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Sarah de Vogüé 1/7

Texte pour la séance d’INLEX du vendredi 19 janvier 2007

Trois types d’invariance (p. 4-8 ou p.308-314 dans volume Cerizy)

« 2. D’une invariance l’autre : les fondements de l’invariance

La théorie de l’invariance soutient à la fois que les langues sont singulières et qu’il y a
du général jusque dans le détail singulier des configurations de ces langues1. Que les langues
soient toutes singulières, les tenants du relativisme strict n’ont cessé d’en fournir les preuves.
Qu’il y ait néanmoins du général jusque dans le détail singulier des configurations observées,
c’est ce dont atteste, ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, la traduction dans sa pratique même, en tant
précisément que cette traduction ne cesse d’être contre toute attente, malgré les singularités,
toujours ratée sans doute, mais néanmoins toujours possible jusque dans le détail. Et c’est
aussi ce qu’il faut maintenir si l’on veut bien reconnaître aux êtres humains, quelle que soit
leur langue (voire quelle que soit leur culture, mais c’est une autre question), une pratique
égale de l’activité langagière, dans sa triple dimension de représentation, référenciation et
régulation des relations intersubjectives : or précisément cette pratique s’avère égale non pas
dans les grandes lignes, qui peuvent varier en fonction de la singularité de chaque langue,
mais dans le détail, auquel tout locuteur de toute langue aura accès, par delà la diversité des
moyens pour accéder.
Traduction et langage, les deux arguments sont liés : si la traduction est possible, c’est
d’abord parce que l’activité langagière est la même quelle que soit la langue, et quels que
soient les moyens différenciés impliqués par chaque langue. L’activité langagière n’est pas
prisonnière des langues, qui sans doute la conditionnent dans leur diversité mais qui ne la
limitent pas.
Il y a une raison à cela, évidente mais fondamentale : le fait est qu’on ne parle pas avec
les seules unités de base que la langue fournit ; on parle avec des énoncés constitués à l’aide
de ces unités. Les unités dépendent sans doute de la langue, qui ainsi conditionne la parole ;
mais les énoncés peuvent quant à eux être diversement construits au gré du dire, et c’est
même le propre de l’énonciation que de procéder de ce que Benveniste appelait une
« appropriation de la langue ». L’activité langagière n’est pas prisonnière des langues, parce
qu’elle est affaire d’énoncés et non pas de mots ou de morphèmes que les locuteurs n’auraient
qu’à mentionner pour dire/nommer ce qu’ils auraient à dire.
Cela explique que par delà Babel, il reste possible pour les êtres humains sinon de
s’entendre du moins de se rejoindre dans une activité langagière qui reste la même. Cela
n’explique cependant pas le fait de la traduction, où ce n’est pas seulement l’activité qui est la
même, où les représentations élaborées dans chaque langue sans être tout à fait les mêmes
visent pourtant à ne pas être tout à fait autres, et où même le détail des moyens mobilisés pour
élaborer ces représentations pourra se ressembler d’une langue à l’autre, par delà les
différences.
Pour comprendre, il faut prendre en compte une autre donnée : s’il est possible via
deux langues de dire d’une certaine façon « la même chose », c’est aussi parce qu’aucune
langue de toutes façons ne dit exactement telle « chose ». Il n’y a pas de coïncidence stricte
entre ce que Culioli désigne comme le niveau II des représentations linguistiques, qui est ce
que les énoncés élaborent comme dires via les agencements d’unités qui les constituent, et ce
qu’il désigne comme le niveau I des représentations cognitives, qui est ce que ces énoncés
sans doute « veulent » dire, à savoir certaines représentations ou configurations, produits
d’opérations cognitives, existant en dehors des langues. Entre les deux niveaux il y a
nécessairement du jeu : tel est le sort de l’activité langagière, on ne dit jamais ce qu’on veut
