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gilíes achache

LE MARKETING POLITIQUE

1. Introduction
Depuis 1952, avec la campagne d'Eisenhower qui le premier fit appel à des agences de
publicité, le marketing politique a joué un rôle croissant dans les campagnes électorales. Sa
pénétration en France, bien que plus tardive, est aujourd'hui à peu près totale. Tous les
candidats importants à l'élection présidentielle de 1988 se sont adjoint les services d'une agence
de publicité ou de conseil en marketing. C'est sans doute par manque de moyens financiers que
les petits candidats n'ont pas eu recours à de tels conseillers.
L'objet de ce travail est de déterminer en quoi l'introduction des techniques du marketing
dans les campagnes électorales modifie la communication politique et en redéfinit les condi-
tions.
L'hypothèse est la suivante: le marketing politique renvoie à ce que nous appelons un
modèle de la communication politique ; ce modèle ne structure pas à lui tout seul l'espace de la
communication politique des sociétés démocratiques, mais il se trouve confronté à d'autres
modèles. Il convient d'abord d'identifier ces modèles de la communication politique, ensuite de
voir comment ils se rapportent les uns aux autres, comment ils se composent, enfin de
comprendre pourquoi le marketing politique est à l'égard des autres modèles dans une situation
dominante.

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Qu'entendons-nous par modèle de la communication politique ? Toute forme de
communication politique suppose que soit satisfait un certain nombre d'exigences minimales.
En nous inspirant du modèle classique des conditions de la communication en général, nous
dirons que pour qu'il y ait communication politique, il faut que soient définis:
— Un émetteur, i.e les conditions sous lesquelles un acteur peut produire un énoncé
politique.
— Un récepteur, i.e les conditions sous lesquelles un acteur est visé et atteint par un
énoncé politique.
— Un espace public, i.e les modalités selon lesquelles les individus se constituent en un
récepteur collectif. Puisque ce qui nous intéresse ici, c'est la communication en tant qu'elle est
politique, en tant que communication dans et pour une communauté.
— Un ou des médias c'est-à-dire que soient sélectionnées une ou plusieurs modalités
selon lesquelles l'énoncé est pertinemment transmis, eu égard à l'effet qu'on en attend
(conviction, persuasion, adhésion etc.).
Dans nos sociétés ces conditions minimales sont satisfaites de trois manières différentes,
qui constituent autant de modèles de la communication politique. Nous avons baptisé ces trois
modèles de la manière suivante : a) le modèle « dialogique », b) le modèle propagandiste, c) le
modèle marketing.
Nous présenterons dans cet ordre les trois modèles, puis nous tâcherons de voir s'ils
permettent de constituer un modèle général permettant de décrire la réalité de la communica-
tion politique dans nos sociétés.

2. Le modèle dialogique
Le modèle dialogique est le premier qui s'impose à nous comme étant à la fois le plus
ancien et celui qui est doté de la légitimité la mieux assurée. Il se constitue autour du
mouvement des Lumières aux XVIIe et xvm e siècles. Nous avons baptisé ce modèle dialogique
en ce que le dialogue au double sens d'échange de paroles et de rationalité à plusieurs, y est
présenté comme la forme légitime de la communication politique.

Les acteurs de la communication politique


La compétence requise pour être acteur de la communication politique est selon ce
modèle de trois ordres: les individus y sont rationnels, libres et égaux.

La raison est ici entendue en deux sens. Elle est tout d'abord ce que l'on pourrait appeler
une faculté « communicationnelle ». Elle n'est rien d'autre que la capacité de tout homme
d'énoncer un argument qui puisse être compris par n'importe quel autre homme. Réciproque-
ment elle est la capacité de comprendre un tel argument.

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La raison est la condition sans quoi on ne saurait concevoir le dialogue. Elle est la
présupposition qu'il faut bien faire dès lors que l'on entreprend d'échanger ses arguments avec
autrui. Je ne m'efforce de convaincre autrui que dans la mesure où je suppose que les raisons sur
lesquelles je fonde ma persuasion peuvent également devenir celles de mon interlocuteur. Il faut
que mes raisons puissent devenir les siennes. Or cette représentation contient elle-même le
réquisit que mon interlocuteur et moi, par-delà la différence de nos personnalités, partageons la
même capacité à former nos idées et nos convictions. La raison est précisément cette capacité
commune, ce sens commun qui rend possible l'échange des paroles dans le dialogue.
Le second trait de la rationalité qui intéresse notre propos, est sa prétention à pouvoir
énoncer un discours de validité universelle. Si un discours rationnel est compréhensible par
tous, et peut éventuellement être admissible par tous, c'est que la validité de son contenu est
identique pour tous. La prétention de la raison est donc de tenir un discours dont l'adresse
comme le contenu sont universels.

