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BENVENISTE

Problèmes de
linguistique générale, 2

gallimard
y
Emile Benveniste

Problèmes
de linguistique
générale
II

Gallimard
© Éditions Gallimard, 1974.
Avant-propos

Pour ses Problèm es de linguistique générale, Émile Benve-


niste avait fa it un choix de vingt-huit articles, parmi ses œuvres
publiées de 1939 à 1964, classés en six parties :
I . Transformations de la linguistique. II. L a communication.
I I I . Structures et analyses. I V . Fonctions syntaxiques.
V. L'homme dans la langue. VI. Lexique et culture.
Or, depuis 1964 il a publié de nombreuses études importantes
dans différents recueils et périodiques, d'accès parfois difficile.
L'immense intérêt porté aux Problèm es de linguistique géné­
rale, traduits assez tôt en anglais, en italien et en espagnol, a
suscité de la part de bon nombre d'amis et élèves le souhait que
cette entreprise ait une suite et que paraisse un nouveau volume.
Lorsque nous avons exprimé, avec M . Lejeune, ce vœu auprès
d'Ém ile Benveniste, il nous a bien volontiers donné son accord,
et nous a autorisé à faire un choix parmi ses récents articles ( de
1965 à 19 7 2 ). C 'est ainsi que nous avons pu rassembler ici
vingt études ( dont les deux premières se présentent sous forme
d'entretiens). Elles ont été choisies et classées en six grandes
parties, celles mêmes du premier volume, sous la surveillance
étroite d'Ém ile Benveniste lui-même.

M . D j. M oïnfar.
I

Transformations de la linguistique
CHAPITRE PREMIER

Structuralisme et linguistique *

Pierre Daix. — Vous avez vécu, au cours de ces trente der­


nières et même quarante années, la transformation de la linguis­
tique, mais aussi son accession à une sorte de position centrale
dans les sciences humaines, de « science pilote » comme on dit. Je
voudrais vous demander ce qui vous paraît caractériser cette évolu­
tion, cette transformation, du point de vue de la linguistique.
Mais, peut-être, si vous voulez, au départ, pour situer davantage
les choses, j'aimerais vous poser une question personnelle, corres­
pondant à une question que l ’on a posée dans le temps à Jakobson
dans mon journal. Ou'est-ce qui vous a amené à la linguistique?
Ëmile Benveniste. — J’ai eu la chance d’entrer dans la
carrière scientifique très jeune et en grande partie sous
l’influence d’un homme qui a été un grand linguiste, qui a
largement contribué à former les linguistes et à modeler la
linguistique pendant on peut dire les vingt ou trente pre­
mières années de ce siècle, c’était mon maître Antoine Meillet.
C ’est du fait que je l’ai rencontré très jeune au cours de mes
études de Sorbonne, et que j ’avais sans doute beaucoup plus
de goût pour la recherche que pour la routine de l’enseigne­
ment, que cette rencontre a été pour moi décisive. Il ensei­
gnait strictement la grammaire comparée. Il faut ici remonter
un peu plus haut, parce que, à travers lui, c’est l’enseigne­
ment de Ferdinand de Saussure à Paris qui a été en partie
transmis aux disciples de Meillet. Ceci a une très grande

• U n entretien de Pierre D aix avec É m ile Benveniste. Les Lettres


françaises, n° 1242 (24-30 juillet 1968), pp. 10-13.
12 Problèmes de linguistique générale

importance pour quiconque fait en quelque sorte la biogra­


phie intellectuelle de la linguistique française, quoique le
Saussure qui a enseigné pendant dix ans à l ’École des Hautes
Études n’ait pas été le Saussure dont le nom retentit aujour­
d’hui partout.
P. D . — C'est en quelque sorte le comparatiste.
E. B. — C ’était strictement le comparatiste, extrêmement
jeune et précoce, qui avait été, à peine âgé de 21 ou 22 ans,
deviné et adopté par un homme qui avait le sens des hommes :
Michel Bréal. Nous remontons là à la véritable naissance de la
linguistique en France. Bréal a deviné ce que pouvait être un
Saussure, ce qu’il était déjà. Il s’était affirmé par un véritable
coup de génie en grammaire comparée et il avait renouvelé
la restitution des formes de l’indo-européen.
P. D . — Cela se passait à quelle époque?
E. B. — Cela se passait exactement en 1878. Saussure a été
nommé à 24 ans à l’Ëcole des Hautes Études et il y a enseigné
de 81 à 91. Puis, venu à Paris, il est rentré à 34 ans à Genève,
un peu contraint, abandonnant une carrière qui s’ouvrait
brillante devant lui à Paris, et que certainement Bréal aurait
aidé à développer encore. Il a donc pendant ce temps formé
plusieurs hommes éminents, d ’une même génération, en
particulier les deux principaux : Antoine Meillet et Maurice
Grammont. II les a formés à la discipline comparative, c’est-
à-dire à l’analyse et à la comparaison d’un certain nombre
de langues issues d’une même souche, et à la restitution systé­
matique des états anciens, que la comparaison des langues
historiques permet d ’atteindre. Voilà à la fois la discipline et
voilà, peut-on dire, l’horizon dans lequel la linguistique s’est
développée comme science historique, comme science compa­
rative et comme science visant à la restitution d’états préhis­
toriques. Et toutes les démarches de la grammaire comparée
étaient par nature rigoureuses et s’efforçaient toujours à une
plus grande rigueur. C ’est ce qui personnellement m’a attiré.
C ’était le caractère des lois que la linguistique était déjà en
état de formuler et en même temps l’horizon qu’elle ouvrait
sur l’extension possible de cette méthode à d’autres familles
de langues. Et, effectivement, on peut dire que la grammaire
comparée, telle que Saussure en particulier l’a modelée, telle
que Meillet l’a développée à sa suite, a été le modèle des
tentatives parallèles qui se font encore aujourd’hui sur
Transformations de la linguistique 13

d ’autres familles de langues. Quand on raisonne aujourd’hui


sur des langues de l’Océanie et qu’on essaie d ’en constituer
la généalogie ou quand on entreprend le même travail sur
l’immense domaine amérindien, c’est toujours plus ou moins
le modèle indo-européen qui guide les démarches, qui per­
met de les organiser.
P. D. — C'est-à-dire que la linguistique comparative continue
encore aujourd'hui de se développer.
E. B. — Très largement, et elle connaît de beaux succès,
enfin nous reviendrons là-dessus. Il n’y a pas de doute que
toutes les linguistiques spécialisées sont destinées à passer par
cette phase. Actuellement on travaille très activement en
France et en Amérique aussi bien à constituer ces familles
de langues, à les coordonner et à essayer de voir comment on
peut se représenter le développement linguistique des diffé­
rents continents. Il y a des efforts considérables qui sont faits
sur le domaine africain : plusieurs écoles s’y emploient. Ainsi
il n’y a pas là du tout une méthode qui date, ou qui appar­
tienne à une époque révolue, absolument pas. Je crois qu’au
contraire la linguistique comparative va renaître tout à fait
transformée et de fait elle se transforme. Évidemment, celle
que nous pratiquons aujourd’hui ne ressemble pas du tout à
la même discipline dans la physionomie qu’elle avait il y a
trente ou cinquante ans.
Voilà donc comment se définissait l'essentiel du travail
linguistique à l’époque. Il y avait bien aussi une linguistique
générale, mais elle transposait en traits généraux les caracté­
ristiques dégagées par les méthodes comparatives. Les don­
nées linguistiques étaient celles qu’on recueillait dans les
textes. Or comme ces textes sont, pour la plupart, j ’entends
dans le domaine indo-européen, des textes très anciens, textes
homériques, textes védiques — et aujourd’hui, vous savez la
nouvelle dimension qui s’ajoute avec les textes mycéniens qui
reculent au minimum d’un demi-millénaire la proto-histoire
du grec — il fallait les interpréter dans leur réalité de textes
anciens, par rapport à une culture que nous ne connaissons
plus. Ce qui fait que l ’aspect philologico-historique tenait
une place considérable dans cette étude. Il y avait donc des
espèces de préalables avant d ’aborder directement les faits;
préalables qui évidemment n’arrêtent pas celui qui étudie
d’emblée le français, l’anglais, les langues vivantes. Je ne
14 Problèmes de linguistique générale

dirais pas qu’il y avait alors un préjugé contre les langues


vivantes, pas du tout. Seulement, on concevait toujours la
langue vivante comme le résultat d’une évolution historique.
Certes, il y avait avant nous un homme qui tenait beaucoup de
place, dont le prestige est un peu pâli aujourd’hui, c’est
Gilliéron, avec l’école de dialectologie française. Gilliéron et
ses élèves pensaient que justement la restitution historique
n ’atteint pas la réalité complexe de la langue vivante et qu’il
fallait avant tout enregistrer la richesse des parlers, les collec­
tionner d’après des questionnaires et les reporter sur des
cartes.
P. D. — Les données parlées.
E. 13. — Des données parlées, orales et reportées sur des
cartes; c’est ce que l’on appelait la géographie linguistique.
Voilà en quelque sorte les deux pôles de la linguistique dans
les premières années de ce siècle. Quant à Saussure, on ne
lisait presque plus rien de lui. Il était rentré à Genève. Il s’était
presque immédiatement enfermé dans le silence. Vous
connaissez, n’est-ce pas, cette histoire. C ’est un homme qui a
agi surtout après sa mort. Ce qu’il a enseigné de notions géné­
rales et qui est passé dans le Cours de linguistique générale
publié par ses disciples, il l’a enseigné, il faut bien le savoir, à
contrecœur. II ne faut pas croire que Saussure ait été un
homme brimé, empêché de s’exprimer, pas du tout. L ’histoire
des idées de Saussure n ’a pas encore été retracée. Il y aura
beaucoup de documents à utiliser, en particulier des lettres
qui montrent dans quel état d’esprit il travaillait. Saussure
refusait à peu près tout ce que l ’on faisait de son temps. Il
trouvait que les notions courantes manquaient de base, que
tout reposait sur des présupposés non vérifiés, et surtout que
le linguiste ne savait pas ce qu’il faisait. Tout l’effort de Saus­
sure — et pour répondre à la question que vous me posez
ceci est d’une importance capitale, c ’est là le tournant, on peut
dire de la linguistique — c’est l’exigence qu’il a posée
d ’apprendre au linguiste ce qu'il fait. De lui ouvrir les yeux
sur la démarche intellectuelle qu’il accomplit et sur les opé­
rations qu’il pratique quand, d’une façon en quelque sorte
instinctive, il raisonne sur des langues ou il les compare, ou il
les analyse. Quelle est donc la réalité linguistique? Tout a
commencé à partir de là, et c’est là que Saussure a posé les
définitions qui aujourd’hui sont devenues classiques, sur la
Transformations de la linguistique 15
nature du signe linguistique, sur les différents axes selon
lesquels il faut étudier la langue, la manière dont la langue se
présente à nous, etc. Eh bien! tout cela s’est élaboré chez
Saussure d’une façon douloureuse et sans que rien soit passé
directement dans son enseignement, sauf pendant trois
années vers la fin de sa vie, c’est-à-dire les années 1907 à 1911,
pendant lesquelles il a été contraint, pour suppléer un col­
lègue qui avait pris sa retraite, de donner un cours d ’intro­
duction générale à ses étudiants. C ’est le cours que Bally
et Sechehaye ont publié et sur lequel s’est édifiée, directement
ou non, toute la linguistique moderne. Quelque chose de tout
cela, quelques-uns des principes fondamentaux devaient déjà,
je pense, transpercer dans les leçons que Saussure donnait
tout jeune à Paris : leçons de grammaire comparée, sur le grec,
le latin, sur le germanique en particulier, parce qu’il s’est
beaucoup occupé des langues germaniques. Et Saussure évi­
demment dès cette époque subissait cette obsession à laquelle
il s’est livré dans le silence pendant des années, cette interro­
gation sur la valeur de la langue, et sur ce qui distingue la
langue de tout autre objet de science. De sorte que les idées
de Saussure ont été plus facilement comprises en France,
quoiqu’elles aient mis aussi longtemps à s’y imposer qu’ail­
leurs. Ainsi à travers la grammaire comparée c ’était malgré
tout cette inspiration de linguistique générale qui a passé dans
renseignement de Meillet. Depuis ce moment-là, on a vu tout
ce paysage se modifier à mesure que peu à peu ces notions
saussuriennes prenaient pied ou qu’elles étaient redécou­
vertes par d’autres, ou que, sous diverses influences, notam­
ment en Amérique, se produisaient certaines convergences.
Des hommes comme Bloomfield, ceci est peu connu, ont
découvert Saussure de leur côté bien qu’en général on consi­
dère la linguistique américaine et spécialement le courant
bloomfieldien comme issus d’une réflexion indépendante. Il
y a des preuves que Bloomfield connaissait les idées de Saus­
sure et qu’il avait conscience de leur importance.
P. D . — Cela nous amène vers les années 40, Bloomfield?
E. B. — Il y a un compte rendu de Saussure par Bloomfield
qui date de 1924. Toute différente a été la formation de Sapir,
linguiste et anthropologue américain.
Néanmoins, Sapir aussi a retrouvé certaines notions essen­
tielles comme la distinction entre les phonèmes et les sons,
i6 Problèmes de linguistique générale

quelque chose qui correspond à peu près à la distinction saus-


surienne entre la langue et la parole. Vous le voyez, des cou­
rants indépendants ont finalement convergé et ont produit
cette éclosion d ’une linguistique théorique très exigeante,
essayant de se formuler comme science et en progressant tou­
jours dans cette aire scientifique. C ’est-à-dire essayant de
se donner un corps de définitions, de s’énoncer en structure
organique. Cela a produit des orientations très différentes. II
y a eu, d ’une part, le structuralisme, qui en est issu directe­
ment. Pour un linguiste qui est habitué à pratiquer le travail
linguistique et qui a eu de bonne heure, c’est mon cas, des
préoccupations structuralistes, c’est un spectacle surprenant
que la vogue de cette doctrine, mal comprise, découverte
tardivement et à un moment où le structuralisme en linguis­
tique est déjà pour certains quelque chose de dépassé. Dans
mon ouvrage, j ’ai retracé brièvement l’histoire en quelque
sorte lexicale de ce terme. En cette année 1968, la notion de
structuralisme linguistique a exactement quarante ans. C ’est
beaucoup pour une doctrine dans une science qui va très vite.
Aujourd’hui un effort comme celui de Chomsky est dirigé
contre le structuralisme. Sa façon d ’aborder les faits linguis­
tiques est exactement inverse.
P. D. ·— C'est-à-dire que vous identifiez le structuralisme en
linguistique à la période où l'on s*est préoccupé de mettre au jour
les structures linguistiques proprement dites?
E. B. — Il s’est agi avant tout de montrer dans les éléments
matériels de la langue et, dans une certaine mesure, au-dessus,
dans les éléments signifiants, deux choses, les deux données
fondamentales en toute considération structurale de la
langue. D ’abord, les pièces du jeu et ensuite les relations entre
ces pièces. Mais il n’est pas facile du tout, même pour com­
mencer, d’identifier les pièces du jeu. Prenons les éléments
non signifiants de la langue, les sons. Quels sont les sons d’une
langue donnée ? Non pas du langage en général, la question ne
peut pas se poser, mais d’une langue donnée ; ça veut dire quels
sont les sons qui ont une valeur distinctive; qui servent à
manifester les différences de sens ? Et quels sont les sons qui,
quoique existant matériellement dans la langue, ne comptent
pas comme distinctifs mais seulement comme variantes ou
approximations des sons fondamentaux ? On constate que les
sons fondamentaux sont toujours en nombre réduit, il n’y en a
Transformations de la linguistique 17
jamais moins de 20, et il n’y en a jamais plus de 60 ou guère
plus. Ce ne sont pas là des variations énormes et pourquoi ?
En tout cas quand on étudie une langue, il faut arriver à déter­
miner quels sont les sons distinctifs. Ainsi, qu’en français on
prononce pauvre ou povre, ça n’a aucune importance; c’est
simplement une question d’origine locale, n’est-ce pas, mais
qui ne crée pas de différence de sens. Mais il y a des langues
où cette différence, ou quelque chose de comparable à celle
entre pauvre et povre, donnerait deux mots totalement diffé­
rents. Et c’est la preuve que dans ce cas la distinction 0' et à
en français ne compte pas, tandis que dans d’autres langues
elle serait distinctive.
P. D. — Et cependant si, en français, vous dites pôle et Paul,
là elle compte?
E. B. — Bien entendu, comme entre saute et sotte et
par conséquent, c’est une distinction à reconnaître comme
phonologique, mais dans des conditions qui sont à déterminer.
Nous avons pô en français, qu’il s’agisse de la peau, d’un pot,
peu importe, mais il n’existe pas de po avec un o ouvert, sim­
plement parce que les conditions d’articulation du français
exigent que l’o final d’un monosyllabe soit fermé et non ouvert,
tandis que marchai et marchais ont deux phonèmes différents
parce qu’ils différencient deux temps du verbe. Vous voyez
que c’est complexe. De proche en proche, c’est toute la langue
qu’il faut étudier très attentivement pour discerner ce qui est
phonème et ce qui est variante. Voilà le niveau non signifiant,
en ce sens qu’il s’agit simplement des sons. Il y a un niveau
au-dessus où l’on aborde le même problème sous des aspects
beaucoup plus difficiles, quand les éléments sont les signifiants
ou les portions de signifiants et ainsi de suite. Par conséquent
voilà la première considération : reconnaître les termes consti­
tutifs du jeu.
La deuxième considération essentielle pour l’analyse struc­
turale, c’est précisément de voir quelle est la relation entre ccs
éléments constitutifs. Ces relations peuvent être extrême­
ment variées, mais elles se laissent toujours ramener à un cer­
tain nombre de conditions de base. Par exemple il n’est pas
possible que tel ou tel son coexistent. Il n’est pas possible que
tel ou tel son ne soient pas syllabiques. Il y a des langues
comme le serbo-croate où r à lui seul comme dans krk forme
une syllabe. En français ce n’est pas possible, il faut qu’il y
18 Problèmes de linguistique générale

ait une voyelle. Voilà des lois de structure, et chaque langue


en a une multitude. On n’a jamais fini de les découvrir. C ’est
tout un appareillage extrêmement complexe, qu’on dégage
de la langue étudiée comme un objet, exactement comme le
physicien analyse la structure de l’atome. Tels sont en gros,
très sommairement, les principes de la considération structu­
rale.
Quand on les étend à des notions sociales, ça prend un
aspect beaucoup plus massif. Au lieu de a et é, on parle
d’hommes et de femmes, ou de rois et de valets. Immédiate­
ment les données prennent une ampleur, et en même temps
une accessibilité que les faits linguistiques considérés en eux-
mêmes, à leur niveau, ne permettent pas. C ’est ce qui explique
peut-être que ces notions se soient dégradées à partir du
moment où la qualification structurale a été appliquée à
d ’autres réalités que celles où elle avait pris naissance.
Cependant, au niveau de la réflexion sérieuse, c’est la
même démarche, que ce soit en mythologie ou en mathé­
matiques. Un épistémologiste pourrait montrer que la même
considération a été appliquée en logique, en mathématiques.
De fait, il y a une espèce de structuration de la mathématique,
pour succéder au travail plus ou moins intuitif que les
premiers mathématiciens considéraient comme seul possible.
Tout cela représente en gros le même mouvement de pensée
et la même manière d’objectiver la réalité. Voilà ce qui est
important.
P. D. — Tout à l'heure, vous disiez que Chomsky rompait
avec ce courant de recherche.
E. B. — C ’est exact, lui considère la langue comme pro­
duction, c’est tout à fait différent. Un structuraliste a d’abord
besoin de constituer un corpus. Même s’il s’agit de la langue
que nous parlons vous et moi, il faut d’abord l’enregistrer,
la mettre par écrit. Décidons qu’elle est représentée par tel
ou tel livre, par 200 pages de texte qui seront ensuite conver­
ties en matériel, classées, analysées, etc. Il faut partir des
données. Tandis que Chomsky, c ’est exactement le contraire,
il part de la parole comme produite. Or comment produit-on
la langue ? On ne reproduit rien. On a apparemment un cer­
tain nombre de modèles. Or tout homme invente sa langue
et l’invente toute sa vie. Et tous les hommes inventent leur
propre langue sur l’instant et chacun d ’une façon distinctive,
Transformations de la linguistique 19

et chaque fois d’une façon nouvelle. Dire bonjour tous les


jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention.
A plus forte raison quand il s’agit de phrases, ce ne sont plus
les éléments constitutifs qui comptent, c’est l’organisation
d’ensemble complète, l’arrangement original, dont le modèle
ne peut pas avoir été donné directement, donc que l’individu
fabrique. Chaque locuteur fabrique sa langue. Comment la
fabrique-t-il ? C ’est une question essentielle, car elle domine
le problème de l’acquisition du langage. Quand l’enfant a
appris une fois à dire : « la soupe est trop chaude », il saura
dire : « la soupe n’est pas assez chaude », ou bien « le lait est
trop chaud ». Il arrivera à construire ainsi des phrases où il
utilisera en partie des structures données mais en les renouve­
lant, en les remplissant d’objets nouveaux et ainsi de suite.
P. D. — Mais est-ce que vous ne pensez pas, je ne dis pas que
ça s'est passé comme ça dans les faits, qu’une démarche comme
celle de Chomsky devait en quelque sorte venir après le structu­
ralisme, suppose le structuralisme?
E. B. — C ’est très possible. D ’abord en réaction peut-être
contre une considération exclusivement mécanistique, empi-
ricîste de la structure, dans sa version américaine en parti­
culier. En Amérique, le structuralisme proscrivait tout
recours à ce qu’il appelait le « mentalisme ». L ’ennemi, le
diable, c’était le mentalisme, c’est-à-dire tout ce qui se réfé­
rait à ce que nous appelons la pensée. Il n ’y avait qu’une chose
qui comptait, c’étaient les données enregistrées, lues ou
entendues, qu’on pouvait organiser matériellement. Alors
qu’à partir du moment où il s’agit de l’homme parlant, la
pensée est reine, et l’homme est tout entier dans son vouloir
carier, il est sa capacité de parole. On peut donc présumer
qu’il y a une organisation mentale propre à l’homme, et qui
donne à l’homme la capacité de reproduire certains modèles
mais en les variant infiniment. Comment est-ce que ces
modèles s’enchaînent? Quelles sont les lois qui permettent
de passer d’une structure syntaxique à une autre, d’un type
d’énoncé à un autre ? Comment est-ce que les phrases posi­
tives se renversent en phrases négatives ? Comment est-ce
qu’une expression formulée au moyen d’un verbe actif peut
se transformer en formulation passive ? Voilà le type des pro­
blèmes que se posent les transformationnistes, parce qu’il
s’agit proprement d’une transformation. Alors à ce niveau-là
20 Problèmes de linguistique générale

