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Kant avec Masoch

François Zourabichvili

A première vue, dans le recueil CC, intrus: texte


sur Kant, philosophe et non écrivain, créateur de
concepts et non de percepts et d’affects (la
présence d’un texte sur Spinoza est moins
étonnante, car il s’agit expressément d’interroger
son style). On peut évidemment invoquer une
raison triviale: Deleuze n’aurait pas eu d’autre
endroit pour le caser, et aurait tenu
particulièrement à sa réédition. Pas suffisant : il a
tenu à ce que ça paraisse là, dans un recueil
d’études intitulé « CC ». Pas par hasard, mais
pourquoi ?
La encore, la raison triviale serait que Kant y
est résumé sous des formules littéraires. Mais
d’abord, il faudrait se demander pourquoi. Et là,
peut-être toucherait-on à quelque chose de l’ordre
d’un délire kantien, au sens non péjoratif où
Deleuze parle du délire. Il y aurait là comme une
clinique des trois Critiques.
Possible, mais pas encore suffisant. Raison la
plus profonde: comme chez les romantiques
postkantiens, avec lesquels il a plus d’une affinité
d’ailleurs reconnue, « critique » ne s’entend pas
au sens littéraire ou artistique sans conserver un
arrière-plan kantien (cf. Benjamin1). Car on sait
que Deleuze s’est toujours situé dans le sillage du
questionnement dit critique, ouvert par Kant,
même si c’était pour dépasser la compréhension
kantienne de la question : ainsi dans le Nietzsche,
dans le Bergson. Dans le Nietzsche, d’ailleurs, le
dépassement du point de vue kantien se fait en
transformant la critique en symptomatologie, en
introduisant le point de vue du symptôme. Et si
l’on cherche où Deleuze se sert le plus de la
méthode bergsonienne de la décomposition des
mixtes concrets en lignées pures, méthode qu’il
place explicitement sous le signe du
transcendantal, avant MP, c’est PSM. « Critique et
clinique » : l’ajout, le complément doit s’entendre
comme un infléchissement, une radicalisation,
une métamorphose de la fameuse question quid
juris, c'est-à-dire des conditions de l’expérience.
Car le critique, tel que le pense Deleuze, n’est-
ce pas d’abord un clinicien ? Il a toujours dit qu’il
s’agit de passer des conditions de l’expérience
possible, conditions absolument à priori,
devançant et englobant à jamais l’expérience
dans sa généralité, aux conditions de l’expérience
« réelle ». Et passer de l’expérience possible à
l’expérience réelle, c’est chercher les catégories
de l’actuel, c'est-à-dire d’une civilisation. Il n’y a
de catégories que d’une civilisation. Philosophe
critique bien compris = « médecin de la
civilisation ».
Le critique est un clinicien, établir le droit et le
démêler d’avec le fait c’est faire les bons
groupements de symptômes, savoir faire passer le
tranchant de la différence dans l’ordre du
symptôme. Et, là encore parlant dans Nietzsche, si
Deleuze dit que le vraie critique est
symptomatologie (c'est-à-dire clinique), c’est
parce qu’elle ne se contente plus de la forme du
phénomène, mais demande quelle « volonté »
s’investit dans le phénomène. Toute expérience
est investissement de désir, le transcendantal est
de l’ordre du désir. C’est là, comme dit Deleuze,
qu’il y a du « différentiel » ; et pour atteindre de
vraies conditions, qui ne soient pas plus larges
que le conditionné, il faut qu’une différence se
fasse, ça ne peut pas être un conditionnement du
phénomène en général. Le transcendantal est de
l’ordre du désir, et la question critique est
d’emblée une question clinique parce qu’elle est
portée, même dans le champ théorique, par
l’exigence d’une Santé (d’où le critère de
l’important, chez Deleuze : qu'est-ce qu’il importe
de penser ?). Ce n’est pas la raison qui mène la
critique, c’est le désir. Et au plus profond du désir,
il y a, comme dit Deleuze, le tam-tam mortel du
masochisme et du sadisme, l’instance terrible de
la répétition qui précède le principe de plaisir et
qui dès l’origine fait diverger l’un de l’autre le
sadisme et le masochisme. Cette instance de la
répétition, cet « instinct de mort » comme dira
toujours Deleuze, s’appellera plus tard « corps
sans organes ».