La liberté de l'interlocuteur n'est pas primordialement la liberté de s'exprimer. Celle-ci


n'est qu'une garantie juridique, certes indispensable, mais elle reste une condition externe du
dialogue. La liberté doit plutôt être entendue ici comme une capacité d'auto-gouvernement de
l'acteur de la communication politique. Elle est cette détermination de la volonté qui permet à
l'acteur de rester rationnel. Etre libre dans le modèle dialogique c'est être capable de maîtriser
en soi toute détermination psychologique qui pourrait perturber l'exercice de la raison,
notamment tout ce qui relève de sa particularité personnelle, ses affects et ses sentiments. La
liberté consiste à maintenir et à reproduire pour soi la distinction du public et du privé (du
rationnel et de l'affectif), et à ne pas laisser influencer son opinion par des motifs ou des
puissances qu'on ne saurait expliciter et rendre clairs pour soi-même et pour autrui. La liberté
est donc la condition qui permet d'évacuer la passion du discours politique.

L'égalité consiste ici en ce que la compétence pour prendre la parole ou pour comprendre
celle que l'on vous adresse est suffisante pour chaque individu. Pour dire les choses dans les
mots de la tradition : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Cette égalité suffit
à fonder une réversibilité des rôles de la communication politique (i.e la relation émetteur/
récepteur). Grâce à elle chacun peut prendre alternativement la place de l'autre au gré de
l'échange des arguments. Aucun rôle n'appartient en propre à aucun acteur. L'homme politique
n'est en fin de compte rien d'autre que l'un d'entre nous.

L'espace public.
L'espace public, dans le modèle dialogique est d'abord défini par son contenu ; plus
exactement par un principe de sélection du contenu des énoncés qui y sont mis en circulation :
l'intérêt général (ou aussi le bien commun). Pour le modèle dialogique, l'idée de l'intérêt général
joue en effet un rôle discriminant dans la communication politique en ce qu'elle constitue

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l'exigence pour tous les énoncés échangés, à ne porter que sur ce qui intéresse tout le monde au
même titre : l'intérêt commun. L'intérêt général ne désigne donc pas un contenu déterminé sur
lequel tout le monde s'accorde, une sorte de plus petit commun dénominateur de tous les
membres de la communauté politique. Il s'agit plutôt de l'idée finale de la forme d'un accord
possible en droit, vers lequel on tend mais auquel en fait on ne parvient pas. Par suite la position
de cet accord final à l'horizon de l'espace public, fonde en retour celui-ci comme le lieu de sa
recherche et de son élaboration commune par l'échange des arguments.
En tant que lieu de la détermination de l'intérêt général, l'espace public pour le modèle
dialogique se distingue d'autres espaces sociaux. Il s'oppose en premier lieu à la sphère des
besoins, la sphère des activités économiques, ce que l'on a aussi appelé la société civile, et
d'autre part à la sphère de la vie privée et de l'intimité. Dans la vie privée comme dans la vie
économique, on n'attend pas des individus qu'ils se déterminent en fonction du bien commun,
en référence à une norme valable pour toute une communauté, mais en vertu de leurs seuls
intérêts ou de celui de leurs proches. Chaque communauté (famille, entreprise) y est définie
dans son autonomie relative et sa distinction par rapport aux autres.
Du point de vue de sa définition positive dans le modèle dialogique, l'espace public
comme espace de communication, est caractérisé par deux traits solidaires : l'homogénéité et la
continuité. L'homogénéité signifie que par principe le sens de ce qui s'échange dans la
communication politique est le même pour tous. On ne saurait y concevoir des communications
particulières dont le sens exigerait, pour être compris, une grammaire particulière et spécifique.
L'espace public de la communication politique comme dialogue est un.
Le caractère de continuité de l'espace public découle de son homogénéité. Ce qui est en
question ici n'est pas la relation entre les interlocuteurs du débat politique, mais le rapport entre
les situations de communications elles-mêmes. Puisqu'elles sont toutes soumises à la même
norme de validité, à la même règle commune, aucune n'est en elle-même privilégiée par rapport
à d'autres. Pour le modèle dialogique, il n'y a pas ce que l'on appelle parfois un « temps fort » de
la communication politique: la politique, comme la nature, ne fait pas de saut.

