You are on page 1of 12

Réfractions n° 17, hiver 2006

Pouvoir et conflictualités

Le politique, le sujet et l’action

Le double paradigme
du pouvoir

Salvo Vaccaro

e pouvoir, comme chacun le sait, est une sale bête qui

L échappe à toute saisie immédiate tendant à le représenter d’une


façon univoque. La question métaphysique par excellence, dans
le cadre de la culture occidentale, interroge sa conformation en la liant
inexorablement à son essence – Qu’est-ce que le pouvoir ? – laquelle
délimite le périmètre de vérité reconnu à son existence ; en effet, on ne 37
pose la question que pour ce qui est, non pour ce qui n’est pas
(nihilisme), et les choses, en tant qu’elles sont données, le sont dans

Réfractions 17
leur essence, de sorte qu’elles sont immuables dans le temps et que leur
effet de vérité ne peut être nié. Si les choses sont par essence, elles sont
vraies ; c’est ainsi et pas autrement, et il n’y a rien à y faire1 !
Le signe linguistique tracé à l’intérieur de cette forme-de-civilisation
occidentale renforce le primat de l’essence comme sens réel des choses
en tant qu’elles existent, grâce à une question supplémentaire – Qui a
(le) pouvoir ? – laquelle délimite cette fois aussi bien la subjectivation
propriétaire que l’objectivité substantielle du pouvoir lui-même. Dans
cette dernière question, en effet, le pouvoir se révèle au niveau
linguistique comme matière à propriété, comme une propriété
relativement à un possesseur, comme une substance à s’approprier de
l’extérieur, à partir d’une sphère d’extériorité au pouvoir lui-même,
comme s’il était un enjeu à capturer et à utiliser selon certains intérêts,
goûts, passions, désirs, volontés, etc.
C’est pourquoi nous recherchons le double axe de signification
d’une théorie classique du pouvoir, articulée, d’un côté, sur la
dimension de souveraineté inhérente à un sujet (légitime) du pouvoir,
dont il faudra analyser les formes et les forces, les champs et les

1 Voir Michel Foucault, Structuralisme et poststructuralisme, in Dits et écrits, sous la


dir. de Daniel Defert et François Ewald, Gallimard, Paris, 1994, t. IV, p. 449.
tensions spécifiques et de l’autre, sur la vicaire sur la terre prétendait couronner
verticalité intrinsèque au commande- les souverains, et donc contrôler en
ment hiérarchique dans et par lequel dernière instance leur légitimité et leur
s’inscrit le geste subjectif de s’emparer de fidélité dans l’exercice du pouvoir, depuis
l’objet. le glissement séculier, inauguré dans la
persistance conflictuelle de la double
§ 1 – La tête sacrée du souverain voie, celui qui exerce le pouvoir est auto-
risé, par cet exercice de fait, à s’élever de
Les théories de la souveraineté se droit au rang d’auteur souverain du
donnent pour tâche d’introniser un sujet devenir social dans sa dimension (proto)
légitime pour l’exercice du pouvoir institutionnelle. Ce qui se manifeste
public. Une telle instance de légitimité comme une aporie logique – le lien
révèle une rupture séculière motivant la transitif entre être et devoir être – est
Réfractions 17

raison même de la recherche d’une brillamment résolu en conjuguant la


justification au pouvoir. Dans un cadre force des armements et la force réaliste
théologique et divin, en effet, il n’y a du droit, laquelle, de façon fortement
place ni pour la recherche d’une raison autoréférentielle, garantit la légitimation
ni pour l’émergence d’un sujet dans le au moment précis où semble s’arrêter la
38 monde, si ce n’est en tant qu’exécutant dialectique de la guerre et de la politique
d’une volonté extérieure («Par la grâce de – la fondation de l’État, dans l’échange
Dieu », formule à laquelle au XIXe siècle entre liberté et sécurité, légitime le
seulement, avec les monarchies constitu- Léviathan tant dans sa souveraineté
tionnelles, on ajouta «… et par la volonté politique née de la fiction du terme
de la nation»). Cette rupture se joue dans apporté au bellum omniun contra omnes et
le passage de la potestas a deo au concept donc de l’instauration de la politique
d’auctoritas, dans lequel se trouve, de comme publicisation des conflits privés,
manière implicite mais puissante, tant la que dans son autorité publique qui
vieille racine de « première création » qui donne les règles du jeu social, dont la
relie l’autorité à l’auteur (Benveniste), que sphère tout entière est envahie par le
la fondation autorisatrice de la représen- paradigme du pouvoir.
tation, typique de la raison bourgeoise Le processus de sécularisation de
dans la philosophie politique classique. l’autorité politique a entraîné le passage
Si auparavant le pouvoir dérivait de la figure de la souveraineté à sa
directement de la potestas divine, dont le topique de provenance : toute question

