toxicomanie sur
le territoire des États-Unis). Et pourquoi les mesures notoi-
rement plus efficaces à cette fin, et de très loin - la préven-
tion et le traitement -, sont à ce point sous-financées.
Les gouverneurs des provinces prises pour cibles - celles
du sud de la Colombie -, les paysans, les militants des droits
de l'homme ont proposé une autre démarche : éradication à
la main des plants de coca et de pavot et soutien à d'autres
cultures. En vain. Pendant ce temps, la terre est intoxiquée
par la fumigation, les enfants meurent et les victimes déra-
cinées, éparpillées, sont blessées et malades.
L'agriculture paysanne est fondée sur une riche tradition de
savoirs et d'expériences accumulée au cours des siècles, et
transmise en général de mère en fille. C'est une réussite
humaine remarquable, mais très fragile: elle peut être à jamais
détruite en une seule génération. On est en train de la détruire,
et avec elle une partie de la biodiversité la plus foisonnante du
monde. Campesinos, indigènes et Afro-Colombiens affluent
actuellement vers les misérables bidonvilles et campements où
vivent déjà des millions de personnes. Et une fois la population
partie, les multinationales Peuvent ravager les montagnes en

84

LE NOUVEAU SIÉ CLE DES LUMIÈR 1

quête de charbon, extraire le pétrole et d'autres ressources, et


probablement convertir les terres restantes à l'élevage dans des
ranches appartenant aux riches, ou encore à des cultures
d'exportation dans un environnement dépouillé de ses trésors et
de sa diversité. Des experts et observateurs informés analysent
les programmes de fumigation de Washington comme une
nouvelle phase du processus historique d'éviction des paysans
pauvres, chassés de leurs terres au profit des investisseurs
étrangers et des élites colombiennes.
Comme tant d'autres foyers de troubles et de terrorisme
d'Etat, la Colombie appartient à une grande région productrice
de pétrole, dont elle est elle-même un producteur important
c'est vrai aussi de la Tchétchénie, de l'ouest de la Chine, des
dictatures d'Asie centrale et d'autres lieux où la violence d'État
s'est intensifiée après le 11 septembre, sous le prétexte de la
“ guerre contre le terrorisme ” et en comptant sur l'approbation
discrète de Washington. Les organisations de défense des droits
de l'homme et le département d'État s'accordent à dire que
l'écrasante majorité des atrocités en Colombie sont attribuables
aux militaires et aux paramilitaires, qu'on appelle la “ 6è divi-
sion ” de l'armée colombienne (laquelle en compte cinq) en
raison de leurs liens étroits avec elle, à en croire Human Rights
Watch. Le pourcentage d'atrocités attribué aux paramilitaires
s'est accru avec la privatisation du crime, bien conforme à la
pratique néolibérale. Évolution familière aussi sous d'autres
cieux : Pensons à l'utilisation de milices privées par la Serbie
en ex-Yougoslavie, par l'Indonésie au Timor-Oriental, Par la
Turquie dans le sud-est de son territoire - les exemples sont
nombreux. De même, il y a privatisation des atrocités interna-
tionales. La fumigation est réalisée par des entreprises
“privées” qui appartiennent à des officiers américains et
travaillent sous contrat pour le Pentagone - Procédé largement
répandu dans le monde et fort utile pour n'avoir de compte
rendre à personne.
85

DONJINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANLA 1,1,?

Même si l'on croyait aux arguments américains sur la


guerre contre la drogue, les postulats implicite n'en
seraient pas moins scandaleux. Imaginons la réaction si la
Colombie ou la Chine se proposaient de mettre en oeuvre
des plans de fumigation en Caroline du Nord afin de
détruire des cultures subventionnées par l'État qui servent à
élaborer des produits plus mortels encore - produits que
non seulement ces pays sont contraints d'importer
peine de sanctions commerciales, mais pour lesquels il
sont tenus d'autoriser une publicité ciblant des catégorie
vulnérables de leur population.
Un genre littéraire nouveau et très prisé s'interroge sur les
imperfections culturelles qui nous empêchent de réagir
comme il convient aux crimes des autres. Question sans nul
doute intéressante, mais que tout classement raisonnable
devrait situer loin derrière celle-ci : pourquoi persistons-
nous dans nos propres crimes, directement ou en apportant
un soutien crucial à des clients meurtriers ? Il est instructif
de se demander combien de fois, ou avec quel degré d'exac-
titude, il est question de la Turquie, de la Colombie, du
Timor-Oriental et de tant d'autres cas semblables dans cette
littérature contemporaine qui s'intéresse aux défauts de
notre tournure d'esprit. On y trouve une bonne dose d'auto-
congratulation sur la nouvelle “ idéologie dominante ” dans
l'univers moral des États éclairés, fondée sur un principe
premier : “ Il incombé à tous les États de protéger leurs
citoyens. Si leurs dirigeants n'ont pas les moyens ou la
volonté de le faire, ils exposent leur pays à une intervention
militaire - autorisée par le Conseil de sécurité ou, à défaut
(comme pour le Kosovo), décidée par certains pays de leur
propre chef face à des "situations qui révoltent les
consciences"19 ”. Des atrocités de la même ampleur ou bien
pires que tout ce dont on a pu accuser Milosevic au Kosovo
avant les bombardements de l'OTAN n'ont pas “ révolté les

86

LE NOUVEAU...

consciences ” lorsque la piste des responsabilités menait


chez nous, ce qui était souvent le cas - y compris quand ces
crimes se sont produits à l'intérieur des frontières de
l'OTAN, et pas seulement à proximité immédiate.
Dans le cas de la Turquie, les situations révoltantes sont
passées pratiquement inaperçues aux États-Unis jusqu'à ce
début de l'année 2003 où le gouvernement turc a rejeté les
exigences de Washington et s'est conformé au souhait de
95 % de sa population en refusant d'autoriser l'agression
contre l'Irak à partir de son territoire. A compter de cette date,
on a commencé à lire des informations sur “ l'effroyable
bilan des crimes perpétrés par la Turquie contre sa population
kurde - tortures, meurtres, "disparitions", destruction de plus
de 3 000 villages ”, accompagnées de citations d'organisa-
tions de défense des droits de l'homme qui répétaient ce
qu'elles avaient expliqué de façon bien plus détaillée des
années plus tôt alors même que ces crimes se déroulaient
grâce à l'aide américaine et qu'il eût été facile de les arrêter.
Le rôle décisif des États-Unis reste secret à ce jour. Comme
avant tout ce que l'on peut dire, c'est que nous avons
toléré ” les exactions subies par les Kurdes (Aryeh Neier)20 .
Contribuer massivement à des atrocités majeures, ce n'est
pas “ tolérer ”. C'est pendant que Washington fournissait
les moyens d'exécuter ces crimes, que l'on trouve rétrospec-
tivement révoltants en les attribuant en toute sécurité à de
lointains coupables, qu'il aurait fallu parler de la souffrance
des Kurdes. Employés par un ennemi officiel, les procédés
dont nous usons constamment seraient jugés déplorables. La
facilité avec laquelle ils sont admis dans l'État le plus puis-
sant de l'histoire n'augure rien de bon pour l'avenir.
Une autre formulation de la mission des États éclairés est
actuellement à la mode : “ le besoin [...] de colonisation est
aussi grand aujourd'hui qu'au XIXè siècle ” pour apporter au
reste du monde les principes d'ordre, de liberté et de justice

87

DOMINER LE MONDE OU SAUVER ...?

auxquels les sociétés “ postmodernes ” sont si attachées.


Ainsi s'exprime le principal conseiller en Politique étran-
gère de Tony Blair, Robert Cooper 21.Il ne s'est pas étendu
davantage sur le “ besoin de colonisation ” au XIXe siècle, ni
sur ce qui s'est ensuivi quand il a été pris en charge par la
Grande-Bretagne, la France, la Belgique et autres porte-
drapeau de la civilisation occidentale, mais un regard impar-
tial sur le monde réel lui donnerait peut-être raison : le
besoin de coloniser est aussi impérieux aujourd'hui qu'à
l'époque que Robert Cooper rappelle avec nostalgie. Autre-
ment dit, nous apprendrons beaucoup de choses sur les États-
éclairés d'aujourd'hui en nous intéressant un peu à leur
histoire, et à la façon dont ils l'ont présentée, tant sur le
moment qu'avec le recul.
Certes, il ne faut pas sous-estimer les changements dans
l'ordre du monde intervenus depuis la Seconde Guerre
mondiale. Parmi eux, Robert Jervis repère “ un bouleverse-
ment spectaculaire, la rupture la plus frappante peut-être que
l'histoire de la politique internationale ait jamais connue ” :
les États d'Europe vivent aujourd'hui en paix. Et certains
ajoutent cette idée plus controversée : les démocraties ne se
battent pas entre elles 27. C'est à cette rupture frappante que
Cooper fait allusion quand il salue, comme bien d'autres, la
naissance d'un “ système mondial postmoderne ” fondé sur
le droit, la justice et la civilité, bien que l'Occident doive
“ revenir aux rudes méthodes du passé - force, attaque
préemptive, tromperie et tout le nécessaire - quand il s'agit
des rapports avec les États qui vivent encore dans ce monde
du chacun pour soi caractéristique du XIXè siècle ”. Il faut
bien que l'Occident revienne à la “ loi de la jungle [...]
quand il opère dans la jungle ”. Exactement ce qu'il a fait
dans un passé fort déplaisant.

88

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

auxquels les sociétés “ postmodernes ” sont si attachées.


Ainsi s'exprime le principal conseiller en politique étran
gère de Tony Blair, Robert Cooper 21. Il ne s'est pas étendu
LE NOUVEAU SIÈCLE DES LUMIÈRES

Sales gosses à protéger de la contagion

Les États éclairés de la fin du XIXe siècle n'étaient pas les


premiers à chanter leurs propres louanges pour avoir libéré
des barbares de leur triste sort - par la violence, la destruction
et le pillage. Ils puisaient dans une riche tradition d'illustres
dirigeants qui avaient été troublés par la “ marée montante
des mauvaises doctrines et pernicieux exemples ” et s'étaient
demandé “ ce qu'il adviendrait de nos institutions religieuses
et politiques, de la force morale de nos gouvernements et de
ce système conservateur qui [nous] a sauvés de la dissolution
complète [si] la contagion et l'invasion de méchants prin
cipes ” n'étaient pas dissuadées ou vaincues. En exprimant
ces préoccupations, le tsar et Metternich avaient en vue “ les
doctrines pernicieuses du républicanisme et de l'autogouver
nement du peuple [répandues par] les apôtres de la sédition ”
dans le Nouveau Monde - dans la rhétorique des stratèges
contemporains, la pomme pourrie qui peut gâcher le panier,
le domino qui peut faire tomber les autres. La contagion de
ces doctrines, soulignaient-ils, “ traverse les mers, et apparaît
souvent, avec tous les symptômes de destruction qui la carac
térisent, dans des lieux où aucun contact direct, aucune rela
tion de proximité n'aurait pu faire naître d'appréhensions ”.
Pis encore, les apôtres de la sédition venaient d'annoncer leur
intention d'étendre leur zone de domination en proclamant la
doctrine de Monroe - “ genre d'arrogance particulièrement
américain et inexcusable ”, dirait plus tard Bismarck23.
Bismarck n'a pas eu à attendre l'ère de l'idéalisme wilso
nien pour comprendre le sens de la doctrine de Monroe,
expliquée ici par le secrétaire d'État Robert Lansing au
président Wilson - lequel ne trouva “ rien à redire ” à son
analyse, mais lui confia qu'il serait “ de mauvaise poli
tique ” de la rendre publique

89
C'est dans leur propre intérêt que les États-Unis pro-
fessent la doctrine de Monroe. L'intégrité des autres pays des
Amériques est un effet secondaire, pas une fin. Même si cela
paraît relever du pur égoïsme, l'auteur de la doctrine n'avait
aucune motivation plus élevée ou plus généreuse en la
déclarant24.
La doctrine ne pouvait pas encore être mise en oeuvre
pleinement en raison du rapport de forces mondial, mais
Wilson a tout de même instauré par la force la domination
américaine dans les Caraibes, laissant un terrible héritage
qui persiste jusqu'à nos jours, et a réussi à s'étendre un peu
au-delà : il a chassé l'ennemi britannique du Venezuela
pétrolier et soutenu un dictateur cruel et corrompu, Juan
Vicente Gomez, qui a ouvert le pays aux compagnies
américaines. Les politiques de la porte ouverte et du libre
échange ont été instaurées de la manière habituelle : on a
fait pression sur le Venezuela pour qu'il n'accorde pas de
concessions aux Britanniques, tout en continuant à exiger
- et à obtenir - des droits américains sur le pétrole au
Moyen-Orient, où les Britanniques et les Français
menaient le jeu. En 1928, le Venezuela était devenu le
premier exportateur de pétrole du monde, avec les compa
gnies américaines aux commandes. Une histoire qui trans
paraît encore dans les unes des journaux de 2003: une
immense pauvreté dans un pays riche en ressources et en
potentialités, lesquelles rapportent des fortunes considé
rables aux investisseurs étrangers et à une étroite frange de
la population.
Le rayon d'action de la puissance américaine était encore
limité du temps de Wilson, mais, comme le président
William Howard Taft en avait eu la prescience, “ le jour
n'est pas très éloigné [où] l'ensemble de l'hémisphère sera à
nous physiquement, comme, en vertu de la supériorité de
notre race, il est déjà à nous moralement ”. Les Latino

90
Américains peuvent ne pas comprendre, ajoutait l'adminis
tration Wilson, mais c'est parce que “ ce sont de sales
gosses qui exercent tous les droits et privilèges des adultes ”
et qui ont besoin “ d'une main ferme, d'une main autori
taire ”. Sans négliger, toutefois, la méthode douce : il pour
rait être utile de “ les flatter un peu et de les laisser croire
que vous les adorez ”, conseillait le secrétaire d'État John
Foster Dulles au président Eisenhower 25.
II y a des sales gosses partout. Pour Wilson, les Philippins
étaient “ des enfants [qui] doivent obéir, comme les
personnes sous tutelle ” - ceux du moins qui avaient
survécu à la libération qu'il avait réclamée en vantant son
altruisme. Son département d'État considérait aussi les
Italiens comme “ des enfants [qui] doivent être [dirigés] et
assistés plus que toute autre nation ou presque ”. II était
donc bien normal de voir ses successeurs soutenir avec
enthousiasme la “ belle et jeune révolution ” fasciste de
Mussolini qui écrasait la menace démocratique chez les
Italiens, lesquels “ aspirent à un pouvoir fort et aiment [...]
être gouvernés de façon théâtrale ”. L'analyse fut maintenue
tout au long des années 1930 et rétablie immédiatement
après la guerre. Tandis que les États-Unis entreprenaient de
miner la démocratie italienne en 1948 en privant d'alimen
tation des affamés*, en restaurant la police fasciste et en
menaçant de faire pis, le responsable du bureau italien du
département d'État expliquait que les politiques devaient
* Le 20 mars 1948, le secrétaire d'État George Marshall annonce que
les aides économiques à l'Italie seront retirées en cas de victoire électo
rale de la gauche. Le 3 avril, le plan Marshall est voté par le Congrès, et
la Démocratie chrétienne italienne prend pour slogan : “ Le pain que tu
manges est fait à 50 % de farine américaine. ” Le 18 avril, elle obtient la
majorité absolue aux élections et exclut la gauche du gouvernement.
(NdT.)

91
être conçues pour que “ même le Wop* le plus borné sente
que le vent tourne ”. Les Haïtiens n'étaient “ guère plus que
des sauvages primitifs ”, à en croire Franklin Delano Roose
velt, qui affirmait avoir récrit la Constitution haïtienne
pendant l'occupation militaire de Wilson - afin de permettre
aux compagnies américaines de faire main basse sur les
terres et les ressources de l'île, dont le Parlement récalcitrant
avait été dispersé par les marines. Quand l'administration
Eisenhower, en 1959, chercha à renverser le régime castriste
fraîchement établi à Cuba, le chef de la CIA Allen Dulles
regretta qu'“ il n'y [eût] à Cuba aucune opposition à Castro
qui fût capable d'agir ”, notamment parce que, “ dans ces
pays primitifs où le soleil brille, les exigences des habitants
étaient bien inférieures à celles des peuples des sociétés
avancées ” ; ainsi, ils ne sentaient pas combien ils
souffraient 26.
Le besoin de discipline a été énergiquement répété année
après année. On peut citer un autre cas d'intérêt contem
porain : lorsque, en Iran, un gouvernement parlementaire
conservateur a cherché à prendre le contrôle de ses ressources
naturelles, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont monté un
coup d'État militaire pour installer un régime docile qui s'est
maintenu par la terreur pendant vingt-cinq ans. Coup d'État
qui a envoyé un message de grande portée, énoncé par la
rédaction du New York Times: “ Les pays sous-développés
riches en ressources ont maintenant une leçon de choses sur
ce qu'il en a coûté à un des leurs d'entrer dans la folie
furieuse du nationalisme fanatique. [...] L'expérience de
l'Iran [pourrait] renforcer la position de dirigeants raison
nables et lucides [ailleurs], qui auront une claire compréhen
sion des principes du comportement décent. ”

• Wops est le mot péjoratif qui désigne les Italiens. (NdT.)

92

La même leçon a été donnée plus près des États-Unis, lors


de la conférence de Chapultepec (Mexique), qui, en février
1945, a posé les bases de l'ordre d'après guerre, puisque
l'on pouvait à présent appliquer la doctrine de Monroe au
sens wilsonien. Les Latino-Américains étaient alors sous
l'influence de ce que le département d'État appelait “ la
philosophie du nouveau nationalisme, [qui] préconise des
politiques conçues pour répartir plus largement les richesses
et relever le niveau de vie des masses ”. Cette tendance
préoccupait Washington, car “ le nationalisme économique
est le dénominateur commun des nouvelles aspirations à
l'industrialisation ” - exactement comme il l'avait été pour
l'Angleterre, les États-Unis et, en fait, tous les pays qui
avaient réussi à s'industrialiser. “ Les Latino-Américains
sont convaincus que les premiers bénéficiaires du dévelop
pement des ressources d'un pays doivent être les habitants
de ce pays. ” C'était inacceptable : les “ premiers bénéfi
ciaires ” doivent être les investisseurs américains, et
l'Amérique latine doit jouer son rôle à leur service. Les
États-Unis ont donc imposé une “ Charte économique des
Amériques ” visant à éliminer le nationalisme économique
“ sous toutes ses formes ”. À une exception près, cepen
dant : ce nationalisme restait un trait crucial de l'économie
des États-Unis, qui comptait bien plus qu'autrefois sur un
secteur public dynamique, opérant souvent sous couvert de
défense.
Il est utile de rappeler que, même au plus fort de la guerre
froide, les observateurs les plus perspicaces ont compris la
vraie nature de la menace principale que faisait peser le
communisme : la transformation économique des pays
communistes “ sur des bases qui réduisent leur volonté et
leur capacité de compléter les économies industrielles de
l'Occident ”. Autre version de “ la philosophie du nouveau
nationalisme ”, qui date dans ce cas de 191729.

93
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

Ce sont ces inquiétudes-là qui expliquent la persistance


après guerre du “ cadre théorique que les décideurs poli
tiques américains avaient élaboré et utilisé dans l'entre
deux-guerres pour leurs rapports avec les dictatures de
droite ” du fascisme européen, relève l'historien David
Schmitz30. Son objectif avait été de faire échec au “ danger
du communisme ”, conçu non comme une menace militaire
mais exactement dans les termes que je viens d'évoquer. Le
“ cadre théorique ” des relations avec les États fascistes vaut
vraiment la peine d'être rappelé, ne serait-ce que pour la
constance avec laquelle il a réapparu jusqu'à nos jours, donc
pour tout ce qu'il peut nous apprendre sur un monde assez
largement modelé par les États les plus puissants et les insti
tutions privées qui sont leurs “ outils et tyrans ”, comme
disait James Madison en observant avec un vif malaise
l'évolution de l'expérience démocratique dont il avait été le
principal maître d' oeuvre.
La montée du fascisme dans l'entre-deux-guerres suscita
des préoccupations, mais fut dans l'ensemble assez favora
blement perçue par les gouvernements américain et britan
nique, le monde des affaires et une grande partie des élites.
La raison : la version fasciste du nationalisme extrême auto
risait une large pénétration économique occidentale, détrui
sait la gauche et le mouvement ouvrier (qui faisait très
peur), ainsi que la démocratie excessive au sein de laquelle
ils pouvaient agir. Mussolini fut soutenu avec ardeur. “ Cet
admirable gentleman italien ”, comme disait le président
Roosevelt en 1933, a joui d'un grand respect dans des
milieux d'opinions très diverses jusqu'à l'éclatement de la
Seconde Guerre mondiale. Ce soutien s'est étendu à l'Alle
magne hitlérienne. Il est bon, soit dit en passant, de se
souvenir que le régime le plus monstrueux de l'histoire est
arrivé au pouvoir dans un pays qui pouvait raisonnablement
passer pour la plus haute incarnation de la civilisation

94

LE NOUVEAU SIÈCLE DES LUMIÈRES

occidentale dans les sciences et les arts, et qu'on avait consi


déré comme une démocratie modèle avant que le conflit
international n'ait pris des formes incompatibles avec cette
formule". Un peu comme Saddam Hussein un demi-siècle
plus tard, l'Allemagne a continué à jouir d'un important
soutien anglo-américain jusqu'au jour où Hitler a lancé une
agression directe qui empiétait trop sérieusement sur les
intérêts des États-Unis et de la Grande-Bretagne.
Le soutien au fascisme s'est manifesté d'emblée. Dans le
texte où il se félicite de la prise du pouvoir par les fascistes
en Italie - qui sera vite suivie par l'abolition du parlementa
risme et la répression violente de l'opposition syndicale et
politique -, l'ambassadeur des États-Unis Henry Fletcher
formule les postulats qui vont guider la politique américaine
dans ce pays et ailleurs au cours des années suivantes.
L'Italie, écrit-il au secrétaire d'État, était confrontée à un
choix tranché : soit “Mussolini et le fascisme”, soit
“ Giolitti et le socialisme ” - Giolitti était une grande figure
du libéralisme italien. Dix ans plus tard, en 1937, le départe
ment d'État considère toujours le fascisme européen comme
une force modérée qui “ doit absolument réussir, faute de
quoi les masses populaires, avec le renfort, cette fois, des
classes moyennes désillusionnées, vont à nouveau se
tourner vers la gauche ”. La même année, l'ambassadeur des
États-Unis en Italie, William Philips, est “ très impressionné
par les efforts de Mussolini pour améliorer les conditions de
vie des masses ” et trouve “ de nombreux faits concrets ” à
l'appui de la prétention des fascistes à “ représenter une
vraie démocratie, puisque le bien-être du peuple est leur
objectif central ”. II juge les réalisations du Duce “ stupé
fiantes, source constante d'admiration ”, et vante avec
enthousiasme ses “ grandes qualités humaines ”. Ce que
confirme énergiquement le département d'État, qui lui aussi
salue les résultats “ magnifiques ” de Mussolini en Éthiopie

95
et félicite le fascisme d'avoir “ fait jaillir l'ordre du chaos, la
discipline de la licence et la solvabilité de la faillite ”. En
1939, Roosevelt continue à considérer le fascisme italien
comme “ d'une grande portée pour le monde, [même s'il]
reste au stade expérimental ”.
En 1938, Roosevelt et son proche confident Sumner
Welles approuvent les accords hitlériens de Munich qui
démembrent la Tchécoslovaquie. Welles estimait, on l'a dit,
qu'ils “ offraient aux pays du monde l'occasion d'instaurer
un nouvel ordre mondial fondé sur la justice et sur le droit ”,
où les nazis, ces modérés, joueraient un rôle dirigeant. En
avril 1941, George Kennan écrit du consulat de Berlin, où il
est en poste, que les dirigeants du Reich ne souhaitent nulle
ment “ voir d'autres peuples souffrir sous la domination
allemande ”, sont “ très attentifs à ce que leurs nouveaux
sujets soient heureux sous leur gouvernement ”, et font
“ d'importantes concessions ” pour atteindre cet aimable
résultat.
Le monde des affaires était, lui aussi, absolument enthou
siasmé par le fascisme européen. D'où un boom de l'inves
tissement en Italie fasciste. “ Les Wops se déwopisent ”,
écrivait la revue Fortune en 1934. Après l'accession de
Hitler au pouvoir, un semblable boom de l'investissement
s'est produit en Allemagne pour des raisons du même
ordre : la menace des “ masses ” avait été contenue, et un
climat de stabilité propice aux affaires s'était instauré.
Jusqu'à l'éclatement de la guerre en 1939, écrit Scott
Newton, la Grande-Bretagne était encore plus favorable à
Hitler, pour des raisons profondément ancrées dans les rela
tions industrielles, commerciales et financières anglo
allemandes et du fait d'une “ politique d'autopréservation
de l'establishment britannique ” face à la montée des pres
sions populaires démocratiques 32.

96

Même après l'entrée des États-Unis dans le conflit, l'état


d'esprit resta ambigu. En 1943, les États-Unis et la Grande
Bretagne avaient commencé leurs efforts, qui devaient
s'intensifier après la guerre, pour démanteler la résistance
antifasciste dans le monde entier et restaurer une situation
proche de l'ordre traditionnel, souvent en récompensant
certains des pires criminels de guerre par des fonctions de
premier plan33. “ La base idéologique et les postulats fonda
mentaux de la politique américaine sont restés d'une remar
quable constance ” pendant les décennies suivantes,
souligne Schmitz au vu des archives. La guerre froide “ a
exigé de nouvelles méthodes et tactiques ”, mais elle n'a
rien changé aux priorités de l'entre-deux-guerres 34 .
Le “ cadre théorique ” que Schmitz illustre en détail s'est
perpétué jusqu'à nos jours, au prix de souffrances et de
dévastations immenses. Tout au long de ce parcours, les
stratèges politiques ont été confrontés à un “ problème
déchirant ” : concilier leur attachement formel à la démo
cratie et à la liberté et le fait primordial que “ les États-Unis
ont souvent besoin de faire des choses terribles pour avoir ce
qu'ils ont toujours voulu ”, comme l'observe Alan
Tonelson. Ce qu'ils ont toujours voulu, ce sont “ des poli
tiques économiques permettant aux entreprises américaines
d'opérer de façon aussi libre et souvent aussi monopoliste
que possible ”, afin de créer “ une économie mondiale capi
taliste intégrée, dominée par les États-Unis ”35
Il y avait encore plus dangereux que la “ philosophie du
nouveau nationalisme ” : le risque de la voir se muer en
“ virus ” et infecter les autres, non par la conquête mais par
l'exemple. Ce péril fut compris dès le début. Le secrétaire
d'État Lansing attira l'attention du président Wilson sur le
danger de contagion de la maladie bolchevique, “ bien réel
avec l'agitation sociale en plein essor dans le monde entier ”.
Wilson redoutait particulièrement l'infection des soldats

97
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

“ noirs américains rentrés de l'étranger ” par l'exemple des


conseils d'ouvriers et de soldats qui s'étaient créés en Alle
magne à la fin de la guerre, forme de démocratie aussi intolé
rable pour l'Occident que pour Lénine et Trotski. En Grande
Bretagne, le gouvernement de Lloyd George partageait ces
craintes : il savait combien “ l'hostilité au capitalisme ” était
répandue dans les milieux ouvriers anglais. Ceux-ci suivaient
de très près le développement des conseils populaires en
Russie avant leur destruction par le pouvoir bolchevique
- violence contre-révolutionnaire, mais qui ne dissipa nulle
ment les inquiétudes des milieux aisés d'Occident.
Sur le territoire des États-Unis, l'agitation sociale fut en
grande partie réprimée par le “ Red Scare* ” de Wilson,
mais pour un temps seulement. Les dirigeants des milieux
d'affaires restaient très conscients du “ risque que fait courir
aux industriels la récente prise de conscience par les masses
de leur pouvoir politique ”, et du besoin d'influencer
l'opinion publique en permanence “ pour éviter le
désastre ”36.Les inquiétudes sur le développement écono
mique soviétique et son effet démonstratif persistèrent
jusqu'aux années 1960, lorsque l'économie soviétique entra
dans une phase de stagnation, largement due à l'escalade de
la course aux armements que le Premier ministre soviétique
Nikita Khrouchtchev avait désespérément tenté d'éviter.
Dès sa naissance en 1917, la guerre froide elle-même a
été à bien des égards un immense conflit “ Nord-Sud ”. La
Russie a été le premier “ Tiers Monde ” de l'Europe.
Jusqu'à la Première Guerre mondiale, sa position n'a cessé
de se dégrader face à l'Occident, auquel elle offrait les

*Vague d'arrestations massives et de détentions sans procès de


syndicalistes et de militants de gauche, opérées en 1919 et 1920 par
l'attorney général de Wilson, A. Mitchell Palmer, sous prétexte de
prévenir une prise de pouvoir communiste aux États-Unis. (NdT.)

98

LE NOUVEAU SIÈCLE DES LUMIÈRES

services classiques : ressources naturelles, marchés et occa


sions d'investir. Certes, la Russie était un cas particulier en
raison de son échelle et de la force de ses armées, facteur
dont l'importance s'accentua après qu'elle eut joué le rôle
essentiel dans la déconfiture de l'Allemagne nazie et accédé
au statut de superpuissance militaire. Mais les menaces
fondamentales qu'elle incarnait restaient celles de toujours
et de partout dans le monde non occidental : le nationalisme
indépendant et le risque de contagion.
Telle est la clé du mystère de l'“ illogisme logique ”
évoqué par le département de la Guerre en 1945 lorsqu'il
mit au point les plans de mainmise militaire des États-Unis
sur la plus grande partie du monde et d'encerclement de la
Russie, tout en refusant à l'adversaire le droit d'en faire
autant. L'impression d'illogisme se dissipe si l'on envisage
le risque de voir l'Union soviétique “ flirter avec l'idée ” de
s'associer à “ une marée montante dans le monde entier, où
l'homme ordinaire aspire à des horizons plus hauts et plus
larges ”37.Ces plans étaient donc logiques et nécessaires,
malgré leur apparente absurdité.
Sur le fond, les principaux spécialistes du sujet le
confirment. John Lewis Gaddis fixe, en réaliste, à 1917
l'origine du conflit américano-russe et analyse l'invasion
immédiate du pays par les Occidentaux comme un acte
d'autodéfense justifié. Elle a été entreprise “ en réaction à
une intervention profonde et aux effets potentiellement
énormes du nouveau régime soviétique dans les affaires
intérieures non seulement de l'Occident, mais pratique
ment de tous les pays du monde ” - “ le défi de la Révolu
tion [...] à la survie même de l'ordre capitaliste ”38.Le
changement d'ordre social en Russie et le risque de conta
gion légitimaient donc l'invasion du pays.
Bref, attaquer, c'est se défendre - autre “ illogisme
logique ” qui s'éclaire dès que l'on a compris correctement

99

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

le cadre de la réflexion doctrinale. Et qui explique la perma


nence de la politique fondamentale des Etats-Unis et des
autres grandes puissances occidentales avant, pendant et
après la guerre froide : autodéfense toujours. L'“ invasion
défensive ” de la Russie en 1918, remarquons-le, est encore
une application avant la lettre de cette doctrine de la
“ guerre préventive ” qu'ont déclarée en septembre 2002
des nationalistes radicaux inspirés par leur rêve d'empire.
Revenons à la “ rupture frappante ” dans la politique
internationale à la fin de la Seconde Guerre mondiale
(Robert Jervis). L'une de ses composantes est claire : les
États-Unis sont devenus pour la première fois un acteur
d'envergure planétaire ; ils ont évincé leurs rivaux euro-
péens et utilisé leur richesse et leur puissance inégalées pour
organiser le système mondial, avec soin et compétence.
Mais Jervis avait une tout autre idée à l'esprit : la “ paix
démocratique ”. Pendant des siècles, les Européens
n'avaient pensé qu'à se massacrer mutuellement, tout en
conquérant l'essentiel de la planète. En 1945, ils ont
compris que c'était fini : si l'on tentait encore une fois de
jouer ce jeu-là, ce serait la dernière. Les puissances occiden
tales peuvent toujours recourir à la violence contre des
adversaires faibles et sans défense, mais pas entre elles. La
guerre froide, conflit entre superpuissances, a elle aussi
respecté ce principe - non sans prendre d'énormes risques.
L'interprétation admise est différente : la “ paix démocra-
tique ” reflète “ une heureuse association de normes et
d'institutions libérales, comme la démocratie représentative
et les économies de marché39 ”. Ces facteurs sont certes
réels, mais on ne saurait évaluer comme il convient leur
apport à la “ rupture frappante ” sans donner sa juste place à
cette autre explication : la mise en oeuvre rationnelle deses
pratiques traditionnelles avait conduit la civilisation occi-
dentale au bord de l'autoanéantissement. Aujourd'hui,

100

LE NOUVEAU SIÈCLE DES LUMIÈRES

l'Europe est intérieurement en paix, tout comme l'Amérique


du Nord depuis la quasi-extermination de sa population
indigène, la conquête de la moitié du Mexique, la fixation de
la frontière États-Unis-Canada et le passage de l'expression
United States du pluriel au singulier il y a cent cinquante
ans. Mais, à l'échelle de la planète, les pratiques, les institu
tions et la culture dominante n'ont guère changé. C'est un
mauvais présage qu'on aurait tort de prendre à la légère.
CHAPITRE 4

Heures dangereuses

Les menaces actuelles suscitent une inquiétude générale


et justifiée. En février 2002, la célèbre “ horloge de
l'Apocalypse ” du Bulletin of the Atomic Scientists a été
avancée de deux minutes en direction de minuit, avant
même la publication par l'administration Bush de sa Stra
tégie de sécurité nationale et de sa Révision de la doctrine
nucléaire*, qui ont fait frémir d'angoisse le monde entier.
Pensant à d'autres menaces, Michael Krepon, expert en
questions stratégiques, a vu dans les derniers jours de 2002
“ l'heure la plus dangereuse depuis la crise des missiles de
Cuba de 1962 ”. “ Nous entrons dans une ère de dangers
particulièrement graves ”, a résumé un groupe de travail de
haut niveau, “ [alors que] nous nous préparons à attaquer un
adversaire sans scrupules [l'Irak] qui pourrait bien avoir
accès à des [armes de destruction massive] ”. Et - beaucoup
l'ont souligné - ces dangers risquent de s'aggraver à long
terme si le recours à la force devient plus facile'.

* La “ Nuclear Posture Review ” est un rapport du département de la


Défense de janvier 2002 qui réexamine le positionnement nucléaire
global des États-Unis, cite les pays éventuellement ciblés par la puis
sance nucléaire américaine et envisage des usages nouveaux, d'ordre
tactique, de l'arme atomique contre des objectifs indestructibles par des
armes conventionnelles. (NdT.)

103
Les raisons précises de ces inquiétudes méritent d'être
examinées de près, mais une concentration trop exclusive
sur l'actualité pourrait nous induire en erreur. Nous les
remettrons en perspective de façon plus réaliste en nous
demandant pourquoi la crise des missiles de Cuba a été une
heure si “ dangereuse ”. Les réponses sont directement
pertinentes pour les périls d'aujourd'hui.

À un mot de la guerre nucléaire

La crise des missiles “ a été le moment le plus dangereux


de l'histoire de l'humanité ”, a déclaré Arthur Schlesinger en
octobre 2002, lors d'une conférence organisée à La Havane
pour le quarantième anniversaire des événements et à laquelle
participaient un certain nombre de témoins qui les avaient
vécus de l'intérieur. À l'époque, les responsables avaient
incontestablement compris que le sort du monde était entre
leurs mains. Néanmoins, pour ceux d'entre eux qui ont assisté
à la conférence, certaines révélations ont été un choc. Ils ont
appris qu'en octobre 1962 le monde était passé à “ un mot ”
de la guerre nucléaire. “ Un nommé Arkhipov a sauvé le
monde ”, a déclaré Thomas Blanton, du service des archives
de sécurité nationale de Washington, l'un des organisateurs
de la conférence. Il parlait de Vassili Arkhipov, un officier de
sous-marin soviétique qui, le 27 octobre, au plus fort de la
crise, n'a pas exécuté l'ordre de lancer des torpilles à tête
nucléaire alors que des destroyers américains attaquaient. Il
est pratiquement certain que cet acte aurait entraîné une
riposte dévastatrice, donc une guerre majeure2.
Ceux qui ont pris part aux décisions à l'époque et à la
conférence rétrospective quarante ans plus tard connaissaient
bien la mise en garde du président Eisenhower : “ Une
guerre totale détruirait l'hémisphère Nord3 ” “ Le parallèle

104

HEURES DANGEREUSES

entre la gestion de la crise par Kennedy et la prise de déci


sion du président Bush sur l'Irak a été un thème récurrent des
travaux ”, rapporta la presse. “ De nombreux participants ont
accusé Bush d'ignorer l'histoire ” et ont dit “ qu'ils étaient
venus pour qu'elle ne se reproduise pas et qu'on en tire des
leçons applicables aux crises d'aujourd'hui, notamment aux
délibérations du président George W. Bush sur l'opportunité
ou non d'attaquer l'Irak4 ”. Schlesinger n'a sûrement pas été
le seul à souligner que “ Kennedy a choisi le blocus plutôt
que l'intervention militaire, [tandis que] Bush veut l'action
militaire ” ; ni le seul, probablement, à avoir été atterré
d'apprendre à quel point le monde était passé près de
l'anéantissement en 1962, même avec l'option la moins
agressive.
Dans son analyse de la crise des missiles, qui fait autorité,
Raymond Garthoff observe qu'“ aux États-Unis la gestion
de la crise par le président Kennedy a été presque unanime
ment approuvée ”. C'est vrai. Cette approbation était-elle
méritée ? C'est une tout autre question.
L'affrontement s'est finalement concentré sur deux points
fondamentaux : 1) Kennedy garantissait-il qu'il n'y aurait
pas d'intervention américaine à Cuba ? Et 2) annoncerait-il
publiquement que les États-Unis retiraient de Turquie, pays
limitrophe de l'URSS, leurs missiles nucléaires Jupiter
pointés sur le coeur du territoire russe ? Sur les deux points,
Kennedy a finalement refusé. Il a seulement accepté secrète
ment de retirer les missiles Jupiter, qu'il était de toute
manière déjà prévu de remplacer par des sous-marins
nucléaires Polaris. II n'a voulu prendre aucun engagement
officiel de ne pas envahir Cuba. Et il a effectivement
continué “ à intervenir activement pour affaiblir et renverser
le régime de Castro, y compris par des opérations clandes
tines contre Cuba ”, note Garthoff.

105

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

Dans un geste des plus provocateurs alors que la tension


montait, les missiles Jupiter ont été placés “ en fanfare ”
sous commandement turc le 22 octobre. Commentaire de
Garthoff : l'événement a été “ sûrement remarqué à Moscou
mais pas à Washington ”.5. Dans cette capitale, il a probable
ment été perçu comme un simple exercice de plus en “ illo-
gisme logique ”.
Selon l'histoire écrite par les puissants, le moment le plus
fort de la crise des missiles a été le discours d'Adlai
Stevenson, ambassadeur des États-unis à l'ONU, devant le
Conseil de sécurité le 25 octobre. Il y a révélé la duplicité
soviétique en montrant une photographie d'un site de lance
ment de missiles à Cuba, prise par des avions espions améri
cains. Le concept de “ moment Stevenson ” est entré dans la
mémoire collective en souvenir de cette victoire sur un
ennemi perfide, décidé à nous détruire.
Expérience de pensée : imaginons quel regard un hypo
thétique observateur extraterrestre aurait pu porter sur le
“ moment Stevenson ”. Un Martien, disons, que nous suppo-
serons étranger aux systèmes doctrinaux et idéologiques
terriens. Il aurait sûrement remarqué qu'il n'y a pas eu de
“ moment Khrouchtchev ” dans l'histoire : pas d'instant où le
Premier ministre soviétique Nikita Khrouchtchev ou son
ambassadeur à l'ONU aurait théâtralement brandi des photo
graphies des missiles Jupiter installés en Turquie en 1961
1962, ou de leur transfert provocateur et “ en fanfare ” à
l'armée turque alors même que l'histoire de l'humanité
approchait de son heure la plus dangereuse. Réfléchissant à
cette différence, le Martien se serait souvenu que les missiles
Jupiter n'étaient qu'une petite composante d'une menace
autrement massive contre la Russie, pays qui avait été
plusieurs fois envahi et pratiquement détruit au cours du
demi-siècle précédent - deux fois par l'Allemagne, qui venait
de réarmer et dont la zone occidentale riche faisait désormais

106
partie d'une alliance militaire hostile dirigée par la première
superpuissance du monde, et une fois en 1918 par la Grande
Bretagne, les États-Unis et leurs alliés. II aurait pu constater
aussi, bien sûr, que la Russie ne menaçait nullement d'envahir
la Turquie, et ne menait contre les Turcs aucune campagne
terroriste, aucune guerre économique de grande ampleur, ni
même une quelconque réplique en miniature des crimes que
l'administration Kennedy commettait à la même époque
contre Cuba.
Néanmoins, l'histoire n'a retenu que le “ moment
Stevenson ”. Le Martien aurait certainement compris que
cet écart reflétait le rapport de forces mondial. II se serait
probablement souvenu aussi d'un principe qui doit être
proche d'un universel historique de la culture intellectuelle
nous sommes “ bons ” (qui que nous soyons) et ils sont
“ mauvais ” s'ils nous gênent ; l'asymétrie radicale est donc
tout à fait sensée, dans le cadre de la doctrine établie.
Les arêtes de cette asymétrie se font encore plus tran
chantes quand nous voyons par quel argument on a parfois
cherché à l'estomper : le crime des Russes à Cuba était,
a-t-on dit, de dissimuler, tandis que les États-Unis entou
raient la Russie d'armes offensives effroyables tout à fait
ouvertement. C'est vrai. Non seulement la puissance hégé
monique n'a pas besoin de cacher ses intentions, mais elle
préfère les annoncer haut et fort pour “ maintenir sa crédibi
lité ”. La subordination du système idéologique à la puis
sance garantit que la quasi-totalité de ses exactions
- terrorisme international (comme à Cuba), agression
ouverte (comme au Sud-Vietnam à la même époque), parti
cipation à d'immenses massacres pour détruire le seul parti
politique de masse (comme au Sud-Vietnam et en Indo
nésie), etc. - seront soit refoulées dans l'oubli, soit reformu
lées sous le signe de l'autodéfense légitime, ou du projet
bien intentionné qui peut-être aura dérape 6.

