Actes de la recherche en

sciences sociales

Anatomie du goût philosophique

Monsieur Charles Soulié

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Soulié Charles. Anatomie du goût philosophique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 109, octobre 1995.
Anatomie du goût philosophique. pp. 3-28;

doi : 10.3406/arss.1995.3151

http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1995_num_109_1_3151

Document généré le 12/05/2016

Abstract
An anatomy of philosophical taste
Philosophical reflection is usually thought of as being free of social or empirical determination. Studying
the research practices of students enrolled in Master or Doctor of Philosophy programs shows that, on
the contrary, their reflection is highly dependent on the teaching program. The study also reveals that
the space of philosophy subjects is very hierarchical and that this hierarchy corresponds to the ranking
of the students treating the subjects. Philosophical reflection then is no freer than any other practice
from the tight mesh of determinations that binds all human activities.

Zusammenfassung
Anatomie des philosophischen Geschmacks
Philosophische Reflexion wird im allgemeinen als unabhängig von jeder sozialen oder sonstigen
empirischen Bedingtheit angesehen. Eine Studie über die Forschungspraxis von zur Erlangung des
Magister- oder Dr.-Titels in Philosophie eingeschriebenen Studenten zeigt indes, dafë sie in hohem
Ausmaßê mit dem angebotenen Unterrichtsprogramm korrelliert ; gleichfalls wird die starke
Hierarchisierung des Themenbereichs deutlich, sowie, dais diese Hierarchie einer Hierarchie der
Studentenschaft entspricht, die mit ihrer Bearbeitung beauftragt wurde. So ist philosophische Reflexion
ebensowenig wie anderes Tun jenem engen Bestimmungsgefüge entzogen, das auf aller
menschlichen Tätigkeit lastet.

Résumé
Anatomie du goût philosophique
La réflexion philosophique est généralement conçue comme étant indépendante de toute
détermination sociale ou empirique. L'étude des pratiques de recherche des étudiants inscrits en
maîtrise et doctorat de philosophie montre à l'inverse que celle-ci est très dépendante des programmes
d'enseignement. Elle révèle aussi que l'espace des sujets en philosophie est fortement hiérarchisé et
qu'à cette hiérarchie correspond une hiérarchie des étudiants appelés à les traiter. Ainsi, pas plus que
toute autre pratique, la réflexion philosophique n'échappe au réseau serré des déterminations qui
pèsent sur toute activité humaine.
 Charles Soulié

ANATOMIE DU GOUT

PHILOSOPHIQUE

d'une démarche souvent perçue, a priori, comme

réductrice. Ce type d'obstacle, particulièrement sensible lors
des interviews, nous a notamment conduit à privilégier
l'approche statistique ainsi que l'étude des pratiques.

Une discipline reine, mais en déclin

La faculté de philosophie peut donc revendiquer

toutes les disciplines pour soumettre à l'examen
leur vérité.
E. Kant, Le Conflit des facultés.
À l'université, la philosophie se singularise par la
faiblesse relative de ses effectifs. En 1990, elle n'a délivré
que 760 DEUG, soit moins de 2% de l'ensemble des
DEUG et DEUST de lettres et sciences humaines, alors
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laày que la sociologie en avait délivré 1 885 et l'histoire 5 372
(Source Diplômes délivrés en 1990, MEN). Elle est aussi
:

moins féminisée que les autres disciplines. Cette même

année, 33 % des nouveaux diplômés du DEUG de lettres
et sciences humaines étaient des hommes, alors que ce
taux s'élevait à 48% en philosophie. La philosophie est,
avec l'histoire et la géographie, la plus masculine des
disciplines de lettres et sciences humaines et ce phénomène
s'accentue à mesure qu'on avance dans le cursus. Ainsi
en 1990, les hommes formaient 52% des nouveaux
titulaires de la maîtrise de philosophie, contre 29% à
l'ensemble formé par les principales disciplines de lettres et
sciences humaines (voir tableau ci-après). Signalons
aussi qu'en 1992, 56% des reçus au concours de
recrutement du CAPES et plus de 70 % des reçus à l'agrégation
de philosophie étaient des hommes. Cette tendance, déjà
ancienne, explique pourquoi dans l'enseignement
secondaire les professeurs de philosophie sont des hommes
 Charles Soulié

pour plus de 60 ^o1, et fait de la philosophie au lycée la cadres supérieurs/professions libérales et peu sont
plus masculine des disciplines d'enseignement général2. salariés) contribue à élever le niveau scolaire et social des
Un tel recrutement n'est pas sans poser problème aux disciplines d'accueil et ce phénomène, particulièrement
enseignantes de la discipline qui souvent s'interrogent, vif dans le cas d'une petite discipline comme la
philosophiquement, sur le sexe du concept ou de la philosophie, est amplifié par l'importance de l'enseignement
discipline philosophique. philosophique en classes préparatoires. D'une manière
La philosophie est aussi, avec l'histoire de l'art, la plus générale, le primat que ces classes accordent à ce qu'on
parisienne des disciplines de lettres et sciences humaines. appelait autrefois les « humanités », fait que la plupart de
Or on sait que, prises dans leur ensemble, les universités leurs élèves, quand ils s'orientent vers les lettres et
parisiennes se distinguent des universités provinciales par sciences humaines, le font prioritairement en direction
un recrutement social nettement plus élevé. Le des disciplines canoniques, philosophie, histoire, lettres
recrutement de la philosophie, comme de l'histoire de l'art, a ou langues qui, enseignées dans le secondaire, offrent
donc de fortes probabilités d'être socialement plus élevé. des débouchés professionnels précis.
En captant, au sortir du baccalauréat, les meilleurs
Nombre de maîtrises délivrées en 1990 élèves de terminale se destinant aux lettres et sciences
et caractéristiques du recrutement des principales
disciplines de lettres et sciences humaines. humaines, les classes préparatoires jouent un rôle
essentiel dans la constitution et la distribution des vocations
nombre de % d'hommes % de Parisiens
maîtrises délivrées en maîtrise en maîtrise pour telle ou telle discipline, et par là même sur la nature
Philosophie 511 52% 45% de leur recrutement scolaire. Elles sont un des lieux
Géographie 729 48% 22% privilégiés de l'inculcation de cette hiérarchie intellectuelle des
Histoire 2 291 47% 31% disciplines de lettres et sciences humaines qui place la
Sociologie 617 33% 34% philosophie à leur sommet. La réputation d'excellence de
Lettres classiques 239 25% 27% cette dernière attirant à elle les élèves les plus dotés qui
Histoire de l'art 437 21% 44% pensent y trouver le lieu exemplaire de réalisation de
Lettres modernes 1 865 21% 29% leurs ambitions intellectuelles les plus hautes5. Cette
Anglais 198 21% 24% hiérarchie s'impose ensuite auprès du public plus large, et
moins sélectionné, des universités, qui accorde
1

Espagnol 436 19% 23%

Psychologie 981 18% 24% spontanément un brevet de hauteur et de profondeur théorique à
la philosophie. On retrouve ainsi l'idée déjà ancienne de
1

Allemand 388 17% 27%

10 692 29% 29% la philosophie comme « discipline du couronnement 6 »
Ensemble

.
Le pourcentage d'hommes a été calculé sur la base des maîtrises délivrées
en 990 et celui de Parisiens sur la base des effectifs inscrits au diplôme en 1 - Source Repères et Références statistiques, p. 193, éd. 1992, DEP,
1990-1991. (Source: Ministère de l'Éducation nationale.) Ministère de l'Éducation nationale.
1

2 - Cette distribution se retrouve à l'École normale supérieure où la

Concernant le recrutement scolaire, l'enquête menée
par A. Chariot et J.-L. Pigelet3 auprès des nouveaux
bacheliers de l'année 1983 entrés en premier cycle
universitaire en 1983-1984 montre notamment que c'est en
philosophie que le taux de bacheliers techniques est le
plus faible (1,3%), alors que ces bacheliers formaient
14,3 % des nouveaux entrants en DEUG. On peut ici
penser qu'en tant que discipline « théorique » et de pure
culture, la philosophie ne risque guère d'attirer à elle des
élèves dont la scolarité secondaire a le plus souvent été
malheureuse. À l'inverse, la philosophie compte un fort
philosophie, avec plus de 60 % d'hommes, est la plus masculine des
disciplines de lettres et sciences humaines.
3 - A. Chariot, J.-L. Pigelet, « L'après-bac. Itinéraires et réussite scolaire
après trois ans d'études », Dossier du CEREQ, n° 52, octobre 1989.
4 - Dans leur enquête sur les étudiants de DEUG, A. Chariot et J.-L.
Pigelet donnent le pourcentage d'étudiants doublement inscrits dans chaque
DEUG de lettres et sciences humaines, ces doubles inscriptions étant
principalement le fait des élèves de classes préparatoires. C'est en
philosophie que le pourcentage est le plus élevé (17%). La philosophie est
suivie par les lettres (16,3%), l'histoire (14,7%), les langues et
civilisations étrangères (6%), la géographie (5,4%), la psychologie (3,7%), les
arts (2,8 %), les LEA (2,6 %) et enfin la sociologie (2,6 %).
5 - Dans leur rapport consacré à l'ENS, les membres du Comité
national d'évaluation écrivent notamment « On constate, en revanche, et
c'est inévitable, que les élèves ne se répartissent pas entre les diverses
:

pourcentage d'anciens élèves de classes préparatoires4. agrégations de façon régulière et proportionnée certaines agrégations,
Ainsi en 1989, 41 % des étudiants français inscrits en comme celle de philosophie, jouissent d'un prestige constant d'autres,
:

maîtrise de philosophie à Paris-I étaient passés par ces en langues par exemple, ont un recrutement erratique » (Comité
:

classes. Cet afflux d'élèves particulièrement dotés national d'évaluation, Rapport d'évaluation, L'École normale supérieure,
1990, p. 39).
(nombre d'entre eux ont obtenu une mention au 6 - Sur ce point J.-L. Fabiani, Les Philosophes de la République, Le sens
baccalauréat, beaucoup sont enfants d'enseignants ou de commun, Éd. de Minuit, 1988.
Anatomie du goût philosophique
Mais cette vocation à couronner le cycle des études
secondaires, tout comme à rendre compte de façon
critique du savoir produit dans les autres « facultés » (cf.
Kant), se heurte aujourd'hui à toute une série de
difficultés. Concernant la place de la philosophie dans
l'enseignement secondaire, on remarquera déjà que, à la suite
du déclin relatif des humanités et de l'émancipation des
sciences humaines, celle-ci subit la domination des filières
scientifiques et se trouve concurrencée par la filière
économique et sociale. Ainsi à la fin des années 80, la filière C
était la plus masculine des filières d'enseignement
général. Elle comptait 63,2% de garçons contre 45,9% à la
filière D, 38,6 % à la filière B et 18 % à la filière A (Source
:
Repères et Références statistiques, éd. 1991, p. 115). La
filière C, qui avait aussi le recrutement social le plus élevé,
comptait le plus fort pourcentage d'élèves n'ayant connu
aucun redoublement (81,5% contre 55,6% aux élèves de
A, 53,5% à ceux de D et 50,7% à ceux de B), ainsi que le
plus fort taux d'élèves dotés de mentions au baccalauréat
(39,9% contre 23,2% au baccalauréat D, 22% au
baccalauréat Al et 13,9 % au baccalauréat B (Source Repères et
:
Références statistiques, éd. 1989, p. 229).
Que le public privilégié de la philosophie soit
aujourd'hui moins doté que celui de l'ancienne « Classe de
philosophie » n'a pas échappé aux enseignants de la
discipline, et dans l'étude à caractère historique qu'il consacre
à l'enseignement philosophique en France, M. Jamet
écrit « Faute d'offrir à ses élèves des débouchés
:
suffisants, à cause de la misère scientifique de ses
programmes, l'ancienne "Classe de philosophie",
apparemment conservée sous le nom de terminale A, a perdu au
profit des séries scientifiques son public naturel formé
des meilleurs élèves de l'enseignement secondaire7 ». De
même, l'extension de l'enseignement de la philosophie
dans les filières technologiques ainsi que la
généralisation de l'accès au baccalauréat font que nombre
d'enseignants rencontrent des difficultés sans cesse croissantes
pour enseigner la « discipline du couronnement » à un
public qui, en raison de son origine sociale, est de plus
en plus éloigné du foyer des valeurs culturelles
dominantes.
Aux difficultés rencontrées par la philosophie dans
l'enseignement secondaire, s'ajoute le problème de la
position relative des lettres et sciences humaines, et donc
de la philosophie, dans l'ensemble formé par les
anciennes facultés (Lettres et sciences humaines,
Sciences, Droit et Médecine). Si la philosophie occupe
une place relativement privilégiée dans l'espace des
lettres et sciences humaines, ce même espace est à son
tour dominé dans l'espace plus vaste des facultés. Ainsi
concernant le recrutement étudiant, ce sont les lettres et
sciences humaines qui, aujourd'hui, ont le public le plus
populaire et le plus féminisé. En 1991-1992, 28,8% des
étudiants inscrits en lettres étaient des hommes, contre
45,6% à l'ensemble des disciplines universitaires. Cette
féminisation accrue est visible aussi chez les enseignants,
et en 1990-1991 22,9% des professeurs de lettres et
sciences humaines étaient des femmes, contre 10,3% en
droit, 8,5% en sciences et 7,6% pour la médecine8. La
position de la philosophie est donc paradoxale.
Dominée par les sciences, menacée par les sciences humaines,
mais ayant conservé un recrutement relativement élevé,
en raison notamment de l'existence du système des
classes préparatoires, la philosophie doit sans doute bon
nombre de ses propriétés les plus essentielles à la
position structuralement ambiguë qu'elle occupe dans
l'espace des disciplines.
Des stratégies professionnelles
différenciées
Sur un plan proprement scolaire, on distingue trois
groupes principaux chez les étudiants en philosophie. Le
premier est celui des étudiants n'ayant connu que
l'université et ne possédant pas d'autres diplômes supérieurs
que de philosophie. À l'UFR de philosophie de Paris-I,
qui a été ici notre terrain d'enquête privilégié9, il
représente environ 50% de la population en maîtrise. Vient
ensuite le groupe des anciens élèves de classes
préparatoires (40%), puis celui des étudiants entrés par
équivalence avec un diplôme d'études supérieures (10%). Ces
trois populations, auxquelles il faut ajouter celle des
étudiants étrangers, qui à Paris-I forment environ 10% de la
population de maîtrise, se retrouvent dans des
proportions variables dans les différentes UFR de philosophie et
ce dosage contribue à déterminer fortement leurs
orientations professionnelles.
Le groupe des anciens élèves de classes préparatoires
(dans lequel nous avons inclus les normaliens) est, du
point de vue de ses origines, relativement homogène. On
y rencontre néanmoins une petite fraction d'élèves
d'origine populaire socialement et scolairement sursélection-
7- «Un demi-siècle d'enseignement en France», L'Enseignement
philosophique, 41e année, n° 1, septembre-octobre 1990.
8 - Ministère de l'Éducation nationale, « Les personnels de
l'enseignement supérieur», Note d'information, n°48, 1991.
9 - L'UFR de philosophie de Paris-I est la plus importante
numériquement des UFR de philosophie françaises. En 1990-1991, elle rassemblait
23 % des étudiants inscrits en maîtrise de philosophie en France. En
région parisienne, elle était suivie par celle de Paris-IV (10,2 %), celle de
Paris-X (9,5 %) et enfin celles de Paris-VIII (2,9 %) et Paris-XII (2,2 %).