Salvo Vaccaro
de légitimité est un reflet de celle-ci. Mais garder et envers laquelle il faut se
deux éléments révèlent comment ce pro- conduire adéquatement, avec déférence
cessus constitue en réalité une métamor- et obéissance. Vient alors la conception
phose du sacré, en déplaçant d’un niveau pastorale du commandement hiérar-
à un autre le pouvoir et son souverain chique qui, de Platon à Hobbes, renoue le
comme des formes de toute façon intan- fil qui lie sans solution de continuité, du
gibles, si ce n’est au prix de la mort (« le moins selon cette perspective, antiquité
double corps du roi », selon Kantoro- et modernité. Dans cette conception, le
wicz), exactement comme la mise en pouvoir se manifeste dans sa double
doute de dieu et de son vicaire sur la terre qualité de guide sécurisant pour la vie,
entraînait l’hérésie et, partant, la mise à qui, d’une part, stylise les règles pour le
mort. Où voit-on le mieux dans le troupeau afin de garantir sa survie contre
politique cet effet de renouvellement du les périls extérieurs, et d’autre part, en
théologique ? Dans la verticalité abyssale même temps, veille à se dédier à chaque
de la hiérarchie du commandement du membre du troupeau pour qu’il puisse
monde, qui imite exactement l’ouverture bien se développer, tant pour lui-même
de l’espace du haut vers le bas effectuée que relativement à la totalité organique
par l’expulsion d’Adam et Ève du Paradis du troupeau. Le bon pasteur est ainsi
terrestre pour avoir défié un ordre gratuit acteur souverain et disciplinaire, auto-
de Jahvé – la jouissance des fruits du ritaire et paternel, exigeant obéissance et
savoir représente une atteinte à la non- portant assistance2. D’où la double
raison de l’autorité du pouvoir, auto- constellation analytique du pouvoir,
exemptée de toute critique par la force de macrophysique et microphysique, qui
la vengeance – qu’on représente habi- renvoie à un double paradigme dont il 39
tuellement par la symbolique de la chute. me semble plus utile de saisir les
À partir de cette symbolique, le éléments convergents que ceux, plus

Réfractions 17
commandement hiérarchique trace une faciles à voir, qui sont divergents3.
linéarité verticale descendante du pouvoir,
suivant le regard sévère voilé de
2
paternalisme comme origine mythique Peter Sloterdjik, Dans le même bateau, Rivages,
Paris, 1997 (ed. orig. Im Selben Boot, Suhrkamp,
du pouvoir, qui guide et oriente dans les
Frankfurt, 1993) ; Michel Foucault, Omnes et
méandres du chaos et de la perdition. La singulatim.Vers une critique de la raison politique,
métaphore du droit chemin renforce in Dits et écrits, t. IV, p. 134-161.
donc la vision du pouvoir en tant que 3 Cf. Salvo Vaccaro, Biopolitica e disciplina, Mimesis,

substance extérieure, dont il faut se Milan, 2005, ch. I.