1
Voir la référence à Claude Bernard dans « Qu’est-ce qu’un problème en linguistique » (PLE, tome 3,
p.60) pour cette importance du détail « [… et les principes sont d’autant plus stables qu’ils s’appuient sur des
détails plus profonds, de même qu’un pieu est d’autant plus solide qu’il est enfoncé plus profond dans la terre. »
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dire. Et parce qu’on ne dit jamais exactement ce qu’on veut dire, il y a beaucoup de façons de
le dire/ne pas le dire : sur ce jeu-là, le dire prolifère, démultipliant à l’infini les façons de dire/
ne pas dire vraiment. D’où l’une des propriétés empiriques majeures du langage, qui est la
paraphrase, en tant que phénomène massif et infiniment productif, qui cette fois ne concerne
pas le passage d’une langue à l’autre, mais au sein d’une même langue, l’indéfinie diversité
des formes possibles pour un contenu équivalent.
Parce qu’il y a de la paraphrase, il n’y a jamais une seule façon de dire, on peut
toujours dire autrement. On peut toujours en particulier dire avec une autre langue, prise dans
le même jeu du décalage avec le niveau I.
L’invariant est alors dans la façon dont les langues prennent ce niveau I, ou plutôt dans
la diversité des façons dont elles s’ingénient à le prendre : ce qui est invariant est le jeu entre
II et I2, à savoir ce qui par delà les variations néanmoins contraint II et le configure. Ce qui est
invariant est que toutes ces proliférations du coté de II ne soient pour autant « pas n’importe
quoi ».
Il n’est pas pour autant question de dire que la traduction n’est qu’un cas particulier de
la paraphrase, ou que la diversité des langues ressortit au même ordre de diversification que la
paraphrase au sein des langues : la diversité des langues est diversité des unités (et un peu
sans doute des structures, mais sans doute beaucoup moins), tandis que la diversité des
paraphrases est au contraire diversification indéfinie des structures sur fond d’unités qui sont
les mêmes.
Il est seulement question de dire que ce qui fonde l’invariance par delà la diversité des
langues, et ce qui donc permet la traduction, est le fait que le langage, quelle que soit la
langue, a de toutes façons affaire au jeu entre I et II, jeu qui entraîne la paraphrase. En
quelque sorte, il s’agit de dire que traduction et paraphrase ont la même cause, à savoir le non
recouvrement de I et II, avec le jeu que ce non recouvrement induit.
Il demeure que cette prise en compte du jeu ouvre un second volet empirique à la
recherche d’invariants, où il s’agit non plus seulement de reconstituer des catégories
invariantes de langue à langue, mais encore de déterminer des faits d’invariance au sein
d’une langue. Ainsi pour l’aoristique, Culioli travaille à la fois à définir la catégorie
langagière de l’aoristique et à prendre la mesure de l’aoristique dans telle langue. Il évoque à
la fois l’aoriste grec et le bulgare, et à la fois toutes les formes qui ressortissent en français à
cette catégorie. C’est en cela d’ailleurs que l’on peut dire que la linguistique générale se joue
d’abord dans la linguistique particulière d’une langue : reconstituer la catégorie de l’aoristique
se joue d’abord au sein de telle ou telle langue, pourquoi pas le français, quand se découvre
qu’il n’y a pas simplement un marqueur, le passé simple, mais tout un foisonnement de
paraphrases dont il s’agit de comprendre l’ordonnancement.
On étudie ainsi l’invariance entre langues et au sein de chaque langue . En prenant en
compte les paraphrases, on semble se détourner de l’objectif qui était la diversité des langues,
mais on se rapproche plutôt du cœur de la question : parce qu’il n’y aurait pas de sens à
déterminer le mode d’expression de telle catégorie dans une langue sans prendre en compte la
prolifération des formes qui peuvent servir à cette expression ; et parce que c’est au travers
des paraphrases que le jeu de non coïncidence entre I et II se déploie.