Les médias
Enfin le modèle dialogique opère une sélection parmi les médias qui conviennent le
mieux à la circulation des énoncés. D'une manière générale, il préfère le discours à l'image, et
par suite les médias discursifs. C'est que pour la tradition rationaliste dont le modèle dialogique
est l'expression, l'image est toujours suspecte : elle a moins de sens que de puissance. Une image
n'est pas dialogique. Et elle demande plus à être éprouvée qu'à être comprise. Elle s'adresse à
notre sensibilité, c'est à dire à cette dimension psychologique qui précisément ne relève pas de
l'espace public. C'est pourquoi les formes politiques qui posent le dialogue comme forme
légitime de la communication politique, comme la république, suscitent une esthétique pauvre,
en comparaison des esthétiques fascistes, staliniennes ou publicitaires. Quand il y a image, c'est
la plupart du temps sous les espèces du symbole: le monument au mort, les trois couleurs.
Autrement dit une image qui est en attente d'un discours pour que son sens soit complet.

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3. Le modèle propagandiste.
Si la propagande ne bénéficie pas d'une aussi forte légitimité que le dialogue, il convient
de noter, ainsi que l'expérience nous le montre abondamment, qu'elle n'est pas en contradiction
avec la démocratie, pour peu qu'on entende celle-ci, comme c'est souvent le cas, dans son
acception minimale de gouvernement par le peuple.
Avec la propagande nous sommes dans le théologico-politique, ou plus exactement dans
une forme théologique du politique. En premier lieu, le terme même de propagande tient son
origine de l'Église avec la création en 1597, de la Congregado de Propaganda Fide par le Vatican.
Le terme gardera cette connotation directement religieuse jusqu'au début du XXe siècle. Mais
après que la propagande se soit laïcisée quand à son contenu avec l'apparition des partis de
masse, elle gardera sa forme théologique.
La propagande organise en effet sa communication en posant comme instance dernière,
une réalité transcendante à l'espace de la communication lui-même. La propagande c'est ce
discours dont la référence est la Terre Promise, la société sans classe, le Reich millénaire, etc..
D'une manière générale il s'agit de ces objets qui font les thèmes des grands récits politiques, les
idéologies. Le propre de tels récits, c'est qu'on ne les discute ni ne les réfute. Ils échappent par
nature à l'évaluation et à la critique. Pour parler comme Popper, nous dirons qu'ils sont
infalsifiables. C'est pourquoi le type de conviction qui leur est attaché relève de la foi, de la
croyance, en tous les cas d'une certitude indiscutable.
L'espace politique que suppose le modèle propagandiste, c'est la communauté des
croyants. C'est à dire une communauté qui se constitue moins dans un partage de la parole que
par celui d'une écoute. Le modèle en est donc moins celui d'une assemblée, organisée selon les
règles de la réciprocité des échanges, que celui d'une assistance, d'un auditoire.

Les acteurs
Le modèle propagandiste distingue les acteurs selon des rôles qui ne sont ni réversibles, ni
interchangeables. Certains parlent, d'autres écoutent. Il y a une hiérarchie et un déséquilibre des
rôles. C'est ce déséquilibre et cette hiérarchisation des rôles que relève Arendt quand elle voit la
propagande totalitaire comme la rencontre entre l'élite et les masses.1
L'émetteur, celui qui parle, c'est l'être d'élite, celui dont le discours est légitime du fait
que sa personne est investie par les forces qui animent les grands récits. C'est le visionnaire,
l'intercesseur, l'élu chargé d'une mission au regard de la destination historique du corps
politique : un chef et un guide.
Deux traits définissent le récepteur de la propagande : son nombre et son affectivité. La
propagande est en effet destinée aux foules. Le peuple à qui s'adresse la propagande, ce n'est
pas le peuple qui s'est constitué par la libre association d'individus volontaires. J. Ellul note ainsi
qu'avec la propagande moderne, « on cherche à modifier une opinion publique dans son