Le double paradigme du pouvoir


Dans la jonction entre déterritoria- liaisons entrelacées), mais qui éludent
lisation et reterritorialisation où se situe la certains bancs d’essai résistant à
dérivation séculière, avec son effet l’analytique thérapeutique de la libéra-
mimétique de la théologie qui vient tion, interprétée comme une guérison
d’être apparemment écartée, s’ouvre la par rapport à une contagion extérieure.
claire-voie de la critique des Lumières, Ce que les Lumières ne réussissent
qui inonde de lumière le point précis de pas à voir, ce sont les énigmes du
surgissement où la métamorphose cache pouvoir : le devoir d’obéissance ou la
le caractère de nécessité inexorable du servitude volontaire, le sentiment de
pouvoir, quelle que soit la forme histo- dette éternelle, l’entrelacs des dyna-
rique de souveraineté qu’il ait endossée. miques de pouvoir à l’intérieur même du
Toute la virulence de la critique se déploie tissu des relations sociales (et pas seule-
dans l’identification de la prétention à la ment dans la dimension instituée de la
Réfractions 17

légitimité, en investissant la subjectivité politique publique, c’est-à-dire l’État et


du pouvoir lui-même dans sa dimension la politics), la plongée profonde dans
souveraine d’institution publique. Les l’intériorité humaine, dont Freud ouvre
Lumières maintiennent toutefois à son toute grande l’obscurité en révélant son
égard une conception substantielle et insondabilité pour la seule lumière de la
40 extérieure, qui génère, par réaction, trois raison. Ce n’est pas un hasard si, parmi
courants dans lesquels, pour le dire les trois courants des Lumières, seuls ont
brièvement, le pouvoir est, respective- réussi à trouver leur voie ceux qui
ment, contenu (libéralisme), diffusé mantiennent le pouvoir d’une façon
(socialisme) ou enfin aboli (anarchisme). quelconque, contenue ou diffusée
Les mouvements de transcendance, (abstraction faite des régimes historiques
parmi lesquels seul l’anarchisme fait qui leur ont donné forme, souvent en les
preuve d’une radicalité et d’une trahissant, comme c’est souvent le cas
cohérence finale, encadrent quand même malgré les meilleures intentions, du reste
le pouvoir comme une substance pas toujours présentes même quand elles
extérieure provenant d’un autre monde étaient suggérées sous des formules
et qu’il faut contrôler, réduire, vider ou élégantes), là où l’anarchisme, lui-même
vaincre complètement. Plutôt qu’une fils des Lumières, se trouve constamment
étiologie, de toute façon abondante et en échec parce qu’en dernière analyse le
redondante, les Lumières offrent des cœur de sa proposition, c’est-à-dire
thérapies diverses, tactiquement voisines, l’abolition du pouvoir politique a échoué.
stratégiquement exclusives (malgré les Il serait intéressant de comprendre si les

Salvo Vaccaro
raisons en sont uniquement historiques prennent pas la forme des rapports de
ou, comme je le suppose, en partie aussi domination.
théoriques. En effet, la conception relationnelle du
pouvoir chez Foucault est en mesure
§ 2 – Micrologie du pouvoir d’opérer une lecture fractale du surgis-
sement du pouvoir dans une trame
L’immense détournement stratégique institutionnelle qui ne peut se soutenir
qu’opère Foucault autour de l’analyse du que si elle est traversée par des relations
pouvoir part précisément de cet échec entre forces, dans lesquelles la tension
(bien qu’on ne trouve chez lui aucune entre contingence et institutionnalisation
déclaration d’appartenance théorique à signifie le jeu du pouvoir même. Ceci est,
la pensée anarchiste), avec en plus une pour paraphraser Marcel Mauss, un
réflexion post-moderne, si l’on peut dire, rapport infrasocial global, c’est-à-dire un
tenant compte du soupçon sceptique, faisceau de rapports qui se démêlent
pratiqué systématiquement par Nietzsche dans les sphères de la société où
et par Freud, quant à la possibilité de convergent de façon conflictuelle des
maintenir une distinction entre extériorité pratiques matérielles et des pratiques
et intériorité dans la sphère humaine, qui discursives, des mots et des choses, des
permette la conception substantielle du signes et des corps, idéologie et stratégie,
pouvoir4. Contrairement à la modernité rhétorique et violence, argumentation et
de Descartes, chez Foucault la forte brutalité, conviction et persuasion propa-
liaison entre corps et âme, respective- gandiste. Le tout pour plier les volontés à
ment surface d’inscription du pouvoir et agir selon les diktats d’autrui.
source d’autodiscipline et d’obéissance, Déplacer vers la dimension d’intério- 41
parvient à maintenir la trame complexe rité les attitudes du pouvoir signifie
d’indiscernabilité entre les dimensions orienter un regard apte à suivre les