107

On a vu une nouvelle fois toute l'importance de posséder


une “ histoire ” bien ficelée en février 2003, lorsque Colin
Powell a prononcé un discours devant le Conseil de sécurité
pour informer ses membres que les États-Unis feraient la
guerre avec ou sans l'autorisation de l'ONU. Les commen
tateurs se sont alors demandé si Powell serait capable de
nous donner un “ moment Stevenson ”.
Certains ont estimé qu'il l'avait fait. L'éditorialiste du New
York Times William Safire a triomphalement relaté le
“ moment Adlai Stevenson ” de Powell : une photographie
satellitaire de camions près d'un bunker censé contenir des
armes chimiques, puis une autre sur laquelle les camions
avaient disparu 7. Ces images prouvaient clairement que l'Irak
avait trompé les inspecteurs en évacuant ses armes illégales
avant leur arrivée, et que les fourbes Irakiens avaient infiltré
l'équipe d'inspection, confirmant par là même la thèse améri
caine : cette équipe n'était pas fiable et on ne pouvait lui
confier les renseignements que Washington affirmait détenir.
On concéda par la suite, avec l'acquiescement muet de
Powell, que, pour toutes sortes de raisons -le temps écoulé
entre les deux prises de vue, l'usage incertain du site en ques
tion -, les photographies ne prouvaient rien du tout, comme
une série d'autres “ preuves ” qui devait plus tard devenir
torrent. Cet épisode n'en fut pas moins qualifié de “ moment
Stevenson ”, bien qu'Adam Clymer ait souligné qu'il y avait
une “ nette différence ” avec l'original : le moment d'Adlai
Stevenson avait été “ un instant de vraie peur des missiles
soviétiques, de l'affrontement nucléaire imminent ”. Appa
remment, personne, où que ce soit, n'avait pu avoir peur des
missiles américains aux frontières de la Russie.
Le fils de Stevenson juge la différence encore plus nette. Son
père, écrit-il, a présenté au Conseil de sécurité la preuve
qu'“ une superpuissance nucléaire installait des missiles à Cuba
et menaçait de renverser l'équilibre mondial de la terreur ” - ou,

108

dupoint de vue du Martien, de le rendre un peu moins outrageu


sement favorable à Washington. “ Ce "moment", poursuit-il,
avait un objectif évident : contenir l'Union soviétique et main
tenir la paix ” 8. Traduction martienne : le “ moment Stevenson ”
a effectivement contribué à un endiguement partiel, mais de
Washington, pas de Moscou. Une possible invasion de Cuba a
été évitée, même si les États-Unis ont immédiatement repris leur
campagne de terrorisme international et leur guerre économique
et si la menace contre la Russie s'est aggravée -autant de
réalités qui prennent encore plus de relief dans le contexte des
rapports entre les superpuissances à l'époque, à laquelle nous
revenons maintenant.
Kennedy n'avait aucun doute sur la menace des missiles
russes à Cuba. “ C'est exactement comme si nous nous
mettions soudain à installer un grand nombre de [missiles
balistiques de portée intermédiaire] en Turquie. [...] Ce
serait diablement dangereux ”, s'est-il exclamé lors d'une
réunion avec ses plus hauts conseillers (ExComm*). “ Mais
nous l'avons fait, monsieur le Président ”, a répondu
McGeorge Bundy, son conseiller à la Sécurité nationale.
“ Oui, mais c'était il y a cinq ans ”, a rétorqué Kennedy,
surpris - en réalité, c'était un an plus tôt seulement, pendant
son administration. II s'en est ensuite inquiété : si les faits
venaient à être connus, sa décision de risquer une guerre
plutôt que d'accepter publiquement de coupler le retrait des
missiles de Cuba et de Turquie ne serait pas très bien vue
par l'opinion. II craignait fort que la plupart des gens ne
jugent un tel échange “ tout à fait équitable ” 9.
* Abréviation d'Executive Committee, Comité exécutif du Conseil
de sécurité nationale. II s'agit du groupe de conseillers présidé par
J.F. Kennedy qui a géré la crise des missiles de Cuba. Il a été créé le
l6 octobre 1962, premier jour de cette crise. (NdT.)

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

Quoi qu'on puisse penser des actes de Khrouchtchev et de


Kennedy, il doit être clair pour tout le monde que la décision
du dirigeant soviétique d'envoyer des missiles à Cuba était
une folie criminelle étant donné les retombées possibles. Il
serait totalement extravagant de condamner ceux qui l'ont
mis en garde contre ces dangers et l'ont durement critiqué
pour être passé à l'acte en dépit des risques. Il est évident
que les choix s'évaluent au vu de la gamme des consé
quences probables. Nous comprenons très bien cette vérité
première quand il s'agit des actes des ennemis officiels,
mais nous avons plus de mal à l'appliquer aux nôtres. On en
a de nombreux exemples, dont de récentes aventures mili
taires. Les organisations humanitaires, experts et autres qui,
avec raison, ont prévenu des risques encourus en Afgha
nistan et en Irak ont été tournés en ridicule quand le pire,
heureusement, ne s'est pas produit. Au même niveau
d'imbécillité morale, on devrait descendre dans la rue tous
les mois d'octobre afin de chanter les louanges du Kremlin,
en se moquant bien de ceux qui ont souligné les dangers
d'une installation de missiles à Cuba et persistent à
condamner cet acte de démence criminelle.
De hauts responsables de l'administration Kennedy
affirment que le président n'avait pas autorisé l'invasion de
Cuba. Pourtant, le 22 octobre 1962, le secrétaire à la Défense
Robert McNamara a déclaré à ses collaborateurs: “ Le prési
dent nous a ordonné de préparer une invasion il y a plusieurs
mois [...] et nous avons mis au point des plans très détaillés ”,
assez complets pour permettre de l'organiser en une
semaine10. Lors de la conférence du quarantième anniversaire,
McNamara a répété que “ Cuba avait raison de craindre une
attaque ”. “ Si j'avais été dans la peau d'un Cubain ou d'un
Soviétique, a-t-il précisé, je l'aurais pensé aussi. ”
Ces événements, et leur arrière-plan, sont incontestable
ment porteurs de “ leçons pour les crises en cours ”, comme

110

HEURES DANGEREUSES

l'ont souligné les participants à la conférence rétrospective


d'octobre 2002. Si l'affaire des missiles a peut-être été “ le
moment le plus dangereux de l'histoire de l'humanité ”, elle
n'apas été le seul cas de flirt avec la catastrophe. Plus généra-
lement, elle est loin de constituer le seul exemple de consé
quences imprévues et imprévisibles de l'usage de la force, ou
même de sa menace : c'est l'un des nombreux motifs pour
lesquels toute personne saine d'esprit tient la force pour un
ultime recours, nécessitant des justifications massives.
D'autres leçons concernent directement les rapports
conflictuels euro-américains, autre sujet important de la
conférence anniversaire. La crise des missiles a donné aux
Européens des raisons de s'inquiéter de l'action des diri
geants américains - qui n'étaient pas, en l'occurrence, des
nationalistes de la droite dure mais des personnalités situées
à l'extrémité libérale et multilatérale de l'éventail politique.
C'est le sort de l'Europe qui se jouait lorsque le président et
ses conseillers décidèrent de rejeter l'échange que l'opinion,
redoutaient-ils, aurait pu juger “ équitable ” si elle avait
appris la chose. Mais l'Europe fut laissée dans l'ignorance
et traitée avec mépris. L'ExComm de Kennedy “ récusa
d'emblée l'idée de partager avec les alliés des décisions qui
auraient pu conduire à l'anéantissement nucléaire de
l'Europe occidentale autant que de l'Amérique du Nord ”,
écrit Frank Costigliola dans l'une des rares études sur le
sujet.
Kennedy déclara en privé à son secrétaire d'État que les
alliés devaient “ suivre ou être largués [...]. Nous ne pouvons
pas accepter un veto d'une autre puissance ” - des mots que
l'on a réentendus quarante ans plus tard chez Bush et Powell.
Le commandant en chef américain de l'OTAN mit ses forces
aériennes en état d'alerte sans consulter l'Europe. L'allié le
plus proche de Kennedy, le Premier ministre britannique
Harold Macmillan, dit à ses collaborateurs que les actes du

111

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

président américain constituaient “ une escalade vers la


guerre ” mais qu'il ne pouvait rien faire “ pour l'arrêter ”. Il
ne savait que ce qu'il pouvait apprendre du renseignement
britannique. L'idée que l'on se faisait à Washington de la
“ relation spéciale ” américano-britannique avait été formulée
par l'un des principaux conseillers de Kennedy au cours d'un
débat interne, au plus fort de la crise : la Grande-Bretagne
“ nous servira de lieutenant ” (le mot à la mode aujourd'hui
est “ partenaire ”). McGeorge Bundy suggéra de faire
quelques efforts pour donner aux Européens “ l'impression
qu'on les fait participer [...], qu'ils sont au courant ”, mais
seulement pour qu'ils se tiennent tranquilles. Les Européens
sont inaptes à la pensée “ rationnelle et logique ” des déci
deurs américains, précisa son collaborateur Robert Komer. Si
les dirigeants européens découvraient ce qui était en train de
se passer, ajouta Bundy, ils pourraient faire “ du bruit [...],
dire que, puisqu'ils peuvent vivre avec les [missiles balis
tiques à portée intermédiaire] soviétiques, pourquoi pas
nous ”. Le mot “ bruit ” évoque “ une clameur confuse et
inintelligente ”, commente Costigliola 11
Peut-être beaucoup d'Européens ne seront-ils pas très
satisfaits d'apprendre la faible importance qui a été accordée
à leur survie, même si des commentateurs américains res
pectés assurent que leur réticence à “ suivre ” traduit un
“ and-américanisme paranoïaque ”, l'“ ignorance et la cupi
dité ” et autres “ déficiences culturelles ”.
Le terrorisme international faisait les grands titres de la
presse lorsque s'est tenue la conférence rétrospective ; la
prétendue nouvelle doctrine américaine du “ changement de
régime ” aussi. Mais il n'y a rien là de bien nouveau : la
crise des missiles de Cuba a été le résultat direct d'une
campagne de terrorisme international visant à changer un
régime par la force. L'historien Thomas Paterson porte un
jugement tout à fait plausible lorsqu'il conclut : “ La crise

112

HEURES DANGEREUSES

d'octobre 1962 est essentiellement née de la campagne


concertée des États-Unis pour écraser la révolution
cubaine ” par la violence et la guerre économique 12.Nous
comprendrons mieux ce qui se joue aujourd'hui si nous
examinons le déroulement de cette crise, et les principes
directeurs qui ont motivé les choix politiques.

Terrorisme international et changement de régime : Cuba

La dictature Batista fut renversée par la guérilla de Castro


en janvier 1959. En mars, le Conseil de sécurité nationale
américain réfléchit aux moyens d'opérer un changement de
régime. En mai, la CIA commença à armer des guérilleros à
Cuba. “ Durant l'hiver 1959-1960, il y eut une forte
augmentation des raids aériens de bombardement et
d'incendie supervisés par la CIA et effectués par des pilotes
cubains ” en exil aux Etats-Unis 13. Inutile d'épiloguer sur ce
que feraient les États-Unis ou leurs clients dans une telle
situation. Mais Cuba n'a pas réagi par des violences en terri
toire américain à des fins de représailles ou de dissuasion.
Son gouvernement a préféré suivre la procédure prévue par
le droit international. En juillet 1960, il a sollicité l'aide de
l'ONU, remettant au Conseil de sécurité un dossier sur une
vingtaine de bombardements, avec les noms des pilotes, les
numéros d'immatriculation des avions, les bombes non
explosées et d'autres détails précis. Le gouvernement cubain
affirmait que ces raids avaient fait des dégâts considérables
et de nombreuses victimes, et proposait de résoudre le
conflit par des moyens diplomatiques. L'ambassadeur
américain Henry Cabot Lodge répondit en donnant l'“ assu
rance [que] lesÉtats-Unis n' [avaient] aucune intention agres
sive contre Cuba ”. Quatre mois plus tôt, en mars 1960, son
gouvernement avait pris en secret la décision ferme et

113
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

définitive de renverser le gouvernement Castro, et les prépa


ratifs de la baie des Cochons étaient bien avancés 14
Washington craignait que les Cubains ne tentent de se
défendre. Le directeur de la CIA, Allen Dulles, demanda
donc instamment à la Grande-Bretagne de ne pas les fournir
en armes. Sa “ raison principale ”, selon le rapport adressé à
Londres par l'ambassadeur britannique, “ était que ce refus
amènerait peut-être les Cubains à solliciter des armes sovié
tiques, ou du bloc soviétique ”, ce qui “ aurait des effets
gigantesques ”, soulignait Dulles, car Washington pourrait
alors présenter Cuba comme une menace pour la sécurité de
l'hémisphère occidental, conformément au scénario qui
avait si bien fonctionné au Guatemala 15. Dulles évoquait ici
la destruction réussie de la première expérience démocra
tique guatémaltèque, intermède de dix ans d'espoir et de
progrès qui avait inspiré une peur considérable à
Washington - en raison du soutien populaire massif dont
faisaient état les services secrets américains et de l'“ effet
démonstratif ” d'une politique économique et sociale béné
ficiant à la grande majorité. La menace de l'URSS avait été
constamment invoquée, et corroborée par l'appel du Guate
mala au bloc soviétique pour son armement- lorsque les
États-Unis avaient menacé de l'attaquer et lui avaient fermé
les autres filières de fourniture d'armes. Le résultat fut un
demi-siècle d'horreurs, encore pire que la tyrannie soutenue
par les États-Unis qui avait précédé.
Pour Cuba, les plans élaborés par les colombes ressem
blaient fort à ceux du directeur de la CIA. Prévenant le prési
dent Kennedy des “ inévitables retombées politiques et
diplomatiques ” de l'invasion de l'île par une armée à la
solde des États-Unis, Arthur Schlesinger suggéra d'essayer
de piéger Castro en lui faisant commettre un acte qui pourrait
servir de prétexte à l'assaut : “ On peut imaginer une opéra
tion secrète, disons, en Haïti, qui, au moment voulu, amène

114
HEURES DANGEREUSES

rait Castro à envoyer quelques bateaux chargés d'hommes


sur une plage haïtienne, ce que nous pourrions présenter
comme une tentative de renversement du régime haïtien. [...]
Le problème moral serait alors brouillé et la campagne anti
américaine aurait du plomb dans l'aile dès le départ16 ” Le
régime dont il était question était celui du dictateur sangui
naire Duvalier, “ Papa Doc ”, soutenu par les États-Unis
(avec quelques réserves) : toute initiative pour aider les
Haïtiens à le renverser aurait donc constitué un crime.
Le plan d'Eisenhower, en mars 1960, visait à renverser
Castro en faveur d'un régime “ plus dévoué aux véritables
intérêts du peuple cubain et plus acceptable pour les États
Unis ” ; il prévoyait un appui à “ une opération militaire sur
l'île ” et “ l'organisation d'une force paramilitaire adéquate
hors de Cuba ”. Le renseignement indiquait que le soutien
populaire à Castro était puissant, mais les “ véritables inté
rêts du peuple cubain ” seraient définis par les États-Unis.
On allait opérer le changement de régime “ en évitant toute
apparence d'intervention américaine ”, en raison de la réac
tion à prévoir en Amérique latine et des problèmes de
gestion doctrinale aux États-Unis.
Le débarquement de la baie des Cochons eut lieu un an
plus tard, en avril 1961, après l'arrivée de Kennedy au pou
voir. Il fut autorisé à la Maison-Blanche dans une atmosphère
d'“ hystérie ” sur Cuba, devait déclarer par la suite Robert
McNamara dans son témoignage devant le comité Church du
Sénat. Lors de la première réunion du cabinet après l'échec
de l'invasion, l'ambiance était “ presque féroce ”, releva
Chester Bowles dans ses notes personnelles : “ Il y a eu une
réaction quasi frénétique en faveur d'un plan d'action. ”
Deux jours plus tard, à la réunion du Conseil de sécurité
nationale, Bowles jugea l'atmosphère “ presque aussi pas
sionnelle ”, et il fut frappé par “ le manque flagrant d'inté
grité morale ”. État d'esprit que reflétaient les déclarations

115
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

publiques de Kennedy : “ Les sociétés complaisantes, auto


satisfaites et molles seront balayées avec les débris de l'his
toire. Seuls les forts [...] peuvent survivre ”, expliqua-t-il au
pays, usant d'un thème qui serait avantageusement repris par
les reaganiens pendant leurs propres guerres terroristes17.
Kennedy avait bien conscience que les alliés “ nous trouvent
un peu fous ” sur la question de Cuba - ce qui reste vrai
aujourd'hui18.
Kennedy imposa un embargo écrasant, pratiquement
insupportable pour un petit pays qui était devenu une
“ colonie virtuelle ” des Etats-Unis depuis sa “ libération ”
de l'Espagne soixante ans plus tôt19. II ordonna aussi
d'intensifier la campagne terroriste : “ II demanda à son
frère Robert Kennedy, l'attorney général, de prendre la
direction du haut comité interagences qui supervisait
l'opération "Mangouste", programme d'opérations parami
litaires, de guerre économique et de sabotages qu'il lança fin
1961 pour déchaîner les "terreurs de la terre" sur Fidel
Castro et, plus prosaïquement, pour le renverser 20. ”
La campagne terroriste n'était “ pas une plaisanterie ”,
écrit Jorge Dominguez dans une étude des documents
récemment déclassifiés sur les opérations menées sous
Kennedy, documents qui, précise Piero Gleijeses, sont “ très
aseptisés ” et ne représentent que “ la pointe émergée de
l'iceberg21..
L'opération “ Mangouste ” fut “ l'élément central de la
politique américaine envers Cuba de la fin 1961 au début de
la crise des missiles de 1962 ”, rappelle Mark White, le
programme sur lequel les frères Kennedy “ reportèrent tous
leurs espoirs ”. Robert Kennedy fit savoir à la CIA que le
problème cubain avait “ la priorité absolue pour le gouver
nement des États-Unis - tout le reste est secondaire. Rien ne
doit être épargné, ni temps, ni efforts, ni hommes ” pour
renverser le régime de Fidel Castro. Le chef de l'opération

116

HEURES DANGEREUSES

“ Mangouste ”, Edward Lansdale, établit un calendrier qui


aboutissait à “ une révolte ouverte et au renversement du
régime communiste ” en octobre 1962. La “ définition
finale ” du programme admettait que “ le succès définitif
[allait] exiger une intervention armée décisive des États
Unis ” après que le terrorisme et la subversion en auraient
posé les bases. II faut donc conclure que cette intervention
militaire américaine était prévue pour octobre 1962 - le
moment où a éclaté la crise des missiles 22.
En février 1962, les Joint Chiefs of Staff donnèrent leur
avalà un plan qui allait encore plus loin que celui de Schle-
singer : utiliser “ des moyens clandestins [...] pour amener
Castro ou un subordonné incontrôlable, par la tentation ou la
provocation, à une réaction d'hostilité ouverte contre les
États-Unis, qui pourrait offrir à ceux-ci une justification non
seulement pour riposter, mais pour anéantir Castro par une
attaque puissante, rapide et déterminée 23 ”. En mars, à la
demande du “ projet Cuba ” du Pentagone, les Joint Chiefs
of Staff remirent au secrétaire à la Défense Robert McNa
mara un mémorandum qui indiquait “ les prétextes pouvant
à leur avis donner une justification à l'intervention militaire
américaine à Cuba ”. Le plan serait mis en oeuvre si “ une
révolte intérieure crédible se révèle irréalisable dans les neuf
à dix mois qui viennent ”, mais avant que Cuba ait pu nouer
des relations avec la Russie, lesquelles seraient susceptibles
d'“ impliquer directement l'Union soviétique ”.
Un usage prudent du terrorisme doit éviter les risques
pour celui qui y recourt.
Le plan de mars consistait à monter “ des événements
apparemment sans rapport entre eux pour camoufler
l'objectif ultime et créer à grande échelle l'impression néces
saire de la culpabilité des Cubains et de leur agressivité,
dirigée contre d'autres pays autant que contre les États
Unis ”, ce qui mettrait ceux-ci “ en position manifeste et
117

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE

justifiable de victime [et développerait] une image internatio


nale de menace cubaine pour la paix dans l'hémisphère occi
dental ”. Parmi les mesures proposées, citons l'explosion
d'un navire américain dans la baie de Guantanamo pour
créer “ un incident du type "Remember the Maine" ”, avec
publication de la liste des victimes dans les journaux aux
États-Unis afin de “ provoquer un utile sursaut d'indignation
nationale ”, et exploitation des enquêtes cubaines pour y
trouver “ des preuves absolument évidentes que le bâti
ment a été attaqué ” ; le déchaînement d'“ une campagne de
terrorisme communiste cubain [en Floride], voire à
Washington ” ; l'utilisation de bombes incendiaires du bloc
soviétique dans des raids pour brûler des plantations de
canne à sucre dans les pays voisins ; la destruction d'un
drone que l'on ferait passer pour un charter transportant des
étudiants en vacances ; et autres projets tout aussi ingénieux
- qui n'ont pas été mis en oeuvre mais confirment bien
l'atmosphère “ frénétique ” et “ féroce ” qui régnait alors 24.
Le 23 août, le président publia le mémorandum de sécu
rité nationale n° 181, “ directive pour l'organisation d'une
révolte intérieure qui serait suivie d'une intervention mili
taire américaine ” ; il impliquait “ des plans, manoeuvres et
mouvements de troupes et de matériels américains impor
tants ”, qui n'ont sûrement pas échappé à Cuba ni à la
Russie 25. Ce même mois d'août vit aussi une intensification
des attentats terroristes, dont le mitraillage depuis un hors
bord d'un hôtel cubain du bord de mer “ où l'on savait que
les techniciens militaires soviétiques aimaient à se retrouver,
ce qui a fait une vingtaine de morts russes et cubains ” ; des
agressions contre des cargos britanniques et cubains ; la
contamination de cargaisons de sucre ; et d'autres atrocités
et sabotages, accomplis en général par des organisations
d'exilés cubains autorisées à opérer librement en Floride 26.

118

HEURES DANGEREUSES

C'est quelques semaines plus tard que survint “ le moment


le plus dangereux de l'histoire de l'humanité ”.
Les opérations terroristes se poursuivirent au plus fort des
tensions de la crise des missiles. II y fut officiellement mis
un terme le 30 octobre, plusieurs jours après l'accord
Kennedy-Khrouchtchev, mais elles ne cessèrent pas pour
autant. Le 8 novembre, “ une équipe de saboteurs cubains
envoyée clandestinement des États-Unis réussit à faire
sauter une usine dans l'île ”, tuant 400 ouvriers, selon le
gouvernement cubain. “ Les Soviétiques ne pouvaient inter
préter [cet attentat], écrit Raymond Garthoff, que comme
une tentative de revenir sur ce qui était, de leur point de vue,
la question cruciale : les assurances américaines de non
agression contre Cuba. ” Ces actions, et d'autres encore,
conclut-il, montraient de nouveau “que le danger était
extrême pour les deux camps et que la catastrophe ne
pouvait être exclue ”27.
Après le dénouement de la crise, Kennedy reprit la
campagne terroriste. Dix jours avant son assassinat, il
approuva un plan, présenté par la CIA, d'“ opérations de
destruction ” menées par les forces à la solde des États-Unis
“ contre une grande raffinerie de pétrole et ses réservoirs,
une grande centrale électrique, des raffineries sucrières, des
ponts ferroviaires, des équipements portuaires, et, en
plongée, contre des bassins de radoub et des navires ”. Un
complot pour tuer Castro fut lancé le jour de l'assassinat de
Kennedy. La campagne fut interrompue en 1965, mais
'“ l'un des premiers actes de Nixon lorsqu'il prit ses fonc
tions en 1969 fut d'ordonner à la CIA d'intensifier les
,,opérations clandestines contre Cuba28”.
La façon dont les auteurs de ces plans voyaient les choses
est particulièrement intéressante. Étudiant des documents
récemment déclassifiés sur le terrorisme de l'époque
Kennedy, Dominguez observe qu'“ une seule fois sur près

119

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

de mille pages un haut responsable américain a émis une


sorte de vague objection morale au terrorisme parrainé par
le gouvernement des États-Unis ” : un membre de l'équipe
du Conseil de sécurité nationale a fait valoir qu'il risquait de
provoquer des réactions russes, et que des raids “ aléatoires
tuant des innocents [...1 allaient peut-être donner lieu à des
articles de presse négatifs dans certains pays amis ”. Le
même état d'esprit dominait dans tous les débats internes,
comme lorsque Robert Kennedy souligna qu'une invasion
générale de Cuba allait “ causer un nombre horrible de
morts et nous valoir un nombre horrible de critiques ” 29.
Les activités terroristes se sont poursuivies sous Nixon
pour culminer au milieu des années 1970, avec des attaques
contre des bateaux de pêche, des ambassades et des bureaux
cubains à l'étranger, et l'attentat à la bombe contre un avion
de ligne de la compagnie Cubana dont furent tués les
73 passagers. Ces opérations et les suivantes ont été menées à
partir du territoire des Etats-Unis, même si, à cette date, elles
étaient considérées comme des actes criminels par le FBI.
Ainsi allaient les choses, tandis que les journaux repro
chaient à Castro de maintenir Cuba en situation de “ camp
retranché, alors qu'il était à l'abri de toute agression depuis
que Washington lui avait promis la sécurité en 1962 30 ”. La
promesse aurait dû suffire, en dépit de ce qui l'avait suivie ;
sans parler des promesses qui l'avaient précédée et qu'à
cette date on connaissait parfaitement, toute l'information
nécessaire étant disponible pour juger combien elles étaient
dignes de confiance - par exemple le “ moment Lodge ” de
juillet 1960.
Le jour du trentième anniversaire de la crise des missiles,
Cuba a protesté contre le mitraillage d'un hôtel de tourisme
hispano-cubain, revendiqué par un groupe de Miami.
L'enquête sur les attentats à la bombe de 1997 à Cuba, lors
desquels un touriste italien avait été tué, a elle aussi conduit

120

HEURES DANGEREUSES

à Miami. Les coupables étaient des criminels salvadoriens


opérant sous la direction de Luis Posada Carriles et financés
dans la capitale de l'État de Floride. Posada, l'un des terro
ristes internationaux les plus notoires, s'était évadé d'une
prison vénézuélienne (où il était détenu pour l'attentat
contre l'avion de Cubana) avec l'aide de Jorge Mas Canosa,
l'homme d'affaires de Miami qui dirigeait la Cuban
American National Foundation (CANF), organisation
exemptée d'impôts. II était ensuite passé du Venezuela au
Salvador, où on l'avait mis au travail à la base aérienne mili
taire d'llopango : il devait aider à organiser les attentats
terroristes américains contre le Nicaragua, sous la direction
d'Oliver North.
Posada a décrit en détail ses activités terroristes ainsi que
leur financement par des exilés et par la CANF à Miami,
mais il avait la certitude de n'avoir rien à craindre des
enquêteurs du FBI. C'était un vétéran de la baie des
Cochons et ses opérations suivantes, dans les années 1960,
avaient été dirigées par la CIA. Lorsqu'il entra ensuite, avec
l'aide de cette dernière, dans les services secrets vénézué
liens, il parvint à faire venir au Venezuela, pour organiser de
nouvelles agressions contre Cuba, un de ses complices
rencontrés à la CIA, Orlando Bosch, qui avait été condamné
aux États-Unis pour un attentat à la bombe contre un cargo
se dirigeant vers Cuba. Un ex-dirigeant de la CIA bien
informé sur l'explosion de l'avion de la Cubana estime que
les seuls suspects dans cette affaire sont Posada et Bosch,
lequel a défendu l'attentat comme “ un acte de guerre légi
time ”. Généralement considéré comme le “ cerveau ” de la
destruction de cet avion civil, Bosch, selon le FBI, a trente
autres opérations de terrorisme à son actif. Le pardon prési
dentiel lui a été accordé en 1989 par l'administration Bush I
tout juste entrée en fonctions, après un lobbyisme intense de
Jeb Bush et de dirigeants cubano-américains de Floride du
121
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

Sud, mais contre l'avis du département de la Justice, arrivé à


la conclusion incontournable “ qu'il serait préjudiciable à
l'intérêt général des États-Unis d'offrir un refuge sûr à
Bosch, [car] la sécurité du pays dépend en partie de la crédi
bilité avec laquelle il pourra inciter d'autres pays à refuser
d'aider et d'abriter des terroristes31 ”.
Les offres cubaines de coopération et d'échange de
renseignements pour empêcher les agressions terroristes ont
été rejetées par Washington. Certaines ont néanmoins
poussé les États-Unis à l'action. “ De hauts responsables du
FBI se sont rendus à Cuba en 1998 pour rencontrer leurs
homologues cubains, qui [leur] ont remis des dossiers sur ce
qu'ils pensaient être un réseau terroriste basé à Miami
- informations en partie réunies par des Cubains ayant
pénétré des organisations d'exilés. ” Trois mois plus tard, le
FBI arrêta les ressortissants cubains qui avaient infiltré les
groupes terroristes aux États-Unis. Cinq d'entre eux furent
condamnés à de longues peines de prison32.
Avec l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, le
prétexte de “ sécurité nationale ” perdit le peu de crédibilité
qu'il avait pu avoir. Mais ce ne fut qu'en 1998 que les
services secrets américains firent savoir officiellement que
Cuba ne représentait plus une menace pour la sécurité natio
nale du pays. Néanmoins, l'administration Clinton exigea
que la menace militaire représentée par Cuba ne soit pas
totalement évacuée, mais réduite jusqu'à en devenir “ négli
geable ”. Même avec cette réserve, l'évaluation des services
de renseignement éliminait un danger que l'ambassadeur du
Mexique avait bien perçu en 1961, lorsqu'il opposa une fin
de non-recevoir à la tentative de JFK pour organiser une
action collective contre Cuba en affirmant : “ Si nous décla
rons publiquement que Cuba est une menace pour notre
sécurité, 40 millions de Mexicains vont mourir de rire 33. ”

122

HEURES DANGEREUSES

En toute justice, cependant, on doit reconnaître que les


missiles à Cuba représentaient bien une menace. Dans des
conversations privées, les frères Kennedy ont exprimé leurs
craintes que la présence de missiles russes à Cuba ne
dissuade les Américains d'envahir le Venezuela. Donc, “ la
baie des Cochons était vraiment justifiée ”, concluait John
F. Kennedy34.
L'administration Bush I a réagi à l'élimination du prétexte
sécuritaire en accentuant considérablement l'embargo, sous la
pression de Clinton, qui a débordé Bush sur sa droite pendant
la campagne électorale de 1992. La guerre économique a été
encore durcie en 1996, provoquant une grande fureur, y
compris chez les plus proches alliés de Washington.
L'embargo a aussi été copieusement critiqué sur le territoire
même des États-Unis, au motif qu'il nuisait aux exportateurs
et aux investisseurs américains - ses uniques victimes,
suivant l'image qu'on en donne habituellement là-bas ; les
Cubains, eux, n'en souffrent pas. Les enquêtes menées par
des experts américains ont abouti à de tout autres conclusions.
Une étude détaillée de l'American Association for World
Health, par exemple, a montré que l'embargo avait de graves
conséquences médicales, et que seul le remarquable système
de santé cubain avait empêché une “ catastrophe humani
taire ” ; cette publication n'a rencontré pratiquement aucun
écho aux États-Unis 35.
L'embargo a bel et bien fait barrage même aux aliments et
aux médicaments. En 1999, l'administration Clinton a
adouci ses sanctions à l'encontre de tous les pays figurant sur
la liste officielle des “ États terroristes ”, à l'exception de
Cuba, singularisé pour un châtiment unique. Mais Cuba n'est
pas un cas totalement isolé à cet égard. Lorsqu'un ouragan
dévasta les Antilles en août 1980, le président Carter refusa
d'accorder une quelconque aide si l'on n'excluait pas de son
bénéfice l'île de Grenade, qu'il entendait punir pour des

123
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

initiatives non précisées qu'avait prises le gouvernement


réformiste de Maurice Bishop. Lorsque les pays frappés par
la catastrophe, ne parvenant pas à percevoir la menace pour
la survie que représentait la capitale mondiale de la noix
muscade, firent savoir qu'ils ne comptaient pas exclure
Grenade, Carter retira effectivement son aide. De même, en
octobre 1988, quand le Nicaragua fut frappé par un ouragan
qui provoqua la famine et infligea de très grands dommages
d'ordre écologique, les dirigeants américains de l'époque
comprirent que leur guerre terroriste pouvait profiter du
désastre et s'opposèrent donc à toute assistance, même à la
zone littorale atlantique qui avait des liens étroits avec les
États-Unis et éprouvait une grande rancoeur contre les sandi-
nistes. Es persistèrent dans cette attitude lorsqu'un raz de
marée balaya les villages de pêcheurs nicaraguayens en sep-
tembre 1992, faisant des centaines de morts et de disparus. Il
y eut cette fois un apport financier apparent, mais, si l'on
regardait les petits caractères, on constatait qu'à l'exception
d'un don impressionnant de 25 000 dollars cet apport était à
déduire de l'aide déjà prévue. On assura cependant au
Congrès que cette assistance dérisoire ne remettrait pas en
cause la suspension de plus de 100 millions de dollars d'aide
qui avait été décidée au motif que le gouvernement nicara
guayen soutenu par les États-Unis s'était montré insuffisam
ment soumis 36.
La guerre économique menée par Washington contre Cuba
a été énergiquement condamnée dans la quasi-totalité des
grands forums internationaux concernés, et même déclarée
illégale par la commission judiciaire de cette institution
normalement complaisante qu'est l'Organisation des États
américains. L'Union européenne a saisi l'Organisation
mondiale du commerce pour faire condamner l'embargo.
Réaction de l'administration Clinton : “ L'Europe défie "trois
décennies de politique cubaine des États-Unis : celle-ci

124

remonte à l'administration Kennedy" et son unique objectif est


imposer un changement de régime à La Havane37. ”
OMC, ajoutait-elle, n'a aucune compétence four prendre
décisions sur la sécurité nationale des Etats-Unis ou
contraindre ceux-ci à modifier leurs lois. Sur quoi Washington
est retiré du procès, laissant la question pendante.

Défi réussi

Les raisons des attentats terroristes et de l'embargo


économique illégal contre Cuba sont énumérées dans les
archives américaines. Ony découvre, nul ne devrait s'en
étonner, qu'elles sont parfaitement conformes à un modèle
familier - celui du Guatemala quelques années plus tôt, par
exemple.
La chronologie suffit à bien montrer que la peur d'une
menace russe n'a pas pu être un élément majeur. Les plans
de changement de régime par la force ont été élaborés et mis
en oeuvre avant l'apparition du moindre lien significatif
entre Cuba et l'URSS, et les sanctions ont été intensifiées
après la disparition de la présence russe. Une menace sovié
tique s'est effectivement développée, mais elle a été la
conséquence plus que la cause de la campagne terroriste et
de la guerre économique américaines.
“ La grande influence du "castrisme", soulignait la CIA
en juillet 1961, n'est pas fonction de la puissance cubaine.
[...] L'ombre de Castro est énorme parce que les conditions
économiques et sociales dans toute l'Amérique latine
incitent à l'opposition aux autorités en place et encouragent
l'agitation pour un changement radical ”, domaine dans
lequel Cuba offrait un modèle. Plus tôt encore, Arthur
Schlesinger avait remis au président Kennedy à peine entré
enfonctions son rapport de mission sur l'Amérique latine. Il

125

HEURES DANGEREUSES

y disait combien les Latino-Américains étaient sensibles à


“ l'idée castriste de prendre eux-mêmes les choses en
main ”. Ce rapport avait bien repéré un lien avec le
Kremlin: l'Union soviétique “ rôde en coulisses, elle
brandit de gros prêts de développement et se présente
comme le modèle d'une modernisation réussie en une seule
génération ”. Les dangers de l'“ idée castriste ” sont parti
culièrement graves, poursuivait Schlesinger, lorsque “ la
répartition des terres et des autres formes de la richesse
nationale favorise considérablement les classes nanties ”,
car “ les pauvres et les défavorisés, stimulés par l'exemple
de la révolution cubaine, exigent désormais de pouvoir
mener une vie décente ”. Kennedy craignait que l'aide russe
ne transforme Cuba en “ vitrine ” du développement, ce qui
aurait mis les Soviétiques en position de force dans toute
l'Amérique latine.
Début 1964, le Policy Planning Council du département
d'État s'est étendu plus longuement sur ces inquiétudes
“ Le danger primordial auquel nous sommes confrontés
avec Castro, c'est [...] l'impact qu'a l'existence même de
son régime sur les mouvements de gauche dans de
nombreux pays latino-américains. [...] Le fait est que
Castro représente un défi réussi aux États-Unis, une néga
tion de l'ensemble de notre politique dans l'hémisphère
depuis près d'un siècle et demi38. ” Pour le dire simplement,
écrit Thomas Paterson, “ Cuba, comme symbole et comme
réalité, défiait l'hégémonie américaine en Amérique
latine39 ”. Le terrorisme international et la guerre écono
mique pour provoquer un changement de régime ne sont pas
justifiés par ce que fait Cuba, mais par son “ existence
même ”, son “ défi réussi ” au maître légitime de l'hémis
phère. Le défi peut justifier des actions encore plus
violentes, comme en Serbie (on l'a discrètement admis

126

après coup) ou en Irak (on l'a reconnu aussi quand les faux
prétextes se sont effondrés).
L'indignation que suscite le défi ne date pas d'hier dans
l'histoire américaine. Il y a deux cents ans, Thomas
Jefferson condamna durement la France pour l' “ esprit de
défi ” dont elle faisait preuve en gardant La Nouvelle
Orléans, qu'il convoitait. Le “ caractère ” de la France,
souligna-t-il, est “ en position d'éternelle friction avec le
nôtre, qui, malgré son amour de la paix et de l'enrichisse
ment, est noble ”. Le “ défi ” français “ [nous impose de]
nous unir à la flotte et à la nation britanniques ”, conclut-il
- renversement des alliances antérieures nées de la contribu
tion capitale de la France à l'indépendance des colonies,
libérées de la domination de Londres 40. Grâce à la lutte de
libération de Haïti, qui n'a reçu aucune aide et a été presque
universellement combattue, le défi français s'est vite
évanoui, mais les principes directeurs sont toujours là pour
distinguer l'ami de l'ennemi.

Principes directeurs

Les principes à l'oeuvre dans la crise des missiles


expliquent pourquoi le droit international ne compte pas. Le
droit national aussi a été déclaré inopérant. Rejetant un
relevé de conclusions de 1961 qui voyait dans le débarque
ment de la baie des Cochons une violation des lois relatives à
la neutralité américaine*, l'attorney général Robert Kennedy
a assuré que les forces dirigées par les États-Unis étaient
composées de “ patriotes ”. Donc, aucune de leurs activités

* Les Neutrality Laws, adoptées dans les années 1930, interdisent,


entre autres choses, d'organiser une action armée contre un autre pays à
partir du territoire des États-Unis. (NdT.)