Il y a donc un lien du droit et du désir. Le droit,
c’est de bien découper le champ du désir, d’en
tracer les lignes de fractures – et il peut arriver
que ce champ se fracture autrement, et qu’il faille
remanier le découpage. La vraie critique est donc
une clinique, mais voilà que Deleuze dit, toujours
dans PSM : la clinique, c’est la part artistique de la
médecine (114). Donc le critique sera clinicien à
condition d’être un artiste. On voit qu’il ne suffit
pas de dire : « critique » chez Deleuze doit être
pris au sens de la critique littéraire mais aussi de
la critique philosophique inaugurée par Kant ; car
la littérature, l’art sont aussi bien dans l’idée de
« clinique » bien comprise. Ce qui importe, c’est
que, dans l’idée de clinique se rencontrent les
deux dimensions du Droit et de l’Art, et qu’il n’y a
dès lors pas de critique digne de ce nom qui
n’entreprenne de nouer étrangement Droit et Art.
Que la critique soit une clinique signifie donc
d’abord et essentiellement : noces du Droit et de
l’Art.
C’est justement le programme de PSM, qui
commence comme une enquête littéraire pour
finir dans la philosophie transcendantale, et qui
explique que le masochisme a deux éléments :
esthétique et juridique. Esthétique : c’est le
procédé romanesque de l’attente et du suspens.
Juridique : c’est la forme du contrat, qui détermine
un certain rapport à la loi. Par là, bien entendu, se
réintroduit deux fois le désir : dans l’esthétique
autant que dans le droit. La philosophie critique
deleuzienne s’organise donc autour d’une triade
problématique : Art-désir-Droit. Ou encore : Art-
Médecine-Droit, car la « médecine de la
civilisation » concerne avant tout le désir, elle
consiste à traiter les phénomènes culturels
comme symptômes, c'est-à-dire comme porteurs
d’un certain investissement libidinal. Et déjà, dans
le livre sur Nietzsche, au chapitre intitulé « La
critique », Deleuze expliquait que le philosophe
est à la fois médecin, artiste, législateur.
Bref on voit que le masochisme est pour
Deleuze bien plus qu’une occasion de réfléchir sur
le lien critique-clinique afin de pouvoir réévaluer
une clinique mal faite : celle qui conclut à l’entité
sado-masochiste alors que Deleuze montre qu’il
s’agit de deux groupements de symptômes tout à
fait distincts, deux mondes profondément
étrangers l’un à l’autre. Le but n’est pas
seulement de rendre justice au masochisme. Ou
plutôt, s’il est particulièrement indiqué de le faire,
c’est parce que Deleuze trouve dans l’œuvre de
Masoch les ressources d’un renouvellement de la
question critique, soit d’un nouage de la critique
et de la clinique. C’est dans Masoch qu’on peut
assister à la rencontre de l’Art et du Droit, dont la
critique clinicienne dépend. Ce sera plus tard
aussi dans Kafka, autre grand clinicien ou médecin
de la civilisation – et il y a plus d’un
rapprochement, indiqué par Deleuze même, entre
Masoch et Kafka (p.ex. la manière de convertir
l’humiliation devant le père en humiliation du
père).