Réfractions 17
d’extériorité et d’intériorité, l’une étant cadences analytiques du devenir-
pli de l’autre, comme dirait Deleuze, en pouvoir, de son surgissement lié à la
exposant la connexion relationnelle spiritualité humaine, lisible également
d’une force qui, en tant que volonté de
puissance, devient pouvoir institué, mais
4Cf. Michel Foucault, La folie, l’absence d’œuvre,
qui, d’autre part, est aussi capacité
singulière de devenir-historique en liant in Dits et écrits, t. I, p. 412-420 ; La pensée du
dehors, p. 518-539 ; Réponse à Derrida, t. II, p.
et déliant des liens sociaux dans la 281-295 ; L’extension sociale de la norme, t. III, p.
contingence des événements, qui ne 74-79 ; La « gouvernamentalité », p. 635-657.

Le double paradigme du pouvoir


selon une perspective d’agressivité dispose selon l’horizontalité fluide que
anthropique qui rend compte de la constituent les relations interindivi-
moitié de la conduite humaine, jusqu’à duelles dans leur détermination pure) en
son enchaînement fortuit à un ensemble un dispositif symbolico-matériel qui
de pratiques sociales qui ne sont pas convertit la contingence en « nécessité »
toutes réductibles à l’intérêt de survie, historique, en cristallisant les relations
quoique le pouvoir y soit également lié entre forces pour en faire des rapports de
(Canetti). Dans ses écrits analytiques, domination. Dans le « paradoxe (des
Foucault suit pas à pas l’entrelacement rapports) de la capacité et du pouvoir,
entre intérêts, discours, stratégies, événe- […] l’acquisition des capacités et la lutte
ments, qui se donnent en positif et en pour la liberté ont constitué les éléments
négatif (celui-ci n’accédant pas à permanents. Or les relations entre
l’histoire), avec toute la charge du vécu croissance des capacités et croissance de
Réfractions 17

humain et avec toute l’importance l’autonomie ne sont pas aussi simples


contingente et tout à fait nécessaire de ce que le XVIIIe siècle pouvait le croire. […]
qui arrive et qui pourrait arriver autre- L’enjeu est donc : comment déconnecter
ment. Précisément, rien n’empêche en la croissance des capacités et l’inten-
droit qu’une autre pensée trouve sa place sification des relations de pouvoir ?5 »
42 dans les stylisations de formes-de-vie Foucault semble ici faire référence
différentes s’écartant plus ou moins du seulement à la notion de capacité liée à la
standard de normalité (et chez Foucault technè, dont l’hyperpuissance a surclassé
la normalité ne s’écarte pas de la la recherche d’autonomie et de liberté de
normativité du pouvoir public et de la la nature, même si le vice originaire
pensée institutionnelle qui marginalise résidait justement dans la locution
par une inclusion exclusive). baconienne qui identifiait pouvoir et
Le pouvoir se tient non parce qu’il savoir. L’objectif de dissocier capacité et
provient d’un dehors par un acte relations de pouvoir semble toutefois
d’imperium, mais parce qu’il surgit de plus intéressant, alors que l’intensifi-
l’intérieur par la transformation d’une cation de ces relations plie la capacité en
force de capacité humaine (qui, en tant subordonnant son potentiel propre aux
que telle, s’équilibre par la réciprocité exigences du pouvoir. C’est cette irréver-
entre les êtres humains et donc se sibilité verticale qui explique non seule-
ment la hiérarchisation descendante,
5
Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ?, mais aussi celle, ascendante, qui innerve
in Dits et écrits, t. IV, p. 575-6.