127

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

ne pouvait “ constituer une violation des lois de neutralité ”,


lesquelles, “ manifestement, [...] n'ont pas été conçues pour
le type de situation mondiale qui existe aujourd'hui ”41.
Le monde n'est pas soudain devenu extraordinairement
dangereux le 11 septembre, nécessitant ainsi de “ nouveaux
paradigmes ” qui démantèlent le droit et les institutions
internationales et octroient à la Maison-Blanche le pouvoir
de passer outre à la légalité nationale.
Les exactions du terrorisme international sont exclues de
l'histoire aseptisée, mais reconnues avec orgueil par ceux qui
les ont commises. La célèbre School of the Americas, qui
forme les officiers latino-américains à leurs missions, fait
fièrement savoir, dans l'un des points de son “ argumen
taire ”, que l'armée des États-Unis a aidé à “ vaincre la théo
logie de la libération ”42,l'hérésie à laquelle l'Église
d'Amérique latine avait succombé lorsqu'elle avait adopté
l'“ option pour les pauvres ”, et qu'on a fait subir à cette
dernière ses propres “ terreurs de la terre ” pour s'être ainsi
écartée du droit chemin. Symboliquement, la sinistre
décennie de la terreur Reagan-Bush I s'est ouverte, peu avant
leur prise de fonctions, par l'assassinat d'un archevêque
salvadorien conservateur qui était devenu une “ voix pour les
sans-voix ”, tué avec la complicité à peine voilée des forces
de sécurité soutenues par les États-Unis. Elle s'est fermée par
le meurtre de six intellectuels jésuites salvadoriens : un
bataillon d'élite armé et entraîné par Washington, et qui avait
déjà à son actif un long bilan d'atrocités sanglantes, leur a fait
sauter la cervelle, tuant également leur logeuse et sa fille.
L'importance de ces événements dans la culture occiden
tale est facile à mesurer : personne ne lit les oeuvres de ces
prêtres gênants, nul ne connaît leurs noms, ce qui n'est pas
du tout le cas pour leurs homologues victimes de l'empire
du Kremlin. On les a donc doublement assassinés : tués et
oubliés. Leurs cadavres ont même reçu un troisième coup de

128

HEURES DANGEREUSES

pied au visage. Immédiatement après les meurtres, Vaclav


Havel s'est rendu à Washington pour prendre la parole lors
d'une séance commune des deux chambres du Congrès ; il y
a reçu une ovation debout pour son apologie des “ cham
pions de la liberté ” - qui, lui et son public le savaient sûre
ment, avaient armé et entraîné les assassins des six grands
intellectuels latino-américains, tout en laissant derrière eux
une traînée sanglante de victimes ordinaires. Son éloge de
notre glorieux pays, après ces actes, a été reçu avec extase
par les grands commentateurs libéraux : ils y ont vu un
nouveau signe que nous entrions dans un “ âge roman
tique ” (Anthony Lewis), et ont été émerveillés par cette
“ voix de la conscience ” qui “ parle avec tant de force des
responsabilités des grandes et des petites puissances les unes
envers les autres ” (la rédaction du Washington Post). Mais
pas de la responsabilité des États-Unis envers les habitants
de l'Amérique centrale, ceux du moins qui ont survécu à
l'assaut meurtrier des années 1980 43
Dans le cas de Cuba, le “ défi réussi ” a suscité des réac
tions qui ont amené le monde tout près de l'anéantissement.
Mais c'est inhabituel. En règle générale, la violence, sous
une forme ou sous une autre, élimine le défi réussi sans
aucun risque pour ceux qui la déchaînent. Une stratégie
appliquée à partir du début des années 1960 a été la mise en
place d'États néonazis de sécurité nationale, qui avaient
pour objectif “ de détruire définitivement ce que l'on perce
vait comme une menace aux structures existantes du privi
lège socio-économique, en éliminant la participation
politique de la majorité numérique ”, c'est-à-dire des
“ classes populaires ” 44. Cette entreprise a été à l'origine
d'une vague désastreuse de répression et de terreur qui a
traversé tout le continent et atteint l'Amérique centrale
pendant la phase reaganienne du pouvoir politique actuel.
Le fléau a commencé par le coup d'État militaire au Brésil,

129
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

mis en route avant l'assassinat de Kennedy et réalisé peu


après. Si les États-Unis ont coopéré avec les forces armées
qui ont renversé la démocratie parlementaire, c'est parce
qu'ils avaient compris leur orientation “ fondamentalement
démocratique et proaméricaine ”, expliqua l'ambassadeur
de Kennedy, Lincoln Gordon. Tandis que les tortionnaires et
les assassins faisaient leur travail, Gordon saluait “ la
victoire la plus décisive de la liberté au milieu du
XXe siècle ”. La “ rébellion démocratique ”, câbla-t-il à
Washington, contribuerait à “ restreindre les excès
gauchistes ” de l'ancien gouvernement élu (populiste
modéré), et les “ forces démocratiques ” désormais au
pouvoir “ [créeraient] un bien meilleur climat pour l'inves
tissement privé ”45.
L'analyse de Gordon fut reprise par d'autres grandes
figures des administrations Kennedy-Johnson. Mais, dans
les années 1980, comme au Chili à la même époque, les
généraux brésiliens furent bien contents de remettre les
débris du pays entre les mains de civils. En dépit des consi
dérables atouts du “ colosse du Sud ”, ils laissaient celui-ci
dans “ la même catégorie que les pays les moins développés
d'Afrique ou d'Asie pour les indices du bien-être social ”
(malnutrition, mortalité infantile, etc.), avec un degré
d'inégalités et de souffrances rarement atteint ailleurs, mais
une réussite grandiose pour les investisseurs étrangers et les
privilégiés du pays46.
Ce modèle ne s'est pas limité à la zone couverte par la
doctrine de Monroe. Citons l'un des nombreux cas où il a
été appliqué dans d'autres régions du monde : tandis que
Washington facilitait la “ rébellion démocratique ” au Brésil
et cherchait à vaincre les velléités de Cuba ,pour prendre
“ ses affaires en main ”, l'éminent homme d'Etat Ellsworth
Bunker fut envoyé en Indonésie pour enquêter sur l'inquié
tante situation qui régnait dans ce pays. “ L'objectif affiché

130

HEURES DANGEREUSES

des Indonésiens, fit-il savoir à Washington, est de "compter


sur eux-mêmes" pour développer leur économie, affranchie
de l'influence étrangère, et en particulier occidentale. ” En
septembre 1965, une synthèse nationale du renseignement*
mettait en garde : si les efforts du PKI, parti de masse,
“ pour dynamiser et unir la nation indonésienne [...] réus
sissaient, l'Indonésie donnerait un exemple puissant au
monde sous-développé, donc du crédit au communisme et
uncoup au prestige occidental ”. Cette menace fut vaincue
quelques semaines plus tard par un immense massacre, puis
par la mise en place de la dictature de Suharto. Dès les
années 1950, la peur de l'indépendance et d'une démocratie
exagérée - autorisant la participation d'un parti populaire
des pauvres au jeu électoral - avait été un moteur essentiel
des entreprises de violence et de subversion de Washington
enIndonésie, exactement comme en Amérique latine. 47
Les crimes de Cuba sont devenus encore plus colossaux
en1975, lorsque l'île a étendu son champ d'action à
l'Afrique - pour servir d'instrument à l'entreprise russe de
conquête du monde, proclama Washington. “ Si le néocolo
nialisme soviétique réussit ” en Angola, tonnait l'ambassa
deur des États-Unis à l'ONU, Daniel Patrick Moynihan, “ le
monde ne sera plus le même. Les routes pétrolières de
l'Europe seront sous contrôle soviétique, et l'Atlantique
Sud, cet espace stratégique, aussi : la prochaine cible sur la
liste du Kremlin sera le Brésil ”. Thème familier, là encore
seule change la distribution des rôles.

* Un National Intelligence Estimate est un rapport émanant du Board


of National Estimates, la commission des synthèses nationales créée par
la CIA en 1950 pour faire la synthèse des évaluations des divers services
de renseignement sur les principaux événements et les grandes
tendances. (NdT)

131
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

Ce qui déchaînait la fureur de Washington, c'était un


nouveau “ défi réussi ” des Cubains. Alors qu'une invasion
sud-africaine soutenue par les États-Unis avait pratiquement
réussi à conquérir l'Angola à peine indépendant, Cuba avait
envoyé des soldats - de sa propre initiative, en en informant à
peine la Russie - et battu les envahisseurs. La presse sud-
africaine évoqua sombrement le “ coup porté à la fierté de
l'Afrique du Sud ” et l'“ encouragement donné au nationa
lisme africain, qui a vu les Sud-Africains forcés de se
replier ” devant des soldats cubains noirs. Quant au plus
grand journal noir d'Afrique du Sud, il écrivit : “ l'Afrique
noire chevauche la crête de la vague lancée par le succès
cubain en Angola ” et “ goûte le vin capiteux d'une possible
concrétisation du rêve de la "libération totale" ”48.
La défense de l'Angola fut l'une des plus importantes
contributions de Cuba à la libération de l'Afrique. On ne
savait pas à quel point son apport avait été remarquable
avant la parution de l'ouvrage pionnier de Piero Gleijeses,
qui raconte “ l'histoire du rêve d'un petit pays qui a voulu
défier l'oppression d'une grande puissance et, par un extra
ordinaire élan d'héroïsme et d'abnégation personnels,
changer un continent49 ”.
“ Kissinger, observe Gleijeses, a fait de son mieux pour
écraser le seul mouvement qui était porteur d'un certain
espoir pour l'avenir de l'Angola ”, le MPLA. Et si le MPLA
“ porte une lourde responsabilité dans les épreuves de son
pays ” au cours des années suivantes, c'est “ l'hostilité
constante des États-Unis [qui] l'a forcé à entrer dans un
rapport de dépendance malsaine vis-à-vis du bloc soviétique
et qui a encouragé l'Afrique du Sud à lancer sur son territoire
des raids militaires dévastateurs dans les années 1980 ”50.
Les multiples campagnes de terrorisme international et de
guerre économique qui ont été menées pour vaincre les
“ défis réussis ” et les “ excès de la gauche ” ralliée à la

132

HEURES DANGEREUSES

“ philosophie du nouveau nationalisme ” - voire influencée


par la théologie de la libération-, et dont nous n'avons
évoqué ici qu'un petit échantillon, sont jugées sans impor
tance, ou peut-être évidemment légitimes, de même que leurs
fruits amers. Elles sont donc à peine mentionnées dans
l'énorme littérature et le vaste débat public en cours sur le
terrorisme international et la doctrine du “ changement de
régime ” avancée par Washington, que l'on suppose toute
nouvelle. Au pire, on peut les écarter par un euphémisme
réconfortant. Une allusion fortuite nous apprend qu'il ne
s'est rien passé à Cuba, sauf “ la campagne de déstabilisation
dite opération "Mangouste" ”. Et, heureusement, “ avec
l'effondrement de l'Union soviétique, le terrorisme de
gauche s'est pratiquement asséché. La Corée du Nord et
Cuba n'oeuvrent plus aussi activement à semer le désordre
qu'autrefois ” 51.Cuba figure en bonne place dans les études
érudites sur le terrorisme, mais en général comme suspect et
non comme victime 52. Le terrorisme international de Reagan
Bush au Nicaragua et ailleurs n'existe pas, ou bien
s'explique, dans le pire des cas, par l'inattention ou quelque
autre déviation excusable de la mission assignée par la Provi
dence aux dirigeants du “ nouveau monde idéaliste décidé à
en finir avec l'inhumanité ”. Et la persistance après la guerre
froide des procédures opérationnelles antérieures n'est pas
réelle non plus, ou ne compte pas. Le principe suprême
l'emporte : les crimes sont commis par d'autres ; nous ne
sommes coupables que d'étourderies, ou d'erreurs par inad
vertance.
C'est un fait de la plus extrême importance pour l'avenir
chez une puissance qui domine le monde, même les pires
crimes sont aisément effacés. Les guerres d'Indochine en
offrent un exemple remarquable. Après des années de
destructions brutales, une grande partie de la population
américaine en était venue à s'y opposer, pour des raisons de

133
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

principe. Mais, dans les élites cultivées, les objections


étaient étroitement limitées, en général, aux questions du
coût et de l'échec. Nous pouvions concéder quelques
bavures dans notre effort globalement louable, notamment
My Lai. “ Quand les Américains se retournent avec tris
tesse, avec honte même, sur la guerre du Vietnam, ce sont
des horreurs comme le massacre de My Lai qu'ils ont à
l'esprit ”, écrit Jean Bethke Elshtain - seule allusion au
Vietnam dans sa furieuse dénonciation des crimes des
autres. My Lai est commode parce que ce massacre peut être
mis au compte de GI à moitié incultes s'efforçant de
survivre dans des conditions effroyables. On ne peut pas en
dire autant de l'opération “ Wheeler Wallawa ”, dont My
Lai n'a été qu'une petite note en bas de page, l'une des
nombreuses opérations de massacre général décidées et
organisées après l'offensive du Têt par des personnes
respectables qui nous ressemblent tout à fait, si bien que
nous ne saurions ressentir aucune “ honte ” ni même aucune
“ tristesse ” pour ces crimes gigantesques 53
Cuba a été ajouté à la liste officielle des États terroristes
en 1982. Il y remplaçait l'Irak, que l'on avait retiré pour que
Saddam Hussein puisse recevoir l'aide américaine.

Terrorisme international et changement de régime


le Nicaragua

Il est instructif d'examiner une autre campagne de terreur


internationale pour vaincre un “ défi réussi ” : la guerre
terroriste contre le Nicaragua. Le cas est particulièrement
éclairant à plusieurs titres : l'échelle des opérations terro
ristes visant à un changement de régime ; le rôle des diri-
geants actuels de Washington dans leur exécution ; la façon
dont on les a présentées quand elles étaient en cours, puis

134

HEURES DANGEREUSES

reformulées rétrospectivement dans la culture intellectuelle.


Cet exemple a d'autant plus d'importance qu'il est incontes
table, à la lumière des jugements des plus hautes autorités
internationales - incontestable, j'entends, pour ceux qui ont
un minimum de respect pour les droits de l'homme et le
droit international. Il y a un moyen simple d'évaluer
l'importance numérique de cette catégorie : déterminer la
fréquence des discussions sur ces questions élémentaires, ou
même de leur simple mention, dans les cercles occidentaux
respectables, et notamment depuis que la “ guerre contre le
terrorisme ” a été redéclarée le 11 septembre. Ce seul exer
cice suffit pour tirer quelques conclusions sur l'avenir, et
elles ne sont guère optimistes.
L'agression contre le Nicaragua a été l'une des plus hautes
priorités de la guerre contre le terrorisme lancée dès l'acces
sion au pouvoir de l'administration Reagan en 1981 et visant
essentiellement le “ terrorisme parrainé par des États ”. Le
Nicaragua était un agent exceptionnellement dangereux de ce
fléau parce qu'il était tout proche du territoire national : “ un
cancer, ici, en Amérique continentale ”, qui reprenait ouverte
ment les objectifs du Mein Kampf de Hitler, déclara au
Congrès le secrétaire d'État George Shultz 54.
Le Nicaragua était armé par l'Union soviétique, qui y
avait implanté “ un sanctuaire privilégié pour les terroristes
et les éléments subversifs à deux jours de voiture seulement
de Harlingen, Texas ”, souligna le président - “ un poignard
pointé vers le coeur du Texas ”, pour paraphraser l'un de ses
illustres prédécesseurs. Ce second Cuba allait devenir “ une
rampe de lancement pour la révolution tous azimuts,
d'abord en Amérique latine ”, ensuite qui savait où ? “ Les
communistes nicaraguayens ont menacé de porter leur révo-
lution aux États-Unis mêmes. ” Bientôt, nous allions peut-
être voir “ des bases militaires soviétiques à nos portes ” :
un “ désastre stratégique ”. En dépit de l'immensité des

135
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

périls auxquels il était confronté, le président dit crânement


à la presse : “ Je refuse de céder. Je me souviens d'un
homme nommé Winston Churchill qui disait : "Ne cédez
jamais ! Jamais, jamais, jamais !" Nous ne céderons pas ” 55
Reagan déclara un état d'urgence national. Le motif
“ Les politiques et les actes du gouvernement du Nicaragua
constituent une menace inhabituelle et extraordinaire pour la
sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis. ”
Quand il expliqua le bombardement de la Libye en 1986, il
révéla que ce forcené de Kadhafi envoyait des amies et des
conseillers au Nicaragua “ afin de porter la guerre sur le
territoire des États-Unis ” dans le cadre de sa campagne
“ pour expulser l'Amérique du monde ”. On s'inquiétait
particulièrement de la “ révolution sans frontières ” du
Nicaragua - formule régulièrement brandie, même si l'on
avait immédiatement prouvé qu'il s'agissait d'un trucage.
La source était un discours du dirigeant sandiniste Tomas
Borge, dans lequel il avait dit que le Nicaragua espérait
réussir à se développer et offrir un exemple à d'autres,
qui auraient à suivre leur propre chemin. Ce discours fut
transmué par la diplomatie publique reaganienne en projet
de conquête du monde, position que les médias relayèrent
fidèlement 56.
Mais il y a plus intéressant encore que les bouffonneries
de dirigeants politiques cherchant à battre tous les records
d'absurdité et de tromperie : le contenu réel du document
manipulé par le département d'État. Il est fort probable que
les phrases de Borge ont réellement terrorisé les stratèges de
Reagan. Ils savaient très bien que la vraie menace était le
développement réussi susceptible d'en “ infecter d'autres ”,
le dangereux retour en force de l'expérience démocratique
et sociale que l'on avait écrasée au Guatemala, du “ défi
réussi ” de Cuba et de tant d'autres situations plus
anciennes, si l'on remontait le temps jusqu'à l'époque où la

136

HEURES DANGEREUSES

révolution américaine terrorisait le tsar et Metternich. Cette


menace devait être reformulée en termes d'agression et de
terrorisme pour être utilisable par la diplomatie publique.
Dans cette optique, le secrétaire d'État Shultz souligna
que “ le terrorisme est une guerre contre les civils ”. Au
moment où il parlait, des avions américains bombardaient la
Libye et tuaient des dizaines de civils. Cette opération était
le premier attentat terroriste de l'histoire programmé pour
avoir lieu à l'heure de la plus grande écoute à la télévision, à
l'instant précis où, sur toutes les grandes chaînes, s'ouvre le
journal télévisé du soir - techniquement, l'exploit n'était
pas mince étant donné les difficultés logistiques. Shultz mit
particulièrement en garde contre le cancer nicaraguayen,
dont il annonça la nécessaire “ ablation ”. Et pas en
douceur : “ Négociation est un euphémisme pour capitula-
tion si l'on ne projette pas l'ombre de la puissance sur la
table des pourparlers ”, s'exclama-t-il, et il condamna ceux
qui préconisaient “ des moyens utopistes, légalistes, comme
la médiation extérieure, les Nations unies, la Cour de justice
internationale, tout en ignorant le facteur "force" de l'équa
tion ” 57.
Washington s'opposa vigoureusement à toutes ces
méthodes utopiques, à commencer par les efforts des prési-
dents d'Amérique centrale, au début des années 1980, pour
instaurer dans la région une paix négociée. Il procéda à
1'“ ablation de la tumeur ” par la violence et - on n'en sera
pas surpris compte tenu de l'ampleur du déploiement de
force - réussit brillamment. Le grand spécialiste universitaire
de l'histoire du Nicaragua, Thomas Walker, souligne qu'au
bout de quelques années la guerre terroriste de Washington
avait inversé la considérable poussée de croissance écono-
mique et de progrès social qui avait suivi le renversement de
la dictature proaméricaine de Somoza ; elle avait conduit
cette économie très vulnérable à la catastrophe, si bien qu'au

137
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?
moment où le gouvernement des États-Unis atteignit son
objectif le Nicaragua avait “ le statut peu enviable de pays le
plus pauvre de l'hémisphère occidental ”. L'un des éléments
du triomphe, poursuit Walker, fut un nombre de morts qui,
proportionnellement à la population, équivaudrait à 2,25 mil
lions de personnes aux Etats-Unis. L'historien Thomas
Carothers, ancien haut responsable du département d'État
sous Reagan, a observé que les pertes du Nicaragua, “ par
rapport à la population, ont été nettement plus élevées que le
nombre d'Américains tués pendant la guerre de Sécession et
toutes les guerres du me siècle réunies 58 ”.
La destruction du Nicaragua n'était pas une affaire
mineure. Les progrès du pays au début des années 1980 lui
avaient valu les éloges de la Banque mondiale et d'autres
agences internationales, qui les jugeaient “ remarquables ”
et “ propres à créer une base solide pour un développement
socio-économique à long terme ” (Banque interaméricaine
de développement). Dans le secteur de la santé, il avait enre
gistré “ l'un des reculs les plus spectaculaires de la mortalité
infantile dans le monde en développement ” (UNICEF,
1986). Le véritable cancer que craignaient les reaganiens
était donc sérieux. La transformation “ remarquable ” du
Nicaragua aurait pu métastaser, se muer en “ révolution sans
frontières ” au sens du discours que l'on avait reformulé à
des fins de propagande. II était donc tout à fait logique, du
point de vue de Washington, d'éradiquer ce “ virus ” avant
qu'il ne puisse en “ infecter d'autres ”, qu'il faudrait
“ vacciner ” à leur tour par la terreur et la répression59
Pas plus que Cuba le Nicaragua n'a réagi à l'agression
terroriste en bombardant les États-Unis, en tentant d'assas
siner leurs gouvernants ou par d'autres mesures de ce genre,
lesquelles, nous dit-on solennellement, relèvent de l'éthique
la plus exigeante lorsqu'elles émanent de nos dirigeants. II a
préféré s'adresser à la Cour internationale de justice. C'est

138

HEURES DANGEREUSES

un éminent professeur de droit de l'université Harvard,


Abram Chayes, qui assurait la direction de son équipe de
juristes. Celle-ci, pensant que les États-Unis respecteraient
une décision de justice, a préparé un dossier très ciblé limité
aux actes terroristes ne requérant pratiquement aucun argu
ment car reconnus par leurs auteurs - le minage des ports
nicaraguayens en particulier60.
En 1986, la Cour se prononça en faveur du Nicaragua
elle rejeta les allégations du gouvernement des États-Unis et
condamna Washington pour “ usage illégal de la force ”
-en langage clair : terrorisme international. Le jugement
allait au-delà de la plainte restreinte du Nicaragua. Réitérant
en termes encore plus vigoureux des décisions antérieures,
la Cour disait que toute forme d'intervention est
“ prohibée ” si elle interfère avec le droit souverain de
“ choisir un système politique, économique, social et
culturel et de définir des politiques ” : l'intervention est
“ illégale quand elle use de méthodes de coercition à l'égard
de ces choix ”. Ce jugement s'applique à de nombreux
autres cas. De plus, la Cour définissait explicitement
l'“ aide humanitaire ”, déclarant que toute l'aide des Etats-
Unis aux contras était strictement militaire et donc illégale.
Quant à la guerre économique menée par Washington, elle
était considérée comme une violation des traités en vigueur,
donc jugée illégale aussi 61.
La décision eut peu d'effets détectables. La Cour interna-
tionale de justice fut stigmatisée par les éditorialistes du
New York Times: c'était un “ forum hostile ”, donc sans
importance, comme l'ONU. Les grands juristes connus pour
leur attachement à l'ordre mondial rejetèrent son jugement
au motif que l'Amérique avait “ besoin de la liberté de
défendre la liberté ” (Thomas Franck), ce qu'elle faisait en
dévastant le Nicaragua et une grande partie de l'Amérique
centrale. D'autres condamnèrent la CIJ en raison de ses

139

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?


I1l!
“ liens étroits avec l'Union soviétique ” (Robert Leiken
dans le Washington Post), accusation qui ne vaut pas qu'on
y réponde. L'aide apportée aux contras par la suite fut régu
lièrement présentée comme “ humanitaire ”, en violation du
jugement explicite de la Cour. Le Congrès approuva sur
le-champ le-champ une rallonge de 100 millions de dollars pour
l'escalade de ce que cette dernière avait condamné comme
“ usage illégal de la force ”. Et Washington continua à saper
“ l'utopisme et le juridisme ”, jusqu'au jour où il parvint à
ses fins par la violence.
La Cour internationale de justice avait aussi ordonné aux
États-Unis de payer des indemnités. Le Nicaragua chercha,
sous supervision internationale, à évaluer les coûts du
conflit. Es étaient, estima-t-on, de l'ordre de 17 à
18 milliards de dollars. La demande d'indemnisation fut
bien sûr jugée ridicule, mais pour plus de sûreté, lorsqu'ils
eurent repris le contrôle du pays, les États-Unis firent éner
giquement pression sur le gouvernement nicaraguayen pour
qu'il abandonne toute réclamation des réparations ordon
nées par la Cour.
Notons avec intérêt que le chiffre de 17 milliards de
dollars est le montant des dommages de guerre payés par
l'Irak aux particuliers et aux entreprises pour son invasion
du Koweït. La conquête irakienne du Koweït semble avoir
fait à peu près autant de morts que l'invasion américaine du
Panama quelques mois plus tôt (de quelques centaines à
quelques milliers, selon les estimations), soit un petit pour
centage de ceux du Nicaragua et peut-être 5 % de ceux de
l'invasion israélienne du Liban, soutenue par les États-Unis,
en1982. Toute indemnisation est naturellement hors de
question dans ces derniers cas.
Un autre point de comparaison pertinent, au sujet des
dommages de guerre, est le Vietnam. On retrouve ici l'écart
habituel des positions entre faucons et colombes. Côté

140
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

“ liens étroits avec l'Union soviétique ” (Robert Leiken


dans le Washington Post), accusation qui ne vaut pas qu'on
y réponde. L'aide apportée aux contras par la suite fut régu
lièrement présentée comme “ humanitaire ”, en violation du
jugement explicite de la Cour. Le Congrès approuva sur
le-champ une rallonge de 100 millions de dollars pour
l'escalade de ce que cette dernière avait condamné comme
“ usage illégal de la force ”. Et Washington continua à saper
“ l'utopisme et le juridisme ”, jusqu'au jour où il parvint à
ses fins par la violence.
La Cour internationale de justice avait aussi ordonné aux
États-Unis de payer des indemnités. Le Nicaragua chercha,
sous supervision internationale, à évaluer les coûts du
conflit. Ils étaient, estima-t-on, de l'ordre de 17 à
18 milliards de dollars. La demande d'indemnisation fut
bien sûr jugée ridicule, mais pour plus de sûreté, lorsqu'ils
eurent repris le contrôle du pays, les États-Unis firent éner
giquement pression sur le gouvernement nicaraguayen pour
qu'il abandonne toute réclamation des réparations ordon
nées par la Cour.
Notons avec intérêt que le chiffre de 17 milliards de
dollars est le montant des dommages de guerre payés par
l'Irak aux particuliers et aux entreprises pour son invasion
du Koweït. La conquête irakienne du Koweït semble avoir
fait à peu près autant de morts que l'invasion américaine du
Panama quelques mois plus tôt (de quelques centaines à
quelques milliers, selon les estimations), soit un petit pour
centage de ceux du Nicaragua et peut-être 5 % de ceux de
l'invasion israélienne du Liban, soutenue par les États-Unis,
en 1982. Toute indemnisation est naturellement hors de
question dans ces derniers cas.
Un autre point de comparaison pertinent, au sujet des
dommages de guerre, est le Vietnam. On retrouve ici l'écart
habituel des positions entre faucons et colombes. Côté
140
HEURES DANGEREUSES

colombes, le président Carter a garanti aux Américains que


nous ne devions absolument rien au Vietnam et que nous
n'étions nullement tenus de lui prêter assistance car “ la
destruction a été mutuelle ”. D'autres ont pensé qu'il ne
fallait pas être si conciliant. Prenant une position moyenne,
entre faucons et colombes, le président Bush I a déclaré : “ Ce
fut un conflit acharné, mais Hanoi sait aujourd'hui que nous
cherchons simplement des réponses, sans menace de repré
sailles pour le passé. ” Nous ne pourrons jamais oublier les
crimes que les Vietnamiens ont commis contre nous, mais
“ nous pouvons commencer à écrire le dernier chapitre de la
guerre du Vietnam ” s'ils se consacrent avec une ardeur suffi
sante à la question des Américains disparus au combat, seul
problème moral en suspens après une invasion qui a fait des
millions de morts et laissé trois pays entièrement détruits, où
les munitions non explosées et la guerre chimique massive
contre le Sud (le Nord s'est vu épargner cette horreur parti
culière) font encore un nombre inconnu de victimes. L'article
qui jouxte la déclaration du président en une du New York
Times porte sur une nouvelle preuve de l'incapacité du Japon
à accepter “ sans ambiguïté ” sa culpabilité “ pour son agres
sion lors de la Seconde Guerre mondiale ”. 62
Puisque les envahisseurs étaient les victimes, ce sont les
Vietnamiens qui doivent les réparations. Le Vietnam a ainsi
été obligé de rembourser aux États-Unis l'énorme dette
contractée par le gouvernement de Saigon, mis en place par
lesÉtats-Unis en tant qu'agent local dans leurs guerres en
Indochine, qui visaient principalement le Sud-Vietnam.
Néanmoins, Clinton, magnanime, a préconisé d'autoriser le
Vietnam à utiliser une fraction de sa dette à l'égard des
États-Unis à des fins d'éducation 63.
Le projet de Clinton s'inspirait d'un plan de 1908 qui
rendait à la Chine une partie de l'indemnité qu'elle était
contrainte de payer pour s'être soulevée contre ses maîtres

141

étrangers (la révolte des Boxers). Il y a des précédents plus


anciens. L'affranchissement de Haïti, en 1804, de la domina-
tion française scandalisa l'opinion civilisée, qui craignait que
“ la première nation libre d'hommes libres ” ne répande le
virus de la libération`. Ce danger- des raisons évidentes,
était particulièrement grave aux Etats-Unis : ils furent donc
les plus acharnés dans leurs efforts pour isoler l'État criminel
et ne relâchèrent la pression qu'en 1862, quand il fallut cher
cher des pays d'accueil pour les esclaves émancipés (le
Liberia fut reconnu la même année). En punition du crime
qu'il avait commis en se libérant, Haïti fut contraint en 1825
de payer à la France une indemnité colossale, qui assura la
perpétuation de la domination des Français* et eut un impact
désastreux sur la société qu'ils avaient ravagée au cours de la
guerre de libération de leur plus riche colonie 65
Un demi-siècle avant la punition de Haïti par la France pour
son défi réussi, George Washington décida, en 1779, de
conquérir la civilisation avancée des Iroquois. Il avait l'inten-
tion de “ les extirper du pays ”, écrivit-il à Lafayette le
4 juillet, et de repousser les frontières américaines vers l'ouest,
en direction du Mississippi ; la conquête du Canada était inter-
dite par les forces britanniques. Le “ destructeur de villes ”
- c'est ainsi que la population indigène appelait Washington -
s'acquitta de sa mission avec succès. On fit alors savoir aux

* En 1825, vingt ans après son indépendance obtenue de haute lutte,


la république noire de Haïti, qui n'avait été reconnue par aucune puis
sance et pouvait craindre une tentative de reconquête coloniale, accepta-
par traité de payer au gouvernement français une indemnité de
150 millions de francs. Elle dut pour s'en acquitter emprunter sur le
marché financier de Paris, ce qui permit à la France de maintenir sa
mainmise sur l'île indirectement, via le service de la dette, jusqu'à la
Première Guerre mondiale. À la faveur de ce conflit, les États-Unis
supplantèrent la France en occupant militairement Haïti (1915). (NdT.)

142

Iroquois qu'ils devraient payer des réparations pour avoir traî-


treusement résisté à leurs libérateurs. Un autre Clinton, alors
gouverneur de New York, déclara aux tribus vaincues : “ Étant
donné nos pertes, les dettes que vous avez contractées envers
nous et notre ancienne amitié, il est raisonnable que vous nous
cédiez vos terres, qui aideront à réparer les premières et à
rembourser les secondes. ” N'ayant guère le choix, les
Iroquois abandonnèrent leurs territoires, mais l'État de New
York entreprit immédiatement de violer ses engagements
solennels et les interdictions des Articles de confédération*
en s'emparant du gros des terres restantes par la menace, la ruse
et la séduction. “ Je me sens vraiment coupable, écrivit plus
tard un jeune soldat américain à sa famille, d'avoir approché la
torche des huttes qui étaient les Demeures des Contents
jusqu'à ce que nous, les ravageurs, venions répandre la désola-
tion partout. ” Peut-être pour une bonne cause, néanmoins :
“ Notre mission ici est apparemment de détruire, mais en
réalité, nous les pillards, ne sommes-nous pas en train, sans y
penser, de semer les graines de l'empire ? ” 66.
Après le rejet par les États-Unis des injonctions de la
Cour internationale de justice, le Nicaragua, s'abstenant à
nouveau de représailles violentes ou de menaces de terro-
risme, porta l'affaire devant le Conseil de sécurité de
l'ONU. Celui-ci avalisa le jugement de la Cour et appela
tous les États à respecter le droit international. Les États-
Unis opposèrent leur veto à cette résolution. Le Nicaragua
s'adressa alors à l'Assemblée générale des Nations unies,
qui adopta une résolution semblable à laquelle seuls s'oppo-
sèrent les États-Unis, Israël et le Salvador, puis une seconde
l'année suivante, avec cette fois deux voix contre, les États

*La toute première Constitution américaine, rédigée en 1777, juste


après l'indépendance des treize colonies d'Amérique. (NdT.)

143

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

Unis et Israël. Les médias ne signalèrent même pas ces


démarches, ou fort peu, et la question a disparu de l'histoire.
La réaction de Washington aux commandements de la
Cour internationale de justice et du Conseil de sécurité fut
une escalade de la guerre terroriste, assortie d'ordres offi-
ciels à ses forces d'attaquer des “ cibles faciles ” et d'éviter
l'armée nicaraguayenne67. Le porte-parole du département
d'État Charles Redman confirma et justifia ces nouveaux
plans terroristes plus extrémistes dans une déclaration
“ digne du ministère de la Vérité de George Orwell ”,
estima Americas Watch. L'idée que se faisait Redman d'une
“ cible légitime ”, précisa cette organisation, justifierait des
attentats terroristes contre les kibboutz israéliens - ou contre
des cibles civiles américaines, d'ailleurs.
Le rédacteur en chef de la New Republic, Michael
Kinsley, reprocha aux associations de défense des droits de
l'homme de réagir trop sentimentalement aux arguments du
département d'Etat en faveur d'agressions terroristes contre
les “ cibles faciles ”. Nous devons, suggéra-t-il, suivre une
“ politique raisonnable [qui passe] le test de l'analyse coûts/
bénéfices ”, laquelle consiste à comparer “ la quantité de
malheur et de sang que l'on va verser ” et “ les probabilités
de voir la démocratie émerger au bout ” - la “ démocratie ”
au sens où l'entendent les élites américaines et qui a déjà été
illustré de façon tout à fait claire dans la région. II va de soi
que les États-Unis ont le droit de procéder à cette analyse, et
de mettre en oeuvre le projet s'il passe leur test68.
Et il a passé leur test. En 1990, avec un “ "pistolet sur la
tempe", [comme] beaucoup d'observateurs impartiaux l'ont
bien compris ” (Walker), les Nicaraguayens ont cédé : par
leur vote, ils ont livré le pays à la candidate que soutenaient
les États-Unis. Les élites américaines ont célébré ce
triomphe, dans l'extase du nouvel “ âge romantique ”. Les
commentateurs de toute la gamme des opinions respectables

144

HEURES DANGEREUSES

ont salué avec enthousiasme le succès des méthodes adop


tées : “ ravager l'économie et mener par procuration une
guerre longue et sanglante jusqu'à ce que les habitants du
pays, épuisés, renversent eux-mêmes le gouvernement indé
sirable ”, à un coût “ minimal ” pour nous, et en laissant les
victimes “ avec des ponts détruits, des centrales électriques
sabotées, des fermes ravagées ”, donc en donnant au
candidat des États-Unis “ un thème de campagne gagnant ”
mettre fin à “ l'appauvrissement du peuple du Nicaragua ”
(Time). Nous sommes “ unis dans la joie ” devant ce résultat,
fiers de cette “ victoire du fair-play des États-Unis ”, ont
proclamé les titres du New York Times.
Ce qui rendait possible la politique officielle des “ cibles
faciles ”, c'était le contrôle du ciel nicaraguayen par les
États-Unis et le matériel de communication sophistiqué
qu'ils avaient fourni aux forces terroristes qui attaquaient à
partir des bases américaines du Honduras. L'administration
Reagan a essayé la technique dont le directeur de la CIA,
Allen Dulles, s'était tant félicité au Guatemala et qu'il avait
recommandée pour Cuba : elle a fait pression sur ses alliés
pour qu'ils refusent les demandes d'aide militaire du Nica
ragua afin qu'il se tourne vers les Russes et que l'on puisse
alors le présenter comme l'un des tentacules d'une vaste
conspiration parrainée par le Kremlin pour nous détruire.
Mais le gouvernement de Managua n'a pas mordu à
l'hameçon. La propagande reaganienne a donc fabriqué des
histoires d'épouvante sur des Mig soviétiques menaçant les
États-Unis à partir de bases au Nicaragua. Ce n'est pas
surprenant : on sait que les systèmes de pouvoir colossaux
ont l'habitude de mentir et de tromper. Mais il y a eu plus
intéressant : les réactions à cette fable. Les faucons ont
exigé que l'on bombarde le Nicaragua pour le punir de son
nouveau crime. Les colombes, plus prudentes, ont mis en
doute la fiabilité des allégations -mais en ajoutant que, si

145
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

elles étaient vraies, il fallait bombarder le Nicaragua parce


que ces avions seraient “ en position de frapper les Etats-
Unis ” (sénateur Paul Tsongas). Bref, la sécurité des États-
Unis serait compromise si l'aviation nicaraguayenne obte-
nait quelques Mig des années 1950 pour défendre son
espace aérien. En revanche, la sécurité du Nicaragua n'était
nullement menacée quand les clients des États-Unis atta-
quaient des cibles civiles non défendues en se faisant guider
par les avions américains qui contrôlaient son ciel. Nouvel
exemple d'“ illogisme logique ”.
Que le Nicaragua eût peut-être le droit de protéger son
espace aérien de l'agression terroriste américaine en cours
était une idée proche de l'inconcevable. Elle n'a pratique
ment jamais été émise - et c'est bien compréhensible,
puisque chacun part du principe que toute action des États-
Unis est défensive par définition, donc que toute réaction
qu'on lui oppose est forcément une agression, exactement
comme dans le cas de l'“ agression interne ” lancée au Sud-
Vietnam par les Sud-Vietnamiens qui “ assaillaient ” les
défenseurs américains “ de l'intérieur ”, à en croire la rhéto-
rique des libéraux de Kennedy.
Avec la restauration de la démocratie version Washington
et d'une politique économique décente, le Nicaragua s'est
enfoncé encore plus profondément dans le délabrement poli-
tique et socio-économique, et n'a plus retenu l'attention aux
Etats-Unis. Dix ans après le rétablissement de la mainmise
américaine, la moitié de la population active a quitté le pays,
“ souvent les plus audacieux, les plus capables, les plus
déterminés ”, soit légalement, soit comme travailleurs clan-
destins. Ce sont leurs envois d'argent, estimés à environ
800 millions de dollars par an, “ qui amortissent un boule-
versement social incontrôlable ”, écrit la revue des cher
cheurs de l'université jésuite. Selon ses calculs, “ il faudrait
que le produit intérieur brut du Nicaragua augmente de 5 %

146

HEURES DANGEREUSES

par an pendant cinquante ans pour retrouver le niveau de


production de 1978, avant que [son] sous-développement
historique ait été poussé à l'extrême par la guerre qu'ont
financée les États-Unis pour anéantir la révolution ”, par le
désastre qu'a laissé la “ mondialisation ” qui a suivi et par la
“ corruption massive ” des gouvernements qu'a soutenus
Washington après 1990. Ce numéro de la revue est sorti au
moment précis où les États-Unis subissaient pour la première
fois les atrocités du terrorisme international sur leur sol 69.
Deux mois plus tard, on eut une autre illustration frappante
de l'état d'esprit actuel au sujet du terrorisme : la mise en
garde adressée par de hauts responsables de l'administration
Bush au Nicaragua pour lui signifier qu'il serait puni si ses
élections de novembre 2002 étaient remportées par les forces
politiques (le FSLN) qui, ayant osé résister à l'agression
américaine, “ ne partagent pas les valeurs de la communauté
mondiale ”. Washington “ ne peut oublier que le Nicaragua a
fini par devenir un refuge pour les extrémistes violents ” au
cours des années 1980. C'est en partie vrai: Managua a
effectivement été un refuge - pour des dirigeants sociaux
démocrates, des écrivains, des poètes, d'éminents ecclésias-
tiques, des militants des droits de l'homme et autres rescapés
fuyant les escadrons de la mort et les forces de sécurité offi-
cielles des États terroristes installés et soutenus par
Washington, exactement comme Paris avait accueilli les
réfugiés du fascisme et du stalinisme dans les années 1930.
Nous nous “ souvenons chaque jour [de ce rôle de refuge]
parce que certains membres de la direction du FSLN [...] qui
ont commis ces abominations sont toujours là ”, précisait le
département d'État aux électeurs nicaraguayens. “ Au vu de
leur passé, pourquoi devrions-nous les croire quand ils
déclarent qu'ils ont changé ? [...] Nous sommes sûrs que le
peuple du Nicaragua réfléchira à la nature et à l'histoire des
candidats et fera son choix avec sagesse ” 70

147
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

Les Nicaraguayens n'avaient pas besoin d'avertisse


ments. Leur histoire leur disait assez que, s'ils ne
marchaient pas droit et élisaient le mauvais gouvernement
-comme ils l'avaient fait en 1984 lors d'une élection que
les États-Unis avaient refusé de reconnaître parce qu'ils ne
pouvaient en contrôler l'issue (et qui a donc été retranchée
de l'histoire)71 -, le Nicaragua serait à nouveau considéré
comme un État complice du terrorisme, avec les sanctions
qui s'ensuivent, et qui ne sont pas anodines.
“ On peut parier sans risque, notent les rédacteurs
d'Envio au sujet des cyniques mises en garde de
Washington, que ceux qui ont pris les armes à une époque
où le terrorisme d'État [des Etats-Unis] tuait, torturait,
contraignait à la clandestinité et fermait tous les espaces
politiques vont à présent être redéfinis comme terroristes. ”
La “ tragédie inimaginable et singulière du 11 septembre a
sûrement été ressentie comme la fin du monde [...] dans le
pays cible ”, poursuivent-ils, mais “ le Nicaragua vit la fin
du monde presque quotidiennement [après] les destructions
répétées que le gouvernement des États-Unis a imposées à
ce pays et à son peuple ”. On qualifie les atrocités du
11 septembre d'“ Armageddon ”, mais les Nicaraguayens se
souviennent que leur pays “ a vécu son propre Armageddon
[sous les coups des États-Unis], dans un supplice au ralenti
dont les sinistres conséquences le submergent ” : il a été
réduit au statut de second pays le plus pauvre de l'hémis
phère (après Haïti) -distinction que lui dispute le Guate
mala -, tout en détenant peut-être le record mondial de
concentration des richesses 72.
Chez les vainqueurs, tout cela a été très classiquement
effacé. Le Nicaragua et le Salvador ont laissé le souvenir
“ d'entreprises relativement réussies - le type de succès,
justement, qui nous manque au Moyen-Orient ” (mais la
nouvelle croisade pour la “ démocratisation ” va arranger

148

HEURES DANGEREUSES

cela) 73. On aurait du mal à trouver dans les analyses ortho-


doxes une seule phrase suggérant que le passé des dirigeants
de l'actuelle administration Bush en matière de terrorisme
international pourrait avoir un impact sur la “ guerre contre le
terrorisme ” qu'ils ont redéclarée le 11 septembre. Parmi les
figures de proue de cette guerre, on trouve John Negroponte,
qui a dirigé l'ambassade des États-Unis au Honduras, base
principale des agressions terroristes contre le Nicaragua. Il a
été dûment choisi pour s'occuper, aux Nations unies, du volet
diplomatique de la phase actuelle de la “ guerre contre le
terrorisme ”. Son volet militaire relève de la responsabilité de
Donald Rumsfeld, qui fut l'envoyé spécial de Reagan au
Moyen-Orient à l'époque de la pire terreur dans la région, et
fut également chargé de nouer des relations plus solides avec
Saddam Hussein. La “ guerre contre le terrorisme ” en
Amérique centrale a été supervisée par Elliott Abrams.
Accusé de délits dans l'affaire hm-Contra, il plaida coupable,
bénéficia d'une grâce de Noël du président Bush I en 1992 et
fut nommé par Bush II “ à la tête du bureau du Conseil de
sécurité nationale pour les affaires du Proche-Orient et de
l'Afrique du Nord [...], poste important [qui] supervise les
relations israélo-arabes et les efforts américains pour promou
voir la paix dans cette région troublée74 ” - formulation
orwellienne si on la confronte aux réalités. Abrams a été
rejoint par Otto Reich, autrefois chargé de diriger aux États
Unis une campagne de propagande clandestine et illégale
contre le Nicaragua : il fut nommé dans l'administration
Bush II sous-secrétaire temporaire aux affaires d'Amérique
latine, puis envoyé spécial pour les affaires de l'hémisphère
occidental. Pour le remplacer lorsqu'il quitta son premier
poste, on nomma Roger Noriega, lequel, “ sous Reagan, a
servi au département d'État, où il a contribué à élaborer à
l'égard de l'Amérique latine des politiques vigoureusement
anticommunistes ” - traduisons : des atrocités terroristes75.