3. Une méthodologie d’analyse originale : variation, déconstruction, raccords.

2
Je remercie Christine Bonnot d’avoir retrouvé, lors d’une séance de travail sur la question de l’invariance, cette
idée importante selon laquelle elle se joue dans le décalage entre I et II.
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De cette caractérisation de l’invariance, il ressort une méthodologie d’analyse des


phénomènes langagiers qui est à l’antipode de celle qui se déploie généralement, et en
particulier dans la recherche d’universaux. Ainsi se joue-t-elle non pas seulement dans le
cadre d’une approche plurilingue large, mais d’abord sur le terrain des langues singulières
prises dans leur singularité : la démarche culiolienne a ceci de paradoxal de chercher les
invariants langagiers au cœur de langues particulières. Par ailleurs, elle consiste non pas à
déterminer une forme quelconque de point commun, de principe, de paramètre ou de schéma
général permettant de faire abstraction de ce qui varie, mais tout au contraire, à déployer la
variation dans toute son amplitude. On fait proliférer, on démultiplie les paraphrases, et
l’objectif est non pas de réduire cette prolifération, dont on soutient justement qu’elle n’est
pas réductible, non pas de déterminer ce qu’elle préserve et qui ne varie pas, mais de décrire
dans son détail les modalités et les contours du variable. Paradoxalement la recherche
d’invariants consiste à partir de la variation, maximalement déployée, et à y rester. Une fois
cette variation déployée, pour en rendre compte dans son détail, on reconstitue la figure que
cette variation dessine. Le paradoxe est alors que les invariants s’avèrent au final être ce qui
varie, ou plutôt ce dont la variation est constitutive, ce qui est voué à varier3, ou plutôt encore
ce qui constitue cette variation, ce qui l’organise, l’ordonne, et donc ce qui la contraint.

On voit bien cependant dans l’article sur l’aoristique ou aussi dans l’exemple du passif
évoqué ailleurs (PLE, Tome 1, p. 15-16) que le déploiement de la variation n’est pas une fin
en soi. Le travail consiste aussi à déconstruire ce qui se présentait comme une catégorie
établie : ainsi apparaît-il qu’y compris dans une langue donnée, il n’y a pas un aoristique, ou
un passif, mais des biais compliqués pour élaborer des configurations de type aoristique ou
passif, qui ne sont en rien spécifiques à la catégorie en question, et marquent au contraire le
lien avec d’autres catégories et d’autres constructions ; ainsi l’analyse passe-t-elle de
constructions aoristiques à diverses autres constructions, comme des translations, ou la mise
en jeu de repères fictifs, ou de l’extraction, qui peuvent aboutir à de l’aoristique mais sans que
ce soit nécessaire ; ainsi voit-on comment « ce qui nous apparaissait comme une opération
bien établie et claire devient complexe et éclaté en une multiplicité de phénomènes
spécifiques et, à première vue, irréductibles » (Culioli 1990, p.16).
La déconstruction a un avantage : elle permet de reconstituer les ingrédients qui
peuvent être mobilisés dans l’invariant. Elle a aussi un inconvénient : au lieu d’aboutir à une
caractérisation cohérente qui permet de distinguer l’invariant d’autres, on aboutit à des
phénomènes de raccord indéfinis entre cet invariant et d’autres.
Le concept d’invariance suppose cependant que de tels raccords soient possibles,
puisqu’ils sont ce que mobilise toute paraphrase.
La dérive d’un invariant à l’autre doit par conséquent s’entendre non pas comme une
maladresse, mais comme l’issue attendue de l’analyse : la recherche d’invariants est recherche
des raccords entre invariants, ces raccords étant la manifestation du jeu entre I et II.
Déploiement de la variation, déconstruction, raccords, tels seraient les trois temps de la
recherche d’invariants.
Cela pose la question du geste final, celui où on rassemble les liens établis pour définir
une catégorie ou une entité qui serait l’invariant en question. Un geste dont on ne sait pas
clairement s’il est nécessaire, dont on ne sait pas clairement si Culioli l’effectue4. En
particulier dans le cas de l’aoristique : Culioli nous montre comment on peut raisonner sur les

