Professional Documents
Culture Documents
LA
POÉSIE
AVI.C UN Dl'HAT SUll LA POÉSIE
PAR
ItOBEHT DE SOUZA
«IMSSGT
ŒUVRES PRINCIPALES D'HENRI BREMOND
La Provence mystique au XVIIe siècle.Antoine Yvan et
Madeleine Martin (Pion).
L'Inquiétude religieuse: 1" série. Aubes et lendemains
de conversion (Perrin).
L'Inquiétude religieuse. 2* série (Perrin).
Ames religieuses (Perrin).
Apologie pour Fénelon (Perrin).
Newman. Essai de biographie psychologique (Bloud et Gay).
Le Bienheureux Thomas More (Lecoffre).
L'Enfant et la Vie (Bloud et Gay).
Bossuet. Bibliothèque française (Plon).
Histoire littéraire du Sentiment religieux en France depuis
la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours (Bloud
et Gay).
I. L'HUMANISME DÉVOT. — II. L'INVASION MYSTIQUE. —
III. LA CONQUÊTE MYSTIQUE: * L'Ecole française. —
* IV. LA CONQUÊTE MYSTIQUE: ** L'Ecole de Port-Royal. —
V. LA CONQUÊTE MYSTIQUE:*** L'Ecole du Père Lalle-
mant. — VI. LA CONQUÊTE MYSTIQUE: **** Marie de
l'Incarnation. Turba Magna. -
LA POÉSIE PURE
AVEC
ROBERT DE SOUZA
PARIS
BERNARD GRASSET
61, RUE DES SAINTS-PÈRES
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE TREIZE EXEMPLAIRES SUR
PAPIER CHINE, NUMÉROTÉS CHINE 1 A 10 ET 1 A III;
VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON, NUMÉROTÉS
JAPON 1 A 20 ET 1 A V; QUATRE-VINGT-DIX-NEUF EXEM-
PLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE, NUMÉROTÉS HOLLANDE
1 A 90 ET 1 A IX; CENT DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER
VELIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS VELIN PUR FIL
1 A 100 ÊT 1 A x; ET DOUZE EXMÏFFPLALRBS SUR MADA-
GASCAR TIRÉS SPÉCIALEMENT POUR M. LAFUMA ET NUMÉ-
ROTÉS DE 1 A 12.
:
plusieurs fois, au Laboratoire de Phonétique expé-
rimentale du Collège de France dans toutes les
questions touchant l'Acoustique, et, en particulier,
le timbre des voyelles françaises d'après la
pro-
nonciation parisienne, nul n'est plus averti que M.
Robert de Souza. Avec cela, le goût le plus sûr,
»
to pensée la plus pénétrante et la plus noble. Aussi
bien, ne partons-nous
pas, lui et moi, du même
Point. Son domaine propre est l'expérience poéti-
que; le mien, si j'ai la prétention de parler ainsi,
l'expérience mystique. Et c'est là, si j'ose encore
dire, ce qui peut donner un réel intérêt à notre
rencontre.
Deux équipes de travailleurs qui, sans s'être
donné le mot, sans même se connaître, commence-
raient un tunnel, les uns du côté suisse, les autres
du côté italien, et qui auraient enfin la joyeuse
surprise dé se rejoindreau beau milieu du Gothard.
Après quoi, est-il besoin d'ajouter que, l'un aussi
indépendant que l'autre, chacun de nous gardeseul
la responsabilité de ce qu'il avance. Ni sur Valéry,
ni sur Duhamel, que je mets si haut, ni, juste ciel !
sur l'Académie, je ne ferais miens tous les juge-
ments de M. de Souza. Et lui, de son côté, j'ai
grand peur qu'il ne goûte que médiocrement le
dernier chapitre de Prière et Poésie, conclusion
nécessaire, selon moi, de tout le discours sur la
Poésie pure.
Devais-je conserver les pages des Eclaircisse-
ments où il est question de M. Paul Souday. Oui,
m'a-t-il semblé, mais abrégées le plus possible.
;
Quoi qu'en ait écrit ce délicat, mes pages n'évo-
quent pas l'idée d'un charretier en colère elles
visent d'ailleurs uniquement M.Souday, journaliste,
elles laissent de côté ce qui est proprement de sa
personne. Après tout, il n'est ici qu'un symbole,
unesorte de Béhémoth, L'anti-Poésie en soi. Si
ma bonne étoile ne me l'avait fait rencontrer vivant
et pontifiant, il m'aurait fallu l'inventer.
HENRI BREMOND.
LA POÉSIE PURE
LA POESIE PURE1
M-
Les modernes théoriciens de la poésie pure,
Edgar Poe, Baudelaire, Mallarmé, M. Paul Valéry
ne sont pas les dangereux novateurs que parfois
l'on semble croire,Nous pouvons, certes, les soup-
;
çonner d'hérésie sur quelques points de détail, et
je ne m'en prive pas mais pour le fond de la
doctrine, ils continuent une tradition assez véné-
rable. En France, l'abbé Dubos, qui fut notre
;
secrétaire perpétuel de 1722 à 1742, les devance,
les prépare et Dubos, de son côté, ne fait que
suivre les traces de l'humanisme italien, comme
l'ont montré récemment, avec autant de pénétration
que de science, deux historiens étrangers, M. Ro-
bertson
en Angleterre, M. Toffanin en Italie2.
Mais
un si long progrès ne se résume pas en quel-
ques pages, aussi vais-je me borner à élucider la
notion même de poésie pure.
; : a
des sentiments sublimes, il y-:âceci, il y cela,
puis de l'ineffable nous disons il y a d'abord et
surtout de l'ineffable étroitement uni, d'ailleurs, à
et
ceci à cela. Tout poème doit son caractère pro-
prement poétique à la présence, au rayonnement,
à l'action transformante et unifiante d'une réalité
mystérieuse que nous appelons poésie pure.
;;
opère déjà. La première scène d'Iphigénie est
une ouverture, au sens musical du mot elle nous
met, si j'ose dire, en état de grâce poétique elle
fait pénétrer en nous la poésie de toute la pièce.
Une toile de Delacroix, disait Baudelaire, «vue à
une distance trop grande pour analyser et même
comprendre le sujet, a déjà produit sur l'âme une
impression réelle ». L'action que produisent sur
nous certains vers, ainsi détachés de leur con-
natrice. On ;
texte, est également immédiate, soudaine et domi-
est tout comblé on n'éprouve pas le
besoin d'aller plus avant. C'est là même ce qui rend
difficile la lecture continue de tels poètes, parmi
:
les plus hauts, Dante,
;
par exemple. Nous leuy'
dirions volontiers mais arrêtez-vous de ce beau
Vers au sens suspendu
Laissez-nous plus longtemps savourer les délices,
Marche!
tandis que nous crions à la prose : marche
Ad eventum festina. Et si le dénoue-
ment tarde trop, ou de la démonstration ou du
!
récit, nous brûlons les
pages.
Prose et poésie veulent des rites différents.
l' le De natura rerum comme on ferait une
Lire
thèse
sur Epicure, attendre de l'Enéide le même
plaisir que des Trois Mousquetaires, c'est pécher
simoniaque;
contre la poésie elle-même, par une sorte d'avidité
c'est, pour prendre des termes plus
doux, demander à M. Ingres un air. de violon. Le
poète nous promet tout ensemble beaucoup plus et
beaucoup moins que le romancier. Lui aussi, d'ail-
leurs, il est souvent comblé dès ses premières ins-
pirations. La suite sera ce qu'elle sera, et la fin,
Eh!
qui reste de Virgile à la moyenne des bacheliers.
pourvu que le message parvienne à son
adresse, qu'importe la défroque du messager ? j
Tel de ces contresens nous livre la poésie même
deVirgile plus sûrement que ne l'eût fait l'inter-
prétation orthodoxe du texte. Après tout. le sens
;
exact de la quatrième églogue, si elle en a un,
n'est pas grand'chose plus virgiliens que Vir-
gile, mais grâce à Virgile, nous réalisons la poésie
inexprimée qui inspira ces lignes obscures, l'appel
;
au rédempteur qui ne peut plus tarder. Contresens
d'un côté, intuition infailliblede l'autre victoire
du pur sur l'impur, de la poésie sur la raison. Il
;
est vrai que le pur et l'impur s'opposent rare-
ment l'un à l'autre avec tant d'éclat mais un cas
extrême comme celui-ci nous avertit qu'on ne doit
jamais les confondre.
On ne sait pas, un homme de goût ne cherche
même pas à savoir ce que signifie telle chanson de
Shakespearz, exquise pourtant. «Il semble qu'il
:»
Béranger ne fut qu'un homme d'esprit. La strophe
cristalline
Vendôme..,
«Orléans, Beaugency. Vendôme,
ne présente même pas le simulacre
d'un jugement. Qui néanmoins ne la préfère à cent
volumes de vers raisonnables ?Après la défaite de
:
Ramillies, on a voulu donner du lest à cette chan-
son, et c'est devenu
Villeroy, Villeroy
A fort bien servi le roi
Guillaume, Guillaume.
:
poser sur une épigramme. Songez plutôt à l'in-
discutable chef-d'œuvre
Lorsque Maillart, juge d'enfer, menoit I
4
;
poète nous semble avoir voulu exprimer, a expri-
;
mé, en effet tout ce que nous disons qu'il nous
suggère tout ce que l'analyse du grammairien ou
du philosophe dégage de ce poème, tout ce qu'une
;
riche du plus beau sens, nous réserve des plaisirs
inconnus à la raison ces mots de tous les jours
et de tout le monde, par quelle métamorphose
inouïe se trouvent-ilsvibrer soudaind'une lumière
et d'une force nouvelles, séparés de la prose pure,
mariés à la poésie ?
Pourquoi tant chercher, répondent plusieurs,
et parmi eux de hautes intelligences, l'auteur de
Variété, par exemple ? La métamorphose s'opère,
1
;
Poésie, musique, c'est même chose.
Je veux bien mais, la musique pure ne parais-
Sant pas moins mystérieuse que la poésie, je me
demande si ce n'est
pas là définirXiUQonnupar <
l'inconnu. Que si, du reste,
on seflatte de nous
donner ainsi
une grande idée de la poésie, il me
:
sir qu'elles donnent, mais pour recevoir le fluide
mystérieux qu'elles transmettent simples conduc-
;
teurs, plus ou moins précieux ou sonores, il
importe peu ou plutôt, conducteurs qui doivent
leur sonorité même et leur splendeur éphémère au
î
:
d'abord les idées ou les sentiments du poète, mais
l'état d'âme qui l'a fait poète cette expérience
confuse, massive, inaccessible à la conscience dis-
:
une chaleur sainte, disait Keats, un
Poids d'immortalité sur le cœur an awful warmth
Qbout my heart, like
Amor, Pondus.
a load of immortality. —
— Ce poids, où veut-il nous pré-
Cipiter, sinon
vers ces augustes retraites, où nous
attend, où nous appelle une présence plus qu'hu-
maine ? S'il en faut croire Walter Pater, « tous les
arts aspireraient à rejoindre la musique ». Non, ils
M. PAUL SOUDAY
OU •
LÉ MARTYR DE LA POÉSIE-RAISON
Des éclaircissements
?
drait-il pas Ce n'est
? Eh ! comment n'en fau-
pas seulement le plus beau
des sujets, c'est le sujet même de tous les sujets,
ce qui reste à dire quand tout a été dit, ce que
l'on sent bien
que nul ne dira jamais. On ne définit |
Pas la poésie pure. Faire comprendre pourquoi
elle est indéfinissable, et
que sa beauté essentielle J
est d'être indéfinissable, je n'ai pas cherché autre •
chose dans cette lecture
sous la Coupole.
Quand l'Académie m'a demandé de choisir
un
sujet pour la séance publique d'octobre, j'étais
ai, bout du monde, train de ruminer une pré-
en
ace pour le Paul Valéry de Frédéric Lefèvre.
leavais
sur ma table le Mallarmé de Thibaudet —
Propre exemplaire de Valéry et les Clartés
, SUr —
la poésie de Royère. Ainsi harcelé
par Lefèvre,
obsédé par Valéry, écartelé entre Thibaudet et
Royère, comment hésiter ? Je choisis la Poésie
pure. Mais la lettre à M. Doumic à peine partie,
je réalisai mon étourderie. Le sujet des sujets, et
!
en vingt minutes, et devant le premier auditoire
-
du monde Il me faudrait, de toute évidence,
ajouter à ces dix pages trois ou quatre volumes
d'éclaircissements.
En voici lepremier chapitre. Pour la composi-
tion des autres, je serais très reconnaissant à ceux
de nos lecteurs qui me feraient l'amitié de me
dire ce qui lesauraitsurpris, embarrassés, choqués
même dans la rapidè synthèse, fatalement un peu
tranchante ou simpliste, de l'autre jour: Il s'agit
bien d'humilier ou d'exalterma chétive personne
Ceux qui savent auront vu déjà que je ne fais
!
que réunir,filtrer, orchestrer les pensées d'autrui.
*
:
Quel pavé me tombé là tout d'abord
qu'il m'étonne
! Non pas
il était infailliblement prévu. Ne
me vient-il pas de-M.Paul Souday, qui me per-
sécute depuis longtemps, bien qu'il ne me veuille
aucun mal, pas même s'il faut l'en croire, à ma
robe? Sous un autre costume, il me trouverait à
peine moins absurde. Il souffre même de prendre.
!
ma religionen défaut. Eh ! quoi me criait-il un
jour avec une onction qui me toucha, oubliez-vous
que Dieu est le seigneur des sciences — Scien-
tiarum Dominus — donc de la raison ? C'est sa
façon ingénue d'argumenter. Mais sans bassesse.
!
simplicité épanouie qui ne sont pas sans agré-
ment. Et quelle agile maîtrise Une lecture rapide,
cinq minutes de méditation l'ont trouvé prêt à
tirer mon discours au clair, à l'exposer, à le juger,
!
à l'exécuter, et, ma foi le mieux du monde.
!
Non qu'il ait compris, ce qu'à Dieu ne plaise
Ni même qu'il ait confusément senti qu'il ne com-
prenait pas. Mais justement, il apporte, il déploie
à ne pas comprendre une justesse, une robustesse,
une précision, une franchise admirables. Il ne
s'amuse pas aux menues querelles d'à côté, ni-
gaudes, piétinantes, qui laissent la vraie question
intacte. Il tombe d'instinct, et de tout son poids,
avec une sûreté héroïque sur la méprise fonda-
mentale, où, d'ailleurs, je l'invitais diaboliquement.
Mieux encore qu'un long et beau contresens, son
articleest la réaction spontanée, massive, invin-
;
cible de tout son être l'arrêt brusque, et plein
d'horreur sur le seuil d'un monde qui n'est pas le
sien et dont il ne veut à aucun prix.
:
tions nécessaires qui existent entre religion et théo-
logie. Ainsi de la poésie et de la raison elles se
distinguent toujours, elles s'ignorent quelquefois, j;
1
à
Ce bon escient qu'il peut déclarer Poe et Valéry
f.tes plus intellectualistes des poètes ? » Le sont-
il8 en tant
Et même que ?
poètes Toute la question est là.
en tant qu'analystes, leur intellectualisme
est-il spécialement rationaliste ? Pour Valéry,
c'est un auteur difficile. Tour à tour et tout
en-
semble, M. et Mme Teste. M. Souday perdrait son
gre,è à tenter de s'y reconnaître. Mais où diable
a-t-ilpris Edgar Poe en flagrant délit de rationa-
lisme?
Jouvre au hasard The Poetic Principle
traduis
La' au galop. >
- etje
grande hérésie moderne est de faire de la
ente
V
l'objet suprême de laPoésie. Entre Poésie
et Vérité, nulle- sympathie. Avec
ce qui est indis-
pensable au chant, la Vérité autrement dit la
Raison faire. —
— n'a rien à Folie de vouloir ré-
concilierthe oils and waters of Poetry and Truth.
e must be blind indeed— il n'entend rien à nos
Mystères,
celui qui ne voit pas qu'entre le vrai, qui
estl'objet de la raison, et le poétiqùe, il
mur, un abîme de différences
a
y un
— who does not
perceive théradical and chasmal différences bet-
ween the truthful and the poetical modes of
inculcation. »
Les Marginalia redisent, de vingt façons, les
mêmes choses.
II
ENCORE LE MARTYR.
Parce
que nous avons reconnu qu'il y a, dans la
poésie, quelque chose de plus la raison, M. Bre-
que
nond nous attribue cette concession que la raison
ne serait pas la seule lumière de l'homme.
Parbleu, s'il plus d'une lumière, il y a en
b' y a
bien au moins deux.
Il continue:
!
Que d'équivoques La raison est la seule lumière
pour la connaissance proprement dite: dans la poé-
sie, labeauté s'ajoute àla raison, mais ne la nie pas
et n'en est même qu'une illustration et un épa-
nouissement.
? ;
nous fait penser aux fétichistes nègres et aux der-
viches tourneurs » Raison, je ne sais mais poé-
sie, cela est certain, quoique naturellement un peu
noire. i
M. Bremond, avait-il écrit, a si bienélucidé,
dans son discours, la notion de poésie pure j
~! sentait lui-même, trois jours après, la nécessité
de
conducteur de char en détresse :
nouveaux éclaircissements. Il vocifère comme un
ce n'est pas notre
Préfèrerait des raisons
micien
;
faute s'il s'est embourbé. Au lieu d'injures,
mais le plus bel acadé-
ne peut donner que ce qu'il a.
on
Quel jour
ouvre-t-il pas sur sa façon de philosopher !
presque nouveau M. Souday ne nous
Ainsi,
pour n'avoir pas éclaici, résolu, épuisé, en dix
Pauvres pages, une question qui reste en suspens
depuis la Poétique d'Aristote, je lui parais disqua-
h!lé. Ce
n'est pas trois jours après le discours,
c'est plusieurs semaines avant, et lorsque
ce dis-
cours n'était même commencé que j'ai deman-
dé pas
éclaircissements,
à Maurice Martin du Gard, pour une série
l'hospitalité des Nouvelles.
on ambition n'a été que de provoquer, par un
exposé rapide et tranchant, la discussion autour
solu.
d'un problème
d'avance que je savais, que je déclarais
ne pouvoir jamais être entièrement ré-
absolutely wrong;
importance. Il se trompe du tout au tout. (He is
intraduisible en français poli.)
Enfin il conclut que la poésie pure consiste en un
« fluide mystérieux », qui transfigure les mots vides
ou pauvres de sens, et qui nous fait communier avec
l'infini, ou même avec Dieu. Personne, parmalheur,
ne sait de quoi est fait ce «fluide mystérieux », et
personne ne croira jamais que, pour communiquer
avec ses créatures, Dieu ait recours à des mots vides
de sens. Suppression de toute activité intellectuelle,
le mysticisme, tel que le conçoit M. Bremond.
Ceci est une concession aimable, eten quelque
sorte, patriotique, aux susceptibilités américaines
en matière religieuse. Mieux vaut, en effet, qu'on
ignore là-bas la vraie pensée de l'illustre critique
du Temps sur le mysticisme, sur tout mysticisme.
C'est bien le cas de le dire, M. Souday, quand il
voyage en Amérique, met de l'eau dans son
whisky. Régime mi-sec, Le mysticisme donc, tel
que Bremond le conçoit,
mènerait droit
aux gouffres du matérialisme. Quoi,
en effet, de plus matériel
que des mots «vides de
sens » ou
electrique ?
qu'un fluide, tout voisin apparemment de
Non, non, ce ne sont pas des courants
tectro-magnétiques qui donnent leur
aux mots
eur de poésie, c'est l'harmonie immatérielle va-
et ra-
tionnelle de la musiqùe verbale et de la pensée !
« correspondant» modèle, et une
Voilà
Torique un
eprouve
bien
une
! Ce n'est pas que je
renseignée
sorte de volupté, perverse peut-être,
a traduire
cette avalanche de contre sens massifs,
toujours les mêmes et néanmoins toujours impré-
vus. Oh je savais bien d'avance la traver-
!
See Paris-New-York
que
n'allégerait pas l'obésité con-
genItale de cette pensée. J'espérais toutefois qu'il
énoncerait enfin à proposer
une théorie de son
cru: « Harmonie immatérielle et rationnelle,. etc.,
c- ». Auprès de ces grands mots, la chanson Or-
ans, Beaugency semble riche du plus beau
Avec sens.
cela, je n'ai pas besoin de rassurer nos amis
dAmérique. L'Etoile verte de Chicago a publié,
ns son numéro de Noël, une traduction de mon
Scours\ On a pu y constater dès les premiers
ots que M. pauj Souday n'a pas même pris la
Peine de
me lire. Voyez plutôt :
ents
il
111
Aujourd'hui,
a nous :
ne disons plus dans un poème,
y de vives peintures, des pensées ou des senti-
sublimes ; il y a ceci, il y a cela, puis de l'inef-
1.
t'Oll
^~Je besoin d'ajouter
que ce journal est une créa-
de ma fantaisie ?
:
fable. Nous disons il y a d'abord et surtout de l'inef-
fable, ÉTROITEMENT UNI D'AILLEURS A CECI ET A CELA.
aux pensées, aux sentiments, aux images. Quelle
affirmation serait plus catégorique, et en même
?
temps, plus limpide Aux Américains d'apprécier,
comme il leur plaira, la critique de M. Souday.
Usant d'une métaphore commode — laquelle,
après tout, n'en déplaise à l'immatérialisme éthéré
deM. Souday, n'est pas qu'une métaphore, puis-
que enfin tous nos sens, toutes les fibres de notre
corps participent aux émotions de la poésie — si
j'ai comparé au courant électrique la force mysté-
rieuse qui donne aux mots de tout le monde ce
caractère indéfinissable que nous appelons poéti-
que, les esprits les moins éveillés auront compris
d'abord qu'une telle force ne vibrait pas dans le
vide. Nécessairement elle s'applique, elle s'ajoute
à de certains éléments, elle traverse, elle pénètre
un certain milieu, les idées, les images, les senti-
son mérite
;
exprime. Je n'exile pas le sens, lequel,
reviendrait au galop je lui laisse tout
propre, sa fonction normale, qui doit
etre- ne croyez-vous pas
niais j'affirme, et
? — de signifier;
sans de gros efforts de subtilité,
que> banal
ou splendide, peu importe, pris ensoi,
a l'état de
sens, de matière intelligible, il ne pré-
Sente absolument rien de poétique, puisque enfin
Ce caractère d'intelligibilité qui fait tout être,
1 le
son
conserve également, et, qui plus est, à l'état
Presque pur, dans la plus prosaïque des
En face des deux textes
apportez-moi pantoufles»; :
que voici
«
proses.
«Nicole,
Mais où sont
es neiges d'antan mes
? », ma raison procède de la
même manière
sens de ces mots : ;
:
elle
notions qui leur répondent
saisit
— apprehendit —
Nicole, pantoufles, neiges, les
après quoi ellesaisit,
le
elle noue le
eront former
aut, elle raisonnera
elle fait
un jugement, une phrase ;
lien logique par où ces mots se trou-
comique ;
par exemple, à expliquer pourquoi M. Jourdain est
à propos de quoi, si elle est dans ses
beaux jours, ou si elle vient de lire un article sti-
mulant de M. Paul Souday, elle bâtira une disser-
tation sur le rire.
*
**
! tant sa perspicacité
est aiguë — que cette ruine est quelque chose
de déplorable. Pleurera-t-elle pour autant ? Elle
:
ne saurait, Allons plus loin si, au lieu de cons-
tater que ces anciennes dames n'ont pas laissé
plus de traces de leur passage ici-bas que les
neiges de l'an passé, il s'agissait pour la raison de
jugements;
sible, de poésie. Elle n'y verra qu'une suite de
trente, cinquante affirmations ou né-
gations. Ces jugements n'arborent pas tous leur
insigne, je veux dire leur verbe, leur oui ou leur
non. Il en est de sournois, de recroquevillés, d'im-
plicites, de présupposés, de suggérés., mais enfin,
M. Souday aidant, ou n'importe quel logicien, il
faudra bien qu'ils se montrent dans leur nudité
grelottante de jugements. Une fois dépistés, tirés
de leurs cachettes et mis en procession, vous au-
rez épuisé le contenu du poème, sans qu'il reste un
seul mot que la poésie puisse dire sien.
Un jour, j'accompagnais le bon archevêque
d'Aix, Mgr Bonnefoy, sous les platanes du Cours
Saint-Louis, quand nous vîmes venir à nous un des
professeurs du Grand-Séminaire, brandissant un
rouleau de papier qu'il semblait — je suis très
myope — approcher de ses lèvres comme une
répétait triomphant :
me, étalant son petit papier, zébré d'accolades,
«Elle est toute là» Aux!
tique
,
;
Qu'on me pardonne cette débauche de dialec-
autour d'une poignée de truismes elle m'a
day est ;
paru nécessaire. Oh ! j'entends bien que M. Sou-
un cas extrême je voudrais pouvoir dire
unique ; pourquoi des maladroits m'en ont-ils
Peché ? Mais laissons le enfoncer à
em-
coups de poing
des fenêtres béantes et résignons-nous à piétiner
devant la porte d'ivoire, attendant qu'elle s'en-
tr'ouvre.
III
qu'elle
divinise
paraît, elle poétlse, si l'on peut dire,
les éléments impurs
qu'il faut bien qu'elle s'an-
nexe : idées, images, sentiments,
toutes choses
Prosaïques, selon moi, par définition.
luiest
Tout idées,
PPeennssées,
rythme, dit-il encore, rythmes de
images, sentiments, sensations,tout
Qluui»est
un au fond.
Certesun,
-
devient que
ouidès«tout qui est un *' ou plutôt qui
emparée,
comme la poésie s'enest
tout devient rose au crépuscule du matin.
Avant cette
aurore, avant cette sorte de trans-
paru! nen oude
mutation
à
si comme il arrive
du COurant
prose
trop
;
la mainmise, tous ces éléments ap-
après, ils sont poésie.
Et
souvent, l'action unifiante
poétique vient à s'interrompre, cesdi-
vers
reté congénitale.
honsdanslespoèmes
la
éléments retombent
Ainsipour plupart
aussitôt dans des
leur transi-
impu-
narratifsoudanslesodes
psejT
pure Spoemesnarratifs
°~C,aSSiques-NuncPater^neas
Æneasestprose
est prose
Ilesttemps de passer au funeste
Où la triste Vénus moment
trèsaPParentdelafatigue.
t
Cette'
doit quitter son amant.
rapide platitude, écrit Valéry,
est un signe
Plus pass^
rantnequefatigue, c'est la maiadie du sommeil.
plus.
-'sa.II
Ireest vrai que, dans les vers, tout qui
à ce
dire est presque impossible à est néces-
bien dire.
-
firait
aIt a du Valéry des grands jours Et !
prouver que les démarches de la
qui suf-
poésie
ne sont pas celles de la raison. Cette nécessité, du
reste, si c'est votre propre inspiration qui vous
indéniable! les
desprincipaux poètes, recueil dont l'originalité --
aux épidermes
— sera précisément de rendre sensible
plus épais le passage du courant
1. Mais l'Art est difficile, 1re série, p. 59. Les. suppri-
mentles passages qui m'amèneraient àme battre avec
J. Boulenger. Duel commencé dans ma lecture, et que
nous reprendrons à la première heure. Pour lui «Ie
caractère proprement poétique» est dans «la musica-
lité » du vers. Quant à l'exemple choisi par Boulenger, oe
peut discuter. Pour moi je croirais plutôt avec lui que
la beauté de cette admirable ligne est éloquente plu-
tôt que poétique. Robert de Souza est d'un avis contraire.
Mais peu importe.
^°uge-feu J
Poétique. Les
;
vers poétiques seront imprimés en
les prosaïques, en noir ceux que tra-
verse un courant à peine perceptible,
en jaune1.
*
**
Mais revenons à la étincelante
Ue prose de Fagus.
mets entre crochets les phrases contestables
qu'il serait trop long de discuter.)
[Tandis le roman, l'histoire même, et autres.
rivent des êtres et des choses], la Poésie
que
chh science d'exprimer les rapportsdes est l'art
comme
p«e,
êtres et des
seraient, mais de façon moins essen-
[l'Architecture] et la Musique. Cela situe ht
E:oesie
lIe au-dessus de tout, [avec les Mathématiques.
rapport,
est une Méta-mathématique]. Tout lui étant
tout lui est rythme. [La poésie française
Qu'pii
:
est la poésie
ser, peser ellepar excellence, la poésie complète. Pen-
pense, compte et mesure]. Bien
use du nombre [autant que l'antique et
sans nombre, point de
lsooélément vraie poésie -] —
et du timbre,
profond reste la mesure]. [Par suite],
la rime.