149

a
i
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

Le secrétaire d'État Powell, aujourd'hui présenté comme


un modéré dans l'administration Bush, a été conseiller à la
Sécurité nationale dans les années 1980, pendant la phase
ultime du déchaînement terroriste et du sabotage de la diplo-
matie en Amérique centrale, marquée aussi par le soutien au
régime de l'apartheid en Afrique du Sud. Son prédécesseur,
John Poindexter, supervisait les activités scélérates de l'Iran-
Contra et a été reconnu coupable de cinq crimes en 1990
(jugement annulé par la suite, essentiellement pour vices de
forme). Bush II lui a confié la direction du programme du
Pentagone “ Total Information Awareness* ”, dans le cadre
duquel, observe l'ACLU**, “ chaque Américain, du fermier
du Nebraska au banquier de Wall Street, va se retrouver sous
le cyber-regard accusateur d'un appareil de sécurité nationale
tout-puissant ”76.Le reste de la liste est presque entièrement
du même ordre.
Les Nicaraguayens étaient les mieux lotis pendant la
première phase de la “ guerre contre le terrorisme ” : ils
avaient au moins une armée pour les défendre. Dans les
pays voisins, les terroristes étaient les forces de sécurité. Au
milieu des années 1980, au plus fort des atrocités, le
Salvador est devenu le principal bénéficiaire de l'aide et de
l'entraînement militaires américains (si l'on met de côté
Israël et l'Égypte). Le Congrès ayant fait dépendre l'aide au
Guatemala de conditions liées aux droits de l'homme, les
reaganiens ont dû confier le travail à leur réseau interna-

* Le programme “ Total Information Awareness ” est une des


grandes priorités de la DARPA, l'agence de recherche technologique du
Pentagone, depuis les attentats du 11 septembre 2001. Il s'agit de mettre
au point de nouvelles technologies de surveillance permettant
d'atteindre l'“ information totale ”. (NdT.)
** L'American Civil Liberties Union est une ONG qui défend les
droits et libertés du citoyen aux États-Unis. (NdT.)

150

HEURES DANGEREUSES

tional de la terreur, comprenant notamment les néonazis


argentins (jusqu'au jour où ils ont été renversés dans leur
pays), Israël, Taiwan et d'autres spécialistes du “ contre
terrorisme ”. Le supplice de la population civile et la dévas
tation qu'elle a subie ont donc été bien pires.
En décembre 1989, ajoutent les éditorialistes d'Envio, “ le
gouvernement de George Bush Sr a ordonné l'invasion du
Panama, opération militaire au cours de laquelle on a
bombardé des quartiers civils et tué des milliers de Pana
méens pour chasser un seul homme, Manuel Noriega. N'était
ce pas du terrorisme d'État 77 ? ” Bonne question, bien qu'on
use de termes beaucoup plus forts quand ce type d'acte est
commis par ceux qui ne peuvent contrôler l'histoire.
Si les vainqueurs “ effacent ” continuellement leurs
crimes, les victimes, elles, ne les oublient pas. Les Pana
méens aussi, en condamnant les attentats du 11 septembre,
se sont souvenus de la mort de milliers de pauvres gens au
cours de l'opération “ Juste Cause ”, entreprise pour
kidnapper un voyou désobéissant qui fut condamné à la
prison à perpétuité en Floride pour des crimes essentielle
ment commis à l'époque où il travaillait pour la CIA. Un
journaliste a remarqué “ combien [les victimes du
11 septembre] ressemblent aux garçons et aux filles, [...]
aux mères, aux grands-pères et aux petites vieilles, tous
innocents aussi [...], [du jour où la] terreur s'appelait "Juste
Cause" et le terroriste libérateur 78 ”.
Peut-être de tels souvenirs contribuent-ils à expliquer le
niveau remarquablement faible du soutien international aux
bombardements américains en Afghanistan. C'est en
Amérique latine, région qui a la plus longue expérience de
la violence de Washington, qu'il a été le plus faible - à
peine détectable. Les Latino-Américains n'ont pas besoin de
s'entendre rappeler par l'ancien directeur d'Amnistie Inter
national chargé des relations avec les gouvernements,

151
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE

Carlos Salinas, qu'ils “ savent mieux que personne, peut


être, que le gouvernement des États-Unis est l'un des plus
grands parrains du terrorisme ”.
Dire que le monde ne compte pas parce qu'il est “ hors
jeu ” ou brûle d'un “ anti-américanisme paranoïaque ”,
c'est facile, mais pas forcément raisonnable.

152

CHAPITRE 5

Le noeud irakien

Après une interruption de huit ans, l'élection présiden-


tielle fort contestable de 2000 a rendu le pouvoir politique
aux cercles dirigeants les plus réactionnaires, ceux des
administrations Reagan et Bush I. Ils ont compris que les
atrocités du 11 septembre leur offraient une belle occasion
de poursuivre leurs vieux objectifs encore plus énergique
ment, en suivant de près le scénario de leur premier règne.

Le scénario international

Professionnels des relations publiques et rédacteurs de


discours ont conféré à George Bush Jr l'image d'un homme
simple en communication directe avec le ciel, qui s'élance
impétueusement pour “ débarrasser le monde des
méchants ” en écoutant ses “ instincts viscéraux ” et en
contemplant ses “ visions ” et ses “ rêves ” : caricature
d'épopée archaïque et de conte pour enfants avec un zeste
de western. Lors du premier passage au pouvoir des diri-
geants actuels, l'imagerie conçue pour le président n'était
guère différente et la rhétorique non moins enfiévrée : tous
les États devaient faire bloc pour combattre “ l'odieux fléau
du terrorisme ” (Reagan), et notamment le terrorisme d'État
international, “ cette peste répandue par des ennemis

153
pervers de la civilisation elle-même ”, ce “ retour de la
barbarie à l'époque moderne ” (George Shultz) 1.
Des questions cruciales auraient dû être aussitôt posées.
Qu'est-ce qui caractérise le terrorisme ? En quoi se
distingue-t-il de l'agression, ou de la résistance ? Les
réponses qu'on leur a données en pratique sont révélatrices,
mais les questions elles-mêmes n'ont jamais fait l'objet d'un
débat public. On s'en est tenu à une définition commode : le
terrorisme est ce que nos dirigeants appellent ainsi. Défini
tion toujours valable pour la guerre redéclarée 2.
Dans les années 1980, les deux foyers principaux de la
“ guerre contre la terreur ” ont été l'Amérique centrale et la
région Moyen-Orient-Méditerranée. En Amérique centrale,
nous l'avons dit, la guerre contre la terreur s'est instanta
nément muée en guerre terroriste barbare, saluée comme un
grand succès et effacée de l'histoire. Au Moyen-Orient, nous
allons le voir, les chefs de Washington et leurs associés
locaux se sont également rendus responsables de crimes
dépassant de très loin tout ce qu'on a pu reprocher à leurs
ennemis officiels. Les faits sont ici particulièrement instruc
tifs, car la propagande des premiers a tant gonflé le “ terro
risme de détail ” qu'ils combattaient qu'elle en a fait, au
milieu des années 1980, le sujet phare de l'actualité - exploit
vraiment impressionnant.
Tournons-nous vers d'autres cieux : sous Reagan, l'allié
sud-africain de Washington a été le premier responsable des
plus de 1,5 million de morts et 60 milliards de dollars de
dégâts matériels qui ont frappé les ex-colonies portugaises de
l'Angola et du Mozambique, récemment libérées. Selon une
étude de l'UNICEF, respectivement 850 000 et 150 000 nour
rissons et jeunes enfants sont morts dans ces deux pays
pendant la seule année 1988: les progrès accomplis au cours
des premiers temps de l'indépendance ont été inversés, essen
tiellement par l'arme du “ terrorisme de masse ”. Sans parler

154

des pratiques de l'Afrique du Sud sur son propre territoire, où


elle défendait la civilisation contre les assauts de l'ANC de
Nelson Mandela - l'un des “ groupes terroristes les plus
notoires ”, à en croire un rapport du Pentagone de 1988.
Pendant ce temps, les reaganiens contournaient les sanctions,
développaient le commerce, offraient au pays un soutien
diplomatique précieux 3.
L'une des entreprises des actuels détenteurs du pouvoir
est aujourd'hui bien connue : au cours des années 1980, la
CIA et ses alliés ont brillamment réussi à recruter des isla-
misées radicaux et à les organiser en force militaro-terro-
riste. Il s'agissait, expliquait le conseiller à la Sécurité
nationale de Carter, Zbigniew Brzezinski, “ d'attirer les
Russes dans le piège afghan ”, à l'origine par des opérations
secrètes qui allaient les inciter à envahir l'Afghanistan. Une
fois ce but atteint, Carter et Brzezinski ont réagi à l'invasion
soviétique, selon l'éminent spécialiste Raymond Garthoff,
sur la base d'une lecture totalement fausse de la décision de
l'URSS. Celle-ci avait été prise à contrecoeur et à des fins
limitées et défensives, “ point aujourd'hui clairement établi
par les archives soviétiques ”, écrit-il. Pour les reaganiens
arrivés aux affaires un an plus tard, “ l'unique objectif ”,
poursuit-il, était “ de saigner à blanc les Russes et de les
fustiger devant l'opinion mondiale ”. Résultat immédiat
une guerre qui a ravagé l'Afghanistan, avec des effets
encore plus terribles quand les Russes se sont retirés et que
les djihadi de Reagan ont pris le pouvoir. Résultat à long
terme: vingt ans de terrorisme et de guerre civile. Dans les
années 1980, on est passé à côté de bien pire, puisque “ les
incursions en territoire soviétique de guérilleros et de sabo
teurs afghans soutenus par la CIA ont failli provoquer une
guerre soviéto-pakistanaise, voire soviéto-américaine ”,
avec des conséquences imprévisibles 4.

155
Après le retrait des Russes, les organisations terroristes
recrutées, armées et entraînées par les États-Unis et leurs
alliés (dont Al-Qaida et autres djihadi) ont réorienté leurs
efforts : elles ont mis le feu au conflit indo-pakistanais par
“ une offensive terroriste sans précédent en Inde en mars
1993 ”, puis, l'incendie progressant, ont conduit plusieurs
fois la région tout au bord de la guerre nucléaire dans les
années qui ont suivi. Un mois avant les attentats en Inde, des
groupes apparentés avaient bien failli faire sauter le World
Trade Center en suivant une “ recette enseignée par les
manuels de la CIA ”. L'enquête sur la préparation de cet
attentat a mené à des partisans du cheikh Omar Abdel
Rahman, qu'on avait aidé à entrer aux États-Unis et qui, sur
leur territoire, était protégé par la CIA5. Nul besoin de pour
suivre la liste des conséquences dans le monde entier.
Autre élément familier, en partie du moins . les dirigeants
actuels ont longtemps soutenu Saddam Hussein, ce qu'on
explique souvent par leur obsession de l'Iran. Cette poli
tique a été poursuivie sans changement après la capitulation
des Iraniens dans la guerre Irak-Iran - en raison de “ notre
devoir de soutien aux exportateurs américains ”, expliqua au
début de l'année 1990 le département d'État, qui ajouta la
rengaine habituelle en pareil cas : aider Saddam ferait
progresser le respect des droits de l'homme, la stabilité
régionale et la paix. En octobre 1989, longtemps après la fin
de la guerre contre l'Iran et plus d'un an après le gazage des
Kurdes par Saddam, le président Bush I publia une directive
de sécurité nationale déclarant : “ Des relations normales
entre les États-Unis et l'Irak favoriseraient nos intérêts à
long terme et renforceraient la stabilité, tant dans le Golfe
qu'au Moyen-Orient. ” Peu après, il saisit l'occasion de
l'invasion du Panama pour lever l'interdiction de consentir
des prêts à l'Irak.

156

Les États-Unis offrirent au pays des denrées alimentaires


subventionnées dont le régime de Saddam avait grand
besoin puisqu'il avait détruit la production agricole kurde,
ainsi que des matériels technologiques avancés et des agents
biologiques utilisables pour des armes de destruction mas
sive. On put mesurer combien les relations américano
irakiennes étaient chaleureuses lorsqu'une délégation de
sénateurs conduite par le leader de la majorité Bob Dote,
futur candidat républicain à la présidence, rendit visite à
Saddam en avril 1990. Elle lui transmit les salutations du
président Bush et lui garantit qu'il ne posait aucun problème
aux autorités américaines, mais seulement aux “ enfants
gâtés de la presse arrogante ”. Le sénateur Alan Simpson lui
conseilla d'inviter ces journalistes “ à se rendre en Irak et à
venir voir par eux-mêmes ” afin de surmonter leurs préju
gés. Dole précisa à Saddam qu'un commentateur de la
Voice of America qui l'avait critiqué avait été licencie 6.
Saddam n'a pas été le seul monstre à recevoir les félicita
tions enthousiastes des dirigeants actuels de Washington. Ils
ont aussi applaudi, entre autres, Ferdinand Macres, “ Bébé
Doc ” Duvalier et Nicolae Ceausescu. Tous trois ont été
renversés de l'intérieur, en dépit du soutien énergique que
leur ont accordé les États-Unis jusqu'au moment où leur
destin a été scellé. Le président indonésien Suharto, qui
rivalisait en barbarie avec Saddam, figurait aussi parmi les
favoris. Le premier chef d'État qui eut l'honneur d'une
visite à la Maison-Blanche sous Bush Sr fut Mobutu Sexe
Seko du Zaïre, autre tueur, tortionnaire et pillard de haut
vol. Les dictateurs sud-coréens ont été tout aussi fermement
soutenus par Washington, jusqu'au jour où des mouvements
populaires ont fini par renverser, en 1987, leur régime mili
taire proaméricain. Même de petits malfrats pouvaient
compter sur un accueil chaleureux tant qu'ils jouaient leur
rôle. Le secrétaire d'État Shultz aimait tant Manuel Noriega

157
que, au lendemain d'une victoire électorale de ce gangster à
base de fraude et de violence, il prit l'avion pour Panama
afin de le féliciter d'avoir “ donné le coup d'envoi du
processus démocratique ”. Puis, n'étant plus utile pour la
guerre des contras ni pour d'autres entreprises, Noriega fut
transféré dans la catégorie des “ méchants ” - même si ses
pires crimes étaient derrière lui, comme pour Saddam. Une
invasion eut lieu et il fut enlevé dans les locaux de l'ambas
sade du Vatican au cours de l'opération “ Juste Cause ”,
avec les conséquences déjà signalées 7.
Certains de ces dirigeants égalaient sans difficulté
Saddam Hussein en matière de terreur interne. Ceausescu en
est un exemple instructif. Sous son régime, la population
vivait dans l'effroi de ses redoutables forces de sécurité,
connues pour leurs tortures et leur barbarie. Une semaine
après son renversement dans une révolte populaire inat
tendue en décembre 1989, le Washington Post expliquait
qu'il avait “ détruit le tissu économique, intellectuel et artis
tique de la Roumanie ” et que son “ bilan sur le plan des
droits de l'homme ” était atroce.
Le président Bush II ne mentait pas quand, faisant une
“ apparition à la Kennedy ” dans le square de la Libération à
Bucarest, il a félicité la “ nation qui, il y ajuste douze ans, a
déposé son propre dirigeant implacable, Nicolae Ceau
sescu ”. Ce fut une scène spectaculaire. “ Sous une pluie
froide qui zébrait son imperméable noir, la tête découverte,
Bush lança : "Vous connaissez la différence entre le bien et
le mal, car vous avez vu le visage du mal. Le peuple de
Roumanie comprend qu'on ne peut ni ménager ni ignorer
les dictateurs agressifs : il faut toujours les combattre" ”8.
Le président, tout comme ses admirateurs, a omis de
rappeler comment, au juste, son père et ses propres collabo
rateurs avaient honoré ce précepte - qu'il fallait “ toujours
combattre ” les tyrans implacables du style Ceausescu. La

158

réponse est familière : en les soutenant. Nous affrontons “ le


visage du mal ” en lui tendant une main secourable, du
moins s'il y a quelque chose à gagner. L'article du
Washington Post que je viens de citer, publié au lendemain
immédiat de la révolution, écrivait à bon droit : “ C'est très
bien que le président Bush [I] ait offert d'établir des rela
tions diplomatiques avec le Conseil de salut national orga
nisé à la hâte [en Roumanie], mais cela n'absout pas
l'Occident de ce qu'il a fait pour aider le tyran à se main
tenir au pouvoir ces dernières années. ” Message qui a suivi
le chemin, semble-t-il, des autres éclairs de lucidité inaccep
tables sur le monde réel.
En 1983, le vice-président Bush exprimait son admiration
pour les progrès économiques et politiques réalisés sous
Ceausescu et pour son “ respect des droits de l'homme ”.
Deux ans plus tard, parce que Washington protestait contre
son souci des droits de l'homme, l'ambassadeur de Reagan
à Bucarest démissionnait. Peu après, le secrétaire d'Etat
Shultz faisait l'éloge de la Roumanie, qu'il classait parmi
les “ bons communistes ”, et récompensait Ceausescu par
une visite et des faveurs économiques. Et il en alla ainsi
jusqu'au jour où le dictateur fut renversé - par son propre
peuple, comme ce fut le cas pour les autres tueurs et tortion
naires de l'entourage de Reagan et de Bush.
Lorsque son “ bon communiste ” favori fut éliminé,
l'administration américaine déclara aussitôt que la
Roumanie avait été soulagée d'un “ terrible fardeau ”.
Simultanément, elle leva l'interdiction de consentir des prêts
à Saddam Hussein, dans le double objectif “ d'accroître les
exportations américaines et de nous mettre en meilleure
position pour discuter avec l'Irak de la question des droits
de l'homme ”, expliqua sans rire le département d'État9.
La direction américaine s'est toujours attribué sans
vergogne le mérite du renversement des tyrans qu'elle a

159
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

soutenus jusqu'au dernier instant. Saddam Hussein a rejoint


“ le panthéon des odieux dictateurs faillis ” que les États-Unis
ont déposés, a annoncé fièrement Donald Rumsfeld, incluant
dans ce panthéon Ceausescu. Le même jour, Paul Wolfowitz
soulignait que son amour de la démocratie s'était aiguisé
“ pendant ses années de formation dans l'administration
Reagan, quand il dirigeait le bureau Asie du département
d'État ”... où il chantait, à l'époque, les louanges du mons
trueux Suharto et soutenait Marcos, dictateur brutal et
corrompu, dont la chute, explique-t-il maintenant, montre bien
que la démocratie “ a besoin de l'impulsion des États-Unis10 ”
- lesquels ont soutenu Marcos jusqu'au moment où ça n'a
vraiment plus été possible face à l'ampleur de l'opposition
populaire, que même les milieux d'affaires et l'armée avaient
ralliée. Les autres exemples sont tout aussi convaincants.
Tandis que la belle brochette des amis criminels d'antan
s'estompe dans l'oubli, de nouveaux favoris les remplacent,
dont les dictateurs d'Asie centrale - Islam Karimov (Ouzbé
kistan), Saparmourat Niazov (Turkménistan), etc. -, devenus
encore plus brutaux et répressifs depuis leur excellent accueil
dans les rangs de la “ guerre contre le terrorisme ” redéclarée,
ce qui a aussi renforcé la position américaine au sein d'une
région dont les richesses naturelles et l'importance straté
gique sont considérables. Dans un autre coin du monde riche
en pétrole, très convoité, il y a Teodoro Obiang (Guinée
Équatoriale), fort bien placé dans la course au tyran le plus
sanguinaire, qui a été dûment reçu avec tous les honneurs par
le président Bush en septembre 2002, peu avant sa réélection
pour sept ans avec 97 % des voix.
Cet accueil enthousiaste a été étendu à l'Algérie, particuliè
rement félicitée par le département d'État de Clinton pour ses
succès dans la lutte contre le terrorisme - c'est-à-dire pour
son effroyable bilan d'atrocités terroristes d'État. Bush a
portéà de nouveaux sommets le soutien au terrorisme et à la

160

LE NOEUD IRAKIEN

torture en offrant au gouvernement algérien une aide militaire


et d'autres formes d'assistance. Washington “ a beaucoup à
apprendre de l'Algérie sur les méthodes de lutte contre le
terrorisme ”, selon William Burns, sous-secrétaire d'État pour
le Moyen-Orient. “ M. Burns a raison ”, commente Robert
Fisk, “ l'Amérique a beaucoup à apprendre des Algériens ”,
notamment les techniques de torture barbares qu'avec quel
ques autres journalistes Fisk a lui-même révélées il y a
plusieurs années et que confirment aujourd'hui des déserteurs
de l'armée algérienne à Londres et à Paris. “ Peut-être
200 000 Algériens ont été massacrés depuis que l'armée, il y
a onze ans, a annulé les premières élections démocratiques du
pays parce qu'un parti islamiste les avait remportées, écrit
Lara Marlowe. Si les États-Unis prennent l'Algérie pour
modèle dans le combat contre le fondamentalisme islamique,
que le ciel nous vienne en aide à tous 11! ”
Ce petit échantillon illustre la cohérence du bilan des diri
geants américains actuels en politique étrangère. Leur bilan
intérieur est de la même veine.

Le scénario intérieur

Les années Reagan ont vu se poursuivre l'économie assez


peu dynamique des années 1970. La croissance a bénéficié
essentiellement aux très riches, à la différence de l'“ âge d'or ”
des années 1950 et 1960 où elle était également répartie dans
la population. Au cours des années Reagan-Bush I, les salaires
réels ont stagné ou décliné, les avantages sociaux aussi ; les
heures de travail ont augmenté; on a laissé les employeurs
ignorer les mesures de protection de l'activité syndicale. Ces
politiques ont été, naturellement, impopulaires. Aux derniers
jours de l'administration Bush I, Reagan était, avec Nixon, le
moins populaire des anciens présidents vivants 12.

161
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

II n'est pas facile, dans ces conditions, de conserver le


pouvoir politique. On ne connaît qu'une seule bonne
méthode : semer la peur. Cette tactique a servi tout au long
des années Reagan-Bush, au cours desquelles les dirigeants
n'ont cessé de susciter des diables successifs pour maintenir
la population dans l'obéissance en l'épouvantant.
Les menaces qui pesaient sur les Américains pendant la
première “ guerre contre le terrorisme ” étaient immenses.
En novembre 1981, des tueurs libyens rôdaient dans les rues
de Washington pour assassiner le président, lequel bravait
courageusement cette canaille de Kadhafi. L'administration
Reagan avait immédiatement compris que la Libye était un
punching-ball sans défense ; elle a donc monté des affronte
ments susceptibles de faire de nombreuses victimes chez les
Libyens dans l'espoir de susciter leur réaction, qu'elle pour
rait ensuite exploiter pour faire peur.
Mais avant que les Américains aient pu pousser un soupir
de soulagement en apprenant que le président avait eu la
chance d'échapper à ces tueurs, Kadhafi était à nouveau en
marche. Cette fois, il envahissait le Soudan, traversant
1000 kilomètres de désert sous l'oeil impuissant des forces
aériennes des États-Unis et de leurs alliés. Kadhafi, préten-
dait-on, avait aussi ourdi un complot pour renverser le
gouvernement soudanais - si ingénieux que les services
secrets soudanais et égyptiens n'en savaient absolument
rien, comme l'ont constaté les rares journalistes américains
qui ont pris la peine d'enquêter sur la question. La démons-
tration de force américaine qui suivit permit au secrétaire
d'État Shultz d'annoncer que Kadhafi avait été “ remis dans
sa boîte ”, car Reagan avait agi “ avec rapidité et détermina
tion ”, manifestant cette “ force du cow-boy ” qui enthou
siasmait tant les intellectuels adorateurs (Paul Johnson en
l'occurrence). Cet épisode sombra vite dans l'oubli une fois
ses buts atteints 13.

162

LE NOEUD IRAKIEN
Alors que s'estompaient les premières menaces libyennes,
une autre encore plus dangereuse apparut : une base aérienne
dans l'île de Grenade que les Russes pouvaient utiliser pour
nous bombarder. Heureusement, notre président vint à la
rescousse en un rien de temps. Après avoir rejeté les offres
de règlement pacifique aux conditions américaines,
Washington fit débarquer 6 000 soldats des troupes d'élite,
qui parvinrent à venir à bout de la résistance de quelques
dizaines de maçons cubains entre deux âges munis d'armes
légères. Enfin, nous étions “ debout ”, proclama l'intrépide
cow-boy de la Maison-Blanche 14
Mais on n'en avait pas fini avec les menaces. Très vite,
les Nicaraguayens se profilèrent à l'horizon, à deux jours de
voiture seulement de Harlingen, Texas, leurs exemplaires de
Mein Kampf à la main. Par chance, notre commandant en
chef, se souvenant de la fermeté de Churchill face aux nazis,
refusa de capituler et réussit à repousser ces hordes agres
sives, malgré les armes qu'elles recevaient d'un Kadhafi
bien décidé à “ expulser l'Amérique du monde 15 ”.
Lorsque la Maison-Blanche, en 1986, chercha à s'assurer
le soutien du Congrès pour intensifier ses attaques contre le
Nicaragua, la menace libyenne fut ressuscitée : des provoca-
tions américaines meurtrières dans le golfe de Syrte furent
suivies par le bombardement de la Libye à l'heure des actua-
lités télévisées, qui fit des dizaines de victimes sans aucun
prétexte crédible. Explication officielle : l'article 51 de la
Charte des Nations unies nous donnait le droit de recourir à
la force “ par autodéfense contre une future agression ”. Ce
fut peut-être la première formulation explicite de la doctrine
de la, K guerre préventive ” - et la fin de tous les espoirs d'un
ordre mondial fondé sur le droit si on la prenait au sérieux.
Ce qu'on fit. Le chroniqueur du New York Times Anthony
Lewis, se faisant juriste, félicita l'administration Reagan de
s'être appuyée sur “ un argument de droit, selon lequel la

163

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

violence contre ceux qui ont commis des actes de violence


répétés se justifie comme un acte d'autodéfense ”. Imaginez
les conséquences si d'autres étaient assez puissants pour
adopter la doctrine Reagan-Lewis16
Et il en est allé ainsi pendant toute la décennie. Le secteur
touristique européen est entré en déclin prolongé : les
Américains avaient trop peur de se rendre dans les villes
d'Europe, où ils craignaient d'être agressés par des Arabes
fous furieux ou d'autres démons. De graves menaces ont été
concoctées aussi sur le territoire américain. La criminalité
n'est guère différente aux États-Unis de ce qu'elle est dans
les autres pays industriels. Mais la peur du crime y est beau-
coup plus forte. Tout comme pour la drogue : c'est un
problème dans les autres sociétés, mais une menace immi-
nente sur notre existence même aux États-Unis. Les diri-
geants politiques n'ont aucun mal à utiliser les médias pour
stimuler la crainte de ces périls et de bien d'autres. Des
campagnes sont organisées périodiquement, en fonction des
besoins de la politique intérieure. L'escapade raciste
“ Willie Horton ” de Bush I lors de la campagne électorale
de 1988 en est un exemple célèbre*.
La redéclaration de la “ guerre contre la drogue ” en
septembre 1989 en a été une autre illustration flagrante. En
dépit de preuves solides du contraire, l'administration fit

* Lors de l'élection présidentielle de 1988, où son adversaire démocrate


était le gouverneur du Massachusetts Michael Dukakis, George Bush Sr fit
une vaste place dans sa campagne télévisée au cas de William Horton,
détenu qui, ayant bénéficié d'un programme de “ permission du week-
end ” conçu pour faciliter la réinsertion (dispositif propre au Massachu
setts et approuvé par Dukakis), n'avait pas regagné sa prison et avait
commis un horrible crime. Cette campagne, qui se révéla très efficace,
avait une connotation raciste : “ Willie ” Horton étant noir, elle donnait,
a-t-on dit, “ un visage noir à la criminalité ”. (NdT.)

164

LE NOEUD IRAKIEN

savoir, théâtrale, que les narcotrafiquants hispaniques


mettaient en danger notre société. Les dirigeants pouvaient
être sûrs du succès du stratagème, expliqua le journaliste et
rédacteur en chef Hodding Carter, ancien sous-secrétaire
d'État dans l'administration Carter : il est “ absolument
certain ” que “ les médias des États-Unis ont une tendance
irrépressible à sauter et à aboyer de concert chaque fois que
la Maison-Blanche - n'importe quelle Maison-Blanche -
claque des doigts ”.
La campagne fut un grand succès - à ceci près qu'elle
n'eut pas le moindre impact sur la consommation de
produits illicites. La peur de la drogue bondit instantané
ment au tout premier plan des préoccupations publiques. Le
décor était planté pour procéder à l'escalade : chasser des
rues les individus superflus, les transférer dans les nouvelles
prisons qui se construisaient à bon rythme, puis passer à
l'opération “ Juste Cause ” - la glorieuse invasion du
Panama, motivée par l'implication de Noriega dans le trafic
de drogue, entre autres. En même temps, l'administration
Bush menaçait la Thaïlande de graves sanctions si elle
mettait des entraves à l'importation sur son territoire d'une
substance bien plus mortelle produite aux États-Unis : le
tabac. Mais de cela on ne dit mot.
Dans le cas du Panama, il y avait aussi, sur le plan juri-
dique, un argument massue pour justifier l'invasion.
L'ambassadeur des États-Unis à l'ONU, Thomas Pickering,
apprit au Conseil de sécurité que l'article 51 de la Charte des
Nations unies “ prévoit l'usage de la force armée pour
défendre un pays, pour défendre nos intérêts et notre peuple ”,
et pour empêcher “ que son territoire soit utilisé pour intro
duire illégalement de la drogue aux États-Unis ” - en l'occur-
rence, en rendant le pouvoir à une élite blanche de banquiers
et d'hommes d'affaires dont beaucoup étaient eux-mêmes
suspects de narcotrafic et de blanchiment d'argent sale, et qui

165
se sont vite montrés à la hauteur de leur réputation, comme
l'ont relevé les services spécialisés des États-Unis 17.
Tout au long de l'affaire, les raisonnements juridiques ont
respecté un principe énoncé par l'éminent homme d'État
israélien Abba Eban : pour “ déterminer la base juridique ”
d'une action qu'on a l'intention d'accomplir, “ on peut
remonter de l'action souhaitée à la justification à trouver 18 ”.
Le scénario a été suivi avec grand soin quand les mêmes
éléments, à peu de chose près, ont repris le pouvoir politique
grâce à l'élection de 2000. En 1981, ils avaient associé
augmentation massive des dépenses militaires et réductions
d'impôts en faisant un calcul clair : “ La montée de
l'hystérie sur le déficit qui allait s'ensuivre créerait de fortes
pressions pour la réduction des dépenses [sociales] fédé
rales, donc donnerait peut-être à l'administration les moyens
d'atteindre son objectif : revenir sur le New Deal. ” Bush II
a repris ce modèle, instaurant des réductions d'impôts qui
bénéficient dans leur écrasante majorité aux très riches et
“ la plus forte augmentation des dépenses fédérales depuis
vingt ans19 ”, essentiellement dans le secteur militaire, donc
indirectement dans les technologies de pointe.
Les déficits de l'État rendent nécessaire la “ discipline
budgétaire ”, qui se traduit par des coupes sombres dans les
services rendus à la population. Les économistes de l'admi
nistration Bush eux-mêmes estiment à 44 000 milliards de
dollars les factures que le gouvernement ne pourra pas
payer. Leur étude devait être incluse dans le rapport annuel
sur le budget publié en février 2003, mais elle en a été
retirée. Peut-être parce qu'elle prévoyait que, pour combler
le gouffre, il faudrait une augmentation considérable des
impôts et que Bush essayait de faire adopter une nouvelle
réduction d'impôts, profitant essentiellement aux riches,
toujours. “ Le président Bush travaille fiévreusement à
aggraver le piège budgétaire ”, ont observé les économistes

166

Laurence Kotlikoff et Jeffrey Sachs en indiquant l'énormité


du déficit à prévoir. Il en résultera notamment, ont-ils
précisé, “ des réductions massives des versements futurs de
la Social Security et de Medicare* ”. Le porte-parole de la
Maison-Blanche, Ari Fleischer, n'a pas contesté l'estima
tion à 44 000 milliards de dollars et a implicitement admis
aussi l'exactitude de l'analyse : “ Il est hors de doute que la
Social Security et Medicare imposeront aux générations
[futures] un endettement écrasant si les décideurs politiques
ne travaillent pas sérieusement à réformer ces programmes ”
- ce qui ne signifie pas les financer par l'impôt progressif
Le problème est aggravé par la crise financière très sérieuse
des États fédérés et des villes20.
Les éditorialistes du très pondéré Financial Times ne font
qu'“ énoncer des évidences ”, estime l'économiste Paul
Krugman, lorsqu'ils écrivent que les “ républicains extré
mistes ” aux commandes semblent souhaiter une sorte de
déraillement budgétaire qui “ offre la délicieuse perspective
d'imposer [des réductions des programmes sociaux] par la
bande ”. Medicaid**, Medicare et la Social Security sont
voués à la démolition, poursuit Krugman, mais peut-être aussi
toute la gamme des dispositifs mis au point au siècle dernier
pour protéger la population des ravages des pouvoirs privés".
L'élimination des programmes sociaux a des objectifs bien
plus ambitieux que la simple concentration de la richesse et
du pouvoir. La Social Security, les écoles publiques et autres
écarts de ce genre par rapport au “ droit chemin ” que la puis
sance militaire américaine, comme elle l'a franchement

* La Social Security est la caisse de retraite publique. Medicare prend


en charge les dépenses de santé des plus de soixante-cinq ans, sans
distinction de revenus. (NdT.)
** Medicaid assure le financement de soins médicaux pour les
pauvres. (NdT.)

167
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

annoncé, va imposer au monde reposent sur de mauvaises


doctrines. Parmi elles, l'idée pernicieuse selon laquelle nous
devrions nous préoccuper, en tant que collectivité, de savoir
si la veuve handicapée à l'autre bout de la ville a de quoi
vivre ou si l'enfant du voisin a une chance de connaître un
avenir décent. Ces doctrines perverses dérivent du principe de
sympathie, dans lequel Adam Smith et David Hume voyaient
le coeur même de la nature humaine et qu'il faut chasser des
esprits. La privatisation a d'autres avantages. Si les salariés
dépendent de la Bourse pour leur retraite, leur santé et des
moyens complémentaires de survie, ils auront des raisons de
se retourner contre leurs propres intérêts, de s'opposer aux
augmentations de salaires, aux réglementations sur la santé et
la sécurité, et à tout ce qui pourrait réduire les profits qui
affluent vers les bienfaiteurs sur lesquels il leur faut compter,
selon une logique qui n'est pas sans rappeler le féodalisme.
Après une forte montée de la popularité du président à la
suite du 11 septembre, les sondages ont révélé un méconten-
tement croissant envers la politique économique et sociale
de son administration. Pour avoir quelque espoir de
conserver le pouvoir politique, les forces qui soutiennent
Bush étaient pratiquement obligées d'adopter ce qu'Anatol
Lieven appelle “ la stratégie moderne classique d'une
oligarchie de droite menacée, qui consiste à détourner le
mécontentement des masses vers le nationalisme 22 ”, option
qui, de toute manière, est pour eux une seconde nature
puisqu'elle a si bien fonctionné pendant leurs douze
premières années de gouvernement.
Cette stratégie a été mise au point par Karl Rove, premier
conseiller politique : les républicains doivent “ se présenter
devant le pays sur la question de la sécurité nationale ” en
novembre 2002, parce que les électeurs “ ont confiance dans
le parti républicain ” pour “ protéger l'Amérique ”. De
même, a-t-il expliqué, il faudra pouvoir présenter Bush en

168

LE NOEUD IRAKIEN

chef de guerre à l'élection présidentielle de 2004. “ Pendant


l'été, tant que les problèmes intérieurs ont dominé les repor
tages et les batailles politiques, Bush et ses républicains ont
perdu du terrain ”, souligne le chef du bureau international
d'UPI, mais la “ menace imminente ” de l'Irak a été suscitée
juste à temps, en septembre 2002. Admettant sa vulnérabilité
sur les questions intérieures, “ l'administration, pour main-
tenir et renforcer son pouvoir, fait campagne sur la base
d'une politique d'aventurisme international, de nouvelles
stratégies militaires préventives, inédites et radicales, et
d'une ardente volonté d'engager avec l'Irak un affrontement
politiquement avantageux à une date parfaite 23 ”.
Pour la campagne électorale de mi-mandat, la tactique a
fonctionné - de justesse. Bien que les électeurs “ jugent les
républicains plus attentifs aux intérêts des grandes firmes
qu'à ceux des simples citoyens" ”, ils leur font confiance
pour la sécurité nationale.
En septembre, la Stratégie de sécurité nationale a été
annoncée publiquement. La fabrication de la peur a créé un
soutien populaire suffisant pour l'invasion de l'Irak, qui a
institué la nouvelle norme de guerre d'agression à volonté.
Et elle a assuré à l'administration Bush une prise suffisante
sur le pouvoir politique pour lui permettre de poursuivre la
mise en oeuvre de son programme intérieur, dur et impopu
laire. Là aussi, le scénario du premier passage au pouvoir est
suivi de près, mais avec plus d'ardeur, moins de contraintes
extérieures et beaucoup plus de dangers pour la paix.

