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Uécrit et la voix
Bernard Nominé
présence invisible que Velázquezj nous capte dans son espace et nous
situe, nous spectateurs, devant la toile, à la place de cet objet irreprésen-
table. Profitant des allers et retours que l'on peut s'imaginer faire devant
le tableau pour aller y voir du côté de la toile retournée, constatant que
l'on n'aura rien vu d'autre que ce que l'on voit déjà, Lacan nous démontre
la structure moebienne de cette construction.
On sait que sur une bande de Moebius il faut faire deux tours pour
revenir à la même place dans la même position. La force de l'œuvre de
Velázquez tient à ceci, nous dit Lacan, que << le peintre a fait le premier
tour et qu'il nous reste à faire le deuxième. ›› Ce qui caractérise l'œuvre
d'art, c'est que l'artiste a suffisamment réussi à dégager son objet qu'il finit
par nous prendre dans sa propre boucle. S'agissant d'un peintre comme
Velázquez, c'est, bien sûr, avec l'objet regard qu'il nous rend captifs. a
Je propose de considérer que pour l'écrivain, il en va de même. Un
écrivain peut très bien nous faire miroiter qu'il va réussir à décrire l'im-
possible à représenter. Mais peut-être y aurait-il, s'agissant du maniement
de la lettre qui caractérise l'écrivain, un rôle plus spécifique joué par la
voix qui est une autre présentification de l'objet impensable. La voix serait
ce qui reste, au-delà ou en avant de ce qui se dit, comme l'impossible à
dire. Je crois que l'on peut considérer que le regard et la voix répondent à
la même logique dans le monde de la représentation, qu'elle soit picturale
ou littéraire. Alors on pourrait dire qu'avec la voix comme objet en avant
de ce qui se dit, de ce qui s'écrit, l'auteur peut réussir à prendre le lecteur
dans sa boucle et le contraint à faire la sienne. Mais pour faire apparaître
cet objet, pour nous rendre sensibles à sa présence entre les lignes, il faut
que Yécrivain se soit risqué à le circonscrire avec son travail sur la lettre.
Toute écriture n' Parvient Pas.
i << Nul ne peut écrire s'il n'a le cœur pur, c'est-à-dire s'il n'est assez
dépris de soi. ››
Cette phrase de Claude Edmonde Magny a été mise en valeur par
Iorge Semprun dans son livre Uécriture ou la vieï. Semprun, jeune lettré
déporté au camp de Buchenwald, aurait pu écrire dès sa sortie du camp
comme l'ont fait certains, pour témoigner. Mais l'acte diécrire est pour
lui différé. Il explique très bien que l'écriture le fixait dangereusement à
cette expérience traumatique et alimentait en lui la pulsion de mort. Entre
Qui n'a pas été suspendu à la lecture d'un témoignage sur l'horreur
des camps de concentration, du Goulag ou autre génocide? La vie s'ar~
rête momentanément pour celui qui s'aventure dans ce genre de lecture.
Remarquez bien que c'est le lecteur idéal dont rêve l'écrivain. ]'entendais
un écrivain dire dans un colloque que le meilleur compliment qu'il ait
reçu à propos d'un de ses livres était ceci : << le jour où j'ai reçu votre livre,
je ne suis pas allé travailler. ››
Toute littérature ne s'abreuve pas aussi directement de la jouissance,
ou tout du moins, n'est-ce pas toujours aussi directement lisible. Mais il
n'en reste pas moins que c'est la lecture de ces témoignages àla limite du
dicible qui nous accroche le plus sûrement. Et c'est à cela que Semprun
s'est refusé, jusqu'à ce qu'il ait perçu que la grosse voix qui ordonne la
jouissance s'était tue et qu'il pouvait envisager d'écrire autrement que
sous sa dictée.
La voix est un objet de jouissance. Elle loge au cœur du signifiant,
au-delà du sens qu'il véhicule. Elle n'est pas naturellement audible car
l'usage raisonnable du signifiant, c'est-à-dire la parole, la fait taire au
profit de la signification. On parle pour dire quelque chose et de ce fait
« qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend2 ››. Les
oreilles de la signification, les oreilles qui comprennent, permettent de
rester sourd aux sombres échos de la voix comme objet de jouissance.
Pour devenir cause de désir, cet objet de jouissance doit être élidé, c'est
une opération que Lacan désigne comme intériorisation. _
On conçoit bien que la voix intériorisée ne soit pas audible. Cette voix
intériorisée, il y a plusieurs façons d'en repérer la trace; l'une étant ce que
Lacan appelle la modulation intérieure continue3 qui dévide en permanence
ses vocalises insensées où les signifiants s'associent le plus souvent par
assonance, ou par opposition, au mépris du sens; elle double en perma-
nencela pensée et le vécu du sujet. Normalement, on n'y prête pas atten-
tion. On ne l'écoute pas, donc on ne l'entend pas.