et, dans cctte considération, la structure phonématique d’une


langue a peu d’importance. Il s’agit avant tout de la langue
comme organisation et de l’homme comme capable d’orga­
niser sa langue. C ’est ce qui explique qu’il y ait un retour
assez curieux chez Chomsky vers les anciens philosophes et
une sorte de réinterprétation des vues de Descartes sur les
rapports de l’esprit et de la langue. Tout cela est à la fois très
excitant et très technique, très sec, algébrique.
P. D. — Mais, chemin faisant, nous avons laissé en route une
partie de l'héritage proprement saussurien qui connaît des déve­
loppements considérables, je veux parler de cette science des
sigjies qu'il envisageait, de la sémiologie.
E. B. — En effet, c’est une grande question et qui est encore
plus à l’ordre du jour, peut-être, qu’on ne le soupçonne. C ’est
en réalité quelque chose de très neuf. On voit bien que, quand
on parle, c’est pour dire quelque chose, pour transmettre un
message. On sait bien aussi que la langue se compose d’élé­
ments isolables dont chacun a un sens et qui sont articulés
selon un code. Ce sont ces cléments que les dictionnaires cata­
loguent et, à côté de chacun d’eux, ils mettent une définition,
donnent donc ce qu’ils appellent son sens. Mais ce simple fait
qu’il existe des dictionnaires implique en réalité un monde de
problèmes. Qu’cst-ce que c’est que le sens? Si on regarde de
près, on s’aperçoit que les dictionnaires juxtaposent quantité
de choses très disparates. Si nous cherchons .à soleil nous
trouverons une définition plus ou moins développée de l’astre
qu’on appelle ainsi. Si nous cherchons à faire, nous trou­
verons une douzaine ou une quinzaine de rubriques. Chez
Littré, avec les subdivisions il y en a 80. Est-ce que c’est le
même sens ? Est-ce que c’est beaucoup de sens ? On ne sait pas.
P. D. — Et en fait nous sommes même les premiers à nous
poser ce genre de question.
E. B. — Absolument. Alors, en général, on dit : l’usage de
la langue règle tout ça. Mais nous butons alors sur des ques­
tions fondamentales : Comment la langue admet-elle cette
« polysémie »? Comment le sens s’organise-t-il ? Plus générale­
ment, quelles sont les conditions pour que quelque chose
soit donné comme signifiant ? Tout le monde peut fabriquer
une langue, mais elle n’existe pas, au sens le plus littéral, dès
lors qu’il n’y a pas deux individus qui peuvent la manier
nativement. Une langue est d’abord un consensus collectif.
Transformations de la linguistique 21

Comment cst-il donné ? L ’enfant naît dans une communauté


linguistique, il apprend sa langue, processus qui paraît
instinctif, aussi naturel que la croissance physique des êtres
ou des végétaux, mais ce qu’il apprend, en réalité, ce n’est
pas l’exercice d’une faculté « naturelle », c’est le monde de
l’homme. L ’appropriation du langage à l’homme, c’est l’appro­
priation du langage à l ’ensemble des données qu’il est censé
traduire, l ’appropriation de la langue à toutes les conquêtes
intellectuelles que le maniement de la langue permet. C ’est
là quelque chose de fondamental : le processus dynamique
de la langue, qui permet d’inventer de nouveaux concepts
et par conséquent de refaire la langue, sur elle-même en
quelque sorte. Eh bien! tout cela c’est le domaine du « sens ».
D e plus, il y a les classes élémentaires de sens, les distinctions
que la langue enregistre ou n’enregistre pas, par exemple les
distinctions de couleur, pour prendre un cas classique. Il n ’y
a pas deux langues qui organisent les couleurs de la même
façon. Est-cc que les yeux sont différents ? Non, c’est la
langue qui est différente. Par conséquent, certaines couleurs
n’ont pas de « sens » en quelque sorte, d ’autres, au contraire,
en ont beaucoup, et ainsi de suite. Ici, par-dessus le marché,
je suis tenté, c’est ce que j ’essaie en ce moment d ’élaborer,
d ’introduire des distinctions. On a raisonné avec la notion du
sens comme avec une notion cohérente, opérant uniquement
à l’intérieur de la langue. Je pose en fait qu’il y a deux
domaines ou deux modalités de sens, que je distingue respec­
tivement comme sémiotique et sémantique. L e signe saus-
surien est en réalité l ’unité sémiotique, c ’est-à-dire l’unité
pourvue de sens. Est reconnu ce qui a un sens; tous les mots
qui se trouvent dans un texte français, pour qui possède cette
langue, ont un sens. Mais il importe peu qu’on sache quel est
ce sens et on ne s’en préoccupe pas. Le niveau sémiotique,
c’est ça : être reconnu comme ayant ou non un sens. Ça se
définit par oui, non.
P. D. — Tandis que la sémantique...
E. B. — La sémantique, c’est le « sens » résultant de
l’enchaînement, de l’appropriation à la circonstance et de
l’adaptation des différents signes entre eux. Ça c’est absolu­
ment imprévisible. C ’est l ’ouverture vers le monde. Tandis
que la sémiotique, c’est le sens refermé sur lui-même et
contenu en quelque sorte en lui-même.
23 Problèmes de linguistique générale

P. D. — C'est-à-dire qu'en somme, le sens sémiotique est un


sens immédiat. En quelque sorte sans histoire ni environnement.
E. B. — Oui, c’est ça. On le détermine par unité isolée : il
s ’agit de savoir si par exemple le mot rôle est accepté comme
ayant un sens? Oui. Rôle oui, ril non.
P. D . — En français, non.
E. B. — En français ril ne signifie rien, n’est pas signifiant,
tandis que rôle l’est. Voilà le niveau sémiotique, c ’est un
point de vue tout différent que de distinguer le rôle de la
science dans le monde, le rôle de tel acteur. L à est le niveau
sémantique : cette fois, il faut comprendre et distinguer. C ’est
à ce niveau que se manifestent les 80 sens du verbe faire ou
du verbe prendre. C e sont des acceptions sémantiques. Il
s ’agit donc de deux dimensions tout à fait différentes. E t si
on ne commence pas par reconnaître cette distinction, je
crains qu’on reste dans le vague. M ais c ’est là encore une vue
qui m ’est personnelle, qui reste à démontrer. N ous avons à
élaborer peu à peu tout un corps de définitions dans cet
immense domaine, lequel ne comprend pas seulement la
langue. Et cela m ’amène à la culture. L a culture est aussi un
système distinguant ce qui a un sens, et ce qui n’en a pas. L es
différences entre les cultures se ramènent à cela. Je prends
un exemple qui n ’est pas linguistique : pour nous la couleur
blanche est une couleur de lumière, de gaieté, de jeunesse.
En Chine, c ’est la couleur du deuil. Voilà un exemple d ’inter­
prétation de sens au sein de la culture; une articulation entre
une certaine couleur et un certain comportement et, finale­
ment, une valeur inhérente à la vie sociale. T o u t cela s ’intégre
dans un réseau de différences : le blanc, le noir ne valent pas
dans la culture occidentale comme dans la culture extrême-
orientale. T o u t ce qui est du domaine de la culture relève au
fond de valeurs, de systèmes de valeurs. D ’articulation entre
les valeurs. Eh bien! ces valeurs sont celles qui s’impriment
dans la langue. Seulement c ’est un travail très difficile de les
mettre au jour, parce que la langue charrie toute espèce de
données héritées; la langue ne se transforme pas automatique­
m ent à mesure que la culture se transforme. Et c’est juste­
ment ce qui fait souvent l ’éventail sémantique. Considérez
le mot homme (je prends le premier exemple qui me vient
à l ’esprit). Vous avez d ’ une part l’emploi du terme comme
désignation; d ’autre part les liaisons dont ce mot homme
Transformations de la linguistique 23
est susceptible, qui sont très nombreuses. Par exemple,
« l’honnête homme », conception qui date, qui remonte à
une certaine phase du vocabulaire, à un aspect de la culture
française classique. En même temps, une locution comme
« je suis votre homme » se réfère à l’âge féodal. Vous voyez
là une stratification de culture qui laisse sa trace dans les
différents emplois possibles. Ceux-ci sont tous compris
aujourd’hui dans la définition du mot, parce qu’ils sont
encore susceptibles d’être employés dans leur véritable sens à
la même date. Nous voyons ici la contrepartie d’une défini­
tion cumulative des cultures. Dans notre culture d’aujour­
d’hui s’intégre toute l ’épaisseur d’autres cultures. C ’est en
cela que la langue peut être révélatrice de la culture.
P. D. — Il y a une notion très importante que vous avez sou­
lignée disant que l'homme ne naissait pas dans la nature, mais
dans la culture. Je crois qu'une des ruptures entre la linguistique
telle que vous la pratiquez et disons ses origines au X V IIIe siècle,
c'est que les premiers linguistes avaient l'idée que la langue par­
tait de la nature, essayaient de trouver des processus naturels
d'invention de la langue chez l'homme.
E. B. — Oui, il y a eu, tout à fait au début du xixe siècle,
en particulier dans la première phase de découvertes que
permettait la grammaire comparée, cette idée qu’on remontait
aux origines de l ’esprit humain, qu’on saisissait la naissance
de la faculté de langage. On se demandait alors si c’était le
verbe qui était né le premier, ou si c’était le nom. On se posait
des questions de genèse absolue. Aujourd'hui on s’aperçoit
qu’un tel problème n’a aucune réalité scientifique. Ce que la
grammaire comparée, même la plus raffinée, celle qui béné­
ficie des circonstances historiques les plus favorables comme
la grammaire comparée des langues indo-européennes, plu­
tôt que celles des langues sémitiques qui sont pourtant attes­
tées aussi à date très ancienne, ce que cette reconstruction
nous livre, c’est l’étendue de quelques millénaires. C ’est-à-
dire, une très petite fraction de l’histoire linguistique de
l’humanité. Les hommes qui, vers le X V e millénaire avant
notre ère, décoraient les cavernes de Lascaux, étaient des
gens qui parlaient. C ’est évident. Il n’y a pas d’existence
commune sans langue. Il est par conséquent impossible de
dater les origines du langage, non plus que les origines de la
société. Mais nous ne saurons jamais comment ils parlaient.
24 Problèmes de linguistique générale

Nous sommes certains que nous n’atteignons rien de très élé­


mentaire par la reconstruction la plus hardie. L ’idée que
l’étude linguistique révélerait le langage en tant que produit
de la nature ne peut plus être soutenue aujourd’hui. Nous
voyons toujours le langage au sein d ’une société, au sein d’une
culture. Et si j ’ai dit que l’homme ne naît pas dans la nature,
mais dans la culture, c’est que tout enfant et à toutes les
époques, dans la préhistoire la plus reculée comme aujour­
d’hui, apprend nécessairement avec la langue les rudiments
d ’une culture. Aucune langue n’est séparable d ’une fonction
culturelle. II n’y a pas d’appareil d’expression tel que l’on
puisse imaginer qu’un être humain soit capable de l’inventer
tout seul. Les histoires de langage inventé, spontané, hors de
l’apprentissage humain sont des fables. L e langage a toujours
été inculqué aux petits des hommes, et toujours en relation
avec ce que l’on appelle les réalités qui sont des réalités défi­
nies comme éléments de culture, nécessairement.
P. D . — Réalités définies en quelque sorte sous deux aspects,
d'une part la ligne héréditaire, puisque la culture est une chose
qui s'hérite et transmet des comiaissances acquises, mais aussi,
d'autre part, /’environnement immédiat, le présent.
E. B. — Absolument, et ce que l’enfant acquiert, en appre­
nant comme on dit à parler, c’est le monde dans lequel il vit
en réalité, que le langage lui livre et sur lequel il apprend à
agir. En apprenant le nom d ’une chose, il acquiert le moyen
d’obtenir cette chose. En employant le mot, il agit donc sur le
monde et s’en rend compte obscurément très tôt. C ’est le
pouvoir d’action, de transformation, d ’adaptation, qui est
la clef du rapport humain entre la langue et la culture, un
rapport d’intégration nécessaire. Et, du coup, je réponds aussi
à la question que vous me posiez sur le rôle de la linguistique
comme science pilote. Il y a cette différence dans la vie de rela­
tion, que la langue est un mécanisme inconscient, tandis qu’un
comportement est conscient : on croit qu’on se comporte de
telle ou telle manière pour des raisons qu’on choisit, ou en
tout cas qu’on a un choix. En réalité, ce n’est pas cela qui est
important, c’est le mécanisme de la signification. C ’est à ce
niveau que l’étude de la langue peut devenir une science
pilote en nous éclairant sur l’organisation mentale qui
résulte de l’expérience du monde ou à laquelle l’expéricnce
du monde s’adapte, je ne sais pas très bien lequel des deux.
Transformations de la linguistique 25
II y a, en particulier, une manière d’organiser des rapports
logiques qui apparaît très tôt chez l ’enfant. Piaget a beau­
coup insisté sur cette capacité de former des schèmes opé­
ratoires et cela va de pair avec l’acquisition de la langue.
Ce réseau complexe se retrouverait à un niveau profond dans
les grandes démarches intellectuelles, dans la structure des
mathématiques, dans les relations qui sont au fondement de
la société. Je pense que certains des concepts marxistes pour­
raient à leur tour entrer peu à peu, une fois dûment élaborés,
dans ce cercle de notions articulées par les mêmes rapports
de base dont la langue offre l’image la plus aisément analy­
sable. M ais j ’ai tort de parler de tout cela comme de théories
déjà exposées qu’il n’y aurait qu’à chercher dans un livre,
alors que ce sont des choses auxquelles je réfléchis, mais qui
sont encore en cours d ’claboration.
P. D . — L ’histoire que vous venez de raconter a ses origines
du temps de la linguistique comparatiste. On a cherché alors au
fond, par la comparaison des langues les plus anciennes que nous
pouvions rencontrer, à reconstituer ce mécanisme de l'esprit
humain ou du moins ses mécanismes fondamentaux. Et Von se
rend çompte qu'en ayant renversé beaucoup de méthodes, de sens
de recherches, la linguistique finalement revient à son objet pri­
mitif, mais par des voies tout à fa it différentes, et je crois beau­
coup plus scientifiques.
E. B. — Beaucoup plus scientifiques, car il ne s’agit plus
des origines, mais des fondements, et au fondement de tout
se trouve la symbolique de la langue comme pouvoir de signi­
fication.
P. D. — La symbolisation.
E. B. — La symbolisation, le fait que justement la langue
c’est le domaine du sens. Et, au fond, tout le mécanisme de la
culture est un mécanisme de caractère symbolique. Nous
donnons un sens à certains gestes, nous ne donnons aucun sens
à d’autres, à l’intérieur de notre culture. C ’est comme ça,
mais pourquoi? Il s’agira d ’identifier, de décomposer puis
de classer les éléments signifiants de notre culture, c’est un
travail qui n ’a pas encore été fait. Il y faut une capacité
d ’objectivation qui est assez rare. On verrait alors qu’il y a
comme une sémantique qui passe à travers tous ces éléments
de culture et qui les organise — qui les organise à plusieurs
niveaux. Il y a ensuite la manière dont ces éléments se com­
26 Problèmes de linguistique générale

mandent dans leur valorisation, la prédominance que Ton


donne à certaines images aujourd’hui : la hiérarchie qu’on
établit entre des valeurs nouvelles. L ’importance que pren­
nent maintenant, par exemple, certaines questions de géné­
ration ; il y a trente ans, la notion de jeunesse n’avait pas du
tout le même sens qu’elle a aujourd’hui. Il y a un déplacement
complet qui atteint tous les éléments, matériels ou non, de la
culture, qui va depuis le costume, la tenue jusqu’aux fins
dernières de la vie. La hiérarchie, l’action réciproque de ces
valeurs, et par conséquent les modèles qu’on se propose, les
objets qu’on envie, tout cela se déplace à l’intérieur de notre
culture et n’a plus rien de commun en 1910 ou en 1930 et en
i960.
P. D. — C'est-à-dire que maintenant, en quelque sorte, non
seulement la linguistique se trouve placée dans cette situation
centrale dont nous parlions au début, avec ce caractère de science
pilote, mais encore elle devient indissociable dans l'ensemble des
sciences humaines.
E. B. — Elle en devient indissociable, en effet, du fait sur­
tout que d ’autres sciences la rejoignent dans la recherche de
modèles parallèles aux siens. Elle peut fournir à des sciences
dont la matière est plus difficile à objectiver, comme la culturo-
logie, si ce terme est admis, des modèles qui ne seront pas
nécessairement à imiter mécaniquement, mais qui procurent
une certaine représentation d’un système combinatoire, de
manière que ces sciences de la culture puissent à leur tour
s’organiser, se formaliser dans le sillage de la linguistique.
Dans ce qui est déjà tenté sur le domaine social, la primauté
de la linguistique est ouvertement reconnue. Ce n’est pas du
tout en vertu d’une supériorité intrinsèque, mais simplement
parce que nous sommes avec la langue au fondement de toute
vie de relation.
P. D. — Je voudrais vous poser une question qui me vient en
vous écoutant, qui, au fond, je crois, s'adresse tout naturellement
à l'universitaire que vous êtes. Est-ce que vous pensez que l'ensei­
gnement de la linguistique, j'entends l'enseignement universitaire
courant tel qu'il existait disons avant les événements, était
cohérent avec ce que vous venez de dire du rôle de la linguistique,
dans les sciences humaines?
E. B. — Hélas! dans l ’Université, on traîne un poids très
lourd; on est (ou on était) soumis, je ne sais pas ce qu’il en
Transformations de la linguistique 27

restera, à des contraintes archaïques, celles des examens, des


programmes, etc. Nombreux sont néanmoins les linguistes
qui veulent renouveler les enseignements dans Г Université.
Je suis, vous le savez, au Collège de France où on a, à ce point
de vue-là, une liberté complète du fait qu’on n’est assujetti à
aucun programme et que, au contraire, il ne faut pas qu’un
cours soit jamais répété, et du fait qu’on n’a pas non plus de
responsabilité d ’examens, de collation de titres, qu’on n’est
responsable qu’au regard de la science et de soi-même. Or, je
suis très frappé de voir que de différents côtés on regarde
vers la linguistique, il y a une curiosité très vive chez les
jeunes pour les nouvelles sciences humaines. On constate
aussi en philosophie, comme chez ceux qui ont conscience
de la réalité des sciences sociales, de leur spécificité, une com­
préhension qui est un phénomène nouveau. De sorte que la
langue n ’apparaît plus ainsi qu’elle l’a été pendant longtemps
comme une spécialité à côté d’autres, parallèle, mais pas plus
importante. C ’est ce qui donne l’espoir que dans les plans
un peu idéaux qui s’élaborent les choses retrouveront leur
niveau réel mais...
P. D. — I l faut voir...
E. B. — Je ne sais pas bien comment les choses tourneront,
mais l’important, c’est cette notion de science humaine qui,
maintenant, est capable de devenir organisatrice, de rassem­
bler des réflexions éparses, chez beaucoup d’hommes qui
visent à découvrir leur foyer commun. C ’est très important.
D ’une façon générale nous sommes à l’époque des prises de
conscience. C ’est peut-être, au fond, ce qui caractérise toute
la culture moderne, c’est qu’elle devient de plus en plus cons­
ciente. Quand on voit comment les gens raisonnaient, imagi­
naient et créaient, dans les siècles passés et encore au début
de ce siècle, on s’aperçoit qu’il y a quelque chose de changé,
et les manifestations, les créations les plus spontanées aujour­
d’hui (je ne sais pas si c’est un bien ou un mal, vous êtes beau­
coup mieux placé que moi pour en juger) comportent une
part de conscience beaucoup plus grande qu’autrefois.
P. D. — Je crois que vous avez raison.
E. B. — Même l’artiste essaie de comprendre ce qu’il fait,
n’est plus l’instrument de l’inspiration.
P. D . — Je crois que c'est une bonne caractéristique de l'art
moderne que vous donnez là...
28 Problèmes de linguistique générale

E. B. — C ’est très nouveau... et je ne crois pas que cela


altère les qualités de l’invention; savoir ce qu’on refuse et
pourquoi on le refuse peut stimuler la conscience de ce qu’il
y a à inventer, et aider h découvrir les cadres dans lesquels
on peut inventer.
P. D. — Parfaitement.
E. B. — Parce que je crois qu’au fond c’est là que nous ren­
controns le problème que la langue nous a appris à voir. De
même que nous ne parlons pas au hasard, je veux dire sans
cadre, que nous ne produisons pas la langue hors de certains
cadres, de certains schémas que nous possédons, de même je
crois que l’art ne se produit pas non plus en dehors de cadres ou
de schémas différents mais qui existent aussi. Et qui se refor­
ment ou qui renaissent dans la mesure même où l’on prend
conscience de ce qui est périmé. Cette prise de conscience
c’est déjà une voie ouverte vers le nouveau siècle. Actuelle­
ment, cela me frappe beaucoup, on voit le XXe siècle se défaire,
se défaire très vite.
P. D. — Oui, vous avez l'impression d'être déjà au-delà...
E. B. — Très nettement. On a le sentiment d’avoir tra­
versé une de ces phases de transformation en quelques
semaines, même si, comme il arrive aussi, il y a des retours
en arrière momentanés. Certes, ce n’est jamais très facile de
passer d’un siècle à un autre, ni d’une forme de culture à la
suivante, mais je crois que l’époque favorise ces prises de
conscience du fait même que tant de valeurs acceptées se
trouvent remises en question, et jusqu’aux systèmes de pro­
duction.
P. D. — Ça me paraît une bonne conclusion.
CHAPITRE II

Ce langage qui fa it Vhistoire *

G uy Dumur. — Jamais on n'a tant parlé de linguistique.