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ensemble, à obtenir des comportements de masse. En même temps, on essaie d'utiliser le
phénomène de masse en tant que tel pour favoriser la propagande. » 2
Pour ce qui est de la dimension de la vie psychique à laquelle elle s'adresse, la propagande
vise plus volontiers le sentiment que la raison. Dès lors qu'il s'agit de produire ou d'entretenir
une croyance, la propagande se propose de susciter un sentiment d'adhésion, plutôt que de
fournir les éléments d'un choix. Le modèle propagandiste suppose en effet que la raison n'est
pas le niveau pertinent de la communication politique, mais qu'il existe par- delà la raison une
couche psychologique constitutive du sens à la fois plus profonde et plus détei minante. Hors du
champ de la réflexion doit s'organiser un ensemble de forces psychiques sur 1 économie duquel
la propagande se propose d'agir. Ainsi, alors que le modèle dialogique s'inscrivait dans la
tradition rationaliste, le modèle propagandiste s'inscrit dans la tradition des critiques de la
raison. Son fond théorique est constitué par ces doctrines qui ne voient dans les formes de la
conscience que les effets secondaires de cette économie souterraine de l'esprit (l'inconscient
collectif de Jung, les résidus de Pareto, ou encore la grâce religieuse).
En conséquence, le récepteur de la propagande n'est pas visé comme sujet libre et
individuel, mais comme sujet collectif et dominé par ses affects. De la même f içon que la raison
structure l'espace de la communication politique dialogique, c'est l'affect qui j )ue le rôle pour la
communication propagandiste.

L'espace public
En tant qu'espace de la communication, l'espace public du modèle propagandiste est
continu et homogène. Mais il l'est à la manière d'une compacification, d'une fusion des
individus qui écoutent le leader. C'est pourquoi l'unité de la foule/auditoire est obtenue entre
autres par l'exclusion de tout ce qui se refuse à cette compacification, de tout ce qui ne partage
pas l'affect commun, l'identité du sentiment.

Les médias
Pour ce qui est des modes de communication privilégiés, le modèle propagandiste se
présente comme le symétrique inverse du modèle dialogique. L'image trouve en effet ici la place
qu'on lui refusait tout à l'heure et précisément pour les mêmes raisons qui la faisaient tenir en
suspicion. C'est pourquoi à la différence de l'image républicaine l'allégorie est un genre peu
couru par la propagande. Elle lui préfère le sigle, c'est-à-dire une image qu'il s'agit moins de
déchiffrer ou d'interpréter que d'identifier et d'investir. Le sigle est en effet cette image qui non
seulement n'en appelle pas au discours, mais le décourage. Qu'on songe, par exemple, à la croix
gammée et dont on est encore à s'interroger sur le sens.
Le discours se trouve contaminé par la puissance que l'on réservait à l'image. C'est par la
forme du discours, son aspect proprement dynamique, plutôt que par son contenu, qu'agit la
propagande. C'est ce que Schorske dans son essai sur la naissance de la propagande appelle un
« ton nouveau, plus aigu » en politique.3 Ce ton plus aigu, c'est l'expression de la force, et

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au-delà de la violence, dans le discours. C'est-à-dire ce dont le modèle dialogique cherche
précisément à préserver la communication politique.