nés. L'origine sociale des simples étudiants est plus
variée. Ce sont aussi bien des étudiants d'origine
moyenne ou populaire (enfants d'ouvriers, employés ou
issus des professions intermédiaires) dont la scolarité
secondaire a en général été moyenne (absence de
mention au baccalauréat, mention passable ou assez bien), et
qui sont souvent salariés, que des étudiants d'origine
favorisée (enfants de cadres supérieurs, professions
libérales), souvent d'origine parisienne. Ces derniers, dont la
scolarité secondaire a souvent été inférieure aux normes
de leur milieu, paraissent trouver dans la philosophie
une discipline refuge leur offrant un maximum de profit
symbolique pour un investissement scolaire somme
toute réduit. Cette diversité dans le recrutement scolaire
et social de la discipline est à l'origine d'usages
professionnels fortement différenciés.
45 % des étudiants 10 souhaitent devenir enseignant,
21 % veulent faire autre chose et 36% s'abstiennent de
répondre à cette question. Mais 65 % des étudiants
d'origine moyenne ou populaire veulent devenir enseignant,
contre 34% de ceux d'origine favorisée. À l'inverse, les
premiers ne sont que 15% à citer une autre profession
que celle d'enseignant contre 32 % des autres étudiants,
qui sont d'ailleurs nombreux à faire des doubles cursus.
Le groupe des boursiers opte massivement pour le
métier d'enseignant et il paraît, lui aussi, ignorer les
autres professions qui ne sont citées que par 13 % d'entre
eux. La question des perspectives professionnelles est
celle qui distingue le plus nettement les étudiants
d'origine favorisée des autres étudiants.
Les élèves passés par une classe préparatoire
répondent de façon contrastée à cette question. 53 % veulent
devenir enseignant, ce qui est nettement supérieur à la
moyenne, mais 39 %, et c'est là aussi un record,
souhaitent faire autre chose. De même, ils ne sont que 7% à
s'être abstenus de répondre. L'intérêt que ces élèves
manifestent pour l'enseignement s'explique sans doute
par leur réussite scolaire antérieure. Ayant été reconnus
par l'institution scolaire, ils sont d'autant plus enclins à
vouloir y faire carrière. Le phénomène inverse se
rencontre chez les étudiants d'origine favorisée dont la
scolarité secondaire a été plutôt faible, et qui tiennent
souvent des positions critiques vis-à-vis de l'enseignement
philosophique universitaire. Le fait que le souhait de
devenir enseignant diminue à mesure qu'on s'élève dans
la hiérarchie sociale explique sans doute pourquoi ces
mêmes khâgneux sont si nombreux à vouloir faire autre
chose qu'enseigner. La contradiction est particulièrement
vive dans le cas des normaliens d'origine favorisée,
souvent effrayés à l'idée de se retrouver enseignant dans un
lointain lycée de province11.
Charles Soulié
Concernant les autres professions visées par les
étudiants, on notera que 8% d'entre eux veulent travailler
dans les médias, 8 % sont plutôt intéressés par les métiers
de la politique ou veulent devenir cadres supérieurs, 6 %
souhaitent travailler dans les métiers de la création, et
enfin 5 % parlent plus prosaïquement d'un « travail dans la
fonction publique ». Ce sont les enfants d'enseignants qui
parlent le plus volontiers de devenir comédien, cinéaste,
écrivain, etc. Les enfants de cadres supérieurs/ professions
libérales et commerçants visent plutôt les professions de
journaliste, critique, ou un travail dans l'administration via
l'IEP et l'ENA. Pour les enfants d'ouvriers, d'agriculteurs ou
d'employés, il est d'abord fait mention des concours
administratifs. Quant aux anciens khâgneux, ils se rapprochent
des enfants de cadres supérieurs et d'enseignants, ce qui
paraît cohérent vu leur origine sociale, tandis que les
boursiers se rapprochent des enfants d'employés. En
fonction de leur origine, les étudiants projettent donc d'utiliser
de manière fort différenciée leur passage par l'UFR de
philosophie de Paris-I. Ces différences d'orientation
professionnelle s'accompagnent d'options philosophiques elles
aussi fortement différenciées et qui trouvent notamment à
s'exprimer au travers du « choix » par les étudiants de leur
sujet de recherche en maîtrise, DEA ou doctorat.
Le poids de l'agrégation
Admettons que l'un d'eux s'occupe de Démocrite.
J'ai toujours envie de me demander pourquoi
donc Démocrite ? Pourquoi pas Heraclite ? ou Phi-
Ion? ou Bacon? ou Descartes et ainsi de suite? Et
encore pourquoi précisément un philosophe ?
Nietzsche, IIe Inactuelle, trad., H. Albert, p. 117.
Quand les étudiants arrivent en maîtrise, ils entament
leur premier travail de recherche sanctionné par un
diplôme. Cette recherche aboutit à la rédaction d'un
mémoire d'une centaine de pages exposant les résultats
de leur travail. Le choix du sujet est opéré par l'étudiant,
qui doit aussi trouver un enseignant acceptant de le diri-
10 - Une première enquête a été réalisée en 1988 auprès d'un
échantil on de 138 étudiants de DEUG, licence, maîtrise et CAPES agrégation
de Paris-I présents en cours, soit 10% des effectifs inscrits. La seconde,
menée en 1990 et plus spécialement centrée sur les étudiants de maîtrise
et DEA, nous a permis d'en contacter 155 (90 en maîtrise et 65 en DEA).
11 -Dans la période 1988-1992, 77,7% des normaliens de la rue d'Ulm
avaient un père cadre supérieur, profession libérale, enseignant du
secondaire et du supérieur. Quant aux normaliens littéraires, 24%
d'entre eux avaient leurs deux parents dans l'enseignement et 55 % au
moins un parent. De même, 40 % des normaliens étaient nés à Paris
(C. Baudelot et F. Matonti, « Les normaliens, origines sociales le
recrutement social des normaliens 1988-1992 », École normale supérieure. Le
:
livre du bicentenaire, dir. J.-F. Sirinelli, p. 115-190, 1994, PUF).
Anatomie du goût philosophique

ger. L'UFR de philosophie de Paris-I peut ainsi être
considérée comme un marché philosophique déterminé où
une offre (celle des enseignants) rencontre une demande
(celle des étudiants). Chaque UFR constitue un marché
particulier où l'offre est à rapporter à l'histoire des
cooptations successives entre enseignants et la demande aux
caractéristiques de la population étudiante. Ces différents
marchés sont pris dans un marché plus vaste, celui de
l'ensemble des UFR et départements de philosophie.
L'orientation philosophique de chaque UFR apparaît plus
particulièrement quand on examine ses programmes
d'enseignement ou les sujets de recherche de ses
étudiants. Mais ces orientations philosophiques sont aussi
fortement déterminées par l'existence du concours
d'agrégation qui exerce sur l'ensemble des agents
(enseignants comme étudiants), ainsi que sur le marché
philosophique global, une très forte contrainte structurale.
L'importance de l'agrégation s'explique notamment par
le rôle central qu'elle joue dans la reproduction du corps
enseignant tant du secondaire que du supérieur.
L'étude des sujets abordés par les étudiants de
maîtrise de Paris-I12 révèle que près des deux tiers d'entre
eux (65,3%) ont travaillé sur l'histoire de la philosophie.
Afin de donner une vision d'ensemble de ces sujets 13,
nous les avons rassemblés en quatre groupes les
:
L'analyse factorielle (voir page 8) des
correspondances permet de déterminer le public14 de chaque
sujet15. Son premier axe oppose les étudiants disposant
d'un fort capital scolaire (précocité au baccalauréat,
mention, passage par la khâgne, une ENS, etc.) à l'ensemble
des autres étudiants. Les premiers, souvent devenus
certifiés ou agrégés, ont en général 23 ans et moins à leur
inscription en maîtrise. Ce sont les plus précoces des
étudiants et cette précocité traduit la qualité de leur scolarité
antérieure (secondaire comme supérieure). Beaucoup
sont enfants d'enseignants venant de villes de province
de plus de 50 000 habitants, et « montés » à Paris pour
passer les concours d'entrée aux ENS, ainsi que le CAPES
et l'agrégation. Nombre d'entre eux ont travaillé sur un
auteur canonique, tandis que leurs camarades scolaire-
ment moins dotés et plus âgés se sont plutôt intéressés à
ce qui n'était pas l'histoire de la philosophie, ou à des
auteurs académiquement moins prestigieux
(Kierkegaard, Sartre, Montaigne, Nietzsche, Schopenhauer,
Pascal, Marx). Entre les deux, et au centre du schéma,
s'intercale l'ensemble des autres sujets d'histoire de la
philosophie (Antiquité, xixe, xve-xvnie)16.
12 - Cette étude, réalisée dans le cadre d'un doctorat soutenu le 14
novembre 1994 à l'École des hautes études en sciences sociales, a été

auteurs canoniques, les autres philosophes (xxe exclu), menée sur la base des dossiers pédagogiques des étudiants inscrits en
les auteurs du xxe siècle et enfin les sujets ne portant pas maîtrise de philosophie à Paris-I entre 1983 et 1989 (n=l 010, étudiants
étrangers inclus). Les résultats donnés ici ne concerneront, sauf
sur l'histoire de la philosophie. exception, que les étudiants français (n=883).
13 - Les auteurs ayant été à l'origine de moins de huit mémoires ont été
Auteurs canoniques Autres philosophes (xxe exclu) regroupés selon leur époque (Antiquité et Moyen Âge, xve-xviiie, xixe,
Kant n=58 Nietzsche n=55 xxe siècle).
Spinoza n=37 Rousseau n=30 14 - Le comportement des étudiants étrangers, dont un bon tiers vient
Hegel n=35 Marx n=l3 du monde arabe, un tiers des pays européens ou d'Amérique, et le
Platon n=27 Montaigne n=9 reste d'Afrique noire ou d'Asie, diffère de celui des étudiants français.
Descartes n=2l Pascal n=8 9,3% se sont intéressés à un auteur canonique, 22,3% ont abordé un
n=l5 Schopenhauer n=8 autre philosophe (xxe siècle exclu), 14,3 % ont étudié un philosophe du
Aristote xxe, et enfin 53,7%) ont abordé un sujet ne portant pas sur l'histoire de
Leibniz n=IO Kierkegaard n=8 la philosophie, la philosophie politique comme les sciences sociales
Autres xve-xvme n=44 prenant ici une place importante. D'une manière générale, les étrangers
Autres Antiquité/Médiévale n=39 étudient moins l'histoire de la philosophie que les Français, les
Autres XIXe n=29 arabisants se distinguant par leur intérêt pour la philosophie arabe et les
Ensemble n=2O3 Ensemble n=243 Européens et Américains pour la philosophie contemporaine.
(soit 23 %) (soit 27,5 %) 15 -Les sujets ont été traités en tant que variables supplémentaires.
Certains sujets en recouvrant d'autres sur le schéma, il n'a pas été
XXe siècle Non historiques possible de tous les faire figurer, notamment ceux placés au centre. Ainsi,
Heidegger n=27 Esthétique n=M5 les sujets portant sur Rousseau ou les autres philosophes du xxe siècle
sont situés au centre du schéma. De même, Foucault est recouvert par
Husserl n=24 Philo politique n=42 la psychanalyse, etc.
Philo analytique n=2l Philo morale n=35 16 - Le second axe est plus délicat à interpréter. Il oppose les étudiants
Sartre n=l6 Psychanalyse n=26 d'origine moyenne ou populaire aux Parisiens d'origine favorisée, mais
Foucault n=8 Philo générale n=26 on remarque en haut et à gauche du schéma la présence d'étudiants
Autres XXe n=35 Philo/histoire des sciences n=24 plus âgés (28 ans et plus), souvent salariés, entrés par équivalence à
Sciences sociales n=l5 Paris-I avec des diplômes très variés (mention » autres équivalences »),
Autres/inconnus n=l3 et ayant rarement déclaré la profession de leur père («père sr»). C'est
Philo/religion n=IO ainsi que le sommet de l'axe vertical est plutôt vide. Le fait que 31 %
des étudiants n'aient pas spécifié la profession de leurs parents rend
Ensemble n=l3l Ensemble n=306 plus délicate l'interprétation de cet axe, qui oppose assez nettement les
(soit 14,8%) (soit 34,7%) hommes aux femmes.
bac technique eseu-
2(7,1)
28 ans et plus
autres équivalences
bac C
bac moins de
18 ans
MARX
PASCAL
salarié
2 bien et
père s r ! en lic
lycée parisien
ne soutient pas POLITIQUE !
devenir autre chose né Paris ! HEIDEGGER père enseignant
que prof père cad sup LOGIQUE
SCIENCE né étranger homme né
ETHIQUE ! prov HUSSERL
ESTHETIQUE père lib sup prépas
PSYCHANALYSE 15/18 50. khâgn
non ens 19EM AK1 STUTE
non prepas SCHOPENHAUER ANTIQUITE KANT DESCARTES SPINOZA bac
bac D ! PLATON lycée pro sup 23 ans et moins
SSSO hypokhagne HEGEL
PHILO GENE femme bac A INCONNU 1 bien
RELIGION lycée banlieue
bac à 19 ans et plus NIETZSCHE devenir prof
24 A 27 ANS
bac passable !
père art/comm ne !
MONTAIGNE pro inf 50.000
SARTRE
KIERKEGAARD
père inter ¡lycée pro inf 50.
! père employé
boursier
père ouvrier
L'espace des sujets
Anatomie du goût philosophique

Le fait que les mentions « certifié », « agrégé » et « Cette liste se rapproche beaucoup de celle des auteurs
normalien » soient situées tout à fait à droite du premier axe les plus fréquemment abordés par les étudiants lors de la
de l'analyse factorielle est révélateur du comportement maîtrise. Les auteurs canoniques sont aux premiers rangs.
des futurs philosophes professionnels. Ces derniers Platon et Aristote pour l'Antiquité, Kant et Hegel pour
s'intéressent principalement à l'histoire de la philosophie, et l'époque moderne paraissent bien constituer le fond du
plus particulièrement aux auteurs canoniques. À canon philosophique, et sans doute contribuent-ils à
l'inverse, les étudiants n'étant devenus ni agrégés, ni déterminer le champ du pensable pour bon nombre de
certifiés s'y intéressent peu et travaillent plus fréquemment philosophes. Descartes est peu présent à l'épreuve écrite
sur ce qui n'est pas l'histoire de la philosophie. d'histoire de la philosophie, mais il suffit d'examiner le
programme des textes français à l'oral de ce même
Type de sujet et trajectoire professionnelle concours, pour constater qu'il y tient, avec Bergson, la
Maîtrise Paris-I (1983-1989) première place (voir ci-dessous). Rousseau occupe lui
ni agrégés aussi une place de choix, déjà visible à l'épreuve écrite
agrégés certifiés ni certifiés ensemble d'histoire de la philosophie, et on se souvient que ce
Canoniques 50,7% 44,4% 17,7% 23% penseur a suscité (à la différence de Bergson peu présent à
Jusqu'au XIXe 19,2% 29,6% 28,7% 27,5% l'écrit), un nombre important de maîtrises. On remarquera
XXe 19,2% 17,6% 14,7 14,8% la dispersion importante des auteurs à cette épreuve et
Non historiques 11% 8,3% 38,8% 34,7% l'apparition discrète de Sartre et Merleau-Ponty. En ce qui
n= 73 108 718 883 concerne les auteurs de la tradition sociologique, si
Montesquieu, Marx, Malthus, Mauss ou Aron sont présents,
Une bonne connaissance de l'histoire de la Durkheim brille par son absence.
philosophie, ainsi qu'une certaine habileté rhétorique, sont
indispensables pour qui veut réussir aux concours de Auteurs au programme de l'agrégation de philosophie
( 1 965- 1 994) : oral, textes français.
recrutement du secondaire et par l'intermédiaire de ses
programmes, l'institution scolaire instaure un véritable Descartes n=ll Kant n=2
cours forcé des auteurs qu'elle canonise et hiérarchise. Bergson n=ll Husserl n=2
P. Solal 17 a établi un classement des auteurs proposés par Rousseau n=IO Hume n=2
Diderot n=7 Fichte n=2
le jury pour l'explication de texte orale du CAPES. En 1969, Leibniz n=6 Duhem n=2
les auteurs les plus fréquemment présentés étaient Kant Comte n=6 Cournot n=2
:

(81), Descartes (75), Platon (44), Hegel (29), Rousseau Montesquieu n=5 Condorcet n=2
(28). Dix-huit ans plus tard, soit en 1987, le classement était Merleau-Ponty n=5 Condillac n=2
le suivant Platon (29), Kant (24), Descartes (21), Bergson Malebranche n=5 Bachelard n=2
Sartre n=4 Aron n=2
:

(13). En 1993 on retrouve Kant (63), Descartes (54), Platon

Marx n=4 Arnaud n=2
(47), Hegel (46), Aristote (46), Spinoza (36), etc. Hegel n=3 Montaigne n=l
Nous avons, pour notre part, procédé à un Spinoza n=2 Malthus n=l
dépouil ement de la liste des auteurs inscrits au programme de Ravaisson n=2 Freud n=l
l'agrégation entre 1965 et 1994. Celui-ci permet Pascal n=2 Bayle n=l
d'observer la permanence du classement, ainsi qu'une forme de Mauss n=2 Alain n=l
renouvellement obligé. Concernant la troisième épreuve Source : Bulletin officiel de l'Éducation nationale.
écrite 18, celle portant sur l'histoire de la philosophie et
les auteurs proposés sont les suivants
17 -P. Solal, Préparation au CAPES et â l'agrégation de philosophie :
:

Auteurs au programme de l'agrégation de philosophie guide du candidat, publication de l'ADAPT, 1993.