Salvo Vaccaro
le pouvoir jusqu’à l’intérieur des ou moins intentionnel). Face à un état de
individus, en les assujettissant au point domination, la libération comme mouve-
de faire coïncider le destin de tous et de ment de soustraction à la rigidité cada-
chacun avec les luttes entre instances de vérique de la domination permet une
pouvoir pour conquérir la suprématie ligne de fuite, qui toutefois n’offre aucune
publique. garantie quant au non-retour du même.
L’éthique chez Foucault devient ainsi une
« C’est là qu’il faut introduire la notion stylisation de l’existence, de la conduite,
de domination. Les analyses que j’essaie du comportement, à la lumière de la
de faire portent essentiellement sur les liberté comme contrepoids à la transfor-
relations de pouvoir. J’entends par là mation cristallisante des relations de
quelque chose de différent des états de pouvoir en états de domination. La
domination. Les relations de pouvoir ont liberté prend alors la fonction d’une
une extension extrêmement grande dans tension éthique, comme telle pragma-
les relations humaines. Or cela ne veut tique et non prescriptive, qui préserve
pas dire que le pouvoir politique est non seulement du risque d’irréversibilité
partout, mais que, dans les relations des rapports entre individus par l’insti-
humaines, il y a tout un faisceau de tutionnalisation des rôles sociaux et les
relations de pouvoir, qui peuvent surcroîts spécifiques d’autorité, mais
s’exercer entre des individus, au sein aussi du risque que l’espace dynamique
d’une famille, dans une relation tracé par les jeux de pouvoir entre indi-
pédagogique, dans le corps politique. vidus retombe sous la sphère d’influence
Cette analyse des relations de pouvoir et d’hégémonie de l’état de domination,
constitue un champ extrêmement alors que les pratiques de liberté se 43
complexe; elle rencontre parfois ce qu’on chargent d’élargir cet espace et de le
peut appeler des faits, ou des états de garder flexible et imperméable à toute

Réfractions 17
domination, dans lesquels les relations intrusion détruisant sa dynamique. « La
de pouvoir, au lieu d’être mobiles et de libération ouvre un champ pour de
permettre aux différents partenaires une nouveaux rapports de pouvoir, qu’il s’agit
stratégie qui les modifie, se trouvent de contrôler par des pratiques de
bloquées et figées. Lorsqu’un individu ou liberté7. »
un groupe social arrivent à bloquer un
6 Michel Foucault, L’éthique du souci de soi
champ de relations de pouvoir, à les
comme pratique de la liberté, ibidem, p. 710-1.
rendre immobiles et fixes et à empêcher 7 Ibid., p. 711.
toute réversibilité du mouvement – par
des instruments qui peuvent être aussi
bien économiques que politiques ou
militaires –, on est devant ce qu’on peut
appeler un état de domination6. »

La distance entre pouvoir et


domination – qu’il faut élargir au
maximum selon Foucault – se pose sous
l’emblème de l’espace-temps de mobilité
des positions des acteurs dans un champ
délimité par ce qu’eux seuls sont en
mesure de circonscrire par leur agir (plus

Le double paradigme du pouvoir


§ 3 – Jeux de pouvoir discursives (langages, idéologies, mythes,
symboliques, imaginaire) ne provoque
On a reproché à Foucault, entre autres, pas une ubiquité anthropique du pouvoir
le fait que sa conception relationnelle du de laquelle toute évasion serait un
pouvoir, pensée ainsi en profondeur à contresens, parce que la naissance du
propos de la constitution même des êtres pouvoir liée à l’humain est de l’ordre de
humains, ne permet pas d’échapper à la contingence pragmatique et non de la
l’inexorabilité du périmètre clos du nécessité fatale ou de la cage de fer
pouvoir comme moteur de l’existence. politique. De plus, comme le souligne
Son ubiquité omniprésente et omni- G. Deleuze, « c’est que le rapport de
compréhensive ne laisserait aucune place pouvoir n’a pas de forme en lui-même, et
soit à une alternative qui rompe la met en contact des matières non formées
circularité entre pratiques discursives et (réceptivité) et des fonctions non forma-
Réfractions 17

pratiques matérielles, soit à une raison du lisées (spontanéité) » 9.