3
Au point qu’on peut être tenté de les appeler les « variants », si ce n’est que le variant est justement à l’inverse
un point commun soumis à variation, alors que c’est tout le contraire d’un point commun qui est en jeu ici. Il
n’empêche que l’on est dans un de ces cas où l’on n’est plus trop sûr que l’opposition des contraires ne soit pas
suspendue.
4
Voir sur cette question, de Vogué (1995).
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faits attachés à l’aoristique, il n’est pas sûr qu’il considère que l’aoristique soit plus qu’une
caractérisation de certaines constructions ; pour reprendre une terminologie utilisée par Milner
en d’autres occasions, il n’est pas sûr qu’il faille passer d’une approche prédicative de
l’aoristique où il s’agit de donner ses attributs, à une approche mérologique où on le rapporte
à ce qui le constituerait. Peut-être suffit-il de dessiner le réseau que l’invariant développe,
autrement dit le jeu entre II et I.

4. Des invariants d’un troisième genre ? L’inquiétude d’un malentendu

On a déjà sur les bras deux formes de variation : d’un coté la variation de langue à langue, de
l’autre les variations intralangues que sont les paraphrases, dont on a montré l’importance
pour prendre la mesure du phénomène de l’invariance. On trouve cependant dans l’école
culiolienne des mentions du concept d’invariant qui font référence à d’autres ordres de
variation.
En particulier il est un usage du concept qui est bien développé dans le champ des
recherches sur l’identité des unités morpholexicales5, usage selon lequel la recherche
d’invariants est recherche de la façon dont s’organise la variation d’une unité morpholexicale
singulière, que ce soit dans la diversité de ses emplois et de ses constructions ou dans la
variété de ses valeurs.
Etant donné une telle unité, on déploie le champ de sa variation, on montre que cette
variation est au moins partiellement organisée, et peut dès lors être rapportée à un invariant, à
savoir la forme prise par cette organisation, forme qui définit la variation et est bien par
conséquent ce qui se maintient au fil de cette variation. Ce qui nous importe ici est que cette
forme soit tenue pour un invariant, alors qu’elle détermine le fonctionnement d’une unité
strictement singulière, propre à une langue donnée, et qu’elle ne prétend a priori pas avoir la
moindre pertinence pour une autre langue que celle-là. Ici le concept d’invariant ne permet
pas de penser la diversité des langues, mais leur singularité.
Rien n’interdit en soi une telle extension du champ d’application du concept, qui
continue d’être un concept novateur et intéressant. Reste que la variation de langue à langue
ou même de paraphrase en paraphrase au sein d’une langue, est a priori d’un tout autre ordre
que la variation à laquelle peut donner lieu un item lexical. Reste que la recherche
d’invariants langagiers qui passe par la mise en évidence de familles paraphrastiques
« intralangues » et de réseaux d’équivalence de langues à langues ressortit à une autre
démarche que l’étude de ce qui fait la singularité d’un item lexical : dans le second cas, il
n’est pas question d’équivalences et de paraphrases, puisque c’est au contraire à comprendre
en quoi l’item est équivalent à nul autre item que l’analyse se voit dédiée. Reste surtout que
l’on peut hésiter à faire du concept d’invariant un concept d’ordre strictement
épistémologique, recouvrant toute loi d’organisation des variations : on aurait voulu qu’il
puisse désigner ce à quoi le langage a affaire, ou ce que le langage mobilise, en l’occurrence
les différentes formes que peut prendre le jeu entre I et II, jeu dont on peut s’attendre à ce que
les langues elles aussi, dans leur singularité le mobilisent ; on voudrait qu’en appelant
invariant l’un et l’autre on dise un peu plus que le fait que l’un et l’autre varient d’une
manière qui relève de quelque nécessité.
C’est pourquoi plutôt que de niveler l’opposition ou de simplement juxtaposer les
deux types d’invariants ici différenciés, on voudrait essayer de comprendre comment ils
s’articulent l’un avec l’autre. »

5
Recherches développées entre autres dans le cadre des programmes Identité et variation et Unités signifiantes
dirigés par D. Paillard au sein du Laboratoire de Linguistique Formelle UMR 7110.
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Types de variation (p. 14-16 ou p.324-327 dans volume Cerizy)


« Il y a lieu en effet de distinguer de ce point de vue entre trois grands types de
variation.