La clinique, c’est toujours un art de la
différence, c’est une manière de renouer avec le
sens du distinguo, qui est aussi vieux que la
philosophie : penser, c’est d’abord découper, c’est
faire la différence, c’est trier, trancher, décider –
ce qui est le sens grec du mot « critique ». Et la
clinique, comme dit Deleuze dans les Dialogues,
c’est incliner, glisser, bref penser le passage – qui
est toujours discontinu – d’une organisation de
signes à une autre. C’est pourquoi il y a deux
usages de la clinique, chez Deleuze : tantôt
statique, tantôt dynamique. Statique quand il
s’agit de démêler le masochisme du sadisme, ou
(dans LS) de ne pas confondre Artaud avec
Carroll. Dynamique, quand il s’agit de montrer,
avec ou sans Foucault, la différence de ce que
nous sommes encore et de ce que nous devenons
déjà, de ce que nous cessons d’être et de ce que
nous ne sommes pas encore (c’est ainsi que
Foucault, autre grand « médecin de la
civilisation » donc, articule l’archive et le
diagnostic ; mais c’est aussi la distinction que
Deleuze fait lui-même à la fin de sa vie, entre
« sociétés disciplinaires » et « sociétés de
contrôle »). Mais, statique ou dynamique, toujours
il s’agit de faire la différence, d’attester un point
d’événement, c'est-à-dire de décrire et d’effectuer
dans la pensée le « glissement d’une organisation
clinique à une autre ». : que devenons-nous ? =
où et comment fuyons-nous ? = où est notre
santé ? – Et sans doute il ne suffit pas de se
transformer pour devenir, là est peut-être
d’ailleurs la différence entre Deleuze et Foucault,
la transformation implique seulement que les
conditions du devenir ont changé).
Deux remarques. La première est que, dans
l’usage statique de la clinique, on reconnaît en
filigrane l’appropriation originale par Deleuze de
la méthode bergsonienne telle qu’il l’expose lui-
même. On part du mixte embrouillé dit « sado-
masochiste », vaguement concret ou empirique ;
on démêle dans ce mixte concret impur les
lignées pures, au nombre de deux – on démêle
donc le droit du fait. Dès lors, le concret a beau
être toujours mixte, quand on revient au concret,
on s’aperçoit qu’il y a deux types de mixtes qu’on
avait tendance à confondre : mixte sadique et
mixte masochiste (dans les deux cas, le rapport
maître-esclave n’est pas le même). Au lieu d’une
pseudo-entité clinique double, on a maintenant
deux entités cliniques bien fondées.
Seconde remarque, à propos de l’usage
dynamique de la clinique. Avec Deleuze, les
questions « qu'est-ce que que nous cessons
d’être » / « qu'est-ce que nous sommes déjà en
train de devenir ? » deviennent de vraies
questions de droit, les vraies questions du droit.
C’est que le droit même n’est jamais « de
nature », il ne transcende pas le fait, sauf à le
conditionner très extérieurement. Deleuze a
souvent dit que ce qu’il l’intéressait dans le droit
était la manière dont il évoluait, telle qu’on le voit
à travers les changements de jurisprudence. Ce
que fait Masoch, ou Deleuze moyennant Masoch,
c’est rétablir le droit à partir duquel seul décrire
correctement le fait (vs. extrapoler du fait au
droit, décalquer le droit sur le fait) ; et en même
temps, il rétablit le désir dans le droit, c'est-à-dire
la libido est transcendantale, la vraie Critique
n’est pas une théorie de la Connaissance pure
éthérée d’où le désir est absent, de même que
l’esthétique critique initiale prétend faussement
chasser le désir de l’art et par conséquent
n’échappe pas à l’emprise du modèle
« théorique » (contemplation) dans la
compréhension du rapport à l’œuvre. A vrai dire, il
n’est pas étonnant qu’une radicalisation de la
question critique passe par l’esthétique, par le
déplacement de son centre de gravité de la
théorie de la connaissance vers l’esthétique, et
qu’il y ait une sorte de destin commun à la théorie
de la connaissance et à l’esthétique dans ce
renouvellement : car ce qui est en jeu dans les
deux, c’est de récuser la supposition mystifiante
d’une attitude purement théorique,
contemplative, désinvestie de tout désir. Bref,
jamais comme dans PSM ne s’établit chez Deleuze
cette relation triangulaire conséquente pour qui
ré-entreprend de fonder la Critique : Art-Désir-
Droit. Mais plutôt que de repenser Kant avec
Sade, en accordant le privilège à la Loi
transcendante, à la raison pratique, et en ignorant
le rapport à l’art, Deleuze choisit de repenser Kant
avec Masoch, traitant Masoch comme clinicien en
même temps que comme artiste.
Qu'est-ce que c’est que cette introduction de
l’artiste dans la Critique ? Point de rupture exacte
de Deleuze avec la phénoménologie. Pour la
phénoménologie (fidèle en cela à Kant), le
philosophe fait son affaire tout seul. Et il peut la
faire tout seul parce que le donné est à tout le
monde, l’expérience est celle de tout le monde,
étant essentiellement ordinaire et quotidienne,
universelle. Si bien qu’on recherche, même dans
les limites d’une « région » de phénomènes, les
conditions de l’expérience « possible » :
conditions données d’avance et pour toujours, le
fait n’entraînant jamais un remodelage du droit.