Pourtant peu de gens savent de quoi il s'agit.
Ëmile Benvcniste. — La linguistique, c’cst la tentative pour
saisir cet objet évanescent : le langage, et pour l’étudier à la
manière dont on étudie des objets concrets. Il s’agit de trans­
former les paroles qui volent — ce qu’Homère appelait les
« paroles ailées » -— en une matière concrète, qu’on étudie,
qu’on dissèque, où l’on délimite des unités, où l’on isole des
niveaux. C ’est du moins une .tendance de cette discipline,
d’une linguistique qui essaie de se constituer comme science;
c’est-à-dire qui essaie d ’abord de constituer son objet, de
définir la manière dont elle l’examine et essaie ensuite de
forger les méthodes propres à cerner, à analyser cette matière.
G . D . — En quoi la linguistique se distingue-t-elle des anciennes
sciences du langage comme, par exemple, la grammaire, la philo­
logie ou la phonétique ?
E. B. — La linguistique prétend englober tout cela et le
transcender. Tout ce qui relève du langage est objet de la
linguistique. Certaines des disciplines dont vous parlez, la
philologie en particulier, ne s’occupent que de la teneur des
textes, de leur transmission à travers les âges, etc. La lin­
guistique s’occupe du phénomène que constitue le langage et,
naturellement, sans négliger la portion du langage qui se
transforme en écrit. Les préoccupations du philologue ne sont

* Propos recueillis par G u y D u m u r dans L e N ouvel Observateur,


spécial littéraire, n° 210 bis (20 novem bre au 20 décem bre 1968), pp. 28-34.
30 Problèmes de linguistique générale

pas celles du linguiste, bien que celui-ci apporte à celui-là


une aide indispensable, en particulier quand il s ’agit d ’inter­
préter des textes de langues disparues, car le linguiste a
besoin de connaître le plus grand nombre possible de langues
pour définir le langage. C ’est là une des directions dans les­
quelles s’engage la linguistique. On pourrait dire que c ’est
une direction positive — certains disent positiviste — avec
toutes les implications que ce terme comporte.
G . D . — La linguistique est une science récente mais elle a une
histoire, un commencement.
E. B. — En fait, la linguistique a eu plusieurs com m ence­
ments. Elle s’est recommencée et s’est réengendree elle-même
à plusieurs reprises — non sans se donner chaque fois des
antécédents. Dans l ’absolu, pour nous Occidentaux, la
linguistique est née chez les G recs, quand les philosophes
les plus anciens, contemporains de l’éveil de la pensée philo­
sophique, ont commencé à réfléchir sur l’instrument de la
réflexion, et par conséquent sur l ’esprit et le langage. Il y a
eu un deuxième commencement au M oyen Age, quand, à
travers les catégories aristotéliciennes, on recommence à
définir les fondements du langage.
A ujourd’hui, on découvre un autre commencement, hors
et très loin du monde classique, c ’est la théorie indienne de
Pànini. N ous avons là quelque chose d ’extraordinaire, une
description linguistique purem ent formelle qui date, selon
l ’estimation la plus prudente, du iv e siècle avant notre ère.
Pânini, ce grammairien indien, a pris la langue sanskrite
comme objet. Il n’y a pas un mot de spéculation philosophique
mais seulement une analyse formelle des éléments constitutifs
de la langue (mots, phrases, relations entre les mots, etc.).
C e texte est extrêmement ardu, d ’une densité incroyable
(quand on le traduit, il faut dix mots de glose pour un mot du
texte), mais cette concision est voulue parce que c’était un
ensemble de formules à mémoriser destiné à un enseignement
oral que des maîtres se transmettaient et qu’ils enrichissaient
de commentaires. C e texte est connu en Occident depuis
le milieu du XIXe siècle, où l’on a commencé à l’interpréter,
et aujourd’hui on s’y intéresse de nouveau. J’insiste beaucoup
là-dessus parce qu’on retrouve là déjà l’ancêtre des recherches
scientifiques d ’aujourd’hui. Cela est vrai spécialement pour
l ’école structuraliste américaine qui voulait écarter le « men-
Transformations de la linguistique 31

talisme » (qui introduit, dans l’étude du langage, des notions


psychologiques), pour s’en tenir à l’enregistrement et à
l ’analyse formelle d’un corpus de textes. Il s’agissait, en disso­
ciant les unités du langage, de trouver les éléments d’une
structure et de les décrire dans leur agencement : constitution
vocalique et consonantique des formes, distribution statis­
tique de ces éléments, nature des syllabes, longueur des mots,
analyse de ces éléments, analyse des tons si c’est du chinois,
de l’accentuation si c’est une langue qui comporte des accents,
etc. Voilà ce qu’est l’étude de la langue comme système
formel. Et c’est contre cette conception que réagit un linguiste
comme Chomsky. Aujourd’hui cette réaction n’est déjà plus
individuelle mais collective. Dans cette recherche des origines
de la linguistique à travers l’histoire, il se rattache non pas
à Panini, mais à Descartes. Vous savez que Chomsky a écrit
Cartesian Linguistics, qui va ctre traduit en français, et il
retrouve dans les considérations de Descartcs sur le fonction­
nement de l’esprit la justification philosophique de cc qu’il
appelle, lui, la « grammaire générative ».
G. D. — Parmi les commencements, et pour nous en tenir
à la chronologie banale, revenons à Saussure 1.
E. B. — Saussure, ce n’est pas un commencement, c’est
autre chose, ou c’est un autre type de commencement. Son
apport consiste en ceci : a Le langage, dit-il, est forme, non
substance. » Il n’y a absolument rien de substantiel dans
le langage. Toutes les sciences de la nature trouvent leur objet
tout constitué. La linguistique, elle, et c’est ce qui la diffé­
rencie de toute autre discipline scientifique, s’occupe de quel­
que chose qui n’est pas objet, pas substance, mais qui est
forme. S’il n’y a rien de substantiel dans le langage, qu’y a-t-il ?
Les données du langage n’existent que par leurs différences,
elles ne valent que par leurs oppositions. On peut contempler
un caillou en soi, tout en le rangeant dans la série des minéraux.
Tandis qu'un mot, à lui seul, ne signifie absolument rien.
Il n’est que par opposition, par « vicinité » ou par différencia­
tion avec un autre, un son par rapport à un autre son, et ainsi
de suite.
L ’histoire, pour Saussure, n’est pas nécessairement une

1. D ont les cours sur la linguistique, publiés après sa mort, datent de


1907 - 1 9 1 1 .
32 Problèmes de linguistique générale

dimension de la langue, elle n’en est qu’une des dimensions


possibles et ce n’est pas l ’histoire qui fait vivre le langage,
mais plutôt l’inverse. C ’est le langage qui, par sa nécessité,
sa permanence, constitue l’histoire.
Saussure a réagi contre la considération historique qui
prévalait en linguistique lorsqu’il écrivait. Certes, nous sui­
vons par exemple l’histoire des Français, pendant un certain
nombre de siècles, grâce aux textes qui ont été consignés par
écrit; nous pouvons donc suivre le cours de ce que nous appe­
lons une histoire, un déroulement d’événements dans le
temps, mais le langage, dans son fonctionnement, ne connaît
absolument aucune référence historique : tout ce que nous
disons est compris dans un contexte actuel et à l’intérieur de
discours qui sont toujours synchroniques 1. Aucune parcelle
d’histoire ne se mêle à l’usage vivant de la langue. Voilà ce
que Saussure a voulu affirmer. Aujourd’hui, cela ne surprend
plus personne; quand il a énoncé cela, il y a environ soixante
ans, alors que la linguistique était surtout marquée par une
conception historique, diachronique de la langue — chaque
langue était considérée comme une étape dans un devenir et
décrite comme telle — c ’était une nouveauté importante. En
parlant, nous nous référons à des situations qui sont toujours
des situations présentes ou situées en fonction du présent,
de sorte que, quand nous évoquons du passé, c ’est toujours au
sein du présent. Si nous pouvons parler, si notre langue nous
donne le moyen de construire des phrases, c’est que nous
conjoignons des mots qui valent à la fois par les syntagmes 2
et par leur opposition. Saussure a vu qu’il y a ainsi deux
axes dans la manière de voir la langue, qu’il a appelés syn-
chronique et diachronique. Nous faisons deux choses quand
nous parlons : nous agençons des mots, tous les éléments de
ces agencements représentent chacun un choix entre plusieurs
possibilités; quand je dis «je suis », j ’ai éliminé « vous êtes »,
« j ’étais », « je serai », etc. C ’est donc, dans une série qu’on

1. « L a linguistique synchronique s’occupera des rapports logiques et


psychologiques reliant les termes coexistants et form ant systèm e, tels
q u ’ ils sont aperçus par la m im e conscience collective. L a linguistique
diachronique étudiera au contraire les rapports reliant des termes successifs
non aperçus par une mêm e conscience collective, et qui se substituent
les uns aux autres sans form er sj'stèm e entre eu x » (Saussure).
2. G roupe de mots form ant une unité â l ’intérieur d'une phrase.
Transformations de la linguistique 33
appelle paradigme, une forme que je choisis, et ainsi pour
chaque portion d ’un énoncé qui se constitue en syntagme.
Vous avez là le principe et la clef de ce qu’on appelle la struc­
ture. Pour y atteindre, il faut : i° isoler les éléments distinctifs
d’un ensemble fini; 2° établir les lois de combinaison de ces
éléments.
Toutes les fois que vous avez ces possibilités, vous cons­
truisez une structure. La société est une structure : nous y
trouvons des éléments dans un certain agencement; nous
avons des hommes et des femmes de différents âges, dans
différentes situations, dans différentes classes; par conséquent,
nous avons déjà là les identités et les différences qui permet­
tent de constituer un jeu, et la première caractéristique d’un
jeu c’est que les pièces en soient en nombre limité; ensuite,
il faut que chaque élément soit autre chose que l’autre : que
prêtre soit autre chose qu’ouvrier et ouvrier autre chose que
soldat et ainsi de suite. On peut essayer de constituer une
espèce de combinatoire avec ces éléments. Voilà comment le
problème se pose théoriquement.
G. D. — Et le signe, la valeur symbolique du langage? Le
système que vous venez de décrire, c'est du positivisme... A quel
moment intervient la sémiologie1?
E. B. — Nous sommes là devant le problème essentiel
d’aujourd’hui, celui qui dépasse ce qu’on entend banalement
par structuralisme, quoiqu’il soit impliqué par le structura­
lisme. Q u’est-ce que le signe? C ’est l’unité de base de tout
système signifiant. Vous avez un système signifiant qui est la
langue. On peut en trouver d ’autres. Saussure en a cité deux
ou trois : le langage des sourds-muets, par exemple, qui opère
avec d’autres unités qui sont les unités gestuelles; il a cité
également, et c’est plus discutable, le rituel des gestes de
politesse. Mais c’est un répertoire limité : on ne peut pas dire
avec les gestes de politesse tout ce que le langage permet de
dire mais, en gros, c’est du même ordre. Voilà des systèmes
signifiants. La société par elle-même ne peut être dite si on la
prend massivement comme système signifiant.
G . D . — Vous vous êtes intéressé au langage des abeilles tel
qu’il était possible de Vétudier d ’après les travaux de von Frisch.
Est-ce du même ordre ?
x. « Science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale » (Saus­
sure).
34 Problèmes de linguistique générale

E. B. — Ce langage a une signification. Autant que nous


puissions le comprendre, les danses des abeilles représentent
quelque chose et leurs compagnes le comprennent. Ce lan­
gage est signifiant parce qu’il dicte un comportement qui véri­
fie la pertinence signifiante du geste. En revanche, si je fais un
geste pour ouvrir un livre, c’est un geste utile, mais il ne
signifie pas, il n’a pas de portée conceptuelle.
Au sens strict, le structuralisme est un système formel. Il
ne dit absolument rien sur ce que nous appelons la signi­
fication. Nous la mettons entre parenthèses. Nous suppo­
sons que tout le monde comprend que si nous disons : « Vous
avez faim », nous mettons avez à cause de vous. Il y a donc une
combinatoire avec certaines corrélations qui sont codées,
fixées par un code de convention : vous va avec avez et non
avec avons. Mais que signifie « avoir »? Quand je dis :
« Vous avez raison », le verbe « avoir » signifie-t-il la même
chose que si je dis : « Vous avez froid »? Cela n’intéresse abso­
lument pas le structuralisme : cela intéresse la sémiologie.
G. D. — Mais n’a-t-on pas confondu souvent sémiologie et
structuralisme ?
E. B. — J’ai l’impression que dans les discussions aux­
quelles vous faites allusion, on confond beaucoup de choses.
Ce qui y manque le plus, c’est la rigueur dans l’emploi des
termes et la connaissance des limites à l’intérieur desquelles
ils veulent dire quelque chose : ce sont des concepts opéra­
toires. Il ne faut pas les prendre pour des vérités éternelles.
G. D. — La linguistique se nourrit d'un certain nombre de
sciences, ou du moins d'observations, et je pense qu'une des pre­
mières choses qui aient rendu service à la linguistique a été la
grammaire comparative, la comparaison des langues entre elles
y compris les langues «primitives ».
E. B. -— C ’est exact, sauf qu’aujourd’hui on ne se sert plus
du mot &primitive », non plus que de l’expression « sociétés
primitives »... Jusque vers 1900, on peut dire qu’il y a eu
primat des langues indo-européennes. Nous en suivons
l’histoire sur des millénaires; elles ont des littératures très
belles, très riches, qui nourrissent l’humanisme, aussi ont-
elles été privilégiées. Vers 1900, des hommes, et tout parti­
culièrement des Américains, ont dit : « Vos conceptions sont
irréelles ou, en tout cas, très partielles, vous ne tenez compte
que d’une partie du monde linguistique : le monde indo-euro­
Transformations de la linguistique 35
péen. Il y a une foule de langues qui échappent à vos catégo­
ries. » C et avertissement a été très utile et ces langues,
notamment les langues indiennes d ’Am érique que j ’ai person­
nellement étudiées, sont très instructives parce qu’elles nous
font connaître des types de catégorisation sémantique et de
structure morphologique nettement différents de ceux que
les linguistes formés dans la tradition classique considéraient
comme inhérents à l’esprit humain.
G . D . — Compte tenu de ces différences fondamentales,
peut-on parler de psychologies différentes? Vous disiez tout à
l 'heure : le langage est un fa it en soi, il ne doit rien à l'histoire.
E. B. — Dans son exercice. Car, d ’autre part, toute langue
est toujours une langue héritée et a derrière elle un passé.
Il n ’y a aucune raison de penser que les langues des abori­
gènes d ’Australie ont moins de passé que les langues indo-
européennes. Seulement, on n’a pas de témoignage écrit de ce
passé. C ’est là la grande coupure dans l’humanité : certains
peuples ont des langues écrites et d ’autres n ’en ont pas.
G . D . — A propos de ces langues autres qu'indo-européennes,
qu'est-ce qu'un anthropologue comme Lévi-Strauss peut apporter
à la linguistique?
E. B. — Il est toujours utile de voir comment un ethnologue
conceptualise les catégories sociales puisque, dans ces langues,
nous sommes beaucoup plus près de la représentation sociale
que dans nos langues à nous, qui sont beaucoup plus déta­
chées de leur objet. Dans nos sociétés, il y a une capacité
de distanciation, d ’abstraction, d ’éloignement entre la langue
et les objets concrets qu’elle décrit. On peut construire des
langues sur des langues, ce qu’on appelle des métalangues,
des langues qui servent à décrire une langue, dont c’est la
seule et unique fonction.
G . D . — Pouvez-vous nous donner un exemple?
E . B. — La langue de la grammaire, qui décrit l’usage des
formes de la langue, est une métalangue : parler de substantif,
d ’adverbe, de voyelle, de consonne, c ’est parler une m étalangue.
T o u t le vocabulaire de la métalangue ne trouve application
que dans la langue. Cette métalangue peut être à son tour
décrite dans une langue « formalisée » en symboles logiques,
posant les relations d’ implication entre elle ou telle catégorie
linguistique. Par exemple, dans le verbe français la personne
est impliquée : on ne peut employer une forme verbale (sauf
36 Problèmes de linguistique générale

l ’infinitif) qui ne comporte de référence à la personne. C ’est


le cas en français mais pas nécessairement partout.
Cela fait déjà deux étages. On peut, avec un esprit plus
porté à la symbolisation mathématique, atteindre un autre
niveau d ’abstraction. Tandis que les langues des sociétés
archaïques, ce qu’on en connaît, ce sont des textes, transmis
oralement, de légendes ou de mythes, ce sont des textes tra­
ditionnels, non de simples narrations. Des rituels qui servent
à faire tomber la pluie, à faire pousser les plantes. En ce sens,
on est beaucoup plus près de la réalité vécue, de l’expérience.
A ce point de vue déjà, les analyses des ethnographes peuvent
être très éclairantes,
G . D. — I l y ci une autre discipline qui a rendu des services
à la linguistique : la psychanalyse. Est-ce qu'il n'y a pas dans
Freud des réflexions qui vous renseignent sur le fonctionnement
du langage?
E. B. — Elles ne sont pas très nombreuses mais elles sont
toutes importantes, suggestives, instructives, même si elles
ne portent que sur le langage ordinaire. Il y a ce qu’on pour­
rait appeler la rhétorique onirique de Freud — ce n’est pas
lui qui emploie ce terme. Il a découvert que le rêve parle. Mais
seul le psychanalyste peut comprendre ce langage. Freud
a essayé d’en retrouver les rudiments. C ’est là qu’intervient,
selon moi, une espèce de rhétorique articulée par des images,
fortement suggestives et qui, sous les dehors d ’un enchaîne­
ment incohérent, retrouve, grâce à Freud, une espèce de
signification par référence à des choses très enfouies.
G . D . — Considérez-vous que le langage de l ’inconscient, qui
n’est pas parlé, est aussi important pour votre étude linguistique
qu'un autre?
E. B. — J’ai essayé d’indiquer une analogie entre le lan­
gage de l’inconscient et ce que nous appelons les grandes
unités, un discours tout entier, un poème tout entier, aux­
quels on peut trouver un sens souvent très éloigné du sens
littéral. Vous pouvez écrire une lettre dont le sens profond
sera exactement le contraire de ce que les mots ont l’air de
signifier. C ’est ainsi qu’opère la signification à l ’intérieur du
rêve. De même, un discours qui essaie de vous émouvoir peut
vous pousser à une certaine conduite sans jamais la prôner.
Vous avez là de la rhétorique, c’est-à-dire un sens second,
différent du sens littéral et agissant sur l’affectivité.
Transformations de la linguistique 37