Que, [combinée(?)
f
fee ou riche discrète,
ou
au timbre], cette rime se mani-
ou secrète, extérieure ou
in"116'
s'atténue
rOde jusqu'à jusqu'à l'assonance, sesous-en-
tlès
l11e,
:
qUe subsiste cette colonne vertébrale :
paraître s'annuler, cela n'importe pas,
un ry-
;
volonté, ou la dictée de son démon. Certes, l'ombre
non plus n'est ni nuptiale ni autre chose se conten-
tant d'être l'ombre, où nul ange ne circule, même
d'ailes bleues, qu'aussi bien nos yeux ne distingue-
raient guère !
Seulement, ce FLUX SONORE AGENCÉ,
INDUIT L'AUDITEUR en l'inquiétude
amoureuse que
voulait et subissait à la fois le patriarche de Guer-
nesey, artisan et maître de son verbe, même alors
qu'esclave de ses vieilles passions.
Ainsi la pensée du poète est double, tel un reflet
SUr l'eau
Ceci nous importe, qu'à travers telle pensée
•••
Poétique une fois admise, nous épousions la pensée
iTIME de son inventeur, et qu'elle fructifie en nous.
St,
mon Dieu, autant en va de l'humble et immortel
bonnet d'Arvers, tant la règle est générale.
Bref, dès qu'il s'agit de poètes nés, peu importe
le verbe
que leur saint esprit leur insuffle. IL COM-
PORTE NÉCESSAIREMENT
LE MOT ADEQUAT. Que tels
fraternisent la laisse de Théroulde ou l'alexan-
Qnn de Racine, avec
ou toute espèce de vers libre ou re-
nouent au lyrisme médiéval (nos grands Symbolistes)
011, s'ils l'osent, renouvellent le d'or
sonnet de Mal-
ariTié,
OUjOurs
quIl
ou
-
s'inventent quoi que ce soit d'inédit — c'est
inédit dès qu'un génie y préside dès qu'il
y apensée, il
y a rythme, conditionné parelle; [dès
y a rythme, il y a rime, conditionnée par lui ».]
Comment s'émet la poésie ?. Le poète,
f
financier, comme le
tout. en
veillecontinuellement à vaquant aux devoirs quotidiens,
rne son art. Quoi qu'il éprouve,
externe, il le traduit en images, idées,
neu
rvyH",mes.
rès
ou
tréfonds :
Qu'il transcrit, ou bien laissedéposer en
non «subconscient
p conscient. Fond de son tiroir. » attention, mais
à peu, graduellement, tels, puis tels surgeons
prennent racine,
forme, ordonnance. A un moment,
1.D'a.P.t*es
ya
y sapensée
chose
moi, cc n'est pas ma pensée qui est double: il
paroù, — qui,
cettepensée
en soi, resterait prose; il y a autre
devient poésie.
une « pensée »(?) se précise, se déclenche, d'autres
une grappe. Dès cet instant, l'artisan a conçu l'as-
:
pect, l'étendue, et tout d'abord le rythme de la pièce
Quoi
si, donc
!?
future1. Il la pourrait dire achevée.
:
s'en est expliqué pour tous, dans une définition digne
du mathématicien qu'il était Napoléon. «L'inspi-
ration est la solution spontanée d'un problème lon-
guement médité. »
, *
sH*
Ces excellentes pages, qui malheureusement
simplifient trop à diviser et à juxtaposer au lieu
d'entrepénétrer les éléments de leur analyse, m'of-
frent la première belle occasion d'éclaircir ma
pensée. Car avec les poètes, comme trop souvent
avec les critiques, professionnels,— nous venons
assez de le voir, — l'on n'a pas à craindre de pié-
tiner surplace, de rester en deçà de son sujet.
Ces pages de Fagus nous font toucher du doigt,
une fois de plus, la difficulté contre laquelle nous
nous heurterons toujours. La définition napo-
léonienne de l'inspiration, par exemple : elle dit
ce que l'inspiration nous apporte - la solution
soudaine d'un problème — mais sur l'inspiration
elle-même, elle nous laisse dans la nuit. Rien
;
qu'une lueur, infiniment précieuse, du reste cette
trouvée:
solution, le seul travail de la raison ne l'a pas
il a fallu qu'intervîntune activité d'un
J'appelle ces ;
lignes de la prose rimée je répugne
invinciblement à les appeler de la poésie. Je
ne suis
Pas le seul. Et la question n'est pas nouvelle. Qu'elle
ne soit point
encore résolue, cela marque la pente
naturelle de certains esprits à prendre le signe pour
objet, et à
se mettre paresseusement d'accord sur
les apparences. Si l'on osait pousser jusqu'au sens
:
profond, on saisirait peut-être des réalités plus subs-
tantielles, on verrait sous ces mots prose et poésie,
non seulement les deux mécanismes de l'expression
verbale, mais les deux tendances rivales de l'esprit
humain, les deux modes de connaissance qui les ont
créées.
L'une de ces tendances s'efforce de réduire le
monde en idées claires. Son moyen, c'est l'intelli-
gence. L'univers brut, complexe, ténébreux, tel qu'il
est livré à nos sens, est par elle émietté en éléments
distincts et reconnaissables.
Mais il n'y a pas que des idées claires et distinctes
dans la nature et en nous-mêmes.
Et mon fervent correspondant ne croit pas
comme Fagus que, pour résoudre la question de
la poésie pure, le poète pourrait se faire le spec-
»
tateur de lui-même, analyser, « émietter sa créa-
tion comme n'importe quel travail. Il ne s'imagine
pas «très conscient. en son tréfonds », et il se
met au centre de l'expérience :
Assis au milieu du jardin, devantle cièl et ce feuil-
;
lage, face à face avec l'amour ou avec la mort, sous
cette nuit étoilée, face à face avec Dieu si j'écarte
un instant toute pensée, et si je me recueille en si-
lence, je sens se mêler à moi tout un monde confus
de formes, de couleurs, de sons, de parfums, de pré-
sences ; je sens s'éveiller au plus profond de mon
être tout un cortège d'émotions, de souvenirs, d'aspi-
rations vagues, indéfinissables, infiniment nuancées,
qu'aucune analyse ne pourrait jamais saisir. Ainsi
plongé dans l'océan de l'existence, m'oubliant moi-
même pour <;
m'enfoncer dans l'objet » comme dit
Novalis, participant de sa vie propre, jusqu'à m'iden-
tifier avec lui par le sentiment, j'atteins, bien au delà
de l'idée, l'essence même des choses, « cette certaine
partie inexplicable, le centre, le foyer ».
Quand il s'agit d'exprimer des vérités de cet
1
ordre, la langue de l'analyse et de la raison reste
impuissante.
La poésie ainsi comprise nous transporte très loin
des préoccupations de l'intelligence et de la prose
dans le monde obscur de l'âme où s'élaborent les
instincts vitaux et les aspirations supérieures. Non
communes de l'homme et
;
seulement elleconnaît les choses, mais elle s'incor-
pore à leur identité profonde elle touche les racines
de l'infini. L'unisson, l'ac-
cord, le rythme ébauchent le geste sublime, réveillent
en nous le lointain souvenir, l'image imparfaite mais
poignante de l'harmonie universelle.
Qu'ajouter à ces admirables commentaires ?
Ceci, en revenant à Fagus, lorsqu'il nous dit, d'ac-
cord avec notre correspondant comme avec tous
les vrais poètes :
Le vers de Victor Hugo — «L'ombre
était nup-
tiale.» témoigne combien la poésie constitue un
;
idiome à part de tous où les mots, à travers leurs
sens usuels, révèlent un sens nouveau, inédit, supé-
rieur, surnaturel et nécessaire.
S'ils ne faisaient que nous révéler «un sens
nouveau », cette révélation n'aurait rien de «sur-
naturel », de poétique. La plus prosaïque des mé-
nouveau :
taphores en fait autant. Il y a bien là, certes, du
il ya le passage du mystérieux cou-
rant o ,!e nor.s avons dit.
IV
:
que paragraphe, j'aurais pu écrire, comme Jacques
Boulenger dans l'Opinion du 7 novembre
Inutile d'insister. ; il serait trop facile d'accumu-
ler des exemples, mais ceux qui ne savaient pas
d'avance ce que nous venons de dire, ne le compren-
dront jamais.
tique ou pédagogique ;
Non, pas d'autre originalité que d'ordre dialec-
;
rien de neuf, sinon l'im-
prévu, le coupant de certaines formules la dis-
position que je donne à cette série de truismes et
1. Ce chapitre est le résumé essentiel pour notre sujet
des quatre articles que nous avions réservés à Valéry
dans nos Eclaircissements. Les fervents de l'écrivain les
retrouveront complets dans ma préface aux Entretiens
avec Paul Valéry de Frédéric Lefèvre (Le Livre, éd. 1926).
le mouvement qui lesentraîne vers une conclusion,
imprévue peut-être elle aussi, mais qui me paraît
inévitable. Cette conclusion, je l'indique à..,peine"
en finissant, car il m'eût fallu plusieurs volumes
droit ?
n'est-ce pas. définir l'inconnu par l'inconnu
lenger lu: «N'est-ce
? a
connu », et il s'étonne à bon
l'la
a fort embarrassé Jacques Boulenger. J'ai écrit: «La
musique pure ne me paraissant pas moins mystérieuse
que la poésie pure (éclairée la seconde par la première)
J. BouJ
pas là définir le connu par l'in-
poésie pure plus connue que la rqw^iqme^Kflon,
certes, également mystérieuses, l'unièiau
les mêmes raisons. Il n'y là qu'un se par
~mys-
a
tère, et qu'on ne peut éclaircir qu'en t'<~o~))R à la
psychologie des mystiques.
?
Pourquoi Valéry Parce que sa préface m'avait fait
comprendre que, s'il peut y avoir des poètes et
des poèmes didactiques, l'idée même de poésie di-
dactique est un monstre, une absurdité. Eh sans !
,;
encore à pousser la leçon de ces maîtres jusqu'à
ses dernières conséquences, et j'attendais sans
doute Valéry. Dans son obscurité enchanteresse,
la Poésie-Raison n'est-elle pas réduite en miettes ?
Mais, de ce fait, le poète, chez lui, se trou-
verait finalement en désaccord avec le théoricien.
Et vice versa. Il se serait aventuré parfois à re-
lever de sa main droite l'idole qu'avait renversée
le petit doigt de sa main gauche. On l'a cru, il
l'a cru peut-être, car tout homme est pervers. Pour
moi, je ne le crois pas, ou ne le crois qu'à moitié.
Cependant, si haut que je le place, je ne reconnais
pas à Valéry le pouvoir de ressusciter les morts,
— les morts surtout qui n'ont jamais vécu, et la
poésie-raison est de ceux-là.
- *
**
On voit pourquoi, aussi antisentimental qu'il pût
être, et encore plus paraître, aussi hostile qu'il
l'écarter de ce débat:
fût à toute mysticité, il était précieux de ne pas
il est en effet une preuve
vivante de ce que l'intellect est impuissant à dé-
truire, même quand on pense aboutir, comme dans
le cas du didactisme et de la poésie, à son triom-
phe. Malgré toute la volonté d'une raison qui se
croit maîtresse des moindres éléments d'une œu-
vre, l'inspiration sauve de ses griffes nombre de
morceaux éblouissants.
nard:
Appliquons à Valéry ce qu'il a écrit de son Léo-
« Il abandonne les débris d'on ne sait quels.
grands jeux. »
:
Entendez par ces débris tout ce qu'il a publié
jusqu'ici éclats d'une planète lointaine ou d'un
invisible diamant. Laissant à d'autres, à Thibau-
det, à P. Lièvre, à Lefèvre, la critique minutieuse,
hostile ou fervente, de ces fragments, j'essaierai
d'imaginer les «grands jeux » intérieurs que de
tels débris nous révèlent et tout ensemble nous
dérobent.
«Grands jeux », mais dramatiques. Un désas-
tre obscur les menace constamment. C'est le drame
assez fréquent dans l'ordre religieux, beaucoup
Plus rare chez les poètes, du croyant, qui coupe
une à une les racines toujours renaissantes de sa
foi
— Scherer, par exemple — ; du poète né, qui
veut tuer en soi le poète, et qui, pour notre bon-
heur, ne réussit jamais qu'imparfaitement dans
ses
tentatives de suicide. Car Valéry est poète, il l'est
essentiellement même, sinon surtout, dans sa prose.
Semblable, qu'il me pardonne, à
ses frères ins-
pirés, bien qu'il raille l'inspiration, ou qu'il la
piétine.
:
Valéry ou le poète malgré lui ces deux mots
dégagent, me semble-t-il, son originalité la plus
rare. C'est par là qu'il nous gêne et qu'il nous
:
séduit. Bizarre prestige, composé de deux éléments
;
qui s'enchevêtrent l'un dans l'autre la perversité
du poète qui se renie la splendeur de l'auréole
qu'il ne parvient pas à éteindre.
Le conflit entre les deux démons de la poésie
et de la prose est poussé chez Valéry jusqu'aux
suprêmes horreurs. Les autres inspirés, quand ils
veulent traduire vaille que vaille leur inspiration,
sont bien obligés de se résigner à l'impur. Valéry
malheureux!
est tenté d'adorer l'impur. Il l'avoue, du reste, le
et presque sans rougir, dans la pré-
face, heureusement rarissime, qu'il a écrite pour la
:
seconde traduction anglaise de la Soirée avec Mon-
sieur Teste
J'étais affecté du mal aigu de la précision, je ten-
dais à l'extrême du désir insensé de comprendre.
» :
«Mal et folie il le sait donc bien, mais il se
complaît dans ce crime fou.
Je suspectais la littérature (parbleu !) et jus-
:
qu'aux travaux assez précis de la poésie.
L'art est toujours précis la précision la
savante et rigide, au service de l'imprécis. Vous
plus
;
C'est ici la tentation à son paroxysme
« grand refus
consommé
» ; le
du don poétique sur le point d'être
»
l'« Intellect narguant la fine pointe
de l'âme la
; prose elle-même bafouée comme en-
core trop semblable à la poésie. Valéry accepte
le silence, il
se tait parce que la parole humaine,
etmême celle des philosophes, n'atteint pas à cette
;
clarté définitive, à cette précision absolue où il
voit le Souverain Bien le poète se tait, ou, du
n'Oins, incline au silence, parce
que les mortelles
Précisions de la parole humaine réduisent, défor-
ment, limitent, dégradent les réalités mystérieuses,
indéfinissables que l'inspiration lui a permis d'en-
trevoir, de sentir, de toucher presque Pour le
précise;
poète, la prose est impure parce qu'elle est trop
pour Valéry, parce qu'elle ne l'est pas
assez. Non, je ne crois pas qu'on puisse imaginer
d'opposition plus tragique, ni en apparence plus
irréductible entre un vrai poète et la poésie.
1. Voir le chapitre qui suit p. 77 et le chapitre IX,
p. 120 et suivantes, les réflexions sur le «Silence », qui
ne doit jamais être, comme dans le cas de Valéry, une
abdication, une abstention.
V
deuxième type. On
« ne voit en lui aucune nécessité
qui le contraigne à être expressément poète. »
A propos de la poésie pure, Thibaudet vient de
reprendre ce thème. (Nouv. Rev. française, 1er jan-
vier 1926.) Qu'en devons-nous penser ?
Il y
a dans les vies des Pères du Désert une
jolie histoire
que Thibaudet a bien fait de ne pas
relire avant de mettre à son article. Sans quoi
se
a plume lui serait tombée des mains, ce qui eût
eté grand dommage. Deux
ermites, voisins de
cellule, depuis quelque trente ans, vivent si una-
nimes qu'ils se demandent parfois comme il se
peut faire qu'on ne soit pas toujours d'accord ici-
bas. Car, enfin, s'il faut en croire les bruits du
dehors et ce que racontent les livres, le reste des
mortels passerait le temps à se déchirer. Com-
ment font-ils? Si nous essayions? Là-dessus, le
moins pacifique des deux, fronçant le sourcil, met
la main sur le petit banc de pierre où ils avaient
coutume de se reposer côte à côte. — « Ce banc
est à moi, fait-il de sa voix la plus caverneuse.
— « Non, il est à moi, bégaie le plus doux. — Par
ma barbe, il est à moi, reprend l'autre. — Mais bien
sûr, » consent le second. Et leur querelle pritfin.
Ainsi de nous deux. Thibaudet, le plus violent,
;
fait d'abord mine de m'avaler, puis, avant que
j'aie eu le temps de fuir, il me rappelle au lieu
de l'unique banc qu'il avait feint de me disputer,
il m'en offre deux. Et me voilà plus obligé que
jamais à lui trouver un fauteuil. C'est un de mes
chers soucis. En attendant, essayons de nous dis-
puter.
Il s'agit, commence-t-il, d'un problème de critique
littéraire, non de dogmatique ou de critique philoso-
phique. Nous sommes critiques. Nous avons devant
nous une masse de poésie faite, et nous nous deman-
dons ce qui, dans cette poésie réalisée, peut répondre
à la notion de poésie pure.
;
est soumis — un poème quelconque — nous vou-
lons atteindre l'universel de l'impression pro-
duite par ce poème nous voulons tirer une loi qui
s'applique à tous les poèmes. Comment Thibaudet,
ce métaphysicien endiablé, qui découvrirait je ne
»
sais quelles profondeurs « cosmiques jusque dans
Mignonne, allons voir., m'oblige-t-il à lui rappe-
?
ler ces évidences
La poésie pure étant ce par quoi le poétique se
distingue du prosaïque, il va de soi que la réalité
mystérieuse qui répond à la notion de poésie pure,
doit se retrouver à un degré quelconque dans toute
œuvre vraiment poétique, passée, présente ou
:
future. Chaque poème est une création originale,
;
ulonn'avaitpas vue encore qu'on ne verra pas
deuxfois mais l'idée même de poésie est univer-
selle, comme l'idée d'homme
ou d'oiseau. Il y a
des milliers de poèmes, il n'y a qu'une poésie,
Principe unique, raison dernière d'une expérience
indéfiniment diverse, mais qui présente constam-
:
ment les mêmes caractères aisément reconnais-
sables cet éblouissement, ce frisson, cette émo-
tion, délectable,certes,mais
en même temps si
Profonde, si voisine de l'émotion religieuse, que
nous avons conscience de l'avilir en l'appelant vo-
lupté. Toute
:
œuvre qui nous procure cette émo-
tion est poésie,
au sens propre de ce mot l'Enéide
comme le Corbeau ; ;la Vigne et la Maison comme
l'Après-midi d'un Faune le Cimetière marin
comme les Abeilles du manteau. Nous sommes tous
d'accord là-dessus, un seul excepté.
Le terme de poésie pure, écrit Thibaudet,
s'applique à deux provinces de la poésie française
entre lesquelles il ne me paraît pas que M. Bre-
Suffisamment !
mond. ait distingué suffisamment.
Mais j'espère bien n'avoir pas
distingué du tout. L'eussé-je fait, si peu que ce
;
fût, je n'oserais plus me montrer. Dresser la carte
de nos plaisirs, c'est l'affaire du critique la phi-
losophie ne connaît par de frontières.
J.
Lorsque Lemaître disait que Lamartine est la
poésie même, il imputait au compte lamartinien quel-
que chose de fort analogue à notre poésie pure.
(Parbleu !). Et s'il est permis de condenser en théorie
les abondantes réflexions de Lamartine sur la poé-
sie., on y verra canoniser une intensité d'émotion
poétique pure, analogue à la prière. et dont le Lac,
la moitié de la Maison du Berger, Booz endormi.,
fournissent des preuves suffisantes. A l'idée de poé-
sie pure est alors liée celle d'inspiration, de génie
qui souffle, de facilité suprême et divine, un état de
grâce que bien naturellement l'on compare à la
communion avec Dieu.
Mais le terme de poésie pure, la catégorie de
poésie pure, offrent aussi un autre sens, NON SEULE-
MENT DIFFÉRENT DE CELUI-LA, MAIS ASSEZ VIOLEM-
MENT OPPOSÉ A LUI. Je pense à Poe, à Mallarmé et
à Valéry. Nous voilà dans un climat tout à fait dif-
férent du climat lamartinien. A L'IDÉE D'INSPIRATION
S'OPPOSE CELLE DE FABRICATION, à l'idée du génie qui
souffle du dehors, celle du génie qui s'attache à une
matière, mais une matière pure (toute matière est
impure) ; à l'idée de facilité aérienne, celle d'une dif-
ficulté qui s'applique., d'un diamant extérieur qui ne
peut se polir que par une poussière intérieure, mais
congénère, de diamant. Mysticisme, soit, mais mysti-
cisme de la matière, de la matière poétique.
Deux poésies donc, non seulement toutes diffé-
rentes l'une de l'autre, mais encore volontiers
brouillées l'une avec l'autre. La poésie inspiration,
et la poésie fabrication. Un même nom désigne
par malheur ces deux objets que rien ne rapproche,
que tout sépare. C'est là un de ces pièges que tend
le dictionnaire aux âmes simples. J'aurais pu tout
aussi bien confondre le rossignol oiseau avec le
rossignol qui force les serrures. Deux poésies, et
;«
faut-il que je l'apprenne à Thibaudet, — qu'une
«poésie faite» autant dire, si je ne m'abuse,
qu'une poésie FABRIQUÉE ». Pas d'usine, pas de
poème. Lamartine comme Mallarmé, Hugo comme
;
Valéry, autant d'usiniers ou d'artisans. Ils ont
;
tous pris la peine d'écrire ils ont raturé peu ou
prou leurs rimes riment. L'enseigne de l'usine, la
;
complication ou la simplicité de ses rouages, le
tapage ou le murmure de ses forges nous aban-
donnons ces particularités, ces accidents, à la cri-
tique littéraire. Pour nous, philosophes, tout poème
est quelque chose de fabriqué, tout poète un fabri-
cant ; inspiré ou non, peu importe pour l'instant.
A coup sûr, quelques-uns le sont. D'où je conclus
triomphalement que l'idée de fabrication se trou-
vant nécessairement liée à l'idée de « poésie faite »,
on ne peut soutenir, sans une malice criminelle,
«
que l'idée de fabrication s'oppose violemment »
à l'idée d'inspiration. Ce que la nature même des
choses a étroitement uni, Thibaudet lui-même ne
pourra le séparer.
Ces deux idées, non seulement ne se combat-
tent pas, mais encore elles s'appellent, elles s'exi-
gent l'une l'autre, elles se fondent l'une dans
l'autre, pour ne former qu'une seule notion, la
notion de « poésie faite ». Puisqu'elle est faite, elle
est fabriquée ; puisqu'elleestpoésie, plie pst ins-
pirée. Il n'y a là qu'un seul et même miracle et
qu'une seule magie.
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram.
En imaginer deux, comme le veut Thibaudet, et
;
distinctes, et séparées, c'est les détruire également
l'une et l'autre opposer la mystique lamartinien-
ne de l'inspiration à la mystique valéryenne de la
fabrication, c'est rendre également à la prose, c'est
démysticiser, du même coup, et le Lac et le Cime-
tière marin.
Que cherchent-ils l'un et l'autre. Lamartine et
Valéry, quand ils écrivent ? Quel est l'enjeu des
ratures, ou clairsemées, ou innombrables, qu'ils
?
griffonnent Ils cherchent la solution d'un conflit
intérieur qui les tourmente, une sorte de libération. 1
Qu'ils le sachent ou non, uneforcemystérieuse les
travaille; uneexpérience d'ordre mystique se
PoursLut
en eux. Le réel les investit, s'offre à leur
:
prise. D'autres font tous les jours des expériences
Plus ou moins semblables
les enfants, les simples, tous
étranglé leur âme.
les saints, les héros,
ceux qui n'ont pas
**
Decetteexpérience,toute passive au
toute passive audébut,
début,
naît leconflit. Le donqu'elle nousapporteexige
en retour de notre part le don de nous-mêmes.
« Dieu parle, il faut qu'on lui réponde » La réalité
qui nous visite, qui s'offre à nous, il nous faut
l'accueillir activement, nous l'approprier, et pour
cela luiouvrir toute grande notre âme profondè,
sans écouter la résistance instinctive de nos fa-
cultés, hostiles d'abord à cette appropriation qui,
tôt ou tard, les comblera sans doute elles aussi,
mais après les avoir mortifiées. Cette espèce d'ago-
nie accompagne, bien que très atténuée, le plus
souvent, toutes les expériences qui rappellent, de
près ou de loin, la contemplation proprement dite.
Pas n'est besoin d'être poète pour en savoir'quel-
que chose. La réponse dont nous parlons ne va
jamais sans quelque souffrance.
D'ailleurs, autant d'appels différents, autant de
réponses, mais chacune d'elle doit se mouler en
provoquée;
quelque manière, sur l'expérience initiale qui l'a
elle doit prolongercetteexpérience,
la féconder, la renouveler, en un mot, la faire
la
passerde la pointeà
;
surface active de l'âme.
Et cela, je le répète, de bien des façons amour,
dévouement, commencement d'une vie morale plus
;
haute, initiatives de tout genre et dans tous les
ordres de vocations adaptation, héroïque souvent,
mais toujours laborieuse, de tout l'être au modèle
que l'inspiration lui a montré.
Au poète, on ne demande pour toute réponse
que des mots. Et c'est là, fort curieusement, ce qui
le distingue des autres inspirés. Mais des mots,
qui tout aussi bien que les actes silencieux des
autres, continuent l'expérience intiale qu'ils es- (
saient de traduire
La haute contemplation des mystiques est
silence, comme l'amour, comme l'héroïsme 2. Elle
ne s'exprime au dehors que par des efforts géné-
reux vers la sainteté. Si plusieurs d'entre eux
éprouvent, au sortir de l'extase, le besoin de par-
ler ou d'écrire, c'est zèle de propagande chez les
uns, chez les autres, pure faiblesse. Quoi qu'il en
soit, les mots qu'ils emploient ne sont pas, si l'on
peut dire, en fonction de leur expérience ineffable
simples signes qui la rappellent confusément, mais
;
qui, loin de la reproduire, de la rendre commu-
:
nicable, la défigurent plutôt. Ils ont mieux à faire
que d'écrire le poète, en tant que poète, n'a rien
tinguent pas ; ;
d'autre à faire. Ses mots dépendent étroitement de
l'expérience poétique elle-même ils ne s'en dis-
aussi longtemps que cette expé-
*
&*
t
Le vers, écrit encore Thibaudet, ne dépasse pas
le fini par l'indéfini, mais par le définitif.
et
:
Formule parfaite que je fais mienne, mais en
donnant au mot définitif, un sens tout différent
de celui qui obsède et qui égare Thibaudet :
:
selon moi, du vers de Lamartine, du vers de Vic-
tor Hugo. Prenons un exemple extrême la poésie
de Marceline Desbordes-Valmore n'est pas moins
précise, pas moins définitive que celle de Valéry.
Dès qu'on les applique à un poème, ces deux épi-
thètes prennent un sens particulier et mystique.
Elles désignent l'adaptation parfaite d'une suite de
mots — non pas à une suite d'idées, comme dans
la prose — mais à une expérience plus profonde
:
que n'est l'acte de connaître, de raisonner, d'ima-
giner, de sentir expérience que le poète est pressé
de traduire, et qu'il ne peut s'approprier pleine-
ment, maîtriser et achever qu'en la traduisant. Une
formule incantatoire atteint son maximum de pré-
cision, non pas lorsqu'elle exprime avec une lim-
pidité absolue toutes les nuances d'une idée, mais
lorsqu'elle atteint infailliblement le but que le ma-
gicien se propose.
Il en va de même pour les mots qu'emploie le
Poète, et c'est uniquement par là qu'ils se distin-
f guent des mots de la prose. La raison géométrique
trouvera les vers de Marceline, et même les vers
de Virgile, plus
mous, plus confus, moins précis,
tiquement,
;
au sens géométrique de ce mot que les vers de
Mallarmé
ou de Valéry mais pour qui les lit poé-
pour qui se soumet à leur action magi-
ce qu'ils ont à faire;
que, ces vers font avec une précision merveilleuse
;
ils dénouent ce conflit dou- J'
loureux qui travaille tous les inspirés ils rendent
lelecteur capable de s'approprier à son tour l'ex-
-
Périence poétique du poète.
C'est bien là d'ailleurs, l'unique objet que pour-
suivent inconsciemment
ces hallucinés de la techni-
que dont nous parle Thibaudet. Valéry, si
je le comme
crois, il est poète — vrai magicien,, veux-je
^,re>
et non simple prestidigitateur --.J. Valéry a
eau se persuader qu'en raturant plus que Lamar-
t'ne, il obéit
à une consigne de précision intellec-
tuelle
; en fait, qu'il le sache ou non, il n'est qu'un
inspiré
comme les autres en quête de l'incantation
* définitive
». Si Lamartine rature moins que lui,
c'est qu'il trouve sans effort la réponse libératrice1.
Telle est du moins notredoctrine, à Thibaudet et
à moi, ou plutôt la doctrine d'Edgar Poe, de
Coventry Patmore, et de tout le monde aujour-
d'hui, à l'exception de M. Paul Souday et de ses
fidèles. Etc'est ainsi que nous nous retrouvons
unanimes, Thibaudet et moi, après avoir vaine-
ment essayé de nous disputer notre banc de
pierre.