D’une part on a des variations régulières, que l’on retrouve de manière générale, d’une
unité à l’autre, et qui tiennent à de principes généraux de variation. Déterminer la nature et le
fondement de ces principes est l’un des objets du programme de recherche sur le langage,
mais on peut admettre que de tels principes existent, qui ressortissent aux fondements de
l’activité langagière, voire aux fondements de la cognition. L’hypothèse de tels principes a été
faite à différentes occasions au sein de la TOPE. Parmi eux, on peut citer la variation entre les
différentes valeurs que peut prendre l’opérateur de repérage selon la façon dont est construite
l’identification que cet opérateur ordonne, la variation relative au caractère plus ou moins
quantitatif ou plus qualitatif des occurrences construites, la variation relative aux différentes
modalités d’intrication entre deux relations (ajout, nouage, greffe). Ces variations régulières
définissent sans doute des invariants (par exemple l’opérateur de repérage, ou la construction
d’occurrences, ou l’intrication entre relations), mais qui ne correspondent pas à des unités
particulières (il n’y a donc pas de « marque de l’opérateur de repérage » dans telle ou telle
langue), simplement à des opérations générales, constitutives de l’activité langagière, et aux
problématiques qui en déterminent de manière générale les modalités.
Il semble que ce soit une variation de cet ordre qui est le principal ressort des effets
d’écho relevés à propos du passé, échos qui se retrouvent partout ici parce qu’ils se retrouvent
partout toujours, et qui n’ont donc rien à voir avec la figure du passé en particulier : ce que
l’on a décrit comme relevant d’une opposition entre le disparu, l’avéré et l’acquis à propos de
la figure du passé, et qui se retrouvait mutatis mutandis pour le passé composé, le mot passé,
la base pass- et les autres, s’entend en effet comme la forme particulière que prend la
variation engendrée par les différentes pondérations du quantitatif et du qualitatif dans la
construction d’occurrence qui se trouve mise en œuvre. Ainsi la figure du non actuel actualisé
s’interprète comme du disparu dès lors que le non actuel est pris comme une qualité
actuellement valide (il est vrai actuellement que tel procès est non actuel) ; elle s’interprète
comme de l’avéré dès lors qu’il s’agit de poser l’existence (d’actualiser quantitativement)
d’un procès non actuel ; et quand elle prend la forme de l’acquis, c’est dans la mesure où
quantité et qualité se combinent, l’existence quantitative d’un procès non actuel étant donnée
comme ce qui qualifie l’actualité. Il faudrait montrer que les variations observées sur passé ou
sur pass- mobilisent le même type de mécanisme ; elles doivent le faire, puisqu’elles
s’entendent mutatis mutandis comme ressortissant aux mêmes oppositions.

Il est par ailleurs des variations ni régulières ni générales, qui sont à la fois propres à
telle unité (et à ce titre internes) et liées à la diversité des contextes référentiels dans lesquelles
l’unité peut intervenir (donc néanmoins externes) : ainsi de ce qui varie dans pass- selon qu’il
s’agit de temps, ou de facteur ou de café. On voit qu’il s’agit d’une variation qui est indéfinie,
liée dans notre exemple à tout ce qui peut passer, mais qui reste pourtant constitutive de
l’identité du mot, d’une part parce que la liste même indéfinie des co-textes que le mot admet
fait partie de son identité, d’autre part parce que ce sont ces co-textes qui matérialisent cette
identité : c’est bien le temps, et le café et le facteur (et la douleur, et tant d’autres, mais pas la
fenêtre ou le ciel ou tant d’autres) qui disent ce que c’est que « passer » ; on est dans une
configuration analogue à celle de ces étoiles que l’on ne perçoit qu’en dirigeant son regard sur
ce qui les entoure (à ceci près qu’en l’occurrence il y aurait un nombre indéfini de points dans
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cet entourage,chaque point renvoyant une image différente). On rend compte de cette
variation constitutive de l’identité des unités à l’aide du concept de forme schématique, pensé
comme un invariant singulier, qui dit la forme de la variation en question (dit en quoi et
pourquoi cette variation quoique indéfinie n’est « pas n’importe quoi »).
Cette forme de variation est clairement à l’œuvre avec pass-. En revanche, le participe
ou les différents « tiroirs » que l’on peut rattacher au passé en français ne se caractérisent pas
par une liste de co-textes dans lesquels ils pourraient s’insérer : je renvoie ici à ce qui est la
caractérisation traditionnelle de la flexion (par opposition à la dérivation mais aussi au
fonctionnement de toute unité lexicale), comme s’appliquant de manière régulière et aveugle à
toute une catégorie grammaticale (sauf défection)6.