4. Le modèle marketing
Le marketing politique présente un paradoxe. Comme nous l'avons fait remarquer en
introduction, il est aujourd'hui le modèle dominant de la communication politique, et
cependant, il a lui même une assez mauvaise image. Sa légitimité reste encore, dans l'opinion
commune, à constituer. On continue encore à penser qu'il y a quelque chose d'insatisfaisant sur
le plan éthique à « vendre un candidat comme une savonnette », pour reprendre le reproche
traditionnel. On demandera donc comment un mode de communication peut ainsi se
développer avec une légitimité si faible, précisément dans un domaine, la politique, où la
question de la légitimité est centrale.
Si avec le modèle propagandiste, le politique se présentait sous la forme du théologique,
avec le marketing il se présente sous une forme commerciale. Quel est le sens d'une telle
représentation ? Tout autre chose, en tout cas, que la (trop) simple idée qu'on vend un candidat
et que les électeurs l'achètent.
Retournons brièvement aux conditions de naissance du marketing lui-même. L'appari-
tion et le développement du marketing sont liés à la saturation du marché de masse, dont il
constitue une solution. Le marketing est une des deux réponses que le capitalisme a apportées
au problème de l'extension de ses marchés, rendue nécessaire par les contraintes de la
concurrence. La première fut l'impérialisme. Elle a consisté à ouvrir de nouveaux marchés à
l'extérieur. L'autre, celle du marketing, a été de réarticuler le marché à l'intérieur. C'est-à-dire
de le redéfinir non plus comme une réalité homogène et continue (le marché de masse
standardisé), mais plutôt comme un assemblage de différentes zones, ce que les gens de
marketing appellent des « segments ». Chacun étant caractérisé par une demande spécifique et
distincte des autres segments.
La représentation qui préside à cette opération de redéfinition du marché est que la
sphère des besoins se caractérise par une essentielle diversité. Tous les besoins ne sont pas
classés identiquement par tous les acteurs. Il n'y a pas une seule hiérarchie des préférences pour
l'ensemble des marchés. Il en existe au contraire plusieurs, qui définissent autant de marchés.
Une même valeur d'usage, un même produit, n'est pas demandé de la même manière par tout le
monde. Chaque segment du marché en exige sa propre version.
Le marketing a ainsi mis en œuvre une série de critères de segmentation du corps social,
afin de mieux cerner la demande, mieux définir les marchés. C'est pourquoi au développement
du marketing est lié celui des sondages, en tant que techniques de description du corps social
par segmentation sociographique. Dans son sillage sont également apparues des techniques

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d'analyse plus qualitatives, telles que la sociologie des « styles de vie », des « socio-styles »
développés par des organismes liés à des agences de publicité. La mise en œuvre de ces
techniques d'étude des marchés conduit à la représentation d'un corps social désarticulé,
marqué d'hétérogénéité.
Les raisons de cette segmentation sont, comme on l'a dit, de rendre possible une lutte
entre les forces concurrentes que sont les entreprises. Cependant, cette lutte n'est pas une lutte à
mort. Les batailles auxquelles elles donnent lieu ne consistent pas nécessairement à chercher la
mort de l'adversaire, mais plus simplement à lui infliger une défaite relative. Il ne s'agit pas tant
d'obtenir la totalité du marché (ce qui d'ailleurs n'a plus guère de sens) que d'en obtenir des
parts. La concurrence est l'horizon indépassable du marketing.
C'est cette représentation du social sous les espèces de la diversité : diversité des marchés,
diversité des entreprises, que le marketing importe dans la politique, et à partir de laquelle il
repense l'espace public.
Puisque le marketing s'installe d'entrée de jeu dans un univers politique à la fois pluriel et
concurrentiel qu'il accepte comme tel, il s'agit moins pour lui de réduire cette diversité que de la
gérer, de l'aménager à la marge. Ainsi à la différence des deux autres modèles de la
communication politique que nous avons vus, le marketing politique ne suppose aucun point de
vue, aucune valeur substantielle (ni intérêt général, ni grand récit) par rapport à quoi devrait
s'organiser la totalité de l'espace de la communication politique. N'en supposant aucun, il peut
se mettre au service de tous. C'est pourquoi il se présente comme un ensemble de techniques
purement instrumentales.

Les médias du marketing


Par principe le marketing politique n'en exclut aucun, se réservant la possibilité de les
utiliser tous de la manière la plus expédiante en fonction du segment visé. Toutefois la publicité
joue dans les moyens du marketing politique un rôle privilégié. Ce privilège accordé à la
publicité permet de saisir comment le marketing politique vise le destinataire de la communica-
tion politique.

Le récepteur
On sait que la publicité est d'autant plus efficace pour un produit, que l'achat de celui-ci
implique peu celui qui l'effectue. Moins un acteur s'investit dans son achat et moins il aura
tendance à tester les informations que lui communique la publicité, à l'évaluer de manière
rationnelle, et plus il se laissera séduire par elle. Tout le monde sait en effet que la publicité, ce
n'est pas « sérieux ». On ne consent à la regarder et à se laisser influencer par elle qu'à partir du
moment où il est admis que tout cela, au fond, n'est qu'un jeu. C'est une des raisons qui font que
l'humour est un des ressorts les plus constants de la publicité. Une publicité qui prendrait son
auditoire complètement au sérieux, et lui parlerait comme on parle dans les livres, raterait très
sûrement son effet.