G . D . — Vous avez prononcé le mot de poème. Est-ce que


le langage poétique est intéressant pour la linguistique?
E. B. — Immensément. Mais ce travail est à peine commencé.
On ne peut dire que l’objet de l’étude, la méthode à employer
soient encore clairement définis. Il y a des tentatives inté­
ressantes mais qui montrent la difficulté de sortir des caté­
gories utilisées pour l’analyse du langage ordinaire.
G. D. — A partir de la linguistique et du structuralisme, on
a vu se créer des œuvres de plus en plus difficiles, de moins en
moins accessibles au plus grand nombre. Est-ce que cette obscu­
rité vous semble fondée?
E. B. — Je vois là deux choses, dont je ne sais si l’idée que
je m’en fais coïncide avec le sentiment même de ceux qui les
accomplissent. i° Une tentative très neuve, curieuse, pour
secouer tout ce qui est inhérent au langage, c’est-à-dire
une certaine rationalisation que le langage apporte nécessai­
rement; pour la détruire à l’intérieur du langage mais en se
servant encore du langage. Vous avez donc ici une langue qui
se retourne contre elle-même et qui essaie de se refabriquer
à partir d ’une explosion préalable. z° Vous parlez de la non-
compréhension qui est la rançon de certaines créations : il
me semble que nous entrons dans une période d’expéri­
mentation. Tout ce qui s’imprime n’est pas fait pour être
lu, au sens traditionnel; il y a de nouveaux modes de lecture,
appropriés aux nouveaux modes d’écriture. Ces tentatives,
ces travaux n’ intéressent pour l’instant que les professionnels,
les autres écrivains, jusqu’au moment où — si ce moment
arrive — quelque chose de positif s’en dégagera. C ’est une
remise en question de tout le pouvoir signifiant traditionel
du langage. Il s’agit de savoir si le langage est voué à toujours
décrire un monde identique par des moyens identiques, en
variant seulement le choix des épithètes ou des verbes. Ou
bien si on peut envisager d ’autres moyens d’expression non
descriptifs et s’il y a une autre qualité de signification qui
naîtrait de cette rupture. C ’est un problème.
G. D. — Dans votre enseignement, avez-vous Vimpression
de prolonger une étude que vous avez commencée il y a très long­
temps ou, chaquefois, est-ce un recommencement?
E. B. — Il y a les deux. Il y a évidemment un certain nom­
bre d’interrogations qui vous accompagnent pendant toute
votre existence mais, après tout, c’est peut-être inévitable
38 Problèmes de linguistique générale

dans la mesure où on a une optique à soi. Mais il y a l'enri­


chissement constant du travail, de la lecture, la stimulation
qui vient des autres. Je profite aussi du développement de
toutes les sciences qui suivent le mcrne courant. Pendant
longtemps la seule compagne de la linguistique était la phi­
lologie.
Maintenant, nous voyons tout l’ensemble des sciences
humaines se développer, toute une grande anthropologie
(au sens de « science générale de l’homme ») se former. Et on
s’aperçoit que les sciences de l’homme sont, au fond, beau­
coup plus difficiles que les sciences de la nature et ce n’est pas
par hasard qu’elles sont les dernières-nées. Il faut une grande
capacité d’abstraction et de généralisation pour commencer
à entrevoir les développements dont l’homme est le siège.
G . D. — N'allez-vous pas voir se substituer à la mode de la
linguistique cette autre mode qu'est l'épistémologie?
E. B. — Bien sûr, si vous considérez la linguistique comme
une mode! Pour moi, elle n’en est pas une.
G . D. — Naturellement. Mais quand vous dites qu'il faut
que les connaissances de l'homme se rejoignent, la science des
sciences devrait être l'épistémologie.
E. B. — L ’épistémologie, c’est la théorie de la connais­
sance. Comment est acquise cette connaissance, cela n’est pas
dit d’avance. Il y a bien des possibilités d’épistémologie. La
linguistique est une épistémologie, on peut la considérer
comme telle.
G. D . — Oui, mais vous disiez que toutes les scie?ices vous
avaient rejoint.
E. B. — J’ai la conscience, de plus en pîus vive, que le
niveau signifiant unit l’ensemble des sciences de l’homme, et
que, par conséquent, il vient un moment où l’on peut se
poser cette question : « Peut-on lire une signification dans
des notions qui, jusqu’à présent, semblaient appartenir à
la nature pure et simple ? » On trouve maintenant des analogies
entre la langue et l’économie.
Quand je vous disais que nous voyons aujourd’hui cette
espèce de convergence entre plusieurs sciences, c’est pour
souligner qu’on retrouve les mêmes articulations dans les
notions telles que les ont configurées certains esprits qui
n’avaient certainement pas en vue les catégories linguistiques.
C ’est cette convergence qui est intéressante et qui devient
Transformations de la linguistique 39
un nouveau problème pour nous. L ’épistémologie, vous le
voyez, cela se construit et cela se reconstruit continuellement
à partir de la science telle qu’elle se fait.
G. D. — Souhaitez-vous qu'il y ait beaucoup d'étudiants en
linguistique? La linguistique est-elle utile pour d'autres études
ou n'est-ce qu'une spécialisation?
E. B. — Il faut distinguer. Il y a plusieurs linguistiques,
il y a plusieurs manières de les pratiquer. Il y a, concurrem­
ment, à la même date, des études de plusieurs types, les unes
de type plus traditionnel, d’autres de type plus avancé,
et puis ce qui se tient entre les deux : des études qui sont la
conversion de principes généraux en application, etc. Chacun
fait ce qu’il peut, mais je crois d ’une part qu’il y a beaucoup
à faire et que, d’autre part, d ’être passé par là donne à l’esprit
une certaine formation. Je pense naturellement à ceux qui
ne s’y intéressent pas particulièrement. Pour ceux qui s’y
intéressent, c’est autre chose, il n’est pas besoin qu’on dise
pourquoi. Ces études peuvent être formatrices en ce sens
qu’elles détruisent beaucoup d’illusions qu’on se fait spon­
tanément et qui sont très tenaces dans le public sur la valeur
absolue de la langue, sur les valeurs absolues que chacun
trouve dans sa propre langue par rapport à d’autres. Cela
permet à l’esprit de prendre une certaine distance, ce qui est
très utile. Partant de là, on peut généraliser la même attitude
et voir qu’il y a en fait beaucoup de manières de considérer,
dans le domaine littéraire par exemple, une œuvre et qu’il n’y
a pas qu’une manière de comprendre un auteur. Il peut y
avoir des points de vue nouveaux appliqués à des oeuvres tra­
ditionnelles et qui ne les détruisent pas pour autant.
G. D. — Y a-t-il des ouvrages de critique littéraire qui vous
ont particulièrement satisfait?
E. B. — Je vois des tentatives intéressantes pour étudier,
avec rigueur, des œuvres auxquelles on ne pouvait appliquer
jusque-là que des qualifications subjectives (« C'est beau »,
« C ’est touchant », etc.) ou des épithètes conventionnelles. On
essaie maintenant de construire des systèmes qui permettent
de trouver les véritables dimensions de l’expression litté­
raire et de l’œuvre littéraire.
G. D. — Pensez-vous aux travaux réalisés grâce aux ordi­
nateurs?
E. B. — Non, pas spécialement. Je ne crois pas que la
4° Problèmes de linguistique générale

m achine intervienne à ce niveau-là. Je pensais surtout à ce


q u ’on appelle l'explication littéraire, l ’analyse littéraire dont
les m éthodes se renouvellent au m oyen de paramètres 1 et
qui peuvent déconcerter les tenants des disciplines tradition­
nelles. M ais, justem ent là, l’ initiation à la linguistique donne
plus d ’aisance, perm et d ’accueillir avec plus d ’ouverture des
notions ou des recherches qui visent à coordonner la théorie
de la littérature et celle de la langue. V ous voyez — et que ce
soit notre conclusion — que bien des choses se placent ou
se déplacent au jou rd ’hui dans la perspective de la langue. C es
changem ents nous contraignent à une réadaptation continue;
car ce sont des changem ents en profondeur d ’où naîtront
peut-être de nouvelles sciences.

r. É lém en t constant dans un calcul.


II

La communication
CHAPITRE III

Sémiologie de la langue *

La sémiologie aura beaucoup à faire


rien que pour voir où se limite son
domaine.

Ferdinand de Saussure *.

Depuis que ces deux génies antithétiques, Peirce et Saus­


sure, ont, en complète ignorance l’un de l’autre et environ
le même tem ps2, conçu la possibilité d’une science des
signes et travaillé à l’instaurer, un grand problème a surgi,
qui n’a pas encore reçu sa forme précise, n’ayant même pas
été posé clairement, dans la confusion qui règne sur ce
domaine : quelle est la place de la langue parmi les systèmes
de signes ?
Peirce, reprenant sous la forme semeiotic la dénomination
L7][jiei,toTixY) que John Locke appliquait à une science des
signes et des significations à partir de la logique conçue elle-
même comme science du langage, s’est adonné toute sa vie
à l’élaboration de ce concept. Une masse énorme de notes
témoigne de son effort obstiné pour analyser dans le cadre
sémiotique les notions logiques, mathématiques, physiques,

• Semiotica, L a lîa y e, Mouton & Co., I (1969), I, pp. 1-12 et 2, pp. 127-
*35·
1. Note manuscrite publiée dans les Cahiers Ferdinand de Saussure,
15 (i9S7)> P· 19·
2. Charles S. Peirce (1839-1914); Ferdinand de Saussure (1S57-
»9 1 3 )·
44 Problèmes de linguistique générale

mais aussi bien psychologiques et religieuses. Poursuivie à


travers une vie entière, cette réflexion s’est donné un appareil
de plus en plus complexe de définitions visant à répartir la
totalité du réel, du conçu et du vécu dans les différents
ordres de signes. Pour construire cette « algèbre universelle
des relations » 1, Peirce a posé une triple division des signes,
en i c ô n e s , i n d e x et s y m b o l e s , qui est à peu près tout ce
qu’on retient aujourd’hui de l’immense architecture logique
qu’elle sous-tend.
En ce qui concerne la langue, Peircc ne formule rien de
précis ni de spécifique. Pour lui la langue est partout et nulle
part. Il ne s’est jamais intéressé au fonctionnement de la
langue, si même il y a prêté attention. La langue se réduit pour
lui aux mots, et ceux-ci sont bien des signes, mais ils ne relè­
vent pas d ’une catégorie distincte ou même d’une espèce
constante. Les mots appartiennent, pour la plupart, aux
« symboles »; certains sont des « index », par exemple les
pronoms démonstratifs, et à ce titre ils seront classés avec
les gestes correspondants, par exemple le geste de pointer.
Peirce ne tient donc aucun compte du fait qu’ un tel geste est
universellement compris, alors que le démonstratif fait partie
d ’un système particulier de signes oraux, la langue, et d ’un
système particulier de langue, l’idiome. De plus, le même mot
peut apparaître en plusieurs variétés de « signe » : comme
q u a l i s i g n , comme s i n s i g n , comme l e g i s i g n 2. On ne

voit donc pas quelle serait l’utilité opérative de pareilles


distinctions ni en quoi elles aideraient le linguiste à construire
la sémiologie de la langue comme système. La difficulté qui

1. « M y universal algebra o f relations, w ith the subjacen t indices and £


a n d lT is susceptible o f being enlarged so as to com prise everyth in g and so,
still b etter, though not to ideal perfection, is the system o f existential
graphs » (Peirce, Selected Writings, ed. Philip P. W ien er [D over Publication,
1958]. p· 389).
2. « A s it is in itself, a sign is eith er o f the nature o f an appearance, w hen
I call it a q u a l i s i g n ; or secondly, it 13 an individual object or even t, w hen
I call it a s i n s i g n (the syllabe sin b eing the first syllabe o f semel, simul,
singular, etc.); or th ird ly, it is o f the nature o f a general type, w hen I call
it a l e g i s i g n . A s w e use the term “ w o rd ” in m ost cases, sayin g that
“ th e” is one "w o r d ” and “ a n ” is a second “ w o rd ” , a “ w o rd ” is a legisign.
B ut w hen w e say o f a page in a book, that it has 250 “ w ord s” upon it, o f
w hich tw en ty arc “ the’s ” , the “ w o rd ” is a sinsign. A sinsign so
em b od yin g a legisign, I term a “ replica” o f the legisign » (Peirce, op. cit.,
P· 391).
La communication 45
empêche toute application particulière des concepts pcirciens,
hormis la tripartition bien connue, mais qui demeure un
cadre trop général, est qu’en définitive le signe est posé à la
base de l'univers entier, et qu’il fonctionne à la fois comme
principe de définition pour chaque élément et comme prin­
cipe d’explication pour tout ensemble, abstrait ou concret.
L ’homme entier est un signe, sa pensée est un signe l, son
émotion est un signe 2. Mais finalement ces signes, étant
tous signes les uns des autres, de quoi pourront-ils être signes
qui n e s o i t p a s signe? Trouverons-nous le point fixe où
amarrer la p r e m i è r e relation de signe ? L ’édifice sémiotique
que construit Peirce ne peut s’indure lui-même dans sa
définition. Pour que la notion de signe ne s’abolisse pas dans
cette multiplication à l’infini, il faut que quelque part l’univers
admette une d i f f é r e n c e entre le signe et le signifié. Il faut
donc que tout signe soit pris et compris dans un s y s t è m e de
signes. L à est la condition de la s i g n i f i a n c e . Il s’ensuivra,
à l’encontre de Peirce, que tous les signes ne peuvent fonc­
tionner identiquement ni relever d’un système unique. On
devra constituer plusieurs systèmes de signes, et entre ces
systèmes, expliciter un rapport de différence et d’analogie.
C ’est ici que Saussure se présente, d’emblée, dans la
méthodologie comme dans la pratique, à l’exact opposé de
Peirce. Chez Saussure la réflexion procède de la langue et
prend la langue comme objet exclusif. La langue est envisagée
pour elle-même, la linguistique se voit assigner une triple
tâche :
x) décrire en synchronie et en diachronie toutes les langues
connues; z) dégager les lois générales qui sont à l’œuvre
dans les langues; 3) se délimiter et se définir elle-même 3.
Programme dont on n’a pas remarqué que, sous des dehors
rationnels, il recèle une étrangeté, qui en fait justement la

1. a ... the w ord or sign w hich man uses is the man him self. F or, as the
fact that every thought is a sign, taken in conjunction w ith the fact that
life is a train o f thought, proves that man is a sign ; so that ev ery thought is
an e x t e r n a l sign proves that man is an external sign » (Peirce, op. cit.,
p. 71).
2. « E verything in w hich w e take the least interest creates in us its
particular em otion, how ever slight this em otion m ay be. T h is emotion
is a sign and a predicate o f the thing » (Peirce, op. cit., p. 67).
3. F . de Saussure, Cours de linguistique generate ( C .L .G .) , 40 éd., p. 21
46 Problèmes de linguistique générale

force et l’audace. La linguistique aura donc pour objet, en


troisième lieu, de se définir elle-même. Cette tâche, si on
veut bien l’entendre pleinement, absorbe les deux autres et,
en un sens, les détruit. Comment la linguistique peut-elle
se délimiter et se définir elle-même, sinon en délimitant et
définissant son objet propre, la langue ? Mais peut-elle alors
remplir ses deux autres tâches, désignées comme les deux
premières qu’elle doive exécuter, la description et l’histoire
des langues ? Comment la linguistique saurait-elle « chercher
les forces qui sont en jeu d ’une manière permanente et uni­
verselle dans toutes les langues et dégager les lois générales
auxquelles on peut ramener tous les phénomènes particuliers
de l’histoire », si l’on n’a pas commencé par définir les pou­
voirs et les ressources de la linguistique, c’est-à-dire la prise
qu’elle a sur le langage, donc la nature et les caractères
propres de cette entité, la langue ? Tout se commande dans
cette exigence, et le linguiste ne peut tenir l’une de ses tâches
distincte des autres ni en assumer aucune jusqu’au bout,
s’il n’a d’abord pris conscience de la singularité de la langue
entre tous les objets de science. Dans cette prise de cons­
cience réside la condition préalable à toute autre démarche
active et cognitive de la linguistique, et loin d’être au même
plan que les deux autres et de les supposer accomplies, cette
troisième tâche : « se délimiter et se définir elle-même » donne
à la linguistique la mission de les transcender au point d’en
suspendre l’accomplissement à son accomplissement propre.
Là est la grande nouveauté du programme saussurien. La
lecture du Cours confirme aisément que pour Saussure, une
linguistique n’est possible qu’à cette condition : se connaître
enfin en découvrant son objet.
Tout procède alors de cette question : « Quel est l’objet
à la fois intégral et concret de la linguistique ? » 1 et la pre­
mière démarche vise à ruiner toutes les réponses antérieures :
« De quelque côté que l’on aborde la question, nulle part
l’objet intégral de la linguistique ne s’offre à nous » 2. Le
terrain ainsi déblayé, Saussure pose la première exigence de
méthode : il faut séparer la l a n g u e du langage. Pourquoi?
Méditons les quelques lignes où glissent, furtifs, les concepts
essentiels :
1. C .L .G ., p. 23.
a. C .L .G ., p. 24.
La communication 47
P ris dans son to u t, le lan gag e est m u ltifo rm e e t h é té ro clite ; à ch e ­
v a l su r p lu sieu rs d o m a in es, à la fo is p h y siq u e , p h y sio lo g iq u e et
p s y c h iq u e , il a p p a rtien t en co re au d om ain e in d iv id u e l e t au d om ain e
so cia l; il n e se laisse classer d an s a u c u n e ca tégo rie d es fa its h u m ain s,
p arce q u ’on ne sait co m m e n t d ég a g er son u n ité .
L a lan gu e, au co n traire, est u n to u t e n soi e t u n p rin cip e de cla ssi­
ficatio n . D è s q u e n o u s lui d on n o n s la p rem iè re p lace p arm i les faits
de lan g a g e, n ou s in tro d u iso n s u n o rd re n a tu rel d an s u n en sem b le
q u i ne se p rête à a u cu n e a u tre c la s s ific a tio n l .

La préoccupation de Saussure est de découvrir le principe


d ’unité qui domine la multiplicité des aspects où nous appa­
raît le langage. Seul ce principe permettra de classer les faits
de langage parmi les faits humains. La réduction du langage
à la langue satisfait cette double condition : elle permet de
poser la langue comme principe d ’unité et du même coup de
trouver la place de la langue parmi les faits humains. Principe
de l ’unité, principe de classement, voilà introduits les deux
concepts qui vont à leur tour introduire la sémiologie.
Ils sont l’un et l’autre nécessaires à fonder la linguistique
comme science : on ne concevrait pas une science incertaine
de son objet, indécise sur son appartenance. M ais bien au-
delà de ce souci de rigueur, il y va du statut propre à l’ensem­
ble des faits humains.
Ici encore on n ’a pas assez remarqué la nouveauté de la
démarche saussuríenne. Il ne s’agit pas de décider si la lin­
guistique est plus proche de la psychologie ou de la sociologie
ni de lui trouver une place au sein des disciplines existantes.
C ’est à un autre niveau que le problème est posé et dans des
termes qui créent leurs propres concepts. La linguistique
fait partie d ’une science qui n ’existe pas encore, qui s’occupera
des autres systèmes du même ordre dans l ’ensemble des faits
humains, la s é m i o l o g i e . Il faut citer ici la page qui énonce
et situe cette relation :

L a lan gu e est u n sy stèm e de sig n es ex p rim a n t des idées, et p ar là,


co m p a ra b le à l ’é c ritu re , à l ’a lp h a b e t d es so u rd s-m u e ts, a u x rites
sy m b o liq u e s, a u x fo rm es d e p o litesse, a u x sig n a u x m ilita ire s, e tc.,
e tc. E lle est se u lem en t le p lu s im p o rta n t d e ces systèm es.
O n p e u t d o n c co n ce v o ir U N E S C I E N C E Q U I É T U D I E L A V I E D E S
s i g n e s a u s e i n d e l a v i e s o c i a l e ; elle fo rm era it u n e p a rtie de la
p sy ch o lo g ie so cia le , et p a r co n séq u en t de la p s y ch o lo g ie g é n é ra le ;

i . C .L .G ., p. 25.
48 Problèmes de linguistique générale

nous l a nom m erons s é m i o l o g i e (du grec sëmeîon « signe »). E lle


nous apprend rait en quoi consistent les signes, quelles lois les
régissent. P u isq u ’elle n ’existe pas encore, on ne p eu t dire ce q u ’elle
sera; m ais elle a droit à l ’existen ce, sa place est déterm inée d ’avance.
L a lin gu istiqu e n ’est q u ’une partie de cette science générale, les lois
que découvrira la sém iologie seront applicables à la lin gu istiqu e, et
celle-ci se tro u vera ainsi rattachée à un dom aine bien défini dans
l’ensem ble des faits hum ains.
C ’est au p sych o logu e à déterm iner la place exacte de la sém io ­
logie 1 ; la tâche du lin guiste est de définir ce qui fa it de la langue un
systèm e spécial dans l ’en sem ble des faits sém iologiques. L a question
sera reprise plus bas; nous ne retenons ici q u ’une chose : si p o u r la
p rem ière fois nous avons pu assigner à la lin gu istiqu e une place
parm i les sciences, c ’est parce que nous l ’avons rattachée à la sém io ­
logie 2.

Du long commentaire que demanderait cette page, le


principal sera impliqué dans la discussion que nous entamons
plus loin. Nous retiendrons seulement, pour les mettre en
relief, les caractères primordiaux de la sémiologie, telle que
Saussure la conçoit, telle d’ailleurs qu’il l’avait reconnue
longtemps avant de l’évoquer dans son enseignement 3.
La langue se présente sous tous ses aspects comme une
dualité : institution sociale, elle est mise en œuvre par l’indi­
vidu; discours continu, elle se compose d’unités fixes. C ’est que
la langue est indépendante des mécanismes phono-acous­
tiques de la parole : elle consiste en « un système de signes
où il n’y a d ’essentiel que l’union du sens et de l’image
acoustique, et où les deux parties du signe sont également
psychiques »4. Où la langue trouve-t-elle son unité et le
principe de son fonctionnement ? Dans son caractère sémio-
tique. Par là se définit sa nature, par là aussi elle s’intégre
à un ensemble de systèmes de même caractère.
Pour Saussure, à la différence de Peirce, le signe est d’abord
une notion linguistique, qui plus largement s’étend à certains
ordres de faits humains et sociaux. Là se circonscrit son
domaine. Mais ce domaine comprend, outre la langue, des

1. Ici Saussure renvoie à A d . N aville, Classification des sciences, 2e éd.,


p . 104.
2. C .L .G ., p. 33 - 34 ·
3. L a notion et le term e sc trouvaient déjà dans une note m anuscrite
de Saussure publiée par R. G od el, Sources manuscrites, p. 46 et qui date
de 1S94 (cf. p. 37).
4. C .L .G ., p. 32.
La communication 49
systèmes homologues à celui de la langue. Saussure en cite
quelques-uns. Ceux-ci ont tous ce caractère d’être des sys­
tèmes de s i g n e s . La langue « est seulement le plus impor­
tant de ces systèmes ». Le plus important sous quel rapport ?
Est-ce simplement parce que la langue tient plus de place
dans la vie sociale que n ’importe quel autre système ? Rien
ne permet d ’en décider.
La pensée de Saussure, très affirmative sur la relation de la
langue aux systèmes de signes, est moins claire sur la relation
de la linguistique à la sémiologie, science des systèmes de
signes. Le destin de la linguistique sera de se rattacher à la
sémiologie qui elle-même formera « une partie de la psycho­
logie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ».
Mais il faut attendre que la sémiologie, « science qui étudie
la vie des signes au sein de la vie sociale », soit constituée
pour que nous apprenions « en quoi consistent les signes,
quelles lois les régissent ». Saussure renvoie donc à la science
future la tâche de définir le signe même. Néanmoins il élabore
pour la linguistique l’instrument de sa sémiologie propre, le
signe linguistique : « Pour n o u s,... le problème linguistique
est avant tout sémiologique, et tous nos développements
empruntent leur signification à ce fait important » *.
Ce qui rattache la linguistique à la sémiologie est ce prin­
cipe, posé au centre de la linguistique, que le signe linguistique
est « arbitraire ». D ’une manière générale, l’objet principal
de la sémiologie sera « l’ensemble des systèmes fondés sur
l’arbitraire du signe » 2. En conséquence, dans l’ensemble des
systèmes d’expression la précellence revient à la langue :

O n p eu t ... dire que les signes entièrem ent arbitraires réalisent


m ieu x que les autres l’idéal du procédé sém iologiq ue; c ’est pourquoi
la langue, le plus com plexe et le plus répandu des systèm es d ’expres­
sion, est aussi le plus caractéristique de tous; en ce sens la lin guis­
tique peu t d even ir le patron général de toute sém iologie, bien qu e
la langue ne soit q u ’un systèm e particu lier 3.