Risques insignifiants
Ceux qui ont décidé la guerre contre l'Irak savaient fort
bien qu'elle risquait d'aggraver la prolifération des ADM et
du terrorisme, mais ces risques leur ont paru insignifiants

169
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

comparés à la perspective de prendre le contrôle de l'Irak,


d'établir fermement la norme de la guerre préventive et de
renforcer leur mainmise sur le pouvoir aux Etats-Unis.
La place qu'occupaient sur la liste des priorités les vraies
menaces pour la sécurité est apparue clairement aussitôt après
l'annonce de la grande stratégie impériale, le 17 septembre
2002. L'administration s'est retirée publiquement d'une
négociation internationale visant à renforcer la convention sur
les armes biologiques, en faisant savoir à ses alliés que les
discussions étaient suspendues pour quatre anse. À la mi
octobre, on l'a dit, on a appris qu'au cours d'un épisode anté
rieur où l'on avait joué avec le feu le monde était passé
effroyablement près de la guerre nucléaire. Dix jours plus
tard, le 23 octobre, la commission du Désarmement de l'ONU
a adopté deux résolutions capitales. La première préconisait
des mesures fortes pour prévenir la militarisation de l'espace,
donc “ éviter un grave danger pour la paix et la sécurité inter
nationales ”. La seconde réaffirmait le protocole de Genève
de 1925, “ interdisant l'usage des gaz toxiques et des
méthodes de guerre bactériologiques ”. Résolutions adoptées
l'une et l'autre à l'unanimité, avec deux abstentions : les
États-Unis et Israël. L'abstention des États-Unis équivaut à un
veto - et même à deux, car l'événement sera ignoré par la
presse et par l'histoire. Les grands médias ne font aucune
mention de ces vains efforts du reste du monde pour prévenir
de graves menaces pour la survie.
La maigre couverture médiatique des révélations stupé
fiantes de la conférence rétrospective tenue à La Havane en
octobre 2002 n'a pas dit grand-chose des problèmes du terro
risme international et du changement de régime par la force,
tout à fait d'actualité, ni du lien avec l'Irak, très présent à
l'esprit des participants. Pendant leur trajet vers La Havane,
ceux-ci avaient sûrement lu la lettre adressée par le directeur
de la CIA, George Tenet, au président du comité du rensei-

170

LE NOEUD IRAKIEN

gnement du Sénat, le sénateur Bob Graham : le risque de voir


Saddam lancer une opération terroriste avec des armes
conventionnelles, ou avec des armes chimiques ou biolo
giques s'il en possédait, était faible, écrivait Tenet, mais il
deviendrait “ assez élevé ” en cas d'attaque américaine. Le
FBI aussi craignait “ qu'une guerre avec l'Irak ne crée de
nouveaux risques de terrorisme intérieur ”. tout comme le
chef du département de la Sécurité intérieure. La principale
revue internationale d'affaires militaires et de renseignement
et les services secrets alliés en sont arrivés aux mêmes
conclusions, avec cette observation supplémentaire : une
agression américaine allait peut-être “ mondialiser le senti-
ment anti-américain et anti-occidental. [...] Attaquer l'Irak,
ce serait intensifier le terrorisme islamique et non le
réduire ” : “ les dirigeants des forces de police et de sécurité
européennes ont prévenu les gouvernements qu'une guerre en
Irak risque d'alimenter l'agitation et de créer de nouvelles
menaces terroristes ”, en recrutant de nouveaux jeunes “ pour
l'anti-américanisme en plein essor ”26.
D'accord avec cette analyse, Richard Betts, spécialiste de
l'attaque surprise et du chantage nucléaire, a fait valoir
qu'en cas d'invasion américaine “ Saddam n'aurait aucune
raison de ne pas jouer son va-tout, qui pourrait être l'usage
d'[ADM] sur le sol des États-Unis ” - en activant des
réseaux déjà en place. Scénario “ certes peu probable ”,
observait-il, “ aussi peu probable peut-être ” que ce qui s'est
passé le 11 septembre. Ceux qui ont le moindre souci de la
vie et de la sécurité des Américains et des autres peuples
susceptibles-d'être visés ne devraient évidemment pas juger
ces risques négligeables.
Des experts fort modérés l'ont affirmé : si la puissance
militaire la plus écrasante de l'histoire attaque un ennemi
sans défense, cela risque d'inciter à la revanche ou à la dis
suasion. D'éminents spécialistes des relations internationales

171
l'ont dit : les cibles potentielles de l'aventurisme américain
“ savent qu'on ne peut tenir en respect les États-Unis que par
la dissuasion ”, et d'abord par les armes de destruction mas
sive (Kenneth Waltz). Vue sous cet angle, “ la politique amé
ricaine stimule la prolifération verticale d'armes nucléaires et
leur diffusion d'un pays à l'autre ”. Et elle renforce le terro
risme : “ Nul ne sera surpris de voir [...] des États faibles et
des individus désespérés [...] se déchaîner contre les États
Unis, perçus comme l'agent ou le symbole de leur souf
france ”, et, si rien n'est fait pour résoudre leurs problèmes,
réagir probablement par les moyens à leur portée, dont le ter
rorisme. Les services secrets américains ont ajouté que
l'K aggravation de la stagnation économique ” provoquée par
la version de la mondialisation chère à Washington aurait
probablement des effets comparables 22.
Ces avertissements n'étaient pas nouveaux. On avait
compris depuis un certain temps que les puissances indus
trielles allaient probablement perdre leur quasi-monopole
de la violence, pour ne conserver qu'une immense supério
rité. Bien avant le 11 septembre, des études techniques
avaient conclu qu' “ une tentative bien conçue pour intro
duire clandestinement des armes de destruction massive sur
le territoire des États-Unis aurait des chances de succès de
90 % au moins ”. C'est devenu “ le talon d'Achille de
l'Amérique ”, estimait une étude qui passait en revue, sous
ce titre, les multiples options offertes aux terroristes. Un
rapport du groupe de travail du Council on Foreign Rela
tions en ajouta d'autres. L'imminence du danger était
évidente depuis l'attentat manqué contre le World Trade
Center en 1993: mieux préparé, il aurait pu tuer des
dizaines de milliers de personnes, ont expliqué les ingé
nieurs qui ont construit les tours 29.
On avait aussi prévu qu'une attaque contre l'Irak risquait
de stimuler la prolifération sur un mode plus direct. Selon

172

l'expert en terrorisme Daniel Benjamin (qui n'a rien d'une


colombe), l'invasion allait peut-être provoquer “ le plus
grand désastre de prolifération de l'histoire ”. Saddam
Hussein s'était toujours comporté en tyran brutal mais
rationnel. S'il avait des armes chimiques et biologiques,
elles étaient étroitement contrôlées et “ soumises à une
chaîne de commandement adaptée ”. Il ne les aurait sûre
ment pas mises entre les mains des Oussama Ben Laden de
la planète, qui le menaçaient très sérieusement lui-même.
Mais, attaquée, la société irakienne risquait de s'effondrer,
et avec elle le contrôle sur les ADM, lesquelles pourraient se
retrouver en vente sur le vaste “ marché des armes non
conventionnelles ” - “ scénario catastrophe ” à tous les
points de vue. Des enquêtes d'après guerre révèlent que les
appréhensions de Benjamin se sont peut-être concrétisées,
puisqu'on a assisté au pillage de sites nucléaires 30.
Cette critique d'avant guerre venue de l'establishment
présentait plusieurs traits importants. Premièrement, elle
faisait écho aux inquiétudes qu'inspirait dans les mêmes
cercles le positionnement des États-Unis en une “ superpuis
sance voyou ” perçue par une large partie de la population de
la planète comme le plus grand danger pour la paix mondiale
et “ la plus grande menace extérieure pour leurs propres
sociétés ”. Deuxièmement, elle englobait des voix d'une rare
diversité. Les commentaires cités plus haut proviennent : des
services de renseignements des États-Unis et d'autres pays ;
de la plus grande revue militaire du monde ; des numéros de
janvier 2003 des deux principales revues américaines de
politique étrangère ; d'une publication exceptionnelle de
l'American Academy of Arts and Sciences ; de certains des
plus éminents spécialistes des affaires internationales, du
terrorisme et de l'analyse stratégique ; et même des
“ brillants cerveaux de Davos ” qui dominent l'économie
mondiale. Quoi qu'on pense de leurs jugements, on aurait du

173
t
t

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

mal à trouver un précédent historique à cette dénonciation


d'une guerre en préparation, de même qu'on n'a jamais vu
pareille opposition populaire à une guerre avant qu'elle ait
officiellement commencé.
Troisième trait marquant : bien que cette critique fût issue
de l'establishment, elle a été ignorée. L'administration Bush
n'a fait aucun effort pour y répondre, et a donné l'impres
sion de ne pas même la remarquer, ce qui est logique. Du
point de vue de la propagande, l'État le plus puissant de
l'histoire n'a besoin, pour fonder ses actes, d'aucune justifi-
cation ni d'aucun argument sérieux : une déclaration de
nobles intentions doit suffire. De même que l'ONU s'entend
dire qu'elle peut “ rester dans le jeu ” en avalisant ce qui se
passe ou qu'elle devra subir les conséquences de son refus,
le monde se voit signifier que la puissance hégémonique n'a
pas à supporter la charge de la preuve lorsqu'elle recourt à la
force ou prend n'importe quelle autre initiative. Ce serait
déroger à son autorité que d'entendre, et plus encore de
réfuter, “ les bruits critiques ” (pour emprunter la formule
ironique de McGeorge Bundy). Les critiques ont certes
raison de dire que le positionnement de superpuissance
pourrait conduire à l'autodestruction, mais ce type de préoc-
cupations est rarement prioritaire pour les dirigeants.
En l'occurrence, l'administration Bush savait sûrement,
même sans les avertissements d'autorités respectées, que la
guerre qu'elle préparait contre l'Irak et d'autres mesures en
rapport avec ce projet allaient probablement accroître les
risques de prolifération des ADM et de terrorisme contre les
États-Unis et leurs alliés. Mais, de toute évidence, ces
menaces, comparées à d'autres objectifs, ne lui paraissent
pas d'un intérêt prioritaire. De plus, même s'ils ne voient
évidemment pas d'un bon oeil la prolifération des ADM et
du terrorisme, ses stratèges savent qu'ils pourront les
exploiter à leurs propres fins, tant extérieures qu'intérieures.

174

LE NOEUD IRAKIEN

Même la peur que les États-Unis suscitent dans le monde est


tout à fait acceptable pour eux : ils ne cherchent pas à se
faire aimer mais obéir, et si la peur aboutit à ce résultat, ils
sont satisfaits - c'est un nouvel élément contribuant au
“ maintien de la crédibilité ”.
Quant aux objectifs, Youssef Ibrahim, correspondant au
Moyen-Orient et commentateur chevronné, en donne une
définition certes trop simple : “ doper la popularité du
président ” afin d'en tirer politiquement avantage à court
terme, et “ transformer un Irak "amical" en pompe à
essence américaine privée ” 31 .Il y a de sérieuses raisons de
penser, néanmoins, que ses remarques vont dans la bonne
direction. Garder le contrôle du pouvoir politique et
renforcer la mainmise des États-Unis sur les ressources
énergétiques naturelles de la planète sont des buts intermé
diaires cruciaux pour atteindre les deux finalités indisso
ciables qui ont été déclarées avec une parfaite clarté
institutionnaliser une restructuration radicale de la société
américaine qui annulera un siècle de réformes progres
sistes, et instaurer une grande stratégie impériale de domi
nation mondiale permanente. À la mesure de ces fins, les
risques pourraient bien sembler insignifiants.

Les cinglés en coulisses

La Maison-Blanche et ses opposants dans l'establishment


sont concentrés sur les mêmes problèmes que le Conseil de
sécurité et les inspections : la menace irakienne, les ADM et
la sous-catégorie du terrorisme qui porte officiellement ce
nom. Aucune de leurs discussions n'a fait plus que
mentionner en passant la “ démocratisation ”, la “ libération ”
ou tout autre problème sortant du cadre de la menace poten
tielle contre les États-Unis et leurs alliés. Les effets possibles
175
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

de la guerre sur la population irakienne, par exemple, ont été


fort peu débattus, sauf chez les “ cinglés en coulisses* ”,
comme disait McGeorge Bundy pour parler de ceux qui, à
propos de la guerre du Vietnam, soulevaient d'autres ques
tions que le succès militaire et son coût pour l'envahisseur.
Quand Washington a entamé résolument sa marche à la
guerre contre l'Irak, cinglés et cinglées sont encore venus
regarder au-delà de l'étroit problème des coûts de l'opération
pour les Américains eux-mêmes.
Le peuple irakien vivant au bord du seuil de survie après
dix ans de sanctions destructrices, les organisations interna
tionales de l'aide et de la santé ont souligné qu'une guerre
risquait de provoquer une catastrophe humanitaire de grande
ampleur. Une réunion de trente pays a été organisée en
Suisse pour se préparer à ce qui pourrait suivre. Seuls les
États-Unis ont refusé d'y participer. Les pays présents, dont
les quatre autres membres permanents du Conseil de sécu
rité, “ ont mis en garde contre les conséquences humanitaires
dévastatrices qu'aurait une guerre ”. “ Une guerre entraînera
des flux massifs de réfugiés et une crise de la santé
publique ”, a déclaré l'ancien sous-secrétaire à la Défense
Kenneth Bacon, président de l'organisation Refugees Inter
national, basée à Washington. Quant aux plans américains
d'aide humanitaire dans un Irak d'après guerre, les agences
d'aide internationales les estimaient “ peu détaillés, lamenta
blement sous-financés et trop contrôlés par l'armée ”. “ Il y a
un désintérêt affiché [à Washington], ont regretté de hauts
fonctionnaires des Nations unies, pour un avertissement que

* “ Au sujet du Vietnam, le débat sur la scène centrale porte sur la


tactique, pas sur les principes ”, bien qui il y ait “ des cinglés en
coulisses ”, avait écrit McGeorge Bundy dans Foreign Affairs en janvier
1967. (NdT.)

176

LE NŒUD IRAKIEN

nous essayons de faire parvenir aux stratèges qui préparent la


guerre sur ce que pourraient être ses conséquences ” 32.
Aussi horrible et brutal qu'il ait pu être, le régime de
Saddam Hussein a bel et bien orienté les profits du pétrole
vers le développement intérieur. Ce “ dictateur régnant sur
un système qui a fait de la violence un moyen de gouverne
ment ”, à l'“ effroyable bilan en matière de droits de
l'homme ”, a néanmoins “ fait entrer dans la classe
moyenne la moitié de la population du pays, et les Arabes
du monde entier [...] sont venus étudier dans les universités
irakiennes ” 33.La guerre de 1991, avec la destruction déli
bérée des réseaux d'adduction d'eau, d'électricité et
d'égouts, a porté un coup terrible à l'Irak, et le régime de
sanctions imposé par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne
l'a ramené au niveau de la simple survie 34. Illustration parmi
d'autres : on lit dans le rapport 2003 de l'UNICEF sur la
situation des enfants dans le monde que “ la régression de
l'Irak pendant les dix dernières années est de loin la plus
grave des 193 pays étudiés ” ; le taux de mortalité infantile,
“ meilleur indicateur du bien-être des enfants ”, est passé de
S0 à 133 pour 1000 naissances vivantes, ramenant l'Irak
derrière tous les pays non africains à l'exception du
Cambodge et de l'Afghanistan. Deux experts militaires
proches des faucons observent que “les sanctions écono
miques ont peut-être été la cause nécessaire [sic]de plus de
morts en Irak que les armes dites de destruction massive
n'ont fait de victimes dans toute l'histoire ” - plusieurs
centaines de milliers, suivant des estimations prudentes 35.
Aucun Occidental ne connaît mieux l'Irak que Denis
Halliday et Hans von Sponeck, les très respectés diplomates
de l'ONU qui dirigeaient la coordination de l'aide humani
taire des Nations unies, avec un personnel international de
centaines d'inspecteurs en mouvement constant dans tout le
pays. Tous deux ont démissionné pour protester contre ce

177
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

que Halliday appelait le caractère “ génocidaire ” du régime


des sanctions américano-britannique. Tous deux ont
démenti que l'aide alimentaire et médicale fût retenue par
les autorités. Leur successeur, Tun Myat, l'a confirmé, et a
précisé que le dispositif irakien était “ le meilleur système
de distribution qu'il ait jamais vu de sa vie d'administrateur
du Programme alimentaire mondial ”. Le PAM, selon ce
haut dirigeant, avait effectué plus d'un million d'inspections
“ sans découvrir aucune preuve significative de fraude ni de
favoritisme ”. Nous n'arriverions sûrement pas, ajoutait-il,
“ à créer un autre mécanisme capable d'atteindre ne serait-
ce que la moitié des résultats ” du système irakien, qui est
“ le plus efficace du monde ”, et “ le risque d'une crise
humanitaire à grande échelle ” s'accroîtrait si quelque chose
venait le perturber.
Comme Halliday, von Sponeck et d'autres le disaient
depuis des années, les sanctions ont porté à la population
civile des coups dévastateurs tout en renforçant Saddam
Hussein et sa clique, et en rendant le peuple irakien plus
dépendant du dictateur pour sa survie. Von Sponeck, qui a
démissionné en 2000, a déclaré que les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne “ ont fait de l'obstruction systématique
pour [les] empêcher [Halliday et lui] d'informer le Conseil
de sécurité ” - “ parce qu'ils ne voulaient pas entendre ce
que nous avions à dire ” sur la barbarie des sanctions 37. Et
les médias américains non plus, apparemment. Malgré le
savoir inégalé des coordinateurs de l'ONU sur la question,
les Américains ont dû aller chercher ailleurs pour entendre
leurs propos, même en un temps où la presse était totale-
ment obsédée par l'Irak. L'analyse des effets des sanctions a
été minimale et apologétique, comme il est d'usage pour les
crimes de son propre État.
Même l'information qui réussit à atteindre le Conseil de
sécurité est “ interdite au public ”, a constaté l'universitaire

178

LE NOEUD IRAKIEN

Joy Gordon dans ses recherches sur le sujet. Elle en a tout de


même assez appris pour pouvoir, avec d'autres, révéler un
honteux tableau de cruauté délibérée et d'efforts “ agressifs,
tout au long de la dernière décennie, pour réduire délibéré
ment au minimum les flux de produits humanitaires qui
entraient dans le pays [...], et cela face à d'immenses souf
frances humaines, dont une montée massive de la mortalité
infantile et des épidémies de grande ampleur ”. Les États-
Unis ont interdit l'entrée en Irak de tankers d'eau pour des
raisons si manifestement fausses que les experts en arme-
ment de l'ONU ne les ont pas acceptées, “ et cela pendant
une période où le manque d'eau potable correcte était la
cause majeure de la mortalité infantile et où le pays était en
pleine sécheresse ”. Washington a exigé un embargo sur les
vaccins contre les maladies infantiles, avant de devoir y
renoncer face aux vigoureuses protestations de l'UNICEF et
de l'OMS, soutenues par les experts européens en armes
biologiques qui jugeaient “ parfaitement impossible ” le
“ double usage ” de ces vaccins suspecté par les États-Unis 38.
Conclusions de la Croix-Rouge internationale, publiées
en 1999 sur la base de sa propre connaissance intime du
pays : après une décennie de sanctions, “ l'économie
irakienne est en lambeaux ” et “ le programme "Pétrole
contre nourriture" instauré par la résolution 986 de l'ONU
en 1995 n'a pas arrêté l'effondrement du système médical et
la détérioration des réserves d'eau, deux phénomènes qui,
réunis, font peser l'une des menaces les plus graves sur la
santé et le bien-être des populations civiles ”. Les organisa
tions humanitaires “ ne peuvent espérer faire plus
qu'adoucir certains des pires effets des sanctions, [et] sont
loin de pouvoir couvrir les immenses besoins de 22 millions
de personnes ”, soulignait le CICR 39.
Les défenseurs du régime des sanctions ont soutenu que
cette affreuse situation était la faute de Saddam, parce qu'il

179

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

refusait de se conformer entièrement aux résolutions des


Nations unies et construisait des palais et monuments à son
propre usage (financés par de l'argent détourné de la contre
bande et d'autres activités illégales, à en croire le témoi
gnage des coordinateurs de l'aide humanitaire de l'ONU et
du Programme alimentaire mondial). Ce qui revenait à dire
que nous devions punir Saddam de ses crimes en écrasant
ses victimes et en renforçant leur bourreau. En vertu de la
même logique, si un criminel détourne un autobus scolaire,
il faut faire sauter le véhicule, tuer tous les passagers, épar
gner et récompenser le preneur d'otages, et nous justifier en
faisant valoir que tout est sa faute 40.
Le “ désintérêt affiché ” pour les effets probables de la
guerre sur la population du pays que l'on va envahir est
traditionnel. On l'a encore constaté quand, cinq jours après
le 11 septembre, Washington a demandé au Pakistan de
mettre fin aux “ convois de camions apportant à la popula
tion civile d'Afghanistan une bonne part de son approvi-
sionnement en nourriture et en autres produits ”, provoqué
le retrait du personnel humanitaire international et une
réduction massive de l'aide alimentaire, laissant ainsi “ des
millions d'Afghans [...] face à un risque grave de famine 41 ”
-que l'on aurait pu à bon droit qualifier de “ génocide silen-
cieux ”. L'estimation du nombre de personnes exposées à
un “ risque grave de famine ” est passée de 5 millions avant
le 11 septembre à 7,5 millions un mois plus tard. La menace
puis la réalité des bombardements ont suscité de vives
protestations de la part des organisations humanitaires, qui
ont mis en garde contre leurs conséquences possibles. Leurs
propos n'ont retenu que sporadiquement et très partielle-
ment l'attention, et éveillé fort peu de réactions.
Peut-être est-il bon de répéter des évidences. On espère
toujours que le pire ne se produira pas, et il faut tout faire
pour l'assurer, toujours. Mais, exactement comme dans le

180

LE NOEUD IRAKIEN

cas de l'envoi de missiles à Cuba par Khrouchtchev, qui


aurait pu provoquer une guerre nucléaire et ne l'a pas fait,
c'est sur la base de l'éventail des scénarios vraisemblables
que l'on évalue une décision politique, du moins si l'on a
conservé un minimum de critères éthiques. Ce jugement
reste vrai, bien sûr, quel que soit le résultat réel de la déci-
sion, vérité première que nous comprenons assez bien quand
il s'agit des ennemis officiels, mais que nous avons plus de
mal à nous appliquer à nous-mêmes.

Démocratie et droits de l'homme

Dans l'establishment, on l'a dit, les adversaires de l'agres


sion contre l'Irak ont limité leurs remarques aux arguments
de l'administration Bush qu'ils pensaient être pris au sérieux
par leurs auteurs : le désarmement, la dissuasion et les liens
avec le terrorisme. Ils n'ont pratiquement rien dit sur la libé-
ration de l'Irak, la démocratisation du Moyen-Orient ou tout
autre objectif impossible à atteindre par des inspections et
d'ailleurs étranger à ce qui se passait au Conseil de sécurité
oudans les gouvernements. Peut-être parce qu'ils ont
compris que la noble rhétorique constitue le complément
obligatoire de pratiquement tout recours à la force et n'est
donc porteuse d'aucune information. Rhétorique, en l'occur
rence, doublement difficile à croire compte tenu du mépris
ostentatoire de la démocratie qui l'accompagnait, pour ne
rien dire des pratiques passées et présentes.
Les adversaires de la guerre voyaient bien aussi que
ces dirigeants soi-disant soucieux de démocratie en Irak n'expri-
maient pas le moindre regret pour leur soutien antérieur à
Saddam Hussein (ni à d'autres dictateurs, qu'ils soutenaient
d'ailleurs toujours), pas la moindre contrition pour l'avoir
aidé à développer des armes de destruction massive du temps

181
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

où il était réellement dangereux. Es ne disaient pas non plus


quand et pourquoi ils avaient abandonné leur définition de
1991 du “ meilleur des mondes possibles ” : “ une junte
irakienne à poigne sans Saddam Hussein ”, qui gouvernerait
comme lui, mais sans commettre l'erreur de jugement d'août
1990 qui l'avait perdu42.
À l'époque, les alliés britanniques de l'actuelle adminis-
tration Bush étaient dans l'opposition, donc plus libres que
les thatchériens de fustiger les crimes de Saddam soutenus
par leur pays. Or, dans la liste des protestataires au Parle-
ment contre ces atrocités, ils brillent par leur absence : pas
de Tony Blair, de Jack Straw, de Geoff Hoon ni d'autre
grande figure du New Labour. En décembre 2002, Jack
Straw, alors ministre des Affaires étrangères, publia un
dossier sur les crimes de Saddam. Ils dataient dans leur
quasi-totalité de la période de ferme soutien américano-
britannique, réalité dont on ne disait mot, avec l'intégrité
morale habituelle. La date et la qualité de cette publication
ont suscité bien des questions, mais, même sans les évoquer,
notons que Straw n'expliquait pas dans ce dossier la nais-
sance tout à fait récente de ses doutes sur le bon caractère et
la bonne conduite de Saddam Hussein. En 2001, un Irakien
qui s'était réfugié en Angleterre après avoir été détenu et
torturé demanda l'asile politique. Straw, alors ministre de
l'Intérieur, le lui refusa. Explication du ministère : Straw
“ sait bien que l'Irak et en particulier les forces de sécurité
irakiennes ne font condamner quelqu'un qu'en lui assurant
une procédure judiciaire convenable ”, si bien qu'“ un
prévenu peut s'attendre à un procès équitable devant un
tribunal indépendant et correctement constitué ”. La convers-
sion de Straw a dû, par conséquent, ressembler beaucoup à
celle du président Clinton lorsqu'il a découvert, à une date
indéterminée entre le 8 et le 11 septembre 1999, que l'Indo-
nésie avait accompli certains actes déplaisants au Timor

182

LE NOEUD IRAKIEN

Oriental au cours des vingt-cinq années précédentes, période


pendant laquelle elle avait joui de l'indéfectible soutien des
États-Unis et de la Grande-Bretagne 43
Les attitudes mentales envers la démocratie se sont mani
festées sous un jour particulièrement cru pendant la mobili
sation pour la guerre, à l'automne 2002, quand il a fallu faire
face à une opposition populaire massive Au sein de la
“ coalition des volontaires ”, l'opinion publique américaine
était sous contrôle, au moins en partie, grâce à la campagne
de propagande déchaînée en septembre. En Grande-
Bretagne, les opinions pour ou contre la guerre étaient à peu près
également réparties dans la population, mais le gouver-
nement restait dans le rôle de “ second ” qu'il avait accepté
à contrecoeur après la Seconde Guerre mondiale et dont il
n'était pas sorti depuis, y compris lorsque les dirigeants
américains avaient ignoré superbement les préoccupations
britanniques dans des situations où la survie même du
Royaume-Uni était enjeu.
En dehors des deux membres à part entière de la coali-
tion, les problèmes étaient plus graves. Dans les deux plus
grands pays européens, l'Allemagne et la France, les posi-
tions officielles correspondaient aux vues de l'immense
majorité de la population, qui était sans équivoque contre la
guerre. Ces gouvernements furent donc durement
condamnés par Washington et par de nombreux commenta-
teurs. Donald Rumsfeld afficha son mépris pour les offen-
seurs : ils représentaient la “ Vieille Europe ”, qui ne
comptait pas puisqu'elle répugnait à s'aligner sur
Washington. La “ Nouvelle Europe ” était symbolisée par
l'Italie, dont le Premier ministre, Silvio Berlusconi, fut reçu
à la Maison-Blanche. Que l'opinion publique italienne fût
opposée à la guerre à une écrasante majorité ne posait mani-
festement aucun problème.

183

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

Le critère qui distinguait la Vieille et la Nouvelle Europe


était fort simple : un gouvernement faisait partie de la
Vieille Europe dans son iniquité si et seulement s'il prenait
la même position que la grande majorité de sa population et
refusait de suivre les ordres de Washington. Souvenons
nous : les maîtres du monde autoproclamés - Bush, Powell
et consorts - ne cachaient pas leur intention de faire la
guerre, que les Nations unies et les autres les “ rattrapent ”
et “ restent dans le jeu ” ou non. La Vieille Europe, engluée
dans l'insignifiance, n'a pas “ rattrapé ”. Et la Nouvelle
Europe non plus, du moins si les peuples font partie de leur
pays. Les résultats des sondages Gallup International, ainsi
que des sources locales dans la quasi-totalité de l'Europe, à
l'Ouest comme à l'Est, le montrent bien : le soutien à une
guerre menée “ unilatéralement par l'Amérique et ses
alliés ” n'a jamais dépassé 11 % dans aucun pays. Quant au
soutien à une guerre entreprise avec un mandat des Nations
unies, il allait de 13 % (Espagne) à 51 % (Pays-Bas).
Les huit pays dont les dirigeants se sont autodéclarés
“ Nouvelle Europe ”, et ont été très applaudis pour leur
courage et leur intégrité, sont particulièrement intéressants.
Leur déclaration a pris la forme d'un appel au Conseil de
sécurité pour qu'il assure le “ respect total de ses résolu
tions ”, sans préciser par quels moyens. Cette initiative
menaçait “ d'isoler les Allemands et les Français ”, rapporta
triomphalement la presse américaine, bien que les positions
de la Nouvelle et de la Vieille Europe ne fussent en réalité
guère différentes. Pour garantir que l'Allemagne et la
France seraient bien “ isolées ”, on ne les avait pas invitées
à signer l'audacieuse prise de position de la Nouvelle
Europe - apparemment de peur qu'elles ne le fassent, fit-on
savoir discrètement plus tard 44.
On connaît l'interprétation courante: la Nouvelle Europe,
dynamique et prometteuse, se tenait derrière Washington,

184

LE NOEUD IRAKIEN

démontrant ainsi que “ de nombreux Européens partageaient


le point de vue des États-Unis, même si la France et l'Alle
magne n'étaient pas d'accord45 ”. Qui étaient ces “ nombreux
Européens ” ? Si nous consultons les sondages, nous trouvons
que, dans la Nouvelle Europe, l'opposition au “ point de vue
des Etats-Unis ” était, la plupart du temps, encore plus forte
qu'en France et en Allemagne. C'est particulièrement vrai en
Italie et en Espagne, les deux pays qu'on a tant félicités
d'avoir pris la tête de la Nouvelle Europe.
Heureusement pour Washington, les ex-pays commu
nistes se sont joints à cette dernière. Chez eux, le soutien au
“ point de vue des États-Unis ” tel que le définissait Powell
- la guerre de la “ coalition des volontaires ”, sans autorisa
tion de l'ONU - allait de 4 % (Macédoine) à 11 %
(Roumanie). Même en cas de mandat de l'ONU, le soutien à
la guerre était très faible aussi. Explication de l'ex-ministre
letton des Affaires étrangères : nous devons “ saluer et crier
"Yes Sir", [...] nous devons plaire à l'Amérique à tout
prix 46 ”.
Bref, dans les organes de presse qui tiennent la démo
cratie pour une valeur importante, on aurait dû lire à la une
que la Vieille Europe comprenait en réalité l'immense majo
rité des Européens, à l'Est comme à l'Ouest, tandis que la
Nouvelle Europe se composait d'une poignée de dirigeants
qui s'étaient alignés (non sans ambiguïté) sur Washington
au mépris de l'opinion de l'écrasante majorité de leur
peuple. Mais l'information, en fait, a été donnée de façon
très sporadique et biaisée : l'opposition à la guerre a été
présentée comme un problème de marketing pour
Washington.
À l'extrémité libérale de l'éventail politique américain,
Richard Holbrooke a souligné un “ point très important : la
population globale des [huit pays de la Nouvelle Europe
initiale] est supérieure à celle des pays qui n'ont pas signé la

185
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

lettre ”. C'est vrai, mais un élément est omis : dans les


premiers pays, l'opposition à la guerre jouissait d'une écra
sante majorité - encore plus écrasante, souvent, que dans les
pays que l'on qualifiait avec mépris de “ Vieille Europe ”47.
A l'autre extrême, les éditorialistes du Wall Street Journal
ont félicité les huit signataires initiaux d'avoir montré, par
leur déclaration, “ que l'idée traditionnelle voulant que la
France et l'Allemagne parlent pour toute l'Europe et que
l'Europe entière soit aujourd'hui anti-américaine est une
imposture ”. Les huit honorables dirigeants de la Nouvelle
Europe l'avaient prouvé : “ les idées de la majorité proamé
ricaine du continent n'étaient pas entendues ”, sauf dans les
éditoriaux du Wall Street Journal, désormais justifiés. Les
éditorialistes ont fustigé les médias situés à leur “ gauche ”
- ce qui représente un très gros pourcentage - d'avoir
“ colporté comme une vérité ” l'idée ridicule selon laquelle
la France et l'Allemagne parlaient pour l'Europe, alors
qu'elles étaient manifestement une pitoyable minorité, et de
l'avoir fait “ parce qu'ils servent les objectifs politiques de
ceux qui, en Europe comme en Amérique, s'opposent au
président Bush sur l'Irak ”. Conclusion irréprochable, si
nous excluons de l'Europe la population européenne en reje
tant la doctrine d'extrême gauche qui attribue au peuple un
rôle quelconque dans les sociétés démocratiques 48.
Revenons aux libéraux : Thomas Friedman a suggéré
d'exclure la France du Conseil de sécurité et de la remplacer
par l'Inde, qui est “ beaucoup plus sérieuse que la France
ces temps-ci [...]. La France, comme on dit à la maternelle,
ne joue pas bien avec les autres ” ; c'est pourquoi “ elle ne
se solidarise pas contre Saddam ”, “ en raison de son besoin
obsessionnel de se différencier de l'Amérique ” pour être
“ unique ”. Traduisons : le gouvernement français a agi
conformément à l'opinion de sa population, qui est opposée
aux plans de guerre de Washington. La France est donc “ à

186

LE NOEUD IRAKIEN

la maternelle ”, même si la population de la Nouvelle


Europe doit être en crèche, si l'on en croit les sondages.
L'Inde, en revanche, est “ sérieuse ” depuis qu'elle est
gouvernée par un parti protofasciste qui livre ses ressources
aux multinationales étrangères tout en prêchant l'ultranatio
nalisme à l'intérieur*, et qui venait alors d'être impliqué
dans un horrible massacre de musulmans au Gujarat. De
plus (Friedman s'en est enthousiasmé ailleurs), l'Inde a une
fabuleuse industrie du logiciel ainsi que des secteurs extrê-
mement riches - et compte aussi, mais peu importe, des
centaines de millions d'habitants dont les conditions de vie
sont parmi les plus effroyables du monde, avec un sort fait
aux femmes qui ne se différencie guère de la vie sous les
talibans. Tout cela n'est pas gênant tant que l'Inde est
“ sérieuse ”, de même que la vie sous les talibans n'était pas
gênante tant qu'on les jugeait coopératifs 49.
Certains ont préféré l'analyse de Kagan et de Boot :
Berlusconi, Aznar et les autres figures churchilliennes qui se
sont ralliées à Washington ont fait preuve d'un “ courage
politique inégalé ” en restant fidèles à leur conception du
Bien et du Mal, au lieu de succomber lâchement à l'“ anti-
américanisme fanatique, paranoïaque ” de l'immense majo-
rité des Européens, qui sont “ guidés par la cupidité ”, donc
incapables de comprendre la “ fibre idéaliste [...] qui fait
courir l'Amérique ”. Certes, ces dirigeants n'ont fait aucun
effort discernable pour éclairer leur peuple fourvoyé, dont
ils négligeaient les idées en se rangeant courageusement
derrière la plus formidable puissance militaire de l'histoire.
Peut-être ne sont-ils pas vraiment des doubles de Churchill
et de Roosevelt tenant tête à Hitler, mais plutôt du président

* Ce parti n'est plus au pouvoir depuis les élections de mai 2004.


(NdT.)

187
Bush, dont la “ droiture morale ” dérive du “ zèle évangé
lique ”, comme le prouve ce que nous en disent ses
conseillers en relations publiques 5O.
II y a bien d'autres exemples. Lorsque Gerhard Schröder
a osé prendre la position de l'écrasante majorité des Alle
mands aux élections de 2002, il a été vertement condamné
pour son manque de fermeté scandaleux, nouvelle illustra
tion d'un grave problème (“ le gouvernement vit dans la
peur de ses électeurs ”) que l'Allemagne doit surmonter si
elle veut se faire accepter dans le monde civilisés'
Le cas de la Turquie est particulièrement révélateur.
Comme d'autres peuples de la région, les Turcs méprisaient
Saddam Hussein mais ne le craignaient pas. Et ils étaient
massivement hostiles à la guerre : en janvier 2003, à
l'apogée des efforts visant à rallier les dirigeants, sinon la
population, à l'entreprise de Washington, environ 90 % des
Turcs s'y opposaient. Le gouvernement élu a agi conformé
ment à la volonté du peuple. Cela prouve qu'il manque de
“ légitimité démocratique ”, avons nous-lu, le jour où les
sondages ont été publiés, dans une analyse de l'ex-ambassa
deur américain en Turquie Morton Abramowitz, aujourd'hui
éminent homme d'État et commentateur. Il y a dix ans,
expliqua-t-il, “ la quasi-totalité de la Turquie, comme
aujourd'hui, était contre tout engagement dans une guerre
en Irak ”. Mais il y avait “ une remarquable exception ” : le
président Turgut Ôzal, vrai démocrate qui “ a passé outre à
la préférence prononcée de ses compatriotes pour la non
participation à la guerre du Golfe ”. Hélas, le gouvernement
actuel, “ sur la participation à une nouvelle guerre en Irak,
suit le peuple ”, au lieu de succomber aux intenses pressions
de Washington. “ Malheureusement pour les États-Unis ”,
regrettait Abramowitz, “ il n'y a en vue aucun vrai démo
crate ” tel que celui qui régnait dix ans plus tôt52.

188

Montrant encore plus clairement le manque de légitimité


démocratique du parti au pouvoir, son dirigeant officieux,
Recep Tayyip Erdogan, non content de critiquer la fièvre
guerrière de Washington, â fait un pas en territoire vraiment
interdit : il s'en est pris aux “ pays - dont les États-Unis -
qui accroissent leurs armes de destruction massive tout en
essayant d'obliger les autres à détruire les leurs53 ”.
Les pressions américaines s'intensifiant, la démocratie
commença à s'améliorer en Turquie. Tandis que l'opinion
publique devenait, semble-t-il, encore plus hostile à la
guerre, le gouvernement finit par plier face aux graves
mesures de coercition économiques et autres imposées par
les États-Unis, et accepta de satisfaire les exigences de
Washington malgré une opposition populaire “ écrasante ”.
Un “ diplomate occidental ” - probablement de l'ambassade
américaine - dit à la presse qu'il était “ encouragé ” par
cette décision et la jugeait “ très positive ”. Le correspon
dant en Turquie Amberin Zaman précisa
L'idée d'une guerre contre l'Irak reste extrêmement impo
pulaire chez les Turcs. C'est pourquoi, jeudi, le Parlement
s'est réuni à huis clos et a voté à scrutin secret. Vendredi, tous
les journaux affichaient des titres cinglants pour le Parti de la
justice et du développement au pouvoir, telle la une du quoti
dien très respecté Radikal : “ Le Parlement a fui le peuple ”.