Il est certes assez curieux et paradoxal, à
première vue, d’envisager une altération du droit
par le fait : on dirait la négation de tout droit.
Première réponse à faire : l’histoire du droit est
hantée par ce problème, par cette tension entre le
désir de penser le droit radicalement à l’écart du
fait, comme « naturel », et l’attitude qui consiste à
étudier le droit effectif, « positif », c'est-à-dire la
manière dont il est produit par les mœurs et par
leur évolution pour avoir une action
paradoxalement régulante sur elles. Deuxième
réponse : dire que le fait répond toujours à un
droit inaltérable et soustrait à l’expérience,
équivaut tout simplement à soutenir qu’il n’y a
pas de création, qu’il n’y a jamais de création, que
la création est quelque chose qui n’existe pas.
Création veut dire : l’histoire soudain interrompue,
coupée en deux, vouée à reprendre autrement, à
recommencer dans d’autres conditions, autour
d’un moment par conséquent étranger à toute
histoire, pur « événement » ou « devenir ». Il n’y a
fondamentalement de droit, pour Deleuze, que
sous la condition de l’événement ou du devenir.
La vraie question critique, au fond, c’est « qu'est-
ce qui s’est passé ? ». Et c’est en même temps
une question clinique, puisque ce qui s’est passé,
s’il s’est passé quelque chose, c’est une
redistribution de nos points sensibles : notre
santé, notre morbidité ne sont plus là où ils
étaient avant.
J’en viens donc à l’expérience « réelle » (= faire
une expérience). S’il est vrai qu’elle implique
toujours une limite, et même une double limite,
limite de nos pouvoirs en même temps que limite
entre deux exercices de ces mêmes
pouvoirs, alors il est inhérent à l’expérience d’être
rare et exceptionnelle. Et surtout : jamais
l’exercice ordinaire de nos facultés (percevoir,
imaginer, concevoir, etc.) n’en permettra la
description, puisqu’il ne s’agit pas de la forme
homogène d’un vécu, que nous possédons à
l’avance, a priori, comme forme possible, comme
« horizon de reconnaissance » ou de
« familiarité » même minimale, comme dit Husserl
(pas de phénomène sans un tel horizon). Comme
ce n’est pas un vécu, pas exactement un
phénomène, mais plutôt le phénomène-limite,
portant en lui sa propre limite, apparaître aux
prise avec quelque chose qui ne peut pas
apparaître, qui se dérobe à toute manifestation, il
ne peut simplement simplement se donner à la
conscience. Jamais la conscience ne le recueillera
dans une présence pleine et entière. Par
conséquent il faut des signes, l’expérience ne
peut être recueillie que dans des signes, lesquels,
puisqu’aussi bien l’expérience met l’esprit aux
prises avec le nouveau, ne peuvent être que
créés. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de
donné avant l’acte clinique, pour Deleuze. Pas
d’expérience en général – ou bien les catégories
de cette expérience en général sont toujours des
habits trop grands pour nos expériences réelles,
elles ne les conditionnent que de très loin et très
extérieurement. Il n’y a de donné que construit,
c'est-à-dire plus exactement : il n’y a qu’un
construit, car le construit – suivant ce que je viens
d’expliquer – ne se donne même pas, une part en
lui (dite actuelle) se donne mais comme aux
prises avec un non-donné (dit virtuel).2
Tout ceci a des conséquences capitales. A
première vue, et c’est malheureusement comme
cela que beaucoup de professionnels de la
philosophie le considèrent, Deleuze a des
prétentions en tant que philosophe de
l’expérience mais n’invoque que des contenus
d’expérience de seconde main, au demeurant
douteux – scènes de romans, peintures,
séquences de cinéma. Il n’a pas accès aux choses
mêmes. Ceci est tout à fait faux, et il est capital
de le comprendre si l’on ne veut pas continuer à
se représenter le travail de la pensée avec un
siècle et demi de retard.