(1965-1994): 3e épreuve écrite, histoire de la philosophie. 18 - L'agrégation de philosophie comprend trois épreuves écrites et
quatre épreuves orales. La première épreuve écrite consiste en une
Platon n=8 Leibniz n=5 Malebranche n=2 « composition de philosophie » d'ordre général sans programme. La
Aristote n=8 Plotin n=4 Hume n=2 seconde porte sur un thème mis au programme. En 1994, le thème était
Kant n=7 Épicurisme n=4 Hobbes n=2 «la mesure», en 1993 «le travail», en 1992 «le sensible», en 1991 «la
Hegel n=7 Spinoza n=4 Bergson n=2 loi», etc. La troisième épreuve écrite est un «commentaire de texte».
Trois auteurs sont au programme et chaque auteur reste deux ans.
Stoïcisme n=6 Descartes n=4 Bachelard n=2 L'oral consiste en deux « leçons » et deux explications de texte dont
Rousseau n=6 Pascal n=3 (en 1974 et 1975) l'une porte sur un texte français et l'autre sur un texte en langue
Nietzsche n=6 Schopenhauer n=2 Husserl (en 1994) n=l étrangère (grec, latin, allemand, anglais, arabe). Le programme pour les
textes français comprend quatre ouvrages et celui pour les textes en
Source Bulletin officiel de l'Éducation nationale. langues étrangères deux.
:
10
La place privilégiée de Kant et de Hegel à l'écrit
d'histoire de la philosophie se retrouve dans le programme
des auteurs allemands proposés à l'oral de ce même
concours (voir ci-dessous), et on y remarque aussi la
présence de Husserl, pourtant philosophe du xxe siècle. Ce
dernier est d'ailleurs entré en 1994 au programme de
l'épreuve écrite d'histoire de la philosophie, ce qui peut
être considéré comme une forme de consécration. C'est
un des trois philosophes du xxe siècle présents à l'écrit
avec Bergson et Bachelard (en 1974 et 1975 pour ce
dernier). L'absence de Heidegger est frappante et Husserl le
distancie largement à l'oral en allemand. Quant à Freud
et Marx, absents de l'épreuve écrite d'histoire de la
philosophie, ils occupent une place tout à fait négligeable lors
de l'épreuve en langue allemande.
Auteurs au programme de l'agrégation de philosophie
( 1 965- 1 994) : oral, textes allemands.
Kant n=l3 Schiller n=2
Hegel n=9 Nietzsche n=2
Fichte n=8 Marx n=2
Husserl n=7 Heidegger n=2
Schopenhauer n=6 Freud n=2
n=4 Brentano n=2
Schelling
Frege n=3
Source Bulletin officiel de l'Éducation nationale.
:
La philosophie classique allemande (Kant, Hegel,
etc.) tient, à l'épreuve écrite d'histoire de la philosophie,
la première place en philosophie moderne alors que la
tradition anglo-saxonne (Hume et Hobbes) est peu
représentée, ce qui explique sans doute pourquoi les
étudiants s'intéressent si souvent à Kant ou à Hegel, alors
que la philosophie anglaise reste peu étudiée. Pourtant,
plus de la moitié des admissibles optent pour l'anglais
lors de l'épreuve en langue étrangère19. Cela est sans
doute dû au fait que l'anglais est plus souvent étudié que
l'allemand, le grec ou le latin dans le secondaire. Chez
les agrégatifs, la réputation de « facilité » de la langue
anglaise se double souvent d'une certaine commisération
à l'égard de la philosophie anglaise, souvent considérée
comme nettement inférieure à la « grande philosophie
allemande » Cette dernière est pourtant rarement lue en
.
langue originale. Ainsi, l'observation des pratiques de
lecture des étudiants montre que les ouvrages en langues
étrangères sont très peu lus et que cette lecture est
généralement le fait des étudiants étrangers et de certains
enseignants. À la date du 16 décembre 1994 sur 667
ouvrages empruntés à la bibliothèque de l'UFR de
philosophie de Nanterre20, 53 étaient en langue étrangère,
soit environ 8 %. Ce sont les ouvrages en langue anglaise
qui sortent le plus (n=32), alors que les textes en
allemand (n=l4), grec (n=4), latin (n=2) ou arabe (n=l) sont
Charles Soulié
très peu lus. Malgré la place importante qu'elles tiennent
dans les programmes d'enseignement et dans les
activités de recherche des étudiants, les philosophies grecques
ou allemandes sont rarement étudiées dans le texte, mais
le plus souvent en traduction. Le bibliothécaire a pu
d'ailleurs nous expliquer qu'il n'achetait pratiquement
pas de livres en langues étrangères «Je ne peux pas me
:
permettre de perdre de l'argent et de la place pour ça si
c'est pas lu. »
À l'épreuve d'anglais, Hume tient la première place
suivi par Berkeley et Locke et on remarque aussi
l'apparition récente de Wittgenstein (en 1991 et 1992). Ce
philosophe, malgré la présence à Paris-I du spécialiste
français de Wittgenstein (J. Bouveresse), est beaucoup moins
souvent abordé par les étudiants que Husserl ou
Heidegger lors de la maîtrise. De même, peu d'étudiants se sont
intéressés à Hume, Berkeley, Locke ou Russell, et il n'a
pas été possible d'ouvrir un item pour ces philosophes
lors du codage des sujets de maîtrise.
Auteurs au programme de l'agrégation de philosophie
( 1 965- 1 994) : oral, textes anglais.
Hume n=l4 Austin n=2
n=IO n=2
Berkeley Carnap
Locke n=9 Ryle n=2
Russell n=6 Wittgenstein n=2
Hobbes n=4 (1992 et 1991)
Mill n=3 Burke
More n=3
Source Bulletin officiel de l'Éducation nationale.
:
La tradition continentale est donc largement
dominante à l'agrégation de philosophie, et le programme de
celle-ci contribue fortement à déterminer les cadres de la
recherche philosophique universitaire française. En 1969,
P. Thuillier écrivait « Des domaines entiers de la
:
philosophie contemporaine, en effet, sont ignorés presque
systématiquement par l'Université française. Nombreux sont
les étudiants français, même de haut niveau, qui ne
connaissent rien du cercle de Vienne, ou à peu près rien.
19 - En 1993 sur les 164 admissibles au concours, 85 ont « choisi »
l'anglais, 34 le latin, 33 l'allemand, 11 le grec et 1 l'arabe. Selon un membre
du jury, les anglicistes « ne seraient pas les meilleurs» des admissibles,
et ce à la différence des latinistes ou des hellénistes, au demeurant
souvent normaliens. En 1990-1991, l'anglais était la première langue pour
83,8% des élèves de terminale et l'allemand pour 13,9% (Source:
Repères et Références statistiques, MEN, 1992, p. 103). À l'agrégation de
philosophie, le rapport entre ces deux langues (85-33) est donc
nettement plus favorable à l'allemand. On sait aussi que, dans
l'enseignement secondaire, l'étude du latin, du grec et de l'allemand est surtout le
fait des élèves d'origine favorisée.
20 - Cette dernière est la plus importante, et la plus dynamique, des
bibliothèques d'UFR de philosophie de la région parisienne. Elle
comptait 331 inscrits fermes au 16 décembre 1994, contre 150 à celle de
Paris-I et 98 à celle de Paris-IV.
Anatomie du goût philosophique
De solides précautions sont prises pour mettre les jeunes
âmes à l'abri de tentations "positivistes", "empiristes".
L'allergie que l'enseignement universitaire manifeste à l'égard
des grandes œuvres logiques de Russell, par exemple,
n'est pas due au hasard. Au début de ses Leçons sur la
première philosophie de Russell, Jules Vuillemin,
professeur au Collège de France, déclare "Je n'aurai pas publié
:
ces longues études sur des textes à présent plus que
sexagénaires, n'eût été l'état de la philosophie française, son
dédain et son ignorance de la pensée anglo-saxonne, de
la logique et, plus généralement, de tout style un peu
exact dans l'art de s'enquérir de la vérité." 21 »
Auteurs au programme de l'agrégation de philosophie
(1965-1994) : oral, textes grecs.
Platon n=2l Sextus Empiricus n=2
Aristote n=l9 Épictète n=2
Marc Aurèle n=8 Epicure n=2
Plotin n=6
Source bulletin officiel de l'Éducation nationale.
:
Les admissibles pouvant opter pour le grec, le latin ou
même l'arabe 22 sont une minorité. Ce type de
compétence est généralement réservé aux étudiants les plus
dotés comme les normaliens ou les khâgneux. Pour le
grec, Platon et Aristote dominent largement et on
retrouve sensiblement la même hiérarchie des auteurs
grecs qu'à l'écrit d'histoire de la philosophie. Enfin
concernant le latin, des philosophes tels que Spinoza,
Leibniz, Kant ou Descartes, déjà présents au programme
d'histoire de la philosophie, occupent une place non
négligeable.
Auteurs au programme de l'agrégation de philosophie
(1965-1 994) : oral, textes latins.
Lucrèce n=IO St Augustin n=6
Spinoza n=8 Sénèque n=5
Cicerón n=8 Descartes n=5
Leibniz n=6 St Anselme n=4
Kant n=6 St Thomas n=2
Source Bulletin officiel de l'Éducation nationale.
:
L'étude du programme d'agrégation sur une longue
période permet de reconstituer « le canon des auteurs
scolaires23». Ce canon regroupe l'ensemble des auteurs
dont la légitimité est la plus haute dans l'univers
académique. Les étudiants se présentant sur le marché scolaire
du CAPES ou de l'agrégation doivent pouvoir le mobiliser
dans leurs travaux, et on comprend pourquoi les futurs
certifiés et agrégés sont si nombreux à avoir opté pour un
auteur canonique lors de la maîtrise. Pour ces étudiants,
saisis ici dans un moment d'accumulation de leur capital
philosophique, faire de l'histoire de la philosophie, c'est
aussi faire preuve d'humilité et de docilité. Interrogé sur
ce qu'il fallait faire pour « devenir philosophe », un
normalien d'origine populaire consacrant un doctorat à la
phénoménologie nous a répondu « II faut déjà partir de
:
l'histoire de la philosophie. On apprend au contact des
grands, en les fréquentant assidûment... D'abord on est
petit. [. .] Je me sens encore dans une phase de travail et
.
j'essaie plutôt d'élaborer des choses qui tiennent. Alors ça
par exemple, je pense trouver ça chez Husserl, une façon
de prendre les choses qui est instructive au plus haut
point. Chez Heidegger aussi c'est fascinant, tu vois c'est
fécond aussi. »
À l'instar de ce qui se passe dans d'autres champs
(littéraire, artistique, etc.), la maîtrise de l'histoire spécifique
du champ est imperative pour qui veut entrer dans le
champ philosophique et s'y faire reconnaître. La
connaissance de l'histoire de la discipline24 constitue le capital
spécifique dans cet univers, et nombre d'universitaires
peuvent être considérés, d'abord et avant tout, comme des
historiens de la philosophie ou comme de simples
commentateurs de celle-ci. À cette table des valeurs
philosophiques s'ajoute une méthode, c'est-à-dire un ensemble
de procédures rhétoriques 25 fondées sur la maîtrise de
schemes de pensée et de langue spécifiques, de «topoi»,
le plus souvent acquis en khâgne et par la fréquentation
des auteurs canoniques, et qui permettent d'aborder et de
traiter sans complexe, et sans s'embarrasser de
connaissances positives, n'importe quel problème 26.
21 -P. Thuillier, Socrate fonctionnaire, Complexe, réédité 1982, p. 221.
22 — Très peu d'étudiants optent pour l'arabe. Averroès, Al Farabi et la
Théologie d'Aristote dominent ici largement.
23 - L'avènement du corps professoral est contemporain de la
constitution d'un canon des auteurs scolaires, c'est-à-dire d'un savoir spécialisé,
d'une compétence spécifique, partagés par les membres de ce corps.
Sur la professionnalisation de la philosophie, on pourra lire l'article de
J.-L. Fabiani, « Les programmes, les hommes et les œuvres professeurs
de philosophie en classe et en ville au tournant du siècle » Actes de la
, :
recherche en sciences sociales, juin 1983, n° 47-48, p. 3-20. Selon William
Levi, cité par J.-L. Fabiani, « c'est Kant qui, le premier dans l'histoire
occidentale, inaugure l'âge du professionnel en philosophie ».
24 - À la date du 16 décembre 1994, les cinq auteurs les plus souvent
empruntés par les étudiants à la bibliothèque de l'UFR de philosophie
de Nanterre étaient Kant (n=28), Husserl (n=20), Platon (n=l6),
Heidegger (n=l4) et Leibniz (n=12). Cette lecture est souvent accompagnée
:
de celle des commentateurs attitrés, en général d'anciens professeurs de
la Sorbonne. Ainsi, Descartes sera le plus souvent lu avec F. Alquié,
M. Gueroult ou H. Gouhier, Hegel avec J. Hyppolithe, G. Lebrun ou
J.-P. Labarrière, Platon avec V. Goldschmidt, J. Wahl ou L. Robin, etc.
25 - Ce dernier point a plus particulièrement été étudié par É. Dur-
kheim (« L'enseignement philosophique et l'agrégation de
philosophie», réédité in Textes 3 Fonctions sociales et institutions, Éd. de
Minuit, 1975, p. 403 à 436), C. Lévi-Strauss {Tristes Tropiques, 1955,
■
Pion) et P. Bourdieu (« Systèmes d'enseignement et systèmes de
pensées », Revue internationale des sciences sociales, vol. XIX, 1967, p. 367-
388).
26 — En 1991, lors des oraux d'agrégation, on a pu relever les sujets
suivants «Que nous apprennent les animaux? », «La notion d'art naïf»,
:
12
Pouvoir citer, ou mieux « convoquer », Kant, Aristote,
Hegel, Husserl, etc. à l'appui de ses dires, permet aussi
de capter à son profit un peu du capital d'autorité
déposé dans ces auteurs par la croyance collective27.
Mais l'existence d'un corps de spécialistes, c'est-à-dire
d'historiens de la philosophie attitrés consacrant leur vie
à l'étude d'un ou plusieurs de ces auteurs, exerce un
puissant effet de censure et de contrôle croisé sur tous
les producteurs du champ. Cette tâche de contrôle, ou
mieux de « police » interne, qu'exerce l'histoire de la
philosophie peut être expressément revendiquée par les
historiens de la philosophie. Rémi Brague, un normalien
spécialiste d'Aristote et professeur à Paris-I, écrit à ce
propos « Mais même quand elle ne se hisse pas à de
:
tels sommets, l'histoire de la philosophie me semble à
tout le moins assurer dans la vie intellectuelle d'un pays
une certaine hygiène, pour ne pas dire une certaine
police... Une police secrète, qui n'élève jamais la voix,
qui ne se permettra que rarement une dénonciation,
mais qui suffit à qualifier ou disqualifier, aux yeux de
beaucoup bien des discours plus claironnants.
Positivement, elle établit des critères de respectabilité minimale
à qui veut situer dans l'histoire un problème
philosophique. Elle impose comme exigence d'admission à la
parole autorisée le savoir historique élémentaire qui
permet de s'écarter des schémas rebattus quelqu'un
:
qui, par exemple, évoquerait la fameuse expression de
Descartes "comme maîtres et possesseurs de la Nature"
en en situant la source dans les Principes (et non,
comme c'est le cas, dans la sixième partie du Discours
de la méthode) laisserait soupçonner par là qu'il n'a à
dire que des banalités répétitives 28. »
Que nul n'entre ici s'il ne peut réciter le canon. Il est
..
d'ailleurs frappant de constater que même les
philosophes les plus en rupture avec l'orthodoxie
universitaire, ne se privent pas, si tant est « qu'il n'y a pas de
maître sans maître», de citer abondamment les auteurs
les plus prestigieux de la tradition, et ont souvent à leur
actif bon nombre de travaux d'histoire de la philosophie
qui leur ont initialement permis d'asseoir leur légitimité.
Ainsi L. Pinto a pu écrire «Au cours des années 60, les
:
transformations du recrutement universitaire ont eu pour
effet de favoriser l'apparition de projets universitairement
subversifs dans la discipline orthodoxe qu'est, par
excellence, l'histoire de la philosophie. L'accumulation du
capital indispensable à des entreprises audacieuses et
risquées supposait la démonstration, faite dans des œuvres
de jeunesse, d'une maîtrise du commentaire savant il en
:
allait notamment ainsi pour Gilles Deleuze, auteur
d'études sur Hume, Bergson, Kant, Nietzsche et pour
Jacques Derrida, auteur d'études sur Husserl29. »
Charles Soulié
Le rapport au canon diffère sensiblement chez les
étudiants souhaitant vendre leurs compétences
philosophiques sur d'autres marchés, tels que ceux du
journalisme, de l'édition, des arts, etc., et qui sont en général
disponibles pour des sujets moins orthodoxes ou, selon
le mot d'un interviewé, plus « exotiques ». Ce type
d'étudiant s'intéresse peu à l'histoire de la philosophie et,
quand il le fait, il s'oriente plutôt vers des auteurs moins
canoniques, situés sur la partie gauche de l'analyse fac-
torielle, et qui ont pu passer pour des « auteurs
subversifs». Nous pensons plus particulièrement à Marx,
Nietzsche et Freud qui, dans les années 60, furent
souvent présentés comme les « trois maîtres du soupçon » et
servirent d'armes aux philosophes se voulant en rupture
avec l'orthodoxie universitaire centrée sur les
philosophies de la conscience ou du sujet. Dans ce trio, il est
sans doute nécessaire de faire une place à part à
Nietzsche, qui est le plus canonique des trois. Malgré
son absence de système, son anti-rationalisme et un
style plutôt littéraire, il occupe une place relativement
importante à l'épreuve écrite d'histoire de la
philosophie de l'agrégation. Il nous paraît constituer la
concession du jury d'agrégation à la modernité. En effet, on
sait que la philosophie contemporaine française
(G. Deleuze, M. Foucault, J. Derrida, etc.) s'en est
largement réclamée.
La permanence des programmes d'enseignement,
tout comme celle des critères de recrutement des
enseignants, nous semblent être à l'origine de la permanence
des « curiosités » étudiantes. Ainsi en 1971 et 1972, 64,2 %
des maîtrises soutenues à Paris-I (n=386) étaient
consacrées à l'histoire de la philosophie (xxe siècle inclus). Ici
encore, les agrégés de la période 1971-1972 (n=35) se
distinguaient de leurs camarades par un intérêt accru
«L'autorité», «Pourquoi collectionner?», «L'économique et le
politique » « L'écologie science ou idéologie ? », « Eurêka », « La fête » « Le
gracieux», «Le journal intime», «Les mathématiques et le réel», «Les
,
pauvres», «La reproduction», «L'altruisme», «L'ennui», «L'infini», «La
joie», «Malheur aux vaincus», «Le pacifisme», «La pureté des
sentiments », « La politique est-elle nécessairement immorale ? », « Le secret »,
etc.
27 - Dans sa « Note sur les échanges philosophiques internationaux »
(Actes de la recherche en sciences sociales, nos 5-6, 1975, p. 191-199),
L. Boltanski souligne l'effet de « faire-valoir culturel » associé à
l'érudition ostentatoire et à l'accumulation de noms d'auteurs prestigieux.
L'appareil de citations est un élément essentiel de la pompe
philosophique et intellectuelle.
28 -R. Brague, «Élargir le passé, approfondir le présent», Le Débat,
n°72, novembre-décembre 1992, p. 31.
29 - L. Pinto, Les Philosophes entre le lycée et l'avant-garde,
L'Harmat an, 1987, p. 80. Ce phénomène a aussi été souligné par M. Lamont
dans « How to become a dominant french philosopher » American
Journal of Sociology, vol. 93, n° 3, novembre 1987, p. 584-621.
,
Anatomie du goût philosophique 13