RÉSISTANCES
LA RÉACTION BOURGEOISE.
ARTISTE
- LA RÉACTION
;
chez nous l'intelligence des choses poétiques. Les
symbolistes ont semé dans les larmes ils mois-
sonnent dans la joie.
Je lis et relis ces lettres, que je dois renoncer
s'il ne tient qu'à moi, à examiner une à une, mais
dont aucune ligne ne sera perdue. En attendant, je
voudrais mettre un peu d'ordre parmi ces réactions
diverses, faisant mienne l'austère épitaphe que no- :
d'elles.
réaction rationaliste. Donnons quelques minutes
d'attention à chacune
*
** <
,
d'hui qui vous savez Jammes, Péguy, Proust,
Claudel, Valéry. Ce sont, par définition, desper-
sonnescultivées ;ils occupent, de droit,fes~huit
dixièmesdesplacesdans les Sociétés savantes.
écrivains de marque
-
Deux professeurs de faculté — l'un et l'autre
me reprochent d'admirer
Paul Valéry. Chez l'un, c'est une surprise amusée,
Chez l'autre, une souffrance :
narquoise « Simplerougeole. Vous en reviendrez ».
: -
hasard et ignorant tout de lui, jusqu'à son nom
il y a des vers qui me rendent malade
Patience, patience,
Patience dans l'azur.
:
humbles font grande la poésie parfois lamentable
qui les enchante ils la recouvrent, pour ainsi dire,
ils la transfigurent de leur poésie à eux, qui vaut
certes bien la nôtre, mais qui ne cristallise pas
autour des mêmes points. Parleraient-ils latin, Vir-"
gile ne serait pas pour eux ce qu'il était pour
Sainte-Beuve. Et Dante, et Racine, et Keats, et
?
Vigny Populaires, pensez-vous? ?
Mistral Poé-
sie deux fois inaccessible aux humbles, puisqu'elle
.s'est créée une langue nouvelle. Poésie princière,
et qui, de mon temps, c'est-à-dire quarante ans
après son apparition, n'était pas encore populaire.
Aujourd'hui, je ne sais pas. La musique de Gou-
nod l'aura peut-être mise à la portée d'un plus
grand nombre. Un paysan, Mistral, ce fils de roi !
','
Ni l'homme, ni le poète, Ou, si l'on veut, le poète,
mais comme Virgile1.
:
La fin de cette lettre désolée nous dit leurpau-
vre secret cette peur du «bateau », si j'ose en-
core m'exprimer ainsi. Ils croient, dur comme fer,
à quelque mystification organisée par une dizaine
de pince-sans-rire, propagée par une centaine de
gobeurs. Les noms changent, mais l'aventureest
toujours la même. Ainsi Racine jadis «fabriqué »
par Boileau et qui passera comme le café. C'est
l'accueil réservé à toute poésie que le temps n'a
pas encore consacrée.Moins elle est impure, plus
elle étonne, choque, exaspère, non pas les humbles,
mais les lettrés, et entre ceux-ci, les faiseursde
vers. On se moque de nous, tremblent-ils, et, ma
;
foi, ils ont après tout raison. La poésie estla
sœur germaine de l'humour dans toutvraipoète,
un mystificateur sommeille. Malheur à lui et
à,
1
Jean-Baptiste ;
néo-classique, a présenté à Valéry la défroque de
c'est lui qui, vers lemême temps,
:
pour les mêmes fins, nous donnait Giraudoux, Coc-
teau, Max Jacob, et d'autres encore bienfaisants
mystificateurs qui maintiennent, bon gré mal gré,
une inquiétude salutaire dans le camp des faux
poètes.— Vallée de Josaphat, comme vous savez.
Ceux-ci, du reste, ne sont pas de moindres mysti-
: ;
ficateurs seulement, ils se mystifient eux-mêmes
tous les premiers
!
ils prennent, ils veulent nous
faire prendre— hélas ils y réussissent parfois !
vécu;
—- pour vivant ce qui est mort, ce qui n'a jamais
adorateurs éperdus dans un temple vide.
Plus leur poésie est prose, plus ils la croient
poésie.
*
**
La réaction artiste.
- Ni l'inspiration ne suffit,
à a?
ni la lime. Je ne m'étais pas attardé à amplifier
cet axiome. Ce qu'Horace dit une fois pour tou-
tes, quoi bon lerépéter Mais je comptais sans
les poètes. Ils ont toujours peur qu'on lesprenne
pour des paresseux ou pour des mendiants. Avec
Mathurin Régnier, ils se comparent aux galériens ;
;
avec Boileau, ils nous fatiguent du grincement de
!
leurs ratures aujourd'hui, Valéry les offense lors-
qu'il avoue — l'ingénu — que « les dieux, gra-
cieusement, nous donnent pour rien tel premier
vers », laissant à notre industrie le soin de «fa-
çonner le second ».
Paul Valéry, m'écrit Fagus, croit à l'inspiration,
au vers initial jeté comme un coup de dés par le
hasard des dieux. Les dieux ne nous donnent rien.
!
On leur arrache. Mis en cause (eh vous serez tou-
jours en cause, dès qu'on parlera de poésie) je me
puis bien prendre en exemple. Soit pour me louer,
soit pour me décrier, on me qualifie volontiers de
poète lyrique (parbleu !). Donc inspiré. Or, mes
ouvrages, facile est de le vérifier, ont tous été fa-
briqués, jour à jour, mois à mois, heure à heure.
La solution, l'inspiration ne m'est jamais arrivée,
comme à Valmajour, en écoutant chanter quelque
chée, chassée, pourchassée, hélas
qu'elle se laissât saisir.
!
rossignol intérieur (!). Mais à force d'avoir été cher-
il fallait bien
d'images, de rimes.
La poésie, a dit Derême1, c'est à la fois le cheval
et la bride — (l'inspiration et la lime) — et non point
le cheval sans la bride, ni la bride sans le cheval2.
:
Et M. Jean Hytier, non moins excellement, Men
qu'à la manière des philosophes
;
La poétisation des images est opérée par le poète,
plus ou moins inconsciemment ce qui ne veut pas
dire qu'il faille accepter tel quel le produit brut de
l'inspiration, sans travail, sans recherche, sans cri-
tique. On ne le trouve qu'en le cherchant3.
Fagus revient à la charge dans une nouvelle
lettre :
Valmajour avait médité sur les trois trous de son
flûtiau autant, mon Dieu, que Newton sur la gravi-
tation des mondes. Ainsi, dans ces ordres, ou infime,
ou sublime, il n'y a pas eu inspiration. mais la ré-
sultante d'une longue opération de l'esprit.
;
la même simplification. En tant qu'animal raison-
Jl^le^jejjoèteestjucide ou devrait l'être en tant
que poète, ilne l'est pas, il ne peut l'être. L'acti-
vité rationnelle qui précède, prépare, accompagne
:
au tragique. Edgar Poe, comme Fagus, voulait
nous en faire accroire il nous mystifiait en se mys-
tifiant le premier. Un correspondant m'écrit : «La
raison a un ennemi irréconciliable, c'est le raison-
nement », Mais nul ne s'en doute, ne veut s'en
douter Surtout. De là, devant l'expérience, et mal-
gré son évidence, la continuité defc réactions rab*
tionalistes.
Deux groupes : les triomphants; les honteux.
Dans le premier groupe, un M. V., de Montfort
!
(Ille-et-Vilaine). «Vous n'êtes qu'un moderniste,
:
qu'un subjectiviste, monsieur ». Ou encore un
humoriste de Saint-Ouen « Seriez-vous dadaïste,
monsieur? »
Les seconds, de toute leur bienveillance, de toute
leur âme, voudraient me donner raison. Je n'in-
quiète que leur esprit, qu'ils pensent que je rêve
d'étrangler. Mais non, il m'est précieux, lui aussi.
N'est-ce pas à lui que s'adresse ma dialectique,
uniquement désireuse de le convaincre qu'il s'ap-
pauvrit, s'avilit, se détruit lui-même quand il essaie
de congédier son âme ?
*
D'un pauvre presbytère de campagne, où il
«enchante ses heures de profonde solitude, en
méditant les mystiques et en s'oubliant dans les
:
poètes », un prêtre me fait le grand honneur de
m'écrire
«La fille de Minos. », je ne suis pas insen-
;
sible à la musique de ce vers mais le charme ne
provient-il pas de l'évocation d'un passé mysté-
rieux?. le mystère de l'écoulement des choses ?.
Oui, sans doute, mais l'incantation, pure et sim-
ple, a commencé. Le fond de l'âme a frémi d'abord,
Puis ce frisson a gagné la surface active. Bien
qu'elle se forme dans notre zone profonde, l'ex-
Périence poétique, comme, d'ailleurs, l'expérience
mystique, met en branle toutes nos facultés, et jus-
qu'à nos sens.Pensées, images, sentiments, c'est
une série
:
indéfinie d'ondulations. Timidement,
doucement, on continue
Dans la remarque de M. Souday, n'y aurait-il pas
une « âme de vérité»?
Où n'yen a-t-il pas ?Mais le réflexe étourdi
qui à dicté à M. Souday ses articles de France et i
d'Amérique, je le retrouve ainsi, quoique moins
impétueux, plus hésitant dans une vingtaine des
le même scandale :
lettres qu'on a bien voulu m'écrire. C'est toujours
on pense que nous sacrifions
!
aux troubles lueurs de l'instinct les précisionslumi-
neuses de laraison, et que, sous le nom de poésie
pure, nous voulons glorifier ie pathos, le
vague,.
»
non
l'obscur, l'infrarationnel; « l'obscène chaos où se
débattait la conscience avant le Fiat lux de l'enten-
dement. Non, mille fois
La connaissance particulière que nous étudions
;
comme vous et moi, bien ou mal, selon qu'il est
plus ou moins doué de ce côté-là il l'est encore
d'une autre façon, et plus haute, son expérience
proprement poétique lui permettant de dépasser
l'ordre abstrait des notions, des raisonnements, et
d'atteindre le concret, le réel même, comme on peut
l'atteindre ici-bas.
M. Souday ne dit rien que d'évident lorsqu'il
quet poétique ;
affirme que l'intelligence n'est pas exclue duban-
mais lorsqu'il me reproche de l'en
:
exclure, il est, corps et âme, dans le faux. Assuré-
ment, entre lui et moi, il y a autre chose il y a tout
le problème de la poésie, comme il y a toute la
question mystique entre Nicole et saint Jean de la
Croix. M. Souday fait sienne l'esthétique de Ché-
:
nier (Marie-Joseph), ainsi que me le rappelle
d'Alger un agrégé de grammaire
C'est le bon sens, la raison qui fait tout
Vertu, génie, esprit, talent et goût.
:
Mais cette erreur fondamentale, que l'ensemble
de nos éclaircissements tend à combattre, il l'ag-
grave d'uncontre sens plus chétif et qui ne touche
que moi. Non content d'estimer que la raison
« fait tout » dans les vers, M. Souday veut encore
que, d'après moi, elle n'y fasse rien. A l'en croire,
;
je conseille à l'âme d'imposer à l'esprit un jeûne
total le poème, tel que je l'entends, serait d'au- i
tant plus parfait que la raison aurait plus de peine
raisonnements ;
à y trouver sa nourriture habituelle, des idées, des
bref, jerenverrais àlaprose le De
natura rerum, la Divine Comédie, les Méditations 1.
1. Même contresens dans l'article d'un des plus chauds
admirateurs de M. Souday, M. André Rousseaux (Revue
Universelle, novembre 1925,
p. 481). Il nous adjure de ne
».
Pas cultiver le désir d'une poésie inintelligible Pour
A quoi il sera répondu excellemment qu'il ne faut
pas confondre l'analyse métaphysique avec l'ana-
lyse chimique. Nous sommes ici des abstracteurs,
non des fabricateurs de quintessences. Notre sujet
- la Poésie pure — le veut ainsi. Dans le concret,
:
poésie, raison, sensibilité, etc., etc., tout cela ne
fait qu'un seul être vivant le poème.
Cependant ce qui est vrai de la poésie, consi-
dérée par un effort d'observation, dans sa pure
essence, n'est plus également vrai de l'œuvre infi-
niment complexe où cette poésie se trouve réalisée.
Il y a, dans tout poème, des éléments divers
pensées, images, sentiments — qui, pris en soi,
-
;
et si on pouvait les isoler, appartiennent tous à la
prose pure traversés par les mystérieuses vibra-
tions que nous avons dites, ils deviennent poésie.
Est-il donc si difficile de comprendre qu'un poète
pur, qui ne serait que poète, ne se rencontre jamais
sur les routes de ce monde. Pas même au Divan.
à
Ainsi de la poésie, l'état pur, quoi que semblent
dire Valéry, Thibaudet et Jacques Boulenger.
L'âme de vérité que mon charitable correspondant
pure. encore :
il n'y a pas, il ne peut
Ou pas de
moi, des épithètes de ce genre — intelligible, inintelli-
gible — appliquées à la poésie, ne présentent aucune
espèce de sens. Autant parler, au sens propre, d'une
oreille presbyte ou myope. Un poème est intelligible ou
ni
ne l'est pas; la poésie ne peut être ni l'un l'autre.
poésie qui puisse, pour s'exprimer, se passer de
mots.
Enfonçons toujours le même clou dans le même -
mur. Un poème a, en quelque sorte, deux sens,
:
qu'il respire, si j'ose ainsi dire, et qui seul est
poésie
;
— le pur. Un second sens, mais qui est
gros des significations les plus riches sens non
formulé, non formulable, que seuls, je ne dis pas
comprennent, mais saisissent, palpent, s'appro-
prient soit le poète lui-même, soit les heureux qui
lisent poétiquement. Ce sens inexprimable, que nul
jugement ne peut étreindre comment passe-t-il de
l'âme profonde du poète, dans un tissu de phrases
*
abstraites, de symboles, pour passer de là, et par
l'intermédiaire actif de ces mêmes phrases dans
S
**
:
Réactionsscientifiques.
suffiront
- Peu de mots nous
un simple geste, assez mélancolique,
d'admiration confiante, de regret, d'adieu. Phoné-
tistes, sémantistes, psychologues, psycho-physi-
;
ciens et les autres, non, je ne puis les suivre dans
les laboratoires où ils m'invitent d'abord parce
que l'initiation première me manque et le temps
de l'acquérir, ensuite parce que rien ne doit me
distraire de la fin, assez absorbante déjà, que jeme
:
suis proposée ruine, de la poétiquerationaliste
esquisse d'une poétique fondée sur les analogies
;
que je crois pressentir entre le poète et le mystique.
Un professeur de philosophie — en passe d'ou-
vrir à la phonétique des voies nouvelles — est
du serpent à Eve ;
venu me voir au lendemain de ma lecture. Visite
l'arbre de la Science à l'ho-
:
rizon. « Ah ! m'a-t-il dit, vous ne savez pas pour-
quoi, dans votre vers de Malherbe
:
larges rubans photographiques huit paires de cour- !
;
Ils expliqueront beaucoup de choses que nous ne
faisons encore que sentir ils n'expliqueront pas
tout.Autour de l'expérience poétique, ils laisseront
bon gré mal gré unefrange ineffable, un rien de
;
je ne sais quoi passerelle aussi ténue que l'on
voudra, mais réelle entre l'infini et nous, entre la
science et la poésie.
D'ailleurs leur résistance s'exerce moins sur le
fond dès choses, sur le mystère même de la créa-
tion poétique, que sur l'étendue de ce mystère.
Bien mieux, on le verra plus loin, ils nous appor-
tentde précieux renforts. Mais il est naturel qu'ils
restent dans leur rôle,qui est de diminuer de tout
leur pouvoir les diverses zones mystérieuses où
nous poursuivons notre aventure. En devrons-nous
être, en serons-nous pour cela moins aventureux ?
Leurs analyses nous empêcheront-elles de nous
enfoncer toujours plus avant dans l'inconnu ? C'est
ce que je ne suis pas encore prêt à leur accorder,
si je leur concède que.j'ai peut-être appelé trop
facilement «miracle » un simple beau vers de
Malherbe.
Au cours d'un remarquable mémoire, M. Lionel
Landry, tout comme mon philosophe phonéticien,
me le démontre avec aisance. De toutes les ana-
lyses que j'ai reçues d'« Et les fruits passeront la
promesse des fleurs », la sienne est de beaucoup
la mieux poussée, grammaticalement et sémanti-
quement. Mais quand donc mes critiques compren-
dronts-ils que dans le moment de la transmission
poétique et artistique, quelle que soit la rapidité
avec laquelle une nature cultivée et entraînée peut
enregistrer tous les composés du phénomène, pres-
que rien ne compte des minutieuses ou des belles
?
raisons des choses déduites après coup Il est en-
tendu que ces raisons y sont, qu'elles contribuent
certainement à l'enchantement, elles ne suffiront
jamais à l'expliquer — je le redirai et redirai sans
cesse — puisque on peut le subir, et parfois avec
plus d'intensité encore, sans les connaître.
Aussi la précision de M. Landry est-elle beau-
coup plus efficace lorsqu'elle s'attaque à mes com-
mentaires. Je retiens en particulier sa distinction
pénétrante d'un sens et d'une signification nette.
Un vers peut n'avoir pas de «signification », et
néanmoin§_sesmots éveillent en nous des « sens »
parlesimagesourelations plastiques qu'ils évo-
quent.
On ne doit pas présenter, écrit-il, comme dépouillé
de tout sens un discours où sont entassés des mots
aussi évocàteurs que ténébreux, prince d'Aquitaine,
étoile, luth constellé,soleil noir, mélancolie. L'action
exercée sur l'attitude mentale est seulement indirecte,
tout comme dans tel vers de Mallarmé, par angoisse,
minuit, lampadophore. (Dans un autre ordre) les
huit ou dix contresens sur lesquels se fonde l'admi-
ration pour Virgile ne sont point des absences de
signification, mais des enrichissements apportés à sa
signification primitive (sunt lacrymœ rerum, etc.).
:
même d'autant plus grand qu'ils seront pluschar-
gés de mystère. M. Landry ajouterait « par con-
mieux:
séquent chargés de sens.
de mon côté.
» Je ne demande pas
on ne saurait tomber plus heureusement
-
postérieure, il revient sur le problème :
suggestions de la musique verbale. Dans une lettre
',.
que le reporter avait mis la beaucoup plus d'hu-
mour qu'il ne pense?). -''-,'
RENFORTS
CORRESPONDANTS ET TEXTES CONTEMPORAINS
:
voir vous donner toute la lettre, curieuse et char-
mante
; ;
Telle prose n'est pas que le sens elle est chargée
d'autre chose au delà des mots et des activités de
surface, elle éveille les prolongements ineffables de
la poésie pure.
Je suis bien de cet avis, et je croyaisl'avoir dit
expressément dans le passage du discours où je
:
distingue, d'ailleurs trop sommairement, deux mu-
siques dans la prose la musique Balzac, d'Ablan-
court, Bouhours ; la musique Rabelais, Rousseau,
;
Chateaubriand la première, «nouée
1 »
au sens
immédiat qu'elle a pour objet ou de soulignerou
même decompléter : la seconde, dépassant le sens
et établissant un contact profond, de toute l'âme
àtoute l'âme, entre l'écrivain et nous. Pour moi,
Bossuet est poète, au sens le plus rigoureux du
mot, et poète infiniment supérieur àBoileau. J'op-
pose non pas les vers à la prose -
opposition qui
me paraît techniquement fausse —> mais unique-
ment la poésie au prosaïsme.
La prose d'Anatole France est-elled'un poète?
Vraiment, je ne sais plus. Jadis, je n'aurais pas
;
décembre 1925), que tous les connaisseurs auront
trouvé, j'en suis sûr, riche de promesses — l'art est
pour lui harmonie et beauté, et non une sorte de
communion mystique de l'homme avec la vie.
Il entend par là, comme Proust, du reste, cette
réalisation profonde, dont nous avons déjà tant
parlé, et sans laquelle il n'est pas dehalo poétique,
pas d'incantation :
Ses deux livres les plus réussis, le Lys rouge et les
Dieux ont soif sont l'expression tranquille et équili-
brée (merveilleusement, mais peut-être uniquement
précise, absente, abstraite) d'un artiste sincère, ex-
pression qui risque de se refroidir et de se figer.
Si elle doit tôt ou tard paraître froide et figée,
elle l'esté dès sa naissance. Quelque illusion, une
autremagie que celle des poètes, nous aura em-
pêchés d'en discerner le prosaïsme foncier.
Cependant, il y a tant de divination, d'intelligence
et de curiosité dans ces deux ouvrages qu'ils dépas-
sent le cadre des œuvres d'art bien réalisées. France
a, d'ailleurs, été parfois plus qu'un artiste.
Un poète donc? Pour moi, je n'en veux pas
1. Mais peut-être seulement homme
douter un d'es-
1. Cf. dans Lp Livre de mon Ami (Révélation de la
poésie), p. 118.
prit. Il
«y a trois poètes, disait Boileau, M. Cor-
neille, Molière et moi. M. Racine n'est qu'un
homme d'esprit. » Quoi qu'il en soit, voici, grâce
à M. Pierre-Quint, une question bien posée.
ému.
Aussi un correspondant m'adresse-t-il cette
phrase rencontrée mot pour mot à la fois dans
Rémy de Gourmont et dans Barrès:
On peut ne pas bien comprendre et cependant
être
De Rémy de Gourmont encore, transmises par
J.-M. :
Les mots ont en eux-mêmes et en dehors du sens
qu'ils expriment une beauté et unevaleurpropres.
Je les aime pour leur esthétique personnelle,
dont la rareté est un des éléments, la sonorité
Un autre.
Ceux que j'adore sont ceux dont le sens m'est
fermé, ou presque, les mots imprécis, les syllabes
de rêves, les marjolaines ou les milloraines, fleurs
jamais vues, fuyantes fées, qui ne hantent que les *
chansons de nourrices.
**
Les écrits des symbolistes et de leurs commen- :
tateurs sont pleins de ces passages qui distinguent
l'un ou l'autre des éléments dont la poésie pure
;
se compose. M. Robert de Souza disant dans Ou
nous ensommes. — La Victoire du siience (p. 45) :
Rien ne peut être étranger au poète, si toutefois
le magasin de sa raison reste, dans l'instant qui le v
soulèveattaché comme un banc de coquilles obs-
cures au fond des eaux ingénues de son âme.
Il m'est signalé encore que la préface de Paul
Valéry aux poésies de M. Lucien Fabre, s'est élan- --
:
cée du tremplin de ces lignes, prisesdans Divaga-
tions, de Stéphane Mallarmé
Je sais, on veut à la Musique limiter leMystère,
quand l'écrit y prétend. (p. 288). La Poésie,proche
l'idée, est Musique par excellence. (p. 277).
cette musique aboutissant à 4
,
la divine transpositionpour l'accomplissement de
quoi existe l'homme. (p. 121.) -
époque ;
Puis, au sujet des efforts convergents de son
m
Les Ecoles. adoptent, comme rencontre, le point
--.
:
et qu'elle est finalement affligeante. La pensée
est une chose sotte et triste (non abstraite). Le
rythme est une chose noble et grande et participe à
la dignité des forces naturelles,.dans lesquelles il est
»
répandu. Ces forces ne « pensent pas à notre façon.
;
Un bois qui murmure n'a aucune idée, et n'est pas
plus puéril pour cela il y a dans son murmure quel-
que chose de divin. Il y a bien quelque chose de divin
aussi dans le don de parler pour ne rien dire,au
degré où le possèdent certains poètes. DES QU'ON NE
RECONNAIT POINT DANS UNE SÉRIE DE PAROLES LE JEU
DES RESSORTS ORDINAIRES DU CERVEAU HUMAIN, IL
FAUT BIEN QU'ELLES VIENNENT NON DE L'HOMME; MAIS
DE QUELQUE CHOSE D'AUTRE ET DE MYSTÉRIEUX.
Quelque chose de divin, non pas seulement chez
certains, mais chez tous les poètes, quand ils par-
lent en poètes.
Mê11le chez ceux
— et c'est le grand nombre
dans les paroles desquels nous pensons reconnaître
-
e
« jeu des ressorts ordinaires du cerveaux, en
d'autres termes, même chez ceux dont on peut
mettre les œuvres en «ableaux synoptiques».
Qu'il s'agisse de Bourdaloue ou de Racine, une
;
intelligence appliquée à l'analyse des passions joue
exactement de la même manière mais les paroles,
par où s'exprime ce jeu, rendent autre chose que
ce jeu.
le domaine propre de la création poétique :
Laissons l'analyse intellectuelle, ne quittons pas
on l'a
toujours reconnue surtout dans les relations nou-
velles suscitées par les images. Mais il faut bien
comprendre que
I la vraie poésie n'est jamais l'amalgamed'une image
eïd'uneidée,
que l'image n'est pas
une simple métaphore ou une allégorie conscious
(voulue, appliquée). Le poète n'a pas commencé à se
proposer une idée, un principe pour chercher ensuite
le symbole qui l'envelopperait. (E. CAIRD, Evolution
of Religion, II, p. 291).
Car la vraie poésie ne serait pas plus entièrement
dans les images mêmes que dans les idées et dans
les mots, elle n'existerait pas sans les «quelque
chose d'autre et de mystérieux » qui les soulève
et les traverse.
Je lis aux pages 154, 155 de La Poésie de Sté-
phane Mallarmé, par Albert Thibaudet :
-.
:
ment précieux pour notre thèse, celui-ci entre
autres
•
TEXTES DU PASSÉ
DE BAUDELAIRE AUX « PRÉROMANTIQUES »
:
de leur concordance, nous rencontrons ces lignes
de Baudelaire
Plus l'art voudra être philosophiquement clair,
plus il se dégradera. Plus, au contraire, l'art se dé-
tachera de l'enseignement, et plus il montera vers
la beauté pure (Sur Reynolds.)
Nous rencontrons surtout ce passage, écrit en-
core plus directement sous l'influence d'Edgar Poe :
:
de combinaison;
Deux choses sont également requises l'une une
certaine somme de complexité, ou plus proprement
l'autre une certaine quantité d'es-
prit suggestif, quelque chose comme un courant sou-
terrain de pensée non visible, indéfini. C'est l'excès
dans l'expression du sens qui ne doit être qu'insinué,
c'est la manie de faire du courant souterrain d'une
œuvre le courant visible et supérieur qui change en
prose, et en prose de la plate espèce, la prétendue
poésie de quelques soi-disant poètes1
Il n'y a pas dans toute l'esthétique baudelair-
rienne de passage plus important à notre point de
vue que celui-là. Il est comme le pivot non seule-
ment duquel rayonna le développement de la poé-
sie françaisenouvelle, mais qui unit tous les divers
rayonnements passés de la poésie véritable dans
toutes les littératures anciennes et modernes. La
relation. circulaire est continue parce qu'il n'y a
aucune rupture du centre à la circonférence. Si je
me suis arrêté plutôt sur quelques lyriques anglais,
c'est qu'ils venaient d'eux-mêmes sous ma plume
à propos de Baudelaire et de Mallarmé, et je n'au-
rais pas dû les séparer d'ailleurs de plusieurs phi-
losophes et esthéticiens anglo-saxons dont le-prin-
cipal fut Carlyle2
Carlyle est particulièrement des nôtres parce
que nul ne comprit comme lui, pourque passe le
»,
«courant souterrain le rôle fondamental du
silence.
1. C'est le cas de rappeler la profondé remarque de
M. Souday: «Personne, par malheur, ne sait de quoi
»
est fait ce « fluide mystérieux qui transfigure, etc., etc. »
2. J'ai déjà cité Ruskin, mais à cette place il convient
!
de rappeler son grand nom. Que d'extraits deses œuvres
corroboreraient notre thèse Seule leur abondance nous
a fait reculer. On lui impute à crime aujourd'hui d'avoir
trop mêlé, comme Platon, l'éthique et l'esthétique. C'est
d'une noire ingratitude. Débarrassés de leurs partis-pris,
ses enseignements nous sont plus que jamais nécessaires,
si nous voulons sortir notre fausse civilisation de ses
impasses. Et n'oublions point son précepte capital dans
Les loiq de Fiesole; «TOUT ART VRAIEST ADORATION».
Le silence estl'élément dans lequel toutes les
grandes choses se forment et s'assemblent.,
écrit-il. Pour lui la poésie est
une action simultanée du Silence et de la Parole.
Arrêtons-nous un instant sur cet'te pensée et
distinguons bien l'expression loquace, trop sou-
vent impuissante, de la contemplation révélatrice.