Quand et comment allons-nous aux choses
mêmes, chez Deleuze ? La chose est toujours un
complexe actuel-virtuel (à ne pas confondre avec
le mixte, car les lignes de droit à dégager du
mixte, qui se mélangent dans le mixte, sont
toutes deux virtuelles : l’actuel, c’est le mixte lui-
même). Ce complexe, nous ne pouvons
l’appréhender que dans un cristal. Et le cristal
n’est jamais donné, il est affaire de création de
signes dans une matière qui peut être langagière,
plastique, sonore, audiovisuelle, etc. peut-être
aussi conceptuelle, ce qui présente apparemment
l’inconvénient d’étendre la catégorie de cristal à
autre chose que l’art et par conséquent à la priver
de sa spécificité esthétique, de sa capacité à
discerner l’art, mais tenir compte du tournant
esthétique de la philosophie tel que celle-ci ne se
pense elle-même, depuis qu’elle pense l’art, qu’en
rapport avec l’art (problème du philosophe-artiste
plutôt que savant). En d’autres termes, le
philosophe de l’expérience suppose l’artiste, exige
l’artiste – et c’est le sens le plus profond du thème
« philosophe-artiste » (pas besoin que le
philosophe soit lui-même artiste, cela arrive –
Schiller, Nietzsche, Sartre – mais ce n’est pas la loi
et ce n’était pas le cas de Deleuze ; de même que
Hobbes et Spinoza, qui n’était pas eux-mêmes
savants, n’en réfléchissaient pas moins leur
propre travail de philosophe dans l’image du
savant, quand ils philosophaient ils supposaient,
ils exigeaient le savant).
Il est donc conséquent que Deleuze n’aborde
pas à partir de lui-même, « à la sauvage », des
contenus d’expérience. Il est conséquent qu’il
n’entreprenne aucune réduction
phénoménologique à partir de ses propres vécus
de conscience. Il ne serait pas un philosophe
sérieux, compte tenu du problème de l’expérience
tel qu’il le pose, s’il ne pensait pas l’expérience à
partir d’œuvres d’art. Bien plus, étant donné la
manière dont il reformule le problème –
l’expérience est essentiellement rare,
exceptionnelle, improbable, invivable – le mirage
qui se présente est celui qui consisterait à se
dire : donc je vais chercher en moi-même des
contenus exceptionnels. Ce que précisément
Deleuze dénonce comme fausse littérature,
étalage narcissique où les vécus, si énormes
soient-ils, n’en conservent pas moins leur forme
de vécu, c'est-à-dire ne font que grossir le Moi
jusqu’à l’apoplexie. Car encore une fois le Moi
n’est pas le maître des expériences, qui
impliquent au contraire la limite de tout moi et
dont le contenu ne peut donc être recueilli dans la
conscience, si bien qu’il faut créer les signes
appropriés pour pouvoir le penser. Deleuze ne
peut donc, étant sa méthode, étant donné sa
refondation du questionnement critique, procéder
à partir du seul donné de sa conscience et de sa
mémoire, à l’étude de vécus ordinaires ou même
exceptionnels. Il lui faut Proust, Kafka, Artaud,
Beckett, Bacon, Lawrence et tant d’autres.
Dans un cas, un cas seulement sauf erreur,
Guattari et lui se donnent eux-mêmes le contenu
d’une expérience : dans le cas du petit Hans. Mais
c’est alors parce qu’ils se font eux-mêmes
cliniciens, ils défont le diagnostic freudien et le
reformulent tout autrement, à partir de tout
autres catégories cliniques. C’est là qu’ils
approchent le plus près, pour leur propre compte,
de ce que c’est qu’être artiste.
N’y a-t-il pas pourtant d’autres endroits ?