pour l'histoire de la philosophie (82,7% s'y étaient
intéressés). Spinoza (n=22), Hegel (n=20), Nietzsche (n=18)
et Kant (n=l6) furent les quatre auteurs les plus étudiés.
On remarque néanmoins quelques changements. Ainsi
en 1971-1972, les sujets afférents au marxisme avaient
attiré 10,6% des étudiants (contre 1,1% dans la période
1983-1989). De même, la philosophie du xxe siècle est
plus souvent étudiée dans la période 1983-1989 (17%),
qu'en 1971-1972 (5%). Ce sont principalement Husserl,
Heidegger et Sartre qui bénéficient de cet intérêt accru
pour la philosophie contemporaine.
La détermination des curiosités étudiantes par le
programme d'agrégation est déjà ancienne. Ainsi en
1938, parlant du «choix» par les étudiants en
philosophie de leur sujet pour le « Diplôme d'études
supérieures» (ancêtre de. la maîtrise), Georges Friedmann
écrivait « II serait intéressant d'éviter que le diplôme
:
Ainsi, la liste des auteurs proposés aux épreuves
d'admissibilité pour le commentaire de textes philosophiques
au concours d'entrée à TENS de la rue d'Ulm se
rapproche beaucoup de celle des auteurs du programme
d'agrégation.
Fait intéressant, les correcteurs supplémentaires
mobilisés lors de la correction des épreuves écrites de
l'agrégation sont presque tous des professeurs de
khâgne, ce qui atteste la symbiose existant entre le
sous-système des classes préparatoires et le concours
d'agrégation. Les concours d'entrée aux différentes
écoles normales peuvent en fait être considérés comme
une sorte de pré-agrégation, ce qui permet de
comprendre la réussite des anciens khâgneux ou des
normaliens au CAPES et à l'agrégation. Les programmes
d'enseignement des universités ne se démarquent guère
non plus. Ainsi entre 1978 et 1988, les auteurs les plus

d'études soit absorbé dans une préparation scolaire de souvent au programme 33 à Paris-I et Paris-IV étaient les
l'examen. Trop souvent, [...) il arrive que l'agrégation suivants
:

"absorbe", pour ainsi dire, le diplôme d'études au lieu Paris-I Paris-IV

;

que le diplôme d'études soit une initiation scientifique,

les candidats se plongent dans le "bachotage" en Platon n=7 Platon n=l9
choisissant un sujet qui ait chance d'être au programme 30. » Kant n=5 Aristote n=l6
Aristote n=5 Nietzsche n=l2
L'histoire des diplômes nous apprend d'ailleurs que le Nietzsche n=5 Hegel n=IO
Diplôme d'études supérieures fut créé à la fin du siècle Heidegger n=5 Kant n=IO
dernier afin de redonner une certaine créativité aux Grecs anciens n=4 Heidegger n=IO
facultés françaises et de « décharger le jury d'agrégation Descartes n=3 Descartes n=8
de toute la partie scientifique de son travail31». Mais Sartre n=3 Malebranche n=6
comme le souligne C. Charle 32, en « rendant obligatoire Hegel n=2 Grecs anciens n=3
le diplôme d'études supérieures pour être candidat à autres n=5 autres n=0
l'agrégation d'histoire en 1894, puis en le généralisant à
l'ensemble des disciplines, on tentait bien de donner un Les deux listes se ressemblent beaucoup, alors qu'on
contenu savant à la formation des professeurs de lycée, a souvent tendance, dans le milieu étudiant, à opposer
mais on infléchissait aussi ce diplôme dans un sens Paris-I la moderniste, plutôt classée à gauche, à Paris-IV
utilitaire » la conservatrice, orientée à droite. L'effet homogénéisa-
.

Mais le programme d'agrégation ne fait pas teur du programme d'agrégation doit y être pour
qu'orienter les recherches étudiantes en direction d'auteurs beaucoup. La présence importante de Heidegger dans ces
rentables dans la perspective du concours, il détermine aussi deux UFR, celle de Malebranche à Paris-IV, celle de
largement les programmes d'enseignement des Sartre et des philosophes mentionnés « Autres »
universités, comme des classes préparatoires. (Bergson, Marx, Adorno, Foucault, Jaspers) à Paris-I
constituent les différences les plus marquantes. Sans doute
Auteurs proposés pour le commentaire de textes
philosophiques (ENS : 1 969- 1 994).
Platon n=8 Arnauld n=2 30 -G. Friedmann, «L'agrégation de philosophie», Bulletin de la
Descartes n=6 Bergson n=2 société française de philosophie, mai 1938, p. 123.
Aristote n=4 Hume n=2 31 -A. Chervel, Histoire de l'agrégation, Éd. Kimé, 1993, p. 180.
Hegel n=4 Lucrèce n=2 32 -C. Charle, La République des universitaires, 1870-1940, Éd. du
Kant n=4 Montesquieu n=2 Seuil, 1994, p. 49.
Leibniz n=4 Pascal n=2 33 -Ces chiffres sont extraits de Goguet (D), Marie d'Avigneau (S),
Nietzsche n=4 Spinoza n=2 Rouvière (M.-D.), Enquête comparative sur les étudiants en philosophie
des universités de Paris-I et Paris-IV, T. D. de méthodologie et de
Rousseau n=4 traitement des données de Dominique Merllié, UER de sciences politiques,
Source Bulletin officiel de l'Éducation nationale. université de Paris-I. 1989.
:
14
est-ce la présence de ces «Autres» et de Sartre, qui
constitue la « modernité » de Paris-I. Effet en retour non
négligeable, les programmes d'enseignement des
universités (déterminés notamment par le profil des
enseignants), contribuent à leur tour à déterminer le champ
des curiosités étudiantes, que ceux-ci se destinent ou
non au professorat.
La détermination des programmes d'enseignement
des universités par l'agrégation est ancienne. Elle
remonte à la fin du xixe siècle, quand les nouvelles
facultés de lettres et sciences, alors en plein essor, ont
commencé à bâtir un cursus et des programmes, le plus
souvent calqués sur ceux de l'agrégation, et destinés à
accueillir les nouveaux candidats aux bourses de licence
et au DES. C'est à partir de ce moment seulement, que
les facultés ont commencé à avoir un public non
négligeable et qu'elles tentèrent de rivaliser avec l'ENS dans
la préparation des candidats au concours de
l'agrégation.
Les universités n'ont d'ailleurs jamais pu, ni sans
doute vraiment voulu (attendu que leurs maîtres ont été
jusqu'à une époque récente principalement recrutés par
cette voie), créer un diplôme ou un titre qui puisse
rivaliser avec l'agrégation. Ceci s'explique sans doute à la
fois par leur faible autonomie vis-à-vis du pouvoir
central, illustration exemplaire du jacobinisme du système
scolaire français, ainsi que par l'existence d'un système
de formation parallèle et concurrent, celui des classes
préparatoires et des grandes écoles, qui capte au sortir
du lycée les meilleurs élèves du secondaire. En
philosophie, l'agrégation joue un rôle clef dans le recrutement
des enseignants du supérieur tandis que le doctorat est
encore peu reconnu. Elle reste la clef de voûte de
l'enseignement philosophique et contribue à la constitution
d'un véritable sens commun qu'on retrouve au
fondement de l'unité de cette discipline. Ce sens commun est
ce que partagent, par-delà leurs oppositions, tous les
philosophes professionnels ou tous ceux souhaitant
jouer un rôle dans le champ philosophique. Il est
constitué notamment d'un ensemble de références
communes, d'une hiérarchie des auteurs et des objets qui
veut que Kant soit jugé plus important que Hume, la
métaphysique plus profonde que l'esthétique, etc. Il
suffit de remarquer le mépris de certains enseignants du
supérieur pour leurs quelques collègues non agrégés
pour se rendre compte de l'importance de l'agrégation.
Il existe dans ce milieu un véritable fétichisme du
concours et du rang à celui-ci et il est frappant de
constater que quarante ou cinquante ans après l'avoir
passée, les universitaires connaissent encore si souvent
leur rang à ce concours ou celui de leurs collègues.
Charles Soulié
L'agrégation, qui n'est pourtant qu'une épreuve scolaire
primitivement destinée à recruter les enseignants du
second degré, paraît constituer pour bon nombre de
philosophes professionnels le seul réfèrent stable
auquel il est possible de rapporter les différentes «
grandeurs » ou prétentions philosophiques.
Hiérarchie et accumulation
Travailler un auteur canonique est donc le placement
le plus rentable qui soit dans la perspective des
concours, et certains enseignants n'hésitent pas à
encourager explicitement ce type de pratique chez les
étudiants se destinant au professorat. L'univers des
problèmes ou des sujets philosophiques paraît s'organiser
autour de deux pôles avec d'un côté les sujets les plus
légitimes, en général centrés sur un auteur canonique et
portant sur des questions de métaphysique ou de
théorie de la connaissance, et qui captent un public
d'hommes à fort capital scolaire qui deviendront les
futurs philosophes professionnels, et de l'autre les sujets
dominés, portant sur des auteurs académiquement
moins reconnus, ou sur des questions d'ordre
esthétique, pratique ou psychologique, dont le public est plus
féminin, scolairement moins doté, et souvent en voie de
reconversion professionnelle. Les hommes
monopolisent le discours le plus théorique ou le plus général, et
en un sens le plus «philosophique», en s'attachant aux
objets les plus «durs», tandis que les femmes sont
renvoyées du côté du particulier, de la pratique, du sensible
ou de l'empirie, c'est-à-dire du côté des objets les plus
«mous». Comme l'a expliqué une jeune normalienne
« Les gros concepts heideggeriens, ça fait pas joli dans la :
bouche d'une fille. »
On remarque ainsi que les anciens khâgneux et
normaliens, dont on a vu plus haut qu'ils se déclaraient
souvent intéressés par le professorat, ont un comportement
qui diffère nettement de celui de leurs camarades.
Beaucoup ont travaillé sur un auteur canonique et les sujets
ne portant pas sur l'histoire de la philosophie ont attiré
moins d'un normalien sur dix34. De leur côté, les simples
étudiants (non prépas) se sont deux fois plus souvent
orientés vers les « minores » (Histoire jusqu'au xixe) que
vers les auteurs canoniques.
34 - Un caïman a pu ainsi nous dire que la première question qu'un
normalien philosophe pose à un autre normalien philosophe était « Sur
qui tu travailles ? », et non « Sur quoi tu travailles ? ».
Anatomie du goût philosophique
Origine scolaire et type de sujet
non prépas prépas ENS ensemble
Canoniques 14,9% 31,2% 47,3% 22,7%
Jusqu'au XIXe 28,7% 36,4% 25,2% 28,2%
XXe 14% 17,2% 18% 15,3%
Non historiques 42,4% 15,1% 9,4% 33,8%
Total 100% 100% 100% 100%
n= 516 250 95 861
KANT ET LE PROBLEME
DE LA REPRÉSENTATION*
Sujet abordé par un normalien (Fontenay) devenu
agrégé, né en banlieue parisienne, dont le père est
cadre supérieur (doctorat) et la mère sans profession
(licence de droit). Après avoir obtenu deux
baccalauréats (C et A) à Henri IV (mention bien), il est entré
dans la khâgne de ce lycée. Parlant de son sujet de
maîtrise, celui-ci a écrit: «Objet: lire et clarifier
pour moi l'Analytique Transcendantale et la fonction
médiatrice de l'imagination. Suivre Kant dans le détail
de ses analyses. » Au moment où nous le contactons,
il est AMN (allocataire moniteur normalien) après
avoir été pendant deux ans professeur de philosophie
dans une capitale européenne dans le cadre de son
service militaire (VSNA). Cet étudiant a aussi
soutenu un DEA portant sur la théologie d'Aristote :
« Intention : préparer le travail de thèse actuellement
en cours, se perfectionner en grec, s'initier au
commentaire relatif à la philosophie antique. » Ses
philosophes préférés sont Platon, Aristote, Kant, Husserl,
Heidegger, Hegel : « Dans le cas d'Aristote, de Kant
et de Husserl, je dirais l'honnêteté foncière de ces
penseurs qui s'efforcent de rester à la portée de
"l'entendement commun", même s'ils effectuent un
renversement. Pour Platon et Hegel, les "élans" de la
pensée, la mobilité et la vie qui animent leurs œuvres
respectives. Enfin, Heidegger dans la mesure où il
s'est toujours mis en quête de déterminer ce que
visent fondamentalement toutes les grandes
philosophies même si c'est à leur insu. Le problème
de l'unité des projets philosophiques et de la
philosophie dans son développement historique reste
pour moi un des thèmes essentiels de tout travail
philosophique moderne. »
* - Les encadrés de cet article ont été réalisés sur la base des
données recueillies lors d'une enquête de suivi professionnel
menée par questionnaires auprès d'anciens étudiants de maîtrise
de Paris-I contactés quatre ans après leur inscription en maîtrise.
15
Ce sont donc les étudiants les plus consacrés par
l'institution, qui se sentent les plus autorisés, et sont
aussi les plus encouragés, à manipuler ces biens sacrés
que sont les grands auteurs. À la hiérarchie académique
des sujets correspond une hiérarchie des étudiants
appelés (au sens de la vocation qui est un appel) à les
traiter. En consacrant leur maîtrise à Leibniz, Hegel,
Kant, etc., le groupe scolairement dominant des khâ-
gneux et des normaliens obéit à une logique du
« noblesse oblige » qui se concilie parfaitement avec les
impératifs de l'agrégation. En étudiant d'abord « les
classiques», ces élèves font aussi preuve d'une docilité et
d'un conformisme qui n'ont rien de surprenant quand
on connaît leur scolarité antérieure. Habitués à
subordonner tous leurs efforts intellectuels à la réussite aux
concours, ils ne font guère que reproduire un
comportement fortement encouragé dans les classes
préparatoires. Comme a pu nous l'expliquer un caïman
:
« Quand un auteur arrive au programme (de
l'agrégation), la tentation est grande de travailler sur lui. Il faut
savoir résister. » Du reste nombreux sont les khâgneux
qui, par la suite, s'orienteront vers le professorat. Dans
l'échantillon étudié ici, les anciens élèves de classes
préparatoires (normaliens compris) constituent 41 % de la
population totale, mais 74% de celle des certifiés et
89% de celle des agrégés. La khâgne est donc bien le
foyer véritable de la reproduction tant du corps
enseignant que des cadres mentaux et intellectuels des futurs
philosophes professionnels. L'étude plus détaillée du
comportement des anciens élèves de classes
préparatoires permet de dégager la hiérarchie implicite des
auteurs et des sujets qui a cours dans ce milieu. Tous les
auteurs canoniques ont un taux d'anciens élèves de
classes préparatoires supérieur à la moyenne. Ce taux
est particulièrement élevé chez Leibniz et Spinoza, ce
qui explique leur position excentrée sur l'analyse facto-
rielle, tout à droite du premier axe. Leibniz se distingue
aussi par un taux record de normaliens. D'un point de
vue scolaire, Leibniz est le sujet le plus distinctif qui soit.
Et de fait, l'étude de ce philosophe demande des
compétences rares (connaissance du latin, du calcul
différentiel, etc.). Consacrer sa maîtrise à Leibniz permet à la
fois d'étudier un auteur canonique et systématique utile
pour les concours et en même temps d'éviter ces
auteurs par trop fréquentés que sont Kant et Hegel.
L'étude de Spinoza offre un résultat à peu près
comparable, et le monisme panthéiste de celui-ci permet
aussi de se distinguer de l'idéalisme ou du spiritualisme
diffus qui forme le fond du canon philosophique depuis
Victor Cousin. Si pour Kant et Hegel le taux d'anciens
élèves de classes préparatoires est nettement supérieur à
16 Charles Soulié