Ainsi, tout en formulant avec netteté l’idée que la linguis­


tique a un rapport nécessaire avec la sémiologie, Saussure
s’abstient de définir la nature de ce rapport, sinon par le
1. C .L .G ., p. 34-35.
2. C .L .G ., p. roo.
3. C .L .G ., p. 101.
50 Problèmes de linguistique générale

principe de 1’ « arbitraire du signe » qui gouvernerait l’ensem­


ble des systèmes d ’expression et d ’abord la langue. La
sémiologie comme science des signes reste chez Saussure une
vue prospective, qui dans ses traits les plus précis se modèle
sur la linguistique.
Quant aux systèmes qui, avec la langue, relèvent de la
sémiologie, Saussure se borne à en citer rapidement quelques-
uns, sans d ’ailleurs en épuiser la liste, puisqu’il n’avance
aucun critère délimitatif : « l’écriture, l’alphabet des sourds-
muets, les rites symboliques, les formes de politesse, les
signaux militaires, etc. » 1. Ailleurs il parle de considérer les
rites, les coutumes, etc. comme des signes 2.
Reprenant ce grand problème au point où Saussure l’a
laissé nous voudrions insister d ’abord sur la nécessité d ’un
effort préalable de classement, si l’on veut promouvoir
l ’analyse et affermir les bases de la sémiologie.
De l’écriture nous ne dirons rien ici, réservant pour un
examen particulier ce problème difficile. L es rites symboliques,
les formes de politesse sont-ils des systèmes autonomes ?
Peut-on vraiment les mettre au même plan que la langue?
Ils ne se tiennent dans une relation sémiologique que par
l ’intermédiaire d ’un discours : le « mythe », qui accompagne
le « rite »; le « protocole » qui règle les formes de politesse.
Ces signes, pour naître et s’établir comme système, supposent
la langue, qui les produit et les interprète. Ils sont donc d ’un
ordre distinct, dans une hiérarchie à définir. On entrevoit
déjà que, non moins que les systèmes de signes, les r e l a t i o NS
entre ces systèmes constitueront l’objet de la sémiologie.
Il est temps de quitter les généralités et d ’aborder enfin
le problème central de la sémiologie, le statut de la langue
parmi les systèmes de signes. Rien ne pourra être assuré
dans la théorie tant qu’on n’aura pas éclairci la notion et la
valeur du signe dans les ensembles où l’on peut déjà l’étudier.
Nous pensons que cet examen doit commencer par les sys­
tèmes non linguistiques.

1. Ci-dessus, p. 47.
2. C .L .G ., p . 35.
La communication 51

II

Le rôle du signe est de représenter, de prendre la place


d’autre chose en l’évoquant à titre de substitut. Toute
définition plus précise, qui distinguerait notamment plusieurs
variétés de signes, suppose une réflexion sur le principe
d’une science des signes, d’une sémiologie, et un effort
pour l’élaborer. La moindre attention à notre comportement,
aux conditions de la vie intellectuelle et sociale, de la vie
de relation, des rapports de production et d’échange nous
montre que nous utilisons concurremment et à chaque ins­
tant plusieurs systèmes de signes : d’abord les signes du
langage, qui sont ceux dont l'acquisition commence le plus
tôt avec le début de la vie consciente; les signes de l’écriture;
les « signes de politesse », de reconnaissance, de ralliement,
dans toutes leurs variétés et hiérarchies; les signes régulateurs
des mouvements véhiculaires; les « signes extérieurs » indi­
quant les conditions sociales; les « signes monétaires »,
valeurs et indices de la vie économique; les signes des cultes,
rites, croyances; les signes de l’art dans leurs variétés (musi­
que, images; reproductions plastiques), bref et sans dépasser
la constatation empirique, il est clair que notre vie entière
est prise dans des réseaux de signes qui nous conditionnent
au point qu'on n’en saurait supprimer un seul sans mettre
en péril l’équilibre de la société et de l’individu. Ces signes
semblent s’engendrer et se multiplier en vertu d’une néces­
sité interne, qui apparemment répond aussi à une nécessité
de notre organisation mentale. Dans ces nombreuses et si
diverses manières qu’ont les signes de se configurer, quel
principe introduire qui ordonne les rapports et délimite les
ensembles?
Le caractère commun à tous les systèmes et le critère
de leur appartenance à la sémiologie est leur propriété de
signifier ou s i g n i f i a n c e , et leur composition en unités
de signifiance, ou s i g n e s . Il s’agit maintenant de décrire
leurs caractères distinctifs.
Un système sémiologique se caractérise :
i° par son mode opératoire,
2° par son domaine de validité,
52 Problèmes de linguistique générale

3° par la nature et le nombre de ses signes,


4° par son type de fonctionnement.
Chacun de ces traits comporte un certain nombre de variétés.
Le m o d e o p é r a t o i r e est la manière dont le système
agit, notamment le sens (vue, ouïe, etc.) auquel il s’adresse.
Le d o m a i n e d e v a l i d i t é est celui où le système s’impose
et doit être reconnu ou obéi.
La n a t u r e e t l e n o m b r e d e s s i g n e s s o n t f o n c t i o n d e s
c o n d i t i o n s susdi t es .
Le t y p e d e f o n c t i o n n e m e n t est la relation qui unit
les signes et leur confère fonction distinctive.
Éprouvons cette définition sur un système de niveau élé­
mentaire : le système des feux du trafic routier :
— son mode opératoire est visuel, généralement diurne
et à ciel ouvert;
— son domaine de validité est le déplacement des véhicules
sur routes;
— scs signes sont constitués par l’opposition chromatique
vert-rouge (parfois avec une phase intermédiaire, jaune, de
simple transition), donc un système binaire;
— son type de fonctionnement est une relation d ’alter­
nance (jamais de simultanéité) vert/rouge signifiant voie
ouverte/voie fermée, ou sous forme prescriptive : « go/stop ».
Ce système est susceptible d’extension ou de transfert,
mais dans une seule de ces quatre conditions : le domaine
de validité. On peut l’appliquer à la navigation fluviale, au
balisage des chenaux, des pistes d’aviation, etc., à condition
de garder la même opposition chromatique, dans la même
signification. La nature des signes ne peut être modifiée
que temporairement et pour des raisons d’opportunité 1.
Les caractères qui sont réunis dans cette définition forment
deux groupes : les deux premiers, relatifs au mode d’opération
et au domaine de validité, fournissent les conditions externes,
empiriques, du système; les deux derniers, relatifs aux signes
et à leur type de fonctionnement, en indiquent les conditions
internes, sémiotiques. Les deux premières admettent cer­
taines variations ou accommodations, les deux autres, non.

i . Des contraintes matérielles (brouillard) peuvent imposer des procédés


supplétifs, par exem ple des signaux sonores ù la place des signaux visuels,
mais ces expédients temporaires ne changent pas les conditions normales.
La communication 53
Cette forme structurale dessine un modèle canonique de
système binaire, qu’on retrouve par exemple dans les modes
de votation, par boules blanches ou noires, debout ou assis,
etc., et dans toutes circonstances où l’alternative pourrait
être (mais n’est pas) énoncée en termes linguistiques tels
que : oui/non.
Dès à présent nous pouvons dégager deux principes qui
touchent aux relations entre systèmes sémiotiques.
Le premier principe peut être énoncé comme le p r i n c i p e
D E n o n - r e d o n d a n c e entre systèmes. Il n’y a pas de «syno­
nymie » entre systèmes sémiotiques; on ne peut pas « dire la
même chose » par la parole et par la musique, qui sont des
systèmes à base différente.
Cela revient à dire que deux systèmes sémiotiques de type
différent ne peuvent être mutuellement convertibles. Dans
le cas cité, la parole et la musique ont bien ce trait commun,
la production de sons et le fait de s’adresser à l'ouïe; mais ce
rapport ne prévaut pas contre la différence de nature entre
leurs unités respectives et entre leurs types de fonctionne­
ment, comme on le montrera plus loin. Ainsi la non-converti­
bilité entre systèmes à bases différentes est la raison de la
non-redondance dans l’univers des systèmes de signes.
L ’homme ne dispose pas de plusieurs systèmes distincts
pour le m ê m e rapport de signification.
En revanche, l’alphabet graphique et l’alphabet Braille ou
Morse ou celui des sourds-muets sont mutuellement conver­
tibles, étant tous des systèmes de mêmes bases fondés sur le
principe alphabétique : une lettre, un son.
Un second principe découle de celui-là et le complète.
Deux systèmes peuvent avoir un même signe en commun
sans qu’il en résulte synonymie ni redondance, c’est-à-dire
que l’identité substantielle d’un signe ne compte pas, mais
seulement sa différence fonctionnelle. Le rouge du système
binaire de signalisation routière n’a rien de commun avec le
rouge du drapeau tricolore, ni le blanc de ce drapeau avec
le blanc du deuil en Chine. La valeur d’un signe se définit
seulement dans le système qui l’intègre. Il n’y a pas de signe
trans-systématique.
Les systèmes de signes sont-ils alors autant de mondes
clos, n’ayant entre eux qu’un rapport de coexistence peut-
être fortuit? Nous formulerons une nouvelle exigence de
54 Problèmes de linguistique générale

méthode. Il faut que le rapport posé entre systèmes sémio-


tiques soit lui-mêmc de nature sémiotique. Il sera déterminé
d ’abord par l’action d ’un mcme milieu culturel, qui d ’une
manière ou d ’une autre produit et nourrit tous les systèmes
qui lui sont propres. C ’est là encore un rapport externe, qui
n’implique pas nécessairement une relation de cohérence
entre les systèmes particuliers. Il y a une seconde condition :
il s’agit de déterminer si un système sémiotique donné peut
s’interpréter par lui-même ou s’il doit recevoir d ’un autre
système son interprétation. Le rapport sémiotique entre
systèmes s’énoncera alors comme un rapport entre s y s t è m e
i n t e r p r é t a n t et s y s t è m e i n t e r p r é t é . C ’est celui que

nous poserons, à grande échelle, entre les signes de la langue


et ceux de la société : les signes de la société peuvent être
intégralement interprétés par ceux de la langue, non l’inverse.
La langue sera donc l’interprétant de la société 1. A petite
échelle on pourra considérer l’alphabet graphique comme
l’interprétant du Morse ou du Braille, à cause de la plus
grande extension de son domaine de validité, et en dépit du
fait qu’ils sont tous mutuellement convertibles.
Nous pouvons déjà inférer de là que les sous-systèmes
sémiotiques intérieurs à la société seront logiquement les
interprétés de la langue, puisque la société les contient et que
la société est l’interprété de la langue. On aperçoit déjà dans
ce rapport une dissymétrie fondamentale, et l’on peut remonter
à la première cause de cette non-réversibilité : c’est que la
langue occupe une situation particulière dans l’univers des
systèmes de signes. Si l’on convient de désigner par S l’ensem­
ble de ces systèmes et par L la langue, la conversion se fait
toujours dans le sens S —*■L , jamais à l’inverse. Nous avons
là un principe général de hiérarchie, propre à être introduit
dans la classification des systèmes sémiotiques et qui servira
à construire une théorie sémiologique.
Pour faire mieux ressortir les différences entre les ordres
de rapports sémiotiques, nous posons maintenant dans la
même perspective un système tout autre, celui de la musique.
Les différences vont nous apparaître, pour l’essentiel, dans
la nature des « signes » et dans leur mode de fonctionnement.
La musique est faite d e s o n s , qui ont statut musical quand

I. C e poi nt sera dével oppe ailleurs.


La communication 55
ils sont désignés et classés comme n o t e s . II n’y a pas en
musique d’unités directement comparables aux « signes » de
la langue. Ces notes ont un cadre organisateur, la g a m m e ,
dans laquelle elles entrent à titre d’unités discrètes, discon­
tinues de l’une à l’autre, en nombre fixe, chacune caractérisée
par un nombre constant de vibrations en temps donné. Les
gammes comprennent les mêmes notes à des hauteurs diffé­
rentes qui sont définies par un nombre de vibrations en pro­
gression géométrique, les intervalles restant les mêmes.
Les sons musicaux peuvent être produits en monophonie
ou en polyphonie; ils fonctionnent à l’état isolé ou en simul­
tanéité (accords) quels que soient les intervalles qui les
séparent dans leurs gammes respectives. Il n’y a pas de limi­
tation à la multiplicité des sons produits simultanément
par un assemblage d’instruments, ni à l’ordre, à la fréquence
ou à l’étendue des combinaisons. Le compositeur organise
librement les sons dans un discours qui n’est soumis à aucune
convention « grammaticale » et qui obéit à sa propre « syn­
taxe ».
On voit donc en quoi le système musical admet et en quoi
il n’admet pas d’être considéré comme sémiotique. Il est
organisé à partir d’un ensemble constitué par la gamme, qui
est elle-même formée de notes. Les notes n’ont de valeur
différentielle qu’à l’intérieur de la gamme, et la gamme est
elle-même un ensemble récurrent à plusieurs hauteurs,
spécifié par le ton qu’indique la clef.
L ’unité de base sera donc la note, unité distinctive et oppo-
sitive du son, mais elle ne prend cette valeur que dans la
gamme, qui fixe le paradigme des notes. Cette unité est-elle
sémiotique ? On peut décider qu’elle l’est dans son ordre
propre, puisqu’elle y détermine des oppositions. Mais alors
elle n’a aucun rapport avec la sémiotique du signe linguis­
tique, et de fait elle est inconvertible en unités de langue, à
quelque niveau que ce soit.
Une autre analogie, qui dévoile en même temps une diffé­
rence profonde, est celle-ci. La musique est un système qui
fonctionne sur deux axes : l’axe des simultanéités et l’axe
des séquences. On penserait à une homologie avec le fonction­
nement de la langue sur ses deux axes, paradigmatique et
syntagmatique. Or Taxe des simultanéités en musique contre­
dit le principe même du paradigmatique en langue, qui est
56 Problèmes de linguistique générale

principe de sélection, excluant toute simultanéité intra-


segmentale; et l’axe des séquences en musique ne coïncide
pas non plus avec l’axe syntagmatique de la langue, puisque
la séquence musicale est compatible avec la simultanéité
des sons, et qu’elle n’est en outre assujettie à aucune contrainte
de liaison ou d ’exclusion à l’égard de quelque son ou ensemble
de sons que ce soit. Ainsi la combinatoire musicale qui relève
de l’harmonie et du contrepoint n’a pas d ’équivalent dans la
langue, où tant le paradigme que le syntagme sont soumis
à des dispositions spécifiques : règles de compatibilité, de
sélectivité, de récurrence, etc. d ’où dépendent la fréquence
et la prévisibilité statistiques d’une part, et la possibilité
de construire des énoncés intelligibles de l’autre. Cette
différence ne dépend pas d’un système musical particulier
ni de l’échelle sonore choisie; la dodécaphonie sérielle y est
astreinte aussi bien que la diatonie.
On peut dire en somme, si la musique est considérée comme
une « langue », que c’est une langue qui a une syntaxe, mais
pas de sémiotique. Ce contraste dessine par avance un trait
positif et nécessaire de la sémiologie linguistique qui est à
retenir.
Passons maintenant à un autre domaine, celui des arts dits
plastiques, domaine immense, où nous nous contenterons de
chercher si quelque similitude ou opposition peut éclairer la
sémiologie de la langue. Ici dès l’abord on se heurte à une
difficulté de principe : y a-t-il quelque chose de commun à la
base de tous ces arts, sinon la notion vague du « plastique » ?
Trouve-t-on dans chacun d ’eux, fût-ce dans l’un d ’eux seule­
ment, une entité formelle que l’on puisse dénommer u n i t é
du système considéré? Mais quelle peut être l’unité de la
peinture ou du dessin ? Est-ce la figure, le trait, la couleur ?
La question, ainsi formulée, a-t-elle encore un sens ?
Il est temps d’énoncer les conditions minimales d ’une
comparaison entre systèmes d ’ordres différents. Tout sys­
tème sémiotique reposant sur des signes doit nécessairement
comporter ( i ) un répertoire fini de s i g n e s , (2) des règles
d’arrangement qui en gouvernent l e s F l G U R E S ( 3 ) i ndépendam-
ment de la nature et du nombre des d i s c o u r s que le système
permet de produire. Aucun des arts plastiques considérés
dans leur ensemble ne paraît reproduire un tel modèle.
Tout au plus pourrait-on en trouver quelque approximation
La communication 57
dans l’œuvre de tel artiste; il ne s’agirait plus alors de condi­
tions générales et constantes, mais d’une caractéristique indi­
viduelle, et cela encore nous éloignerait de la langue.

Il apparaît que la notion d’ üNiTÉ est au centre de la


problématique qui nous occupe1 et qu’aucune théorie
sérieuse ne pourra se constituer si elle oublie ou esquive la
question de l’unité, car tout système signifiant doit se définir
par son mode de signification. Un tel système doit donc
désigner les unités qu’il met en jeu pour produire le « sens »
et spécifier la nature du « sens » produit.
Deux questions se posent alors :
i° Peut-on réduire à des unités tous les systèmes sémio-
tiques ?
2° Ces unités, dans les systèmes où elles existent, sont-elles
des S I G N E S ?
L ’unité et le signe sont à tenir pour des caractéristiques
distinctes. Le signe est nécessairement une unité, mais l’unité
peut n’être pas un signe. De ceci au moins nous sommes

i. II n ’a pas sem blé utile ni m êm e possible d'alourdir ces pages, qui


énoncent nos vues personnelles, d ’une discussion des théories antérieures.
L e lecteur inform é verra notam m ent ce qui nous sépare de Louis H jclm slev
sur des points essentiels. C e q u ’il appelle semiotics est défini com m e « a
hierarchy, any o f whose com ponents admits o f a further analysis into
classes defined by m utual relation, so that any o f these classes admits o f
an analysis into dérivâtes defined by mutual m utation » (Prolegomena to a
Theory of Language, transi. W hitfield [1961], 106). U n e pareille définition
ne sera recevabic que dans une adhésion globale aux principes de la glossé-
m atique. L es considérations du m êm e auteur (op. cit. p. 109) sur la place
du langage dans les structures sém iotiques, sur les limites entre le sémio-
tique et Ienon-sém iotique, reflètent une position toute provisoire et encore
imprécise. On ne pourra q u ’approuver l’ invitation 5 étudier sous un même
point de vue les diverses disciplines sém iotiques : c it seems fruitful and
n cossary to establish a common point o f view for a large num ber o f
disciplines, from the study o f literature, art, and m usic, and general history,
all the w ay to logistics and m athem atics, so that from this com m on point
o f view these sciences arc concentrated around a linguistically defined
setting o f problem s » (op. cil. p. 108). M ais ce vaste program m e demeure
un vœu pieux tant qu’on n ’a pas élaboré les bases théoriques d ’une com pa­
raison entre les systèm es. C ’est ce que nous tentons de faire ici. Plus récem ­
m ent, Charles M orris, Signification and Significance (1964), p. 62, se borne
à noter, que pour nombre de linguistes dont il cite quelques-uns, la linguis­
tique fait partie de la sém iotique, mais il ne définit pas la situation de la
langue sous ce rapport.
58 Problèmes de linguistique générale

assurés : la langue est faite d ’unités, et ces unités sont des


signes. Q u ’ en est-il des autres systèmes sém iologiques ?
Nous considérons d ’abord le fonctionnem ent des systèmes
dits artistiques, ceux de l’image et du son, en ignorant délibé­
rément leur fonction esthétique. L a « langue » musicale
consiste en combinaisons et successions de sons, diversement
aticulés; l’unité élémentaire, le son, n ’est pas un signe; chaque
son est identifiable dans la structure scalaire dont il dépend,
aucun n’est doté de signifiance. Voilà l ’exemple typique
d ’unités qui ne sont pas des signes, qui ne désignent pas,
étant seulement les degrés d ’une échelle dont on fixe arbi­
trairement l’étendue. N ous tenons ici un principe discrim i-
nateur : les systèmes fondés sur des unités se partagent entre
systèmes à unités signifiantes et systèmes à unités non signi­
fiantes. Dans la première catégorie on mettra la langue; dans
la seconde la musique
Dans les arts de la figuration (peinture, dessin, sculpture)
à images fixes ou mobiles, c’est l’existence même d’ unités
qui devient matière à discussion. D e quelle nature seraient-
elles ? S ’il s’agit de couleurs, on reconnaît qu’elles composent
aussi une échelle dont les degrés principaux sont identifiés
par leur nom. Elles sont désignées, elles ne désignent pas;
elles ne renvoient à rien, ne suggèrent rien d ’une manière
univoque. L ’artiste les choisit, les amalgame, les dispose à son
gré sur la toile, et c ’est finalement dans la com position seule
q u ’elles s’organisent et prennent, techniquem ent parlant, une
« signification », par la sélection et l’arrangement. L ’artiste
crée ainsi sa propre sém iotique : il institue ses oppositions
en traits qu’ il rend lui-m êm e signifiants dans leur ordre. Il
ne reçoit donc pas un répertoire de signes, reconnus tels, et
il n ’en établit pas un. L a couleur, ce matériau, comporte une

r. R o la n d I la r w c g , « L a n g u a g c and M u s ic , an Im m a n e n t and S ign