Reste un troisième type de variation, à la fois irrégulière et externe à l’identité singulière


des unités impliquées. C’est sans doute celle qui raccroche néanmoins pass- au participe et
aux tiroirs du passé. Elle fonctionne par raccords et par dérives successives. Elle se manifeste
dans les paraphrases et les explicitations, quand celles-ci s’échinent à reconstruire autrement
figures et constructions. Elle est indéfinie, parce qu’il y a un nombre indéfini de paraphrases
et d’explicitations. Elle est strictement externe aux unités paraphrasées, puisqu’elle consiste
précisément à mobiliser des unités différentes pour reconstruire ce que ces unités
construisaient. Et quelle que soit la nécessité dont elle procède (ce qui fait qu’elle « n’est pas
n’importe quoi »), celle-ci n’est pas de l’ordre d’une régularité puisque ces variations peuvent
toujours se rejouer autrement. S’il y a bien invariance, c’est dans la mesure où le jeu est fixé
(on ne peut pas varier n’importe comment). Mais chaque variation procède d’une sorte de
coup de dés où le jeu s’est rejoué.
A priori ce mode d’organisation par prolifération concerne au premier chef les variations
de forme à forme, qu’elles soient « intralangue » ou « interlangues ». Il caractérise cependant
aussi un certain nombre de cas de variations « intervaleurs », quand la valeur de telle unité
dérive, sans que cette dérive puisse être mise au compte de principes réguliers, ou du champ
propre que définit l’unité : ce sont des cas où la polysémie cède le pas à l’ambiguïté
(puisqu’on est sorti du champ de l’unité), au point que l’on ne sache plus s’il s’agit de la
même unité ou d’une autre. Or, ce sont justement des formes comme celles du participe dit
« passé », ou du « passé composé » qui se trouvent pris dans de telles dérives : celles-ci sont
particulièrement manifestes quand ils se trouvent embarqués dans des constructions
adjectivales ou des constructions passives dans lesquelles la relation à la figure du passé est
singulièrement distendue7. De fait, on s’aperçoit ici qu’il y a un sens à mettre à part le passé
composé (et le participe qui entre dans sa construction) dans l’ensemble des « tiroirs »
temporels : parce qu’à la différence des autres tiroirs il s’agit d’une forme construite,
ressortissant donc intrinsèquement au périphrastique ; parce qu’il procède d’une diachronie
pour le moins tumultueuse8, de reconstruction en reconstruction, et de valeurs en valeurs, une
diachronie qui reste évolutive, et dont l’un des symptômes est la diversité des valeurs que
prend la construction en question d’une langue à l’autre (voir les différences entre le parfait