Passage par classe préparatoire et type de sujet: maîtrise Paris-I (1983-1989)

nombre étudiants passés par étudiants nombre étudiants passés par étudiants
d'étudiants classe préparatoire normaliens d'étudiants classe préparatoire normaliens
Leibniz 10 90% 60% Rousseau 30 37% 10%
Spinoza 37 78% 24% Psychanalyse 26 35% 0%
Descartes 21 67% 19% Nietzsche 55 33% 5%
Husserl 24 67% 33% Marx 13 31% 15%
Heidegger 27 60% II % Philo politique 42 26% 7%
Kant 58 55% 17% Morale 35 26% 3%
Hegel 35 54% 26% Sciences sociales 15 20% 7%
Autres/inconnus 49 53% 8% Esthétique 115 19% 2%
Autres xixe 45 49% 9% Philosophie des sciences 24 17% 0%
Platon 27 48% 11% Sartre 16 6% 0%
Aristote 15 47% 27% Ensemble 883 41 % 11%
Autres XXe 43 42% 9% Le tableau se lit comme suit : sur 10 étudiants ayant consacré leur mémoire à
Leibniz, 90% sont passés par une classe préparatoire et 60% par une ENS.

:
Antiquité/Médiévale 39 41 % 15%
Philosophie analytique 21 38% 10% Tous les normaliens sont passés par une classe préparatoire. La catégorie
XVe-XVIIIe «autres inconnus» comprend notamment les sujets de philosophie de la
61 38% 10% religion, philosophie générale, etc.
la moyenne, il s'en rapproche dans le cas d'Aristote et de trises non soutenues. Enfin, si 41% des « platonisants »
Platon. Platon est le plus singulier des canoniques. Le (sans doute vaudrait-il mieux ici parler de «platoni-
taux de normaliens y est tout à fait moyen et une étude santes ») disent se destiner au professorat, aucun(e) n'est
plus attentive de son public révèle que celui-ci est très devenu(e) agrégé(e) et seul le CAPES, mais dans une
féminin et qu'il compte un pourcentage élevé de proportion importante, leur a été accessible.
Sexe, âge, origine scolaire et type de sujet: maîtrise Paris (I983-I989)
I

nombre hommes 23 ans salariés entrés par non veulent devenir sont devenus sont devenus
d'étudiants et moins équivalence soutenance enseignants agrégés certifiés
Marx 13 92% 31% 31% 17% 46% 15% 8% 15%
Hegel 35 83% 51% 14% 3% 21% 34% 18% 21%
Heidegger 27 78% 67% 26% 16% 19% 37% 7% 22%
Husserl 24 71% 58% 29% 14% 12% 33% 33% 25%
Descartes 21 71 % 62% 14% 12% 29% 25% 32% 32%
Sciences sociales 15 67% 33% 20% 43% 13% 13% 7% 0%
Philo des sciences 24 67% 21% 33% 35% 50% 13% 4% 8%
Aristote 15 67% 53% 7% 7% 20% 27% 27% 13%
XXe 43 67% 45% 21% 9% 38% 33% 7% 12%
Philosophie analytique 2 62% 62% 33% 10% 43% 38% 5% 5%
XVe-XVIIIe 61 60% 43% 32% 16% 29% 33% 5% 18%
1

Rousseau 30 60% 40% 33% 3% 27% 29% 7% 30%

Kant 58 60% 46% 22% 9% 23% 30% 18% 21%
Sartre 16 56% 25% 44% 12% 19% 31% 0% 6%
Autres/ inconnus 49 55% 53% 16% 11% 25% 22% 10% 14%
Spinoza 37 54% 70% 8% 3% 30% 42% 23% 26%
Nietzsche 55 53% 42% 20% 4% 37% 19% 4% 7%
Morale 35 51% 23% 43% 24% 30% 23% 0% 3%
Esthétique 115 50% 33% 39% 15% 42% 20% 0% 1%
Leibniz 10 50% 90% 10% 12% 10% 30% 33% 44%
XIXe 45 49% 52% 16% 16% 30% 16% 9% 20%
Philosophie politique : 42 48% 37% 36% 19% 38% 19% 9% 7%
Psychanalyse 26 46% 16% 42% 27% 31% 8% 0% 0%
Antiquité/Médiévale 39 46% 38% 15% 24% 44% 26% 8% 3%
Platon 27 44% 56% 22% 8% 37% 41% 0% 30%
Ensemble 883 58% 44% 26% 14% 32% 26% 9% 13%
Le tableau se lit comme suit: sur les 13 étudiants ayant consacré leur mémoire à Marx, 92% sont des hommes, 31 % avaient 23 ans ou moins au
moment de leur inscription en maîtrise, 31 % étaient salariés, 17% disposaient d'autres équivalences, 46% n'avaient pas soutenu leur maîtrise
(MNS), 15% avaient déclaré vouloir devenir enseignant sur leur dossier pédagogique, 8% sont devenus agrégés et 15% certifiés. La dernière ligne
Ensemble donne ces résultats pour tous les étudiants.
Anatomie du goût philosophique 17

En fait, les performances scolaires des « platoni-
sants » s'accordent avec leurs caractéristiques scolaires
initiales et il semble bien que Platon soit le plus
« déprimé » des auteurs canoniques. Le côté littéraire de
la philosophie platonicienne, son accessibilité plus
grande, et par voie de conséquence sa diffusion plus
importante dans le public cultivé, en font un auteur un
peu dévalué dans le champ philosophique et par là
plus accessible pour ceux qui, en raison de leur
trajectoire scolaire ou de leur sexe, y occupent une position
dominée. Un normalien a pu ainsi nous expliquer
«Tout le monde a accès à Platon à partir de la
terminale... » Platon s'opposerait ici nettement à Aristote,
philosophe plus technique, de fait réservé aux
listes (le taux de normaliens y est élevé), et peu
susceptible d'usages mondains. De ce point de vue, il est
possible d'établir un classement des auteurs en fonction de
leur degré d'accessibilité ou de diffusion dans le public
cultivé. Celui-ci opposerait les auteurs ésotériques tels
que Leibniz, Spinoza, Husserl, Kant, Hegel, etc., en
général abordés par les futurs philosophes
professionnels, qui tendent ainsi à avoir le monopole de la
manipulation des biens les plus légitimes, aux auteurs plus
exotériques comme Nietzsche, Marx, Montaigne, Pascal
ou même Platon qui semblent d'un accès plus facile
: que les premiers et sont plus souvent diffusés en livre
de poche. Ce classement oppose la partie droite de
l'analyse factorielle à sa partie gauche.

Origine sociale et type de sujet: maîtrise Paris-I (1983-1989)

nombre parents cadres parents parents prof. parents d'origine non étudiants étudiants nés
d'étudiants sup. ou prof. lib. enseignants interm. populaire réponse boursiers à Paris
Heidegger 27 59% 22% 11% 0% 7% 0% 37%
Psychanalyse 26 38% 4% 8% 27% 23% 8% 23%
Esthétique 115 35% 12% 10% 17% 25% 5% 31%
XVe-XVIIIe 61 34% 18% 7% 20% 20% 8% 30%
Aristote 15 33% 13% 7% 7% 40% 7% 20%
Sciences sociales 15 33% 13% 13% 20% 20% 40% 33%
Morale 35 31% 9% 6% 14% 40% 14% 31%
Platon 27 30% 18% 11% 11% 30% 7% 30%
Hegel 35 29% 26% 6% 17% 23% 20% 26%
Autres/inconnus 49 29% 16% 4% 27% 24% 16% 33%
Descartes 21 29% 14% 0% 19% 38% 19% 10%
XXe 43 28% 16% 2% 14% 40% 9% 21%
Kant 58 28% 12% 9% 17% 34% 9% 24%
Nietzsche 55 24% 1% 9% 24% 33% 16% 29%
1

Spinoza 37 24% 35% 5% 14% 21% 22% 30%

Marx 13 23% 23% 0% 0% 54% 8% 31%
XIXe 45 22% 1% 11% 9% 47% % 31 %
1

11

Philo, des sciences 24 21% 8% 21% 17% 33% 12% 33%

Philo, politique 42 21% 12% 17% 7% 42% 12% 29%
Rousseau 30 20% 13% 23% 10% 33% 7% 27%
Leibniz 10 20% 10% 10% 20% 40% 0% 30%
Philo, analytique 21 19% 33% 19% 5% 24% 14% 20%
Sartre 16 19% 0% 31% 31 % 19% 19% 25%
Antiquité/Médiévale39 18% 13% 5% 23% 41 % 18% 23%
Husserl 24 12% 37% 4% 4% 29% 21% 17%
Ensemble 883 28% 16% 9% 16% 31% 12% 28%

Le tableau se lit comme suit: sur 27 étudiants ayant consacré leur mémoire à Heidegger 59% ont des parents cadres supérieurs/professions
libérales, 22% sont fils d'enseignants, % sont issus des professions intermédiaires, aucun n'est d'origine populaire, 7% n'ont pas donné la
profession de leurs parents, aucun n'est boursier et enfin 37% sont nés à Paris. La dernière ligne Ensemble donne ces résultats pour tous les
II

étudiants.
18 Charles Soulié

Profession du père et type de sujet

(population globale)
professeur cadre sup. profession employé/ouvrier non ensemble
instituteur prof, libérale intermédiaire artisan/commerçant réponse
Canoniques 29,1 % 22,6% 18,8% 23,6% 22,7% 23%
Jusqu'au XIXe 26,6 % 24,2 % 27% 29,9% 31,2% 27,5%
XXe 22,5% 15,8% 14,1% 13,2% 12,6% 14,8%
Non historiques 21,6% 37,3 % 40% 33,3 % 33,4% 34,7%
Total 100% 100% 100% 100% 100% 100%
n = 120 252 85 144 282 883

On ne remarque guère de différences dans l'origine
sociale du public des auteurs canoniques et, à un niveau
plus général, cette variable semble assez peu intervenir
dans le choix, par les étudiants, de leur sujet de
recherche. L'effet de l'origine sociale paraît ici fortement
médiatisé par la réussite scolaire antérieure des étudiants.
Ainsi, les enfants d'enseignants se distinguent par leur
intérêt pour les auteurs canoniques et la philosophie du
xxe siècle (Husserl et la philosophie analytique
notamment). Le fait que plus des deux tiers soient passés par
une classe préparatoire (contre 40,6 % de l'ensemble des
étudiants)35, et que 18,7% soient devenus agrégés
(contre 8,6% de l'ensemble) explique sans doute ces
taux élevés. Le comportement des enfants de cadres
supérieurs est, de ce point de vue, intéressant. Ils sont
souvent passés par la khâgne, mais se déclarent moins
intéressés par le professorat que les autres étudiants. La
résultante de ces tendances contradictoires est qu'ils
abordent un peu moins souvent les auteurs canoniques,
et qu'ils manifestent un intérêt plus grand pour ce qui
n'est pas l'histoire de la philosophie (esthétique,
philosophie morale ou politique, etc.).
Quant aux étudiants issus des professions
intermédiaires, dont la scolarité antérieure est en général plutôt
faible (ils sont rarement passés par la khâgne), ils
manifestent leur éloignement par rapport aux valeurs les plus
scolaires, en s'intéressant peu aux auteurs canoniques et
en s'orientant davantage vers ce qui n'est pas l'histoire de
la philosophie. Enfin, les étudiants d'origine populaire se
singularisent assez peu. Le taux d'auteurs canoniques y
est égal à la moyenne, mais on remarque un intérêt plus
prononcé pour les philosophes regroupés sous
l'appellation «Histoire jusque xixe». Nous pensions d'abord
qu'en raison de leur intérêt pour le professorat, les
étudiants d'origine populaire s'intéresseraient plus aux
auteurs canoniques que les autres étudiants. Tel n'est pas
le cas. Néanmoins, si on isole le groupe des anciens
élèves de classes préparatoires, et qu'on étudie en son
sein le comportement des élèves d'origine populaire,
l'origine sociale joue un rôle déterminant.

Profession du père et type de sujet (classes préparatoires seulement)

professeur cadre sup. profession employé/ouvrier non ensemble
instituteur prof, libérale intermédiaire artisan/commerçant réponse
Canoniques 31,3% 32, % 40% 45,1% 35,5 % 35,1%
Jusqu'au XIXe 30,1 % 28% 27,4%
1