Certes, et je corrige aussitôt : cela ne valait que
pour les expériences qu’on fait dans une vie. Car
au-delà, il y a l’expérience de la civilisation,
l’expérience qu’est la civilisation, que chacun
d’entre nous fait dans la mesure où il en est
traversé, et n’a d’ailleurs pour lui-même
d’expérience qu’à partir des catégories d’ordre
civilisationnel de son temps. Et là, je dirais :
Deleuze a été plusieurs fois artiste, on peut même
compter les fois – exactement chaque fois qu’il a
proposé un diagnostic de l’époque, en créant
(avec ou sans Guattari) les signes appropriés. 1/
AOE (la schizophrénie comme limite toujours
conjurée du capitalisme, la différence de
l’axiomatique et du surcodage, par conséquent
l’incapacité de la logique structuraliste du
signifiant à appréhender le présent, son
archaïsme profond, et la nécessité d’un autre
régime de signes), 2/ IT (l’universelle montée des
clichés, la rupture du schème sensori-moteur, les
personnages qui ne se sentent plus concernés par
ce qui leur arrive, l’intolérable dans le plus
quotidien, etc. et ce qui arrive en conséquence à
la description, à la narration), 3/ « Les sociétés de
contrôle ». Mais aussi « Pour en finir avec le
jugement » : deux conceptions opposées de la
justice, procéder par analyse interminable ou au
contraire par séries de procès finis, différence
Deleuze/Derrida. Bref partout que vous pouvez
repérer soit la description du glissement d’une
organisation sémiotique à une autre, soit le
discernement de deux organisations sémiotiques
différentes habituellement confondues.
Alors je voudrais pour terminer reprendre cette
question de l’esthétique et de son rapport au
désir, puisqu’aussi bien c’est ce qui devient
central dans CC. On dit parfois (Rancière) qu’il n’y
a pas d’esthétique deleuzienne, que l’art n’est
chez Deleuze qu’une forme de vie, se confond
avec les moments intenses de la vie (si bien que
jonction avec esthétique de l’existence, chez
Foucault etc.). Cette position ne doit pas êre
dédaignée pour commencer. Car une lecture un
peu conséquente et interrogeante ne peut que la
rencontrer à certains moments. « Devenir-
animal » : petit Hans (donc pas œuvre) mais aussi
Moby Dick (donc œuvre, avec l’idée que l’écriture
donne à vivre ce qui précisément ne peut être
vécu – mais alors d’où un enfant tire-t-il cette
ressource de l’invivable ?). Comment le petit Hans
aurait-il un percept et un affect du cheval qui
tombe et est fouetté, si perceppt et affect sont
par ailleurs les catégories qui servent à distinguer
l’art comme forme de pensée distincte de la
philosophie et de la science ? Cela dit, certains
concepts sont exclusivement esthétiques :
« cristal » (dans le texte sur les enfants, il surgit
justement au point de rencontre énigmatique de
l’enfance et de l’art – à se demander si l’enfance
n’est pas un enjeu du rapport à l’art, si dans le
rapport à l’œuvre quelque chose ne se joue pas
qui est de l’ordre du rapport à un enfant).
Supposons que le « masochisme » soit le lieu
où se noue désir, art et droit. Qu’est-ce qui me
permet de dire cela ? Sur le lien du désir et du
droit, Deleuze s’est exprimé lui-même. Mais sur ce
lien entre désir et droit d’une part, art d’autre
part, nous n’avons pas de déclaration expresse,
nous n’avons que la déclaration liminaire de
Deleuze (Masoch est un artiste, Masoch est un
romancier) et l’omniprésence de l’art dans La
Vénus à la fourrure, qui est au contraire absent du
sadisme.
Bien entendu, on est tenté d’objecter que la
distance esthétique ≠ amour d’une statue, au
contraire beauté exclut désir. Mais tout de même,
il faut aller un peu plus loin, en fonction de deux
choses.
1/ D’abord, la conclusion que tire Deleuze de
son étude du masochisme :
« Sade s’exprime dans une forme qui réunit
l’obscénité des descriptions à la rigueur apathique
des démonstrations ; Masoch, dans une forme qui
multiplie les dénégations pour faire naître dans la
froideur un suspens esthétique. » (114)
« Suspens esthétique » : il y a là bien plus que
l’idée de faire du suspens un procédé
romanesque ; car si quelque chose comme un
champ esthétique s’instaure, depuis Kant et
Schiller, c’est bien dans un geste de suspension,
suspension des intérêts et des passions, qui crée
la distance nécessaire à la contemplation des
choses dans leur pure forme ou leur pure
apparence. Chez Masoch, c’est une suspension
littérale, qui a toujours pour effet de transformer
la scène en tableau pictural, et l’on appelle un
peintre pour venir l’effectuer.