Celui qui ne peut pas ne pas y prêter attention, celui qui est branché en
permanence sur cette émission parasite, c'est le sujet psychotique, et plus
particulièrement quand il est le siège de ce que les psychiatres classiques
appelaient l'automatisme mental. _
2 LACAN I., << Uétourdit ››, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
3 LACAN J., Le Sërmïzaire, livre III, Les psychoscs, Paris, Seuil, 1981, p. 127-128.
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Freud désignait ainsi ce phénomène psychique très banal qui fait que
quand on attend quelque chose de positif on est naturellement tenté de
penser aussi à quelque chose de négatif qui s'y opposerait. D'après Freud,
ces représentations de contraste pénibles sont toujours là, comme des
couples de signifiants opposés : bonheur / malheur, réussite / échec, acti-
vité / paralysie, vie / mort.. . et une vie saine suppose que l'on réprime et
inhibe les représentations de contraste pénibles.
On ne parle plus aujourd'hui de ce concept que Freud lui-même a
laissé de côté au profit de l'inconscient, mais je crois que cette sombre
puissance qui s'impose machinalement par l'entrernise d'un signifiant
opposé et qui vient contrarier le désir, nous pouvons l'appe1er jouissance.
C'est une manifestation de cette jouissance qui git dans les profondeurs
de la langue. C'est une des présentifications de cet objet voix. Il y en a
d'autres. Il faudrait évoquer les vociférations du surmoi, la voix hallucinée
de la psychose. . . mais ce n'est pas directement mon propos aujourd'hui.
Ie voudrais surtout accentuer que l'écrivain est quelqu'un qui, pour
une raison ou pour une autre, a accès plus que quiconque à cette modula-
tion intérieure, soit qu'il y trouve matière à sa création, auquel cas il prend
un risque, le risque inhérent à tout acte créatif, soit que sa création soit là
pour tenter de circonscrire cette audition parasite, auquel cas cette activité
lui est salutaire, voire indispensable. Quoiqu'il en soit, si l'écrivain réussit
à prendre le lecteur dans sa boucle, c'est parce qu'il a su se débrouiller de
cet objet impensable qu'est la voix, par son travail sur la langue, par son
maniement de la lettre et qu'ainsi au creux de son texte il transmet au
lecteur la place élidée de cet objet propre à éveiller en lui toutes sortes de
résonances.
]"ai fait l'expérience de ces résonances en lisant avec intérêt un texte
dont on pourrait penser a priori qu'il n'est adressé à personne puisqu'il
s'agit d'un journal. Je me suis laissé prendre par la lecture du Journal
intégral de Virginia Woolf. Uintérêt de ce texte réside dans le fait qu'il
double la production littéraire de l'auteur. En ce sens je m'aperçois que la
démarche de Virginia Woolf est comparable à celle de Velázquez se repré-
sentant en train de peindre son tableau. Virginia Woolf se décrit dans
son journal en train d'écrire son œuvre romanesque. On a ainsi l'idée que
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l'on va avoir accès aux coulisses de l'écrivain, au dessous des cartes. C'est
peut-être cette idée que l'on ne va rien perdre qui nous attrape et nous
entraîne à suivre le moindre des états .d'ãmes de la romancière sur plus
de 1 500 pages.
Virginia Woolf ne pouvait s'empêcher d'écrire. Je ne suis pas certain
qu'il faille se précipiter à dire que l'écriture ait eu pour elle une vertu
curative. Dans les épisodes les plus aigus de sa maladie, soumise à d'hor-
ribles voix, elle ne pouvait ni lire ni écrire. Elle connaissait bien les risques
que lui faisait courir l'écriture de ses romans quand elle allait chercher
au plus profond d'elle-même la source de son imagination. L'écriture du
journal n'est pas du même ordre. j _
Il m'est venu à l'idée de comparer le commentaire des actes de l'au-
tomatisme mental avec l'écriture régulière d'un journal intime. Dans le
commentaire des actes, la voix intérieure se sonorise sous la forme d'une
modulation continue qui double la vie du sujet psychotique. Cette voix est
tellement extériorisée que le sujet n'y reconnaît pas la voix de sa modula-
tion intérieure.
S'agissant du journal, au contraire, on pourrait dire que c'est avec la
voix de sa raison que le sujet commente et met en ordre les menus événe-
ments de sa vie. Ie me risque donc à dire que par son journal, Virginia
Woolf s'assure de reprendre la voix, comme on dit reprendre la main au jeu
de cartes. Reprendre la voix, c'est-à-dire ne pas être soumise aux vocifé-
rations de la voix qui la menace. Cette voix qui la menace, nous, lecteurs,
nous ne la percevons pas, mais nous pouvons en repérer la trace quand
elle écrit ceci, par exemple, pour relater une visite aux Baux de Provence,
où elle avait entendu dire que ce site aurait inspiré à Dante l'écriture
de son enfer : « Pendant tout cela croissait en moi sans cesse une telle
envie de mots qu'une feuille de papier, une plume, de l'encre en vinrent
à me paraître des objets extraordinairement désirables ; et j'aurais même
accueilli le grattement de la plume avec un soulagement quasi divin. ››
D'où provient cette sorte d'excitation grandissante qui ne demande qu'à
être canalisée par le geste de l'écriture, si ce n'est de la jouissance inhérente
au langage, réveillée en l'occasion chez Virginia par l'évocation de L'enfer
de Dante? Lfimminence de ce débordement de jouissance en appelle de
toute urgence à l'usage de la lettre. Lorsque Virginia évoque l'écriture,
vous remarquerez qu'il ne sfagit pas d'une simple opération de sens, ce
dont elle parle c'est de l'acte d'écrire : le papier, le bruit de la plume, la
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