23,5% 27,6% 26,8%

XXe 20,5% 16,5% 12% 13,7% 8,4 % 17,1%
1

Non historiques 8, % 27,8% 20% 13,7% 18,4% 20,8%

1
1

Total 100% 100% 100% 100% 100% 100%

n = 83 115 25 51 76 350

Ce sont les khâgneux d'origine populaire qui abordent
le plus fréquemment un auteur canonique. À l'inverse, les
enfants de cadres supérieurs/professions libérales le font
moins que la moyenne, et s'intéressent deux fois plus
souvent que les premiers à ce qui n'est pas l'histoire de la
philosophie. D'une manière générale, plus on monte dans la
hiérarchie sociale, moins les élèves s'intéressent aux
auteurs canoniques et à l'histoire de la philosophie, et plus
ils se tournent vers des sujets qui lui sont extérieurs. Ce
comportement s'accorde avec leurs intentions
professionnelles, attendu qu'au sein de la population des classes pré-
35 - 40,6 % des étudiants sont passés par une classe préparatoire, mais
c'est le cas de 68,2 % des enfants d'enseignants, 46,3 % de ceux des
cadres supérieurs, 29% de ceux des professions intermédiaires et de
37,1 % des étudiants d'origine populaire.
Anatomie du goût philosophique
paratoires, ce sont surtout les élèves d'origine moyenne ou
populaire qui souhaitent devenir enseignant36, tandis que
leurs camarades pensent plus souvent à se reconvertir.
Il nous semble que le classicisme redoublé de ces
khâgneux en matière de choix de sujet, s'il peut être
rapporté à leurs intentions professionnelles, doit aussi être
rapproché de leurs autres pratiques tant scolaires que
culturelles. En effet, les khâgneux d'origine populaire
paraissent lancés dans un processus d'accumulation de
leur capital culturel et philosophique initial les obligeant
à fréquenter d'abord les œuvres classiques et consacrées
par l'école, en laissant provisoirement de côté les auteurs
modernes ou critiques. Au plan philosophique, ces
élèves paraissent condamnés à une sorte de «
classicisme», et peut-être aussi d'orthodoxie, tandis que leurs
camarades plus favorisés pourront se permettre, dès
l'année de maîtrise, soit de s'intéresser à ce qui n'est pas
l'histoire de la philosophie, soit d'aborder les auteurs
canoniques, mais en les référant à des philosophes plus
modernes, et pourront exhiber ainsi une familiarisation
plus ancienne aux valeurs culturelles dominantes.
MORALITÉ ET POLITIQUE CHEZ KANT
Sujet abordé par une fille de manœuvre d'origine provinciale
passée par la khâgne. Nous l'avons interviewée alors qu'elle
passait le CAPES pour la deuxième fois et avait de gros
problèmes pour financer ses études : « L'année prochaine, il faut
que je travaille. Donc il faut que je trouve un poste de
maître-aux [...] Il faudrait que je travaille parce que je
commence à... Ça fait ma deuxième année de préparation aux
concours, enfin je fais un DEA cette année pour avoir
quelque chose, mais c'est suffisant. J'ai plus envie de faire,
d'étudier... Je crois, enfin j'aimerais, j'aimerais surtout avoir un
confort matériel. Donc un métier. » Les préférences de cette
étudiante vont plutôt à la philosophie classique : « parce que
je pense qu'il faut passer par là. Et moi, de toute façon, j'ai
tellement à faire avec les auteurs très classiques qui sont au
programme que j'en demande pas plus». Elle ne connaît
donc guère les philosophes contemporains : « Ben je vais
vous avouer quelque chose, j'en ai pas lu beaucoup... Je
peux pas dire que j'ai des préférés. En terminale j'aimais bien
Nietzsche, mais je le comprenais pas. J'ai lu quelques lignes
de Deleuze sur Nietzsche et quelques lignes de Sartre, mais
je ne les connais pas vraiment. Et puis ça dépend aussi des
cours que j'ai, c'est-à-dire je découvre, j'en découvre tous
les jours. Ils me deviennent sympathiques au fur et à mesure
où j'entends parler d'eux si le cours est bien fait. Je
commence à admirer sérieusement Kant... Enfin, je sais pas.
D'avoir produit tout ce qu'il a produit, euh, c'est quand
même génial. C'est vrai que c'est une coupure radicale. »
19
Mais d'autres logiques d'accumulation du capital
philosophique sont possibles. Nous pensons notamment à
certains étudiants socialement déclassés, en général
scolairement peu dotés et entretenant un rapport plutôt
malheureux à l'institution scolaire, qui, sous l'influence
d'enseignants critiques ou modernistes, brûlent les étapes,
c'est-à-dire ne suivent pas le cursus obligé de l'initiation
philosophique légitime (Platon, Descartes, Kant...), et
orientent dès le début de leur formation tous leurs
investissements en direction d'auteurs d'avant-garde ou
emblématiques d'une certaine modernité (Althusser, Blanchot,
Bataille, Freud, Foucault, Lacan, Beckett, Derrida,
Rimbaud, Kafka, etc.) en ne se souciant guère d'apprendre les
classiques. L'axiomatique transgressive rencontre un
grand succès auprès de ces étudiants, qui peuvent être
davantage familiers avec la notion de « pharmakon »
qu'avec le système platonicien, ou avec la pensée de
Lacan ou d'Althusser qu'avec celle de Freud ou de Marx,
et qui savent en général que les concours de recrutement
du secondaire ne sont pas pour eux. Ils tiennent d'ailleurs
souvent un discours très critique à leur égard. L'université
peut ainsi produire, sur ses marges, des autodidactes d'un
genre nouveau, structurellement voués à une position
critique vis-à-vis de l'orthodoxie et de l'institution
philosophiques, et qui ne manqueront pas de s'allier avec les
hérésiarques en lutte contre cette même orthodoxie.
Une alternative scolaire
Les minores, c'est-à-dire les philosophes regroupés
sous l'appellation «jusque xixe», paraissent offrir une
solution de rechange aux étudiants souhaitant travailler
sur un auteur académiquement reconnu, mais qui ne se
sentent scolairement ou socialement pas suffisamment
« autorisés » pour aborder un auteur canonique. Ainsi on
a vu plus haut que pris dans leur ensemble, les étudiants
d'origine populaire se distinguaient par un intérêt accru
pour les minores. Il en est de même pour les simples
étudiants quand on rapporte leur comportement à celui des
élèves de classes préparatoires 14,9% des premiers ont
:
abordé un auteur canonique et 28,7% des minores-, à
l'inverse, 31,2% des khâgneux se sont intéressés à un
canonique et 36,4 % aux minores. Le comportement des
femmes va aussi à l'appui de cette hypothèse.
36-12,7% des étudiants sont devenus certifiés, mais c'est le cas de
18.8% des étudiants d'origine populaire, de 16,9% des enfants
d'enseignants, contre 10,9% des enfants de cadres supérieurs et 10,4% de
ceux issus des professions intermédiaires. 8,6% des étudiants sont
devenus agrégés, soit 18,7% des enfants d'enseignants, 11,4% des
étudiants d'origine populaire, 6,6% des enfants de cadres supérieurs et
5,8% des étudiants issus des professions intermédiaires,
20 Charles Soulié

Sexe et type de sujet Nietzsche, Schopenhauer, etc.). Ces auteurs offrent

autant de façons de penser la vie, de penser sa vie, ce qui
hommes femmes ensemble les distingue des philosophes systématiques et plus
Canoniques 24,9% 21,1% 23,3% techniques situés à droite. L'intellectualisme des étudiants
Jusqu'au XIXe 26,9% 29,3% 27,9%
XXe scolairement dominants s'opposant ainsi aux
17,8% 11,5% 15,2% préoccupations plus pratiques et plus existentielles des dominés.
Non historiques 30,3% 38,1% 33,5% Concernant l'origine sociale du public des minores,
Total 100% 100% 100% on note déjà une dispersion plus importante que chez les
n= 505 365 870 auteurs canoniques. Les auteurs ayant le plus de
légitimité dans le champ philosophique universitaire ont un
Les hommes abordent plus souvent les auteurs recrutement social plus élevé. Deux ensembles
canoniques ou les philosophes du xxe siècle que les femmes, s'opposent avec d'un côté Montaigne, Nietzsche et certains
tandis que ces dernières 37, qui sont pourtant aussi philosophes de l'Antiquité (Epicure notamment), et de
souvent passées par une classe préparatoire que les l'autre le regroupement intitulé xve-xviiie qui agrège des
hommes, s'intéressent plus souvent aux minores, ou à auteurs dont la légitimité académique est plus élevée
des sujets extérieurs à l'histoire de la philosophie (Hume, Locke, Hobbes ou la philosophie française du
(esthétique, psychanalyse, philosophie morale, etc.). Cette xviiie) et dont on a vu qu'ils recueillaient un taux
distribution sexuelle des sujets se retrouve chez les élèves d'anciens élèves de classes préparatoires et de normaliens
de l'École normale, et tout se passe comme si, en raison proche de la moyenne. Les philosophes du premier
de leur sexe, les femmes ne se sentaient, elles aussi, pas groupe sont autant d'auteurs pouvant servir de « refuge »
suffisamment autorisées pour aborder les canoniques ou à ceux que la tradition canonique intimide, et leur public
les auteurs les plus modernes. nous paraît particulièrement dominé. Comptant une forte
Mais le groupe des minores n'est pas homogène. proportion de femmes, d'une origine sociale peu élevée,
Ainsi, les regroupements intitulés xixe, et n'ayant qu'un faible taux d'anciens khâgneux, ce
Antiquité/Médiévale, xve-xviiie ainsi que Rousseau, ont un taux d'anciens public, qui soutient plus rarement sa maîtrise, s'oppose
khâgneux assez proche de la moyenne, ce qui explique point par point à celui des auteurs canoniques.
leur position au centre de l'analyse factorielle. À Professionnellement, ce type d'étudiant(e) est peu susceptible
l'inverse, Nietzsche, Marx, ainsi que Schopenhauer et d'accéder à un poste d'enseignant titulaire et lors de
Montaigne 38 n'ont attiré que peu d'anciens khâgneux et pour l'enquête de suivi professionnel, nous avons remarqué
les deux derniers aucun normalien. Ces différents qu'après leurs études de philosophie, ces femmes
penseurs ont en commun d'avoir produit une critique de la avaient de fortes probabilités de se retrouver dans la
métaphysique ou des grandes philosophies à caractère
systématique. Ces dernières, rassemblées sur le côté droit
de l'analyse factorielle, tiennent une place de choix au 37 - Le taux de passage en classes préparatoires est pourtant le même
programme d'agrégation et sont souvent étudiées par les pour les hommes que pour les femmes.
futurs philosophes professionnels. On remarquera aussi 38 -En raison de la faiblesse de leurs effectifs (inférieurs à 10),
le caractère nettement plus « existentiel » des philosophes Montaigne, Schopenhauer, Kierkegaard, Pascal et Foucault n'ont pas été
figurés sur les tableaux. On pourra ici se référer à l'analyse factorielle
situés à gauche (Kierkegaard, Sartre, Montaigne, pour identifier leur public.