T h c o ie t ic A p p ro a ch » (Foundations o f Lnnguagc, 4 [içj68], 270 sq .), con state
b ien q u e « the sig n th e o rctic a p p ro a ch is in a d éq u ate fo r the s tu d y o f m u sic ,
fo r th e o n ly th in g it can p ro v id e w ith regard to it are n e g a tiv e statem en ts—
“ n e g a tiv e ” tak en in a lo g ic a l, n o t in an ev a lu a tiv e sen se. A il it can State
m a y b e co m p rise d in the sta tem en t th a t m u sic is n o t a sig n ifica tio n a l-
rep resen ta tio n a l in stitu tio n as is lan g u a g e » (p . 273). Il m a n q u e to u tefo is
à cette constatation l ’a p p u i d ’ une élabo ration th é o riq u e. L e prob lèm e q u e
n ous d iscu to n s ici est ju s te m e n t c e lu i de la va lid ité in tersém io tiq u e de la
n otion de * sig n e ».
La communication 59
variété illimitée clc nuances gradablcs, dont aucune ne trou­
vera d’équivalence avec un « signe » linguistique.
Quant aux arts de la figure, ils relèvent déjà d’un autre ni­
veau, celui de la représentation, où trait, couleur, mouvement
se combinent et entrent dans des ensembles gouvernés par des
nécessités propres. Ce sont là des systèmes distincts, d’une
grande complexité, où la définition du signe ne se précisera
qu’avec le développement d’une sémiologie encore indécise.
Les relations signifiantes du « langage » artistique sont à
découvrir À l ’ i n t é r i e u r d’une composition. L ’art n’est
jamais ici qu’une œuvre d’art particulière, où l’artiste instaure
librement des oppositions et des valeurs dont il joue en toute
souveraineté, n’ayant ni de « réponse »à attendre, ni de contra­
diction à éliminer, mais seulement une vision à exprimer,
selon des critères, conscients ou non, dont la composition
entière porte témoignage et devient manifestation.
On peut donc distinguer les systèmes où la signifiance est
imprimée par l’auteur à l’œuvre et les systèmes où la signi­
fiance est exprimée par les éléments premiers à l’état isolé,
indépendamment des liaisons qu’ils peuvent contracter.
Dans les premiers, la signifiance se dégage des relations qui
organisent un monde clos, dans les seconds elle est inhérente
aux signes eux-mêmes. La signifiance de l’art ne renvoie donc
jamais à une convention identiquement reçue entre parte­
naires 1. Il faut en découvrir chaque fois les termes, qui sont
i . M ieczyslaw W allis, « Mediaeval A rt as a Language », Actes du
5 e Congrès international d'esthétique (Amsterdam, 1064), 427 n ., « La
notion de champ sémantique et son application à la théorie de l ’A rt ·,
Sciences de l ’art, numéro spécial (1066), 3 sq., fait d’utiles observations
sur les signes ¡coniques, notamment dans l’art médiéval : il y discerne un
« vocabulaire », et des règles de « syntaxe ». Certes, on peut reconnaître
dans la sculpture médiévale un certain répertoire iconique qui correspond
à certains thèmes religieux, à certains enseignements théologiques ou
moraux. M ais ce sont des messages conventionnels, produits dans une
topologie également conventionnelle où les figures occupent des emplace­
ments symboliques, conformes 5 des représentations familières. En outre,
les scènes figurées sont la transposition iconique de récits ou de paraboles;
elles reproduisent une verbalisation initiale. L e véritable problème sémio-
logique, qui à notre connaissance n ’a pas encore été posé, serait de recher­
cher c o m m e n t s ’effectue cette transposition d’une énonciation verbale
en une représentation iconique, quelles sont les correspondances possibles
d’un système à un autre et dans quelle mesure cette confrontation se
laisserait poursuivre ju squ ’à la détermination de correspondances entre
gn es d istincts.
6o Problèmes de linguistique générale

illimités en nombre, imprévisibles en nature, donc à réinventer


pour chaque œuvre, bref inaptes à se fixer en une institution
La signifiance de la langue, au contraire, est la signifiance
même, fondant la possibilité de tout échange et de toute
communication, par là de toute culture.
Il reste donc loisible, moyennant quelques métaphores,
d’assimiler l’exécution d’une composition musicale à la pro­
duction d’un énonce de langue; on pourra parler d’un
« discours » musical, qui s’analyse en « phrases » séparées
par des « pauses » ou des « silences », marquées par des
« motifs » reconnaissables. On pourra aussi dans les arts de
la figuration chercher les principes d’une morphologie et
d’une syntaxe 1. Une chose au moins est sûre : aucune sémio­
logie du son, de la couleur, de l’image ne se formulera en
sons, en couleurs, en images. Toute sémiologie d’un système
non-linguistique doit emprunter le truchement de la langue,
ne peut donc exister que par et dans la sémiologie de la langue.
Que la langue soit ici instrument et non objet d’analyse ne
change rien à cette situation, qui commande toutes les rela­
tions sémiotiques; la langue- est l’interprétant de tous les
autres systèmes, linguistiques et non-linguistiques.
Il nous faut ici préciser la nature et les possibilités des
relations entre systèmes sémiotiques. Nous posons trois
types de relations.
i° Un système peut engendrer un autre système. La langue
usuelle engendre la formalisation Iogico-mathématique;
l’écriture ordinaire engendre l’écriture sténographique;
l’alphabet normal engendre l’alphabet Braille. Cette R E L A ­
T I O N d ’ e n g e n d r e m e n t vaut entre deux systèmes distincts
et contemporains, mais de même nature, dont le second est
construit à partir du premier et remplit une fonction spéci­
fique. Il faut soigneusement distinguer ce rapport d’engen­
drement du rapport de dérivation, qui suppose évolution

i . La possibilité d'étendre les catégories sém iologiques aux techniques


de l’image, et particulièrem ent au ciliéma est débattue d'une manière
instructive par C hr. M etz, Essais sur la signification au cinéma (Paris, 1968),
pp. 66 sq .; 84 sqq., 95 sq. — J. L . Scheffer, Scénographie d'un tableau
(Paris, 1969), inaugure une « lecture » sém iologique de l ’œuvre peinte et
en propose une analyse analogue à celle d ’un « texte ». Ces recherches
montrent déjà l ’éveil d'une réflexion originale sur les champs et les caté­
gories de la sémiologie non-linguistique.
La communication 61

et transition historique. Entre l ’écriture hiéroglyphique et


l’écriture démotique il y a dérivation, non engendrement.
L ’histoire des systèmes d ’écriture donne maint exemple de
dérivation.
2 ° L e deuxième type de relation est la r e l a t i o n d ’ i i o -
m o l o g i e , établissant une corrélation entre les parties de

deux systèmes sémiotiques. A la différence de la précédente,


cette relation n’est pas constatée, mais instaurée en vertu
de connexions qu’on découvre ou qu’on établit entre deux
systèmes distincts. La nature de l ’homologie peut varier,
intuitive ou raisonnée, substantielle ou structurale, concep­
tuelle ou poétique. « Les parfums, les couleurs et les sons se
répondent. » Ces « correspondances » ne sont qu’à Baudelaire,
elles organisent son univers poétique et l’imagerie qui le reflète.
De nature plus intellectuelle est l’homelogie que Panofsky voit
entre l’architecture gothique et la pensée scolastique \ On a
aussi relevé l’homologie entre l’écriture et le geste rituel en
Chine. D eux structures linguistiques de structures différentes
peuvent révéler des homologies partielles ou étendues. Tout
dépend de la manière dont on pose les deux systèmes, des para­
mètres qu’on emploie, des champs où l’on opère. Selon le cas,
Phomologie instaurée servira de principe unificateur entre
deux domaines et se limitera à ce rôle fonctionnel, ou elle
créera une nouvelle espèce de valeurs sémiotiques. Rien
n ’assure à l’avance la validité de cette relation, rien n’en
borne l’étendue.
3° La troisième relation entre systèmes sémiotiques sera
dénommée r e l a t i o n d ’ i n t e r p r é t a n c e . Nous désignons
ainsi celle que nous instituons entre un système interprétant
et un système interprété. Au point de vue de la langue, c’est
le rapport fondamental, celui qui départage les systèmes en
systèmes qui articulent, parce qu’ils manifestent leur propre
sémiotique, et systèmes qui sont articulés et dont la sémio­
tique n’apparaît qu’à travers la grille d’un autre mode
d ’expression. On peut ainsi introduire et justifier ce principe
que la langue est l’interprétant de tous les systèmes sémio­
tiques. Aucun autre système ne dispose d’une « langue » dans

i . E rw in P an ofsky, Architecture gothique et pensés scolastique, trad .


P . B ou rd ieu (Paris, 1967), 104 s q .; cf. P. B ourd ieu , ibid., 152 sq. citant les
hom ologies entre l ’écriture e t l'arch itectu re gothique indiquées par
R . M arich al.
62 Problèmes de linguistique generale

laquelle il puisse se catégoriser cl s’interpréter scion scs


distinctions sémiotiques, tandis que la langue peut, en prin­
cipe, tout catégoriser et interpréter, y compris elle-même.
On voit ici comment le rapport sémiologique se distingue
de tout autre, et notamment du rapport sociologique. Si l’on
s’ interroge par exemple sur la situation respective de la langue
et de la société — thème à débats incessants — et sur leur
mode de dépendance mutuelle, le sociologue, et probable­
ment quiconque envisage la question en termes dimensionnels,
observera que la langue fonctionne à l’intérieur de la société,
qui l’englobe; il décidera donc que la société est le tout, et la
langue, la partie. Mais la considération sémiologique inverse
ce rapport, car seule la langue permet la société. La langue
constitue ce qui tient ensemble les hommes, le fondement
de tous les rapports qui à leur tour fondent la société. On
pourra dire alors que c’cst la langue qui contient la société 1.
Ainsi la relation d ’interprétance, qui est sémiotique, va à
l’inverse de la relation d ’emboîtement, qui est sociologique.
Celle-ci, objectivant les dépendances externes, réific pareil­
lement le langage et la société, tandis que celle-là les met en
dépendance mutuelle selon leur capacité de sémiotisation.
Par là se vérifie un critère que nous avons indiqué plus haut
quand, pour déterminer les relations entre systèmes sémio­
tiques, nous avons posé que ces relations doivent être elles-
mêmes de nature sémiotique. La relation irréversible d’inter­
prétance, qui inclut dans la langue les autres systèmes,
satisfait cette condition.
La langue nous donne le seul modèle d ’un système qui soit
sémiotique à la fois dans sa structure formelle et dans son
fonctionnement :
i° elle se manifeste par l’énonciation, qui porte référence
à une situation donnée; parler, c’est toujours parler-de;
2° elle consiste formellement en unités distinctes, dont
chacune est un signe;
3° elle est produite et reçue dans les mêmes valeurs de
référence chez tous les membres d ’une communauté;
4° elle est la seule actualisation de la communication inter­
subjective.
Pour ces raisons, la langue est l’organisation sémiotique
i . N oua traitons plus en détail de cette relation dans un exposé fait en
octobre 1968 au C on vegn o O livetti (cf. ci-dessous, pp. 91-102).
La communication

par excellence. Elle donne l’idée de ce qu’est une fonction


de signe, et elle est seule à en offrir la formule exemplaire.
De là vient qu’elle peut seule conférer — et elle confère
effectivement — à d’autres ensembles la qualité de systèmes
signifiants en les informant de la relation de signe. Il y a
donc un m o d e l a g e s é m i o t i q u e que la langue exerce et
dont on ne conçoit pas que le principe se trouve ailleurs que
dans la langue. La nature de la langue, sa fonction représen­
tative, son pouvoir dynamique, son rôle dans la vie de relation
font d’elle la grande matrice sémiotique, la structure mode­
lante dont les autres structures reproduisent les traits et le
mode d’action.
A quoi tient cotte propriété ? Peut-on discerner pourquoi
la langue est l’interprétant de tout système signifiant ? Est-ce
simplement parce qu’elle est le système le plus commun,
celui qui a le champ le plus large, la plus grande fréquence
d’emploi et — en pratique — la plus grande efficacité? Tout
à l’inverse : cette situation privilégiée de la langue dans
l’ordre pragmatique est une conséquence, non une cause, de
sa prééminence comme système signifiant, et de cette préémi­
nence un principe sémiologique peut seul rendre raison.
Nous le découvrirons en prenant conscience de ce fait que
la langue signifie d’une manière spécifique et qui n’est qu’à
elle, d’une manière qu’aucun autre système ne reproduit.
Elle est investie d’une d o u b l e s i g n i f i a n c e . C'est là
proprement un modèle sans analogue. La langue combine
deux modes distincts de signifiance, que nous appelons le
mode S É M I O T I Q U E d’une part, le mode s é m a n t i q u e de
l’autre 1.
i . C ette distinction a été proposée pour la prem ière fois à la séance
inaugurale du x iiIe Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue F ran ­
çaise qui s ’est tenue à G enève le 3 septem bre 1966. L ’exposé en a été
publié dans les Actes de ce X I I I a Congrès, II, 29-40 (avec discussion
pp. 41-47) (cf. ci-dcssous, pp. 215-238). On y verra l’aboutissement de
l ’analyse présentée antérieurem ent sous le titre de Niveaux de l ’analyse
linguistique (dans nos Problèmes de linguistique générale, I (1966), p. 119 sq).
N ous aurions préféré choisir, pour faire ressortir cette distinction, de9
termes m oins sem blables entre eux que s é m i o t i q u e et s é m a n t i q u e ,
puisque l’un et l ’autre assument ici un sens technique. Il fallait bien cepen­
dant que l ’un et l’autre évoquent la notion du séma à laquelle ils se ratta­
chent tous les deux, quoique différemment. Cette question term inologique
ne devrait pas gôner ceux qui voudront bien considérer la perspective
entière de notre analyse.
64 Problèmes de linguistique générale
Le sémioiique désigne le mode de signifiance qui est
propre nu s i g n e linguistique et qui l e constitue comme unité.
On peut, pour les besoins de l’analyse, considérer séparément
les deux faces du signe, mais sous le rapport de la signifiance,
unité il est, unité il reste. La seule question qu’un signe
suscite pour être reconnu est celle de son existence, et celle-ci
se décide par oui ou non : arbre - chanson - laver - nerf - jaune -
sur, et non *orbre - *vanson - *laner - *derf - *saune - *tur.
Au-delà, on le compare pour le délimiter soit à des signifiants
partiellement semblables : sabre : sobre, ou sabre : sable,
ou sabre : labre, soit à des signifiés voisins : sabre : fusil, ou
sabre : épée. Toute l’étude sémiotique, au sens strict,
consistera à identifier les unités, à en décrire les marques
distinctives et à découvrir des critères de plus en plus fins
de la distinctivité. Par là chaque signe sera appelé à affirmer
toujours plus clairement sa propre signifiance au sein d’une
constellation ou parmi l’ensemble des signes. Pris en lui-
même, le signe est pure identité à soi, pure altérité à tout autre,
base signifiante de la langue, matériau nécessaire de renon­
ciation. Il existe quand il est reconnu comme signifiant par
l’ensemble des membres de la communauté linguistique, et il
évoque pour chacun, en gros, les mêmes associations et les
mêmes oppositions. T el est le domaine et le critère du
sémiotique.
Avec le sémantique, nous entrons dans le mode spécifique
de signifiance qui est engendré par le d i s c o u r s . Les pro­
blèmes qui se posent ici sont fonction de la langue comme
productrice de messages. Or le message ne se réduit pas à une
succession d’unités à identifier séparément; ce n’est pas une
addition de signes qui produit le sens, c’est au contraire
le sens (1’ « intenté »), conçu globalement, qui se réalise et se
divise en « signes » particuliers, qui sont les m o t s . En
deuxième lieu, le sémantique prend nécessairement en charge
l’ensemble des référents, tandis que le sémiotique est par
principe retranché et indépendant de toute référence. L ’ordre
sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers
du discours.
Qu’il s’agit bien de deux ordres distincts de notions et de
deux univers conceptuels, on peut le montrer encore par la
différence dans le critère de validité qui est requis par l’un
e t par l ’a u tr e . Le sémiotique (le signe) doit ê tr e r e c o n n u ;
La communication 65
le sémantique (le discours) doit être c o m p r i s . La différence
entre reconnaître et comprendre renvoie à deux facultés
distinctes de l’esprit : celle de percevoir l’identité entre l’anté­
rieur et l’actuel, d’une part, et celle de percevoir la signifi­
cation d’une énonciation nouvelle, de l’autre. Dans les formes
pathologiques du langage, les deux facultés sont fréquemment
dissociées.
La langue est le seul système dont la signifiance s’articule
ainsi sur deux dimensions. Les autres systèmes ont une signi­
fiance unidimensionnelle : ou sémiotique (gestes de politesse;
mudrâs), sans sémantique; 011 sémantique (expressions artis­
tiques), sans sémiotique. Le privilège de la langue est de
comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance
de l’énonciation. De là provient son pouvoir majeur, celui de
créer un deuxième niveau d’énonciation, où il devient possible
de tenir des propos signifiants sur la signifiance. C ’est dans
cette faculté métalinguistique que nous trouvons l’origine
de la relation d’interprétance par laquelle la langue englobe
les autres systèmes.
Quand Saussure a défini la langue comme système de
signes, il a posé le fondement de la sémiologie linguistique.
Mais nous voyons maintenant que si le signe correspond
bien aux unités signifiantes de la langue, on ne peut l’ériger
en principe unique de la langue dans son fonctionnement
discursif. Saussure n’a pas ignoré la phrase, mais visiblement
elle lui créait une grave difficultéet il l’a renvoyée à la «parole »*,
ce qui ne résout rien; il s’agit justement de savoir si et com­
ment du signe on peut passer à la « parole ». En réalité le
monde du signe est clos. Du signe à la phrase il n’y a pas
transition, ni par syntagmation ni autrement. Un hiatus les
sépare. Il faut dès lors admettre que la langue comporte deux
domaines distincts, dont chacun demande son propre
appareil conceptuel. Pour celui que nous appelons sémiotique,
la théorie saussurienne du signe linguistique servira de base
à la recherche. Le domaine sémantique, par contre, doit être
reconnu comme séparé. Il aura besoin d’un appareil nouveau
de concepts et de définitions.
La sémiologie de la langue a été bloquée, paradoxalement,

1. C f. C .L .G . 4, pp. 148, 172, et les observations de R. G odel, Current


Trends in Linguistics III, Theoretical Foundations (1966), 490 sq.
66 Problèmes de linguistique générale

par l’instrument même qui l’a créée : le signe. On ne pouvait


écarter l’idée du signe linguistique sans supprimer le carac­
tère le plus important de la langue; on ne pouvait non plus
l’étendre au discours entier sans contredire sa définition
comme unité minimale.
En conclusion, il faut dépasser la notion saussurienne du
signe comme principe unique, dont dépendraient à la fois
la structure et le fonctionnement de la langue. Ce dépasse­
ment se fera par deux voies :
— dans l’analyse intra-linguistique, par l’ouverture d’une
nouvelle dimension de signifiance, celle du discours, que nous
appelons sémantique, désormais distincte de celle qui est
liée au signe, et qui sera sémiotique;
— dans l’analyse translinguistique des textes, des œuvres,
par l’élaboration d ’une métasémantique qui se construira
sur la sémantique de l’énonciation.
Ce sera une sémiologie de « deuxième génération », dont
les instruments et la méthode pourront aussi concourir au
développement des autres branches de la sémiologie générale
CHAPITRE IV

Le langage et Vexpérience humaine *

Toutes les langues ont en commun certaines catégories


d’expression qui semblent répondre à un modèle constant.
Les formes que revêtent ces catégories sont enregistrées et
inventoriées dans les descriptions, mais leurs fonctions
n’apparaissent clairement que si on les étudie dans l’exercice
du langage et dans la production du discours. Ce sont des
catégories élémentaires, qui sont indépendantes de toute
détermination culturelle et où nous voyons l’expérience sub­
jective des sujets qui se posent et se situent dans et par le
langage. Nous essayons ici d’éclaircr deux catégories fonda­
mentales du discours, d’ailleurs conjointes nécessairement,
celle de la personne et celle du temps.

Tout homme se pose dans son individualité en tant que


moi par rapport à toi et lui. Ce comportement sera jugé
« instinctif »; il nous paraît refléter en réalité une structure
d’oppositions linguistiques inhérente au discours. Celui qui
parle se réfère toujours par le même indicateur je à lui-même
qui parle. Or cet acte de discours qui énonce je apparaîtra,
chaque fois qu’il est reproduit, comme le même acte pour
celui qui l’entend, mais pour celui qui l’énonce, c’est chaque
fois un acte nouveau, fût-il mille fois répété, car il réalise
chaque fois l’insertion du locuteur dans un moment nouveau
du temps et dans une texture différente de circonstances et de
discours. Ainsi, en toute langue et à tout moment, celui qui
• Diogène, Paris, U .N .E .S .C .O ., G allim ard, n° 51 (juillet-septembre
1965). PP· 3 -1 3 ·
68 Problèmes de linguistique générale

parle s’approprie/e, ce je qui, dans l’inventaire des formes de la


langue, n’est qu’une donnée lexicale pareille à une autre,
mais qui, mis en action dans le discours, y introduit la pré­
sence de la personne sans laquelle il n’est pas de langage possi­
ble. Dès que le pronom je apparaît dans un énoncé où il
évoque —* explicitement ou non — le pronom tu pour
s’opposer ensemble à il, une expérience humaine s’instaure
à neuf et dévoile l’instrument linguistique qui la fonde. On
mesure par là la distance à la fois infime et immense entre la
donnée et sa fonction. Ces pronoms sont là, consignés et
enseignés dans les grammaires, offerts comme les autres
signes et également disponibles. Que l’un des hommes les
prononce, il les assume, et le pronomj'e, d’élément d ’un para­
digme, est transmué en une désignation unique et produit,
chaque fois, une personne nouvelle. C ’est l’actualisation d’une
expérience essentielle, dont on ne conçoit pas que l’instrument
puisse jamais manquer à une langue.
Telle est l’expérience centrale à partir de laquelle se déter­
mine la possibilité même du discours. Nécessairement iden­
tique dans sa forme (le langage serait impossible si l’expé­
rience chaque fois nouvelle devait s’inventer dans la bouche
de chacun une expression chaque fois différente), cette expé­
rience n’est pas décrite, elle est là, inhérente à la forme qui
la transmet, constituant la personne dans le discours et par
conséquent toute personne dès qu’elle parle. En outre, ce je
dans la communication change alternativement d ’état : celui
qui l’entend le rapporte à Vautre dont il est le signe indé­
niable; mais, parlant à son tour, il assume je pour son compte
propre.
Une dialectique singulière est le ressort de cette subjecti­
vité. L a langue pourvoit les parlants d ’un même système de
références personnelles que chacun s’approprie par l’acte
de langage et qui, dans chaque instance de son emploi, dès
qu’il est assumé par son énonciateur, devient unique et
nonpareil, ne pouvant se réaliser deux fois de la même
manière. Mais hors du discours effectif, le pronom n’est
qu’une forme vide, qui ne peut être attachée ni à un objet
ni à un concept. Il reçoit sa réalité et sa substance du discours
seul.
Le pronom personnel n’est pas l’unique forme de cette
nature. Quelques autres indicateurs partagent la même situa­
La communication 69

tion, notamment la série des déictiques. Montrant k s objets,


les démonstratifs ordonnent l’espace à partir d’un point cen­
tral, qui est Ego, selon des catégories variables : l’objet est
près ou loin de moi ou de toi, il est ainsi orienté (devant ou
derrière moi, en haut ou en bas), visible ou invisible, connu
ou inconnu, etc. Le système des coordonnées spatiales se
prête ainsi à localiser tout objet en n’importe quel champ, une
fois que celui qui l’ordonne s’est lui-mème désigné comme
centre et repère.