2/ La 2e chose apparaît si je lis le texte suivant :
« Ce n’est ni la grâce ni la dignité qui nous
parle dans le visage superbe d’une Junon Ludovisi
< c’est une sculpture ancienne, dont Goethe
s’était fait faire une copie grandeur nature pour
son bureau > ; ce n’est ni l’une ni l’autre, car c’est
toutes deux ensemble. La divinité aux traits de
femme réclame notre adoration, cependant que la
femme semblable à la divinité enflamme notre
amour. Mais pendant que, ravis, nous nous
abandonnons à son charme céleste, sa suffisance
céleste nous effraie. Toute sa personne se fonde
en elle-même et y a sa demeure ; elle est un
monde complètement fermé ; comme si elle était
au-delà de l’espace, elle ne s’abandonne ni ne
résiste ; il n’y a pas là de force qui serait en lutte
avec d’autres forces ni de défaut par où le temps
pourrait faire irruption. Nous sommes
irrésistiblement saisis et attirés par son charme,
maintenus à distance par sa suffisance. Nous nous
trouvons simultanément dans l’état de suprême
repos et dans celui de suprême agitation ; il en
résulte cette merveilleuse émotion pour laquelle
l’entendement n’a pas de concept ni la langue de
nom. »
Ce texte n’est pas de Masoch mais de Schiller,
dans les célèbres Lettres sur l’éducation
esthétique de l’homme. Fin de la 15e lettre.
Schiller passe aux yeux de ceux qui ne le lisent
pas vraiment pour un disciple de Kant : ce texte
montre que c’est beaucoup plus compliqué. Texte
vraiment très peu kantien. Que nous dit-il ?
1/ Que la beauté à la fois nous attire
irrésistiblement (et il s’agit indiscutablement
d’amour sensuel) et se dérobe à nous en se
retirant dans une autonomie où elle est
imprenable. (A première vue c’est de l’hystérie,
mais attendons un peu – et rappelons-nous aussi
que Masoch sait très bien ce que c’est que
l’hystérie, il y a une diatribe contre le type de la
femme moderne hystérique au début de La
Vénus…) Si bien que nous sommes voués à elle
qui ne s’occupe pas de nous.
2/ Sur quel mode sommes-nous voués à elle ?
Un peu avant Schiller nous le dit (dans un § où il
évoque d’ailleurs la figure de Vénus) : sur le mode
du jeu. « L’homme avec la beauté ne doit que
jouer, et il ne jouer qu’avec la beauté. » En
résumé, la beauté est ce qui à la fois nous ravit et
nous effraie, et nous sommes avec elle dans une
relation de jeu.
Je passe maintenant à une page de La Vénus à
la fourrure (p. 147) :
« – Alors, soit, dit Wanda en fronçant
énergiquement ses petits sourcils arqués. (…)
Vous avez été imprudent de me laisser le choix. Je
choisis donc : je veux que vous soyez mon
esclave, je vais faire de vous mon jouet !
– Oh, faites cela, m’écriai-je, mi-terrifié, mi-
ravi. »

Je ne cherche pas à prouver que Masoch a lu


Schiller. La chose me paraît évidente, mais en
elle-même absolument dénuée d’intérêt. Ce qui
m’intéresse, c’est plutôt que rétroactivement le
schéma masochiste se laisse déchiffrer à la lettre
dans l’un des textes les plus célèbres de
l’esthétique. Je dirais donc : dans le masochisme,
quelque chose concerne intimement l’esthétique,
telle qu’elle s’est développée à la fois dans le
sillage de Kant et contre lui, à cause de l’aporie ou
du dilemme devant lequel Kant laissait ses
lecteurs en invoquant l’idée d’un plaisir
désintéressé. Certes, Schiller ne dit pas mot à mot
que l’œuvre fait de son contemplateur un jouet.