:
Deux sortes de démons se partagent l'inspira-
tion des poètes Il ya le
;
démon du silence — et
il yale
:
c'est l'inspiration elle-même
vers
démon du
celui-ci, bavard divin ou diabolique tour à
tour, le singe, et plus encore, le bourreau de celui-
là. Caliban près d'Ariel en extase. Il veut, bon gré
;
mal gré, s'unir au concert qu'il devine et qu'il
n'entend pas il crie, il frappe son épais tambou-
rin ; il fait tant de bruit que les invisibles musi-
ciens s'évanouissent. Dans le poème le moins im-
pur, la poésie estd'Ariel, les mots sont de Cali-
théâtre ;
ban. Est-ce pour cela que Racine a renoncé au
? Peut-être mais c'est assurément pour
cela qu'une heure vient où les grands mystiques ne
peuvent plus que se taire.
Ordinairement, je ne prie pasDieu, écrit une de
nos contemplatives françaises, "tje ne fais que lui
adhérer. Je suis réduite à m'expliquer par le mot
oui. Toutefois, il arrive souvent que ce mot, pour
:
n'être pas assez simple ni assez court, ne me contente
plus. Je cherche donc une parole abrégée, qui puisse
mieux énoncer la grandeur de cet Etre infiniment
adorable et mon extrême anéantissement devant lui ;
mais je n'en trouve point, tellement que je demeure
dans un bégaiement muet1.
La poésie pure est silence, comme la mystique.
Nombre de vrais poètes parlent néanmoins, ou
bégaient, comme nombre de mystiques. Bienheu-
reuse contradiction, ou plutôt bienheureux com-
promis et fissure maladroite, par où nous est en-
tr'ouvert le royaume de l'esprit. Chacun des deux
démons que nous avons dits sacrifie à l'autre quel-
que chose de ses propres exigences. D'où ce com-
posé paradoxal que tout poème nous présente, ce
mélange de pur et d'impur, où la prose et la poésie
ont également le droit de se reconnaître.
— Ce poème est à moi, dira la prose, l'analyse
n'y retrouvera jamais que des éléments qui m'ap-
partiennent, des idées, des images, des sentiments.
— Il y a autre chose, répondra la poésie, mais
qui vous échappe fatalement, puisque ce quelque
chose est inexprimé. Sous le bruit des mots de la
du silence. Oh !
prose, une oreille poétique entendra les musiques
n'essayez pas de comprendre.
C'est notre mystère. S'il ne vous paraissait pas
absurde, vous ne seriez plus la prose. Ces idées,
ces images, ces sentiments, tout ce que vous
croyez que le poète « avait à dire », tout cela, pour
le poète, est encore silence. Da poetan, et sentiet
quod dico.
Un symbole est le résultat de ces associations
! :
expressions, dans sa conception tout entière, alors
elle sera poétique ; sinon, non. — Musicale que de
choses tiennent dans cela Une pensée musicale est
;
une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le
cœur le plus intime de la chose qui en a découvert
le plus intime mystère, c'est-à-dire la mélodie qui
;
est cachée en elle l'intérieure harmonie de cohè*
rence qui est son âme, par qui elle existe, et a droit
d'être, ici en ce monde. Toutes les plus intimes cho-
ses sont mélodieuses, naturellement s'expriment en
Chant. La signification de Chant va profond.
La Poésie donc nous l'appellerons Pensée musi-
cale. Le poète est celui qui pense de cette manière,
(Idem, p. 132.)
de disposition musicale ;
Tout d'abord mon âme est remplie par une sorte
l'idée poétique ne vient
qu'ensuite. (Cité par Cassagne, La Théorie de l'Art
pour l'art, 1906, p. 423.) I
Quand je m'assois pour.écrire une poésie, ce que
je vois le plus souvent devant moi, c'est l'élément l
musical du poème, et non pas leconcept clair du
sujet, sur lequel souvent je ne suis pas d'accord avec <'
sons ;
bres pour charmer sa propre solitude de ses doux
ses auditeurs sontcomme des hommes ravis
en extase par la mélodie d'un musicien invisible, qui
se sentent émus et charmés, mais qui ne savent ni
d'où vient la mélodie, ni pourquoi elle les charme.
(Défense de la Poésie, Œuvres de Shelley, t. III,
trad. F. Rabbe, p. 379.)
La division populaire en prose et vers est inad-
missible au point de vue d'une exacte philosophie.
Il n'est nullement essentiel qu'un poète soumette
son langage à un certain système de formes tradi-
tionnelles, pourvu que l'harmonie qui est son esprit
soit observée. (Idem, p. 366 et 367.)
La poésie agit d'une manière divine et instinctive
dépassant et dominant la conscience (Id., p. 369).
:
grand écrivain ; mais il faut que cet enthousiasme
soit caché et presque invisible c'est lui qui fait ce
que l'on appelle le charme.
Faisons un petit bouquet de certaines de ses
maximes exquises sur la poésie etles arts. On ne
lesrespirera jamais trop, et l'on verra à quel point
elles s'allient heureusement aux fleurs que j'ai
cueillies sur la même plante, et, par exemple, à ces
»
« visites de la divinité dont parle Shelley, et que
la poésie sauve de la mort.
lecteur à suppléer le
:
a deux ou trois fois plus que ce qui est dit c'est au
reste. (Œuvres posthumes.)
Et Tagore, dans son Gitanjali (n° 75) :
Les mots dont se sert le poète,
Ils ont plus d'un sens pour les hommes,
Et chacun fait son choix.
Comment d'ailleurs entend-il ce sens pour lui-
même, le poète hindou ?
Jamais, dans ce temps-là, je n'ai cherché
Le sens des chants que tu chantais pour moi ;
1
Ma voix se contentait d'en saisir l'air,
Et mon cœur de danser sur la même cadence.
(Gitanjali, 97.)
?
Vous
:
: :
Les frivoles nie démandent Quand donc finirez-
Et les sages Quand donc commencerez-
vous ? Aux premiers, je réponds bientôt, et aux
seconds : pas encore.
Des renforts nouveaux m'arrivent du côté des
arts, et c'est un champ immense dont on n'aperçoit
pas les bornes. La question serait à débattre de
savoir si la poésie de l'espace n'a pas souffert plus
que la poésie du temps du prosaïsme, du rationalis-
me isolant de l'idée. La poésie-peinture, ou sculp-
ture, ou même architecture, nous offrent d'abon-
dants exemples de destruction plastique par la
'- tyrannie
de l'ordre cérébral et du sujet. Cette tyran-
nie y dépasserait peut-être de sa puissance le ra-
tionnel dominateur dans le poème de la musique
proprement dite et dans le poème du verbe.
Car les arts sont inséparables de la poésie
comme la poésie des arts. On n'y pense jamais
;
assez, parce que la littérature, qui est prose, les
envahit également ou bien les artistes, trop sou-
! !
nos prodigieux artistes du feu dans le plein de leur
enfantement Et celles de nos musiciens Comme
!
elles nous aideraient à pénétrer le sens profond
des poèmes du verbe Je l'aurais aimé et redouté
à la fois, nos artistes ne pouvant incliner à ces
confidences sans le secours d'un langage qui n'est
pas le leur. Rares sont ceux que cela ne fait pas
verser dans un néfaste intellectualisme. Témoin
:
M. André Lhote. Après ces justes phrases que je
viensde lire sous sa signature
Le contrôle humain me paraît nécessaire pour
goûter ce que l'œuvre d'art peut offrir de divin. Le
mystère pur, et recherché systématiquement à l'ex-
clusion de tout idéal terrestre, nous oriente vers des
régions défendues.
il tombe dans cette singulière interprétation extra
:
picturale
J'aime que Picasso se dépeigne lui-même le mètre
à la main, mesurant les objets les plus vulgaires :
moulure, verre ou pied de table. Leurs images réelles,
superposées aux architectures abstraites dont le
peintre couvre la toile, sont les tremplins que l'esprit
quête pour rebondir dans l'inconnu. (Nouvelle Revue
française, 1er févr. 1926.)
Ainsi le «contrôle
;humain »l'« inconnu
s'entendrait du
d'une
prosaïsme le plus plat et »,
abstraction qui nous jetterait hors du tableau, hors
de toute plastique. Ces commentaires sont des
types parfaits de littératurite à propos d'art.
Deux peintres l'ont évitée en m'écrivant des let-
tres très simples. Ils ne cherchent qu'à distinguer le
véritable langage de la peinture, et tous deux s'ac-
cordent à reconnaître, sous des angles divers, qu'à
partir d'une certaine acuité l'émotion qu'il nous
transmet échappe à toute explication rationnelle.
Poésie et peinture relèvent, sous des aspects dif-
férents, de lois identiques,
-
;
La condition «sine qua non »,
d'une peinture est d'être picturale celle d'une poésie
est d'être poétique. Le sujet, auquel tant de person-
nes insensibles aux grandes cadences assignent la
première place (et qui peut l'avoir dupoint de vue
religieux ou social) est picturalement parlant se-
condaire, voire un simple prétexte.
S'il n'existait pas ainsi, un tableau du Lorrain, par
exemple, n'intéresserait que ceux qui, relativement
restreints, connaissent sur le bout du doigt la my-
thologie homérique ou virgilienne relatée par le ta-
bleau, et laisserait froids ceux pour qui ces histoires
ne réveillent qu'un vague souvenir classique, voire
pas de souvenir du tout, ce qui est le cas de beau-
coup de peintres, et un peu le mien, je l'avoue hum-
blement. Or il n'en est rien, et le tableau peut être
compris par l'illettré sensible aux grandes cadences,
et incompris par un froid savant qui n'ignorerait au-
cun détail de l'histoire, tant il est vrai que le véri-
table sujet du tableau, c'est la lumière qui s'en
dégage.
Un exemple : Deux tableaux représentent le même
sujet, mais l'un avec de belles et neuves cadences,
;
l'autre non. On présente ces tableaux à un fin con-
naisseur : l'un, le bon, la tête en bas l'autre, le mé-
diocre, dans le sens voulu. Si le sujet était la chose
principale, l'amateur irait au tableau à sujet vide.
Il n'en est rien, d'un coup d'œil il a vu que les ca-
;
dences n'y sont pas et que ça n'a par conséquent
;
aucun intérêt et il regarde avec délectation le ta-
bleau renversé qui l'a charmé le goûtant même
d'autant mieux, que la question secondaire du sujet
est abolie. Son extase finie, libre à lui de mettre
le tableau dans le sens voulu et de s'intéresser à
l'histoire, mais sa véritable opinion est déjà faite.
s'en tenir dès qu'il a entendu
et de Pasiphaé ». :
De même l'homme sensible à la poésie sait à quoi
«La fille de Minos
Mais il peut ensuite, si ça lui
plaît, sauter sur son dictionnaire et se rafraîchir la
mémoire.
A poursuivre cet examen, cela nous entraînerait
très loin, et en peinture vers cette école d'avant-
garde,sœur jumelledu «cubisme », dénommée « le
purisme », école qui, si les mots ont un sens, prône
la «peinture pure » (terme très à la mode dans
»
l'avant-garde picturale). La « peinture pure a pour
but de dégager les grandes lois fondamentales, de
les séparer de l'accessoire, du secondaire, du para-
site. 'Il est évident que, puisque le bon tableau de-
meure un bon tableau lorsqu'il a la tête en bas (et
même semble meilleur !), le tableau «cubisto-puris-
te» (qui, bien que la tête en haut, l'a également en
bas!) est bon pour des raisons identiques. Ces
écoles d'avant-garde (qu'on les considère viables ou
non) auront eu le grand mérite de poser les pro-
blèmesde la peinture en soi.
Mais, dites-vous, la «poésie pure.» n'existe pas,
ou du moins que par intermittence, car elle a besoin
de l'impure matière pour se révéler, et elle a besoin
d'être tendue sur un canevas, si ténu soit-il, de même
que l'émotion picturale est issue de la boue des cou-
leurs, et qu'un tableau cubisto-puriste, si éloigné
soit-il de la représentation photographique, laisse
transparaître par ici par là (ô trahison !) un manche
de guitare, un goulot, un œil, un numéro, etc., etc.
;
terme de musique soit parfait dans l'expression l'un
par l'autre du temps et de l'espace il se comprend
d'autant mieux qu'on ne le précise point, qu'on peut
l'appliquer à toutes les valeurs de la composition.
Dans la question du « sujet », M. Chabaud, par
contre, serait peut-être moins heureux, et il donne-
rait prise à nos rationalistes. Car il faut distinguer
entre lesujet plastique, déterminé par un choix des
formes — dans ce choix le rôle de la raison est
important --, et le sujet proprement cérébral fourni
par une anecdote qui peut être indifféremment ar-
tistique ou littéraire, poétique ou prosaïque, avec
laquelle la raison prend une initiative abstraite,
séparée, fort dangereuse pour l'art qu'elle prétend
(suite)
LES ARTS ET LA POÉSIE
LA MYSTIQUE DU CHEF-D'ŒUVRE.
DES SIMPLES
- LE SENTIMENT
;
cien, oh non pas à la Chenavard, cette grande
victime du « sujet », du sujet externe sa philoso-
phie, toute intérieure, n'est que l'âme de son art,
elle fait corps avec lui.
Vos idées, m'écrit-il aimablement, quelques-uns
des témoignages que vous apportez, vos formules
et surtout l'esprit dans lequel est menée votre en-
quête, coïncident merveilleusement avec ma propre
évolution, commencée il y plus de deux ans1
1. On voit bien que cette lettre comme la précédente
n'était pas destinée à l'impression. Simples notes, rédi-
gées à course de plume, ce qui ajoute encore à leur
intérêt.
Je suis peintre, plus spécialement paysagiste et,
professeur, j'ai voulu enseigner l'histoire de l'art.
Du point de vue esthétique, cherchant comment jus-
tifier la distance énorme — et pourtant minime —
qui sépare un chef-d'œuvre d'une œuvre honnête, je
prétends que tous les raisonnements sont impuis-
sants ; qu'il s'agit là d'UN AUTRE ORDRE D'IDÉES, ou
plutôt de sentiments, d'intuitions d'une nature spé-
ciale, pour lesquels un seul mot peut convenir, le mot
mystique. Tandis qu'une foule d'aspects de l'œuvre
d'art dépendent de la raison, de l'intelligence analy-
;
tique, de l'étude spéciale et de la technique ensei-
gnée, le fond, le rien qui est tout le goût, le génie,
la vision, le COTÉ PERSONNEL ET VIVANT DE LA TECH-
NIQUE ELLE-MÊME;
:
France par Georges Lanoe et Tristan Brice, se trou-
ve soutenue la thèse que voici le grand mouvement
religieux du XIXe siècle avorta, et c'est chez les pay-
sagistes de 1830 que fleurit, et là seulement (?), le
sentiment religieux.
En vérité, nous sommes tous du même avis,
comme l'écrit Delteil dans les Images de Paris
(novembre 1925), nous, veux-je dire, qui avons ou
dépassé ou évité l'étape.du livresque, du notionnel,
de l'irréel, ce deuxième état dont notre peintre va
vous entretenir.
J'ai commencé par une sorte d'Introduction à l'es-
thétique appliquée. J'écrivais jadis, au début de ce
même la poésie ;
travail, que je rejetais de mon domaine la littérature,
parce que, disais-je, la poésie,
même la plus poétique..,, ne peut contenir le beau £
l'état pur, obligée qu'elle est d'employer des mots eJ
:
des phrases, dont l'essence est analytique et dotià,
abstraite, et donc prose c'est ce qu'on ne répétera
jamais trop, et le but profond (tel, du moins, que la;
plupart le comprennent) utilitaire (didactique, mora-
lisateur) est qu'on ne saurait jamais si ce qu'on aime
dans un poème, c'est le son et l'image synthétiques,
ou bien les pensées qui se trouvent explicitement et
analytiquement évoquées, d'après une convention
préalable et fixe sur leur sens.
Notre correspondant veut-il bien me permettre
?
de détendre, d'aérer un peu ce beau raccourci Ce
que l'on aime poétiquement dans un poème, ce
n'est pas précisément «le son et l'image synthé-
»;
tiques beaucoup moins encore l'image, car celle-
ci n'est pas, comme le son, indispensable à la
poésie.
Ce qui est synthétique, ce qui se distingue d'une
perception analytique, notionnelle, morcelée, abs-
traite, c'est l'état poétique lui-même, entendant par
là cette expérienceparticulière, ineffable, intradui-
sible, par où le poète prend un contact intime avec
les réalités qui l'inspirent. Le son, pris en soi, ne
nous unirait à aucune réalité. Combien de lecteurs,
:
Une statue, une cathédrale, un tableau, une sonate,
ont aussi deux sens l'un prosaïque, accessible à
; »
tous (en particulier par le « sujet de notre peintre
provençal) l'autre, mystique, ouvert seulement aux
privilégiés, d'ailleurs très nombreux qui, par l'in-
termédiaire magique des lignes, des couleurs, des
notes, parviennent à l'expérience que nous avons
dite. Il se pourrait même
— insinuons-le tout bas,
puisque nous parlons à un peintre — que, de ces
incantations diverses, la plus puissante, la plus
mystique, soit encore celle qui nous semble la plus
paralysée par les abstractions qui l'encombrent,
c'est-à-dire la magie verbale. Il y a peut-être moins
de réalité diffuse dans les couleurs, dans les notes
mêmes que dans les mots1.
Voici, maintenant ramassés en quelques lignes,
la douzaine d'éclaircissements que je ruminais :
Jepressens que vous allez aborder cette question
Les simples et la poésie. -
:
! !
Eh oui Mais, de divers côtés, on me l'esca-
mote. Ainsi, M. Jean Dorsehne, dans un délicieux,
article, sur la Poésie pure à.
Tahiti (Figaro Lit-
téraire du 10 décembre).
C'est une loi des trois états qui se retrouverait
dans l'évolution. des peuples et des INDIVIDUS, et
k
?
aussi dans le processus de la formation de l'œuvre-
d'art du poème — (Mais certainement).
1erétat. SYNTHÈSE BRUTE. Fusion et confusion des
f
:
facultés non encore dif érenciées, (stimmung) ; possi-
bilités dans le domaine désintéressé sentimental,
:
poétique, religieux, mystique. Les simples, les en-
fants; Les poètes, les artistes de grands enfants.
2e état. ANALYSE, différenciation des facultés. Ten-
dance à donner à l'une la prédominance. En raison
:
vaudrait pourtant mieux. Un nom propre ne ferait
pas l'affaire la tête de Turc que l'on choisirait
serait trop ridiculement chétive pour devenir un
!
épouvantail national. Ah si Molière était là -
: :
!
;
de souterrains ou d'escaliers) entre lepremier état et
le troisième aucun entre le troisième et le second
ni, me semble-t-il, entre le premier et le second.
;
Ces nombreux rapprochements entre le premier*
nous:
et le troisième, l'Evangile les a marqués avant
« Si vous ne devenez semblable aux enfants,
vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu.»
Comme le ciel aux pharisiens de ra morale ou des
rites, la poésie est fermée aux rationalistes. Chose
merveilleuse, c'est chez nous, Français, adorateurs
de la raison raisonnante, c'est au lendemain même
du triomphe de Descartes et de Malherbe, que
!
surgit, que se propage, avec quel éclat une école
de spiritualité — l'école française des Bérulle et
des Condren — qui a pour objet de ramener les
âmes à «l'esprit d'enfance »: (Cf. le tome III de
mon Histoire du sentiment religieux1) Tout se
;
tient, qu'on le veuille ou non tous les intellectua-
lismes, tous les pharisaïsmes sont frères. Mais,
pour ne parler ici que de poésie, ne retrouvez-vous
pas chez nos symbolistes une heureuse tendance
le picturisine parnassien ;
à fuir les formalismes desséchants du second état
- la rhétorique classi-
cistedont les romantiques n'avaient pas su se dé-
faire — et à renouer le contact avec la poésie des
simpless ? Relisez là-dessus un des manifestes
symbolistes, le livre de Robert de Souza, sur la
Poésie populaire et le Lyrisme sentimental. Lisez
de même le livre charmant de Mlle Simone Téry
— l'Ile des Bardes (Flammarion)
— ;
sur la renais-
sance poétique de l'Irlande contemporaine l'Ir-
lande, où tout le monde est poète, même et surtout
les paysans. Vous verrez tous ces raffinés, Yeats,
G. Russell, Synge, passer de Baudelaire, de Ver-
laine et de Mallarmé, à l'école du premier état. Et
méditez de nouveau, car elles vont très loin, les
;
son cœur un classiciste qui sommeille, toujours
;
près de se réveiller tout critique, un Paul Souday ;
tout philosophe, un rationaliste tout religieux, un
faux dévot. Et inversement, par bonheur.
XII
LA POÉSIE ET LA SCIENCE
«
CIATIONS INFORMULÉES »
LE CONCOURS DES PHILOSOPHES. — LES
ET LE «
ASSO-
COMPLEXE
PRIMITIF », D'APRÈS M. LIONEL LANDRY.
même;
Nos deux déesses se soutiennent par leur lutte
elles n'arrivent pas à se tomber, elles ne le
cherchent pas d'ailleurs, elles en ont assez, elles
se cramponnent, et l'on ne sait plus si elles combat-
tent encore ou s'embrassent.
:;
Toutefois, faisons attention, elles restent des
rivales
structure
elles n'ont ni mêmes formes, ni même
l'embrassade ne pourrait-elle finir par
un mutuel étouffement ? Il y avait de cette crainte
dans ma dérobade aux invitées de nos expérimen-
tateurs, de la prudence dans la confiance. Or, il
semble bien que la confiance doive être entière.
Nos vrais savants reconnaissent à la poésie son
droit à la vie, en certains cas à la victoire, par le
fait même qu'ils croientdécouvrir les causes psy-
cho-physiologiques précises dont ils veulent faire
dépendre sa force et sa beauté
— précisions qui
ont ceci de particulier de n'être jamais limitatives.
C'est ainsi que tous ceux qui ont bien voulu
s'intéresser à notre débat entendent les choses.
La science authentique, plus elle tend à épuiser le
connaissable, le mensurable, le formulable, moins
elle se flatte de tenir la raison dernière de quoi que
ce soit. Aucun de mes correspondants n'a trouvé
ridicule notre orientation raisonnée vers le mys-
*
**
Revenons d'abord au mémoire de M. Lionel
Landry dont les contestations de détail ne firent
qu'éliminer ce qui pourrait nuire, d'après lui, à
l'appui de sa thèse générale pour une grande part
sympathique à la nôtre.
L'art, écrit-il, est un phénômène collectif, l'éta-
blissement d'états de conscience communs chez un
certain nombre d'individus qui se ressemblent ou se
succèdent autour d'une œuvre.
1. E. Monod-Herzen, Science et Esthétique, Gauthier-
Villars, 1925. Du même, une étude extrêmement riche,
sur La Montagne, les artistes et le public, dans La Mon-
tagne, revue du Club Alpin Français, janvier 1923, etc.,
etc.
Les arts dynamiques sont caractérisés parce que
l'élément temps intervient dans le plan.
Le point de départ de l'activité artistique dynami-
que est l'établissement d'un consensus mental dans
un groupement où la distinction entre auteur, ani-
mateur, interprète, public, n'est pas nette, chacun
D'où trois dissociations et réassociations:
participant un peu à tous ces modes d'activité.
18 au-
teurs, protagonistes, auditeurs, se substituant après
avoir été séparés d'apparence, les uns aux autres,
;
chacun s'imaginant être à la fois spectateur, acteur,
créateur — 2e l'activité artistique se dégageant des
buts pratiques originaires (magie, théurgie, enseigne-
ment moral, exaltation patriotique, émotion collec-
;
tive même) pour se complaire en elle-même. Le moyen
s'érige en fin, ce dont il meurt d'ailleurs, et il faut
recommencer — 3* les différents moyens inclus
dans le complexe primitif se dissociant à mesure
qu'ils se perfectionnent techniquement et qu'ils exi-
gent une spécialisation plus grande de l'attention,
sans que ces dissociations puissent rompre les as-
sociations informulées qui rappellent les autres élé-
ments du complexe primitif.
La succession des états d'âme collectifs se résoud,
pour chaque individu, à une série de modifications
de la conscience informulée, et en trois manières
-r directement, par l'agrément ou désagrément
:
Par la musique;-
Physiologique, genre de procédé appliqué surtout
2* directement, par une sugges-
;
tion imitative, suggestion hypnotique entre autres,
d'un rythme répété
— 3e indirectement, par des as-
sociations d'idées ou d'images. Dans le mécanisme
complexe de ces associations, interviennent non seu-
lement la forme d'art intéressée, mais encore les
autres activités du complexe primitif qui se pour-
suivent implicitement.
Comment opère le poète ? Evidemment en se
répétant le mètre, le rythme, le mouvement mélo-
dique, la sonorité cherchée d'une part, en essayant
de l'autre les sens, les idées, les images que suggè-
rent les associations mentales. Les poètes consultés
;
quant à ce processus n'en signalent guère que la pre-
mière partie rien d'étonnant à cela. La répétition
;
d'un rythme ou d'une sonorité est un travail bruyant,
qui s'impose à la conscience claire la recherche de
l'idée est au contraire un travail silencieux qui s'ac-
complit dans la conscience informulée (je ne dis pas
la subconscience) au moyen de ces mécanismes ad-
mirables qui, en une demi-seconde, jettent au centre
du langage le plan d'une phrase de trente mots
virtuellement construite dans notre esprit avant qu'une
seule sonorité ait résonné dans notre tête. Rien
d'étonnant que ce second travail échappe à l'attention
jusqu'au moment où l'un des schèmes manipulés
dans l'arrière-boutique (ou plutôt le bureau de la
Direction) cadrera avec la donnée rythmique qui se
pavane dans la vitrine.
Ne croyons donc pas les poètes quand ils disent
:
qu'ils réalisent leurs trouvailles en martelant des
anapestes chez n'importe qui, mathématiciens (cf.
H. Poincaré), hommes d'Etat, stratèges, les grands
travaux de l'esprit n'ont pas lieu en clair ; ils sont
souvent masqués par un verbiage automatique sans
:
rapport avec le travail profond dela conscience les
hommes chez qui le travail mental alieu en clair,
qui ont besoin de parler pour penser, ne représentent
pas une élite parmi les penseurs.
:
Ainsi donc nous revenons au point de départ l'ac-
tion sur l'attitude mentale pour établir un état d'âme
collectif. Considérée sous cet aspect, l'action poéti-
;
que, ainsi que vous l'avez très justement fait voir, se
rapproche beaucoup de l'action mystique et cela n'a
rien d'étonnant si l'on considère que l'une et l'autre
procèdent de ce complexe originel où danse, prière,
inusique,poésie, magique, amour et crainte se con-
fondaient.
;
EN PSYCHODYNAMIQUE
FORCE A CARACTÈRE DE SIMPLE « IMPULSION »
(LOGIQUE)
—
»
« INDUCTION » (MORALE) ;
(ESTHÉTIQUE). D'APRÈS
—« *IRRADIATION
M. ALFRED LARTIGUE.
expansif;
des forces de rayonnement dont le dynamisme est
elles sont lumineuses, électrisantes, qua-
lités psychodynamiques qu'avec M. l'abbé Bremond
nous devons pareillement attribuer à la «poésie
pure ». Toutes les formes de ces qualités vont donc
se ressembler et se rejoindre'
Ces «convergences» sont très séduisantes.Ce-
pendant, bien que la poésie soit à la base de toute
esthétique, M. Alfred Lartigue n'a pas assez vu
que, selon moi, ou plutôt selon la plupart des
poètes, qu'ils soient créateurs -ou restent en puis-
l'être, la po^'pHpp^sspl'esthétiaue. Elle
sance de
englope pournous toute la vie, elle est
englobe la source
intérieure de l'être en ses manifestations les -plus
diverses, et l'on doit l'étudier comme telle, ainsi
qu'on distingue le sentiment du beau indépendam-
ment de l'art et de ses formes.
L'appui que nous donne l'auteur n'est pas moins
considérable, puisqu'il a séparé la logique et la
raison de l'intelligence proprement dite, qu'il as-
socie l'entendement à l'imagination. Mais pour bien
comprendre la qualité etle rôle différents qu'il
leur attribue d'impulsion, d'induction ou d'irradia-
tion, il faut connaître les bases de sa synthèse. Il
Mais il :
ajoute
A cela près, -
qui n'est pas unefissure - notre
Synthèse, basée sur des faits scientifiques etnon des
conceptions, à priori, paraît douée d'un pouvoir ex-
plicatif s'étendant à l'intégralité des forces et des
phénomènes de la nature, sans en excepter les faits
du domaine de la Psychologie,notre point de départ
ayant été la recherche algébrique d'un Théorème
d'unification.
M.Lartigue,comme
Daniel Berthelot,
M.
M. Bouasse et d'autres, est résolument antirelati-
viste1 Il part donc d'un monde qui occupe expéri-
1. Entre les pages que l'auteur consacre au relativis-
me, citons celles-ci:
«Les pseudo-géométries non euclidiennes où la sur-
face fondamentale n'est plus un plan, mais un ellipsoïde
dans la métagéométrie de Riemann, unhyperboloïde à
deux nappes dans celle de Lobatchewski; l'extension
à l'Espace de la notion mathématique d'un continu à
4, 5, 6.n dimensions par les écôles de Cantor, Zermelo
et autres, etc., ne sont que jeux de mathématique pure.