LA SAGESSE ET LE PLAISIR CHEZ PLATON ET EPICURE

Sujet abordé par une Parisienne dont le père est commerçant (certificat d'études) et la mère attachée d'administration
(licence). Après une année d'hypokhâgne, elle s'est inscrite en philosophie à Paris-I, a soutenu une maîtrise, puis a
obtenu un Certificat d'Aptitude aux Fonctions de Bibliothécaire à Nanterre. Au moment où nous la contactons, elle est
adjoint administratif de bibliothèque à la ville de Paris et se déclare satisfaite de son travail : « II me permet d'être en
contact avec la production culturelle et éditoriale. De "voir passer" des livres qui sont des oeuvres. D'être dans un lieu
qui n'obéit pas à une logique marchande, et de parler avec les publics.» Ses philosophes préférés sont Epicure et
Clément Rosset: «Je me sens proche de la pensée matérialiste. Peut-être Epicure, parce qu'il a un langage simple et un
ton serein, Texprime-t-il le mieux. Clément Rosset appartient lui aussi au même courant; parle très bien du réel dans
ses livres et se tient à l'écart, avec force, de toutes les idéalisations. Il sait être accessible et tonique, comme Epicure... »
Anatomie du goût philosophique
LES FIGURES DE SOCRATE DANS
LA PHILOSOPHIE DE NIETZSCHE
Sujet abordé par une étudiante d'origine provinciale (non
passée par la khâgne) qui fut successivement employée de
librairie, surveillante d'internat, puis maître auxiliaire en
philosophie dans un lycée privé de la banlieue parisienne. Son
père est retraité des armées (niveau certificat d'études) et
sa mère sans profession. Elle se déclare satisfaite de son
emploi de maître auxiliaire : « Parce que je fais de la
philosophie tous les jours! Même si quelquefois des moments
"douloureux" lorsque cela "ne passe pas". L'impression
d'avoir trouvé un équilibre après des hésitations face à
l'enseignement. Bons rapports avec les élèves. » Son philosophe
classique préféré est Nietzsche, son contemporain préféré
Lévinas : « Nietzsche "classique" donc, découvert
véritablement en licence, s'ouvrait alors une autre façon de
philosopher.. Mais cette préférence n'est pas celle du disciple
"béat". Lévinas pour ce retour à l'éthique, pour le regard
sur l'autre. Je ne peux qu'en citer deux ?.. . Kant aussi. »
petite ou moyenne fonction publique ou dans l'auxilia-
riat. En l'absence de capital économique et surtout social,
elles ont le plus grand mal à rentabiliser
profes ionnel ement leurs études de philosophie. Lors des interviews,
nous avons d'ailleurs été frappés par le caractère souvent
résigné de leurs propos. Leurs auteurs de prédilection,
dont les prétentions théoriques ne sont en général pas
très élevées, nous semblent avoir la particularité de
proposer une forme de sagesse pratique en affinité avec leur
habitus et leur position sociale.
Mais ces mêmes auteurs peuvent aussi servir à
critiquer l'orthodoxie universitaire. Nietzsche, par exemple,
peut être considéré de deux manières. Il bénéficie d'une
certaine reconnaissance académique, mais sert aussi de
référence aux étudiants souhaitant critiquer, « dépasser»,
ou simplement prendre des distances vis-à-vis d'un
rationalisme universitaire souvent jugé scolaire et sans vie.
Ainsi, la philosophie nietzschéenne sert souvent aux
étudiants pour mettre en scène l'opposition entre
philosophe créateur et simple professeur, et sans doute
trouve-t-on là une des raisons de son succès. Nietzsche,
le « philosophe artiste » est fréquemment opposé aux
« ouvriers de la philosophie » que sont Kant et Hegel,
tous deux producteurs d'une philosophie pour
professeurs39, et dont on a vu plus haut l'importance au
programme d'agrégation. Mais d'autres auteurs comme
Spinoza, les sceptiques, les cyniques, Marx, Freud, ou des
spécialités comme la philosophie morale ou politique,
l'esthétique et même la philosophie des sciences, sans
21
oublier le recours aux modernes (Heidegger, Foucault,
Derrida, etc.) dans le traitement des sujets les plus
classiques, peuvent aussi, à des degrés variables, avoir cette
même fonction. En abordant la question des différents
usages possibles d'un même auteur ou d'un même sujet,
on se heurte aux limites de la méthode employée ici, qui
a consisté à coder les sujets de recherche en se référant
essentiellement au titre des travaux. Si cette méthode
s'est avérée efficace pour construire à grands traits
l'espace des sujets et des étudiants appelés à les traiter, elle
ne parvient guère à saisir la diversité des usages
(orthodoxes ou hétérodoxes) et des modalités possibles dans
le traitement d'un même auteur ou d'un même sujet.
De même, notre caractérisation rapide du public de
Nietzsche, Platon ou des autres philosophes, ne doit pas
masquer la diversité des sujets, et donc des publics
potentiels d'un même auteur. Ainsi un sujet portant sur «La
pédagogie platonicienne», ou sur «La réminiscence chez
Freud et Platon», a de fortes probabilités d'être traité par
une fille à faible capital scolaire (la pédagogie, comme la
psychanalyse, étant des objets plutôt féminins). À l'inverse,
se lancer dans un « Commentaire du Parménide » dénote
un haut niveau d'ambition théorique et a toutes les
chances d'être traité par un garçon, au moins passé par la
khâgne. Autre exemple, lors du codage des sujets de
recherche, nous avons regroupé les sujets concernant
Kant, que ceux-ci portent sur sa morale, son esthétique, sa
théorie de la connaissance, etc. Mais de même que ces
différentes « régions » du système kantien n'ont pas la même
légitimité dans l'univers philosophique, elles n'ont pas non
plus le même public. 50 % des étudiants ayant consacré
leur maîtrise à Kant ont travaillé sur sa théorie de la
connaissance, mais c'est le cas de 66% des normaliens, de
75% des certifiés et de 80% des agrégés. Le sexe joue
aussi, attendu que 60 % des hommes se sont penchés sur
sa théorie de la connaissance, contre 35 % des femmes.
Certains objets sont donc plus nobles que d'autres et
captent une clientèle scolairement plus dotée, et souvent plus
masculine. La métaphysique, la théorie de la connaissance
font partie de ces objets ou spécialités dominantes. Leur
connaissance permet d'adopter le point de vue dominant
dans cet univers, c'est-à-dire celui censé être le plus
profond ou le plus théorique, et en un sens le plus
philosophique.
39 - Nietzsche écrit à ce propos « Kant restait attaché à l'Université, se
soumettait aux gouvernements, il gardait les dehors d'une foi
:
religieuse, supportait de vivre parmi des collègues et des étudiants il est
donc naturel que son exemple ait produit surtout des professeurs de
:
philosophie et une philosophie de professeur», Considérations
inactuelles 3 et 4, ■< Folio », Gallimard, 1990, p. 29.
22
Une modernité très conforme
L'opposition évoquée précédemment entre une
philosophie à caractère existentiel, souvent plus littéraire, et
une philosophie plus intellectualiste, se retrouve quand
on étudie les auteurs du xxe siècle. Ainsi, le public de
Sartre s'oppose fortement à celui de Heidegger et de
Husserl. Sartre ne compte qu'un faible taux d'anciens
élèves de classes préparatoires et aucun normalien.
Comprendre cette distribution demande notamment à ce
qu'on remonte au programme d'agrégation et au
jugement des professeurs de khâgne sur Sartre. Sartre tient
une place nettement moins importante à l'agrégation que
Husserl et, en khâgne, la réputation de « rigueur » du
premier est souvent opposée au côté « littéraire » du second,
et c'est notamment au travers de jugements sibyllins
formulés au détour de leurs cours par les enseignants, que
les élèves des classes préparatoires construisent leur
hiérarchie des sujets ou des auteurs dignes d'être abordés.
Les caïmans et certains enseignants des classes
préparatoires peuvent ainsi être considérés comme de véritables
« conseillers en gestion du patrimoine philosophique »
.
Ces conseillers ne sont pas accessibles à tous les
étudiants, qui par là même sont inégalement informés sur le
LE REGARD CHEZ SARTRE
Sujet abordé par une étudiante née en banlieue parisienne
dont le père est ouvrier (BEPC) et la mère sans profession
(sans diplôme). Après le baccalauréat, elle fait une année de
russe puis s'inscrit en philosophie à Paris-I. Elle y soutient
une maîtrise, puis fait un diplôme de documentaliste au
CNAM. Au moment où nous la contactons, elle est
documentaliste. À la question : « Pouvez-vous nous dire ce qui
vous a amenée à étudier la philosophie?», elle a répondu :
« Le très grand intérêt que j'y ai porté en terminale et la
réussite que j'obtenais dans cette discipline. Je pensais me
servir de mes études pour enseigner, mais quatre ans de
surveillance d'externat en collège et lycée m'ont profondément
dissuadée. C'est aussi mes lectures de Sartre,
antérieurement à tout apprentissage en philosophie, qui ont été
motrices. » Ses philosophes préférés sont Platon, Sartre et
Lévinas : « Sartre je vais peut-être un peu vite en le
:
rangeant du côté des classiques ? Il marque une découverte de la
philosophie et ce qui fait la force et la fragilité de sa pensée
c'est: qu'elle n'a jamais été isolée de l'action et qu'elle ne
constitue un point d'appui pour l'action de personne
puisqu'il refuse de totaliser sa pensée en un système. Platon :
j'adore les mythes qu'il offre en pâture à la réflexion. On y
découvre toujours un je ne sais quoi de nouveau. Lévinas :
l'éthique. . est pour moi la philosophie par excellence. »
.
Charles Soulié
cours des valeurs philosophique et sur ce qui sera «
rentable » ou non dans la perspective des concours.
Merleau-Ponty serait ainsi, selon le mot d'un de nos
informateurs, plus « distingué » que Sartre et nous avons
remarqué que son public était scolairement mieux doté.
Un caïman a pu aussi nous expliquer « Pour un
:
normalien moyen, Sartre c'est pas de la philosophie. » La
dévaluation de Sartre semble en avoir fait un auteur pour
classe de terminale, et ce philosophe est bien plus
souvent proposé au baccalauréat que Heidegger ou Husserl,
sans doute jugés trop difficiles.
De même, Heidegger et Husserl ont un public très
masculin, alors que Sartre semble être le philosophe du
xxe siècle le plus accessible aux femmes, qui s'intéressent
d'ailleurs souvent à sa morale. En accord avec la nature
de leur recrutement scolaire, Heidegger et Husserl
comptent un fort pourcentage d'étudiants de 23 ans et moins,
tandis que Sartre en a deux fois moins et se distingue par
un pourcentage élevé d'étudiants salariés. Heidegger a
aussi la réputation d'être « plus profond » que Sartre et
l'heideggerianisme de certains professeurs de khâgne
contribue sans doute à sa diffusion auprès des élèves de
classes préparatoires. Néanmoins ce philosophe, à la
différence de Husserl, n'attire que modérément les
normaliens. Il semble ici que la réputation de sérieux et de
rigueur de Husserl, réputation qui le rapprocherait de la
philosophie analytique ou même de la logique,
l'avantage par rapport à Heidegger auprès des étudiants
scolairement les plus dotés. Le fait que les archives Husserl de
Paris (URA 106) soient localisées au département de
philosophie de l'ENS n'est sans doute pas un hasard.
Si le public de Husserl est scolairement plus élevé que
celui de Heidegger, on remarque à l'inverse que ce
dernier est le philosophe ayant la plus forte proportion
d'enfants de cadres supérieurs et professions libérales. Son
public est aussi très parisien et aucun étudiant d'origine
populaire, comme aucun boursier, ne s'est intéressé à lui.
À l'inverse, le public de Sartre est très populaire, il compte
un taux élevé de boursiers et peu de Parisiens. Avec un
taux élevé d'enfants d'enseignants, de boursiers et de
provinciaux, Husserl tient une position intermédiaire. Husserl
est le plus canonique des modernes, ce que confirme son
entrée récente au programme de l'agrégation à l'épreuve
écrite d'histoire de la philosophie. Sa phénoménologie de
la connaissance et son intérêt pour la logique sont en
affinités avec le rationalisme universitaire, et il paraît
constituer un équivalent fonctionnel de Kant pour les étudiants
souhaitant se présenter aux concours de l'enseignement.
C'est un auteur « sérieux » pour étudiants sérieux, et le
pourcentage de maîtrises non soutenues est
exceptionnellement faible chez ceux qui l'étudient. Si Husserl est le
Anatomie du goût philosophique
moderne le plus en affinité avec la philosophie
universitaire, Heidegger représenterait plutôt une forme de
« dépassement » par le haut de celle-ci, ce qui explique
sans doute qu'il capte un public d'une origine sociale
aussi élevée, hauteur scolaire s'opposant ici à hauteur
mondaine. Ces deux penseurs sont souvent considérés
comme l'emblème de la modernité par les élèves les plus
dotés et un normalien a pu nous expliquer « : maîtrise et devenir certifié (il n'est pas passé par une
Aujourd'hui, ça se passe quand même plutôt dans l'horizon d'un
héritage difficile de la phénoménologie et de Heidegger. »
Cette prééminence de Husserl et de Heidegger est déjà
ancienne. Parlant de l'ouvrage de Sartre L'Être et le Néant
(paru en 1943), A. Boschetti écrit notamment: «Husserl
et Heidegger sont les seuls auteurs vivants auxquels Sartre
se confronte ouvertement et systématiquement, comme
les seuls concurrents qu'il se reconnaît. Les autres noms
sont ceux de grands morts, jamais oubliés - Descartes,
Kant - ou en voie de résurrection - Hegel, Kierkegaard.
D'autres références importantes - le néo-kantisme, les
psychologies empiriques, Marx - sont à peine citées ou
ne sont indiquées qu'allusivement. Il ne s'agit pas
seulement d'une stratégie de distinction. Dans la logique
tacitement hiérarchique du champ, Husserl et Heidegger sont
les positions qu'il est nécessaire et suffisant de démontrer
"dépassées" pour conquérir la primauté sur toutes les
autres positions. C'est la tâche qui s'impose à tout
candidat à la domination du champ philosophique mettre en
:
discussion ses propres maîtres, cette même définition de
l'excellence qui a été guide et caution, par son autorité,
dans la phase de l'apprentissage 40. »
HUSSERL ET LE PROBLEME
DE LA LOGIQUE
Sujet abordé par un normalien (Uim), né à Paris, dont
le père est professeur (ENA) et la mère agrégée en
lettres. Après avoir obtenu l'agrégation de philosophie,
il est entré à l'IEP de Paris puis a intégré TENA. Ses
philosophes préférés sont Hegel et Husserl : « Hegel est
le philosophe de la totalité, et de la réalisation de
l'esprit dans le monde. Husserl, celui de la subjectivité, et
de la construction par l'individu de son monde. »
Parlant de son sujet de maîtrise, celui-ci a écrit : « L'idée
était de montrer le trajet husserlien d'une logique
mathématique à une logique phénoménologique, puis
transcendantale, en insistant sur la crise du Logos
qu'elle impliquait, et qui trouvait son aboutissement
chez Heidegger. »
23
POESIE ET PAROLE CHEZ HEIDEGGER
Sujet abordé par un étudiant né à Neuilly-sur-Seine dont le
père est photographe et la mère conférencière des musées
nationaux (École du Louvre). Après un baccalauréat C
mention passable obtenu à Henri-IV, ¡I s'est inscrit en
philosophie à Paris-I et a mis plusieurs années pour soutenir sa
khâgne). Il exerce actuellement en province et se déclare
très mécontent de son travail. À la question : « Quelle est
votre situation professionnelle actuelle?», il a répondu:
« Enseignant du second degré (et de troisième zone) » et il
ajoute : « C'est la merde dans l'Éducation nationale. Et je me
fatigue pour peu d'argent quand mes liens affectifs sont à
Paris. » C'est « le rejet des sciences exactes, la poésie et
Nietzsche » qui ont amené cet étudiant à la philosophie. Ses
philosophes préférés sont Kant et Foucault: «Difficile: la
Kritik der reinen Vernunft (KRV)* me paraît de plus en plus
comme une solution de fortune. Une ancienne logique
reprise telle quelle et appliquée contre Hume. Et puis le
moment où la synthèse (?) dans la Troisième critique. Mais
j'aurais pu dire Hume ou Spinoza (je crois simplement que
je connais un peu mieux Kant que Spinoza). Foucault: c'est
l'ordre créatif et l'exigence politique indépassable ou plutôt
incontournable. Foucault c'est à la fois la rigueur et le travail
("le bois sec") et la création ("le feu"). »
* - Kant, Critique de la raison pure (CRP),
Peu présentes au programme d'agrégation et
rarement enseignées en khâgne, la philosophie analytique et
la logique n'attirent que moyennement les anciens khâ-
gneux et les normaliens. Un tel placement est scolaire-
ment peu rentable, et le conformisme habituel de ces
élèves ne les pousse guère à s'orienter, du moins à ce
niveau, vers des auteurs ou des sujets peu orthodoxes.
Anecdote significative, une jeune normalienne
souhaitant consacrer sa maîtrise à M. Foucault s'est vue
rappelée à l'ordre par la direction de son école, qui, soucieuse
de l'avenir professionnel de ses élèves, a téléphoné
directement à son directeur de maîtrise, lui-même ancien
normalien, afin de lui faire comprendre qu'un tel
placement n'était pas très judicieux dans la perspective de
l'agrégation. Cette élève a néanmoins persévéré dans son
«choix», et on peut penser que son origine sociale
élevée (son père, ancien normalien, est un intellectuel
renommé) lui a donné l'énergie (sociale) nécessaire pour
le faire. Du reste, cette étudiante est la seule normalienne
de l'échantillon ayant consacré sa maîtrise à M. Foucault.
40 -A. Boschetti, Sartre et les Temps modernes, Éd. de Minuit. 1985,
p. 108.
24
Des sujets marginaux
Les sujets extérieurs à l'histoire de la philosophie
(esthétique, philosophie morale et politique, philosophie
des sciences, sciences sociales, psychanalyse, etc.) sont
à la fois peu rentables dans la perspective des concours
et occupent une place tout à fait dominée dans la
hiérarchie académique des sujets de recherche. En dehors du
groupe intitulé « autres/inconnus », tous ont un taux
d'anciens élèves de classes préparatoires et de normaliens
inférieur à la moyenne et très peu des étudiants s'y étant
intéressés sont devenus certifiés ou agrégés.
Le cas de l'esthétique, qui regroupe à elle seule près
d'un tiers des sujets non historiques, est exemplaire.
Aucun des «esthéticiens», et ils sont pourtant 115, n'est
devenu agrégé et 1 % seulement sont devenus certifiés.
La coupure d'avec les fonctions de reproduction du
corps enseignant est radicale. Se lancer, lors de la
maîtrise, dans un sujet d'esthétique traduit une certaine
distance par rapport aux nécessités scolaires et demande
que l'on dispose de ressources ou d'assurances quant à
son avenir professionnel. Un tel investissement
apparemment gratuit, et comme détaché des contingences
matérielles, sera donc plutôt le fait d'étudiants disposant
d'un certain capital social et/ou de possibilités de recon-
LEONARD DE VINCI OU
L'INTELLIGENCE DU POSSIBLE
Sujet abordé par une étudiante née à Paris dont le
père est administrateur de société immobilière
(doctorat) et la mère sans profession. Après un
baccalauréat B obtenu à 20 ans, elle s'est inscrite en
philosophie à Paris-I, a soutenu une maîtrise, puis a fait un
DESS de marketing et communication. Après avoir
été attachée de direction aux relations extérieures
dans un laboratoire de pharmacie, elle est devenue
assistante en marketing, puis responsable
marketing/communication. Ses philosophes préférés sont
Hegel et Lacan : « Hegel a su utiliser jusqu'au bout la
logique pour traduire ses idées, et je retrouve
beaucoup de ses réflexions et de ses analyses dans
certaines techniques d'étude Marketing (ex : TQM, Total
Quality Management). Lacan est un amoureux du
langage et de sa symbolique: moi aussi.» Cette
étudiante n'est pas inscrite en doctorat, mais
souhaiterait approfondir la question suivante : « Comment
utiliser la logique philosophique pour la
communication et le marketing ? »
Charles Soulié
LE LIBERALISME ET LA QUERELLE
DE LA JUSTICE SOCIALE
«J'étais partie étudier aux États-Unis les rapports entre État
et société civile dans le discours politique révolutionnaire.
Devant l'ampleur de la tâche, j'ai changé de sujet une fois
sur place - espérant trouver dans la philosophie politique
américaine une alternative au scepticisme continental
contemporain, des propositions constructives capables de
faire l'économie d'un postulat métaphysique autre que rela-
tiviste. L'introduction présente donc les termes du débat
ouvert par John Rawls et suivent trois traductions de ses
critiques. » Sujet abordé par une normalienne (Sèvres), fille
de médecin, née dans une grande ville de province et passée
par la khâgne d'Henri-IV. Parallèlement à ses études de
philosophie, elle a entamé un cursus de droit qui l'a amenée à
faire un Master of Laws à Harvard. Au moment où nous la
contactons, elle est AMN (allocataire moniteur normalien)
en droit financier. Ses philosophes préférés sont Nietzsche,
Foucault et Roberto Mangaleira Unger. « Les deux premiers,
en raison du scepticisme qui sous-tend leur vision - l'idée
qu'il n'y a pas de vérité objective, seulement des
"interprétations", que toute chose donnée comme substantielle est
marquée du sceau d'un rapport au pouvoir - et qu'il n'y a
que des masques, des prises de possession. Je dois rajouter
le dernier parce que lui seul me permet d'espérer une
reconstruction sur les décombres... [...] lui seul me semble
échapper avec quelques succès à la justification de l'ordre
établi d'une part, à la paralysie intellectuelle que nourrit
l'histoire de la philo, de l'autre. »
version professionnelle. L'enquête consacrée au devenir
professionnel des étudiants de maîtrise montre d'ailleurs
qu'après leurs études de philosophie, ce type
d'étudiants travaille fréquemment dans les professions de
l'information de l'art et du spectacle, ou encore en tant
que cadres supérieurs après avoir suivi d'autres
formations pendant ou après leurs études de philosophie. Le
public de l'esthétique est donc d'une origine sociale
plutôt élevée, il compte un faible taux de boursiers et un
pourcentage de Parisiens supérieur à la moyenne. De
même, les femmes y sont proportionnellement plus
nombreuses et tout laisse ici penser que ce public se
rapproche beaucoup de celui de l'histoire de l'art. On
remarque aussi que parmi les sujets d'esthétique, ceux
consacrés à la musique ont le public le plus parisien et
d'origine sociale la plus élevée.
Concernant la distribution en fonction du sexe, les
sciences sociales, l'histoire et la philosophie des sciences
s'opposent nettement à l'esthétique, à la philosophie
Anatomie du goût philosophique
morale et politique et à la psychanalyse. Que les sciences
soient plus masculines que l'esthétique, la psychanalyse
ou la morale, n'est pas fait pour surprendre. Par contre,
le pourcentage élevé de femmes en philosophie
politique est moins conforme à la répartition attendue. Le fait
d'avoir isolé Marx, qui a un public presque
exclusivement masculin (92%), a sans doute contribué à cette
féminisation de la philosophie politique.
En dehors du groupe intitulé « autres/inconnus » , les
sujets non historiques attirent assez peu les étudiants les
plus précoces (ceux ayant 23 ans ou moins lors de la
maîtrise). Et sans doute est-ce le sens du placement
philosophique des anciens élèves de classes préparatoires
(qui sont les plus jeunes des étudiants) qui permet de
comprendre pourquoi, lorsqu'on étudie l'influence d'une
variable apparente telle que celle de l'âge sur le « choix »
du sujet de recherche, ce sont les étudiants les plus
jeunes qui font les sujets les plus traditionnels (ou les
plus classiques), alors que leurs camarades plus âgés
abordent plus fréquemment les sujets d'avant-garde ou
plus « exotiques », c'est-à-dire portant sur des objets
éloignés des objets philosophiques habituels 4l.
Nous n'avons, jusqu'à présent, guère parlé du groupe
formé par l'histoire et la philosophie des sciences. Malgré
leur réputation de sérieux dans l'univers académique, ces
spécialités sont rarement abordées par les étudiants et le
taux de non-soutenance est très élevé. Les anciens khâ-
gneux et les normaliens ne s'y intéressent guère. Ces
spécialités ont la particularité d'avoir un public masculin,
plutôt âgé, et disposant souvent d'autres équivalences.
Plus d'un tiers des étudiants s'y étant intéressés ont fait
d'autres études supérieures avant de s'inscrire en
philosophie (contre 14% de l'ensemble). Ces spécialités ont,
avec les sciences sociales et la psychanalyse, les
pourcentages les plus élevés d'étudiants provenant d'autres
disciplines. Ce sont des économistes, des
mathématiciens, des scientifiques, etc., s'intéressant aux
fondements épistémologiques de leur discipline d'origine ou à
son histoire. On a affaire ici à un public à la fois
périphérique et atypique42, qui n'envisage guère de devenir
enseignant en philosophie. Le cas des étudiants de la
licence et de la maîtrise de logique (qui est une des
spécialités de Paris-I) se rapproche de celui des philosophes
et historiens des sciences. Beaucoup, parmi les meilleurs,
viennent d'autres disciplines que la philosophie. Peu
envisagent de passer les concours de recrutement de
l'enseignement secondaire, pour lesquels ils savent qu'ils
ne sont guère « programmés » et ils sont nombreux à
,
vouloir se reconvertir en s'orientant vers l'informatique.
On y rencontre aussi quelques normaliens venus y
acquérir une double compétence.
25
Non seulement l'histoire et la philosophie des sciences
attirent peu les philosophes, mais leur public est en
grande partie extérieur au champ philosophique. En fait,
ces spécialités n'occupent qu'une place fort réduite dans
les programmes d'enseignement des classes préparatoires
et des universités, ainsi qu'à l'agrégation. Le rôle important
joué par Canguilhem et Dagognet (tous deux philosophes
des sciences) à l'agrégation de philosophie n'a guère
contribué à orienter celle-ci vers l'étude des sciences. La
philosophie, en France, reste une discipline foncièrement
littéraire. J. Bouveresse écrit notamment à ce propos « II
:
MAÎTRISE DE LOGIQUE
Diplôme obtenu par un étudiant né à Marseille, dont
le père est professeur de physiologie et la mère
pharmacienne. Après être sorti diplômé de l'IEP d'Aix-en-
Provence, cet étudiant a fait une licence, une maîtrise
puis un DEA en sciences économiques et s'est ensuite
inscrit en licence de logique. Au moment où nous le
contactons, il est contrôleur de gestion dans les
assurances et travaille à une thèse d'économie «ayant
comme sujet la modélisation du comportement des
firmes autogérées ». Il se déclare principalement
intéressé par l'épistémologie et la logique, « les questions
d'ordre épistémologique étant fondamentales en
économie. ..» Son philosophe contemporain préféré est
Quine et il n'a pas cité de «classique»: «Je
m'intéresse d'abord à la philosophie telle qu'elle se fait
aujourd'hui - même si les grands classiques inspirent
la pensée d'aujourd'hui. Quine est le plus grand
philosophe analytique (de la logique du langage) vivant. Et
surtout le plus profond et le plus riche. »
41 - Voici quelques-uns de ces sujets « Temporalité et altérité chez
Barthes et Bataille», «Philosophie du musée Picasso», «Institution et
:
sexualité chez M. Foucault », « La démilitance », « L'esthétique du voyage
dans les années 70 à travers le rock and roll et la poésie » « Les sources
de Lacan», « La société close et le statut de la marginalité », «Temporalité
,
dans Berliner Alexanderplatz de Fassbinder», «Le rire d'Heraclite », «La
philosophie sociale des penseurs russes du xixe », « Philosophie et
informatique » « Existe-t-il une philosophie de l'architecture ? », «
Problématique freudienne de la destruction » «Observations sur Heidegger et
,
Adorno, à propos du paradigme beckettien de l'œuvre d'art ».
,
42 -À public atypique, enseignants atypiques? Selon J.-L. Fabiani «II
est frappant de constater que l'histoire des sciences, qui s'est constituée
:
en France comme un véritable genre philosophique, a été en général
développée par des hommes qui venaient de provinces reculées ou
même de l'étranger, en quelque sorte immigrés dans la culture spiritua-
liste dominante. La relative discrétion des membres de ce courant
s'explique sans doute par ces dispositions sociales ils n'occupent pas
naturellement le devant de la scène, au point que les observateurs de la
:
vie philosophique française ont souvent tendance à les négliger»,
« Sociologie et histoire des idées l'épistémologie et les sciences
sociales», in Les Enjeux de la philosophie dans les années 50. centre
:
Georges-Pompidou, 1990, p. 120.
26 Charles Soulié