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Par suite l'individu que vise la communication politique selon le marketing est d'une part
identifié et visé à travers un segment social, et d'autre part n'est investi, « impliqué », dans la
politique que partiellement. Pour le marketing politique, l'existence politique d'un individu ne
résume ni n'engage son existence en général. Elle n'est qu'une dimension, parmi d'autres, qui se
compose sans s'y opposer avec les autres dimensions de son existence.

L'émetteur
Le marketing politique, du fait qu'il se situe dans un espace concurrentiel, ne peut
supposer a priori aucune légitimité à partir de laquelle un acteur serait autorisé à parler. La
légitimé selon le marketing ne tient pas à l'aptitude de l'homme politique à incarner les forces
qui meuvent l'histoire, ni à sa commune nature avec n'importe qui d'autre. Les légitimités pour
le marketing peuvent être cela mais elles peuvent être d'autres choses encore. Aucune n'a un
caractère obligatoire et exclusif par rapport aux autres. En fait sa légitimité est à construire. Les
conditions n'en sont pas définies par avance.
Cette construction s'opère par l'accumulation de traits qui, mis bout à bout, constituent
ce que l'on appelle une image, ou plus psychologiquement, une personnalité. Il s'agit pour celui
qui veut intervenir dans le champ de la communication politique, de composer sur lui-même le
plus grand nombre de traits possibles, afin qu'à son association se compose dans le corps social
le plus grand nombre de segments. Ainsi n'est-il pas utile de chercher à les composer tous
puisqu'il suffit d'en réunir sur soi 51 %.
A titre d'exemple la campagne d'affiches de J. Chirac pour l'élection présidentielle de
1988, constitue un cas d'école. Elle est divisée en trois parties successives, ce que les
publicitaires appellent des vagues. La première visait à fixer des traits de caractères des
dispositions psychologiques du candidat (« Ardeur », « Courage », « Volonté »), la deuxième
montrait comment ces dispositions psychologiques s'expriment en des types généraux de
l'action (« Il écoute », « Il construit », « Il rassemble »). Et ce n'est qu'à la troisième vague que
renonciation de la prétention au pouvoir intervient («Ensemble nous irons plus loin»).

5. Conclusion
Nous voudrions conclure par deux brèves remarques.
La première est que ces modèles de la communication politique ne sont pas exclusifs les
uns des autres dans l'expérience réelle, au contraire ils peuvent coexister. On pourrait montrer
par exemple que dans la campagne présidentielle de 88, certains aspects de la communication
politique du candidat Barre relevaient plus du modèle dialogique que du modèle marketing.
Ainsi quand celui-ci affirme son refus du discours séducteur au profit de l'argumentation et en
appelle à ce qui est raisonnable chez les électeurs, les normes de légitimité auxquelles il soumet
sa communication sont celles de la raison et du dialogue.

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Mais si les modèles se composent, ce n'est pas à égalité. Il y en a un qui assume à l'égard
des autres une position de dominance et qui règle leur économie. Pour en revenir encore à
l'exemple de R. Barre, la prétention de rationalité de son argumentation s'intègre dans la
constitution de sa personnalité publique, comme un trait de caractère parmi d'autres. Parler le
langage de la raison c'est certes privilégier un certain type de conviction, celle que produit la
réflexion. Mais c'est également montrer, faire valoir l'image d'un homme de raison, ce qui dans
un pays où l'intelligence reste une des qualités les plus estimées, plaît toujours.
Notre deuxième remarque consiste à se demander à quoi tient la dominance de tel ou tel
modèle à un moment donné. Il faut lier cette question à celle de la nature du lien politique au
travers duquel se déploie la communication politique. On posera ainsi l'hypothèse suivante : le
marketing politique ne pouvait se développer et être ainsi en position de domination que dans
des sociétés qui se caractérisent par un lien social discontinu. C'est là où l'espace public a été
fragmenté en divers espaces particuliers, en systèmes de valeur et d'intérêts divers, que les
catégories du marketing peuvent investir la communication politique : dans ces sociétés qui ne
fournissent plus aucun terme, aucun point fixe archimédéen, à partir duquel il serait possible
d'en penser l'unité. Les nôtres.

1. H. Arendt, The origins of totalitarianism, Ρ 341, Meridian Books, New-York, 1958 (trad française, Le système totalitaire, Le Seuil,
1972).
2. J. Ellul, Histoire de la propagande, ρ 124, PUF, Paris, 1967.
3. C. Schorske, Vienne fin de siècle, 126, Le Seuil, Paris, 1983.

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