«Il est aisé de concevoir une fonction continue à ,
quatre ou cinq variables, et conséquemment uncontinu
à quatre ou cinq dimensions. Mais appeler ce continu un
espace, c'est verser grammaticalement dans le barbaris-
me, cosmologiquement dans l'utopie. Il n'existe au monde
qu'un seul espace, c'est l'espace à trois dimensions.
«N'osant aller jusqu'à nier cette évidence, les méta-
géomètres se gardent d'affirmer qu'il existe un autre es-
pace que l'espace euclidien; ils disent seulement qu'une
infinité d'autres espaces sont possibles: ne suffit-il pas de
supposer que nos sens ne peuvent percevoir, soit les
dimensions d'un ordre supérieur à trois, soit les cour-
bures hypothétiques des substituts de la ligne droite
et du plan ?
«Ces transpositions arbitraires de l'ordre mathémati-
que à l'ordre géométrique n'ont aucune base expérimen-
tale, aucune base intuitive. Elles conduisent à imaginer
des mondes totalement diffépents du nôtre, où vivraient
des êtres autrement construits que nous». (Psychodyna-
mique généralè, chap. III, p. 77.)
«Les relativistes oublient vraiment trop, dans leurs
d'où trois qualités de FIGURES •:
mentalement un espace à trois dimensions,
Bouasse.
«Tel est l'avis de trois physiciens français contem-
porains les plus éminents et les plus encyclopédiques:
le regretté Pierre Duhem, M. Daniel Berthelot, M. H.
;
L'Ether prendrait un état solide, à structure cellu-
;
lo-réticulaire éminemment vibratoire un état liquide,
à structure gyroscopique éminemment rotative un
état gazeux, à structure disloquée éminemment ex-
pansive'.
1- «
lequel
L'Ether est le milieu universel de liaison par
toutes les parties de l'Univers s'unissent et cons-
Un tourbillon d'éther est constitué par une com-
binaison quelconque de ces trois états.
Vraies du physique en général, ces conceptions
ne le seraient pas moins du physique et du psy-
chique humains étroitement liés aux résonances
des nerfs sensitifs et moteurs.
L'auteur y parvient en aboutissant à la psycho-
physiologie, cette suprême catégorie des sciences
biologiques, par toutes les séries ininterrompues
des sciences géométriques, des cinématiques et des
physiques, et en retrouvant dans chaque catégorie
les figures à trois dimensions du mouvement
spatial.
En Stéréodynamique, par exemple, le passage de
;
Courant électro-galvanique, ou ébranlement vibra-
;de
toire de l'éther solide induction électro-magnétique,
ou flux rotatif de l'éther liquide charge électro-
statique, ou pression expansive l'éther gazeux.
Chacun de ces phénomènes provoque dans une
certaine mesure l'apparition des deux autres, etpeut
dans certaines conditions, entrer en résonance alter-
native avec eux.
En Thermodynamique, le trimorphisme qualitatif
:
de l'éther se traduit par
la chaleur sensible, mouvement vibratoire se propa-
;
geant par conduction ; la chaleur latente,. mouvement
rotatif se corrimuniquant par commotion la chaleur*
rayonnante, mouvement expansif se dissipant par
émission.
Etc., etc. *
•,
Nous arrivons en.Biodynamique à la physio-
logie où, d'un tourbillon vital d'éther,
par la pré-
pondérance de l'éther gazeux naîtraient et agiraient
divers organes, les uns et les autres créateurs des
sens, et, par leur entremise, des sensations.
Ces sensations obéiraient :
les unes, par le toucher, par l'ouïe àdes modes
de vibration, correspondant,
comme les courants
galvaniques de conduction ou comme. la chaleur
;
sensible, à desmouvements longitudinaux de
translation —auxquels se rattacheraient, au de-
gré Psychologique individuel, les émotions, les ré-
flexes
; au degré philosophique, l'action extérieure
la
de
subie; Volonté, c'est-à-dire l'Autorité exercée et
les secondes, parle goût, à des modes de rota-
tion correspondant, comme les flux d'induction
mouvements de conservation ;-
magnétique ou comme la chaleur latente, à des
auxquels se rat-
tacheraient, au degré psychologique individuel, les
; ;
phénomènes de la Mémoire, des Habitudes, des
Instincts au degré philosophique, la -Sympathie,
base de la Morale
les troisièmes, par la croissance, la génération,
la vue (l'auteur donne aux yeux des pouvoirs mul-
tiplès plus complexes qu'aux autres organes des
sens), à des modes de déformation élastique, cor-
respondant, comme les effluves électrostatiques ou
comme la chaleur rayonnante, à des mouvements
de distorsion transversale et d'expansion volumi-
que ; — auquels se rattacheraient, au degré psy-
chologique individuel, en même temps que les Ju-
;
gements et les Conceptions, les Sentiments et les
Intuitions au degré philosophique, avec l'Educa-
tion, tous les faits esthétiques, tous les faits émi-
nemment psychiques et religieux, les faits de créa-
tion.
- !
Mais laissez donc là ces outils », me disaient
«
les bonnes gens, «vous n'en finirez jamais. Un
homme de sentiment n'est pas un terrassier. il a
des ailes. Qu'il les étende, qu'il s'enlève, et tout
obstacle, dominé, a disparu.»
Les amis sont terribles. Je goûte fort la malice
de cette objurgationsympathique. Mais elle provient
d'une erreur dangereuse, qui est de croire que le sen-
timent n'a que faire des outils de la logique courante,
qu'il doit les dédaigner parce qu'il en connaît l'im-
puissance finale, qu'au surplus il ne saurait pas les
manier, puisque le propre de sa nature est de se
Non !
suffire à elle-même.
Personne ne peut se passer du travail ma-
nuel, et la logique est d'autant plus forte que le sen-
timent en est leconducteur. Lui seul inspire les
arguments, il en est l'âme, et ce sont eux qui, aban-
donnés à eux-mêmes, travaillent tout de travers.
Comme l'oiseau, d'ailleurs, il n'est pas tout en ailes,
il a aussi des pattes, et c'est de leur prise qu'il s'en-
lève.
Surtout quand on aborde le côté mystique des
choses, on ne saurait trop user de toutes les armes
de la raison. On ne supprime pas le mur qu'elle a
construit, pour l'avoir survolé, on ne le supprime pas
pour ceux qui restent à terre, ceux qui ne se fient
qu'à leur esprit. Distinguons bien d'abord les moyens
rationnels des sentimentaux, employons-les bien en-
suite contre l'obstacle qu'ils ont dressé, c'est alors
seulement que l'âme doit prendre son vol, et, sur
le terrain déblayé, chanter victoire.
Dans ma lecture à l'Institut, etdepuis le début de
ces Eclaircissements, dans chacun des précédents
chapitres, j'ai cherché à rendre toujours présente la
montrela Ï
différenceprofondpdel'espritetde Qffî ç* puis j'ai
nécessité de leur accord contre les obs-
i
:
limitée lorsqu'elle s'applique à ce qui comporte tant
d'inconnu et d'infini l'œuvre d'art.
Il me faudrait maintenant aborder la conclusion de
;
mon discours et prouver comment la poésie peut
aboutir à la prière. Mais il m'a paru que le sujet dé-
borderait le cadre de ces Eclaircissements je l'ai
donc traité à part dans le petit volume des « Cahiers
Verts », annoncé en commençant, qui paraît en même
temps que celui-ci. >
*
*#
Je finirai seulement sur quelques lignes qui nous
La Pensée et le Lyrisme :
« la poésie et la musique », ainsi qu'un chapitre sur
le peu que j'en ai traité
appelle bien d'autres recherches et précisions.
Il manque aussi des «éclaircissements »
Jeu et le Plaisir que certains sentimentaux, non
sur Le
moins absolus que certains rationalistes, voudraient
éliminer des conditions de l'art et de la beauté.
j'aurais voulu m'arrêter enfin sur la limite fron-
tière — pour mieux étudier comment la franchir —
qui est tracée entre le mysticisme religieux et le mys-
ticisme esthétique. Les mystiques de toutes les re-
ligions y ont élevé eux-mêmes une véritable mu-
raille de Chine, et je crois bien que même l'abbé
»
Bremond dans le « Cahier vert où il publie à part
ses «éclaircissements» sur la prière et la poésie
y ajoute encore quelques défenses.
leur fondement dans lanécessité de l'être à
Pour moi, qui pense que les mysticismes trouvent
:
on ne sauraittropabattre les murailles qui les sé-
parent à travers des modes différents, ¿ln'y.JJ.,.-
qu'unemystique. Même si l'on distingue, comme l'im-
pose l'orthodoxie de toutes les religions, la mystique
»
-
« surnaturelle »,
d'une mystique «naturelle on ne
peut pas plusles séparer humainement que le corps
et l'âme, ouque le profane et le sacré dans la subs-
tance poétique de la prière, dans les éléments des
hymnes et des psaumes.
»
Or, la « purification dernière où Henri Bremond
semble nous mener finirait par détruire la vie na-
turelle que cependant, à travers nos sens le plus
orthodoxe des mysticismes religieux absorbe. La
catharsis n'est acceptable pour un artiste, pour un
poète (et par eux, par conséquent, pour tous) que
si elle contribue à maintenir, à exalter, non à ruiner
l'amour de la vie, — amour-passion sans lequel il
n'y aurait point d'art, et non plus de science. Il
m'eût fallu ainsi montrer amplement dans cet amour
même la possibilitépour toutes les mystiques de se
fondre en la prédominance esthétique de la Poésie,
— fusion et prédominance qui sauveront seules
l'humanité des impasses où, isolément, chacune de
ses mystiques l'engage,
Je m'excuse d'avoir dû me borner, de ce côté sur-
tout, à de simples indications.
R. S.
UN DEBAT SUR LA POÉSIE
, Que disions-nous
Avec des mots si doux,
Que même ainsi, sans suite ils nous enivrent
l'écriture.
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN.
qui ne
?
Quel problème!
expression verbale.
il n'en est pas de plus grave,
r
|
il
,
n'en est pas de plus vaste. — Il n'en est pas
de plus difficile.
La première difficulté vient du bout par lequel
on le doit prendre, de l'ordre de ses facteurs. La
»
« poésie
ou poétique et poésie, du « poème
même,
?
?
est-elle dépendante de la « poétique »
? » Si ellepré-
existe à l'œuvre et à ses lois, elle existerait donc
d'abord en nous. Mais trouve-t-elle en notre seul
être sa matière cet être à qui, par sa naissance
la matière du monde est imposée, et avant
cette matière l'ordre qui l'enfante, quels que soient
les principes tour à tour de création et d'évolution
dont
on l'interprète.
Cependant c'est le monde, c'est le. poème, ses
relations et ses rapports qui nous révèlent en même
temps qu'à nous-mêmes, les lois à la fois claires
et mystérieuses (par conséquent
régissent.
lapoétique)qui le
*
**
Le monde est I'oeuvre en effet d'un Rythme —
dont l'impulsion première et le caractère entier
nous échappent, — ordonnance identique et chan-
geante, expression et perception, propre à détermi-
ner en nous, par nous, hors de nous, le phénomène
de la beauté, et l'exaltation (ou lyrisme) sans
laquelle nous n'en pourrions jouir.
Le véritable crime de notre temps, le vrai péché
dont l'homme trouble de plus en plus la fontaine
de vie originelle depuis qu'il a identifié la civili-
sation au progrès mécanique et physique, est dans
sa méconnaissance de la poétique créatrice, le but
de la nature, qui est évident, — tel que par ses
débauches de sons et de couleurs, — étant de sur-
passer l'utilité.
Les visions de l'« Eden», »
de l'« Age d'or pour
le passé, du « Paradis », pour l'avenir, ne furent
pas des symboles erronés. Elles exprimèrent que
l'homme sut voir longtemps le monde sous l'as-
pect magnifique du poème terrestre qui lui fournit
tous les éléments de leurs transfigurations. La né-
cessité et la souffrance, bases du travail avec le
;
ture. Il nefondait pas sa puissance aux dépens
du sensible et duconcret il n'y sacrifiait pas
l'enchantement du poème. Pourtant la science
n'est pas la cause de ces destructions, ni sasépa-
;
ration souvent obligatoire de l'art c'est par l'uti-
litarisme économique que l'homme a galvaudé le
poème, au service d'un intérêt pour qui n'existe au-
cune forme, et qui, avec la beauté, tue la vie.
La machine, fabricatrice infatigable de besoins
nouveaux, est déifiée jusque par des artistes, qui
s'aveuglent sur la mortelle laideur de ses amon-
cellements ; et à son automatisme d'esclave on
emprunte la mécanisation des disciplines adminis-
tratives. Le rythme vivant est partout détruit. Du
végétal à l'animal, menant à la conquête un besoin
toujours plus grossier, l'abstraction satanique pour-
suit ses hécatombes. Les mille formes de l'espèce
sont écrasées, laminées. Le stéréotype remplace le
type. La fausse déesse. Quantité règne sur une
immense œuvre de mort, et elle s'étoufferait elle-
même, si la Qualité divine ne maintenait héroïque-
ment dans tous les ordres les pouvoirs miraculeux
d'une poétique.
Nous nous croyons très forts de la rejeter comme
une illusion et une fable. Or nous ne vivons que
par elle. Malgré les submergements de l'intérêt
mercantile, les arts, les sciences mêmes, dressant
leurs cîmes en îlots, ne vivent que par elle, dans
une tension constante vers un équilibre, une har-
monie, une beauté qui se dépasse.
Le désir, fondement de la vie, est, même au
stade de la simple fonction, inséparable de la
beauté, parce que la beauté, jusque dans l'appa-
rence de s'ignorer, de se nier, est inséparable du
bonheur, notre espérance à l'infini.
Liée au sens esthétique, cette aspiration nous
sauve. Malgré toute nécessité, malgré tout inté-
rêt, aucun être, serait-ce parmi les primitifs, par-
mi les moins délicats, ne demeure insensible, sui-
vant sa nature, le lieu et le moment, à certaines
phases du « poème » :
levers ou couchers des jours,
nuits d'étoiles, complaintes et mélopées du vent
ou des eaux, senteurs attractives, chairsfondantes,
saisons ou moissons, mers ou montagnes, bêtes
ou plantes. Mais, seuls, sont pénétrés de « poésie»
ceux qui renouvellent sans cesse, recréenten eux
par le sentiment les choses et leur expression.
*
**.
A la poétique générale et comme impersonnelle
:
de l'univers s'ajoutent les poétiques des hommes,
religieuses, sociales et politiques dispositions de
la race, de l'époque, du groupe. Qu'il s'en rende
compte ou non, chacun de nous est soumis d'abord
à l'une de ces dispositions collectives, par les-
quelles il interprète, adapte ou fausse le grand
poème universel. Quelques-unes accroissent en
;
nous l'exaltation lyrique et nous aident à le mieux
sentir la plupart nous éloignent de ses splendeurs,
nous ferment à ses enchantements..C'est qu'elles
ne sont pas pures, DÉGAGÉES DE L'INTÉRÊT, qui, sus-
citant la lutte sans autre nécessité que d'utiliser,
propage les destructions. Le caractère primordial
du monde, ce qui en fait le poème est sa gratuité.
Sa raison d'être est de n'en pas avoir. Les poéti-
ques religieuses ou sociales des hommes empê-
chent l'homme de le comprendre, ou plutôt de
l'accepter. Non seulement elles s'entreheurtent, se
blessent et s'annihilent à courir vers un but dressé
comme un mur toujours-pareil qui masque tout,
vers le point fixe d'une fin, mais à vouloir mettre
dans leur jeu la poétique entière du monde et son
mystère, son infini sans but, elles perdent avec le
sens du désintéressement, le secret de sa valeur qui
est mieux que de nous servir, qui est denous
ravir. L'explication souveraine du monde relève
ainsi avant tout de l'esthétique. Il a pour objet de
se contempler, d'intensifier, d'indéterminer notre
vie par la sienne dans sa propre contemplation. La
vie est dès lors inséparable de l'universel mystère.
Par ce que les poétiquesdes hommes contiennent
de sentiment, elles s'en pénètrent, dépendant ainsi
heureusement de l'esthétique, mais par leurs côtés
pratiques finalistes, elles nous condamnent au sup-
plice, elles clouent dans l'homme un Dieu sur la
croix.
L'histoire est la chaîne de ces poétiques collec-
tives, qui favorisent plus ou moins mal le courant
sauveur de la poésie, et, dans l'exaltation, l'aspi-
ration à la beauté. Presque toujours donc, elles n'y
tendent qu'indirectement, leur soutien esthétique
est d'une insigne faiblesse, quand il n'est pas nul,
nous laissant au gibet retomber sur nous-mêmes.
*
*sis
1
;
le bonheur et la beauté dans la recherchede la
vérité l'artiste, de rêve en rêve, à travers le jeu de
ses sens, dans la représentation et l'interprétation
de la vie. Tous deux tendent par l'invention, la
création, au plus profond du réel, sans que le sa-
vant ait le droit de condamner de sa réalité celle
de l'artiste, parce que la sienne serait dégagée des
apparences. Les apparences, dues à la limite de
nos sens, n'en peuvent être pour cela dénoncées
comme illusoires et trompeuses, puisqu'elles sont
liées à la réalité même de l'homme, aux conditions
vitales de ses rapports avec la nature. Ce serait
au contraire la vérité scientifique qui nous trom-
perait, si nous imaginions possible de vivre sans
tenir compte des apparences du temps et de l'es-
pace créées par nos trop faibles aptitudes du tou-
cher, goûter, voir, ouïr et sentir. L'univers existant
à la fois sans nous, par nous, en nous, le savant
vise à le découvrir en toute indépendance de nos
conditions humaines et au delà de leurs limites ;
l'artiste, à l'absorber en soi dans ces limites mê-
mes, étendues, il est vrai, à la mesure indéfinie du
monde, et au delà, par le sentiment. Dans les deux
cas, l'œuvre n'est point qui ne soit poème, c'est-à-;
dire expression de beauténée d'une ordonnance et:
d'une exaltation, suscitatrice à son tour d'une poé-.
tique nouvelle en union plus ou moins avec les
autres.
Ainsi se ferme et s'ouvre, perpétué, le cycle du
grand poème universel au petit poème individuel,
l'orbe continu de poétique à poétique dont un
fluide insaisissable, qui est la mystérieuse poésie,
est le courant animateur.
*
**
certains;
ne reconnaît pas la poésie lyrique à des signes
il faut par conséquent la chercher der-
rière ses «déguisements les moins prévus ». La
sécheresse poétique qui a marqué le XVIIIe siècle
n'aurait été qu'une apparence, — d'où la figuration
d'un Bernis, d'un Ducis ou d'un Colardeau, à côté
d'un Chénier, d'un Lamartine, d'un Hugo. On au-
rait pu l'admettre dans une « Anthologie historique
des poètes français », cela n'est d'aucune manière
admissible dans un recueil de poésie, et lyrique.
M. Duhamel ne veut pas s'incliner devant l'évidence
d'une disparition en France de la poésie véritable
pendant près d'un siècle, parce qu'il estime, avec
raison, que le lyrisme, avant d'être un résultat, est
une faculté de nature, peu ou prou inséparable de
l'homme dans tous les temps. Sans doute, mais
cette faculté n'était plus libre de s'appliqueer à la
;
composition poétique dont on avait raréfié les
moyens à l'excès la grande prose seule lui per-
mettait de se manifester. De grands prosateurs et
orateurs du XVIIIe siècle entretinrent les multiples
magnificences déployées dans le feu enthousiaste
1. Ne voulant parler que de l'esprit du recueil, nous
n'insistons pas sur son plan. Mais que dire d'une an-
thologie paraissant en 1923 dont les plus récents au-
teurs cités sont morts, sauf Banville aux environs de
1870.
d'un Bossuet et dans la flamme harmonieuse d'un
Fénelon. Le Télémaque devint le parfait modèle du
chant lyrique narratif. Chateaubriand n'eut qu'à le
reprendre avec éclat. Désormais tous les matériaux
d'un nouvei art poétique étaient à pied d'œuvre
le lyrisme allait être enfin chez lui.
:
Quelques pages de prose ou de vers de
M. Georges Duhamel suffisent à expliquer avec sa
méconnaissance de ces distinctions lapauvreté de
son florilège. Préoccupé de dépouiller toute rhé-
torique, de s'approcher au plus près de la réalité
la plus dénudée, de n'éprouver qu'une sensibilité
à l'écart de la moindre imagination, il a perdu avec
le goût des hauteurs les larges ailes du lyrisme,
et il ne signale instinctivement et volontairement
dans son recueil, en dehors des pièces célèbres
impossibles à éviter, que les pas des trotte-menu
:
De cet obscurcissement du sens poétique, on
voit les conséquences nous arrivons non seule-
ment à perdre notre propre faculté, lyrique, mais
à ne plus savoir reconnaître où sont les trésors
dont elle a comblénotre passé.
Jamais la position de la poésie n'a été aussi
douloureuse. Par ses gardiens, les poètes eux-
mêmes, elle occupe un cabanon muré, sansouver-
tures, entre la fosse du réalisme béante à ses
pieds et le plafond du rationalisme où elle se
1. Il va sans dire, — je tiens àlebienremarquer -,
que cette constatation n'implique en rien une mécon-
naissance quelconque du romancier et de l'observateur si
généreusement humains
cogne la tête. Admirons Henri Bremond qui s'ef-
force à la tirer de là.
Mais avant de nous rendre compte comment il
s'y prend, il convient de choisir encore un exemple,
celui-ci tout opposé. On le trouve dans La Musique
intérieure (Grasset, éd. 1925), de M. Charles Maur-
ras. Nous aurions pu nous arrêter sur deux ou-
vrages précédents, L'Allée des Philosophes (Crès,
éd. 1924) et Barbarie et Poésie (Nouv. lib. natio-
nale, 1925), on y puiserait à pleines mains des
preuves d'attentats contre la poésie, commis cette
fois au nom d'un intellectualisme absolu1. Mais
ces preuves sont, pour ainsi dire, forcées par
l'exercice d'une critique volontairement implacable
afin de mieux servir une étroite pédagogie. Au con-
traire, dans la Musique intérieure elles sortent de
la nature même de l'auteur, de son œuvre la mieux
accordée à ses aspirations intimes.
On sait que ce volume se compose, en parties
à peu près égales, d'un recueil de poèmes et d'une
énorme préface, déroulée sans mesure pour ex-
pliquer et pour excuser leur publication, qui aurait
pu être regardée comme futile de la part d'un
homme voué au bien public. A travers de délicieux
souvenirs d'enfance et des pages parmi les plus
belles qui aient été écrites sur l'amitié, M. Charles
Maurras y revendique le droit supérieur de rester
le poète qu'il n'aurait jamais cessé d'être. Com-
ment aurait-il pu échapper dès ses jeunes années à
1. BarbarieetPoésie, porte en sous-titre: « Vers un
artintellectuel.»
?
l'influence méditerranéenne qui l'environnait En-,
tre les bercements des flots, des cantiques et des
chansons roulés dans les parfums de la terre pro-
vençale, toute son âme s'éveillait à la « musique »
de la poésie. Plus tard, cet éveil s'épanouissait en
deux ou trois mille vers que sa jeunesse n'osait
pas sortir du tiroir. Plus tard encore, chef poli-
tique, dans ses retours nocturnes et solitaires de
l'Action française à son logis, sa tâche de jour-
naliste achevée, il scandait sa marche à la mesure
des strophes qui libéraient son esprit.
Ceux qui ont un peu approfondi la genèse du
lyrisme reconnaîtront l'excellence de cette forma-
tion poétique et de son développement. Elle doit
son ardente origine à l'émotionde la vie totale, à
la propulsion sentimentale entière qui ne sépare
aucun des éléments physiques et spirituels de notre
être. Puis, au plus fort d'une emprise et d'une vo-
lonté doctrinales à la cérébralité intransigeante,
c'est encore une subtile délivrance de l'instinct phy-
siologique dans le mystère psychique de la nuit
qui recrée le pouvoir du poète.
M. Charles Maurras n'a pas assez de termes
enthousiastes heureusement confus pour peindre
l'inexplicable de l'état lyrique où il est alors plon-
gé. Une «effusion d'ivresse », une foi obscure,
une «possession », une «obsession », une « porte
«
qui s'ouvre à un doigt mystérieux », une masse
puissante de sonorités qui vient de beaucoup plus
»
loin queson être «une nage dans une eau dia-
phane », le « rêve d'un vol sur les ondes de l'air Y"
enfin il «ne sait quel commandement émané des
sauvages profondeurs naturelles où les Anciens
plaçaient la genèse d'un songe » Quel romanti-
que, pour mieux décrire son exaltation, aura plus
accumulé d'images avec tant de justesse impré-
cise !
Il semblait que Maurras n'avait qu'à se laisser
»
«porter, soulever sur les flots cristallins de la
poésie, et que jamais il n'aurait méconnu la belle,
la libre vague de l'inspiré. Mais il eût fallu compter,
pour avoir cette confiance, sans le démon de la
contradiction qui l'agitait déjà sur le sein de sa
nourrice. Petit garçon, il se refuse à chanter avec
ses camarades le cantique qui cependant l'enivre 2.
Jeune homme, un idéal abstrait le contraint à se
raidir contre ses penchants symbolistes, et il détruit
ses vers dont ceux qui furent sauvés témoignent
qu'ils restent les meilleurs. Homme mûr, il aboutit
à un art poétique dont toutes les bases linguisti-
ques ou physiques sont fausses, et à la défense
1. A moins d'indications contraires, c'est moi toujours
2. « -
qui souligne certains passages des citations.
A toi!? ? ?
Et toi tu ne chantes pas — Mais
— Je ne veux pas. — Tu ne veux
non — Pourquoi
pas chanter: «Je suis chrétien»
! ? — Je ne veux pas.
Pas, pas. — Eh bien alors, nous autres nous ne te vou-
lons pas.» (La Musique intérieure. Préface, p. 11.)
!
ses parce que et de tous ses pourquoi
bavard
:
«Le langage parlé m'avait plu en raison de tous
qu'il me rendait
An contraire le chant, l'humble chant naturel,
celui qui ne jaillit que pour faire naître son inexplicable
mélange d'ébriété fugace et d'équilibre satisfait, le chant,
par le mystère de sa douceur peut-être, tne tenait sa-
rouche et muet. » (Idem, p. 10.)
d'un didactisme qui n'a son excuse d'être métrifié
que pour des raisons mnémotechniques. Ainsi l'ex-
cellence initiale de ses élans sentimentaux etlà
chatoyante analyse de ses états lyriques eurent
pour conclusion desvers comme ceux-ci :•
De l'animal et de l'humain,
Une secrète véhémence
Bientôt réchauffe notre main.
De l'artisan la grâceinnée
D'uneindustrie est raffinée
Qui le polit d'âme et de corps.
Ses idéales créatures.
Dans leur reflet les transfigurent
Pour l'emporter dans leur essor.
*
le sanctuaire de la poésie, alorsque l'esprit cri-
tique même emploie tous les termes. les plus
échauffés pour nous tromper sur ce néant, l'exem-
ple de cette strophe suffirait à notre connaissance.
Arrêtons-nous un
peI, cependant* Cela
en vaut
la peine.
S'il y a un domaine qui aurait dû être soustrait
depuis longtemps à l'éternel manichéisme dont le
métronome - noir,blanc, noir, blanc. — scande
arbitrairement toutes nos opérations intellectuelles
et morales, c'était bien celui des arts et de la
poésie. Au fur et à mesure que l'analyse des phé-
nomènes nous révélait leur complexité indivisible
et l'erreur de la vouloir expliquer par le combat de
deuxextrêmes, les poètes auraient pu reconnaître
spécialement qu'il ne leur convenait pas de se loger
dans une cave ou dans un comble. Mais comme
avec le mal et le bien, le jour et la nuit, le froid et
le chaud, etc. la dualité perpétuelle d'Ormuz et
d'Ahriman continue à régner chez eux avec le
réalisme et le rationalisme, —- étant bien entendu
que l'un et l'autre sont tour à tour Ahriman et
Ormuz.
Certes aucune littérature comme la française ne
fut, depuis ses origines, soumise, dans le même
temps ou successivement, à ces balancements d'op-
positions absolues et fermées, et l'on ne saurait
refuser aux nouvelles mises en marche du métro-
nome une conformité parfaite à la tradition la plus
lointaine. Les romantiques avaient bien brouillé un
peu le tictac de l'insupportable mécanique, mais,
ainsi qu'on le sait, afin qu'elle s'arrêtât du côté
réaliste. Pour la poésie, c'était la faire tomber dans
un contraire presque aussi néfaste que le rationa-
lisme, si justement honni par eux aux heures effer-
vescentes de leur jeunesse.