Des formes linguistiques révélatrices de l’expérience


subjective, aucune n’est aussi riche que celles qui expriment
le temps, aucune n’est aussi difficile à explorer, tant les idées
reçues, les illusions du « bon sens », les pièges du psycholo­
gisme sont tenaces. Nous voudrions montrer que ce terme
temps recouvre des représentations très différentes, qui sont
autant de manières de poser l’enchaînement des choses, et
nous voudrions montrer surtout que la langue conceptualise
le temps tout autrement que ne le fait la réflexion.
Une confusion assez répandue est de croire que certaines
langues ignorent le temps, du fait que, n’appartenant pas à la
famille des langues flexionnelles, elles semblent ne pas avoir
de verbe. On sous-entend que seul le verbe permet d’exprimer
le temps. Il y a là plusieurs confusions que l’on doit dénon­
cer : la catégorie du verbe se laisse reconnaître même dans les
langues non flexionnelles, et l’expression du temps est compa­
tible avec tous les types de structures linguistiques. L ’orga­
nisation paradigmatique propre aux formes temporelles de
certaines langues, notablement des langues indo-européennes,
n’a ni en droit ni en fait le privilège exclusif d’exprimer le
temps.
Plus générale et, si l’on peut dire, naturelle est une autre
confusion qui consiste à penser que le système temporel d’une
langue reproduit la nature du temps « objectif », si forte est
la propension à voir dans la langue le calque de la réalité.
Les langues ne nous offrent en fait que des constructions
diverses du réel, et c’est peut-être justement dans la manière
dont elles élaborent un système temporel complexe qu’elles
divergent le plus. Nous avons à nous demander à quel
niveau de l’expression linguistique nous pouvons atteindre la
notion du temps qui informe nécessairement toutes les
70 Problèmes de linguistique générale

langues, et ensuite, comment sc caractérise cette notion.


Il y a en cfTct un temps spécifique de la langue, mais avant
d’y accéder, il faut franchir deux étapes et reconnaître succes­
sivement — pour s’en dégager — deux notions distinctes du
temps.

Le temps physique du monde est un continu uniforme,


infini, linéaire, scgmentable à volonté. II a pour corrélat dans
l’homme une durée infiniment variable que chaque individu
mesure au gré de ses émotions et au rythme de sa vie inté­
rieure. C ’est une opposition bien connue et sans doute n’est-
il pas nécessaire de s’y arrêter ici.
Du temps physique et de son corrélat psychique, la durée
intérieure, nous distinguerons avec grand soin le temps
chronique qui est le temps des événements, qui englobe aussi
notre propre vie en tant que suite d’événements. Dans notre
vue du monde, autant que dans notre existence personnelle,
il n’y a qu’un temps, celui-là. Il faut nous efforcer de le
caractériser dans sa structure propre et dans notre manière
de le concevoir.
Notre temps vécu s’écoule sans fin et sans retour, c’cst
l’expérience commune. Nous ne retrouvons jamais notre
enfance, ni hier si proche, ni l’instant enfui à l’instant. Notre
vie a pourtant des repères que nous situons exactement dans
une échelle reconnue de tous, et auxquels nous rattachons
notre passé immédiat ou lointain. Dans cette contradiction
apparente gît une propriété essentielle du temps chronique,
qu’il faut éclaircir.
L ’observateur qu’est chacun de nous peut promener son
regard sur les événements accomplis, les parcourir dans deux
directions, du passé vers le présent ou du présent vers le
passé. Notre propre vie fait partie de ces événements que
notre vision descend ou remonte. En ce sens, le temps chro­
nique, figé dans l’histoire, admet une considération bidirec­
tionnelle, tandis que notre vie vécue s’écoule (c’est l’image
reçue) dans un seul sens. La notion d’événement est ici
essentielle.
Dans le temps chronique, ce que nous appelons « temps »
est la continuité où se disposent en série ces blocs distincts
que sont les événements. Car les événements ne sont pas le
temps, il sont dans le temps. Tout est dans le temps, hormis
La communication 7i
le temps même. Or le temps chronique, comme le temps
physique, comporte une double version, objective et sub-
ective.
Dans toutes les formes de culture humaine et à toute épo­
que, nous constatons d ’une manière ou d’une autre un effort
pour objectiver le temps chronique. C ’est une condition néces­
saire de la vie des sociétés, et de la vie des individus en société.
Ce temps socialisé est celui du calendrier.
Toutes les sociétés humaines ont institué un comput ou
une division du temps chronique fondé sur la récurrence de
phénomènes naturels : alternance du jour et de la nuit, trajet
visible du soleil, phases de la lune, mouvements des marées,
saisons du climat et de la végétation, etc.
Les calendriers ont des traits communs qui indiquent à
quelles conditions nécessaires ils doivent répondre.
Ils procèdent d ’un moment axial qui fournit le point zéro
du comput : un événement si important qu’il est censé
donner aux choses un cours nouveau (naissance du Christ
ou du Bouddha; avènement de tel souverain, etc.). C ’est la
condition première, que nous appelons stative.
D e celle-là découle la deuxième condition, qui est direc­
tive. Elle s’énonce par les termes opposés « avant.../après... «
relativement à l’axe de référence.
La troisième condition sera dite mensurative. On fixe un
répertoire d’unités de mesure servant à dénommer les inter­
valles constants entre les récurrences de phénomènes cosmi­
ques. Ainsi l’intervalle entre l’apparition et la disparition
du soleil à deux points différents de l’horizon sera le «jour »;
l’intervalle entre deux conjonctions de la lune et du soleil
sera le « mois »; l’intervalle défini par une révolution complète
du soleil et des saisons sera 1’ « année ». On peut à volonté y
ajouter d ’autres unités, qu’elles soient de groupement
(semaine, quinzaine, trimestre, siècle) ou de division (heure,
minute...), mais elles sont moins usuelles.
Telles sont les caractéristiques du temps chronique, fonde­
ment de la vie des sociétés. À partir de l’axe statif, les événe­
ments sont disposés selon l’une ou l’autre visée directive, ou
antérieurement (en arrière) ou postérieurement (en avant) par
rapport à cet axe, et ils sont logés dans une division qui permet
de mesurer leur distance à l’axe : tant d ’années avant ou après
l’axe, puis tel mois et tel jour de l’année en question. Chacune
72 Problèmes de linguistique générale

des divisions (an, mois, jour) s’aligne dans une série infinie
dont tous les termes sont identiques et constants, qui n’admet
ni inégalité ni lacune, de sorte que l’événement à situer est
exactement localisé dans la chaîne chronique par sa coïnci­
dence avec telle division particulière. L ’an 12 après jf.-C.
est le seul qui se place après l’an 11 et avant l’an 13; l’an 12
avant J .-C . se place aussi après l ’an 11 et avant l’an 13, mais
dans une visée de direction opposée, qui, comme on dit,
remonte le cours de l’histoire.
Ce sont ces repères qui donnent la position objective des
événements, et qui définissent donc aussi notre situation par
rapport à ces événements. Ils nous disent au sens propre où
nous sommes dans la vastitude de l’histoire, quelle place est
la nôtre parmi la succession infinie des hommes qui ont
vécu et des choses qui sont arrivées.
L e système obéit à des nécessités internes qui sont contrai­
gnantes. L ’axe de référence ne peut être déplacé puisqu’il est
marqué par quelque chose qui est réellement survenu dans
le monde, et non par une convention révocable. Les inter­
valles sont constants de part et d’autre de l’axe. Enfin le
comput des intervalles est fixe et immuable. S ’il n’était pas
fixe, nous serions perdus dans un temps erratique et tout
notre univers mental s’en irait à la dérive. S ’il n’était pas
immuable, si les années permutaient avec les jours ou si
chacun les comptait à sa manière, aucun discours sensé ne
pourrait plus être tenu sur rien et l’histoire entière parlerait
le langage de la folie.
Il peut donc sembler naturel que la structure du temps
chronique soit caractérisée par sa permanence et sa fixité.
M ais il faut bien se rendre compte en même temps que ces
caractères résultent de ce que l’organisation sociale du temps
chronique est en réalité intemporelle. On n’énonce ici aucun
paradoxe.
Intemporel, ce temps mesuré par le calendrier l’est en
vertu de sa fixité même. Les jours, les mois, les années sont
des quantités fixes, que des observations immémoriales ont
déduites du jeu des forces cosmiques, mais ces quantités sont
des dénominations du temps qui ne participent en rien à la
nature du temps et sont par elles-mêmes vides de toute
temporalité. Compte tenu de leur spécificité lexicale, on les
assimilera aux nombres, qui ne possèdent aucune propriété
Im communication 73
des matières qu’ils dénombrent. Le calendrier est extérieur
au temps. Il ne s’écoule pas avec lui. Il enregistre des séries
d’unités constantes, dites jours, qui se groupent en unités
supérieures (mois, ans). Or comme un jour est identique à
un autre jour, rien ne dit de tel jour du calendrier, pris en
lui-même, s’il est passé, présent ou futur. Il ne peut être
rangé sous l’une de ces trois catégories que pour celui qui vit
le temps. « 13 février 1641 » est une date explicite et complète
en vertu du système, mais qui ne nous laisse pas savoir en
quel temps elle est énoncée; on peut donc la prendre aussi
bien comme prospective, par exemple dans une clause garan­
tissant la validité d’un traité conclu un siècle plut tôt, ou
comme rétrospective et évoquée deux siècles plus tard. Le
temps chronique fixé dans un calendrier est étranger au temps
vécu et ne peut coïncider avec lui; du fait même qu’il est
objectif, il propose des mesures et des divisions uniformes où
se logent les événements, mais celles-ci ne coïncident pas
avec les catégories propres à l’expérience humaine du temps.

Par rapport au temps chronique, qu’en est-il du temps lin­


guistique? Abordant ce troisième niveau du temps, il faut de
nouveau instaurer des distinctions et séparer des choses diffé­
rentes, même ou surtout si l’on ne peut éviter de les appeler
du même nom. Autre chose est de situer un événement dans
le temps chronique, autre chose de l’insérer dans le temps de
la langue. C ’est par la langue que se manifeste l’expérience
humaine du temps, et le temps linguistique nous apparaît
également irréductible au temps chronique et au temps
physique.
Ce que le temps linguistique a de singulier est qu’il est
organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et
s’ordonne comme fonction du discours.
Ce temps a son centre — un centre générateur et axial
ensemble — dans le présent de l’instance de parole. Chaque
fois qu’un locuteur emploie la forme grammaticale de « pré­
sent » (ou son équivalent), il situe l’événement comme contem­
porain de l’instance du discours qui le mentionne. Il est
évident que ce présent en tant qu’il est fonction du discours
ne peut être localisé dans une division particulière du temps
chronique, parce qu’il les admet toutes et n’en appelle
aucune. Le locuteur situe comme « présent » tout ce qu’il
74 Problèmes de linguistique générale

implique tel en vertu de la forme linguistique qu’il emploie.


Ce présent est réinventé chaque fois qu’un homme parle
parce que c’est, à la lettre, un moment neuf, non encore vécu.
C ’est là, encore une fois, une propriété originale du langage,
si particulière qu’il y aura sans doute lieu de chercher un
terme distinct pour désigner le temps linguistique et le
séparer ainsi des autres notions confondues sous le même nom.
Le présent linguistique est le fondement des oppositions
temporelles de la langue. C e présent qui se déplace avec le
progrès du discours tout en demeurant présent constitue la
ligne de partage entre deux autres moments qu’il engendre
et qui sont également inhérents à l’exercice de la parole : le
moment où l ’événement n’est plus contemporain du discours,
est sorti du présent et doit être évoqué par rappel mémoriel,
et le moment où l’événement n’est pas encore présent, va le
devenir et surgit en prospection.
On remarquera qu’en réalité le langage ne dispose que
d ’une seule expression temporelle, le présent, et que celui-ci,
signale par la coïncidence de l’événement et du discours, est
par nature implicite. Quand il est explicité formellement,
c’est par une de ces redondances fréquentes dans l’usage
quotidien. A u contraire les temps non-présents, ceux-ci
toujours explicités dans la langue, à savoir le passé et l’avenir,
ne sont pas au même niveau du temps que le présent. La
langue ne les situe pas dans le temps selon leur position
propre, ni en vertu d’un rapport qui devrait être alors autre
que celui de la coïncidence entre l’événement et le discours,
mais seulement comme points vus en arrière ou en avant à
partir du présent. (En arrière et en avant, parce que l’homme
va à la rencontre du temps ou que le temps vient vers lui,
selon l’image qui anime notre représentation.) La langue
doit par nécessité ordonner le temps à partir d ’un axe, et
celui-ci est toujours et seulement l’instance de discours. Il
serait impossible de déplacer cet axe référentiel pour le
poser dans le passé ou dans l’avenir ; on ne peut même imaginer
ce que deviendrait une langue où le point de départ de l’ordon­
nance du temps ne coïnciderait pas avec le présent linguistique
et où l’axe temporel serait lui-même une variable de la tempo­
ralité.
On arrive ainsi à cette constatation — surprenante à
première vue, mais profondément accordée à la nature réelle
La communication 75
du langage ·— que le seul temps inhérent à la langue est le
présent axial du discours, et que ce présent est implicite. Il
détermine deux autres références temporelles; celles-ci sont
nécessairement explicitées dans un signifiant et en retour
font apparaître le présent comme une ligne de séparation
entre ce qui n’est plus présent et ce qui va l’être. Ces deux
références ne reportent pas au temps, mais à des vues sur
le temps, projetées en arrière et en avant à partir du point
présent. Telle paraît être l’expérience fondamentale du temps
dont toutes les langues témoignent à leur manière. Elle
informe les systèmes temporels concrets et notamment
l ’organisation formelle des différents systèmes verbaux.
Sans entrer dans le détail de ces systèmes, qui sont souvent
d’une grande complexité, nous noterons un fait significatif.
On constate que dans les langues des types les plus variés,
la forme du passé ne manque jamais, et que très souvent elle
est double ou même triple. Les langues indo-européennes
anciennes disposent pour cette expression du prétérit et de
l’aoriste, et même du parfait. En français on a encore deux
formes distinctes (traditionnellement : passé défini et indé­
fini), et l’écrivain tire parti instinctivement de cette différence
pour séparer le plan de l’histoire et celui de la narration.
D ’après Sapir, il y a dans certains dialectes de la langue
chinook (parlée dans la région du fleuve Columbia) trois
formes de passé, distinguées par leurs préfixes : ni- indique
le passé indéfini; ga-, le passé très reculé des mythes; na-, le
passé tout récent, hier : « il alla » se dira selon la circons­
tance niyuya (ni préfixe -(- y « il » + uya « aller ») ou gayuya
(préfixe ga y ~r uya) ou nayuya (na + y + uya). Au
contraire, beaucoup de langues n’ont pas de forme spécifique
de futur. On se sert souvent du présent avec quelque adverbe
ou particule qui indique un moment à venir. Dans le même
dialecte chinook qui possède trois formes du passé, il n’y en
a qu’une pour le futur, et elle est caractérisée par un mor­
phème redondant a qui est à la fois préfixé et suffixé, à la
différence des préfixes du prétérit. Ainsi on dit acimluda, « il
te le donnera », décomposable en a- futur + c « il » + i « le »
+ ni « toi » -|- / « à » + ud « donner » + a futur. L ’analyse
diachronique, dans les langues où elle est possible, montre que
le futur se constitue souvent à date récente par la spécialisa­
tion de certains auxiliaires, notamment «vouloir ».
76 Problèmes de linguistique générale

Ce contraste entre les formes du passe et celles du futur est


instructif par sa généralité même dans le monde des langues.
Il y a évidemment une différence de nature entre cette tem­
poralité rétrospective, qui peut prendre plusieurs distances
dans le passé de notre expérience, et la temporalité prospec­
tive qui n’entre pas dans le champ de notre expérience et qui
à vrai dire ne se temporalise qu’en tant que prévision d’expé­
rience. La langue met ici en relief une dissymétrie qui est dans
la nature inégale de l’expérience.
Un dernier aspect de cette temporalité mérite attention :
c’est la manière dont elle s’insère dans le procès de la commu­
nication.
Du temps linguistique, nous avons indiqué l’émergence au
sein de l’instance de discours qui le contient en puissance et
l’actualise en fait. Mais l’acte de parole est nécessairement
individuel; l’instance spécifique d’où résulte le présent est
chaque fois nouvelle. En conséquence la temporalité linguis­
tique devrait se réaliser dans l’univers intrapersonnel du locu­
teur comme une expérience irrémédiablement subjective et
impossible à transmettre. Si je raconte ce qui « m’est arrivé »,
le passé auquel je me réfère n’est défini que par rapport au
présent de mon acte de parole, mais comme l’acte de parole
surgit de moi et que personne autre ne peut parler par ma
bouche non plus que voir par mes yeux ou éprouver ce que
je sens, c ’est à moi seul que ce « temps » se rapportera et c’est
à ma seule expérience qu’il se restreindra. Mais le raisonne­
ment est en défaut. Quelque chose de singulier, de très simple
et d’infiniment important se produit qui accomplit ce qui
semblait logiquement impossible : la temporalité qui est
mienne quand elle ordonne mon discours est d’emblée
acceptée comme sienne par mon interlocuteur. Mon « aujour­
d’hui » se convertit en son « aujourd’hui », quoiqu'il ne l’ait
pas lui-même instauré dans son propre discours, et mon
« hier » en son « hier ». Réciproquement, quand il parlera
en réponse, je convertirai, devenu récepteur, sa temporalité
en la mienne. Telle apparaît la condition d’intelligibilité du
langage, révélée par le langage : elle consiste en ce que la
temporalité du locuteur, quoique littéralement étrangère
et inaccessible au récepteur, est identifiée par celui-ci à la
temporalité qui informe sa propre parole quand il devient à
son tour locuteur. L ’ un et l’autre se trouvent ainsi accordés
La communication 77
sur la même longueur d’onde. Le temps du discours n’est
ni ramené aux divisions du temps chronique ni enfermé dans
une subjectivité solipsiste. Il fonctionne comme un facteur
d’intersubjectivité, ce qui d’unipersonnel qu’il devrait être
le rend omnipersonnel. La condition d’intcrsubjectivité
permet seule la communication linguistique.
Spécifique, le temps linguistique l’est encore d ’une autre
manière. Il comporte ses propres divisions dans son propre
ordre, l’un et les autres indépendants de ceux du temps chro­
nique. Quiconque dit « maintenant, aujourd’hui, en ce
moment » localise un événement comme simultané à son dis­
cours; son « aujourd’hui » prononcé est nécessaire et suffi­
sant pour que le partenaire le rejoigne dans la même repré­
sentation. Mais séparons « aujourd’hui » du discours qui le
contient, mettons-le dans un texte écrit; « aujourd’hui » n’est
plus alors le signe du présent linguistique puisqu’il n’est plus
parlé et perçu, et il ne peut non plus renvoyer le lecteur à
aucun jour du temps chronique puisqu’il ne s’identifie avec
aucune date; il a pu être proféré n’importe quel jour du calen­
drier et s’appliquera indifféremment à tout jour. Le seul
moyen de l’employer et de le rendre intelligible hors du pré­
sent linguistique est de l’accompagner d’une correspon­
dance explicite avec une division du temps chronique :
« aujourd’hui 12 juin 1924 ». On est dans la même situation
avec un/esoustraitau discours qui l’ introduit et qui, convenant
alors à tout locuteur possible, ne désigne pas son locuteur
réel : il faut l’actualiser en y accrochant le nom propre de
ce locuteur : « moi, X ... ». D ’où il ressort que les choses dési­
gnées et ordonnées par le discours (le locuteur, sa position,
son temps) ne peuvent être identifiées que pour les parte­
naires de l’échange linguistique. Autrement on doit, pour
rendre intelligibles ces références intradiscursives, relier
chacune d’elles à un point déterminé dans un ensemble de
coordonnées spatio-temporelles. La jonction se fait ainsi
entre le temps linguistique et le temps chronique.
La temporalité linguistique est à la fois très tranchée dans
ses trois articulations distinctives et très bornée dans chacune
d’elles. Centrée dans « aujourd’hui », elle ne peut être décalée
en arrière et en avant que de deux distances de jours : en
arrière, « hier » et « avant-hier »; en avant, « demain » et
« après-demain ». C ’est tout. Une troisième graduation
78 Problèmes de linguistique générale