dehors qui pousse à se refuser au pouvoir Le faire et le se défaire des dispositifs
en se soustrayant à sa séduction. On ne de pouvoir dessine une fluidité horizon-
voit pas comment il est possible de se tale et multidirectionnelle qui ne consti-
dire contre ou sans le pouvoir, si Foucault tue pas un danger particulier, sauf
44 repousse l’idée d’une pression normative lorsqu’arrive à s’imposer, au niveau des
de la pensée qui motive l’adhésion à une pratiques résultant du conflit entre
vision différente du devenir social, à la champs de forces, un dispositif spécifique
manière d’une obligation éthique ou qui fige les relations de pouvoir en un
d’un impératif moral8. ordre établi qui ne prend pas par hasard
Ce dont il est impossible de sortir, le nom d’État. La réversibilité se brise sur
pour nous modernes, c’est du cercle des une verticalisation hiérarchique, en un
capacités que chacun de nous possède sens ascendant et descendant, selon la
pour agir sur le réel, c’est-à-dire pour double lecture des paradigmes de
pouvoir faire-histoire, pour pouvoir pouvoir (respectivement disciplinaire et
orienter son propre devenir, sans que cela souverain), qui adopte précisément la
déborde vers un délire de toute-puis- fonction normative qui, selon les
sance, parce que c’est toujours – Foucault critiques de Foucault, légitimerait un
y est très attentif – entrelacé dans la choix alternatif. Mais cette fonction
trame co-tissée des champs de force normative placerait ce choix au même
tracés par les capacités singulières de niveau de coercition, perpétuant une
pouvoir. Le fait que chaque relation logique tout aussi étouffante pour toute
humaine soit une relation de pouvoir
située dans un dispositif où convergent
des pratiques matérielles et des pratiques

8 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la

modernité, Gallimard, Paris, 1988 ; Nancy Fraser,


Unruly Practices, U. Minnesota Press, Minnea-
polis, 1989. Quelques réponses à ces objections
dans ma Postface à l’édition italienne de Axel
Honneth, Kritik der Macht, Suhrkamp, Frankfurt,
1989 (tr. it. Dedalo, Bari, 2002).
9 Gilles Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 1986,

p. 84.

Salvo Vaccaro
tentative de soustraction à la coercition : tionnalisation dans les relations mobiles
le critère normatif réintroduirait une de pouvoirs, tels que le droit et le mana-
condition de nécessité (qui peut être de gement. Il est difficile de comprendre
différents ordres : tantôt logico-formels, comment par ce moyen on peut jouer
tantôt linguistiques, tantôt religieux- avec le minimum possible de domi-
théocratiques, tantôt moraux, tantôt bio- nation.
politiques) dont Foucault veut se débar- Le souci éthico-esthétique, abordé par
rasser en dirigeant le plan de dispersion Foucault dans les derniers moments de
du conflit non vers une fermeture défini- sa vie, évoque de façon plus plausible
tive (même propre à chaque époque), une idée de sublimité du pluriel de droit
mais vers une ouverture plurielle qui (ainsi que de fait) où le modèle de
n’élève pas de hiérarchisations. sensibilité du goût semble apte à
« Je crois qu’il ne peut pas y avoir de représenter un choix préférentiel non
société sans relations de pouvoir, si on contraignant universellement pour
les entend comme stratégies par personne, mais capable d’ouvrir un
lesquelles les individus essaient de espace d’affirmation avec et à côté
conduire, de déterminer la conduite des d’autres choix. Pour le reste, question de
autres. Le problème n’est donc pas goûts. L’idée de Foucault semble
d’essayer de les dissoudre dans l’utopie s’approcher d’une conception de liberté
d’une communication parfaitement collective, donc publique, non pas dans
transparente, mais de se donner les le cadre d’une souveraineté octroyante,
règles de droit, les techniques de gestion mais dans les limites d’un ascétisme
et aussi la morale, l’êthos, la pratique de rigoureux, c’est-à-dire détaché des règles
soi, qui permettront, dans ces jeux de monastiques, mais de toute façon 45
pouvoir, de jouer avec le minimum habitué à pratiquer le souci de soi comme
possible de domination10. » exercice de sa propre stylisation

Réfractions 17
Alors que l’attaque est adressée à la existentielle, dans le domaine ouvert des
théorie de l’agir communicationnel de conflits issus de la rencontre-combat
J. Habermas, dans ce passage Foucault entre différentes pratiques de soi ; mais
atteint la limite du diapason anarchiste, celles-ci ne trouvent pas une autorité
en accueillant, parmi les pratiques qui politique qui ferme l’espace de tension
devraient confiner la domination dans un
espace minimal pour éviter de bloquer la 10 Michel Foucault, L’éthique du souci de soi
fluidité des jeux de pouvoir, celles qui comme pratique de la liberté, in Dits et écrits, t. IV,
introduisent aussi des éléments d’institu- p. 727.