Il n'est pas de vrai, de grand, de pur poème
qui ne soit pétri de réalité. Mais le «réalisme»
nous donne un pain incomplet, de grossière farine,
sans levure ni sel, et mal cuit. Quand, avec notre
idéal, et tous les ingrédients imaginables du rêve,
nous faisons du pain un gâteau, le « rationalisme»
nous prive tantôt de lait, tantôt de beurre, tantôt
de sucre, et il laisse la pâte si sèche que le gâ-
teau n'est pas mangeable.
« Rêve et réalité », non. Rien d'humain, rien de
substantiel n'existe par le «rêve », ou la pensée,
d'un côté, et la «réalité », de l'autre. Le réel ne
divise rien. La poésie a jpotirobjetsuprême de
l'éteindre et del'exprimer tout entier, en le ma-
laxant,enl'affirmant, mais de telle sorte que les
impondérables qui pénètrent toute chose y gardent
leur force mystérieuse.
Ce qui est vrai, à un degré supérieur, du poème,
l'est de tous les arts, même plastiques. Le tableau,
comme la statue, servent d'autantplus laréalité
qu'ils la prolongent au delà de ses aspects com-
muns, ou même l'en détournent, qu'ils en décou-
vrent la poétique cachée, qu'ils la personnalisent,
qu'ils la renouvellent. Les témoignages des artistes
et des poètes n'ont cessé de converger sur ce point.
Mais à peine les œuvres de quelques génies soli-
taires parvenaient-elles à atteindre ce totalisme
vital, que la division reprenait, plus que jamais
désastreuse et mortelle aux arts.
Le symbolisme-impressionniste 1 fut le premier
mouvement, non seulement en France mais en Eu-
;
conquêtes, les générations suivantes les gâchaient
bientôt elles retombaient dans l'universel mani-
chéisme que la littérature représente — droite,
gauche, droite, gauche !. — avec fidélité.
Comment en pourrait-il être autrement d'ail-
?
leurs L'école persiste à ne pas sortir des deux
ornières parallèles où, dès nos premiers tours de
roues, elle nous engage. Il n'est pas une de nos
conceptions dont le point de départ ne soit fixé sur
le double des unités opposantes. Elle installe en
nous ce combat des «deux hommes » que Ra-
cine voit toujours aux prises, et que nous trans-
portons au dehors sous toutes les formes. La
guerre et la paix n'en seraient-elles pas (aussi
paix ou guerre cependant l'une que l'autre) la
fatale conséquence entre les groupes, partis, na-
tions, races, etc. comme entre les individus?
L'école affirmera qu'elle ne peut qu'enregistrer les
alternatives obligatoires des faits religieux, so-
ciaux, politiques ou économiques, et qu'ils sont
eux-mêmes le résultat denos oppositions philo-
sophiques et morales. Or ces dualités représente-
raient fatalement notre constitution physiologique,
depuis nos deux lobes cérébraux jusqu'à nosdeux
pieds, en passant par tous les autres organes bi-
naires dont le fonctionnement s'accorderait au
bilatéral de tous les rythmes physiques, de tous
les mouvements. vibratoires qui se répondraient
en s'opposant dans l'ondulation infinie de la na-
ture et des mondes.
Par elle,
l'homme se détruit en détruisant, comme par la di-
vision des engrenages contre-appliqués du machi-
nisme, la vie qui l'entoure et ses propres œuvres.
Le binaire de la nature ne s'oppose pas, il
se com-
plète, il s'enchaîne, ou plutôt il se compénètre, *
pour aboutir par la polyrythmie à l'unité synthé-
tique vitale. Il n'a même pas de réalité exacte, il
n'est' même pas un moment, un passage, il n'est
qu'une apparence, la vaine brisure, à la vue, d'un
bâton dans l'eau. Derrière chaque forme bilatérale
se cache l'unité déterminante, faisceau d'innom-
brables composants où les dualités sont toujours
des couples. Les signes isolateurs des langages
;
verbaux et mathématiques ne sont que facilités
d'analyse et par «positif» ou «négatif»
représente une différence de mode, non de nature.
on
:
la Poétique servit de pivot au discours de M. Bre-
mond
-
Partant de là, l'orateur nous soumit ces notions
essentielles1
-
d'enchantement incomparable
1. On la suite
:
naisse même la signification, prennent un pouvoir
le sommaire;
tout ce qu'une traduction en conserve. ; le sujet ou
mais aussi le sens de chaque phrase,
la suite logique des idées, le progrès du récit, le dé-
tail des descriptions, et jusqu'aux émotions directe-
ment excitées. ; enseigner, raconter, peindre, donner
le frisson ou tirer des larmes, à tout cela suffirait
largement la prose, dont c'est aussi bien l'objet
naturel.
En sa qualité d'animal raisonnable, le poète ob-
serve d'ordinaire les règles communes de la raison,
comme celles de la grammaire, non en sa qualité
de poète,. RÉDUIRE LA POÉSIE AUX DÉMARCHES DE LA
CONNAISSANCE RATIONNELLE DU DISCOURS, C'EST ALLER
CONTRE LA NATURE MÊME.
;
verbale, d'ailleurs si particulière que peut-être vau-
drait-ilmieux l'appeler d'un autre nom et dès que
cette- musique frappe des oreilles faites pour l'enten-
dre, il y a poésie. Mais nous ajoutons aussitôt
qu'une choseaussi chétive
sonores, un peud'air battu
-- quelques vibrations
ne saurait être l'élé-
ment principal, encore moins unique, D'UNE EXPÉ-
RIENCE OU LEPLUS INTIMEDE NOTRE AME SE TROUVE
ENGAGÉ.
Nous nous offrons à ces vibrations fugitives.
METTENT :
pour recevoir le FLUIDE MYSTÉRIEUX QU'ELLES TRANS-
simples conducteurs. qui doivent leur
sonorité même et leur splendeur éphémère au cou-
rant qui lestraverse.
V. Une incantation par où se traduit inconsciem-
ment l'état d'âme qui fait le poète avant les
idées ou les sentiments qu'il exprime.
Ce sont des talismans, ou des sortilèges, des
gestes ou des formules magiques, des charmes au
sens premier de ce mot. Simple harmonie et nouée
au sens dans la prose, cette musique verbale devient
dès qu'elle s'est imposée au poète, UNE VÉRITABLE
INCANTATION.
laire.
« Magie suggestive », disait Baude-
*
chaleur sainte, disait Keats.
S'il en faut croire Walter Pater, «tous les arts
aspireraient à rejoindre la musique. » Non, ils as-
;
les couleurs ; ;
pirent tous, mais chacun par les magiques intermé-
diaires qui lui sont propres, — les mots les notes
les lignes — ILS ASPIRENT TOUS A
;
REJOINDRE LA PRIÈRE.
Telles sont, fidèlement ramassées, puis classées,
divisées et mises en valeur par soulignements ap-
propriés les notions sur la poésie qui furent offertes
à nos méditations du haut de la tribune acadé-
mique.
**
Littérairement, on sera frappé d'abord de leur
caractère universel. M. l'abbé Bremond ne s'ap-
puya pas seulement sur des poètes français et,
comme tout bon humaniste, sur leurs aïeux di-
Audace singulière en pleine
rects, latins ou grecs. des Anglo-
Saxons, de ne pas nous opposer
Académie, a
mais, en se servant d'eux, d'unir les poètes
et de tous temps par un lien
de toutes langues
inséparable. Audace nécessaire devant
commun relâchent lien,
nationales qui ce
trop d'admirations méconnaissant
le détordent, ou qui le brisent, en
puissance,
son étendue
pendance
!
ainsi la poésie même,
Plus
d'accoler aux
sa
remarquable
nature,
Anglais
sa
encore
des
fut
poètes
l'indé-
fran-
Baudelaire, réprouve, un maudit,
çais comme un
objet d'opprobre pendant cinquante et
ans, comme
Mallarmé, objet de dérision pour les bons élèves
les lauréats. Il aurait fallu
et de dédain pour tous morts qu'aux
entendre le beau dialogue des
Champs-Elysées échangèrent sans doute Brune-
Faguet. Quel scandale que cette
tière, Lemaître et
tous les anciens de la nécropole aca-
séance pour
démique ! - La hardiesse
d'associer
ne
la
fut pas
poésie
moins
aux arts,
éton-
de
nante et heureuse
revenir milieu de ses enfants, rentrer
la faire au
quelle le
Muses, avec l'espoir
dans le chœur des maternelle si
dirigera encore de toute son autorité
douceet subtile, ou si chaude
donne
et
enfin
vibrante.
à la
Puis
poésie,
on
bien
voit que M. Bremond philoso-
toute sa portée
au delà des littératures, les plus
phique Il nous la découvre aux sources
générales les plus intimes de l'être, aux origines
et
des mystérieuses transformations que subissent
les choses dans une aspiration supérieure
par nous
de ce que nous appelons l'âme.
Mais en mettant de côté le choix peu acadé-
mique despoètes invoqués, il n'y avait rien de
subversif dans cet élargissement par la poésie de
?
l'ordre littéraire. N'avait-il pas été fait souvent
Une grande part de sentiment inexplicable fut
aussi reconnue maintes fois dans l'œuvre d'art,
spécialement l'œuvre poétique. L'abbé Bremond ne
nous affirme-t-il pas qu'il n'énonce rien de nou-
veau? Pourquoi donc sa lecture a-t-elle soulevé
?
tant de controverses
Ramenée à la demi-douzaine de propositions es-
sentielles que nous avons dégagées, qui de la pre-
mière à la dernière s'emboîtent parfaitement, et
qui se tirent aussi naturellement les unes des au-
tres que les différentes parties d'une lunette pour
qu'elle soit au point de chaque vue particulière, la
poésie, enfin isolée par Henri Bremond de ce qui
nous la dérobe, nous en éloigne ou nous en distrait,
apparaît, — proche aux plus simples, — vraiment
telle qu'elle ne peut ne pas être.
Il y a cependant un rien, et ce rien est tout,
;
qui explique comment' cette belle évidence ne fut
pas évidente pour tous ce rien est dans le ren-
versement des facteurs et de leur importance.
Lorsque jadis et naguère on soulignait le rôle
du sentiment dans les arts, la place qui lui était
accordée était presque de complaisance ou de luxe.
Elle restait incertaine, et il la payait très cher.
Le coche, surtout le carrosse, pouvait être attelé
et partir sans lui. Nous-mêmes, dans la présenta-
tion raccourcie d'ensemble que nous avons esquis-
sée en tête du premier chapitre, bien qu'en fondant
intimement la « poésie » dans le sentiment, en les
confondant l'un l'autre dans la naissance du fluide
»
animateur du «poème et des « poétiques », nous
avons considéré que le poème du monde existait
d'abord, que sa matière n'avait besoin d'aucun
élément second pour être poétique. Mais si les
règnes de la nature n'ont pas attendu l'homme
pour manifester leur multiple grâce ou grandeur,
il fallait que ces qualités esthétiques indépendantes
de la nécessité fussent ressenties par lui, et dès
lors signifiées comme telles. Bien plus, la beauté
-d'un même objet ne put être, sauf en ses valeurs
extrêmes, du noir et du blanc, la même pour cha-
cun ; ni l'émotion qu'on en éprouva, la même à des
:
De là, cette proposition mise en avant de toute
autre « Dans un poème, il y a D'ABORD et SURTOUT
de l'ineffable », cet ineffable «mystérieux »,
« transformant », «unifiant » l'objet et le sujet.
L'obscurité de l'œuvre, une obscurité initiale, est
la conséquence immédiate de cette mise au premier
plan du sentiment, dont le propre est de ne pou-
voir ni s'expliquer ni être expliqué. Mais cette obs-
curité n'en est que davantage créatrice, car si elle
ne s'explique pas, elle s'éprouve, elle prouve par
l'expérience sa réalité communicative, d'autant
plus étendue que les mots, les lignes, les sons, les
couleurs n'ont pas une valeur immuable précise,
qu'ils se prêtent à la réalité psycho-physiologique
de chacun, qu'ils éveillent en nous tout un monde
intérieur encore plus vaste que l'extérieur.
Inutile d'examiner pour le moment les proposi-
tions qui se déduisent de ces deux premières sur
le sentiment et sur l'obscurité. Nous verrons jus-
qu'où nous entraînera dans la suite la génération
de ces conjoints. Il importait seulement de se de-
mander ici pourquoi ces notions devinrent aussitôt
les pièces d'un débat qui n'est pas terminé encore ;
il y a lieu de bien le comprendre avant de les ap-
profondir..
Certes jamais l'Académie n'en avait entendu
-
de
pareilles. Aucun de ses poètes ou de ses critiques,
même de ses plus poétiques comme M. Henri de
Régnier, ou de ses plus esthéticiens comme M. Paul
Bourget, n'y avaient risqué rien de sembla-
ble. Les doctrines générales de l'Académie (car elles
existent forcément, en dépit de l'indépendance qu'a
chacun de ses membres)restent liées, comme l'en-
seignement universitaire, au préceptorat de Boi-
leau, fondé sur l'exercice de la raison seule, de
la raison raisonnante, sur la parfaite clarté, égale-
mentappliquées au poétisme et au prosaïsme. Elle
accepta des romantiques, puis des réalistes par-
nassiens, ainsi qu'elle commence à recevoir des
symbolistes (d'ailleurs plus ou moins honteux);
mais les fondements mêmes de la poésie, on ne
découvertes de Pasteur :
de certains cristaux est à l'origine des grandes
elle lui révéla avec les
bacilles tout un monde vivant ignoré. On nous op-
posera que l'œuvre humaine, en art surtout, est
d'ordre différent, parce que, d'obligation, un acte
volontaire dont la cérébralité peut être d'un arbi-
traire sans limite. Dante, par exemple, tout mys-
tique et obscur qu'il fut, enferma son poème dans
une mathématique pythagoricienne d'une rigidité
extrême, vers, rimes, chants, parties y étant fonc-
tion absolue du nombre sacré 3 et de ses multiples,
plus un, pour arriver par cette unité supplémentaire
à 10 et 100 qui seraient les nombres parfaits.
Cette symétrie spirituelle, secrète et transcen-
dantale exactement comparable à la sévérité des
règles que s'imposaient librement saint François
et sainte Claire, n'a aucun rapport avec la sou-
mission forcée aux conventions matérielles du
siècle qu'est une versification tout extérieure. Ou-
tre que le mysticisme de l'art n'a pas toujours lieu
de reconnaître la nécessité d'une forme péniten-
1. A remarquer d'ailleurs qu'elleest fondée sur les
vertus de l'impair, par conséquent sur l'antisymétrique
en soi, pour aboutir au seul nombre original qui, avec
6, est à la fois multiple du pair et de l'impair (2+2+2
+2+2=5+5=10).
tiaire. Dante gardait à l'intérieur du vers et de la
strophe, et de strophe à strophe, une liberté de
mouvement dont se sont expressément privés Poe,
Baudelaire, Mallarmé et Valéry. Ils ont étouffé au
contraire, sous un moule parnassien, d'un rationnel
strictement contingent, l'expression mystérieuse de
leur lyrisme.
;
pression ou vie est obligée de le rompre pour
exister et c'est la manière de le rompre qui cons-
titue les arts des pays divers, comme le dévelop-
pement de chacun des arts,spécialement du poème.
Ainsi, qu'il s'agisse de ses conditions internes
(pour lesquelles, loin de se dépouiller, de s'isoler,
de s'accuser d'autant plus par cette nudité stérile,
le Moi doit disparaître dans l'enrichissement de ses
sympathies), ou de ses conditions externes (qui
ne doivent pas convertir en statisme arbitraire son
dynamisme naturel, — le poème est à l'opposé de
l'état où l'immobilise, avec Valéry, un faux classi-
cisme1.
Prenons le véritable lyrique d'une époque qui
1. En art, il est curieux de remarquer à quel point la
tradition conventionnelle paralyse les esprits les plus
indépendants. Un bel exemple en est le Système des
Beaux-Arts, du philosophe ALAIN. (Gallimard, éd. Edi-
tion nouvelle avec notes, 1926). Il n'est pas de livre plus
riche et plus neuf en observations de détail. Mais en
étant parti de cette idée heureuse que l'imagination
artistique doit se soumettre aux leçons du corps hu-
main, l'auteur croit pouvoir l'appliquer en suivant do-
cilement Kant et Descartes. De sorte que tout se résoud
en classifications perpétuelles, et une domination absolue
de l'ordre abstrait rejette dans l'informe toute la vie
animale, tout le naturel des émotions et des passions.
Comme dans le faux classicisme, l'art, dans ce « système »,
ne se sert du corps humain qu'en moniteur de gymnas-
tique, il n'apprend rien de sa liberté. Aussi Alain comme
Valéry aboutit à l'écriture statique;
n'acceptait pas ses règles de rhétoriqueurs livres-
ques, prenons Pindare. Sans aller même chercher
les fragments de ses libres dithyrambes, la con-
vention dans ses odes triomphales et chorales, or-
données pourtant comme une architecture, se borne
à la triade des strophes antistrophe, épode. Or
pour chaque ode les rythmes, le mètre et la strophe
sont recréés, entièrement inventés. Ils sont à tel
point privés de rapports communs que toutes les
scansions en sont conjecturales. Rien de plus éloi-
gné d'une soumission mécanique à un vers que
notre logicien s'imagine à tort avoir été des siècles,
en chaque pays, immuable, à des schémas passe-
partout in abstracto, dus à des règles reconnues
par lui-même «absurdes ».
On est obligé de conclure des réflexions de
M. Paul Valéry sur son art, comme de son vers,
que jamais le cérébral n'aura tant ignoré ce sen-
timent ineffable et cette effusion intérieure sur les-
quels se modelèrent les mouvements de la parole
et son chant pour que de la poésie le poème prît
naissance. Suivant l'évidente formule de l'abbé
Bremond, qu'il nous faudra d'ailleurs entendre as-
sez différemment 1, jamais poète ne l'aura davan-
*
œuvre:
ture essentielle de la poésie, aura achevé son
le retour à l'enseignement tant et si juste-
ment dénoncé.
V
LE RETOUR AU DIDACTISME
jours nombreux;
Evidemment des écrivains de ce genre sont tou-
mais cela ne rend pas valable
pour le poème de se confier par réaction au seul
ordre de la logique démonstrative, de jeter au
panier des œuvres lyriques que leurs auteurs se
sont refusés à priver de vie sous un joug brutal
divisionnaire aussi apparent.
Les pages sont manifestes dans lesquelles
M. Valéry a voulu que la culture symboliste ait
abouti à la «ruine », principalement pour s'être
révoltée contre cette emprise. C'est en vain que
dans les Entretiens avec Frédéric Lefèvre il pré-
tend avoir couvert le Symbolisme « des plus grands
éloges imaginables », les textes sont la (Variété,
p. 97 à 105) où il n'a reconnu le haut idéal de so,
jeunesse que pour accepter que le désir de géné-
rations antipoétiques soit la preuve de la vanité
contenue dans ce «pauvre mot de Symbole1 » et.
de l'inutilité d'une course à l'absolu. Il finissait
même par s'écrier :
?
Comment périr, ô camarades — Qu'est-ce donc
qui a si secrètement altéré nos certitudes, atténué
notre vérité, dispersé nos courages ? (Variété, p. 102.)
En admettant que fussent vraies ces altérations
et ces dispersions, inévitables d'ailleurs dans tout
mouvement prolongé,que prouveraient-elles con-
tre l'évidence d'une nature ?Que démontrent les
longs abandons auxquels la fleur semble se com-
plaire contre la synthèse vitale qui concentra en
volutes, couleurs et parfums, l'épanouissement
?
fragile de sa beauté Personne ne croit plus au-
jourd'hui que le dessèchement lyrique du dix-hui-
tième siècle, résultat de la doctrine classique et de
ses fausses ordonnances, ait fait une erreur de la
greffe féconde entée par Ronsard. Personne ne
croira davantage que le didactisme étroitement
cérébral auquel retourne Valéry condamne le sym-
bolisme, ses rêves, ses ardeurs, et qu'il soit l'arrêt
forcé d'une «poésie pure » reculant devant sa
perte. Cetteperte n'existe que dans le réalisme et
le rationalisme des unsou des autres. Les plus
belles eaux rencontrent des abymes. Leurssources
n'en sont pas moins pures, et moins puissante la
:
en rendant compte de Charmes (Nouv. Rev. fr.,
-1er sept. 1922). Il énonçait d'abord
:
léry devient un exquis poète en réalisant son con-
traire par des alliances de mots éloignés de toute
détermination trop précise, il n'en est pas, après
Mallarmé, qui nous offre plus d'exemples de ces
alexandrins dont la suggestion mystérieuse est un
ravissement. M. Henri Bremond aurait pu en citer
de nombreux à côté de son vers de Virgile :
Ce trouble transparent qui baigne dans les bois.
Tendre lueur d'un soir brisé de bras confus
Tant la chair vide baise une sombre fontaine.
Toute, toute promise aux nuages heureux.
Ce dernier vers rejoint délicieusement Racine,
et celui-ci davantage encore :
je me sentis connue encor plus que blessée.
:
avec non moins de bonheur des fragments du
Narcisse
:
tent comme naguère des juxtapositions de mor-
ceaux simplement descriptifs
Les arbres regonflés et couverts d'écailles,
Chargés de tant de bras et de trop d'horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,
Montent dans l'air amer avec toutes leurs ailes
De feuilles par milliers qu'ils se sentent nouvelles.
La Jeune Parque.
Des cimes, l'air déjà cesse le pur pillage ;
La voix des sources change, et me parle du soir ;
Un grand calme m'écoute, où j'écoute l'espoir.
J'entends l'herbe des nuits croître dans l'ombre
Et la lune perfide élève son miroir [sainte,
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte.
Fragment du Narcisse.
Mais avons-nous gagné par ces vers sur ceux-ci :
Tu sais, ma passion, que pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
;
Coule pour tout l'essaim éternel du désir.
A l'heure où ce bois d'or et de cendre se teinte
Une fête s'exalte en la feuillée éteinte.
L'Après-midi d'un Faune.
!.
heureux mot de contrainte qui à croire les critiques est
la mère de notre poésie On n'entendra même pas le
bolchevik intimidé grommeler que la contrainte naturelle
exigée par la pensée et par l'expression musicale est
assez dure sans y ajouter des obligations artificielles
et puériles. On lui réplique, comme le Code Pénal
n'a jamais gêné que les malfaiteurs, que la contrainte
de notre prosodie n'a jamais embarrassé un véritable
poète. Notre jeune gaillard n'a qu'à se taire. C'est jo-
liment bien répondu. On lui a rivé son clou comme il
faut. Ainsi la prosodie est salutaire en ce qu'elle est
une contrainte, et d'autre part pour le vrai poète elle
»
n'est nullement une contrainte. (N. R. F., 1er nov. 1925,
p. 558).
LE LANGAGE GNOMIQUE ET LE POÈME
<
;
examen, on ne doit guère se flatter que d'une pré-
sentation encore n'est-on jamais sûr d'exposer
seulement toutes les faces du prisme. Celle de ce
chapitre et des suivants en appellerait doncbien
d'autres dont on voudra m'excuser dene faire
entrevoir que des irisations passagères.
Le fait est patent : surtout en France, le cas
de M. Valéry, collectif ou individuel, se répète
tout au long des siècles : le didactisme (surtout
dans l'art académique et officiel) finit toujours par
écraser le lyrisme, par s'installer à sa place. Pour
y parvenir, il n'est pas de déguisements qu'il ne
prenne, avant de s'avouer avec complaisance le
« Faux-Semblant » du XIVe siècle ou le parfileur
détisseur du XVIIIe. Avant que du poète lyrique ne
sorte un moraliste ou philosophe déclaré, il revêt
;
la robe épique ou le masque tragique. Derrière le
conteur il cache un historien dans la dragée d'un
:
madrigal, une pilule. Enfin l'esprit encyclopédiste
fait perdre complètement la tête à l'artisan sous
la toise ou le mètre il rêve d'enfermer l'univers, et
nos élégiaques sont honteux d'une pastorale qui ne
;
avec YHermès;
se terminerait pas en palingénésie. C'est Chénier
c'est Lamartine avec La Chute
;
d'un Ange c'est Hugo avec l'Ane ou Religions et
Religion c'est Sully-Prudhomme avec La Justice,
les uns et les autres après de plus ou moins longs
discours où ils voyaient le poétique dans le pro-
saïque.
!
Eh quoi ne serait-ce pas une des plus légiti-
mes ambitions du poète ?
Divine Comédie ou Faust ? ?
La poésie devrait-elle
renier le De Natura rerum et les Géorgiques La
Et si en France nous
n'avons rien de comparable à ces grandes sommes
d'un genre, d'un temps ou d'une action, devons-
nousconfondre la réussite avec le principe ?
Le principe donnant le droit à la poésie de s'em-
;
parer de toute matière est démontré par les œuvres,
il est inattaquable mais elle doit la faire sienne,
par conséquent la transformer en émotion et
beauté, lui insuffler la vie. Les vastes compositions
de Lucrèce et de Virgile, de Dante et de Gœthe
restent des poèmes, parce que le concret y domine
l'abstrait, et dans la mesure où le lyrique y surpasse
le philosophe, l'historien ou l'agriculteur. On ne
cite jamais le De natura pour ses discussions ari-
des, mais pour les tableaux qui y sont mêlés, ni
la Divine Comédie pour ses nomenclatures théo-
logiques et astronomiques, ni les Géorgiques pour
leurs préceptes ou leurs indices du temps. Le but
premier et général de ces grandes œuvres est com-
plètement délaissé pour les morceaux de poésie
vraie auxquels il semble ne servir que d'attache.
L'évidence en apparaît à un tel point que ceux
même qui, comme M. Charles Maurras, voudraient
de nouveau confier au vers les purs concepts ou
les simples utilités de l'esprit en caractérisent la
réalisation par des termes dont nous savons que
les imaginations émouvantes du lyrisme le moins
précis auraient lieu d'être amplement satisfaites.
*
&*
Cependant, parce que «toutes les matières, si
elles ne sont pas bonnes peuvent le devenir », on
en arrive à franchir les limites du vraisemblable
pour se complaire à entrevoir la mise « en alexan-
»
drins des cinq Codes et pour conclure à l'apo-
logie du didactique par cette phrase étonnante
On ne saurait trop éviter de se laisser embarras-
:
ser d'aucune fausse honte de prosaïsmes apparents
(?!). (La Musique intérieure, p. 88.)
Avons-nous tort de dénoncer un rationalisme
capable d'accentuer ainsi le défaitisme poétique où
nous nous enfonçons ?
pourtant n'étions-nous !
Quels victorieux lyriques
N'avions-
pas devenus
nous pas sauvé des ronces les parterres merveil-
leux ? dépisté, pourchassé, occis fauves et barba-
res dans ces broussailles incultes du prosaïque qui
?
les recouvraient Et voilà que de nouveau surgis-
!
sent des fourrés, à grands fracas, les tueurs de la
mélodie, le tueur raisonneur, le tueur spirituel De
ces prosaïstes féroces, enfin triomphante,l'harmo-
nie avait été libre de se déployer dans les airs :
lard aux dents pointues. Le raisonnement
pointe
!?
Orphée avait sauvé l'oiseau du carnassier brail-
;
son mentale, mais l'idée abstraite, celle qui est
détissée de ses figures de soie non pas le sourire
qùi éclaire et qui sait se mêler aux larmes, mais
le trait sec qui s'en moque, qui coupetoute com-
plainte et toute ardeur ou tendresse. Il nous revient
le rimailleur qui parfile de la logique ou qui fait
de l'esprit. Il ne tourne plussur un vers comme sur
untalon de cour, il tourne sur lui-même de rime en
rime, en clown forcé et insolent.
Le prodigieux, l'inexplicable, au premier abord,
de cette confusion entre la mise en vers et le poème
est qu'elle avait été condamnée il y a plus de vingt-
deux siècles par Aristote. On se souvient de ce
passage de saPoétique dans lequel le philosophe
proteste contre l'abus du nom de poète donné à
à
Empédocle, comme Homère, parce que le physi-
cien avait versifié son œuvre. La poésie, dit-il à peu
près dans la suite de son traité n'est pas dans le
vers, mais dans les images ou rapports entre les
choses qu'il porte. Ruis il établit la distinction des
genres proprement poétiques en les faisant tous
sortir — ce que nos classiques oublièrent trop --
du dithyrambe, c'est-à-dire de la grande source
lyrique, où, dans les rythmes les plus libres, tout
était mêlé, depuis l'épopée jusqu'à l'ode héroïque
ou élégiaque, pour aboutir à la tragédie toujours
lyrique, elle aussi, avec ses chœurs.