À la quasi-unanimité, les Turcs étaient opposés aux


ordres de Washington, mais chacun comprenait que les
gouvernants devaient obéir, et la Turquie rejoignit la
Nouvelle Europe.
Du moins le crut-on. En définitive, les Turcs donnèrent
une leçon de démocratie à l'Occident. Le Parlement finit par
refuser son aval au plein déploiement des troupes améri
caines en Turquie. Pour formuler le résultat dans le cadre de
la pensée admise

189
La guerre terrestre a été gênée parce que la Turquie n'a
pas accepté son rôle de pays d'accueil des forces du front
nord, pour des raisons politiques là encore. Son gouverne
ment a été trop faible face au sentiment antiguerre .
Les présupposés sont limpides : les gouvernements forts
se moquent de leur peuple et “ acceptent le rôle ” que leur
assigne le maître du monde ; les gouvernements faibles
cèdent à la volonté de 95 % de leur population.
Le stratège du Pentagone Paul Wolfowitz a formulé clai
rement le point crucial. Lui aussi a réprimandé le gouverne
ment turc pour son inconduite, mais il a ensuite condamné
l'armée. Elle n'a pas joué, a-t-il dit, “ le rôle dirigeant fort
que nous aurions attendu ”, mais a fait preuve de faiblesse
en laissant le gouvernement respecter l'opinion publique
quasi unanime. Il fallait donc à présent, selon lui, que la
Turquie se lève et dise : “ Nous avons fait une erreur. [...]
Voyons maintenant comment nous pouvons aider le mieux
possible les Américains. ” La position de Wolfowitz est
particulièrement instructive parce qu'on voit en lui le grand
visionnaire de la croisade pour démocratiser le Moyen
Orien56.
Les déclarations sur la Vieille et la Nouvelle Europe, et
l'hystérie qui allait souvent de pair, donnent d'utiles leçons
sur ce qu'on pense aujourd'hui de la démocratie dans les
élites politiques et intellectuelles. L'antipathie pour la
démocratie n'est pas une nouveauté. Elle est traditionnelle,
pour des raisons évidentes, chez ceux qui ont leur part de
pouvoir et de privilège. Mais il est rare de la voir sous un
éclairage aussi cru. C'est peut-être l'une des raisons pour
lesquelles les adversaires de l'administration Bush issus de
l'establishment ont si peu parlé de son discours sur la démo
cratisation, qu'accompagnaient des démonstrations specta
culaires de mépris pour la démocratie - mépris qui, de toute

190

évidence, était largement partagé, à en juger par les


commentaires.
Des observateurs bien informés ont souligné l'“ inconfor
table dualité ” de la politique étrangère du président
“ Bush le néoreaganien ” lance “ des appels tonitruants à
une nouvelle offensive vigoureuse de la démocratie au
Moyen-Orient ”, mais les impératifs de sa politique incitent
“ Washington à mettre de côté ses scrupules démocratiques
et à renforcer ses liens avec les autocraties ” - comme par le
passé, avec un remarquable esprit de suite. Constatant cette
dualité et la persistance du soutien à des régimes brutaux et
répressifs, Thomas Carothers a exprimé l'espoir que Bush
passerait au “ véritable esprit de la politique étrangère du
président Ronald Reagan ”, avec ses “ efforts pour répandre
la démocratie ” 57.
Cet espoir est particulièrement intéressant en raison de sa
source. Carothers a été l'auteur de certains des travaux les
plus scrupuleux pour élucider l'“ esprit véritable ” du
dévouement reaganien à la démocratie. II associe l'approche
du chercheur à celle du politique qui a vu les choses de
l'intérieur, puisqu'il a participé aux projets de “ renforce
ment de la démocratie ” du département d'État de Reagan
en Amérique latine. Ces programmes étaient à son avis
“ sincères ”, mais ont été un “ échec ”. Là où l'influence de
Washington était la plus faible, dans le cône sud de
l'Amérique latine, il y a eu des avancées démocratiques, que
l'administration Reagan a cherché à empêcher mais a fini
par accepter. Et c'est là où l'influence américaine était la
plus forte qu'il y a eu le moins de progrès. Carothers
l'explique ainsi : l'aspiration reaganienne à la démocratie se
limitait à “ des formes restreintes et verticales de change
ment démocratique, ne risquant pas de bouleverser les struc
tures de pouvoir traditionnelles auxquelles les États-Unis
étaient alliés de longue date ”. Washington cherchait à

191
maintenir “ l'ordre fondamental de [...] sociétés tout à fait
antidémocratiques ” et à éviter “ les changements à base
populiste ”. Carothers admet qu'il existe une critique de
gauche de l'approche reaganienne, mais il la rejette, en
raison de son “ point faible permanent ” : elle ne propose
aucune alternative. Laisser à la population un rôle majeur
dans la gestion de ses affaires n'est pas une solution envisa
geable, même pour l'écarter. Carothers ne dit rien non plus
des efforts déployés pendant cette période pour combattre la
menace d'une démocratie plus réelle là où elle est apparue 58
Les populations concernées sont bien conscientes de la
nature de la démocratie qu'on leur apporte. On a souvent
observé que, tandis que la démocratie formelle s'étendait en
Amérique latine, la désillusion vis-à-vis de la démocratie
augmentait L'une des raisons a été soulignée il y a quelques
années par l'expert argentin en sciences politiques Atilio
Boron : la nouvelle vague de démocratisation en Amérique
latine a coïncidé avec les réformes économiques néolibérales,
qui affaiblissent la démocratie réelle. 59. Le système de Bretton
Woods, instauré après guerre, reposait sur le contrôle des
mouvements de capitaux et sur une relative fixité des taux de
change, non seulement parce qu'il y avait des bénéfices
économiques à en attendre, lesquels se sont effectivement
concrétisés, mais aussi afin d'offrir un espace aux gouverne
ments pour la mise en oeuvre de politiques social-démocrates
très populaires. On avait compris à l'époque que le type de
libéralisation financière qui a ouvert l'ère néolibérale dans les
années 1970 réduit les possibilités de choix démocratiques en
transférant les décisions entre les mains d'un “ sénat virtuel ”
d'investisseurs et de prêteurs 60. Les gouvernements sont
aujourd'hui confrontés à “ un "inextricable problème de
double mandant", opposant les intérêts des électeurs à ceux
des agents de change et managers des fonds spéculatifs "qui
mènent un référendum permanent" sur la politique écono-

192
inique et financière des pays tant développés qu'en dévelop-
pement ” - et la concurrence est très inégale.
“ Les forces du marché financier mondial ne menacent
rien de moins que l'expérience démocratique d'autogouver
nement ”, a dit, il y a soixante-dix ans, John Maynard
Keynes. Le secrétaire général de l'Organisation des États
américains, chaud partisan de la mondialisation néolibérale,
a ouvert la session annuelle de 2003 par cette mise en
garde : la libre circulation du capital, “ aspect le plus indé
sirable de la mondialisation” - en fait, sa caractéristique
clé -, est le “ plus grand obstacle ” à la gouvernance démo
cratique, exactement comme Keynes l'avait prédit61. Ces
peurs remontent à Adam Smith. Le seul passage de La
Richesse des nations où il emploie l'expression “ main invi
sible ” se trouve dans une analyse des effets négatifs de
l'investissement étranger, que l'Angleterre ne devait pas
craindre, estimait-il, parce qu'une “ main invisible ” incite
rait les investisseurs à garder leurs capitaux dans leur pays.
Il en va de même d'autres composantes de la politique
néolibérale : la privatisation, par exemple, réduit le champ
des possibilités de choix démocratique, le cas de la libérali
sation des “ services ”, qui a suscité une opposition popu
laire énorme, étant particulièrement spectaculaire. Même en
termes étroitement économiques, les plans de privatisation
ont été imposés avec fort peu de preuves empiriques ou de
bases théoriques solides, voire pas du tout 62.
La désillusion à l'égard de la démocratie formelle s'est
manifestée clairement aux États-Unis aussi, et elle s'est accen
tuée pendant la période néolibérale. Il y a eu beaucoup de bruit
autour de l'“ élection volée ” de novembre 2000, et on s'est
étonné que la chose n'ait guère intéressé les Américains. Des
enquêtes d'opinion suggèrent les raisons probables de cette
attitude: à la veille de l'élection, les trois quarts de la popu
lation la considéraient comme un jeu auquel participaient les

193
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

gros contributeurs, les chefs de parti et l'industrie de la publi-


cité, cette dernière amenant habilement les candidats à dire
“ presque n'importe quoi pour être élu ”. Sur aucun sujet ou
presque les citoyens ne pouvaient cerner les positions des can-
didats, ce qui était le but recherché. Les questions sur lesquel
les la population a un autre avis que l'élite sont généralement
exclues des programmes. Les électeurs sont orientés vers les
“ qualités personnelles ”, pas vers les “ problèmes ”. Dans un
corps électoral lourdement déséquilibré en faveur des riches,
ceux qui estiment que leurs intérêts de classe sont enjeu cher
chent à les protéger, donc votent pour le plus réactionnaire des
deux partis des milieux d'affaires. Mais le gros de l'électorat
répartit ses voix autrement, ce qui parfois, comme en 2000,
aboutit à l'égalité statistique. Dans les milieux ouvriers, des
problèmes non économiques, tels que le droit de posséder une
arme à feu et la “ religiosité ”, ont joué un rôle essentiel, si
bien que ces électeurs ont souvent voté contre leurs propres
intérêts fondamentaux -- en partant du constat, semble-t-il,
qu'ils n'avaient guère le choix. En 2000, le sentiment
d'“ impuissance ” a atteint son plus haut niveau mesuré : plus
de 50 % 63.
Ce qui reste de la démocratie, c'est essentiellement le
droit de choisir entre des marchandises. Les dirigeants du
monde des affaires expliquent depuis longtemps qu'il
convient d'imposer à la population une “ philosophie de la
futilité ”, une “ absence d'objectifs ”, afin de focaliser
“ l'attention des gens sur les choses les plus superficielles,
qui répondent pour la plupart à des effets de mode ”64.
Soumis depuis leur plus tendre enfance à un déluge de
propagande de ce genre, les gens pourront accepter leur vie
insignifiante et subordonnée, et oublier ces idées ridicules
autour de la gestion collective de leurs affaires. Ils s'en
remettront à des chefs d'entreprise et à l'industrie de la
publicité, ainsi que, sur le plan politique, aux “ minorités

194

LE NOEUD IRAKIEN

intelligentes ” autoproclamées qui servent et administrent le


pouvoir.
De ce point de vue, traditionnel dans la pensée de l'élite,
les élections de novembre 2000 n'ont pas révélé un vice de
la démocratie américaine mais plutôt son triomphe. Et, si
l'on généralise, il est juste de saluer le triomphe de la démo-
cratie dans tout l'hémisphère, et ailleurs, même si les popu-
lations ne le voient pas ainsi.

Comment libérer de la tyrannie ?


Des solutions constructives

Même s'il est invraisemblable que Washington se soucie


soudain, en Irak ou ailleurs, de démocratie et de droits de
l'homme, cela ne doit pas empêcher les “ cinglés en
coulisses ” de rester attachés à ces objectifs et, dans la
mesure du possible, d'exercer une influence dans ce sens.
Dans le cas de l'Irak, il y a toujours eu de bonnes raisons
d'accepter la conclusion des observateurs les mieux infor-
més : la “ solution constructive ” au problème du change
ment de régime dans ce pays, c'était de “ lever les sanctions
économiques qui ont appauvri la société, décimé la classe
moyenne irakienne et exclu toute possibilité d'émergence
d'une autre équipe dirigeante ”, puisque “ douze ans de sanc-
tions n'ont fait que renforcer le régime actuel ” (Hans von
Sponeck). De plus, les sanctions contraignaient la population
à dépendre, pour sa survie, de la dictature au pouvoir, ce qui
réduisait plus encore les chances de solution constructive.
“ Nous avons soutenu [le régime et] interdit toute possibilité
de changement, estimait Denis Halliday. Je crois que si on
rendait aux Irakiens leur économie, si on leur rendait leur vie,
si on rétablissait leur mode de vie, ils établiraient eux-mêmes

195
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

la forme de gouvernement qu'ils veulent, et qu'ils estiment


convenir à leur pays 65. ”
Étaient-ce des illusions ? Ce n'est pas ce que suggère
l'histoire. Pensons, là encore, au sort des misérables dicta
teurs que les actuels dirigeants américains ont soutenus
jusqu'à l'extrême fin de leur règne sanglant, tous renversés
par une révolte intérieure. Le cas de Ceausescu, parmi beau
coup d'autres, est particulièrement instructif en raison de la
nature de la dictature intérieure.
Quand les priorités ont changé en 2002, on a prétendu que
les coresponsables de vingt ans de torture infligés aux
Irakiens avaient le droit de recourir à la force pour instaurer
la démocratie en Irak. Leur soutien constant à la barbarie et
à la dictature et leur hostilité à la démocratie, affichée en ce
moment précis avec une passion inhabituelle, n'ont pas suffi
pour que leurs intentions proclamées soient mises en doute.
Mais, toute incrédulité mise à part, la violence n'est envisa
geable que si les solutions constructives ont clairement
échoué. Puisque, dans le cas de l'Irak, ces solutions n'ont
même pas été autorisées, on peut difficilement prétendre
qu'on en était déjà aux moyens de dernier ressort Cette
conclusion reste vraie quels que soient les jugements subjec
tifs des uns et des autres sur les chances de succès, qui sont
tous fondamentalement hors sujet. Pour paraphraser Lara
Marlowe, si c'est cela qui est appelé à devenir le modèle de
la superpuissance hégémonique, que le ciel nous vienne en
aide à tous
Depuis les années Reagan-Bush I (et même avant),
Washington avait soutenu Saddam Hussein de diverses
façons. Après son inconduite d'août 1990, les politiques et
les prétextes ont varié, mais un principe est resté constant : il
ne faut pas que le peuple irakien contrôle son pays. Faut-il le
répéter ? On a laissé le dictateur réprimer le soulèvement de
1991 parce que - on nous l'a dit - Washington cherchait une

196

LE NOEUD IRAKIEN

junte militaire pour diriger le pays “ avec une poigne de


fer ”, et qu'à défaut d'autre candidat c'était à Saddam de le
faire, Les insurgés ont échoué parce que “ très peu de gens
hors d'Irak souhaitaient qu'ils gagnent ” -- entendons que
Washington et ses alliés locaux ne le souhaitaient pas, car il
régnait chez eux un “ point de vue d'une unanimité frap
pante ” : “ quels que fussent les péchés du dirigeant irakien,
il offrait à l'Occident et à la région un meilleur espoir de
stabilité dans son pays que ceux qui avaient subi sa répres
sion ”. Il est impressionnant de voir avec quelle uniformité
cet aspect des choses a été refoulé dans les reportages et
commentaires indignés sur la mise au jour des immenses
fosses communes où avaient été enterrées les victimes
tombées lors de ce paroxysme de la terreur de Saddam
Hussein autorisé par les États-Unis. On a même voulu se
servir de cette découverte pour justifier la guerre récente
“ sur des bases morales ”, maintenant que nous avions vu
“ les fosses communes et la vraie dimension de l'abomina
tion génocidaire de Saddam ” - dont nous avions été immé
diatement informés en 1991, mais que nous avions laissées
se déployer en raison de l'impératif de “ stabilité ” 66.
Le soulèvement aurait laissé le pays entre les mains
d'Irakiens qui auraient peut-être été indépendants de
Washington. Les sanctions des années suivantes ont
compromis la possibilité même de voir se produire le type
derévolte populaire qui a renversé d'autres monstres, aussi
fermement soutenus par les dirigeants américains actuels.
Les États-Unis ont cherché à monter des coups d'État avec
des groupes qu'ils contrôlaient, mais une révolte populaire
ne lesaurait pas mis aux commandes. Lors du sommet des
Açores en mars 2003, Bush a réitéré cette position, déclarant
que les États-Unis envahiraient l'Irak même si Saddam et
sescomplices quittaient le pays.

197
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

Qui doit gouverner l'Irak? La question reste très


disputée. De grands noms de l'opposition, laquelle bénéfi
ciait de l'appui des États-Unis, ont immédiatement réclamé
que l'ONU joue un rôle crucial dans l'Irak d'après guerre et
rejeté le contrôle américain sur la reconstruction ou sur le
gouvernement post-Saddam. Ils se sont vigoureusement
opposés à une “ hégémonie américaine ” sur le pays. Même
les personnalités choisies par Washington ont protesté éner
giquement contre le projet de les marginaliser en faveur
d'une occupation américaine. On a vu aussi à certains signes
que la majorité chiite, si elle avait son mot à dire, pourrait se
prononcer pour une république islamique, ce qui n'est abso
lument pas du goût de Washington et n'entre pas dans ses
plans pour la région.
Les décideurs politiques américains vont sans nul doute
essayer de mettre en oeuvre leur pratique constante ailleurs
la démocratie formelle, c'est bien, mais seulement si elle
obéit aux ordres, comme la Nouvelle Europe, ou si elle prend
la forme des démocraties “ restreintes et verticales ”
d'Amérique latine, gouvernées par “ les structures de
pouvoir traditionnelles auxquelles les États-Unis [sont] alliés
de longue date ” (Carothers). Brent Scowcroft, conseiller à la
Sécurité nationale de Bush I, a parlé pour les modérés en
observant : s'il y a des élections en Irak et que “ les radicaux
gagnent[ ...], nous n'allons sûrement pas les laisser prendre
le pouvoir 67 ”. Par exemple, si les chiites majoritaires jouent
un rôle important dans l'Irak de l'après-Saddam et, avec
d'autres dans la région, s'efforcent d'améliorer les relations
avec l'Iran, ce seront des “ radicaux ” et ils seront traités
comme tels. Et il ne faut pas s'attendre à autre chose - sauf si
nous décidons que l'histoire ne compte pas - si les élections
sont gagnées par des démocrates laïques qui se révéleraient
eux aussi “ radicaux ”.

198

LE NOEUD IRAKIEN

L'organigramme de l'“ administration civile de l'Irak


d'après guerre ” illustre les lignes de force de la pensée
américaine. Il comporte seize cases, dont chacune contient
un nom en caractères gras avec mention de sa responsabi
lité. Au sommet se trouve l'envoyé présidentiel Paul Bremer
(qui dépend du Pentagone). On compte au total sept géné
raux, et les autres sont presque tous hauts fonctionnaires. Il
n'y a aucun Irakien. Tout en bas de l'organigramme figure
une dix-septième case, qui a environ un tiers de la taille des
autres et ne contient ni nom, ni caractères gras, ni fonctions.
On y lit : “ conseillers ministériels irakiens ” 68
.
On s'est interrogé sur le changement de politique des
États-Unis pour le contrôle de l'Irak après la guerre.
Ailleurs, ils avaient allègrement transféré à d'autres les
coûts et les responsabilités ; en Irak, ils voulaient absolu
ment mener le bal. Il n'y a là aucune incohérence. “ L'Irak,
ce n'est pas le Timor-Oriental, le Kosovo ou l'Afgha
nistan ”, a justement souligné Condoleezza Rice69. Elle n'a
pas précisé la différence. Peut-être parce qu'elle est transpa
rente. L'Irak est une grosse prise, les autres sont tenus pour
des canards boiteux. Donc, c'est à Washington de diriger,
pas aux Nations unies ni au peuple irakien.
Hormis cette question cruciale - qui va diriger ? -, ceux
qui se souciaient vraiment de la tragédie de l'Irak avaient
trois objectifs fondamentaux : 1) renverser la dictature ;
2) mettre fin aux sanctions, dirigées contre le peuple et non
contre les gouvernants ; 3) préserver un semblant d'ordre
mondial. E ne saurait y avoir de désaccord entre esprits
honnêtes sur les deux premiers. Chacun peut se réjouir de
les voir atteints, en particulier ceux qui ont protesté contre le
soutien des États-Unis à Saddam avant son invasion du
Koweït, puis immédiatement après, et qui se sont opposés
ensuite au régime des sanctions : ceux-là sont en droit, sans
hypocrisie, de se féliciter de ces résultats. Le second objectif

199

- peut-être aussi le premier - aurait sûrement pu être atteint


sans compromettre le troisième. L'administration Bush a
ouvertement déclaré son intention de démanteler ce qui reste
de l'ordre international et de contrôler le monde par la force,
l'Irak servant de champ d'essai - de “ boîte de Pétri ”, dit le
New York Times - pour établir les nouvelles “ normes ”.
C'est cette déclaration d'intention qui a inspiré la peur,
voire souvent la haine, dans le monde entier, mais aussi le
désespoir à ceux qui ne se satisfont pas de “ vivre dans
l'infamie ” et se soucient des effets probables d'un tel
choix. Car c'est un choix, bien sûr. Un choix qui est en
grande partie entre les mains du peuple américain.

CHAPITRE 6

Dilemmes de dominants

L'enthousiasme occidental pour la Nouvelle Europe de


l'ex-empire soviétique n'est pas uniquement fondé sur la
disposition de ses dirigeants à “ saluer et crier "Yes Sir' ”.
Des raisons plus fondamentales ont été formulées quand
l'Union européenne a envisagé de s'étendre à ces pays. Les
États-Unis ont fermement soutenu cette initiative. Les pays de
l'Est sont “ les vrais modernisateurs de l'Europe ”, a expliqué
le commentateur politique David Ignatius. “ Es peuvent faire
sauter le verrou bureaucratique et la culture de l'État provi
dence qui entrave encore une si grande partie du continent ”
et “ laisser fonctionner les marchés libres ainsi qu'ils le
devraient' ” - comme aux États-Unis... où l'économie
compte énormément sur l'État et où les dirigeants actuels ont
battu tous les records d'après guerre en matière de protection
nisme durant leur premier passage au pouvoir.
Puisque “ les habitants de l'Est, épris de liberté et s'adap
tantà la technologie, ne sont payés qu'une petite fraction de
ce que gagnent les travailleurs à l'Ouest ”, poursuit Ignatius,
ilspeuvent entraîner l'ensemble de l'Europe vers les
“ réalités du capitalisme moderne ” - le modèle américain,
apparemment idéal par définition. Modèle où le taux de
croissance par tête est à peu près le même qu'en Europe et le
chômage à peu près au même niveau, mais avec les taux
d'inégalité et de pauvreté les plus élevés, les charges de
201
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

travail les plus lourdes et des systèmes de prestations et


d'aides sociales parmi les plus faibles du monde industriel
avancé. Le salaire médian masculin en 2000 était encore au
dessous de son niveau de 1979, après le petit boom de la fin
des années 1990, bien que la productivité ait progressé de
45 % - l'un des signes du basculement massif en faveur du
capital qui s'est accéléré plus radicalement sous Bush II.
La contribution potentielle de l'Europe de l'Est au sabo
tage de la qualité de la vie de la majorité des habitants de
l'Ouest a été immédiatement comprise, dès la chute du mur
de Berlin. La presse d'affaires exultait au sujet des “ jeunes
pousses vertes sur les ruines du communisme ” : avec “ la
montée du chômage et la paupérisation de vastes secteurs de
la classe ouvrière ”, les gens étaient prêts là-bas à “ tra
vailler plus longtemps que leurs collègues trop choyés ” de
l'Ouest, en recevant 40 % de leur salaire et peu d'avantages
sociaux. Et il y avait d'autres heureuses nouveautés : une
répression suffisante pour tenir en respect les travailleurs et
d'alléchantes subventions publiques pour les investisseurs
occidentaux. Ces réformes de marché allaient permettre à
l'Europe d'“ en finir avec les hauts salaires et les impôts sur
les entreprises, les horaires trop courts, la non-mobilité du
travail et les programmes sociaux fastueux ”. L'Europe
allait pouvoir suivre le modèle américain, où le déclin des
salaires réels, dans les années Reagan, jusqu'au plus bas
niveau des sociétés industrielles avancées (la Grande-Breta-
gne exceptée) avait été une “ évolution bienvenue d'une
importance exceptionnelle ”. Les ruines du communisme
jouant plus ou moins le rôle du Mexique, on pouvait désor-
mais étendre ces avantages à l'Europe occidentale, en la
tirant vers le modèle américano-britannique 2.
Les ruines du communisme possèdent beaucoup d'avan-
tages dont sont dépourvues les régions où la domination
occidentale est ininterrompue depuis des siècles. Ceux qui

202

DILEMMES DE DOMINANTS

se trouvaient du côté oriental de la ligne de faille qui sépare


depuis cinq cents ans l'est et l'ouest de l'Europe (pas tout à
fait la frontière de la guerre froide, mais assez proche) ont
bénéficié de soins médicaux bien meilleurs et de niveaux
d'instruction bien plus élevés qu'auparavant quand l'Est est
sorti de son statut de “ premier Tiers Monde de l'Ouest ” -
et ils ont même la bonne couleur de peau. Avec le retour de
relations quasi traditionnelles, l'Est peut désormais offrir
d'autres avantages, dont un énorme afflux de main-d'oeuvre
facilement exploitable. On dit qu'aujourd'hui l'Ukraine
remplace l'Europe du Sud comme source de main-d'oeuvre
bon marché pour l'Ouest, ce qui prive son économie en
pleine déconfiture de ses travailleurs les plus productifs.
Comme leurs homologues d'Amérique centrale, les
migrants ukrainiens envoient chez eux d'énormes sommes,
qui aident à maintenir en vie ce qui reste de la société. Les
conditions d'existence et de travail sont si terribles que les
taux de mortalité sont élevés, et 100 000 Ukrainiennes,
peut-être, ont été réduites en esclavage sexuel. Histoire loin
d'être sans précédent 3.
On comprend assez bien pourquoi le “ gouvernement
mondial de fait ” dont parle la presse d'affaires fait bon
accueil aux “ réformes de marché ” en Europe de l'Est, mais
pour les élites américaines elles ont une importance supplé-
mentaire. Comme le développement socio-économique
indépendant dans le Tiers Monde, le système de marché
social de l'Europe occidentale pourrait bien être un “ virus
susceptible d'en infecter d'autres ”, donc une forme de
“ défi réussi ” qu'il convient de jeter aux oubliettes. Les
mécanismes européens d'État providence risquent d'avoir
unimpact dangereux sur l'opinion publique américaine,
comme le révèle la popularité constante aux États-Unis de
l'idée d'assurance maladie universelle financée par l'impôt
- bien que les médias la dénigrent en permanence et que

203
cette option soit exclue des programmes électoraux au motif
qu'elle est “ politiquement impossible ”, quoi qu'en pense
la population.
Les “ réalités du capitalisme moderne ”, telles qu'on les
connaissait dans des régions soumises de longue date au
contrôle occidental, ont été importées dans une grande partie
de l'Europe de l'Est quand ses économies ont été “ latino
américanisées ”. Les raisons sont discutées mais les faits
essentiels de la catastrophe économique et sociale ne le sont
pas. Bien que leur échelle soit incertaine, les effets démo
graphiques en donnent une indication. Le Programme des
Nations unies pour le développement estime à 10 millions
de personnes la surmortalité masculine pendant les années
1990, soit à peu près autant que la purge de Staline soixante
ans plus tôt, si ces chiffres sont réalistes. “ La Russie paraît
être le premier pays à connaître une baisse aussi prononcée
des naissances par rapport aux décès pour des raisons autres
que la guerre, la famine ou la maladie ”, écrit David Powell.
La crise démographique est attribuée en partie à l'écroule
ment du système de santé russe, dû aux réformes de marché.
L'effondrement général a été si terrible que même le mons
trueux Staline laisse un souvenir assez favorable. Plus de la
moitié des Russes “ estiment que le rôle de Staline dans
l'histoire russe a été positif, un tiers seulement n'est pas
d'accord ”, ont indiqué des sondages début 2003 4. Les plans
des administrateurs américains en Irak semblent à peu près
les mêmes que ceux qui ont été mis en ooeuvre en Russie, et
qui ont conduit ailleurs à des résultats désastreux avec une
belle uniformité.
Sur la construction européenne, l'attitude de Washington
a toujours été complexe. Comme celles qui l'avaient
précédée, l'administration Kennedy incitait vivement à
l'unité de l'Europe, tout en redoutant un peu que celle-ci ne
décide de suivre sa propre voie. L'éminent diplomate David
Bruce était alors l'un des grands avocats de l'unification
européenne, mais - réserve caractéristique - il voyait se
profiler des “ dangers ” si l'Europe “ partait de son côté, en
cherchant à jouer un rôle indépendant des États-Unis ” 5
Les principes de base ont été bien formulés par Henry
Kissinger dans son discours sur “ l'année de l'Europe ” en
1973. Le système mondial, a-t-il dit, doit reposer sur l'idée
suivante : “ les États-Unis ont des intérêts et des responsabi
lités mondiales ” tandis que leurs alliés n'ont que “ des inté
rêts régionaux ”. Les États-Unis doivent “ se soucier
davantage de l'ordre général que de la gestion de chaque
entreprise régionale ”6. L'Europe ne doit pas suivre sa
propre voie autour de son noyau industriel et financier
franco-allemand - autre raison de l'inquiétude que suscite la
“ Vieille Europe ”, tout à fait indépendamment de la réti
cence de ses gouvernements à obéir aux ordres de
Washington sur la guerre contre l'Irak.
Ces principes restent en vigueur même si le contexte a
changé. Outre leur contribution potentielle au sabotage des
systèmes de “ marché social ” d'Europe occidentale, on
attend des pays de l'Est qu'ils soient le “ cheval de Troie ”
des intérêts américains, compromettant ainsi toute dérive de
l'Europe vers l'acquisition d'un rôle mondial indépendant.
En 1973, la domination planétaire des États-Unis s'était
affaiblie, comparée à son apogée de l'immédiat après-guerre.
L'une des mesures de ce recul est la part de la richesse mon
diale qu'ils contrôlaient alors, tombée, selon les estimations,
d'environ 50 % à moitié moins quand l'économie mondiale
était passée à un ordre “ tripolaire ”, avec trois centres de
pouvoir majeurs : l'Amérique du Nord, l'Europe et l'Asie,
autour du Japon. Cette structure s'est encore modifiée
depuis, avec notamment la montée en puissance des
“ tigres ” d'Asie orientale et l'entrée de la Chine dans le
système mondial en qualité d'acteur majeur. L'inquiétude

205
fondamentale que suscite la perspective d'une Europe indé-
pendante s'étend aussi à l'Asie, sous des formes nouvelles.
Les États-Unis étaient déjà la plus grande puissance
économique du monde, et de loin, longtemps avant la
Seconde Guerre mondiale, mais pas un acteur central dans
sa gestion. La guerre a changé cette situation. Les puis-
sances rivales ont été soit dévastées, soit gravement affai-
blies, tandis que les États-Unis ont considérablement
progressé. Leur production industrielle a presque quadruplé
dans le cadre de l'économie semi-dirigée. En 1945, les
États-Unis ne jouissaient pas seulement d'une domination
économique écrasante, mais aussi d'une position incompa-
rable en termes de sécurité. Ils contrôlaient l'hémisphère
occidental, les deux océans qui l'entourent et l'essentiel des
territoires qui les bordent. Leurs planificateurs sont vite
passés à l'organisation du système mondial, en fonction de
plans déjà élaborés pour satisfaire les “ besoins des États
Unis dans un monde où ils se proposent de détenir un
pouvoir incontesté ” tout en limitant la souveraineté de ceux
qui pourraient les défier 7.
Le nouvel ordre mondial consistait à pousser le plus loin
possible la subordination aux besoins de l'économie améri
caine et la soumission au contrôle politique des États-Unis.
La mainmise des empires coloniaux, en particulier celle du
britannique, devait être démantelée, tandis que Washington
étendrait ses propres systèmes régionaux en Amérique latine
et dans le Pacifique, en vertu d'un principe qu'explique Abe
Fortas : “ Ce qui était bon pour nous était bon pour le
monde. ” Cette sollicitude altruiste n'était guère appréciée
par le Foreign Office à Londres. Ses dirigeants compre
naient la situation : Washington, guidé par “ l'impérialisme
économique des intérêts d'affaires américains, tente de nous
mettre hors jeu ”. Mais ils n'y pouvaient pas grand-chose.
Les Américains, expliqua le ministre des Affaires étrangères

206

à ses collègues du cabinet, sont persuadés “ que les États-


Unis défendent quelque chose dans le monde - quelque
chose dont le monde a besoin, quelque chose que le monde
va aimer, quelque chose, en définitive, que le monde va
avaler, que cela lui plaise ou non 8”. Il exprimait là la
version réaliste de l'idéalisme wilsonien, celle que confirme
le témoignage de l'histoire.
La planification américaine de l'époque était raffinée et
approfondie. La priorité absolue était de reconstruire le
monde industriel sur des bases satisfaisant les exigences des
milieux d'affaires qui dominaient la conception des poli-
tiques : notamment, absorber les surplus industriels des États-
Unis, surmonter le dollar gap* et offrir des opportunités
d'investissements. Les bénéficiaires américains ont aimé les
résultats. Comme le relèverait plus tard le département du
Commerce de Reagan, le plan Marshall “ a planté le décor
pour un afflux massif d'investissements directs privés amé
ricains en Europe ”, ce qui a jeté les fondements des firmes
multinationales. En 1975, Business Week a défini les multi
nationales comme “ l'expression économique ” du “ cadre
politique ” établi par les stratèges d'après guerre, dans
lequel “ les entreprises américaines ont prospéré et se sont
agrandies grâce à des commandes de l'étranger [...] payées
dans un premier temps par les dollars du plan Marshall ”,
tout en étant protégées d'“ évolutions négatives ” par “ le
parapluie de la puissance américaine ” 9
D'autres régions du monde se sont vu assigner leurs
“ fonctions ” par les stratèges du département d'État. L'Asie
du Sud-Est, par exemple, devait fournir ressources naturelles

* Au début de l'après-guerre, les Américains achetaient peu au reste


du monde, lequel ne tirait donc pas des échanges commerciaux suffi
samment de dollars pour payer ses propres achats aux États-Unis. C'est
;cet écart que l'on appelait le dollar gap. (NdT.)

207

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

et matières premières aux anciens maîtres impériaux, essen


tiellement la Grande-Bretagne mais aussi le Japon, auquel
devait être accordé “ une sorte d'empire vers le sud ”, selon
la formule de George Kennan, responsable de la planification
politique au département d'État 10. Certaines zones ne pré
sentaient guère d'intérêt pour les stratèges, notamment
l'Afrique, que Kennan conseilla de laisser aux Européens
afin qu'ils l'“ exploitent ” pour leur reconstruction. A la
lumière de l'histoire, une autre relation d'après guerre entre
l'Europe et l'Afrique vient à l'esprit, mais elle ne semble pas
avoir été envisagée.
LeMoyen-Orient, enrevanche, devait tomber sous la
coupe des États-Unis. En 1945, les hauts responsables du
département d'État voyaient dans les ressources énergé
tiques saoudiennes “ une source prodigieuse de puissance
stratégique et l'un des plus gros butins matériels de
l'histoire du monde ”. Le Golfe en général était pour eux
“ probablement la plus belle prise économique dans le
domaine de l'investissement étranger ” - “ la région du
monde stratégiquement la plus importante ”, dirait plus tard
Eisenhower. C'était bien l'avis de la Grande-Bretagne. En
1947, ses stratèges estimaient que les ressources de la zone
étaient “ un enjeu vital pour toute puissance intéressée par
l'influence ou la domination mondiales 11 ”. La France a été
expulsée du Moyen-Orient par des manoeuvres juridiques et
la Grande-Bretagne a décliné peu à peu jusqu'à devenir un
partenaire mineur.
Kennan, qui voyait loin, comprenait qu'en contrôlant les
sources d'énergie du Japon, alors essentiellement situées au
Moyen-Orient, les États-Unis détiendraient un certain
“ pouvoir de veto ” sur la politique militaire et industrielle
potentielle de ce pays, même si l'on sous-estimait en général
ses perspectives d'avenir à l'époque. Depuis, la question a
été l'enjeu d'un conflit permanent, qui concerne aussi
208

DILEMMES DE DOMINANTS

l'Europe, car tant celle-ci que le Japon ont cherché à


acquérir une certaine indépendance énergétique.
Pendant ce temps, l'Asie a changé. Dans son rapport
remis en 2003, un groupe de travail prestigieux décrit l'Asie
du Nord-Est comme “ l'épicentre du commerce interna
tional et de l'innovation technologique, [...] la région
économique à la croissance la plus forte du monde presque
tout au long des vingt dernières années ”, pesant maintenant
“ près de 30 % du PIB mondial, loin devant les États
Unis ”, et détenant environ la moitié des réserves mondiales
de change. Ces économies “ représentent aussi à peu près la
moitié de l'investissement direct étranger entrant mondial ”
et deviennent une source croissante d'IDE sortant, dont les
flux sont internes à l'Asie orientale ou dirigés vers l'Europe
etl'Amérique du Nord, qui aujourd'hui commercent davan-
tage avec l'Asie du Nord-Est qu'entre elles 12.
De plus, la région est intégrée. La Russie orientale est
riche en matières premières, dont les marchés naturels sont
lescentres industriels de l'Asie du Nord-Est. L'intégration
serait renforcée par la réunification économique des deux
Corées : des gazoducs traverseraient la Corée du Nord et le
Transsibérien serait prolongé sur le même tracé.
La Corée du Nord était le membre le plus dangereux et
déplaisant de l'“ axe du mal ”, mais le plus bas sur la liste
des cibles. Comme l'Iran, et à la différence de l'Irak, elle ne
remplissait pas la première condition de la cible légitime
elle n'était pas sans défense. II est fort probable que le Penta-
gone élabore actuellement des moyens de mettre hors de
combat la capacité de dissuasion nord-coréenne, cette artil-
lerie massive qui vise Séoul et les forces américaines
-lesquelles ont été retirées hors de sa portée, ce qui a suscité
des inquiétudes en Corée du Sud sur les intentions des États
Unis. Considérée isolément, la Corée du Nord ne satisfait pas
nonplus au second critère de la bonne cible : c'est l'un des

209
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

pays les plus pauvres et les plus misérables du monde. Mais,


en tant que composante de l'ensemble de l'Asie du Nord-Est,
elle prend de l'importance, pour les raisons qu'indique le
groupe de travail dans son rapport. Elle n'est donc pas une
cible invraisemblable pour une agression si le problème tech
nique - contrer sa force de dissuasion - peut être résolu.
Le groupe de travail recommande à Washington de
rechercher une solution diplomatique à la crise actuelle. ll
lui conseille de poursuivre le processus entamé sous
Clinton, de façon heurtée et inégale, pour “ normaliser les
relations économiques et politiques des États-Unis avec
Pyongyang, garantir la sécurité d'une Corée du Nord non
nucléaire, promouvoir la réconciliation des deux Corées et
amener la Corée du Nord à nouer des relations économiques
avec ses voisins ”. Ces interactions pourraient accélérer les
réformes économiques déjà en cours dans ce pays et
conduire en définitive “ à une diffusion du pouvoir écono
mique qui devrait assouplir les dispositifs totalitaires de
contrôle politique et modérer les atteintes aux droits de
l'homme ”. De telles orientations seraient conformes au
consensus régional, que partage même la dictature nord-
coréenne, semble-t-il. L'autre voie - l'affrontement dans le
style de la grande stratégie Bush-Rumsfeld-Cheney - est la
“ route de la perdition ”, estime le rapport.
La solution préconisée présente certaines difficultés.
Comme l'explique le groupe de travail, l'Asie du Nord-Est
est une région qui se développe et s'intègre rapidement, et
qui pourrait choisir de prendre son indépendance, exac-
tement comme l'Europe continentale le pourrait. Ce qui pose
le problème qu'avait soulevé Kissinger. En 1998, le National
Bureau of Asian Research a souligné que “ les pipelines qui
font progresser l'intégration régionale en Asie du Nord-Est
risquent d'exclure toute participation américaine, sauf
marginale ”, et d'accélérer une évolution “ vers des blocs

210

DILEMMES DE DOMINANTS

régionaux ”13.Es “ pourraient renforcer la stabilité régionale


et offrir une alternative bon marché au pétrole importé du
Moyen-Orient ”, ajoute Selig Harrison, mais “ les Améri
cains semblent méfiants et mal à l'aise face à ces réseaux de
pipelines en Asie du Nord-Est ”. Ils ont conscience que les
pays de la région “ souhaitent réduire ce qu'ils perçoivent
comme une dépendance de plus en plus gênante envers les
États-Unis ”, ou, d'un autre point de vue, le “ pouvoir de
veto ” qu'exercent ces derniers en contrôlant le pétrole du
Moyen-Orient et les voies maritimes de circulation des
tankers. La menace potentielle d'indépendance pourrait
devenir une entrave à la normalisation diplomatique. Pour
des raisons dont certaines sont liées à ce problème, les
faucons de Washington voient dans la Chine un ennemi
potentiel de premier ordre, et un large volet de la prévision
militaire est consacré à son cas. Les récents efforts pour
renforcer les rapports stratégiques entre l'Inde et les Etats-
Unis sont partiellement motivés par les mêmes préoccupa-
tions, ainsi que par le souci de maintenir sous domination
américaine les plus vastes réserves d'énergie du monde,
celles du Moyen-Orient.
La politique de Washington envers la Corée du Nord
rappelle son attitude envers l'Iran et l'Irak d'avant l'inva-
sion. Dans les trois cas, les pays voisins avaient entrepris
-des efforts pour surmonter le climat d'hostilité et s'orienter
vers une intégration, en essayant aussi de soutenir les
tendances réformistes, ou du moins de contribuer à poser les
bases de leur développement ; ces efforts se poursuivent
pour l'Iran et la Corée du Nord. Les États-Unis ont adopté
avec quelque hésitation une telle attitude à l'égard de ce
dernier pays pendant les années Clinton, avec un certain
succès, mais, pour le reste, Washington a préféré le conflit.
Si les raisons de ce choix ne sont pas identiques dans les

211
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

trois cas, il existe des fils conducteurs communs, qui


s'éclaircissent dans le contexte de la grande stratégie.
Au cours des premières années d'après guerre, les stra
tèges américains ont cherché à organiser l'Asie de l'Est et
du Sud-Est en un système centré sur le Japon au sein de
l'“ ordre général ” maintenu par les États-Unis. Le cadre
fondamental a été tracé lors du traité de paix de San Fran
cisco de 1951, qui a mis officiellement fin à la guerre en
Asie". Hormis les trois colonies françaises d'Indochine, les
seuls pays asiatiques à avoir accepté ce traité ont été le
Pakistan et Ceylan, tous deux fraîchement libérés de la
domination britannique et éloignés du théâtre des opéra
tions. L'Inde a refusé d'assister à la conférence de San Fran
cisco en raison des termes du traité, et notamment de
l'insistance de Washington pour conserver Okinawa en tant
que base militaire, ce qu'il fait encore à ce jour, malgré les
très vives protestations des habitants, pratiquement ignorées
aux États-Unis.
Truman fut indigné par la désobéissance de l'Inde. Sa
réaction fut non moins élégante que celle d'aujourd'hui face
à l'insubordination de la Vieille Europe et de la Turquie
l'Inde avait sûrement “ consulté l'oncle Joe et Mousie Dung
de Chine ”. L'homme blanc a un nom, pas seulement un
sobriquet. Peut-être est-ce du racisme ordinaire, ou peut-être
Truman avait-il vraiment quelque sympathie et admiration
pour “ le vieux Joe ” - il lui rappelait le “ patron ” du
Missouri qui avait lancé sa carrière politique. Le vieux Joe
est un “ gars honnête ”, estimait Truman à la fin des années
1940, mais il est “ prisonnier du Politburo ” et ne “ peut pas
faire ce qu'il veut ”. Mousie Dung, lui, était un diable jaune.
Ces distinctions prolongeaient la propagande du temps de
la Seconde Guerre mondiale. Les nazis étaient mauvais,
mais ils méritaient un certain respect : au niveau du cliché,
ils étaient au moins des blonds aux yeux bleus, ordonnés,

212

DILEMMES DE DOMINANTS
bien plus séduisants que les Frogs*, que Truman détestait
particulièrement, sans parler des Wops. Et ils n'apparte-
naient sûrement pas à la même espèce que les Japs, pure
vermine à écraser, du moins quand ils sont devenus des
ennemis ; avant cette date, les Etats-Unis étaient ambiva-
lents sur les ravages japonais en Asie, du moment que les
intérêts économiques américains étaient protégés.
Les premières victimes du fascisme japonais et de ses
prédécesseurs - la Chine et les colonies japonaises de Corée
et de Formose (Taiwan) - n'ont pas assisté à la conférence
de paix de San Francisco et on ne leur a accordé aucune
attention sérieuse. Les Coréens et les Chinois n'ont reçu
aucune réparation de la part du Japon, pas plus que les
Philippines, absentes elles aussi de la conférence. Le secré-
taire d'État Dulles condamna les “ préjugés affectifs ” des
Philippins qui les empêchaient de comprendre pourquoi ils
ne recevraient aucune compensation pour la terrible épreuve
qu'ils avaient subie. Initialement, le Japon devait payer des
réparations, mais seulement aux États-Unis et aux autres
puissances coloniales, alors que la guerre avait été une
guerre d'agression japonaise en Asie tout au long des années
1930 etn'était devenue une guerre de l'Occident, sous
direction américaine, contre les Nippons qu'après Pearl
Harbor. Le Japon devait aussi rembourser aux États-Unis les
coûts de l'occupation. Quant à ses victimes asiatiques, il
leur paierait des “ indemnités ” sous forme d'exportations
deproduits manufacturés japonais fabriqués avec les
Matières premières d'Asie du Sud-Est, élément clé des
accords, lesquels, en fait, reconstruisaient un système
proche du “ Nouvel Ordre asiatique ” que le Japon avait
tenté de bâtir par la conquête et qu'il obtenait à présent sous

*Frogs est le mot péjoratif qui désigne les Français. (NdT.)