Le double paradigme du pouvoir


conflictuelle, comme une sorte de § 4 – Au-delà de Foucault
décideur exceptionnel suspendant le jeu
infini et interminable du conflit, pour Chez ce dernier, il semble que soit perti-
paraphraser Freud, exactement comme à nente à ce propos une philosophie du
l’intérieur du domaine esthétique il devenir qui sépare les noms et les choses
n’existe aucune autorité qui puisse de leur charge essentielle : le fondement
décider de la suprématie de Manet sur opéré par la pensée se reflète dans la
Magritte – en tranchant donc le jeu dénomination des processus et non des
gratuit des goûts – mais des différences substances grumelées qui devraient en
de style ou de contexte artistico-culturel, constituer le noyau originaire, suivant la
également disponibles pour la jouissance métaphysique occidentale. Pour Deleuze,
de tous et de chacun. Cela suppose bien au contraire, l’immanence du réel se joue
sûr une rupture de l’unité (à l’intérieur de sur les intersections de plans qui ne
Réfractions 17

la théorie politique et sociale, et renvoient à aucun fond antérieur au


antérieurement encore, à l’intérieur de la conflit même, dont il devient dès lors
pensée identitaire de l’Un auquel est possible de se soustraire à l’emprise
soumis aussi tout pluralisme relatif au assujettissante en sautant depuis les
niveau de signification hégémonique bords des plans pour s’immerger, comme
46 d’où il dérive) ; Foucault n’y parvient par une faille, dans les flux du devenir.
pas11, mais, en guise de conclusion, nous On brise ainsi l’identité et l’unité de
pouvons l’aider en pêchant brièvement l’être, soit comme corps-cerveau, dont les
ailleurs quelques références, dans la synapses s’activent constamment, de la
pensée anarchiste, bien sûr, mais aussi même manière que nos cellules se
chez Adorno et chez Deleuze. renouvellent à chaque instant ; soit
comme réel, dont la stabilité est un effet
truqué d’un devenir toujours en
11
Voir cependant Michel Foucault, Theatrum mutation qui adopte la mobilité nomade
philosophicum, in Dits et écrits, vol. II, p. 75-99 :
« Les catégories […] répriment l’anarchique diffé-
– c’est-à-dire a-directionelle et an-
rence. […] Il faut inventer une pensée a-catégo- archique – en tant qu’élément de surface
rique […] où l’être se dirait, de la même façon, de sous lequel il n’existe ni fondement ni
toutes les différences, mais ne se dirait que des substance.
différences, […] l’être n’étant point l’unité qui les
Adorno a essayé de penser jusqu’aux
guide et les distribue, mais leur répétition comme
différences » (p. 91). Mais ce n’est pas le lieu ici de extrêmes conséquences une forme
discuter ce magnifique essai sur Deleuze. informe de pensée qui ne rejouerait pas,