Comment ia tradition en s'appuyant sur Aris-
tote pour cette classification en arriva-t-elle à ou-
blier le fondement qu'il lui avait donnée ? Si cet
oubli, après toutes les générations qui l'ont vu se
reproduire, se manifeste encore aujourd'hui avec
la volonté provocatrice d'étouffer le lyrisme sous
*
le didactisme, — et sans qu'on croit perdre le sens
!
de la poésie, et jusque en lui reconnaissant par
l'analyse son véritable caractère — c'est qu'à une
pareille erreur il y a une cause profonde. En effet,
à travers Aristote dont une partie de la doctrine
contredit l'autre, contradiction qui nous régit tou-
jours, cette cause est dans le langage même.
**
Le didactisme ou enseignement nous communi-
que l'objet de deux manières (isoléês, successives
ou simultanées) par imitation, par définition. Or
on sait qu'Aristote a trouvé l'origine de la poésie
et detous les arts dans notre penchant naturel à
imiter ce qui nous entoure, penchant favorisé dès
les premièresleçons de l'enfance par la nécessité
d'imiter pour prendre conscience des choses et
s'instruire. Notre philosophe a beau ensuite séparer
de cette nécessité le plaisir seul du chant et du
rythme, nous rappeler que l'imitation n'est plus
en cause quand on n'a pas vu l'original, toute sa
doctrine est fondée sur ce que le plaisir de l'art
est inséparable de ce qu'il vous apprend. Les poé-
ticiens de toutes langues, depuis l'ut pictura poesis
d'Horace, n'ont fait que renchérir là-dessus sans
se rendre compte de la mortelle antinomie qu'ils
perpétuaient. En séparant Empédocle d'Homère,
en montrant à la source de toute poésie l'alliance
complète, intime de nos moyens expressifs inclus
dans le lyrisme et qui, eux aussi, ont forcément
pour origine l'imitation,Aristote avait mal distin-
gué que dans ce cas du plaisir artistique l'imita-
tion est surtout désintéressée, tandis que l'intérêt
domine dans l'imitation didactique. La première est
;
associée à la pleine ardeur de vivre d'une façon
plus intense et plus belle la seconde au simple
besoin pratique de nos connaissances, — et cette
imitation enseignante, sans cesse, tend à s'abs-
traire comme dans son signe, dans ce qui la ré-
sume : la définition.
Mais que nous révèlent ces différents caractères
?
de l'imitation le processus même du langage et
sa fin, lorsque le verbe s'identifie à l'idée pure,
lorsque d'émotion il devient notion.
A vrai dire, dès le langage originel, avant que
la parole ne fût une suite cohérente et pût être ou
paraître séparée des autres mouvements muscu-
laires, le geste signifiait autant qu'il exprimait. De
cette double valeur relevèrent les rythmes primi-
tifs qui, imités par la parole, servirent, avant l'écri-
ture, à faire de la pensée naissante des formules
transmissibles. Il s'agissait d'enfoncer l'idée dans
la mémoire par la répétition d'un mouvement, mou-
vement doni la pensée même prenait la forme ba-
lancée. C'était le langage gnomique par sentences
et maximes, l'expression métrifiée des lois de
Solon ou des principes de Pythagore, étendue à
toutes les matières de la jeune science. Le gno-
misme rythmé servit particulièrement de véhicule
à la morale, et l'apologue juxtaposait les deux
imitations, l'imaginative et la didactique, aussi sé-
parées qu'elles peuvent l'être.
La raison du plus fort est toujours la meilleure
Nous l'allons PROUVER tout à l'heure.
Or il ne faut pas croire du tout qu'il en soit
différemment aujourd'hui même, après l'abandon
dans l'enseignement de la méthode mnémotech-
»
nique de Port-Royal, renouvelée des anciens, et
dont La Fontaine tira un si merveilleux parti. J'ai
encore récité les vers du Jardin des racines grec-
ques, et, dans le même temps que les Fables, les
- règles de Lancelot « pour apprendre facilement la
langue latine »,
SouventauverbeneutreEttoujours àl'Actif
On donnera la chose au Cas accusatif.
:
Et comment a-t-on pu dédaigner ces octosylla-
bes délicieux
Lorsque le Verbe signifie
Le désir de faire et l'envie,
Il n'aura point de Preterit,
(Tels sont aussi FERIT, AIT.)
Exceptez-en PARTURIO,
ESURIO, NUPTURIO.
:
dans la signifiance même du mot
Suivez, suivez toujours
et de ses groupes.
du vers-refrain au vers-
proverbe on arrive au vers-maxime qui commence
ou termine la strophe et la tirade des romantiques
comme des classiques, qui se glisse àtravers les
compositions picturales et musicales des poètes
les plus étrangers au souci de convaincre et d'en-
seigner. Et il ne s'agit pas seulement des vers-
:
pensées qui ressortent en têtes de clous sur le
panneau du poème
;
Seul, le silence est grand tout le reste est faiblesse.
Alfred de Vigny.
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.
Lamartine.
Nous ne voyons jamais qu'un seul côté des choses
L'autre plonge en la nuit d'un mystère effrayant.
;
L'homme subit le joug sans connaître les causes,
Tout ce qu'il voit est court, inutile et fuyant.
Victor Hugo.
;
blent lui être le plus étrangères. Toute poésie est
d'abord forcément une énonciation mais si elle
est celle qui nomme, elle sera d'autant plus elle-
même qu'elle nous le fera oublier, que le didac-
tisme sera, dans l'expression émouvante ou trans-
figurante, indiscernable du lyrisme.
C'est ce qui se passait d'ailleurs et ce qui se
passe encore avec la poésie primitive spontanée
où, par le plaisirdésintéressé de la danse et du
-Payot,éd.
tamment les soutiens d'une tradition intangible.
:
Or que lisons-nous de l'académicien dès le dé-
but de nos citations «dans un poème,. il y a
d'abord et surtout de l'ineffable, étroitement uni,
d'ailleurs, aux pensées et aux sentiments. »
En vain M. Bremond remit-il sous les yeux du
critique du Temps son texte exact, M. Souday
revint à la charge pour affirmer que M. Bremond
« exclut de la poésie les idées, les sentiments et les
images» (2 novembre 1925) et une troisième fois
encore pour assurer qu'il «proscrit tout élément
intellectuel. »(9 novembre). Enfin, M. Paul Sou-
day transporta
jusqu'auxEtats-Unisson acharne-
la New-York
mentàne pas dans
bête
comprendre;
Times BookReview,
noire.
il
Au sens
et
récidivait
il n'attache
:
«La raison est
aucune espèce
sa suppression de toute activité intel-
d'importance. conçoit M. Bre-
lectuelle, le mystère tel que le
droit gouffres du matéria-
mond, mènerait aux
»
lisme. etc., etc. (Nouv. lit., 26 dec.)
faut demeurer stupéfait devant une
Il ne pas Si l'on
volonté dans la méprise.
aussi inconcevable
doit laisser tomber les lamentables ironies sans ar-
guments de l'Action française, ne voulant pas re-
que le titre seul de La Musiqueintérieure
connaître, toutes
de M. Charles Maurras contenait, résumait
de poésie pure », et s'il
les notions bremondiennes «
spirituels
est tout natùrel que des versificateurs
voix
comme M. Tristan
de Boileau quand
Derème
on leur
répondent
parle de
pourquoi
par
,il
poésie
nombre
la
ne
des
faut pas ne pas se demander
correspondants de l'abbé Bremond parmi les plus
rendre compte à quelpointl'esprit-devientpoésie,
1. Pour se
bête, quand il se mêle de donnerdes leçons à la
cet échantillon est à produire:
dit que c'est sorcellerie
Et
Àh - Le vers !
qu'entends-je!
—
On nous
magie, envoûtement.
prie.
, 1 de grâce, messieurs, attendons un
moment;
- Respirons, je vous c'est?
ne sait-on ce que
Le vers depuis longtemps,
«Cinq font neuf, ôtez deux, reste sept.»
Faut-il et quatre
chercher en lui de ces choses divines
Comptez-moi
doigts et puis. vosdeuxnarm.es,
vos dix
Et vous avez l'alexandrin.. ,c ,", ,:):
compréhensifs, nombre de fins analystes entre les
meilleurs d'aujourd'hui, n'ont pas saisi tout à fait
la délicatesse du problème ou ont passé à côté de
la question
Rien ne démontrera mieux que cet examen à
quel point il était nécessaire de nous remettre en
facede la vraie poésie, de sa véritable nature.
*
*H*
,
reconnaît amplement «le mystère de la poésie », sa
».
« magie », et sa «sorcellerie Mais toutes les contra-
dictions sont bonnes aux contempteurs du haut lyrisme.
1. Mettons à part toutefois le cours professé cette
année à l'Université de Lyon, sur l'Esthétique du senti-
ment, parM. V. Segond, qui a trouvé dans la solution du
problème de la poésie pure la réponse à toutes les dif-
ficultés. (Revuedes Coûté et Conférences, avril à juillet
1926.)
soit pas travestie.
portant est que cette nature ne dans
distinguer les éléments
Efforçons-nous d'en l'unité synthétique
leur ordre vital, avant d'arriver à
qui la constitue.
intellectualistes littéraires font
De cet ordre, nos
incroyable. En demeurant .sur le seul
un désordre mêlent deux sor-
l'intelligence, ils
domaine de
tes qui se complètent en nous,
en
mais en s opposant.
première détient notre faculté d'imaginer, par
La dé-
puis, proprement, celle de
elle, celle d'inventer,
effet trois facultés qui se tien-
couvrir. (Ce sont en
différentes et que peu d'indi-
nent, mais qui sont
vidus réunissent.)
seconde détient notre faculté d'abstraire, par
La En
puis celle de juger.
elle, celle de raisonner,
deux précédentes, on ne possède pas
dépit des
toujours la troisième.)
qu'il s'agit de création,
Ilest évident que, dès
notreintel-
notre intelligence inventive a le pas sur
de même qu'elle est notre
ligence raisonnante, qu'il faut
premier guide dans la vie, alors nous
découverte en découverte. Or les con-
marcher de a iden-
l'abbé Bremond se bornent
tradicteurs de
uniquement à la raison l'intelligence, con-
tifier, réduit.
sidéréeainsisous son aspect le plus
abstractive l'intelligence
assume, dans
Lorsque l'intelligence
la création, d'imposer son ordre a elle ar-
imaginative, elle tue la discipline vivante
rête l'œuvred'artdans l'emploi de toutes ses res-
sourcesorganiques.
De la part de nos rationalistes exclusifs, cette
mainmise de l'abstrait s'explique toutefois très
bien, car ils ne peuvent méconnaître que notre
faculté intellectuelle d'imaginer ne détient pas en
nous la force créatrice initiale, qu'elle est dépen-
dante d'une plus fondamentale encore, la sensibi-
lité, base de la vie. Et comme ils veulent à tout
prix assimiler toute intelligence à la conscience,
cette imagination, fille d'une sensibilité obscure
dont aucune lumière n'arrive à percer entièrement
les ténèbres, leur est insupportable. En vain cher-
chent-ils à s'en débarrasser, notre intelligence
inventive ne serait rien sans la sensibilité à laquelle
nous devons la faculté d'éprouver d'abord des sen-
sations, puis des sentiments.
Sil'on admet comme exact le processus de ce
rudiment psycho-physiologique, cette toute pre-
mière origine qu'est la sensibilité commandant la
nature de la poésie et des créations qu'elle entraîne,
— de même qu'elle s'impose à la naissance de
l'être, serait-ce dans ses grandissements succes-
sifs, — ne doit jamais cesser d'être présente dans
nos constatations, sous peine de voir l'analyse y
perdre pied. Or nos intellectualistes oubliant la
sensibilité ou la supprimant enlèvent à l'imagina-
tion créatrice, spécialement à la poétique, sa nour-
riture essentielle, comme s'ils arrachaient un en-
fant du sein de sa mère.
La «poésie pure » entendue ainsi d'une sépa-
ration forcée est loin d'être, comme ils le pensent,
un suprême perfectionnement. « Pur doit être coin*
pris non dans le sens chimique de l'« eau pure»
distillée, par élimination des éléments vivants pour
nérale ;
atteindre à la pureté parfaite de la substance mi-
mais dans le sens biologique du «pur
sang », lorsque l'être manifeste les caractères les
plus distinctifs, les plus conformes à ses origines,
les vertusles plus complètes, les plus rares de sa
nature
Dès que nous restons dans la norme biologique
l'intelligence ne peut que viser au respect du sen-
sible, qu'en étendre même les pouvoirs de son
soutien. Sensations et sentiments, inhérents au tem-
pérament en ses plus secrètes profondeurs, com-
posent dans leurs liens avec les perceptions que
nous prenons du dehors le fonds original de notre
nature. Les intellectualistes au second degré re-
poussent cette originalité. Sous prétexte d'en dé-
;
est mis en contact avec les éléments qui doivent
susciter l'œuvre dans l'état second de condensa-
;
tion, lorsque les éléments reçus se transforment
;-
dans le travail intérieur où l'œuvre s'élabore dans
l'état enfin de l'émission réalisatrice presque
La Philosophie et le Lyrisme contemporain à propos
du bergsonisme et du symbolisme:
«Les psychologues distinguent deux sortes de cons-
cience: la conscience réfléchie et la conscience spontanée.
La première se trouve comme à la surface de l'être et
travaille sur une matière qu'elle ne crée pas; elle a
pour mission de réfléchir les données immédiates et
forme une sorte de précipité psychologique qu'on pour-
rait appeler d'un terme général, le pensé. Au-dessous
du pensé se trouve le vécu, la spontanéité ou conscience
immédiate. C'est celle-ci qui parle lorsque nous créons
et c'est elle qui constitue le fondement de l'être. Un
artiste serait très embarrassé de dire comment il écrit
tel poème, l'idée comme la strophe qui l'enveloppe se
sont présentées tout à coup alors qu'il y pensait le moins;
ce n'est que plus tard qu'il a réfléchi sa création pre-
mière, mais cette création dans sa forme intuitive est
bien l'œuvre de la conscience spontanée.
«Si l'on préfère, le moi nous apparaît sous deux as-
pects bien différents suivant qu'on l'étudie de l'extérieur
ou de l'intérieur. Vu de l'extérieur le moi réfracté est
net, précis, mais impersonnel, privé de couleur et de
personnalité. Ainsi abstrait pour le mieux appréhender
dans les limites de l'intelligence, ce moi «n'est que
l'ombre du moi projeté dans l'espace homogène. » (L'At.
titude du Lyrisme contemporain, p. 449-450.
de France, 1911.)
- Mercure
jamais une onde consciente n'unit ces trois phases
de l'inspiration, quand des années de distance ne
les séparent point quelquefois, sans que l'inspiré
ait prévu que les deux premières se résoudraient
en poème, ni quel poème en sortirait. Ah !
souvent m'interrogeant je fus obligé de me répon-
que
dre : Je ne me sens que conscient de ne pas l'être.
Cela ne veut pas dire que l'intelligence seconde
ne joue pas dans la création son rôle. Une sorte
de pont met en communication les deux rives op-
posées de la forêt et de la plaine, du sentiment et
du jugement, la clef de voûte nous étant donnée
à ce point d'intersection de l'inconscient et du
conscient qui est dans le pouvoir personnel indé-
terminé du goût dont dépend le choix. Mais j'ai
beau choisir, modifier sans cesse longuement, mi-
nutieusement les mots et les sons, si je le fais dans
le sens de la nature poétique, j'éveille de plus en
plus les résonances mystérieuses qui aiguisent,
prolongent, transfigurent ma sensibilité à l'infini
et comme « au delà de mon être ». (MAURRAS.) Le
conscient ne m'a servi qu'à repasser dans l'incons-
cient et à le retrouver d'autantplus impénétrable,
par là même, comme la forêt vierge, plus fertile
et plus merveilleux
;
ginatifinventeur : la poésie-raison est en dehors
de la «réalité »,poétique la raison seule et ses
rigueurs (pas plus que la volonté arc-boutée sur
des conventions) n'est créatrice. La sensibilité du
reste (sensation et sentiment), plus ou moins ins-
tinctive et inconsciente, a son armature propre, sa
logique, «ses raisons que la raison ne connaît
pas ».
; :
(Nouvelles littéraires, 7 nov. 25.)
Deux légers correctifs le conscient ne dépend
pas que de la raison on peut être conscient de
sensations et de sentiments qui échappent à toute
pierre de touche rationnelle. D'autre part, il y a une
autre « logique », comme nous venons de le dire,
que celle du raisonnement, et c'est le mot « appa-
reil », en retrançhant «logique », que j'auraissou-
ligné à la place de M. Pierre Mille. Indépendam-
ment du conscient affectif et de la logique déduc-
tive, la raison n'est pas exclue par la poésie de son
foyer, elle doit se tenir seulement, comme dans la
vie, à sa place de ménagère 1.
1. Celles de mes pensées qui germent en pleine vie ne
sont jamais d'ordre essentiellement intellectuel; ce sont
des mouvements accompagnés d'émotion. ce sont des
épanouissements ou des repliements de désirs, de vo-
litions, d'impulsions vitales. Sans doute c'est par l'in-
tellect que je prends conscience de ces mouvements mul-
tiples, mais il n'en forme pas l'essence, il n'en est que
le véhicule, le metteur en scène et le metteur en œuvre.
Cette forme de pensée, seule habituelle et normale se
reflète fidèlement dans le langage naturel, et si cela est
vrai, il doit être autre chose que ce que nous fait croire
la logique (CHARLES BALLY, loc cit., 20-21.)
- Dans une des plus remarquables étudès (fort
inégales) du volume sur L'Art et la Pensée (F. Al-
can, 1926), réparti entre divers collaborateurs par
le Journal de Psychologie,M. Charles Lalo vient
d'analyser Le conscient et l'inconscient dans l'ins-
piration. Après avoir montré l'interpénétation-cons-
tante de ces deux états, et notamment le rôle des
« schémas imaginatifs », trop ingénieux « intermé-
»
diaires entredeux pôles trop distincts, l'auteur
croit pouvoir conclureque si les premières phases
de l'inspiration ordinaire sont inconscientes, elles
sont conscientes dans «les faits privilégiés» des
« »
arts, l'œuvre étant achevée, arrêtée par l'inter-
vention de la « conscience claire ». Il s'appuie sur
les multiples corrections et retouches des artistes
et des écrivains s'efforçant d'atteindre ledéfinitif.
Mais qu'il étudie la technique de Rembrandt, de
Rodin ou même d'Anatole France, que constatons-
?
nous Que précisément l'artiste le plus clairvoyant
ne peut pas savoir où il va, que ses corrections et
procédés sont le fruit, comme ses esquisses, ébau-
ches et brouillons, de tâtonnements sucessifs pro-
pres à le maintenir dans la synthèse confuse de
l'exaltation initiale ou à lalui faire retrouver et que,
plus, il a de génie, plus il tend vers l'expression
qui nous éloigne d'un déterminatif net, limité, pour
provoquer dans les profondeurs de l'inconscient
le plus de suggestions possible. En somme, l'œu-
vre, l'œuvre lyrique, s'entend, — et par quelque
côté tout travail d'imagination est de vie lyrique,-
n'est jamais arrêtée. Quand la « conscience claire»
prétend la fixer, elle la tue.1
1. Qu'importe que, pour M. Charles Lalo, comme pour
;
drait éliminer les principes vivants pour obtenir
une stérilisation parfaite mais comme il ne doit
être question que de maintenir ou retrouver le type
pur dans toute sa complexité instinctive, on ne sau-
rait rien perdre des richesses de l'inconscient, en
état seul de nous y ramener. 1
M. l'abbé Bremond le comprit à merveille, sans
toutefois assez dégager la pureté biologique de
la pureté chimique. Ses Eclaircissements nous le
prouvent par les remarques mêmes de ses corres-
pondants, qui lui font observer que de séparer la
»
«pureté métaphysique de la «pureté morale»
n'était pas assez dire. C'était aussi en quelque
sorte favoriser la stérilisation que de frapper d'im-
pureté, pour mieux distinguer le prosaïque du poé-
tique, des éléments communs à laprose et au vers
(images, sentiments), puisque la nature de la poésie
les incorpore non seulement sans s'altérer, mais
presque toujours dans une communion qui, l'inten-
sifiant, multiplie son expansion rayonnante.
Une nouvelle confusion s'établirait si l'on ne
rappelait pas expressément que la prose peut res-
sortir au poétique et le vers au prosaïque par le
contenu et par le contenant. L'auteur de la Poésie
Pure aurait mieux contribué à la dissiper en pla-
çant côte à côte des fragments de vers et de prose
d'une suggestion poétique également ineffable.
Nos grands prosateurs imaginatifs ou sentimen-
taux en sont pleins. Il s'agit donc avant tout de ne
pas diminuer la poésie même, en ne reconnaissant
pas tous les moyens susceptibles de la manifester
à travers une substance commune 1.
1. «Entre les deux catégories de l'expression humaine
(la poésie et la prose) je ne veux exprimer que des ten-
dances divergentes et les différences extrêmes, tandis
qu'une large zone médiane reste indécise. Cette remarque
est surtout vraie pour la littérature française où la
poésie n'est souvent que de la prose «montée », tandis
Dans cet esprit, il convient de laisser complète-
ment de côté la vieille distinction bilatérale de la
prose et du vers, aussi fausse que toutes les au-
tres, pour identifier la poésie partout où elle se
présente dansl'alliance indivisible qui la constitue
du sentiment et de son expression esthétique.
En reprenant sous un autre angle ce que nous
disions du didactisme obligatoire inhérent aux
mots etde la nécessité de les rendre dépendants
avant tout, pour le poème, du mouvement ému
qui les transporte, de l'émotion au langage et du
langage à l'émotion des commandes mutuelles font
naître cette alliance, d'un même mouvement figu-
ratif — qui est le rythme. Le rythme achève l'unité
de notre être psycho-physiologique et le rend sen-
sible au dehors par communication attractive. Nous
ne pouvons point nous exprimer sans rythmer la
suite de motsqui traduit notre émotion et qui en
fait une personne concrète identique à nous-mêmes.
Or, tant que ce concret n'est pas ruiné par l'abs-
trait, tant que l'abstrait n'a pas dépouillé nos trans-
missions de.leur vie personnelle, usé par l'habitude
l'effigie de notre monnaie, réduit pour l'utilité gé-
nérale le relief de la frappe individuelle — il y a
poétisme. La moindre phrase libre, ainsi réelle-
ment vivante, est invention, œuvre d'art. Ce n'est
qu'une question de degré. Par contre, le vers n'est
trop souvent qu'un passe-partout, un stéréotype
:
formule mathématique commode pour le cadre
d'une expérience le signe d'une réalité qu'il n'est
pas.
Quoi qu'il en soit, par le mouvement rythmé, et
par la substance à la fois physique et immatérielle
qu'il manœuvre et transmet après l'avoir fait jail-
lir de nos obscures profondeurs, nous touchons ici
au côté le plus important, le plus délicat, le plus
diversement compris ou imcompris du problème
«
posé par M. Bremond, celui de la poésie-mu-
sique ».
*
**
Côté délicat, mais ne présentant aucune des dif-
ficultés de l'état de conscience dans la composi-
tion et la réception de l'œuvre poétique. Ces diffi-
cultés ne seront jamais entièrement résolues, puis-
la
que, si elle l'étaient, l'essence même de poésie
disparaîtrait dans cet éclaircissement avec son
mystère. Mais quant à ce qui est de sa substance
musicale, je n'arrive pas à m'expliquer les contro-
verses qu'elle suscite toujours,car on se trouve en
face, d'évidences simples. Pour les contester, il
faut être aveuglé soit par l'écriture, si l'on est
écrivain, et les combinaisons de langue et de pen-
séedont elle masque latrame sonore du langage,
soit par l'emploi, si l'on est musicien, d'un mode
différent et plus étendu que cette même substance.
Or, les esthéticiens, philosophes et critiques au-
!
raient dû depuis longtemps nous soustraire à ces
aveuglements de métier. Hélas eux aussi ne se
défient pas assez de leurs yeux d'écrivains et de
leur cataracte.
Descendons l'échelle que nous montions tout à
l'heure dans l'avant-dernier chapitre. Partir de ce
que nous croyons l'idée pure ou partir de ce que
nous croyons la sensation pure, ne change pas le
problème. Dès que le langage a frànchi le stade de
la première imitation représentative, le geste ins-
tinétif de l'émotion n'est pas plus absentde l'idée,
même transcendantale, que la pensée embryonnaire
de l'émotion spontanée et de son geste réflexe.. Un
concept entièrement dégagé de toute sensation pro-
duit en nous une certaine chaleur, énergie, force,
déterminatrice demouvements mimiques et sono-
res plus ou moins refoulés1. On se rappelle la
fièvre que donnait à Malebranche la lecture de
Descartes. A plus forte raison une pensée suscep-
tible d'être interprétée par l'art, c'est-à-dire à tra-
vers l'impression de nos sens, et qui n'est, par
conséquent, presque toujours qu'un sentiment
pensé. A plus forte raison encore une émotion pro-
voquée par une sensation quelconque, mettant en
jeu tout notre appareil physique.
Nous avons vu comment cette force et ces mou-
vements sont extériorisés par le langage, mais
nous devons nous demander de quelle façon s'y
prête, indépendamment du sens des mots, sa ma-
tière phonétique — cette suite de sons produits
par un ensemble d'organes qui les modifient selon
les lieux, les races, les familles et les individus, —
et nous devons constater que ces éléments seuls,
autant qu'émotifs, sont signifiants. Quels que soient
en effet leurs modes, les sons du langage plus ou
moins nombreux, plus ou moins isolés ou groupés,
prennent de multiples valeurs de signification par
eux-mêmes. Vrai, dès l'origine du cri, pour l'ani-
mal comme pour l'homme, cela est encore plus vrai
après des siècles de perfectionnements d'un par-
ler humain devenu une langue organisée, même
au stade graphique de sa codification grammaticale.
Le sens de la phrase dite sera toujours non seule-
:
cun des trois arts renferme les deux autres sous
;
peine de n'être point la danse est poésie et mu-
danse et poésie;
sique ; la poésie, danse et musique la musique,
chacun perpétuant la chaleur
créatrice première par laquelle ils ont vu le jour
ensemble.
L'argument est faux contre la poésie-musique
des intervalles trop peu sensibles de la parole.
Dans le parler courant, même intime et familier,
;
les.écarts sont fréquents de tierce, de quarte, de
quinte
;
dans le parler public, surtout oratoire,
davantage encore et la déclamation poétique est
une composition spéciale qui étend jusqu'au chant
proprement dit les diverses ondulations naturelles
à chacun de nos états vocaux
— ces états soutenus
par la trame rythmique de l'intensité et de la durée,
aux figures parfaitement distinctes en français
comme en toutes les langues. Mais il est vrai
qu'une production de la voix, aussi expressive
soit-elle, sur fond parlé, joue de préférence entre
des intervalles très petits. Or, cela entraîne une
délicatesse infinie, et l'argument en est retourné
contre toute musique trop esclave de la fixité de
ses écarts conventionnels. Pour une oreille vrai-
ment fine, il y a plus de musique dans la mélodie
parlée que dans la mélodie chantée. Sur la ligne
monodique, la première, parce que plus nuancée,
n'est pas plus pauvre que la seconde, toute pro-
portion gardée entre des limites d'une moyenne
moins étendue. En refusant à la poésie sa parenté
avec la musique, on affecte de voir dans ces liens
de famille une assimilation, une identification
mais seuls l'ont faite ceux qui confondent la mu-
;
sique avec la polyphonie et sesharmonies étagées,
ceux qui la noient dans l'orchestre, alors qu'elle est
tout entière dans le fil horizontal d'une simple
mélodie. -'"v
Maintenant la liberté de la mélodie poétique
serait-elle entravée par les groupes tout faits des
timbres que nous imposent les mots dans la-pré-
En aucune manière :
pondérance de leur enchaînement grammatical ?
les places variées qu'on peut
donner à ces groupes, leur nombre, leurs liaisons
diverses, leurs jeux internes, nous mettent seule-
ment en face d'un autre mode de composition, non
d'une substance d'une autre nature. Et en dépit de
nos maigres codes de versification à côté des mul-
tiples traités de l'art musical, en dépit des règles
« absurdes », comme, entre toutes, les nôtres,
d'un formalisme abstrait paralysant les formes
vivantes, les poètes, plus ou moins volontairement,
ont toujours usé d'une composition personnelle
musicale autant que poétique.
*
Mais, selon certains, il serait factice et trompeur
;
les mêmes sonorités se
prêteraient aux expressions les plus opposées et
même dans le cas d'un accord tenté généralement
entre l'objet et la texture harmonique du mot,
comme citadelle, par exemple, mortadelle, qui re-
présente une charcuterie, l'aurait exprimé encore
mieux.
Il n'y apas un atome de vérité dans les belles
apparences de cette objection. Quels que soient en
musique la variété des timbres et leur degré sur
l'échelle du grave à l'aigu, s'il est des caractères
d'un certain ordre qui s'adaptent plus naturelle-
ment à tel effet qu'à tel autre, il n'en est pour ainsi
dire pas qui ne puissent se prêter à tous les sen-
timents. Pourquoi en serait-il différemment des
timbres et des hauteurs du langage ? d'autant que
le sens des mots guide leur signification sonore.