213

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

domination américaine, si bien que l'idée ne posait plus


problème.
Certaines victimes asiatiques du fascisme japonais
-travailleurs forcés et prisonniers de guerre - ont porté
plainte contre des entreprises nippones ayant des filiales aux
Etats-Unis, héritières juridiques des responsables des
crimes. À la veille du cinquantième anniversaire du traité de
paix de San Francisco, leur plainte a été rejetée par un juge
de Californie au motif que les demandes des requérants
étaient interdites par les termes de ce traité. Prenant appui
sur un “ mémoire d'intervenant désintéressé ” déposé par le
département d'État en défense des firmes japonaises
accusées, le tribunal a jugé que le traité de San Francisco
avait “ servi à soutenir les intérêts sécuritaires américains
en Asie et à maintenir la paix et la stabilité dans la région ”.
Jugement que l'historien John Price a qualifié d'“ un des
moments de déni des réalités les plus abyssaux ”, puisque
10 millions de personnes au moins ont été tuées dans des
guerres en Asie pendant que la région connaissait “ la paix et la stabilité ”.
En mai 2003, le département de la Justice de John
Ashcroft a repris la position du département d'État de
Clinton en déposant, pour la défense du géant de l'énergie
UNOCAL, un “ mémoire d'intervenant désintéressé ” qui, a
prévenu Human Rights Watch, “ risquait d'annuler vingt
ans de décisions de justice en faveur des victimes des
atteintes aux droits de l'homme ”. Ce mémoire du départe
ment de la Justice va bien au-delà de la défense de la fume
énergétique, accusée d'avoir traité avec brutalité des

ouvriers birmans qui étaient, de fait, des travailleurs


esclaves. II préconise une “ réinterprétation radicale ” de
l'Alien Tort Claims Act (ATCA), qui “ autorise les victimes
de graves violations du droit international à l'étranger
à réclamer devant la justice américaine des dommages et inté-

214

DILEMMES DE DOMINANTS

rêts à ceux qui leur ont à leur avis porté tort et se trouvent
aux États-Unis ”. L'administration Bush est la première à
recommander l'annulation des décisions de justice qui font
respecter l'ATCA. C'est “ une lâche tentative de protéger
les coupables de violations des droits de l'homme aux
dépens des victimes ”, observe le directeur général de
Human Rights Watch, Kenneth Roth 15- notamment quand
les coupables sont des firmes énergétiques, pourrait ajouter
un esprit caustique.
L'ordre tripolaire qui a pris forme à partir du début des
années 1970 s'est affermi depuis, et avec lui les inquiétudes
des stratèges américains sur une possible volonté non seule
ment de l'Europe mais aussi de l'Asie de s'orienter vers plus
d'indépendance. Du point de vue de l'histoire de longue
durée, ce ne serait guère surprenant. Au XVIIIe siècle, la
Chine et l'Inde étaient des centres industriels et commer-
ciaux majeurs. L'Asie orientale était très en avance sur
l'Europe pour la santé publique, et probablement pour le
raffinement de ses systèmes de marché. L'espérance de
vie était peut-être plus élevée au Japon qu'en Europe. L'Angle-
terre essayait de rattraper son retard dans les textiles et
d'autres produits manufacturés en empruntant à l'Inde, par
des méthodes qu'on appelle aujourd'hui de la piraterie et qui
sont interdites dans les accords de commerce internationaux
imposés par les États riches sous le prétexte cynique du
“ libre-échange ” ; les États-Unis ont aussi recouru massi-
vement aux mêmes procédés, comme les autres États qui se
sont développés. Au milieu du XIXe siècle encore, des obser-
vateurs britanniques affamaient que le fer indien était aussi
bon ou meilleur que celui de Grande-Bretagne, et bien
moins cher. La colonisation et la libéralisation forcée ont
rendu l'Inde entièrement dépendante de la Grande-Bretagne.
Elle n'a renoué avec la croissance et mis fin à ses famines
meurtrières qu'après l'indépendance. La Chine n'a été

215
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

soumise qu'avec la seconde guerre de l'Opium menée par


les Britanniques il y a cent cinquante ans, et elle aussi n'a
repris son développement qu'après l'indépendance. Le
Japon, seul pays d'Asie à avoir résisté avec succès à la colo
nisation, est aussi le seul à s'être développé, avec ses
propres colonies. Ce n'est donc pas une grande surprise de
voir l'Asie revenir à une position de force et de richesse
considérables après avoir recouvré sa souveraineté.
Ces processus historiques de longue durée élargissent les
problèmes du maintien de l'“ ordre général ” dans lequel les
autres doivent rester à leur place : ils ne se limitent plus au
“ défi réussi ” dans le Tiers Monde, grand thème des années
de guerre froide, mais s'étendent aux centres industriels
eux-mêmes. La violence est un instrument de contrôle puis
sant, l'histoire le prouve assez. Mais les dilemmes de la
domination ne sont pas minces.

CHAPITRE 7
Chaudron de colères

Revenons à la conviction de Michael Krepon selon


laquelle les derniers jours de 2002 ont peut-être été “ l'heure
la plus dangereuse depuis la crise des missiles de Cuba de
1962 ”. Sa préoccupation première était “ la ceinture
d'instabilité et de prolifération nucléaire qui va de Pyong
yang à Bagdad ” et comprend “ l'Iran, l'Irak, la Corée du
Nord et le sous-continent indien 1 ”. De telles inquiétudes,
largement partagées, ont été accrues par les initiatives de
l'administration Bush en 2002-2003, qui ont sérieusement
aggravé les tensions et menaces internationales.
Il existe à proximité de ces zones une puissance nucléaire
autrement redoutable, mais elle est rarement citée dans le
débat public aux États-Unis parce qu'il s'agit d'un appen
dice de la puissance américaine. Cette convention n'est pas
respectée au sein de la ceinture d'instabilité elle-même, ni
même à l'US Strategic Command (STRATCOM), qui a la
responsabilité de l'arsenal nucléaire des États-Unis. “ Il est
extrêmement dangereux, a souligné le général Lee Butler,
commandant en chef du STRATCOM en 1992-1994, que,
dans le chaudron de colères que nous appelons Moyen
Orient, un pays se soit armé, semble-t-il, de stocks d'armes
nucléaires, peut-être plusieurs centaines ; et cela inspire à
d'autres pays l'idée d'en faire autant. ” Les ADM d'Israël
inquiètent aussi la deuxième puissance nucléaire mondiale 2.

217
Ces préoccupations se sont exprimées, de façon plus
détournée, dans la résolution 687 du Conseil de sécurité,
dont Bush et Blair ont fait un usage sélectif dans leurs
efforts pour donner à leur invasion de l'Irak un fondement
presque légal. Ni cette résolution ni aucune autre
ne les autorisait à faire la guerre, mais la 687 exigeait, effective
ment, l'élimination des ADM et des systèmes balistiques
irakiens - comme étape vers “ l'établissement au Moyen
Orient d'une zone exempte d'armes de destruction massive
et de tous missiles vecteurs ” (article 14). Le renseignement
américain et d'autres sources estiment qu'Israël possède
plusieurs centaines d'armes nucléaires et a mis au point des
armes chimiques et biologiques.
Il est d'usage dans les commentaires aux États-Unis
d'ignorer l'article 14, mais pas ailleurs. L'Irak, par
exemple, a demandé au Conseil de sécurité de le mettre en
oeuvre. Ses motivations n'enlèvent rien à l'importance du
problème. Les inquiétudes du général Butler ne sont pas à
négliger. Incontestablement, la puissance militaire d'Israël
va continuer à “ inspirer à d'autres nations ” l'idée de se
doter d'ADM - même à l'Irak, peut-être, si on lui laisse un
minimum d'indépendance.
Le problème qu'aborde l'article 14 avait déjà été posé à la
veille de la première guerre du Golfe. Après avoir envahi le
Koweït en 1990, l'Irak a proposé de se retirer dans le cadre
d'un règlement régional plus large, et a formulé plusieurs
suggestions. De hauts responsables américains les ont fait
connaître par des fuites dans la presse car ils les jugeaient
“ sérieuses ” et “ négociables ”. On ne peut pas savoir si elles
l'étaient ou non, car les États-Unis les ont immédiatement
rejetées, à en croire le seul journaliste qui ait effectué une
enquête approfondie sur le sujet, Knut Royce, de Newsday. Il
n'est pas sans intérêt de rappeler que, dans les derniers
sondages avant les bombardements, deux Américains sur
trois se prononçaient pour une conférence sur le conflit
israélo-arabe si cette initiative conduisait au retrait de l'Irak 3.
Le chiffre aurait sûrement été encore plus élevé si l'opinion
publique avait su que l'Irak venait de faire une proposition en
ce sens, rejetée par Washington. Une guerre dévastatrice et un
après-guerre encore plus destructeur auraient pu être évités,
des centaines de milliers de vies sauvées, et cela aurait peut
être posé les bases d'un renversement de la dictature de
Saddam. Peut-être aurait-on fait progresser l'élimination des
ADM et des systèmes balistiques dans la région et ailleurs,
voire chez les grandes puissances, qui violent depuis trente
ans l'engagement qu'elles ont pris, dans le cadre du traité de
non-prolifération des armes nucléaires, de négocier de bonne
foi pour éliminer leur arsenal atomique. Autant d'enjeux qui
n'ont rien de secondaire.
Bien au-delà des ADM, les capacités militaires d'Israël
sont considérées dans la région comme “ extrêmement
dangereuses ”. Même s'il est un tout petit pays, Israël a
choisi de devenir, de fait, une base militaire et technolo
gique offshore des États-Unis, ce qui lui a permis de se doter
de forces armées très avancées. Le noyau dur de son
économie est un secteur industriel “ high-tech ” lié au mili
taire, en étroite relation avec l'économie américaine. Il n'est
donc guère surprenant que le pays se soit mis à ressembler à
son patron à d'autres égards. “ Israël est à présent le
deuxième pays du monde occidental, après les Etats-Unis,
pour l'amplitude des écarts de revenus, de fortunes, de
capital, d'éducation, de consommation, et pour l'étendue de
la pauvreté ”, conclut une enquête parlementaire de la
Knesset. Son système d'État providence, naguère excellent,
s'est érodé, et ses valeurs socioculturelles ont aussi considé
rablement changé 4
Comme son patron, Israël a une armée disproportionnée
comparée à celles de sociétés similaires. Le chef de la

219
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

recherche-développement des FDI (Forces de défense


d'Israël) estime ses forces aériennes et blindées plus impor
tantes et technologiquement plus avancées que celles de
toutes les puissances de l'OTAN à l'exception des États
Unis'. Le pays utilise ces forces conventionnelles pour atta
quer ses voisins et pour dominer et soumettre la population
des territoires qu'il occupe, par des méthodes qui ne passent
pas facilement dans la région, ni dans l'opinion mondiale
attachée aux droits de l'homme.
Israël entretient aussi une étroite alliance stratégique avec
l'autre grande puissance militaire régionale, la Turquie. Au
Moyen-Orient, on appelle parfois l'alliance États-Unis
Turquie-Israël “ l'axe du mal ” 6. On peut comprendre
l'expression : il y a toujours quantité de mal partout, et cet
axe-là, au moins, a le mérite d'exister, à la différence de
celui qu'ont imaginé les rédacteurs des discours de George
Bush en y incluant deux États qui se sont fait la guerre
pendant vingt ans, plus un troisième qui y figure probable
ment parce qu'il n'est pas musulman et qu'il est universelle
ment honni.
L'universitaire américain Robert Oison, expert en la
matière, indique que 12 % des avions d'attaque israéliens
vont être “ stationnés en permanence en Turquie ”, et qu'ils
ont “ effectué des vols de reconnaissance le long de la fron
tière iranienne ” pour signifier à l'Iran “ qu'il [allait] bientôt
être défié ailleurs par la Turquie et ses alliés israélien et
américain ”. Ces opérations, suggère-t-il, s'inscrivent dans
un effort de long terme pour affaiblir et peut-être démem
brer l'Iran : il s'agirait d'en détacher les régions septentrio
nales azéries (un peu comme la Russie a tenté de le faire en
1946, dans l'une des toutes premières crises de la guerre
froide), et de le transformer ainsi en une “ entité géopoli
tique anémiée ” qui n'aurait plus accès à la mer Caspienne
ni à l'Asie centrale en général. Oison analyse aussi l'une des

220

CHAUDRON DE COLÈRES

visées implicites actuelles : accélérer le développement des


pipelines pétroliers de la Caspienne à la Turquie et à la
Méditerranée, en marginalisant l'Iran 7.
Certains changements sont possibles dans l'alliance
américano-turque si les États Unis parviennent à transférer
leurs bases militaires de la Turquie orientale à l'Irak, au
coeur même des réserves d'énergie les plus riches du monde.
La colère des États-Unis après la “ déviation démocra
tique ” turque de 2002-2003 va peut-être affaiblir les liens
militaires et politiques entre les deux pays, mais on peut en
douter.
L'alliance tripartite actuelle s'est étendue à certains pays
d'Asie centrale, et tout dernièrement à l'Inde. Depuis l'acces
sion de la droite hindouiste au pouvoir en 1998, le positionne
ment international de l'Inde a considérablement évolué : elle
s'oriente vers des relations militaires plus étroites tant avec
les États-Unis qu'avec leur client israélien, Selon le polito
logue indien Praful Bidwai, la “ fascination ” des nationa
listes hindouistes au pouvoir “ pour le sionisme s'enracine
dans l'islamophobie (et l'anti-arabisme) et l'hypernationa
lisme. Leur idéologie, c'est le chauvinisme féroce et le
machisme de Sharon. À leurs yeux, les hindouistes et les juifs
(plus les chrétiens) doivent conclure une "alliance straté
gique" contre l'islam et le confucianisme ”. Dans un discours
prononcé devant l'American Jewish Committee à
Washington, Brajesh Mishra, conseiller à la Sécurité natio
nale de l'Inde, a préconisé la création d'une “ triade ” États
Unis-Israël-Inde qui aura “ la volonté politique et l'autorité
morale de prendre des décisions hardies ” pour combattre le
terrorisme. Selon Bidwai, “ les contacts politico-militaires
indo-israéliens en plein essor ” s'accompagnent de la coordi
nation des influents lobbies israélien et nationaliste hindou
aux États-Unis 8.

221
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

L'Inde et Israël sont deux puissances militaires impor


tantes, dotées d'armes nucléaires et de systèmes balistiques.
Le jeu d'alliances qui se dessine est donc un nouveau
facteur propre à stimuler la prolifération des ADM, le terro-
risme et les troubles dans la ceinture d'instabilité et au-delà.

Les relations États-Unis-Israël : origines et maturation

Inutile d'être un fin connaisseur des affaires du monde


pour prédire que le chaudron de colères du Moyen-Orient va
continuer à bouillir. Le passage du monde industriel, à partir
de la Première Guerre mondiale, à une économie fondée sur
le pétrole et la découverte des incomparables gisements
pétroliers moyen-orientaux ont exacerbé les conflits internes
de la région. Après la Seconde Guerre mondiale, l'une des
grandes priorités de la politique américaine a été d'assurer la
mainmise des États-Unis sur cette zone si riche en
ressources et si importante stratégiquement.
À l'apogée de sa gloire, la Grande-Bretagne contrôlait la
région en déléguant l'autorité à des clients, les forces britan-
niques restant à l'arrière-plan. Il convenait de laisser la
gestion locale - pour user de la terminologie du Foreign
Office - à une “ façade arabe ” de monarques faibles et
complaisants: 1'“ absorption ” de ces colonies virtuelles par
la Grande-Bretagne serait “ voilée par des fictions constitu-
tionnelles ”, solution jugée moins coûteuse que la colonisa-
tion directe. Avec des variantes, le système est familier dans
d'autres régions aussi.
Le Moyen-Orient ne s'est pas soumis sans résistance.
Heureusement pour les stratèges impériaux, on disposait
désormais de la puissance aérienne pour contrôler les popu-
lations civiles, malgré la fascination de certains, tels que
Winston Churchill, pour les gaz toxiques comme instruments

222
CHAUDRON DE COLÈRES

de mise au pas des “ Arabes récalcitrants ” (essentiellement


les Kurdes et les Afghans). L'entre-deux-guerres a vu des
efforts pour interdire ou limiter la guerre, mais la Grande-
Bretagne a fait en sorte qu'ils n'interfèrent pas avec l'impé-
rialisme, fixant ainsi un précédent pour son successeur en
hégémonie mondiale. Londres a saboté, notamment, les
tentatives de restreindre l'usage de la puissance aérienne
contre les civils, pour des raisons exprimées succinctement
par l'éminent homme d'État Lloyd George : il a félicité le
gouvernement britannique d'“ avoir gardé le droit de
bombarder les nègres 9 ”.
Les grands principes moraux ont la vie dure. Celui-ci ne
fait pas exception.
Les États-Unis reprirent le cadre britannique, mais en y
ajoutant un niveau de contrôle supplémentaire : des États
périphériques, de préférence non arabes, pouvant servir de
“ flics du coin ”, selon la terminologie de l'administration
Nixon. Le commissariat central restait bien sûr à Washing-
ton, avec une annexe à Londres. La Turquie fut dès le début
un membre important du club, où l'Iran vint la rejoindre en
1953, lorsqu'un coup d'État militaire américano-britannique
restaura le shah en renversant un gouvernement parlemen
taire conservateur qui prétendait contrôler les ressources
naturelles du pays.
Ce qui intéressait les États-Unis, c'était de tenir les gise
ments, pas de consommer le pétrole. Après la Seconde
Guerre mondiale, l'Amérique du Nord était la plus grande
région productrice du monde, même si nul ne pensait qu'elle
leresterait longtemps. Puis les États-Unis commencèrent à
importer quantité de pétrole du Venezuela. À en croire les
projections actuelles du renseignement américain, ils vont
continuer à puiser essentiellement dans les ressources du
bassin de l'Atlantique - celles des Amériques et de
l'Afrique occidentale -, plus stables et sûres que les

223
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE

ressources du Moyen-Orient10. Mais, comme ce fut le cas


tout au long de l'après-guerre, ils n'en jugent pas moins
nécessaire de conserver la haute main sur celui-ci.
Contrôler cette prise fabuleuse, les ressources naturelles
du Golfe, c'est faire des firmes énergétiques américano
britanniques les principales bénéficiaires d'immenses
profits. La richesse est recyclée vers les économies améri
caine et britannique par bien d'autres moyens aussi, dont les
ventes de matériels militaires (qui irriguent le secteur des
technologies de pointe en général), les grands travaux, les
bons du Trésor. La “ puissance stratégique fantastique ”
reconnue à la région est un instrument de domination
mondiale. Tout cela a été bien compris par les organisateurs
du monde d'après guerre et reste vrai. Les services secrets
américains estiment que les ressources énergétiques du
Golfe vont jouer un rôle encore plus important dans les
années qui viennent 11, autre raison d'agir pour en garder le
contrôle, que les États-Unis en soient ou non de gros
consommateurs eux-mêmes.
Dans une très large mesure, le réseau planétaire des bases
militaires américaines, du Pacifique aux Açores, a été conçu
pour des opérations dans la région du Golfe. L'effort améri
cain de contre-insurrection et de subversion en Grèce et en
Italie dans les années 1940 était en partie motivé par le souci
de maintenir la libre circulation du pétrole moyen-oriental
vers l'Occident. Aujourd'hui, ce réseau de bases s'est étendu
à deux ex-satellites soviétiques, la Bulgarie et la Roumanie.
Depuis les années Carter, les principales forces d'interven
tion des États-Unis sont tournées vers le Golfe. Jusqu'à une
date récente, la seule base militaire américaine totalement
fiable dans la région était une île sous souveraineté britan
nique, Diego Garcia, dont les habitants avaient été expulsés.
Les États-Unis leur refusent toujours le droit au retour, en
dépit des jugements des tribunaux britanniques 12 - problème

224

CHAUDRON DE COLÈRES

aussi inconnu de l'opinion publique américaine que celui


d'Okinawa. La guerre d'Afghanistan a fourni à Washington
des bases militaires dans ce pays et en Asie centrale. Elles
contribuent à améliorer la position des firmes américaines
dans la phase actuelle du “ grand jeu ” pour contrôler les
ressources de cette région, mais aussi à prolonger l'encercle
ment d'une zone d'une tout autre importance, le golfe
Persique. On avait compris depuis longtemps qu'obtenir des
bases militaires au coeur même des régions productrices de
pétrole était l'un des objectifs de Washington en Irak ; il a été
déclaré ouvertement à la fin de la guerre 13
D'autres objectifs jugés probables ont aussi été affichés
publiquement au même moment. “ Les deux sujets dont on
n'ajamais discuté ouvertement, qui n'ont jamais fait partie
dudébat national, sont le pétrole et l'argent, a résumé Bob
Herbert. Ces questions cruciales ont été traitées discrète
ment par les très grands opérateurs. À présent, beaucoup
reçoivent leur part 14 ”
C'est au sein de ce cadre général que les relations des
États-Unis avec Israël se sont développées 14. En 1948, les
Joint Chiefs of Staff ont été impressionnés par les faits
d'armes de ce pays : à leur avis, seule la Turquie était supé
rieure pour la puissance militaire dans la région. Israël, ont
ils suggéré, pourrait permettre aux États-Unis “ de s'assurer
unavantage stratégique au Moyen-Orient ” pour compenser
!e déclin de la Grande-Bretagne. Dix ans plus tard, ces
Considérations ont pris une certaine importance pratique.
L'année 1958 fut d'une importance extrême en politique
internationale. L'administration Eisenhower voyait alors
trois crises majeures : l'Indonésie, l'Afrique du Nord et le
Moyen-Orient. Toutes concernaient des pays producteurs de
pétrole et musulmans, ainsi que leurs forces politiques, qui
étaient alors laïques.

225

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?


Comme Eisenhower et le secrétaire d'État Dulles l'ont
souligné, les Russes n'étaient impliqués dans aucune. Le
problème était le diable familier : le “ nationalisme
radical ”. En Afrique du Nord, il s'agissait de la lutte des
Algériens pour l'indépendance, question que les États-Unis
voulaient voir rapidement réglée. En Indonésie, le coupable
était Sukarno, l'un des dirigeants du mouvement exécré des
non-alignés, qui, de plus, autorisait une démocratie exces
sive : un parti de masse des paysans pauvres voyait son
influence grandir. Au Moyen-Orient, le méchant était
Nasser, qualifié de “ nouvel Hitler ” par les dirigeants
américains et britanniques pris de panique. Lui aussi était un
pilier du mouvement des non-alignés, et l'on redoutait que
son influence n'incite d'autres pays à suivre une politique
indépendante. Ces craintes semblèrent devenir réalité en
1958, lorsqu'un coup d'État en Irak, que l'on supposait
d'inspiration nassérienne, renversa le gouvernement soutenu
par la Grande-Bretagne. Les conséquences de cet événement
se font sentir jusqu'à ce jour.
Le coup d'État en Irak provoqua d'intenses discussions
américano-britanniques. Les stratèges politiques avaient peur.
Et si le Koweït réclamait son indépendance ? Et si l'Arabie
Saoudite elle-même succombait à la maladie ? L'économie
britannique était très dépendante des profits de la production
pétrolière du Koweït et de ses investissements dans ce pays.
La Grande-Bretagne décida de lui octroyer une indépendance
formelle - mais “ nous devons aussi admettre que, si les
choses tournent mal, il nous faudra intervenir sans merci, quel
que soit le fauteur de troubles ”, précisa le secrétaire au
Foreign Office Selwyn Lloyd. Les États-Unis prirent le même
engagement d'intervention par la force s'agissant des plus
grosses prises : l'Arabie Saoudite et les autres émirats du
Golfe. Eisenhower envoya des troupes au Liban pour faire
barrage à une menace nationaliste que l'on redoutait dans ce

226

CHAUDRON DE COLÈRES

pays et assurer le contrôle des pipelines. II rappela son intérêt


pour la “ région stratégiquement la plus importante du
monde ” et souligna que sa perte “ serait bien pire que celle
de la Chine ” - considérée comme le pire désastre d'après
guerre - “ en raison de la situation stratégique et des
ressources du Moyen-Orient ”16
Un autre pays d'importance cruciale risquait de tomber
sous l'influence nassérienne : la Jordanie, alors base régio
nale de la puissance militaire britannique. Israël contribuait
à assurer la mainmise de la Grande-Bretagne. Les stratèges
de Washington ont constaté qu'Israël était la seule puissance
locale à prendre des risques pour “ alléger la pression dans
larégion ”. “ Si nous décidons de combattre le nationalisme
arabe radical et de garder le pétrole du golfe Persique par la
force si nécessaire, conclut un mémorandum au Conseil de
sécurité nationale, un corollaire logique serait de soutenir
Israël, seule puissance prooccidentale forte qui demeure au
Proche-Orient 17 ”, ainsi que des puissances périphériques, la
Turquie et l'Iran. Simultanément, en 1958, une visite en
Turquie du Premier ministre David Ben Gourion donnait le
coup d'envoi des relations turco-israéliennes. En 2000, écrit
Efraim Inbar, celles-ci étaient devenues si étroites “ qu'elles
ne le cédaient pour l'intensité qu'aux liens israélo
américains18 ”.
En1967, l'alliance États-Unis-Israël était bien en place.
Israël détruisit Nasser, protégeant ainsi la “ façade ” en
péninsule arabique et portant un coup très rude au mouve
ment des non-alignés. Ce succès fut considéré comme une
contribution majeure à la puissance des États-Unis. Il eut
aussi un impact sensible dans le champ idéologique améri
cain, point important qu'il me faut laisser de côté 19.
Souvenons-nous des trois crises majeures de 1958. La
menace d'un nationalisme arabe indépendant au Moyen
Orient fut conjurée par la guerre de 1967. La crise nord

227

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

africaine se solda par l'indépendance de l'Algérie 20. En Indo-


nésie, le dénouement fut un immense massacre, surtout de
paysans sans terre, décrit par la CIA comme l'une des grandes
tueries du xxe siècle, comparable à celles de Hitler, Staline et
Mao. Ce “ massacre collectif ahurissant ”, selon les termes du
New York Times, fut salué par une euphorie sans mélange en
Occident. Il avait éliminé le parti de masse des pauvres et
ouvert toutes grandes les portes aux investisseurs occiden-
taux. Comme au Moyen-Orient, un pilier du mouvement des
non-alignés était abattu. Des processus à peu près similaires
étaient en bonne voie en Amérique latine et, à un moindre
degré, en Inde, dernier grand bastion du non-alignement.
Partout, le rôle des États-Unis fut important, parfois crucial.
Comme l'Angleterre avant eux, les États-Unis sont une puis-
sance mondiale. On fait souvent des analyses erronées
lorsqu'on ne regarde qu'une région du monde, en oubliant
que la stratégie globale se décide à Washington.
Restons néanmoins au Moyen-Orient. Israël rendit un
nouveau service en 1970, en dissuadant une possible inter-
vention de la Syrie en faveur des Palestiniens qu'on massa
crait en Jordanie. L'aide américaine à Israël quadrupla. Les
services secrets des États-Unis, et des personnalités
influentes qui s'intéressaient au Moyen-Orient comme le
sénateur Henry Jackson, voyaient dans l'alliance tacite
Israël-Iran-Arabie Saoudite une base solide pour la puis-
sance américaine dans la région - avec la Turquie, dont la
participation, à leurs yeux, allait de soi.
En 1979, le shah tomba, et l'alliance israélo-turque devint
encore plus importante pour fournir une base régionale. Elle
s'élargit à un nouveau membre, qui remplaçait le shah :
l'Irak de Saddam Hussein. En 1982, l'administration
Reagan le retira de la liste officielle des États terroristes afin
que les États-Unis puissent fournir librement de l'aide au
dictateur.

CHAUDRON DE COLÈRES

Les choix faits par Israël au cours des trente dernières


années ont considérablement réduit ses options ; sur sa lancée
actuelle, il n'a pratiquement pas d'autre solution que de servir
de base américaine dans la région et de se plier aux exigences
desÉtats-Unis. Cette situation est apparue sous le jour le plus
cru en 1971, quand le président Anouar el-Sadate a offert à
Israël un traité de paix en bonne et due forme en échange du
retrait de ses troupes du territoire égyptien. Sadate ne donnait
rien aux Palestiniens et ne faisait aucune mention des autres
territoires occupés. Dans ses Mémoires, Yitzhak Rabin, alors
ambassadeur aux États-Unis, voyait dans la “ célèbre ” offre
de Sadate un “ jalon ” sur le chemin de la paix, même si elle
contenait aussi “ de mauvaises nouvelles ” : la demande de
retrait d'Israël du territoire égyptien - conforme, au demeu-
rant, àla position officielle des États-Unis et au document
diplomatique de base, la résolution 242 du Conseil de sécurité de
novembre 1967.
Israël se trouvait devant un choix fatidique : accepter la
paix et l'intégration dans la région, ou bien s'en tenir à
l'affrontement, donc à une dépendance inévitable vis-à-vis
des États-Unis. II choisit la seconde voie, non par souci de
sécurité mais par volonté d'expansion. Cela ressort clairement
des sources israéliennes. Le général Haïm Bar Lev, grande
figure du parti travailliste au pouvoir, exprimait le point de
vue général quand il écrivit dans une revue de ce parti :
“ Nouspouvons avoir la paix, mais je crois que, si nous conti-
nuons à tenir, nous obtiendrons plus. ” Le “ plus ”, d'un
intérêt primordial à l'époque, était le nord-est du Sinaï, dont
leshabitants avaient été brutalement expulsés dans le désert
pour faire place à la création d'une ville entièrement juive,
Yamit. En 1972, le général Ezer Weizman, qui devint plus
tard président, ajouta qu'un règlement politique sans expan-
on signifierait qu'Israël ne pourrait pas “ exister à l'échelle,
dansl'esprit et avec la qualité qu'il incarne désormais ”.

229
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

Mais le point capital était la façon dont Washington allait


réagir. Après un débat interne, le gouvernement des États
Unis abandonna sa politique officielle en faveur du principe
de l'“ impasse diplomatique ”, cher à Kissinger : pas de
négociations, seulement la force. II faut se souvenir qu'on
était dans une période de triomphalisme extrême, attitude
plus tard fort regrettée en Israël. II paraissait évident aux
yeux américains et israéliens, après 1967, que les Arabes ne
pouvaient représenter aucune menace militaire. Aux États
Unis, l'offre de paix égyptienne n'est pas “ célèbre ” : elle y
est plutôt inconnue - c'est le destin ordinaire des événe
ments non conformes aux exigences de la doctrine.
Sadate garda pourtant l'espoir d'obtenir l'aval de
Washington : il expulsa ses conseillers russes et prit d'autres
mesures à cet effet. Il adressa aussi des mises en garde :
“ Yamit, c'est la guerre. ” On ne le prit pas au sérieux. En
1973, il attaqua, et la guerre faillit tourner au désastre pour
Israël. Elle provoqua aussi une alerte nucléaire aux États
Unis. Kissinger comprit alors que l'on ne pouvait ignorer
superbement l'Égypte et entreprit sa “ diplomatie de la
navette ”, qui finit par aboutir au règlement de Camp David
de 1978-1979. À Camp David, les États-Unis et Israël
acceptèrent l'offre de Sadate de 1971, mais à des conditions
bien moins favorables pour eux : à cette date, le sort des
Palestiniens était devenu un problème, et Sadate rejoignit le
reste du monde quasi unanime pour exiger le respect de
leurs droits.
Aux États-Unis, ces événements furent salués comme un
triomphe diplomatique américain. Jimmy Carter reçut le
prix Nobel de la paix essentiellement pour leur couronne
ment final. Mais l'enchaînement réel des faits était une
catastrophe. Le rejet de la diplomatie par les États-Unis et
Israël avait provoqué une guerre terrible, beaucoup de souf
frances, un affrontement entre superpuissances qui aurait pu

230

CHAUDRON DE COLÈRES

échapper à tout contrôle. Cependant, l'une des prérogatives


du pouvoir est la possibilité d'écrire l'histoire sans grand
risque de contestation. Ce désastre est donc entré dans
l'histoire comme un succès grandiose du “ processus de
paix ” conduit par les États-Unis.
Israël comprit immédiatement que, l'hypothèque de la
dissuasion arabe étant levée, il pouvait intensifier son
expansion dans les territoires occupés et attaquer son voisin
du nord, ce qu'il fit en 1978 et en 1982, après quoi il occupa
desterritoires libanais pendant près de vingt ans. L'invasion
de1982 et ses lendemains immédiats ont fait environ
20 000 morts ; selon les sources libanaises, les pertes
humaines dans les années suivantes se sont montées à
25 000 morts environ. Le sujet n'intéresse guère en Occi
dent, en vertu d'un principe connu : il n'est pas besoin
d'enquêter sur les crimes dont nous sommes responsables,
et encore moins de punir les auteurs ou d'indemniser les
victimes.
Demultiples bombardements et autres provocations
n'ayant pas suffi à créer un prétexte pour l'invasion prévue
en1982, Israël saisit finalement celui d'une tentative
d'assassinat de son ambassadeur à Londres par le groupe
terroriste d'Abou Nidal, qui avait été condamné à mort par
l'OLP et lui faisait la guerre depuis des années. L'opinion
américaine informée jugea ce motif acceptable, et ne vit
aucun problème dans la riposte instantanée d'Israël: une
attaque contre les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et
Chatila à Beyrouth, qui fit 200 morts, selon un observateur
américain fiable 21. Les tentatives des Nations unies pour
arrêter l'agression furent bloquées par des veto américains
immédiats. Tout cela se poursuivit donc : dix-huit années
sanglantes d'atrocités israéliennes au Liban, rarement justi
fiées ne serait-ce que par un semblant de prétexte d'auto
défense 22

231
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

Le chef d'état-major Rafael (“ Rafoul ”) Eytan a exprimé


l'opinion générale en Israël quand il a immédiatement
déclaré que l'invasion de 1982 était un succès parce qu'elle
avait affaibli le “ statut politique ” de l'OLP et compromis
sa lutte pour un État palestinien. Des intellectuels en vue
aux États-Unis se sont également réjouis de la “ défaite poli
tique ” de l'OLP, admettant clairement que c'était le but de
la guerre, à laquelle ils ont donné leur bénédiction en la
qualifiant de “ guerre juste ” (Michael Walzer) 23. La plupart
des commentateurs et des médias, cependant, ont préféré
raconter des histoires de tirs de roquettes non provoqués
contre des Israéliens innocents et d'autres inventions, bien
qu'à présent la vérité soit parfois reconnue. L'objectif de
l'invasion de 1982, écrit le correspondant du New York
Times James Bennet, “ était d'installer un régime ami et de
détruire l'Organisation de libération de la Palestine de
M.Arafat Ce qui, pensait-on, contribuerait à persuader les
Palestiniens d'accepter la domination israélienne en Cisjor
danie et dans la bande de Gaza 24 ”. C'est, à ma connais
sance, la première mention dans la grande presse américaine
de ce que chacun savait en Israël et qui était publié aux
États-Unis depuis vingt ans dans les cercles dissidents
marginalisés. C'est aussi une parfaite illustration de cas où
l'enquête sur un recours massif au terrorisme international,
voire sur le crime plus grave de guerre d'agression, conduit
tout droit à Washington, qui a fourni le soutien économique,
militaire et diplomatique requis. Sans cet aval et sans cette
aide, les possibilités d'action d'Israël sont très limitées. Il y
a beaucoup d'illusions sur ce point dans les pays arabes et
ailleurs. Pour les victimes tout particulièrement, vivre avec
des illusions n'est pas prudent.
Sur le front diplomatique, vers le milieu des années 1970,
l'isolement des États-Unis et d'Israël s'est accru avec
l'inscription du problème palestinien à l'ordre du jour des

232

CHAUDRON DE COLÈRES

institutions internationales. En 1976, les Américains ont


opposé leur veto à une résolution qui, en reprenant la formu
lation fondamentale de la résolution 242 de 1967, appelait à
la création d'un État palestinien au côté d'Israël. À partir de
cette date et jusqu'à aujourd'hui, les États-Unis ont bloqué
toute possibilité de règlement diplomatique sur la base
acceptée par la quasi-totalité de la planète : deux États déli
mités par la frontière internationale avec des “ ajustements
mineurs et mutuels ” ; c'était aussi en principe, mais non en
réalité, la position américaine officielle, jusqu'au jour où
l'administration Clinton a abandonné ouvertement le cadre
de la diplomatie internationale en déclarant les résolutions
de l'ONU “ obsolètes et anachroniques ”. Notons bien que
cette attitude n'est pas celle de la grande majorité de la
population des États-Unis. L'opinion américaine soutient le
“ plan saoudien ”, proposé début 2002 et accepté par la
Ligue arabe, qui offre une reconnaissance et une intégration
totale d'Israël dans la région en échange de son retrait sur
ses frontières de 1967 - nouvelle variante du consensus
international établi de longue date mais paralysé par les
États-Unis. De larges majorités estiment aussi que les États
Unis doivent égaliser l'aide à Israël et celle accordée aux
Palestiniens dans le cadre d'un règlement négocié, et qu'ils
doivent suspendre l'aide à toute partie refusant de négocier
ce qui voulait dire, à la date du sondage, l'aide à Israël.
Mais peu d'Américains comprennent ce que tout cela
signifie, et les médias ne leur expliquent pratiquement rien 25..
Après la première guerre du Golfe, Washington a eu le
sentiment de pouvoir imposer sa propre solution. Si elle n'a
ramais été pleinement formulée, sa version 1991 devait être
Plus ouverte que celle de décembre 1989, qui endossait sans
réserve la position du gouvernement de coalition israélien
Shamir-Peres : il ne pouvait y avoir aucun “ État palestinien
supplémentaire ” (la Jordanie étant déjà “ un État palestinien ”

233

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

de leur point de vue) et l'avenir des territoires serait déterminé


“ conformément aux principes directeurs fondamentaux du
gouvernement [israélien] ”. Washington a donc convoqué la
conférence de Madrid- avec une feuille de vigne d'internatio
nalisme : la participation de la Russie.
Mais un problème s'est posé à la conférence. La déléga
tion palestinienne, dirigée par Haïdar Abdel Chafi, nationa
liste conservateur connu pour son intégrité et l'une des
personnalités palestiniennes les plus respectées, refusait la
poursuite des programmes de colonisation israéliens dans
les territoires occupés. Cela condamnait les négociations à
l'impasse, car les Etats-Unis et Israël n'entendaient pas
accepter cette condition, ni même en discuter sérieusement.
C'est alors que Yasser Arafat, constatant que le soutien
populaire dont il jouissait était en train de s'effondrer dans
les territoires et dans la diaspora palestinienne, coupa
l'herbe sous le pied de la délégation palestinienne en enga
geant des négociations secrètes avec Israël. Elles aboutirent
au “ processus d'Oslo ”, qui fut lancé officiellement en
grande pompe en septembre 1993 à la Maison-Blanche. La
formulation des accords d'Oslo indiquait clairement qu'ils
constituaient un mandat pour la poursuite du programme de
colonisation d'Israël, et les dirigeants israéliens, Yitzhak
Rabin et Shimon Peres, ne firent aucun effort pour le cacher.
C'est pourquoi Abdel Chafi refusa absolument d'être mêlé
au processus de paix officiel 26.
Ainsi sont allées les choses pendant la décennie 1990: la
colonisation et l'intégration des territoires à Israël ont
progressé à bon rythme, avec le soutien total des États-Unis.
L'année 2000, la dernière du mandat de Clinton (et du
Premier ministre israélien Ehud Barak), fut la plus active
depuis 1992 en matière d'implantations israéliennes. Cela
porta de nouveaux coups à la possibilité d'un règlement
diplomatique et pacifique du conflit.
234

CHAUDRON DE COLÈRES

Camp David II et après


vers une “ dépendance néocoloniale permanente ”

La politique du refus menée par les États-Unis et Israël a


été un trait constant des négociations de Camp David de
2000. I1 est d'usage de prétendre que Clinton et Barak y ont
fait une offre “ magnanime ”, d'une “ générosité ” sans
précédent, maïs que les perfides Palestiniens l'ont rejetée et
ont choisi la violence. Il existe un moyen simple d'évaluer
la véracité de ces assertions : regarder la carte du règlement
territorial proposé. Elle n'a été diffusée par aucun organe
d'information ni aucune revue aux États-Unis : elle n'a été
reproduite que dans des travaux érudits et dans la littérature
dissidente. Si l'on regarde cette carte, on constate que la
proposition Clinton-B arak divisait pratiquement la Cisjor
danie en trois cantons, séparés de facto par deux saillants de
colonies juives et d'infrastructures en plein essor. Ces trois
cantons n'avaient qu'un accès limité à Jérusalem-Est -
centre de la vie commerciale, culturelle et politique palesti
nienne. Et ils étaient coupés de Gaza.
Certes, c'était mieux que le statu quo : en Cisjordanie, les
Palestiniens sont confinés dans plus de deux cents cantons,
dont certains n'ont que quelques kilomètres carrés ; et, à
bien des égards, leur situation dans la bande de Gaza est
encore pire.
Peu avant d'entrer dans le gouvernement Barak et de
devenir le principal négociateur de Camp David, Shlomo
BenAmi, considéré comme une colombe dans l'éventail
politique israélien, a publié une étude universitaire où il
soulignait l'objectif du “ processus de paix ” d'Oslo : établir
une dépendance néocoloniale ” des Palestiniens, qui sera
“ permanente ”27. C'est cela, fondamentalement, qu'on leur
offrait à Camp David.