Salvo Vaccaro
à l’intérieur de son propre noyau l’instance a-centrée du devenir social, où
reproductif, la matrice de domination les niveaux d’autonomie singulière et
existant dans la société. L’interruption du plurielle sont conjugables dans un
reflet dialectique suppose le primat du modèle fédéraliste qui renouvelle
négatif comme moteur d’une pensée qui constamment, selon l’opportunité, les
soit en mesure de bloquer sa propre liens enlacés et déliés en pleine liberté,
puissance un instant avant qu’elle caractérisant le conflit sans lui donner de
pénètre, ou plutôt qu’elle caresse, le réel solution finale, mais en l’ouvrant
qui touche. Effleurer par la tangente – au constamment à l’infinie répartition du
lieu de capturer par la saisie (on note module organisationnel de la société,
l’affinité étroite entre be-greifen et Begriff dispersant par conséquent le pouvoir
en allemand) – les choses et les individus politique jusqu’à neutraliser la valeur
avec lesquels la pensée traite le rapport autoritaire de la fonction universellement
au monde, signifie tirer de la pensée normative, sans pourtant perdre le devoir
esthétique, toujours en cours à la fin de du lien si librement choisi et renouvelé.
l’activité adornienne, ces sensibilités Autrement dit, il s’agit de penser non
appropriées pour que chacun puisse seulement la rupture de l’unité politique,
construire sa pratique de vie, en c’est-à-dire de l’État, mais aussi la
l’essayant sans exagération vis-à-vis de possibilité de vie d’un espace social fluide
soi-même et de l’autre. À ce propos, chez et dispersé, où les agrégations plurielles
Adorno, l’affinement des sens – du (relatives à la sphère des affections, des
regard qui n’aveugle pas au toucher qui passions, de la vie, du travail, du loisir, du
ne déforme pas, à l’écoute attentive et savoir, etc.) se forment et se déforment à
patiente – offre à la dialectique de la volonté, en projetant chaque fois dans le 47
rationalité un antidote qui en adoucit les champ social une figure spécifique
aspects de force violente dont s’exalte en modifiable selon les limites données par

Réfractions 17
général la politique. Une esthétique im- ces agrégations volontaires, dont la
politique, dès lors, constitue un des stabilité se donne dans le même moment
points de liaison entre la Théorie critique où elles vivent, sans aucun appareil
d’Adorno et le « post-structuralisme » de d’institutionnalisation. L’anarchisme
Foucault, Deleuze, Lyotard (pour utiliser « post-moderne » devra encore penser
une étiquette englobante…). une société poreuse (spongieuse ?)
À partir de la pensée anarchiste, enfin, comme complément de la dispersion du
il serait utile d’affiner une intuition liée à pouvoir dans les interstices des relations

Le double paradigme du pouvoir


sociales, afin de prévenir la création tique, au sens de la liberté pour tous et
d’une condensation figée dans laquelle pour chacun de styliser à volonté sa
le devenir social se présente comme une propre existence en la conjuguant à
forme instituée, à savoir l’État ou ce que l’intérieur de la forme-de-vie donnée,
sera la forme de l’unité politique dans dont il faut se soustraire à la grammaire
l’espace-temps d’une existence associée. coercitive pour la renvoyer à l’illimitation
En conclusion, penser l’absence de d’une narration infinie dont chacun et
pouvoir ne signifie pas faire référence au tous nous sommes, en même temps,
vide absolu et paranoïaque où tombent protagonistes et figurants, auteurs et
les nostalgiques d’un être plein de soi, lecteurs. La multiplicité des rôles
souvent parce que rempli, mais à l’évi- changerait les règles grammaticales de
dement libératoire d’un cerveau et d’un fer, jusqu’à les faire disparaître comme
corps encore trop capturés dans un com- forces hégémoniques, pour trouver en
Réfractions 17

plexe de préjugés et de charges mentales retour l’antidote faisant que l’un ne


et comportementales, à leur tour induites domine pas l’autre en se posant comme
par une organisation spécifique de la mesure régulatrice, en fermant à jamais
pensée et de la société, que nous pour- la narration infinie et en lui assignant
rons résumer sous le terme d’« étatique » d’avance une trame qui conviendrait
48 (indépendamment de la forme du seulement à une écriture univoque et
régime que prend à chaque époque de unilatérale, telle que seule la méta-
l’histoire le couple pensée-monde). À ce morphose de la théologie en politique de
propos, le diagramme philosophique que la force démesurée a prétendu le faire.
nous a laissé Foucault, y compris au
niveau le plus proche de la théorie Salvo Vaccaro
politique, se révèle être éthico-esthé-

Enseigne la philosophie politique à


l’Université de Palerme (Italie). Il fait
partie des collaborateurs de la revue
Libertaria (Milano-Roma) et écrit régu-
lièrement dans l’hebdomadaire Umanità
Nova. Ses derniers livres sont : Anarchia e
Illustrations de Cliff Harper Modernità (BFS, Pisa, 2004), Biopolitica e
sur un texte de Pierre-Joseph Proudhon disciplina (Mimesis, Milano, 2005).

You might also like