C'est une question d'espèce, etl'art de la compo-
sition consiste précisément dans tous les arts à
faire servir un nombre restreint d'éléments à des
expressions multiples dont le renouvellement sur
un front éternel, est inépuisable. Il consiste sur-
tout en ce que les valeurs tirées de ces éléments
ne soient pas égales entre elles, que des vides sé-
parent des pleins, que leurs groupes ne fassent pas
tous images. En poésie, le défaut de la composi-
tion parnassienne, aussi de la mallarméenne (dans
laquelle on doit ranger tous les symbolistes par-
nassiens) fut précisément d'exagérer la succession
de ces reliefs. On doit donc rencontrer des grou-
pements et des correspondances de timbres perdus
dans des périodes indifférentes qui ne nous per-
mettent d'incriminèr en rien leur pouvoir de sug-
gestion à des places souveraines, qui lui donnent
au contraire toute sa force.
Mais, disent nos graphistes entêtés, le musicien
dispose très consciemment dans sa composition du
moindre élément de la matière sonore pour obte-
nir l'expression attendue, tandis que la plupart du
temps chez le poète, le travail musical s'opère en
toute inconscience, sauf (et encore !) à la rime, et
qu'il n'est jamais sûr de pouvoir placer, par exem-
ple, un o grave, là où le musicien est assuré de
mettre un fa, s'ille juge à propos, suivant la direc-
tion de sa mélodie. Là, nous retrouvons les divers
degrés créateurs du conscient et de l'inconscient,
en admettant que cette départition entre le musi-
cien et le poète soit juste. Or, cela importe peu
puisque le certain est que, d'une manière ou d'une
autre, les poèmes témoignent surabondamment
d'un constant accord chez les vrais poètes entre le
sentiment et l'harmonie, que cet accord échappe
-
::,,*
:
blit une harmonie. Ce n'est pas seulement aujour-
d'hui une vue de l'esprit la preuve est faite que
de l'insecte à l'étoile, des plusinfimes cellules aux
la
plus vastes soleils, vie de l'univers est physique-
ment une vibration continue. Or, une musique in-
:
visible, plus infinie encore, habite l'homme inté-
rieur en elle, par elle s'opère l'œuvre d'art avant
sa matérialisation en tableau, statue, monument,
symphonie ou poème. Qu'on se rappelle ce que
-
*
Pater que «tous les arts tendent constamment à
»
serapprocher de la musique ; tous les arts sont
les enfants de la musique, des enfants trop sou-
vent ingrats qui se perdent en l'oubliant 1,
mais
qui, avec tous leurs pouvoirs, se retrouvent, dès
que, par des résonances en nous infinies, ils re-
viennent à elle.
*:!:
*
En découvrant ce substratum musical de tout
art,nous aboutissons enfin au lyrisme. Condition
même de l'œuvre artistique particulière, en même
temps que synthèse dans cette œuvre des expres-
sions de tous nos sens, par conséquent de tous les
arts, une exaltation personnelle, un «enthousias-
me», qu'il soit shelleyen ou baudelairien, est,
1. En poésie cet oubli devient particulièrement lamen-
table: «Les jèunes écrivains ne marchent nullement
dans la direction que je crois la bonne. Les questions
• musicales paraissent leur être devenues étrangères, ils
sont obsédés par des images visuelles qu'ils plaquent
l'une à côté de l'autre sur un mur, inscrites comme dans
»
des cartouches. (PAUL CLAUDEL, art. cité, 1ER nov. 25,
p. 570).
d'abord à l'origine. Cet enthousiasme soulève les
ondes multiformes de l'être intérieur et ces har-
monies le mettent en communication avec toutes
les musiques de l'univers dans un indéfinissable
échange de sensations et de sentiments. De cet
art, naîtsurtout le poète, avec toutes les forces
psychiques qu'il entraîne dans le poème. Par ces
forces, qu'il reste un simple danseur-chanteur, ou
qu'il devienne un prêtre et se croie un magicien,
il est un incantateur. Il possède la vertu transfor-
mante des sons et du verbe, vertu qui échappe à
la raison ou la dépasse, qui ne dépend pas de la
« conscience distincte ».
Rien d'extraordinaire alors à ce qu'il se consi-
dère comme en proie à un dieu, comme un initié,
non, ainsi que le voudrait M.. Cœuroy, de simple
apprentissage, mais comme celui qui, subissant
une «influence secrète », est doué d'un pouvoir
suggestif, ineffable et mystérieux. Les mots dont il
se sert employés par d'autres n'ont pas du tout
cette magie. Il est donc apte spécialement à re-
»
cevoir un « fluide qui semble lui devenir propre.
Mais, d'après l'expérience mystique d'Henri Bre-
mond rejoignant les expériences poétiques des siè-
cles, le poète ne serait qu'un poste de réception et
d'émission, Par la préparation de sa nature et de
il
sascience, a rendu seulement possible la con-
jonction des ondes. Sa volonté aurait ensuite peu
de part à la traversée des mots par ce fluide dont,
selon l'expression de Shelley, «les visites de la
»
divinité le surprennent et le baignent.
On voudrait que cette conception fût exclusive-
ment romantique. Nouvelle, erreur de nos rationali-
sants. Du sorcier primitif et du devin, au prophète
et au grand créateur de mythes, elle fut celle de
tous les lieux, de tous les âges, et,en France, de
notre période classique comme des autres.
IX
;
rassise, il ne la voit pas, non plus que la splendeur
d'un éclair elle ne pratique point notre jugement,
*
elle le ravit et ravage. (Livre I, chap.VI.)
**
D'où vint que ce sentiment parfait du poétique
s'obscurcit au dix-septième siècle ? De ce que,
trompé par la rhétorique des Anciens et ses règles
communes à la poésie et à l'éloquence, on ne s'aper-
çut point que pour eux l'éloquence était un
mode de la poésie, alors que pour nous elle deve-
nait tout prose. On renversa les antiques facteurs
chez les Anciens la poésie commandait la prose,
:
chez nous la prose asservit la poésie, et en dépit
de toutes les renaissances depuis un siècle de notre
lyrisme, elle continue à l'asservir dans l'enseigne-
ment de l'école, d'où la nécessité incroyable d'un
débat comme celui-ci.
Cependant, tandis que « les règles de la raison»
étaient placées au-dessus de tout, la moindre
:
lueur du vrai sentiment poétique les perturbait. Il
se produisit même une intervention singulière les
orateurs, s'en dégageant davantage, devinrent plus
poètes que les poètes. Dans le jaillissement plus,
libre des émotions et de la parole auquel ils pou-
vaient s'abandonner, ils écartaient ces règles d'ins-
tinct. Lorsqu'un Bossuet parle de la poésie, il n'y
songe pas :
Son style hardi, extraordinaire, naturel toutefois
en ce qu'il est propre à représenter la nature dans ses
transports, marche par de vives et impétueuses sail-
lies. Affranchi des liaisons ordinaires que recherche
le discours uni, renfermé d'ailleurs dans des caden-
ces nombreuses qui en augmentent la force, il sur-
prend l'oreille, saisit l'imagination, émeut le cœur.
;
aurait été mis en lumière, dit Eugène, nous n'en se-
rions pas plus savants que nous sommes cette
matière étant de la nature de celles qui ont un fond
impénétrable, et qu'on ne peut admirer que par l'ad-
miration et le silence.
— Je suis bien aise, dit Ariste, que vous preniez
enfin le bon parti, et que vous vous contentiez d'ad-
mirer ce que d'abord vous vouliez comprendre. Si
vous m'en croyez, ajouta-t-il, nous en demeurerons
là et nous ne dirons plus rien d'une chose qui ne
subsiste que parce qu'on ne peut dire ce que c'est.
(Ent. d'Ar. et d'Eug. Ve entretien, p. 369.)
Le Père Lamy dans son admirable rhétorique,
L'Art de parler (1670)1 et dans ses Nouvelles Ré-
;
flexions sur l'Art poétique (1678) patronne autant
que Boileau laraison et le bon sens il n'en ré-
1. Ce traité est en premier lieu fondé sur la physiolo-
gie, sur une étude dé nos organes et de la parole souvent
très juste. Il n'y a rien de semblable dans notre ensei-
gnement. Nos pauvres écoliers ignorent les plus pratiques
éléments que l'ancienne rhétorique dispensait, et avec
beaucoup plus de science qu'on ne croit, à leurs devan-
ciers de l'ancien régime.
clame pas moins pour le poète le droit de ressentir
les passions «qui sont le ressort de l'âme » pour
que nous sentions vivement l'objet dont il désire
que nous soyons émus.
Les passions sont bonnes en elles-mêmes :
seul dérèglement est criminel. Dans les passions les
leur
transportentet ;
Nos Passions ne nous permettent pas de nous
arrêter longtemps à une même pensée elles nous
nous agitent, et nous interrompant
à chaque parole, elles nous font dire presqu'en un
moment cent choses toutes opposées. (Nouv. réflex.
sur Part poétique, p. 514, idem.)
Qui ne voit là une critique essentielle des poè-
mes du temps, et tout ce que le lyrisme roman-
tique a cherché à retrouver en rejoignant les prin-
cipes de Longin et de Bossuet.
Le Père Rapin a beau combattre la théorie de
Platon, vouloir que le poète n'obéisse qu'à des
« emportements réglés » et juger que de « décider
entre l'art et la nature pour ce qui contribue da-
vantage à la Poésie n'est pas aisé et peu impor-
tant », il n'en convient pas moins qu'il faut «en-
»
lever l'auditeur par la passion. Mais nos moyens
pour y parvenir seraient trop limités. Après avoir
blâmé le «Phoebus » et le «Galynatias » de du
Bartas et de Ronsard, il ajoute :
On est tombé depuis dans une autre extrémité par
un soin trop scrupuleux de la pureté du langage
car on commence d'ôter à la Poésie sa force et son
;
élévation, par une retenue trop timide, par une fausse
pudeur dont on s'avisa de faire le caractère de notre
langue. On en retrancha sans raison l'usage des
:
métaphores, et de toutes ces figures qui donnent de
la force et de l'éclat aux paroles et on s'étudia à
renfermer toute la finesse de cet art admirable dans
les bornes d'un discours pur et châtié, sans s'expo-
ser jamais au péril d'aucune expression forte et
hardie. (Réflexions sur la Poétique. — Les Œuvres
du P. Rapin, dernière éd., 1709, II, p. 125.)
:
pourquoy : si ce n'est qu'ils ont un goût plus exquis
pour ce qui sied, que n'ontles autres sans sçavoir
toutefois que c'est par ce goût qu'ils plaisent. (Les
Œuvres du P. Rapin, II, p. 491.)
collège !
Qu'ils étaient savoureux ces vieux pédants de
L'esprit classique, tel qu'il fut entendu
par les Séminaires et l'Université depuis le Pre-
mier Empire et tel qu'il l'est encore, n'eut rien
de commun avec le leur. Comparez le ton de nos
doctrinaires et leur étroitesse absurde avec tout
ce que le respect, la vénération des règles laissait
»
d'ouverture au «je ne sais quoi et au sentiment
en plein cartésianisme1. Pendant que le Père La-
my voulait que son cœur fût une «fournaise ar-
Descartes lui-même, dans une de ses lettres, rap-
1.
porte au dérèglement de ses «esprits animaux »
s'être trouvé disposé à faire des vers dans un accès
de
de fièvre violente. (D'après Louis Racine).
dente », le Père Rapin en lisant l'Iliade croyait
«entendre des trompettes». Il souhaitait d'ail-
leurs qu'on trouvât pour la Poésie et l'Eloquence
-
»
les moyens de plaire « à coup sûr de la Musique
par «les proportions secrètes de son harmonie ».
Au dix-huitième siècle, les du Bos (Réflexions
sur la Poésie et la Peinture, 1719), et les Batteux
(Principes de la Littérature, 1746), prédécesseurs à 1
;
la poésie ». Le délire platonicien était découvert à
l'origine de la poésie de tous les peuples et c'est
par l'analyse d'un psaume que Batteux démon-
trait les caractères complets, véritables, du poème
lyrique. Ducerceau imputait à l'indigence de nos
tours et de notre versification *
4
.;
Il y a des beautés de sentiment qui sont les vé-
ritables (p. 46.)
Tel est le privilège du génie d'invention., il, laisse
loin derrière lui tout ce qui n'est que raison et
qu'exactitude (p. 84.)
La vérité est qu'il n'y eut jamais chez nos. clas-
siques aucun accord entre la réalisation et les prin-
cipes du lyrisme et du «sublime », tels qu'ils
nique agréable ;
glent l'humanité. L'art ne serait qu'un jeu méca-
la science, une suite imperson-
nelle de démonstrations mathématiques.
DE LA DÉCOUVERTE POÉTIQUE
A LA DÉCOUVERTE SCIENTIFIQUE
;
ses Eclaircissements, M. l'abbé Bremond a reçu
les renforts les plus sérieux et je m'étais proposé,
dès le commencement de cette étude, de verser aux
dernières pages de ce débat quelques nouveaux
textes scientifiques, d'autant plus probants pour la
poésie qu'ils le sont pour la science. On ne saurait
trop se réjouir de tout ce qui peut, contre des
antagonismes superficiels, en unir les conceptions
d'un ciment commun, afin de les rendre plus soli-
des les unes par les autres sans que soit modifiée
*
**
Une intuition est à la base de toute science.
L'expérimentateur qui n'en connaîtra pas l'étin-
:
périmentale, s'il proclame qu'on ne peut atteindre
la vérité que par l'expérience, ajoute
Puis encore :
Il n'y a pas de règles pour faire naître dans le cer-
veau, à propos d'une observation donnée, une idée
juste et féconde qui soit pour l'expérimentateurune
sorte d'anticipation intuitive de l'esprit vers une re-
cherche heureuse Son apparition est toute spontanée
et sa nature toute individuelle, c'est un sentiment par-
ticulier, un iqiiïd proprium, qui constitue l'originalité,
l'invention ou le génie de chacun. Il arrive qu'un
;
fait ou une observation reste très longtemps devant
les yeux d'un savant sans rienlui inspirer puis tout
à coup vient un trait de lumière. L'idée neuve appa-
raît alors avec la rapidité de l'éclair comme une-
sorte de révélation subite. (Introduction; p. 54-60.)
Quel mystique de la philosophie ou de la reli-
?
gion parlerait autrement Au vrai, l'Introduction
à Ici médecine expérimentale est beaucoup plus
près qu'on ne pense de l'Introduction à la méta-
physique, car c'est Ml Bergson qui tire toutes ses
conséquences de l' «intuition »
et de la «révéla-
»
tion subite de Claude Bernard, lorsqu'il nous dit
que :
L'intuition est cette espèce de sympathie intellec-
tuelle par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un
objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par
conséquent d'inexprimable (Int., p. 3.)
La philosophie de M. Bergson est en effet beau-
coup plus près de l'expérimental, et par consé-
quent soumise au fait scientifique, que, parmi ses
adversaires, les petits rationalistes et les petits tho-
mistes, refaiseurs de catégories, n'ont l'habitude
de le croire. En aucun de ses ouvrages M. Bergson
n'esquive les résultats de quantité que la science
impose à notre raison. Mais dans quelle mesure
l'expérience quantitative est-elle définitive, entière-
ment valable, alors qu'y sont éludés les éléments
de qualité, c'est-à-dire ceux de notre perception
et de notre sensation personnelle ? Il y a comme
une métaphysique individuelle antérieure à toute
expérience, et les conclusions de cette expérience
n'échappent point à une métaphysique postérieure.
Impossible donc de se passer d'une psycho-phy-
siquequi fasse entrer la qualité dans la quantité,
et qui ne légitime les spéculations de M. Bergson
fondées sur la réalité d'une durée à la fois externe
et interne, non indépendante,du moi total et pro-
fond que divise l'esprit par une analyse prenant
seulement l'objet du dehors. «Analyser, écrit le
philosophe, consiste à examiner une chose en fonc-
tion de ce qui n'est pas elle ». Cette analyse jux-
tapose un à un les éléments dont chacun n'est
réel que dans leur ensemble, et cet ensemble le
moi le saisit d'un coup dans une création de soi
sans cesse renouvelée, spécialement par la dé-
couverte artistique. --
;
ce qui conduit d'abord aux croyances que la raison
confirme ouinfirme par la suite mais la confirmat-
tion, lorsqu'elle est possible, consiste en dernière
analyse, dans un accord avec -d'autres croyances qui
ne sont pas moins instinctives. La raison est con- t
trôle, plutôt que puissance créatrice; Jusque dans le 1
;
piristes disciples de Mill, encerclent lé domaine de
notre savoir et créent de tous côtés des impasses il
a vu que ces dilemmes ne sont pas justes, qu'entre
eux il existe plusieurs alternatives, que bien d'autres
alternatives encore apparaîtront dans un avenir éloi-
gné, et que par suite ce n'est le plus souvent qu'en
apparence que l'intuition défie les formes logiques
(p. 55-56).
*
**
Avec ces témoignages, nous ne sommes pas en-
core sortis du domaine de la connaissance. Mais
quand il s'applique au domaine de l'art, à la figu-
ration émotive du monde, à l'exaltation de notre
être s'efforçant d'embrasser à travers l'être et les
choses un inconnu de beauté qui ne peut surgir que
de l'extase (souffrante ou triomphante), l'esprit
serait-il moins soumis à l'intuition et à son élan
mystique? Et faudra-t-il que les psychologues et
les esthéticiens ramènent des poètes au sentiment
de leur état, de leur but et de leur pouvoir ?
L'œuvre d'art est un surprenant phénomène de
synthèse directe obtenu d'emblée, écrit M. Edmond
Monod-Herzen, et qui traduit des réactions émotives,
intuitives, dont la plus grande part est subconsciente.
(Science et Esthétique, Gauthier-Villars, éd. 1915.)
En 1892, dans L'Intuition, quelques mots sur la
Poésie et sur la Science et en 1899, dans un autre
essai, La Logique de la Poésie1, le philosophe
suédois, M. Hans Larsson, qui a si judicieusement
fait état de la page de Stuart Mill que nous ve-
nons de transcrire, avait déjà exposé le rôle de
1. Traduction de E. Philipot, préface de E. Boutroux,
avertissement de Lucien Maury (Ernest Leroux, éd. 1919).
l'intuition dans les deux domaines, le poétique et
le scientifique:
Cet acte de conscience (« spontanée ») appelé in-
tuition est le même, que ce soit un poète qui dans
un moment d'inspiration voie la vie s'illuminer d'un
éclair rapide, ou que ce soit un savant, un chercheur
à qui les profondeurs de l'existence se découvrent en
une telle seconde, pour se refermer peut-être avec la
même rapidité. Ce qui s'est passé dans cette seconde,
c'est que la pensée à volé à tire d'ailes sur des es-
paces qu'elle n'est pas assez forte pour embrasser
continuellement. Voilà pourquoi l'illumination est si
fugitive et momentanée. Il n'est pas étonnant que
ceux qui ont éprouvé avec le plus d'intensité cette
richesse d'intuition considèrent comme quelque chose
de médiocre la trame grossière et peu serrée des
syllogismes. De là, l'obscurité qui flotte sur la poésie
:
et sur tout travail dû à l'intuition. Cette obscurité
existe vraiment et pour deux causes en partie parce
que nous ne pouvons pas conserver par la suite tout
ce que nous avons vu, — ce qui est, à strictement
mot;
parler, une obscurité dans l'acception courante de ce
en partie aussi parce que dans toute synthèse
un peu riche les associations empiètent tellement au-
tour d'elles qu'elles entraînent et élèvent à la cons-
cience même ce qui gît non éclairci dans les profon-
deurs. (L'Intuition) p. 24, 25.)
C'était à tort qu'« on s'habituait », écrivait
à
Emile Boutroux dans I& préface, « identifier la
raison avec la pensée logico-mécanique », elle est
elle-même partie de notre faculté intuitive, et aussi
nécessaire ainsi pour les vues du philosophe que
pour les expérimentations du savant
Le sentiment a sa plus grande force non seulement
au pôle inférieur, mais au pôle supérieur du déve-.
loppement humain (L'Intuition, p. 9.)
Si, par conséquent même dans l'ordre analyti-
que, il y a deux logiques qui ne peuvent se confon-
dre et qui se complètent ou se détruisent, la
».•
logique de la poésie n'est pas moins forte parce
que spécialement intuitive, parce qu'« elle ne se
trouve pas à la surface », parce qu' «elle est au
fond
ELLE N'EST PAS MÉCANIQUE NI STÉRÉOTYPÉE,
MAIS ORGANIQUE. (La Logique de la poésie,
p. 193.)
On ne saurait trop retenir cette formule et la
creuser.
Or, en étant organique, l'intuition, particulière-
ment celle de la poésie, n'attend son entière puis-
sance créatrice que si elle retrouve en nous toutes
les forces physiologiques et psychiques inconscien-
tes, refoulées par l'habitude de l'abstraction. C'est
ce que M. Jules de Gaultier appelle avec une pé-
nétrante justesse un « rythme de reprise »,
chargé d'associer les plus anciennes formes mysti-
ques. aux modes nouveaux de l'énergie. de resti-
tuer au langage le pouvoir d'extérioriser et de com-
muniquer l'émotion qu'il avait perdue à mesure qu'il
était devenu un moyen de signification plus parfait.
(La Vie mystique de la Nature, p. 40-41, Crès, éd.
19241.)
:
physiologie poétique (Revue blanche, mai, juin et
juillet), avait conclu
Le labeur poétique tendra donc, parmi les divers
termes qui expriment des sens voisins, à choisir en
chaque occasion, par rétrospective divination, celui
dont la forme sonore sera le mieux consubstantielle
à la sensation mère du concept énoncé.
Et l'auteur, dans la partie "de son dernier ou-
vrage concernant « le lyrisme », montre que cette
»
«sensation mère est liée au langage ancestral,
lorsqu'il était
le prolongement et l'extériorisation pure et simple
dans le milieu sonore de ta vibration nerveuse iden-
tifiée avec la réalité même de l'émotion physiologi-
que (souligné par l'auteur). lorsque l'homme sans
l'intermédiaire d'aucune convention, d'aucun signe
intentionnellement élu, transmettait à l'homme d'une
façon entièrement adéquate un état de sensibilité qui,
par induction, se trouvait reconstitué selon son iden-
tité dans tout organisme similaire. (La Vie mys. de
la nat.,p. 161.)
par « mystique »: «L'activité mystique, c'est, en termes
clairs, exempts de mysticisme, la part de l'activité gé-
nérale d'une énergie qui se développe dans le subcons-
cient psychologique pour ne se révéler à la conscience
qu'après une interruption plus ou moins longue de son
contrôle (p. 158).»
Cette interprétation peut parfaitement s'accorder avec
une plus irrationnelle. Il suffit que du«subconscient»'
émerge cette «croyance instinctive» dont M. Bertrand
Russel nous a rappelé qu'elle est un des éléments iné-
luctables de la connaissance scientifique même.
Les moyens poétiques, le rythme principalement,
permettent de replonger l'expression verbale dans
ce bain premier, de redonner au langage d'aujour-
d'hui cette «substance » émotive qu'il «laissa
échapper dans les interstices des mots ».
Ces moyens sont en rapport direct avec la physio-
logie sur laquelle ils s'insèrent. Ils agissent sur elle
comme un organe sur un organe (p. 166. La poésie
renoue (alors) la chaîne physiologique que l'inter-
vention mentale avait brisée (p. 164).
Qu'on ne nous dise pas que c'est nous rame-
ner à un primitivisme grossier. Ce sont les hommes
de la plus haute cluture,
»
-
ment d'Henri Poincaré dans La Science et l'Hypo-
thèse, s'ils n'étaient bien connus.
Tous nous confirment dans l'opinion
parce qu'il
la «réalité unifiante »
est seul capable
:d'embrasser
de l'être et des choses,
l'« ineffable sentiment d'où sort l'intuition géné-
ratrice est à l'origine de toute découverte, scien-
tifique comme artistique ;
— que ce sentiment détermine un état de
croyance plus ou moins inconscient permettant
l'enthousiasme, l'exaltation, les transports, sans
;
que nous l'entendons, est liée au contraire à l'ex-
périence qu'elle provoque elle écarte les limites
de l'idée ou de la volonté qu'on lui oppose, les
-
même ajouter :
ment dite. » (Le Temps, 2 nov. 1925), et qui osait
«La beauté n'est qu'une illustra-
»
:
tion et un épanouissement de la raison ! Tout
est d'abord croyance, autrement dit confiance
et jusqu'à l'aboutissement tout un fond immense
;
demeure obscur. Pas une découverte qui ne soit
le résultat premier ou dernier d'un état lyrique !
:
Pas une qui puisse naître sans que la fée se pen-
che sur son berceau sans que l'Intuition aux traits
;
noient dans leur inconscient comme si le réel n'était
que ténèbres les autres le nient à ne pas le voir
d'un regard qui se croit lucide, et qui s'aveugle à
fixer le vide. La nuit, des deux côtés, est aussi
»
grande que né pénètre pas l'« éclair qui enfonce
le conscient dans l'inconscient, qui rend l'incons-
cient conscient.
Nous ne retrouverons pas la poésie sans cet
éternel mysticisme où s'opère la synthèse de l'être
et des choses. C'est à méditer sur cette évidence
que nous a conviés M. l'abbé Bremond. Qu'il y ait
associé la mystique religieuse, cela ne peut gêner
personne. Du moment qu'il y a croyance, — nos
savants nous ayant assez dit que chaque pas fait
dans la connaissance même est un acte dé foi —,
que les croyances s'ignorent ou s'opposent, toutes
les mystiques s'apparentent. On doit aller plus
loin et ne pas craindre de penser qu'elles se tien-
nent, qu'elles se complètent.
Mystique esthétique, mystique religieuse, mys-
DE LA POESIE PURE
par
PURE.
HENRI BREMOND
de l'Académie Française
LAPOÉSIE 15
ECLAIRCISSEMENTS.
92
.-
VIII. — Renforts. — Correspondants et textes
contemporains.
Textes du passé. Baudelaire
104
IX. — — De
aux «préromantiques» 118
X. — Les Arts et la Poésie. — Le sujet et
les cadences plastiques— 131
XI. — Les Arts et la Poésie (suite), — La
mystique du chef-d'œuvre. — Le
sentiment des simples 137
XII. — La Poésie et la Science. — Le con-
cours des philosophes. — Les « as-
»
sociations informulées et le « com-
plexe primitif », d'après M. Lionel
Landry
XIII. - L'appui des savants. — En « psycho-
146
; —
— irradiation
(esthétique) ; d'après M. Alfred Lar-
Post-Scriptum.
tigue 153
164
Avertissement.
ROBERT DE SOUZA
I.
:
— La poésie, la poétique, le poème
IL— Le contre-poétique réalisme, ratio-
169
171
III. - nalisme
»
Poésie pure et Henri Bremond
La «
IV.— D'Edgar Poe au « Poète malgré lui»
182
196
207
-
V.— Le retour au didactisme
VI. Le langage gnomique et le poème..
218
230
LA PRESENTE ÉDITION (2* TIRAGE) A ÉTÉ
IMPRIMÉE AUX «PRESSES DE SAVOIE »,
CLERMONT-FERRAND, LYON, AMBILLY.
LA POESIE ET LESPOETES
Racine Valéry
HENRI BREMOND, de
PrièreetPoésie 21.45
l'Arche. et
23.40
Divertissements devant
L'AcadémieFrançaise
23.40
Autour de l'Humanisme. D'Erasme à Pascal. Préface
de G. Goyau, de l'AcadémieFrançaise 23.40
ROBERT BROWNING
alfa,
Poèmes, traduits et présentés par Mme Mary Duclaux.
.•
Les Cabiera Vert.r, 26 »
Maurras1950
..,
,
MARCELCOULON -
Raoul Ponchon, l'hommeetl'œuvre. Préface de Charles
Fables
FRANC-NOHAIN
GÉRARD D'HOUVILLE
23.40
Poésies 23.40
JEAN DE LA VILLE DE MIRMONT
intérieure
L'Horizon chimérique 23.40
CHARLES MAURRAS
La Musique 23.40
HENRY DE MONTHERLANT
Encore un instant de bonheur 19.50
Comtesse DE NOAILLES
L'Honneurdesouffrir
,Derniers Vers etPoèmes
-
d'enfance. 23.40
23.40
RAYMONDRADIGUET
Les Joues en feu, avec un poème de Max Jacob et une 15.60
lithographie de Picasso
JEAN COCTEAU
Essai de critique indirecte 23.40
RAINER MARIA RILKE
E.NOULET
créatrice par Bernard Grasfft6-
Lettres à un jeune poôtepeuivies de réflexions sur la vie
19.50