235
En Israël, la grande presse a publié la carte, et souvent fait
le rapprochement avec les bantoustans d'Afrique du Sud d'il
y a quarante ans. L'expérience sud-africaine, expliquent des
commentateurs respectés, a été très sérieusement étudiée
dans les hautes sphères militaires et politiques au cours des
années 1970 et 1980, et aujourd'hui c'est le modèle. Tout
au long des années Reagan, Israël, comme les États-Unis, a
vu dans l'Afrique du Sud un allié précieux.
Après l'échec de Camp David 2000, les négociations ont
continué. Elles ont conduit à des rencontres de haut niveau
(mais officieuses) à Taba (Égypte), en janvier 2001. Il
semble qu'à cette occasion des progrès considérables aient
été faits, même si les problèmes territoriaux majeurs demeu
raient, sous des formes moins extrêmes. Un bon compte
rendu des négociations de Taba est disponible dans un
rapport de l'observateur de l'Union européenne Miguel
Moratinos, qui a été approuvé par les deux parties. Sur les
désaccords fondamentaux, le fossé a été réduit, à défaut
d'être entièrement comblé. Pour la Cisjordanie, il y a eu
accord de principe sur la base du consensus international
éprouvé, la frontière internationalement reconnue avec des
“ ajustements mineurs et mutuels ”, désormais pas si
mineurs que cela en raison des programmes de colonisation
et d'infrastructure israéliens soutenus par les États-Unis,
programmes qui, on l'a dit, avaient connu une expansion
rapide tandis que le processus d'Oslo suivait son cours large
ment prévisible. Les négociateurs palestiniens de Taba ont
accepté l'intégration à Israël des colonies post-Oslo établies
autour de la ville de Jérusalem, considérablement étendue,
mais ils ont réclamé un échange territorial sur la base du “ un
contre un ” - avec le soutien de certains faucons israéliens,
heureux de se voir offrir une occasion de transférer des
Arabes israéliens hors du pays et d'atténuer ainsi le
“ problème démographique ” tant redouté : trop de non juifs

236

CHAUDRON DE COLÈRES

dans un État juif. Mais la délégation d'Israël a exigé un


échange sur une base de “ deux contre un ”, ou encore plus
favorable, et offert aux Palestiniens une zone sans valeur,
aux confins du désert du Sinaï. Le principal problème territo-
rial restait le statut de la ville israélienne de Maale Adumim,
à l'est de Jérusalem, et des infrastructures qui la relient aux
extensions urbaines annexables par Israël : elles ont été déve-
loppées, essentiellement au cours des années 1990, dans
l'intention évidente de couper virtuellement la Cisjordanie en
deux. Ces problèmes sont restés sans solution, de même que
quelques autres, mais il y a de bonnes raisons d'accepter
la conclusion d'Akiva Eldar : les progrès étaient réels et
prometteurs, même s'ils n'étaient pas officiels.
Les négociations ont été suspendues par Barak avant les
élections israéliennes, et, avec l'escalade de la violence,
elles n'ont jamais repris ; nous ne pouvons donc savoir où
elles auraient pu mener.
Les problèmes fondamentaux ont été passés en revue
dans la revue Foreign Affairs par deux commentateurs bien
informés, Hussein Agha et Robert Malley30. Ils relèvent, à
juste titre, que “ les grandes lignes d'une solution sont bien
comprises depuis un certain temps ” : la frontière internatio-
nale comme ligne de partage, avec des échanges de terri-
toires sur la base du “ un contre un ”. “ Le chemin pour
parvenir [à cette solution], écrivent-ils, échappe à toutes les
parties depuis le début ”, formulation certes exacte, mais
trompeuse. Ce chemin est bloqué depuis vingt-cinq ans par
les Etats-Unis, et Israël continue à le refuser, même à
l'extrémité la plus pacifiste de la classe politique, comme le
prouve une fois de plus le rapport de Moratinos.
Au cours des années Bush II-Sharon, les perspectives de
solution diplomatique se sont encore réduites. Israël a déve-
loppé ses programmes de colonisation, toujours avec le
soutien des Etats-Unis. L'organisation israélienne de

237

DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

défense des droits de l'homme B'Tselem a fini par obtenir


des cartes officielles indiquant les intentions territoriales
d'Israël 31. Les colonies contrôlent à présent 42 % de la
Cisjordanie. Le territoire de Maale Adumim, par exemple,
s'étend de la zone de la Grande Jérusalem aux abords de la
ville palestinienne de Jéricho : ce saillant isole en grande
partie la région sud de la Cisjordanie. Un autre saillant
s'enfonce entre la région nord et le centre, qu'il sépare en
partie. Le résultat est une version aggravée du plan des trois
cantons cisjordaniens, tous pratiquement coupés d'une
petite zone de Jérusalem-Est, et bien sûr de Gaza, quel
que soit son sort.
En 2003, après une visite dans la zone sud, Geoffrey
Aronson, rédacteur en chef de la revue universitaire améri-
caine qui fait autorité sur les colonies, a décrit en ces termes
la situation32 . “ Dans pratiquement tous les établissements
israéliens, les efforts de colonisation avancent à bon
rythme ”, ce qui induit “ des changements révolutionnaires
dans les modes de transport et d'accès ” visant à “ renforcer
la capacité du pays à conserver une emprise permanente sur
ces terres ” intégrées à un Israël en forte expansion.
“ A contrario, pour les Palestiniens, la dynamique est exac-
tement inverse : un réseau toujours croissant de barrages,
d'obstacles, de routes de patrouille et d'interdictions les
écarte des colonies, les isole les uns des autres et les coupe
des lieux de travail, ce qui ne leur permet pas de mener une
vie normale et appauvrit toute une communauté nationale. ”
Sur les plans de l'administration Bush à la mi-2003, il y a
deux sources : les paroles et les actes. Au niveau rhétorique,
nous trouvons la “ vision ” présidentielle d'un État palesti-
nien et la “ feuille de route ” inspirée par les États-Unis.
Dans le monde réel, l'administration n'a cessé de retarder la
publication de la feuille de route du “ Quartette ” (Union
européenne, Nations unies, Russie, États-Unis), au grand

238
CHAUDRON DE COLÈRES

déplaisir des autres membres. La vision a été laissée dans le


vague, et elle y est restée lorsque a été enfin rendue publique
la feuille de route, que Bush, en toute modestie, a assortie de
cette déclaration : “ La feuille de route représente un point
de départ vers la réalisation de la vision des deux États [...]
que j'ai fixée le 24 juin 2002 ”... version pâle et indistincte
de la “ vision ” très largement admise depuis plus d'un quart
de siècle, mais que les Etats-Unis ont paralysée33
Les premières étapes de la feuille de route sont expli-
cites : les Palestiniens doivent mettre fin immédiatement à
la résistance à l'occupation, y compris aux attaques contre
les soldats israéliens dans les territoires occupés, et Israël
doit déclarer son attachement à la très vague “ conception
de deux États [...], comme l'a énoncé le président Bush ”.
“ Au fur et à mesure que les résultats en matière de sécurité
se concrétisent, les forces de défense israéliennes se retirent
progressivement des zones occupées depuis le 28 septembre
2000 et les deux camps reviennent au statu quo qui existait ”
à cette date. C'est Israël et Washington qui jugeront si les
résultats en matière de sécurité sont satisfaisants. Le “ statu
quo ” qui doit être ainsi restauré laisse les Palestiniens
confinés dans des centaines de cantons, entourés de colonies
et d'infrastructures construites par la puissance militaire
occupante avec le soutien des Etats-Unis. L'avenir de ces
colonies reste obscur. Israël “ démantèle immédiatement les
colonies érigées depuis mars 2001 ”, point sur lequel tous
les Israéliens sont d'accord sauf l'extrême droite, puis, à une
date non précisée, il “ gèle toute activité de colonisation
(même lorsqu'il s'agit de l'expansion naturelle des colo-
nies) ”. Jusqu'à cette date, les colonies peuvent continuer à
s'étendre. Quand le moment du “ gel ” arrivera, s'il arrive,
les dispositifs style bantoustans institués au cours des
années 1990 dans le cadre du “ processus de paix ” israélo-

239
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

américain, et prolongés avec la feuille de route, seront


probablement bien établis.
Plus tard encore, il doit y avoir “ application des accords
précédents visant à maximiser la contiguïté territoriale [pour
l'État palestinien], y compris la prise de mesures de suivi
relatives aux colonies de peuplement ”. Ces “ mesures de
suivi ” ne sont pas spécifiées. Il n'y a pas d'“ accords précé
dents ” prévoyant une “ contiguïté territoriale ” réelle. Les
seules propositions sérieuses qui ont été faites ne figurent
pas à l'ordre du jour. Quelle qu'elle puisse être, la “ vision
des deux États ” de Bush n'est manifestement pas celle que
le monde soutient à la quasi-unanimité et à laquelle les
États-Unis font barrage depuis le milieu des années 1970 ;
ni le plan saoudien, ratifié par la Ligue arabe, qui a la faveur
de la majorité de la population américaine ; ni la solution,
dont les grandes lignes “ sont bien comprises depuis un
certain temps ”, évoquée par Agha et Malley. Il n'y a
aucune allusion à ces idées 34 .
De plus, si les conditions de la feuille de route sont impo
sées immédiatement (et par la violence) aux Palestiniens,
aucune mise en oeuvre contraignante n'est prévue pour
celles qui concernent les programmes de colonisation et
d'urbanisme israéliens financés par les États-Unis. Il existe
sur tout cela une riche documentation, et il n'y a aucune
raison de s'attendre à un changement.
Si la feuille de route politique reste vague sur les respon
sabilités d'Israël, d'autres exigences sont tout à fait précises.
L'aide financière considérable fournie par les États-Unis va
dépendre, pour la première fois, du comportement d'Israël
non de la mise en oeuvre effective des termes de la feuille de
route, mais de l'adoption d'un plan économique “ qui
réduira massivement l'emploi et les salaires dans le secteur
public et diminuera les impôts ”, mesures qu'on a “ surnom
mées "la feuille de route économique" ”. Ce plan a été

240

CHAUDRON DE COLÈRES

qualifié par le plus grand journal israélien de “ nouvelle


doctrine [...] selon laquelle les États-Unis interviennent
ouvertement pour imposer un ordre néolibéral en Israël ”
doctrine bien accueillie par les milieux d'affaires mais qui
a immédiatement provoqué un mouvement de grève de
700 000 salariés 35.
Autre réalité tout à fait précise : les opérations qui créent
des “ faits accomplis sur le terrain ” pendant qu'on négocie,
suivant la méthode traditionnelle. L'une des plus remar
quées est la construction du “ mur de séparation ”, qui
intègre des zones de la Cisjordanie à Israël. On justifie ce
mur par la sécurité - pour les Israéliens, pas pour les Palesti
niens, dont les problèmes sécuritaires sont bien plus graves.
S'il s'accompagnait d'échanges territoriaux, il n'apporterait
pas moins de sécurité. Et le mur qui permettrait une sécurité
maximale serait situé à quelques kilomètres à l'intérieur
d'Israël, pour permettre aux Forces de défense de patrouiller
sans restriction des deux côtés. Mais, dans ce cas, il n'inté-
grerait pas de terres palestiniennes et il perturberait l'exis-
tence des Israéliens, pas celle des Palestiniens : cette
proposition est donc impensable. Des rapports financés par
la Banque mondiale concluent que le mur va laisser près de
100 000 Palestiniens du côté israélien, avec “ certaines des
terres les plus fertiles de Cisjordanie ”. Il met aussi sous
contrôle israélien une bonne partie de l'aquifère cisjorda
nien, d'une importance cruciale. La ville de Qalqilya est
déjà pratiquement encerclée par le mur, coupée de ses terres,
de 30 % de ses réserves d'eau et de tous les territoires qui
seront un jour assignés à l'État palestinien “ viable ” jouis
sant d'une “ contiguïté territoriale ”. On a appris que plus de
la moitié des terres cultivables de Qalqilya ont été confis
quées pour être annexées à Israël, avec une offre d'indemni-
sation fastueuse : un versement unique du prix de marché
d'un an de récolte 36.

241
Immédiatement après la visite de Colin Powell en Israël
pour discuter de la feuille de route avec le Premier ministre
Sharon, celui-ci a fait savoir à la presse que, lorsque le mur
continuerait au sud de Qalqilya, il tournerait loin à l'est pour
englober les colonies israéliennes d'Ariel et d'Emmanuel : il
séparerait donc en partie l'enclave palestinienne du nord de
celle du centre par un saillant de colonies et d'infrastruc
tures israéliennes, comme dans le plan Clinton-Barak à
Camp David. On ne peut douter que la seconde extension,
plus importante, du territoire israélien prévue par le plan
Clinton-Barak, qui sépare l'enclave du centre de celle du
sud, sera aussi intégrée de facto à Israël d'une façon ou
d'une autre. Et il est fort probable aussi que les localités
israéliennes qui resteront hors du mur conserveront leur
statut actuel de parties intégrantes d'Israël de facto, reliées à
son territoire par de vastes infrastructures, protégées par les
Forces de défense et libres de s'étendre sur le territoire qui
leur est alloué tant qu'un ordre contraire ne sera pas tombé
d'en haut.
La très informée Sara Roy de l'université Harvard écrit
- sur la base de sources internes - que la Banque mondiale
“ estime à environ 232 000 personnes vivant dans 72 locali-
tés la population touchée ” par la première phase, septen-
trionale, de la construction du mur, “ dont 140 000 vivent à
l'est du mur mais se trouvent de fait encerclées par son tracé
sinueux ” ; achevé, “ il pourrait isoler jusqu'à 250 000 ou
300 000 Palestiniens ” et annexer “ jusqu'à 10 % de la Cis
jordanie à Israël ”. Sara Roy suggère aussi que “ l'objectif
du mur [pourrait être] de délimiter et d'encercler les 42%
(ou moins) de la Cisjordanie que Sharon s'est dit prêt à
céder à un État palestinien ”. Si c'est le cas, celui-ci a peut
être à l'esprit un plan proche de celui qu'il a proposé en
1992: le centre de gravité de la classe politique s'est
déplacé si loin vers le pôle nationaliste extrémiste que ce qui

242

passait alors pour un projet agressif peut être aujourd'hui


présenté comme une concession spectaculaire".
“ Les faits accomplis sur le terrain, commente la journa
liste israélienne Amira Hass, déterminent - et continueront à
déterminer - sur quel territoire la feuille de route sera appli
quée et l'entité dite "État palestinien" établie ”
Il suffit d'aller voir où les bulldozers de la commission des
Travaux publics, du ministère de la Défense, du ministère du
Logement et des Forces de défense d'Israël sont à pied
d'oeuvre pour comprendre pourquoi il est facile au Premier
ministre Ariel Sharon de parler d'un “ État palestinien ”.
[...] La construction immobilière massive à Jérusalem et
dans ses environs, de Bethléem à Ramallah et de la mer
Morte à Modi'in, a déjà exclu tout développement urbain,
industriel ou culturel palestinien digne de ce nom dans la
zone de Jérusalem-Est. L'enclave du sud, d'Hébron à Beth-
léem, sera coupée de celle du centre, la zone de Ramallah,
par un océan de colonies, d'autoroutes et de tunnels routiers
israéliens parfaitement disposés. L'enclave du nord, de
Jénine à Naplouse, sera coupée du centre par un bloc massif
de colonies, Ariel-Eli-Shiloh 38.
Quant au “ gel de la colonisation ”, lorsque Sharon a
persuadé son cabinet d'extrémistes d'accepter la feuille de
route, il leur a expliqué : “ Il n'y a là aucune restriction,
vous pouvez construire pour vos enfants et petits-enfants, et,
je l'espère, pour vos arrière-petits-enfants aussi 39. ”
Dans son vocabulaire, la feuille de route semble offrir
davantage aux Palestiniens que le processus d'Oslo : elle
utilise des expressions comme “ État palestinien ”, “ fin de
l'occupation ”, “ gel de toutes les activités de colonisa-
tion ”, etc., qui ne figuraient pas dans les accords d'Oslo.
Mais les apparences sont trompeuses. À l'exception
d'éléments extrémistes, Israël et son parrain n'ont aucune
intention de prendre en charge davantage de territoires qu'il

243
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

n'est utile et souhaitable, ni de faire administrer par Israël le


gros de la population palestinienne. La réalisation de “ faits
accomplis sur le terrain ” est allée assez loin pour autoriser
le libre usage de termes qui auraient pu autrefois gêner les
plans que l'on met en oeuvre depuis dix ans et que l'on
consolide maintenant.
Il existe une source d'information plus importante que la
rhétorique des “ visions ” : les actes. Pour nous limiter à
quelques exemples, l'administration Bush a suscité en
décembre 2000 une certaine consternation à l'étranger
quand elle a opposé son veto à une résolution du Conseil de
sécurité, présentée par l'Union européenne, qui préconisait
de mettre en oeuvre le plan Mitchell de Washington et de
tenter de réduire le niveau de violence par l'envoi d'obser
vateurs internationaux. Israël y est radicalement opposé
leur présence réduirait probablement la violence palesti
nienne, mais elle entraverait aussi la répression et la terreur
israéliennes.
Dix jours avant ce veto, Washington avait boycotté une
conférence des hautes parties contractantes aux conventions
de Genève organisée dans cette même ville pour étudier la
situation dans les territoires occupés. Ce boycott provoqua
l'habituel “ double veto ” : 1) les décisions furent bloquées ;
2) l'événement fut à peine mentionné dans la presse et tota
lement effacé de l'histoire. La conférence réaffirma l'appli
cabilité de la quatrième convention de Genève aux
territoires occupés, si bien que de nombreuses actions
israélo-américaines qui y ont été accomplies sont des crimes
de guerre en droit américain. Elle condamna de nouveau les
colonies israéliennes financées par les États-Unis, ainsi que
la pratique de “ l'homicide intentionnel, la torture, la dépor
tation illégale, la privation du droit à être jugé régulièrement
et impartialement, la destruction et l'appropriation de biens

244

CHAUDRON DE COLÈRES

[...] exécutées sur une grande échelle de façon illicite et


arbitraire 40 ”.
La quatrième convention de Genève, instituée pour crimi-
naliser officiellement les exactions des nazis en Europe
occupée, est un pilier fondamental du droit humanitaire
international. Son applicabilité aux territoires occupés par
Israël a étéaffirmée à maintes reprises, notamment par
l'ambassadeur des États-Unis à l'ONU George Bush
(septembre 1971) et par des résolutions du Conseil de
sécurité. Parmi ces dernières, la résolution 465 (1980),
adoptée à l'unanimité, qui a condamné comme “ violations
flagrantes ” de la convention des pratiques israéliennes
soutenues par les États-Unis, et la résolution 1322 (octobre
2000), votée par 14 voix contre 0 (les États-Unis s'étant
abstenus), qui demandait à Israël “ de se conformer scrupu-
leusement [...] aux responsabilités qui lui incombent en
vertu de la quatrième convention de Genève ”. En leur
qualité de hautes parties contractantes, les États-Unis et les
puissances européennes sont tenus, par ce traité solennel,
d'arrêter et de traduire en justice les responsables de tels
crimes, même s'il s'agit de leurs propres dirigeants. En
persistant à manquer à ce devoir, ils “ renforcent le terro-
risme ” - pour emprunter les termes de Bush II condamnant
les Palestiniens. La position des États-Unis a évolué au fil
des ans : de l'appui à l'idée de l'applicabilité des conven
tions de Genève aux territoires occupés, elle est passée à
l'abstention pendant les années Clinton, et enfin au travail
de sape contre les conventions sous Bush II.
L'administration de George W. Bush a aussi manifesté
son soutien tacite à la répression violente dans les terri-
toires occupés par d'autres moyens. Par exemple, quand
Ariel Sharon a mené sa brutale offensive d'avril 2002 en
Cisjordanie, Colin Powell a été dépêché pour “ rétablir la
paix ”. Mais il a fait de nombreux méandres autour de la

245
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

Méditerranée, n'arrivant en Israël qu'au moment où les


défenseurs de Jénine étaient à bout de vivres et de muni
tions ; on peut supposer que le renseignement du départe
ment d'État avait les moyens de faire ce calcul. L'itinéraire
de Powell, a déclaré un haut responsable du Pentagone qui
ne faisait qu'énoncer l'évidence, a été conçu “ de façon à
donner à Sharon un peu plus de temps ”. Précision d'un
responsable du département d'État : “ LesIsraéliens
n'écoutent pas tellement ce que nous disons, ils regardent
ce que nous faisons. [...] Et ce que nous faisons, c'est que
nous leur laissons davantage de temps pour se retirer 41 ”
- après avoir fini leur travail : raser le camp de réfugiés de
Jénine, saccager une bonne partie de la vieille ville de
Naplouse et détruire l'infrastructure institutionnelle et
culturelle palestinienne à Ramallah, avec la brutalité qui
caractérise les Forces de défense d'Israël depuis des
années.
En décembre 2002, l'Assemblée générale de l'ONU a
réexprimé l'opposition quasi universelle à l'annexion de fait
de Jérusalem par Israël, au mépris de résolutions du Conseil
de sécurité remontant à 1968 - et adoptées avec le soutien
des États-Unis. Pour la première fois, ceux-ci ont voté contre
la résolution, abandonnant officiellement leur position tradi
tionnelle sur le statut de Jérusalem. Israël, plusieurs États
insulaires du Pacifique dépendant des États-Unis et le Costa
Rica ont voté avec Washington. S'il reflète vraiment la
pensée des États-Unis, ce revirement élimine pratiquement la
possibilité d'un règlement politique. L'administration Bush a
aussi continué à soutenir la violence en votant contre une
résolution qui préconisait des efforts internationaux “ pour
mettre un terme à la détérioration de la situation [entre Israël
et les Palestiniens], rapporter immédiatement toutes les
mesures prises sur le terrain depuis le 28 septembre 2000
[date du début du dernier cycle des violences] et assurer la

246

CHAUDRON DE COLÈRES

reprise effective et rapide du processus de paix et la conclu


sion d'un règlement pacifique final ” (résolution adoptée par
160 voix contre 4 - celles des États-Unis, d'Israël, de la
Micronésie et des îles Marshall). Comme à l'accoutumée,
rien de tout cela ne semble avoir été signalé par la presse aux
États-Unis 42.
Bush a aussi qualifié d'“ homme de paix ” l'architerro-
riste Sharon et exigé le remplacement d'Arafat par un
Premier ministre qui accepterait les exigences israélo-améri-
caines, bien qu'“ à la différence de M. Arafat il [n'eût]
pas de soutien populaire 43 ”. Encore une illustration de la
“ vision de la démocratie ” propre au président.
En février 2003, Bush a émis ce que le New York Times a
appelé “ ses premières remarques importantes sur le conflit
israélo-palestinien depuis huit mois ”, dans un discours
prononcé devant un think tank d'extrême droite, l'American
Enterprise Institute. Des phrases creuses, pour l'essentiel,
mais on y trouvait bien une remarque importante : Bush y
déclarait, sur un mode indirect, qu'Israël pouvait poursuivre
ses programmes de colonisation et de construction dans les
territoires occupés. Soutien qu'il exprimait sous la forme
suivante : “ Quand il y aura des progrès vers la paix, les
activités de colonisation dans les territoires occupés devront
cesser ”, ce qui sous-entendait qu'elles pouvaient continuer
tant que les États-Unis n'avaient pas décidé (unilatérale-
ment, comme toujours) qu'il y avait des progrès 44. Là
encore, l'unique “ remarque importante ” de Bush constitue
un renversement de la politique officielle des Etats-Unis.
Jusque-là, les programmes de colonisation étaient consi-
dérés comme illégaux, ou du moins “ regrettables ” ; les
voici implicitement autorisés. On pourrait dire toutefois,
pour la défense de l'administration Bush, qu'elle n'a fait
qu'aligner la doctrine officielle sur une pratique presque
constante.

247
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

Les valeurs dominantes s'expriment souvent implicite


ment, comme lorsque le président, à l'occasion du premier
anniversaire du 11 septembre, a octroyé un financement
supplémentaire de 200 millions de dollars au pays riche
qu'est Israël et refusé un complément d'aide d'urgence de
130 millions de dollars à l'Afghanistan 45. Et ce n'est pas
seulement vrai aux États-Unis. A en croire Lord Douglas
Hurd, ex-secrétaire au Foreign Office britannique, “ deux
problèmes non résolus tourmentent le Moyen-Orient : le
danger que fait peser Saddam Hussein et l'insécurité
d'Israël 46 ”. L'insécurité des Palestiniens en cette trente
sixième année d'occupation militaire n'est pas un
“ problème non résolu ”. De fait, elle n'est même pas
mentionnée.
Les mesures qui compromettent la perspective d'un règle
ment diplomatique pacifique sont constamment justifiées en
tant que ripostes au terrorisme palestinien, lequel a effecti
vement opéré une escalade avec des crimes effroyables
contre des civils israéliens pendant l'Intifada d'al-Aqsa, qui
a éclaté fin septembre 2000. L'Intifada a aussi révélé au
grand jour d'importantes mutations internes qui s'étaient
produites en Israël. L'autorité de l'armée israélienne a
atteint un tel niveau que le correspondant militaire Ben
Kaspit a pu dire : ce pays n'est pas “ un État qui a une
armée, mais une armée qui a un État 47 ”.
L'analyse de Kaspit est fondamentalement confirmée, et
mise en perspective historique, par un autre correspondant
militaire de premier plan, Reuven Pedatzur, qui souligne la
“ culture de la force ” d'Israël, son “ choix constant de
l'option militaire ”, et non des moyens pacifiques, depuis sa
fondation. Rendant compte d'un livre de l'historien militaire
Motti Golani, Pedatzur écrit que celui-ci a, “ bien sûr,
raison ” de “ rejeter sans ambages la sacro-sainte bonne
conscience israélienne qui veut qu'Israël ait toujours aspiré

248

CHAUDRON DE COLÈRES

à la paix, alors que ses voisins auraient constamment refusé


de prendre ce chemin-là et préféré le sentier de la guerre ”.
Les faits sont radicalement différents, les deux auteurs sont
bien d'accord là-dessus. L'une des raisons essentielles à cela
est “ l'institutionnalisation de la force et le transfert total de
la responsabilité de son usage aux hautes sphères politiques
et militaires ”. Le haut commandement de l'armée intervient
dans “ le débat politico-diplomatique ”, parfois par la
menace, et formule de facto la politique à un degré inconnu
dans toute autre société démocratique. Guidée par cette
“ culture militaire ”, “ la direction politico-militaire d'Israël
recourt à une tactique de stimulation des peurs sur les
problèmes de sécurité [...], [créant] l'angoisse afin de mobi-
liser la société israélienne et de détourner l'attention
publique de problèmes intérieurs comme la dégradation de
la situation économique ou la montée du chômage ”. La
“ recette ” - bien connue ailleurs, y compris aux États
Unis - a été inaugurée par le père fondateur d'Israël, David
Ben Gourion, aux tout premiers jours de l'État, et “ la stimu-
lation des peurs [... ] allait être utilisée dans les décennies
suivantes ”, jusqu'à nos jours. L'auteur du livre et celui du
compte rendu rejoignent d'autres commentateurs israéliens
pour mettre en garde contre un “ sérieux danger ” : la
“ formation d'un consensus [...] selon lequel, dans la situa
tion d'Israël, les considérations démocratiques sont un
luxe ”, avec des “ signes de fascisme ” 48
Les observations de Kaspit avaient un motif précis : le
profond mépris des autorités militaires pour les ordres du
gouvernement civil dans les premiers mois de l'Intifada, atti-
tude qui méritait d'autant plus d'être relevée que le Premier
ministre était un ancien chef d'état-major et que d'autres diri-
geants civils venaient aussi des échelons supérieurs de
l'armée. Comme d'autres armées puissantes confrontées à
des adversaires fondamentalement vulnérables, les Forces de
249
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

défense d'Israël ont recouru instantanément à l'extrême


violence. Lorsque le chef du renseignement militaire a
demandé une enquête sur “ le nombre de balles tirées par les
Forces de défense depuis le début des hostilités ”, le résultat
lui a fait un choc, et à d'autres généraux aussi : dans les tout
premiers jours de l'Intifada, celles-ci avaient tiré un million
de balles et autres projectiles - “ une balle par enfant ”,
commenta avec dégoût un officier du haut commandement.
Les sources militaires confirment l'information selon
laquelle, en une occasion, un seul coup de feu tiré en l'air
pour l'édification d'un observateur européen a provoqué
deux bonnes heures de feu intensif des soldats et des chars
d'assaut israéliens.
Selon la comptabilité des Forces de défense, le rapport
entre morts palestiniens et morts israéliens a presque atteint
20 pour 1 le premier mois de l'Intifada (75 Palestiniens,
4 Israéliens), sur un territoire occupé militairement et où la
résistance n'allait guère au-delà des jets de pierres. Les
énormes bulldozers de l'armée, fournis par les États-Unis,
sont aussi entrés en action pour détruire des habitations, des
champs, des oliveraies, des forêts, en toute désinvolture,
conformément aux méthodes qui, se désole un correspon
dant, ont fait d'Israël “ un synonyme de bulldozer ” - à
l'inverse de l'idéal fondateur, “ faire fleurir le désert ” 49.
Dès le début, Israël a utilisé des hélicoptères militaires
américains pour attaquer des cibles civiles, tuant et blessant
des dizaines de personnes. Clinton a aussitôt réagi - par le
plus gros contrat de vente d'hélicoptères militaires depuis
dix ans. Sans condition restrictive sur leur usage, a précisé le
Pentagone à la presse. Les faits, immédiatement connus, ont
été passés sous silence aux Etats-Unis.
En l'occurrence, Israël n'innovait nullement. Pendant la
guerre du Golfe de 1991, les forces américaines jouissaient
d'une supériorité militaire si écrasante que leurs soldats ont

250

CHAUDRON DE COLÈRES

pu entrer en Irak derrière des défonceuses montées sur des


tanks et des bulldozers, qui ont enterré vivants des soldats
irakiens dans leurs tranchées du désert, “ tactique sans
précédent ”, a rapporté le correspondant Patrick Sloyan.
“ Pas un seul Américain n'a été tué pendant l'assaut, qui a
rendu impossible un décompte des morts irakiens. ”
Lesquels étaient essentiellement, semble-t-il, des conscrits
de la paysannerie chiite et kurde, impuissantes victimes de
Saddam Hussein cachées dans des trous dans le sable ou
fuyant pour sauver leur vie. L'article n'a guère suscité
d'intérêt ni de commentaires 50.
Non seulement ces massacres sont courants lorsque la
disproportion des forces est immense, mais souvent leurs
auteurs s'en glorifient. Pour prendre un exemple concernant
le membre non musulman de l'“ axe du mal ”, il est peu
probable que les Nord-Coréens aient oublié la “ leçon de
choses en puissance aérienne ” donnée “ à tous les commu
nistes du monde et en particulier aux communistes de Corée
du Nord ” en mai 1953, un mois avant l'armistice, et relatée
avec enthousiasme dans une étude de l'US Air Force.
Comme il ne restait plus de cibles dans ce pays qu'on avait
rasé, les bombardiers américains ont été envoyés détruire
des digues d'irrigation “ qui assuraient 75 % de l'approvi-
sionnement contrôlé en eau pour la riziculture nord-
coréenne ”. “ L'Occidental peut à peine concevoir le sens
épouvantable que revêt pour l'Asiatique la perte de cette
denrée de base : la famine et la mort lente ”, poursuit le
compte rendu officiel, qui passe en revue le type de crimes
sanctionné par des condamnations à mort à Nuremberg 51. On
peut se demander si de tels souvenirs sont à l'arrière-plan
quand une direction nord-coréenne désespérée joue au
“ bluff nucléaire ”.
Il faut bien voir à quel point ces pratiques sont courantes,
donc combien il est probable qu'elles se reproduiront si on

251
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE?

ne les inhibe pas de l'intérieur des États puissants. Nous


pouvons contempler avec horreur les ruines de Grozny, et, si
la mémoire historique est permise, nous souvenir de la
dévastation laissée par les bombardements de saturation
américains en Indochine. La vengeance ne connaît guère de
limites quand les puissants et les privilégiés sont l'objet du
type de terreur qu'ils infligent régulièrement à leurs victimes.
Pour citer un exemple tiré d'une époque antérieure, lorsque,
il y a cent cinquante ans, des citoyens britanniques furent
assassinés au cours d'une révolte dans l'Inde occupée
(l'Indian Mutiny, ou “ mutinerie indienne ”, en langage
impérial), la réaction de la Grande-Bretagne fut féroce. Ce
fut “ un tableau effroyable de ce qu'il y a de pire chez
l'homme ”, écrivit Nehru de sa prison pendant la Seconde
Guerre mondiale, en citant des sources britanniques et
indiennes (les secondes étaient interdites sous le Raj). Un
ouvrage d'histoire universitaire actuel rappelle la “ pratique
courante ” des “ agressions arbitraires contre des villageois
inoffensifs, des Indiens sans armes, voire de fidèles servi
teurs ”, le meurtre brutal des “ mutins ” capturés, “ les
villages entiers livrés à la torche pour le "crime" de proxi
mité ” d'un lieu qui avait été le théâtre d'atrocités indiennes
réelles ou supposées, lorsqu'“ une terrible férocité raciale
[...] est entrée en éruption et a inspiré la vengeance britan
nique ”. “ Des dizaines de milliers de soldats et de
guérilleros des villages ont été pendus, fusillés, ou massacrés
au canon ”, indique un autre livre, d'où une baisse impor
tante de la population dans plusieurs régions. Le ton est
donné par ce conseil que formulait en mai 1857 John
Nicholson - “ le héros de Delhi ”, “ homme intègre ” et
“ chrétien convaincu ”, à en croire ses admirateurs de
l'époque : “ Proposons une loi qui permettra d'écorcher vifs,
d'empaler ou de brûler les assassins des femmes et des
enfants à Delhi. L'idée de se limiter à pendre les coupables

252

CHAUDRON DE COLÈRES

de telles atrocités est insupportable. ” Parmi les atrocités


dont il parlait, il y avait celles que révélaient les “ récits
détaillés mais imaginaires ” d'autres bons chrétiens, qui s'en
sont vengés par d'indicibles monstruosités52.
Pour illustrer l'impact des leçons dégrisantes de la
Seconde Guerre mondiale, rappelons qu'au Kenya, dans les
années 1950, la répression par la Grande-Bretagne d'une
révolte anticoloniale a fait 150 000 morts - une campagne
militaire faite de terreur et d'atrocités effroyables mais
inspirée, comme toujours, par les plus nobles idéaux. Le
gouverneur britannique avait expliqué au peuple kenyan en
1946 que la Grande-Bretagne détenait ses terres et ses
ressources naturelles “ de droit, à la suite d'événements
historiques qui reflètent la plus grande gloire de nos pères et
de nos grands-pères ”. Si “ la majorité des richesses du pays
sont à présent entre nos mains ”, c'est parce que “ cette terre
que nous avons faite est à nous de droit - le droit des réalisa
tions ”, et les Africains doivent simplement apprendre à
vivre dans “ un monde que nous avons fait, mus par l'élan
humanitaire de la fin du XIXe siècle et du xxe siècle ”S3.
L'histoire regorge de précédents à ce qui se passe sous nos
yeux jour après jour, même si l'enjeu devient plus effroyable
en raison des moyens de destruction d'aujourd'hui.
Les généraux israéliens ne se fondent pas seulement sur la
doctrine militaire ordinaire de ceux qui disposent d'une force
colossale, mais aussi sur leur expérience. Lorsqu'ils ont
ordonné un recours massif à la violence pour “ écraser ” les
Palestiniens par une cruelle “ punition collective ” en
octobre 2000, ils n'avaient probablement pas prévu que cette
tactique inciterait les victimes à une “ vengeance
sanglante ”54.Ce n'est pas ce qui s'était passé pendant la
première Intifada, dix ans plus tôt, lorsque le Premier
ministre Rabin avait envoyé ses troupes écraser la population
des territoires en brisant des os, en frappant, en torturant, en

253
DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?
humiliant. À l'époque, cette tactique s'était révélée plutôt
payante, comme par le passé 56.
En décembre 1982, après un débordement de terrorisme
et d'atrocités de la part des colons et des Forces de défense
dans les territoires - débordement qui choqua même des
faucons en Israël -, un éminent spécialiste universitaire
israélien des questions militaires a souligné les risques, pour
la société israélienne, d'une situation où 750 000 jeunes qui
ont servi dans les Forces de défense “ savent que la tâche de
l'armée n'est pas seulement de défendre l'État sur le champ
de bataille contre une armée étrangère, mais aussi de priver
de leurs droits des innocents pour l'unique raison que ce
sont des Araboushim vivant dans des territoires que Dieu
nous a promis ”. Le principe de base avait été formulé dans
les premières années de l'occupation par Moshe Dayan.
Israël, avait-il suggéré, devait dire aux Palestiniens des terri
toires : “ "Nous n'avons pas de solution. Vous continuerez à
vivre comme des chiens, et tous ceux qui veulent s'en aller
peuvent le faire." Et nous verrons bien où cela nous
mènera56. ” Mais les Palestiniens sont restés, en samidin*,
subissant et ripostant peu.
Avec la seconde Intifada, ce fut différent. Cette fois, les
ordres d'écraser implacablement les Palestiniens et de leur
apprendre “ à ne pas relever la tête ” ont déclenché une
escalade de la violence, et elle a débordé en Israël, qui a
perdu l'importante immunité aux représailles venues de
l'intérieur des territoires dont il bénéficiait depuis plus de
trente ans d'occupation militaire. Faisant écho aux inquié
tudes exprimées vingt ans plus tôt, un éditorial du plus
grand quotidien d'Israël en conclut

* Samidin : “ ceux qui résistent en endurant ”. (NdT.)

254

CHAUDRON DE COLÈRES

Deux ans de combats acharnés contre le terrorisme pales


tinien ont transformé les Forces de défense d'Israël en une
armée impitoyable, sans coeur, concentrée sur sa mission et
indifférente aux conséquences de ses actes. Les Forces de
défense, qui ont élevé des générations de soldats dans le
mythe de la pureté des armes* et éduqué leurs chefs dans
l'idéal de l'officier moral qui réfléchit, qui prend de dures
décisions mais pense aussi aux réalités humaines, sont en
train de se muer en une machine à tuer d'une efficacité terri-
fiante mais choquante 57.
Quand le ratio officiel des morts palestiniens par rapport
aux morts israéliens est passé de 20 pour 1 à près de 3
pour 1, l'inattention ou le soutien aux atrocités se sont trans
formés aux États-Unis en une indignation extrême : contre
les atrocités visant d'innocents clients de Washington. Et
elles étaient effectivement révoltantes. Mais la sélectivité de
cette indignation parle d'elle-même, notamment en raison
de ses profondes racines dans une culture et une histoire de
conquérants.

* Parmi les principes officiels des Forces de défense d'Israël, celui


dit de la “ pureté des armes ” prévoit que “ le soldat doit utiliser le feu
seulement dans le but de soumettre l'ennemi dans une certaine mesure,
et doit limiter l'usage de la force afin d'éviter de nuire à la vie humaine,
à la dignité et à la propriété ”. (NdT.)

CHAPITRE 8

Terrorisme et justice
quelques vérités premières

Sur un sujet aussi controversé que celui auquel nous


allons passer maintenant, peut-être est-il judicieux de
commencer par quelques évidences.
La première pose que les actes s'évaluent en fonction de
la gamme de leurs effets probables. La seconde est le prin
cipe d'universalité : appliquons-nous les mêmes critères
qu'aux autres, voire des normes encore plus strictes. Ces
deux principes, ces vérités premières, sont aussi les fonde
ments de la théorie de la guerre juste, du moins dans toutes
les versions qui en existent que l'on peut prendre au sérieux.
Mais une question pratique se pose : ces truismes sont-ils
acceptés ? Notre examen, je le crains, révélera une quasi
unanimité pour les refuser.
La première évidence mérite peut-être un mot d'explica
tion. Les conséquences réelles d'un acte sont certes très
importantes, mais elles ne changent rien au jugement
moral qu'il convient de porter sur lui. Ce n'est pas parce
que son initiative n'a pas provoqué une guerre nucléaire
que l'on va féliciter Khrouchtchev d'avoir réussi à installer
des missiles à Cuba, et reprocher leur alarmisme à ceux qui
ont prévenu du danger. On neva pas non plus applaudir le
“ cher leader ” de la Corée du Nord d'avoir mis au point

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DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ?

des armes nucléaires et transmis la technologie des


vecteurs au Pakistan, et fustiger ceux qui dénoncent les
possibles conséquences de ces actes parce qu'elles ne se
sont pas produites. Un apologiste de la violence d'État qui
soutiendrait de telles idées passerait pour un monstre ou un
fou. C'est évident -jusqu'au moment où il faut nous appli
quer les mêmes critères. La position du fou, du monstre,
est alors jugée extrêmement honorable, voire obligatoire,
et l'adhésion aux vérités premières est condamnée avec
horreur.
Acceptons néanmoins les évidences pour ce qu'elles
sont : des évidences. Et, à partir de là, pensons à quelques
phénomènes actuels cruciaux auxquelles elles s'appli-
quent.

Vérités premières et terrorisme

Prenons le 11 septembre. Selon une opinion largement


partagée, ces attentats terroristes ont tout changé, radicale
ment, et le monde est entré dans une nouvelle époque
effroyable, l'“ âge de la terreur ” - titre d'un recueil d'essais
rédigés par des chercheurs de l'université Yale et d'autres
auteurs'. On tient tout aussi couramment les mots “ terreur ”
et “ terrorisme ” pour fort difficiles à définir.
On se demande bien pourquoi. Qu'est-ce que le concept
de terrorisme a de particulièrement obscur ? Il existe des
définitions officielles de l'État américain, et elles sont aussi
claires que pour d'autres expressions qui ne font pas
problème. Selon un manuel de l'armée de terre des États
Unis, le terrorisme est “ l'usage délibéré de la violence, ou
de la menace de la violence, pour atteindre des objectifs de
nature politique, religieuse ou idéologique [...] par l'intimi
dation ou la contrainte, ou en inspirant la peur ”. Le Code

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