6
C’est la raison pour laquelle je résiste à élargir au cas des marques grammaticales le concept de forme
schématique.
7
Voir cependant Creissels à propos de la façon dont peuvent s’analyser les tournures adjectivales en question.
8
Diachronie reconstituée dans son détail par Benveniste dans les langues indo-européennes, expliquant à la fois
le recours à une forme adjectivale comme le participe, l’insertion d’un auxiliaire, le déploiement d’une structure
de type « être à », puis l’utilisation d’avoir : le moteur de ces évolutions serait selon l’analyse le problème
consistant à exprimer une configuration dans laquelle on a un état « mis au compte de l’auteur de
l’action »(p.200), état correspondant à ce que Creissels appelle la rémanence. D’une construction à l’autre, les
langues travailleraient à résoudre les ambiguïtés qu’entraîne chaque construction : avec le passif où c’est l’état
de l’objet qui est en cause, avec l’adjectif verbal où il ne s’agit plus que d’état. On voit donc que les variations
ici étudiées sont le moteur de tous ces changements.
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latin, le perfekt, le present perfect, et les autres parfaits de toutes ces langues cousines). Le
passé composé est par construction une périphrase ; et, on pourrait presque considérer que son
unité même est de participer de plusieurs langues, eu égard à cette diachronie dont chacun de
ses cousins fournit un état différent. Tout se passe comme si la variation « intralangue » et
« interlangues » se trouvait en condensé dans cette unité-là.
Il s’avère par conséquent que la variation du passé composé (et du participe qui entre dans
sa constitution) est d’un tout autre ordre que celle de pass-. Cela va nous permettre de mieux
prendre la mesure du rattachement qui les lie l’un et l’autre à cette figure du passé que
chacun à sa façon décline. »

Rapports entre I et II (p. 17 ou p.328-329 dans volume Cerizy)

« Reste, par delà l’illusion, la part de vérité : entre la figure du passé et les tiroirs du
passé d’une part, entre cette même figure et le lexique du passé dans telle langue d’autre part,
il y a bien ces effets de raccords que nous avons décrit comme ressortissant au troisième type
de variation. La base pass- comme les mots du latin et de l’allemand, le participe comme les
autres tiroirs dans les diverses langues où passé et parfait se concurrencent, peuvent
s’entendre comme autant de coups de dés dans le jeu consistant à dire cette figure du passé.
Simplement, les modalités du lancer ne sont pas les mêmes, selon que le dé est lexical ou
grammatical.
Avec les tiroirs du passé, et singulièrement avec la famille des composés, on est
d’emblée dans ce troisième type de variation. C’est dire que ces formes, dans leur profusion
même, ne sont que l’épel du jeu que déploie l’activité langagière pour arriver à dire la figure
du passé (jeu entre le niveau II et le niveau I qui correspond à cette figure). D’où le fait que
les temps composés (plus que les autres temps du passé) soient pris dans une variation qui est
comme la répétition indéfinie des variations de base entre disparu, avéré et acquis : c’est la
raison pour laquelle on a vu que le tableau « théorique » de x, censé récapituler la façon dont
la variation des valeurs pourrait faire écho à la variation des formes, s’applique en fait surtout
aux composés et autres parfaits.
Avec le lexique, la relation entre forme schématique de l’item lexical d’une part et
figure de niveau I d’autre part est beaucoup plus lâche : on a vu que l’articulation entre
discontinuité et continuité que pose pass- n’était qu’une façon parmi d’autres de prendre
l’articulation entre non actualité et actualité qui définit la figure du passé. Une façon de la
prendre, ou si l’on veut une forme d’abstraction sur cette figure, elle-même considérablement
abstraite. Cette façon n’est qu’une parmi d’autres : un coup de dés. On est bien toujours dans
l’indéfinie prolifération de l’invariance du troisième type, il y a un nombre indéfini de jetés de
dés possibles. Mais qui ne sont pas quelconques : ils sont déterminés par le jeu à jouer, à
savoir celui, invariant, de l’expression du passé.

Il s’avère ainsi que l’invariance propre aux unités recouvre des mécanismes distincts
selon qu’il s’agit d’unités lexicales ou grammaticales. Mais il s’avère aussi qu’elle est, dans
un cas comme dans l’autre, partie prenante de l’invariance langagière que détermine le jeu
entre le niveau II du dire et le niveau I des figures cognitives à dire. C’est dire que ces deux
invariances sont bien liées : l’invariance langagière est très exactement ce qui fonde
l’invariance des unités, que celles-ci procèdent de ce que nous avons appelé un épel de I
(grammaire et explicitation) ou qu’elles procèdent d’une abstraction sur I. »

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