est indispensable qu'une infime minorité de philosophes,
qui sont le plus souvent très respectés et très peu lus, se
donnent la peine d'acquérir la formation nécessaire pour
parler des sciences en connaissance de cause. Mais, cela
étant, on ne voit aucun inconvénient à ce que la quasi-
totalité d'entre eux n'aient absolument aucun contact avec
le monde scientifique, dont ils se font une idée en général
complètement mythique et quelquefois franchement
absurde, et n'en connaissent, dans le meilleur des cas, que
ce qui est rapporté par d'autres philosophes 43 »
. philosophie, Kant et Nietzsche étant à nouveau les deux
Le microcosme philosophique
Le programme d'agrégation ainsi que les programmes
d'enseignement des universités et des classes
préparatoires contribuent à déterminer fortement le champ des
curiosités étudiantes. Des mécanismes d'assignation
président ensuite à la distribution scolaire, sexuelle et
sociale des sujets de recherche entre étudiants, qui se
sentent plus ou moins « appelés » à les traiter, se
découvrant par là un « goût » pour les philosophies de Platon,
Sartre ou Heidegger, ou pour des questions d'ordre
politique, esthétique ou scientifique.
Comme tous les espaces sociaux, l'espace
philosophique est un espace hiérarchisé et l'enquête nous a
mis de mesurer l'effet des différents degrés d'ordination
scolaire, du sexe, ainsi que de l'origine sociale sur le
« choix » par les étudiants de leur sujet de recherche.
Peut-on généraliser les résultats obtenus à Paris-I ?
L'étude du corpus des maîtrises soutenues en 1988 et
1989 (n=486) dans l'ensemble des UFR et départements
de philosophie de la région parisienne permet de
répondre positivement. Ainsi, 65,9% des maîtrises de
philosophie soutenues en région parisienne dans cette
période étaient des maîtrises d'histoire de la
philosophes les plus étudiés. De même, 49,3% des certifiés
(n=75) et 52,1% des agrégés (n=48) avaient consacré
leur mémoire à un auteur canonique. Les certifiés ne
furent que 8%, et les agrégés 4,2 %, à s'être intéressés à
un sujet extérieur à l'histoire de la philosophie. Quant
aux normaliens (n=50), 46 % ont travaillé sur un auteur
canonique (contre 25,3 % des non-normaliens), 32 % sur
des minores (contre 26,6% des non-normaliens), 20%
sur des auteurs du xxe (contre 14% des
non-normaliens) et 2 % sur des sujets extérieurs à l'histoire de la
philosophie (contre 34,2%) des non-normaliens). De
même, les auteurs canoniques (à l'exception de Platon)
ont un public majoritairement masculin, tandis que
l'esthétique ou la morale ont un public majoritairement
féminin.

Réussite aux concours, passage par une ENS, sexe et type de sujet de maîtrise
(maîtrises soutenues en région parisienne en 1988-1989, étudiants français uniquement)
effectif % du total agrégé certifié normalien homme
Hegel 21 (4,3%) 29% 28% 29% 62%
Kant 44 (9,5 %) 23% 23% 20% 56%
Husserl 14 (2,9 %) 21 % 14% 29% 93%
Descartes 19 (3,9%) 16% 37% 10% 58%
XIXe 19 (3,9%) 16% 11% 21% 47%
Platon 20 (4,1%) 15% 15% 5% 42%
Antiquité/Médiévale 27 (5,6%) 15% 18% 15% 30%
Heidegger 14 (2,9 %) 14% 14% 0% 71 %
Spinoza/Leibniz 18 (3,7%) II % 50% 22% 61%
Aristote (2,2%) 9% 18% 9% 63%
XXe 43 9% 14% 14% 49%
11

(8,8%)
XVe -XVIIIe 62 (12,7%) 6% 19% 12% 64%
Nietzsche 24 (4,9 %) 4% 12% 4% 46%
Non historiques 23 (4,7%) 4% 9% 4% 59%
Philo politique 25 (5,1%) 4% 8% 0% 61 %
Philo religieuse (2,2%) 0% 9% 0% 56%
Morale 30 0% 2% 0% 46%
11

(6,2%)
Esthétique 61 (12,5%) 0% 2% 0% 46%
Ensemble 486 (100%) 10% 15% 10% 54%
Le tableau se lit comme suit sur 21 étudiants ayant consacré une maîtrise à Hegel, 29% sont devenus agrégés, 28% certifiés, 29% étaient normaliens et
62% étaient des hommes. La ligne intitulée Ensemble donne ces résultats pour tous les étudiants, l.a colonne intitulée «% du total» indique le
:

pourcentage d'étudiants ayant consacré leur maîtrise au sujet mentionné. (Source fichiers des maîtrises soutenues de Paris-I, Paris-IV, Paris-X, Paris-VIII et
:

Paris-XII.)
Anatomie du goût philosophique 21

Ces résultats conduisent aussi à minimiser la part qui revenu. La spécialisation des enseignants jouant ensuite
revient aux enseignants dans le «choix» par les fortement à l'intérieur de chaque UFR celle-ci tend à leur
étudiants de leur sujet de recherche. En effet, malgré les assurer un public dont le profil se rapproche beaucoup
différences existant dans la composition du corps de celui des sujets qu'ils dirigent. Ainsi à Paris-I, le taux
enseignant de chaque UFR la distribution des sujets entre d'anciens élèves de classes préparatoires, comme de
étudiants ne varie guère. Là où, comme à Paris-VIII, certifiés, agrégés ou normaliens, est nettement inférieur
l'histoire de la philosophie est peu étudiée, le nombre à la moyenne chez les enseignants encadrant des sujets
de futurs certifiés, agrégés ou normaliens est très faible. extérieurs à l'histoire de la philosophie. À l'inverse, il est
À l'inverse, ces derniers sont proportionnellement plus nettement supérieur chez les historiens de la
nombreux à Paris-IV, où plus d'un tiers des étudiants ont philosophie, qui pour certains d'entre eux ont une clientèle
travaillé sur un auteur canonique44. Fait remarquable, constituée pour les trois quarts d'anciens élèves de
les deux étudiants de Paris-VIII ayant réussi aux classes préparatoires.
concours dans la période considérée (un certifié et un Mais à côté de la spécialité des enseignants, d'autres
agrégé) avaient tous deux consacré leur maîtrise à un facteurs tels que la nature du capital scolaire possédé
auteur canonique. (normalien/non-normalien), le sexe, l'origine sociale, le
fait de disposer d'un pouvoir institutionnel important
ou d'un pouvoir intellectuel lié à la production d'une
Type de maîtrise soutenue - par université œuvre jugée novatrice interviennent dans la
(étudiants français uniquement, 1988-1989) constitution de cette clientèle. Concernant le capital scolaire, si
Paris IV XII VIII ensemble 41 % des étudiants ayant soutenu une maîtrise de
philosophie en région parisienne en 1988 et 1989 l'ont fait
Canonique 34,1% 28,4% 22,8 % 23,5 % 14,2% 27,4%
Jusqu'au XIXe 21 % sous la direction d'un normalien, c'était le cas de 50 %
27,2% 25,5% 23,5 % 21,4% 23,9%
XXe des futurs certifiés, de 64% des futurs agrégés et de
11,4% 16% 19% 11,7% 3,6% 14,6%
Non historiques 33,5% 28,4% 32,6% 41,1% 60,7% 34,2 % 68% des élèves des Écoles normales. De même, 76,4%
des étudiants ont soutenu leur maîtrise sous la direction
Total 100% 100% 100% 100% 100% 100% d'un homme, alors que ce taux s'élève à 92 % pour les
n= 176 81 184 17 28 486
futurs agrégés et à 74,7% pour les non-agrégés. La
La faiblesse des effectifs à Paris-VIII s'explique notamment par la forte distribution des sujets observée plus haut se retrouve en
présence des étudiants étrangers dans son département de philosophie près doctorat. Si, en raison du poids de l'agrégation,
de 50 % contre 3 % à l'ensemble des UFR de philosophie parisiennes.
:

l'histoire de la philosophie y est moins étudiée qu'en

1

maîtrise (51,7% seulement des étudiants s'y sont

Proportion d'étudiants de maîtrise devenus intéressés45) la hiérarchie scolaire des sujets est à peu près
certifiés ou agrégés - par université la même.
(étudiants français uniquement, 1988-1989)
Paris IV XII VIII ensemble
Certifiés 18,2% 7,3 % 14 °/ 11,7% 3,6% 15,4%
1

7 ,1 % 5,9% 3,6% 9,9%

1

Agrégés 15,9% 6,2% 43 - Le Philosophe chez les autophages, Éd. de Minuit, 1984, p. 49-50.
Normaliens 14,2% 3,7% II ,4% 5,6 % 0% 10,3%
n= A4 - Comprendre ces différences d'orientations philosophiques
176 81 184 17 28 486 demande à ce qu'on les réfère à la fois à l'histoire de ces institutions
(notamment à celle des cooptations successives entre enseignants), à
Source fichiers des maîtrises soutenues de Paris-I, Paris-IV, Paris-X, Paris- la nature de leur recrutement étudiant, ainsi qu'à leurs orientations
VIII et Paris-XII. professionnelles. Le département de philosophie de Paris-VIII fut créé par
:

M. Foucault après les événements de Mai 68 et servit de pôle de

Tout laisse ici penser que le « choix » de l'enseignant
s'effectue au travers de deux médiations successives.
L'étudiant s'inscrit d'abord dans une UFR déterminée,
puis choisit son enseignant au sein de cette UFR. C'est
un modèle analogue à celui des magasins où, avant de
choisir le produit qu'il va acheter, le consommateur
choisit d'abord le type de magasin correspondant à son
rassemblement à l'avant-garde philosophique de l'époque, tandis que
l'UFR de philosophie de Paris-IV, née au début des années 70 de la
scission de l'ancienne Sorbonne, rassembla les enseignants les plus
traditionnels de la discipline, principalement orientés vers l'étude de
l'histoire de la philosophie la plus classique, et le plus souvent hostiles au
mouvement de Mai.
45 - Dans Les Philosophes de la République (op. cit.), J.-L. Fabiani se
livre à une étude des thèses soutenues en philosophie en France entre
1870 et 1914. De cette étude, il ressort que l'histoire de la philosophie
» représente le genre dominant avec près de la moitié des thèses
soutenues (43 % du total) ».
28 Charles Soulié

Agrégé, normalien, sexe, âge et type de sujet de doctorat

effectif % du total agrégé normalien homme 28 ans et moins
Husserl 21 (3,2%) 52% 38% 71% 52%
Kant 18 (2,7%) 50% 22% 78% 39%
Aristote 10 (1,5%) 50% 20% 60% 50%
Descartes/Spinoza/Leibniz 13 (2%) 46% 15% 69% 54%
Heidegger 17 (2,6%) 41% 24% 76% 47%
XIXe 26 (3,9%) 38% 31% 77% 58%
XVe-XVIIIe 98 (14,8%) 34% 13% 67% 47%
Antiquité/Médiévale 27 (4,1%) 33% 22% 63% 56%
Nietzsche 14 (2,1%) 29% 0% 71% 71 %
XXe anglo-saxon 18 (2,7%) 28% 11% 83% 50%
Hegel 12 (1,8%) 25% 0% 83% 58%
Éthique 25 (3,8%) 24% 12% 64% 48%
Platon 13 (2%) 23% 8% 54% 46%
Philo./Histoire des sciences 52 (8%) 23% 8% 75% 44%
Philosophie politique 60 (9,1%) 22% 5% 72% 20%
Autres XXe 52 (8%) 21% 10% 60% 54%
Non historiques 66 (10%) 17% 6% 63% 29%
Esthétique 109 (16,5%) 10% 9% 52% 38%
Sciences sociales II (1,7%) 0% 0% 54% 45%
Ensemble 662 (100%) 26% 12% 66% 43%
Étudiants français inscrits en doctorat de philosophie entre 1988 et 1991 dans l'ensemble des universités françaises. Source: Fichier central des thèses de
Nanterre. (Le Fichier central des thèses codant par deux fois la discipline de l'étudiant, nous n'avons retenu que les étudiants inscrits en philosophie dans
les deux cas.)

Le travail présenté ici peut être poursuivi de
différentes manières. Il est possible d'approfondir le cas de la
philosophie en s'intéressant par exemple à la production
éditoriale. Une comparaison avec les pratiques de
recherche d'étudiants en philosophie d'autres pays
permettrait aussi d'aborder de façon concrète la question de
l'existence d'une philosophie «à la française». Attendu
que « c'est d'abord par l'inconscient culturel qu'il doit à
ses apprentissages intellectuels et tout particulièrement à
sa formation scolaire qu'un penseur participe de sa
société et de son époque46», l'existence d'une
philosophie « à la française » ne doit-elle pas, pour devenir
compréhensible, être rapportée aux particularités nationales
de la formation des philosophes professionnels? Une
comparaison avec les pratiques de recherche ayant cours
dans d'autres disciplines universitaires permettrait aussi
de dégager des invariants transdisciplinaires. En nous
attachant ici au cas de la philosophie, qui se pense
souvent comme la plus transcendante des disciplines, c'est-
à-dire celle où les déterminations sociales auraient le
moins de chance de s'exercer, nous n'avons nullement
voulu rabaisser l'activité philosophique, mais bien plutôt
lui offrir les moyens d'acquérir une lucidité plus grande
lui permettant de penser plus librement.
46 -P. Bourdieu, «Systèmes d'enseignement et systèmes de pensée»,
Revue internationale des sciences sociales, vol. XIX, 1967, p. 372.