Mais il n’y a pas besoin de forcer beaucoup sa
pensée pour en arriver là : il dit que le
contemplateur est un joueur, et qu’il joue sous la
contrainte de l’œuvre. Même si le jeu a lieu en lui,
entre sa sensibilité et son intelligence, en même
temps qu’avec l’œuvre, c’est le cas de dire qu’il
est joué, que le centre du jeu – chose que n’a pas
vu Gadamer – se déplace complètement du sujet
(qui dès lors n’en est plus exactement un) vers
l’objet (qui, incluant l’objet, n’en est plus un non
plus).
Comment est-ce que Schiller dépasse
l’esthétique du désintéressement, pour retrouver
l’intérêt simplement suspendu, mobilisé mais
suspendu, dans l’acte esthétique même ? Seul
Masoch peut nous le dire : chasteté. Et peut-être
que dans le rappport à l’œuvre d’art nous passons
toujours tacitement cette sorte de contrat tordu.
Du moins c’est ce qui ressort, si l’on met Kant
avec Masoch, moyennant Schiller. Et d’ailleurs,
dans La Vénus à la fourrure, avant la relation
contractuelle chaste (chaste ne veut pas dire sans
désir : au contraire, le désir fonctionne à pleines
turbines), et la redoublant ensuite constamment,
il y a l’amour pour la statue de Vénus, bref un
amour reconnu impossible, cultivé comme barré,
pour l’œuvre. Il n’y a que des femmes-œuvres,
pour Masoch, autant que des œuvres-femmes. La
chasteté, donc – chasteté forcée évidemment,
avec les figures de marbre, de pigments, ou les
figures sonores et romanesques – ce serait elle,
l’instauratrice de la fameuse distance esthétique.
Suspension qui ne nie pas le désir, mais qui
l’investit d’autant plus qu’il passe dans une
matière inconsommable. Kant avec Masoch ne
confond plus le désir et le plaisir, et le plaisir
désintéressé se convertit en désir intéressant,
l’élément même du jeu esthétique.
Il y aurait plus d’un parallèle à faire entre
Schiller – méconnu, y compris par Deleuze qui le
mentionne toujours avec Goethe comme une
figure vénérable de la littérature majeure – et
Masoch. Par exemple, une déclaration célèbre de
Schiller, anti-goethéenne, le vrai cri de Schiller :
être grec est devenu impossible (seul Goethe,
miracle ironique, peut se targuer de l’être, et
l’hommage de Schiller est à double tranchant),
nous ne sommes plus des naïfs, nous sommes
devenus sentimentaux. C’est à la lettre ce que
Deleuze fait dire à Masoch, p. 48 : la Grèce est
devenue impossible, la femme est devenue
sentimentale. Il ajoute : et sévère. Mais nous
venons de voir que c’est ainsi même que Schiller
concevait déjà la beauté.
J’aurais donc envie de dire: le désir, affaire
restée non réglée dans l’esthétique après Kant, se
réintroduit dans l’esthétique sous les espèces du
masochisme, et Deleuze (qu’il ait lu ou non
Schiller, peu importe) l’a profondément vu, avec
l’exactitude qui le caractérise il a mis d’instinct le
doigt là où il fallait – c'est-à-dire au point exact où
art, désir et droit se rencontrent, point exhibé l’air
de rien par Masoch et qui explique que Deleuze
insiste tellement sur la qualité esthétique de son
œuvre ; point enfin que Deleuze dit « point zéro »,
« point neutre » ou encore « point critique », où
toute la Critique peut se réagencer, se
métamorphoser, autour de la question de la
Clinique, et se formuler dans le discours littéral de
la philosophie.

Notas
1
Benjamin note que « c’est seulement avec les romantiques que l’expression ‘critique d’art’ eut
enfin raison de l’ancienne expression ‘juge en matière d’art’ » (Le concept de critique esthétique
dans le romantisme allemand, trad. fr. Lang et Lacoue-Labarthe, Flammarion, « Champs », p. 89).
Et, tout au long de son étude, Benjamin insiste sur le sens positif et créateur que revêt le mot
« critique » chez les romantiques allemands.
2
A ne pas confondre avec le potentiel husserlien, qui est simplement de l’actuel en puissance
(déplacez-vous un peu, et ce que vous ne pouviez pas voir mais que vous présupposiez entourer
ce que vous voyez s’actualisera).

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