(« avant-avant-hier »; « aprcs-après-demain ») est chose


exceptionnelle; et même la seconde n’a pas le plus souvent
d ’expression lexicale indépendante; « avant-hier » et « apres-
demain » ne sont que « hier » et « demain » portés un degré
plus loin dans leur ordre. Il ne reste donc que « hier » et
« demain », séparés et déterminés par « aujourd’hui », comme
termes originaux marquant les distances temporelles à partir
du présent linguistique. Certaines qualifications sont à
ranger dans la même perspective : « dernier »(« l’hiver dernier;
la nuit dernière ») et « prochain » (« la semaine prochaine;
l’été prochain ») ne comportent pas plus que « hier »et «demain »
de localisation fixe et unique. Ce qui caractérise les séries de
désignations de l’ordre intersubjectif, comme on le voit, c’est
qu’une translocation spatiale et temporelle devient nécessaire
pour objectiver des signes tels que « ce », «je », « maintenant »,
qui ont chaque fois un réfèrent unique dans l’instance de
discours et qui ne l’ont que là. Ce transfert fait apparaître
la différence d e s p la n s entre lesquels g lis s e n t le s m ê m e s
fo r m e s linguistiques selon qu’elles sont considérées dans
l’exercice du discours ou à l’état d e données lexicales.
Quand, pour des raisons pragmatiques, le locuteur doit
porter sa visée temporelle au-delà des limites énoncées par
« hier » et « demain », le discours sort de son plan propre et
utilise la graduation du temps chronique, et d’abord la numé­
rations des unités : « il y a huit jours »; « dans trois mois ».
Néanmoins « il y a... » et « dans... » restent les indices de la
distanciation subjective; ils ne pourraient passer dans une
relation historique sans conversion : « il y a (huit jours) »
devient « (huit jours) auparavant », et « dans (trois mois) »
devient « (trois mois) après; plus tard », comme « aujourd’hui »
doit devenir « ce jour-là ». Ces opérateurs effectuent le trans­
fert du temps linguistique au temps chronique.
L ’intersubjectivité a ainsi sa temporalité, ses termes, ses
dimensions. Là se reflète dans la langue l’expérience d’une
relation primordiale, constante, indéfiniment réversible,
entre le parlant et son partenaire. En dernière analyse, c’est
toujours à l’acte de parole dans le procès de l’échange que
renvoie l’expérience humaine inscrite dans le langage.
CHAPITRE V

Vappareil formel de Vénonciation *

Toutes nos descriptions linguistiques consacrent une place


souvent importante à 1’ « emploi des formes ». Ce qu’on
entend par là est un ensemble de règles fixant les conditions
syntactiques dans lesquelles les formes peuvent ou doivent
normalement apparaître, pour autant qu’elles relèvent d’un
paradigme qui recense les choix possibles. Ces règles d’emploi
sont articulées à des règles de formation préalablement indi­
quées, de manière à établir une certaine corrélation entre
les variations morphologiques et les latitudes combinatoires
des signes (accord, sélection mutuelle, prépositions et régimes
des noms et des verbes, place et ordre, etc.). Il semble que,
les choix étant limités de part et d’autre, on obtienne ainsi
un inventaire qui pourrait être, théoriquement, exhaustif
des emplois comme des formes, et en conséquence une image
au moins approximative de la langue en emploi.
Nous voudrions cependant introduire ici une distinction
dans un fonctionnement qui a été considéré sous le seul angle
de la nomenclature morphologique et grammaticale. Les
conditions d’emploi des formes ne sont pas, à notre avis, iden­
tiques aux conditions d’emploi de la langue. Ce sont en réalité
des mondes différents, et il peut être utile d’insister sur cette
différence, qui implique une autre manière de voir les mêmes
choses, une autre manière de les décrire et de les interpréter.
L ’emploi des formes, partie nécessaire de toute descrip­
tion, a donné lieu à un grand nombre de modèles, aussi
• Langages, Paris, Didier-Larousse, 5e année, n° 17 (mars 1970),
pp. 12-1 8.
8o Problèmes de linguistique générale

variés que les types linguistiques dont ils procèdent. La diver­


sité des structures linguistiques, autant que nous savons les
analyser, ne se laisse pas réduire à un petit nombre de modèles
qui comprendraient toujours et seulement les éléments fonda­
mentaux. Du moins disposons-nous ainsi de certaines repré­
sentations assez précises, construites au moyen d’une technique
éprouvée.
Tout autre chose est l’emploi de la langue. Il s’agit ici
d’un mécanisme total et constant qui, d’une manière ou d’une
autre, affecte la langue entière. La difficulté est de saisir ce
grand phénomène, si banal qu’il semble se confondre avec la
langue même, si nécessaire qu’il échappe à la vue.
L ’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue
par un acte individuel d ’utilisation.
Le discours, dira-t-on, qui est produit chaque fois qu’on
parle, cette manifestation de renonciation, n’est-ce pas
simplement la « parole »? — Il faut prendre garde à la condi­
tion spécifique de l’énonciation : c’est l’acte même de produire
un énoncé et non le texte de l’énoncé qui est notre objet. Cet
acte est le fait du locuteur qui mobilise la langue pour son
compte. La relation du locuteur à la langue détermine les
caractères linguistiques de renonciation. On doit l’envisager
comme le fait du locuteur, qui prend la langue pour instru­
ment, et dans les caractères linguistiques qui marquent cette
relation.
Ce grand procès peut être étudié sous divers aspects.
Nous en voyons principalement trois.
Le plus immédiatement perceptible et le plus direct — bien
qu’en général on ne le mette pas en rapport avec le phéno­
mène général de l’énonciation — est la réalisation vocale de
la langue. Les sons émis et perçus, qu’ils soient étudiés dans
le cadre d’un idiome particulier ou dans leurs manifestations
générales, comme procès d’acquisition, de diffusion, d’alté­
ration — ce sont autant de branches de la phonétique — pro­
cèdent toujours d’actes individuels, que le linguiste surprend
autant que possible dans une production native, au sein de la
parole. Dans la pratique scientifique, on s’efforce d’éliminer
ou d’atténuer les traits individuels de l’énonciation phonique
en recourant à des sujets différents et en multipliant les
enregistrements, de manière à obtenir une image moyenne
des sons, distincts ou liés. Mais chacun sait que, chez le
La communication 81

même sujet, les mêmes sons ne sont jamais reproduits exacte­


ment, et que la notion d’identité n’est qu’approximative là
même où l’expérience est répétée dans le détail. Ces différentes
tiennent à la diversité des situations où l’énonciation est pro­
duite.
Le mécanisme de cette production est un autre aspect
majeur du même problème. L ’énonciation suppose la conver­
sion individuelle de la langue en discours. Ici la question
— très difficile et peu étudiée encore — est de voir comment
le « sens » se forme en « mots », dans quelle mesure on peut
distinguer entre les deux notions et dans quels termes décrire
leur interaction. C ’est la sémantisation de la langue qui est
au centre de cet aspect de renonciation, et elle conduit à la
théorie du signe et à l’analyse de la signifiance 1. Sous la
même considération nous rangerons les procédés par lesquels
les formes linguistiques de l’énonciation se diversifient et
s’engendrent. La « grammaire transformationnelle » vise à les
codifier et à les formaliser pour en dégager un cadre perma­
nent, et, d’une théorie de la syntaxe universelle, propose de
remonter à une théorie du fonctionnement de l’esprit.
On peut enfin envisager une autre approche, qui consis­
terait à définir l'énonciation dans le cadre formel de sa réali­
sation. C ’est l’objet propre de ces pages. Nous tentons d’esquis­
ser, à l’intérieur de la langue, les caractères formels de l’énon­
ciation à partir de la manifestation individuelle qu’elle actua­
lise. Ces caractères sont les uns nécessaires et permanents,
les autres incidents et liés à la particularité de l’idiome choisi.
Pour la commodité, les données utilisées ici sont tirées du
français usuel et de la langue de la conversation.
Dans l ’énonciation, nous considérons successivement
l’acte même, les situations où il se réalise, les instruments de
l ’accomplissement.
L ’acte individuel par lequel on utilise la langue introduit
d’abord le locuteur comme paramètre dans les conditions
nécessaires à l’énonciation. Avant l’énonciation, la langue
n’est que la possibilité de la langue. Après l’énonciation, la
langue est effectuée en une instance de discours, qui émane

i . N ous en traitons particulièrement dans une étude publiée par la


revue Semiótica, I, 1969 (cf. ci-dessus, pp. 43-66).
82 Problèmes de linguistique géiiérale

d'un locuteur, forme sonore qui atteint un auditeur et qui


suscite une autre énonciation en retour.
En tant que réalisation individuelle, l’énonciation peut se
définir, par rapport à la langue, comme un procès d'appro­
priation. Le locuteur s’approprie l’appareil formel de la langue
et il énonce sa position de locuteur par des indices spécifiques,
d ’une part, et au moyen de procédés accessoires, de l’autre.
Mais immédiatement, dès qu’il se déclare locuteur et
assume la langue, il implante Vautre en face de lui, quel que
soit le degré de présence qu’il attribue à cet autre. Toute
énonciation est, explicite ou implicite, une allocution, elle
postule un allocutaire.
Enfin, dans l’énonciation, la langue se trouve employée
à l’expression d’un certain rapport au monde. La condition
même de cette mobilisation et de cette appropriation de la
langue est, chez le locuteur, le besoin de référer par le dis­
cours, et, chez l’autre, la possibilité de co-référer identique­
ment, dans le consensus pragmatique qui fait de chaque
locuteur un co-locuteur. La référence est partie intégrante
de l’énonciation.
Ces conditions initiales vont régir tout le mécanisme de la
référence dans le procès d ’énonciation, en créant une situa­
tion très singulière et dont on ne prend guère conscience.
L ’acte individuel d ’appropriation de la langue introduit
celui qui parle dans sa parole. C ’est là une donnée constitu­
tive de l ’énonciation. La présence du locuteur à son énoncia­
tion fait que chaque instance de discours constitue un centre de
référence interne. Cette situation va se manifester par un jeu
de formes spécifiques dont la fonction est de mettre le locu­
teur en relation constante et nécessaire avec son énonciation.
Cette description un peu abstraite s’applique à un phéno­
mène linguistique familier dans l’usage, mais dont l’analyse
théorique commence seulement. C ’est d ’abord l’émergence
des indices de personne (le rapport je-tu) qui ne se produit
que dans et par l’énonciation : le terme je dénotant l’individu
qui profère rénonciation, le terme tu, l’individu qui y est
présent comme allocutaire.
De même nature et se rapportant à la même structure
d’énonciation sont les indices nombreux de Vos tension (type
ce, ici, etc.), termes qui impliquent un geste désignant l’objet
en même temps qu’est prononcée l’instance du terme.
La communication 83
Les formes appelées traditionnellement « pronoms per­
sonnels », « démonstratifs » nous apparaissent maintenant
comme une classe d’ « individus linguistiques », de formes
qui renvoient toujours et seulement à des « individus », qu’il
s’agisse de personnes, de moments, de lieux, par opposition
aux termes nominaux qui renvoient toujours et seulement à
des concepts. Or le statut de ces « individus linguistiques »
tient au fait qu’ils naissent d’une énonciation, qu'ils sont
produits par cet événement individuel et, si l ’on peut dire,
« scmel-natif ». Ils sont engendrés à nouveau chaque fois
qu’une énonciation est proférée, et chaque fois ils désignent à
neuf.
Une troisième série de termes afférents à l'énonciation
est constituée par le paradigme entier — souvent vaste et
complexe — des formes temporelles, qui se déterminent par
rapport à I’ e g o , centre de l’énonciation. Les « temps »
verbaux dont la forme axiale, le « présent », coïncide avec
le moment de l’énonciation, font partie de cet appareil
nécessaire 1.
Cette relation au temps mérite qu’on s’y arrête, qu’on en
médite la nécessité, et qu’on s’interroge sur ce qui la fonde.
On pourrait croire que la temporalité est un cadre inné de la
pensée. Elle est produite en réalité dans et par l’énonciation.
De l’énonciation procède l’instauration de la catégorie du
présent, et de la catégorie du présent naît la catégorie du
temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est
cette présence au monde que l’acte d ’énonciation rend seul
possible, car, qu’on veuille bien y réfléchir, l’homme ne
dispose d ’aucun autre moyen de vivre le « maintenant » et
de le faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours
dans le monde. On pourrait montrer par des analyses de
systèmes temporels en diverses langues la position centrale
du présent. Le présent formel ne fait qu’expliciter le présent
inhérent à l’énonciation, qui se renouvelle avec chaque pro­
duction de discours, et à partir de ce présent continu, coextcn-
sif à notre présence propre, s’imprime dans la conscience
le sentiment d ’une continuité que nous appelons « temps »;

x. L e détail des faits de langue que nous embrassons ici d ’une vue
Bynthétique est exposé dans plusieurs chapitres de nos Problèmes de lin­
guistique générale, I (Paris, 1966), ce qui nous dispense d 'y insister.
84 Problèmes de linguistique générale

continuité et temporalité s’engendrant dans le présent inces­


sant de renonciation qui est le présent de l'être même, et se
délimitant, par référence interne, entre ce qui va devenir
présent et ce qui vient de ne l’être plus.
Ainsi l’énonciation est directement responsable de certaines
classes de signes qu’elle promeut littéralement à l’existence.
Car ils ne pourraient prendre naissance ni trouver emploi
dans l’usage cognitif de la langue. Il faut donc distinguer les
entités qui ont dans la langue leur statut plein et permanent
et celles qui, émanant de l’énonciation, n’existent que dans
le réseau d’ « individus » que l’énonciation crée et par rapport
à 1’ « ici-maintenant » du locuteur. Par exemple; le « je », le
« cela », le « demain » de la description grammaticale ne sont
que les « noms » métalinguistiques de je, cela, demain produits
dans l'énonciation.
Outre les formes qu’elle commande, l’énonciation donne
les conditions nécessaires aux grandes fonctions syntaxiques.
Dès lors que l’énonciateur se sert de la langue pour influencer
en quelque manière le comportement de l’allocutaire, il
dispose à cette fin d’un appareil de fonctions. C ’est, d ’abord,
Yinterrogation, qui est une énonciation construite pour
susciter une « réponse », par un procès linguistique qui est
en même temps un procès de comportement à double entrée.
Toutes les formes lexicales et syntaxiques de l’interrogation,
particules, pronoms, séquence, intonation, etc., relèvent de
cet aspect de l’énonciation.
On y attribuera pareillement les termes ou formes que nous
appelons d'intimation : ordres, appels conçus dans des caté­
gories comme l’impératif, le vocatif, impliquant un rapport
vivant et immédiat de l’énonciateur à l’autre dans une réfé­
rence nécessaire au temps de l’énonciation.
Moins évidente, peut-être, mais tout aussi certaine est
l’appartenance de Vassertion à ce même répertoire. Dans son
tour syntaxique comme dans son intonation, l’assertion vise
à communiquer une certitude, elle est la manifestation la
plus commune de la présence du locuteur dans l’énonciation,
elle a même des instruments spécifiques qui l ’expriment ou
l’impliquent, les mots oui et non assortant positivement ou
négativement une proposition. La négation comme opération
logique est indépendante de l’énonciation, elle a sa forme
propre, qui est ne... pas. Mais la particule assertive non, sub­
La communication 85
stitut d’une proposition, se classe comme la particule oui, dont
elle partage le statut, dans les formes qui relèvent de renoncia­
tion.
Plus largement encore, quoique d’une manière moins
catégorisable, se rangent ici toutes sortes de modalités for­
melles, les unes appartenant aux verbes comme les « modes »
(optatif, subjonctif) énonçant des attitudes de l’énonciateur
à l’égard de ce qu’il énonce (attente, souhait, appréhension),
les autres à la phraséologie (« peut-être », « sans doute », « pro­
bablement ») et indiquant incertitude, possibilité, indécision,
etc., ou, délibérément, refus d’assertion.

Ce qui en général caractérise l'énonciation est l’accentua­


tion de la relation discursive au partenaire, que celui-ci soit
réel ou imaginé, individuel ou collectif.
Cette caractéristique pose par nécessité ce qu’on peut
appeler le cadre figuratif de l’énonciation. Comme forme de
discours, l’énonciation pose deux « figures » également néces­
saires, l’une source, l’autre but de l’énonciation. C ’est la
structure du dialogue. Deux figures en position de partenaires
sont alternativement protagonistes de l’énonciation. Ce cadre
est donné nécessairement avec la définition de l’énon­
ciation.
On pourrait objecter qu’il y peut y avoir dialogue hors de
l’énonciation ou énonciation sans dialogue. Les deux cas
doivent être examinés.
Dans la joute verbale pratiquée chez différents peuples
et dont une variété typique est le hain-teny des Merinas, il ne
s’agit en réalité ni de dialogue ni d’énonciation. Aucun des
deux partenaires ne s’énonce : tout consiste en proverbes
cités et en contre-proverbes contre-cités. Il n’y a pas une
seule référence explicite à l’objet du débat. Celui des deux
jouteurs qui dispose du plus grand stock de proverbes, ou
qui en fait l’usage le plus adroit, le plus malicieux, le moins
prévu met l’autre à quia et il est proclamé vainqueur. Ce jeu
n’a que les dehors d’un dialogue.
A l’inverse, le « monologue » procède bien de l’énonciation.
Il doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété
du dialogue, structure fondamentale. Le « monologue » est
un dialogue intériorisé, formulé en « langage intérieur », entre
un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois le moi locuteur
86 Problèmes de linguistique générale

est seul à parler; le moi écouteur reste néanmoins présent;


sa présence est nécessaire et suffisante pour rendre signifiante
renonciation du moi locuteur. Parfois aussi le moi écouteur
intervient par une objection, une question, un doute, une
insulte. La forme linguistique que prend cette intervention
diffère selon les idiomes, mais c’est toujours une forme « per­
sonnelle ». Tantôt le moi écouteur se substitue au moi locu­
teur et s’énonce donc comme « première personne »; ainsi
en français où le « monologue » sera coupé de remarques ou
d’injonctions telles que : « Non, je suis idiot, j ’ai oublié de lui
dire que...». Tantôt le moi écouteur interpelle à la « deuxième
personne » le moi locuteur : « Non, tu n’aurais pas dû lui dire
que... ». Il y aurait une intéressante typologie de ces relations
à établir; en certaines langues on verrait prédominer le moi
auditeur comme substitut du locuteur et se posant à son tour
comme/« (français, anglais), ou en d’autres, se donnant comme
partenaire de dialogue et employant tu (allemand, russe).
Cette transposition du dialogue en « monologue » où e g o
tantôt se scinde en deux, tantôt assume deux rôles, prête
à des figurations ou transpositions psychodramatiques :
conflits du « moi profond » et de la « conscience », dédouble­
ments provoqués par 1’ « inspiration », etc. La possibilité
en est fournie par l’appareil linguistique de l’énonciation
sui-réflexive qui comprend un jeu d ’oppositions du pronom
et de l’antonyme (je/melmoi) 1.
Ces situations appelleraient une doublé description, de
forme linguistique et de condition figurative. On se contente
trop facilement d’invoquer la fréquence et l’utilité pratiques
de la communication entre les individus pour admettre la
situation de dialogue comme résultant d ’une nécessité et se
dispenser d’en analyser les multiples variétés. L ’une d’elles
se présente dans une condition sociale des plus banales
d’apparence, des moins connues en fait. B. Malinowski l’a
signalée sous le nom de communion phatique, la qualifiant
ainsi comme phénomène psycho-social à fonctionnement
linguistique. Il en a dessiné la configuration en partant du
rôle qu’y joue le langage. C ’est un procès où le discours,
sous la forme d’un dialogue, fonde un apport entre les

i . V oir un article du B S L 60 (1965), fasc. i , p. 71 sqq.


La communication 87
individus. Il vaut la peine de citer quelques passages de cette
analyse 1 :

L e cas du lan gage e m p lo y é dans d es rap p orts so cia u x libres, sans


b u t, m érite u n e c o n sid é ra tio n sp é c ia le . Q u a n d des gen s s ’a sso ien t
en sem b le a u p rès d ’u n fe u de v illa g e après a v o ir a ch e v é leu r tâ ch e
q u o tid ien n e ou q u an d ils cau sen t p o u r se d éla sser d u tra v a il, ou
q u an d ils a cc o m p a g n e n t u n trav ail s im p le m e n t m a n u el d ’u n b a v a r­
d age sans ra p p o rt a vec ce q u ’ ils fo n t, il est c la ir q u ’ ici n o u s avons
affaire à u n e a u tre m a n ière d ’c m p lo j:e r la la n g u e , a vec un autre ty p e
de fo n ctio n du d isco u rs. I c i la la n g u e n e d ép en d pas d e ce q u i arrive
à ce m o m en t, elle sem b le m êm e p riv é e de to u t co n tex te de situ ation .
L e sens d e c h a q u e én o n cé ne p e u t être relié a v e c le co m p o rte m en t
d u lo c u te u r ou d e l ’a u d iteu r, a v e c l ’in te n tio n d e ce q u ’ils fo n t.
U n e sim p le p h rase d e p o litesse , e m p lo y é e aussi b ien parm i les
trib u s sau vages q u e d ans u n salon e u ro p é e n , re m p lit u n e fo n ctio n à
laq u elle le sens de ses m ots est p re sq u e co m p lè te m e n t in d iffé ren t.
Q u e stio n s su r l ’état de sa n té, rem arq u es s u r le te m p s, affirm ation
d ’ u n état d e ch oses a b so lu m e n t é v id e n t, tou s ces p ro p o s son t é c h a n ­
gé s n on p o u r in fo rm e r, n on d ans c e cas p o u r r e lie r des g e n s en
actio n , c erta in em en t pas p o u r e x p rim e r u n e p e n sé e ...
O n n e p e u t d o u te r q u e n o u s ayo n s ici un n o u ve au ty p e d ’em p lo i
d e la lan gu e — q u e, p o u ssé p a r le d ém o n de l ’in v en tio n te rm in o lo ­
g iq u e , je su is te n té d ’a p p e le r communion phatique, u n ty p e de d is­
cou rs dans le q u e l les lien s de l ’u n io n so n t créés p ar u n sim p le
éch a n g e d e m o ts ... L e s m o ts dans la c o m m u n io n p h a tiq u e so n t-ils
e m p lo yé s p rin c ip a lem en t p o u r tra n sm ettre u n e sig n ifica tio n , la sig n i­
ficatio n q u i est s y m b o liq u e m e n t la le u r ? C e rta in e m e n t pas. Ils re m ­
p lisse n t u n e fo n ctio n sociale e t c ’e s t leu r p rin cip a l b u t, m ais ils ne
so n t pas le résu lta t d ’u n e réflex io n in te lle c tu e lle e t ils n e su sciten t
p a s n écessa ire m e n t u n e réflex io n c h e z l ’a u d iteu r. U n e fois en co re
n o u s p o u rro n s d ire q u e la lan g u e n e fo n ctio n n e pas ici co m m e u n
m o y e n d e tran sm ission d e la p e n sé e.
M a is p o u v o n s-n o u s la co n sid é re r co m m e u n m o d e d ’ action ? E t
d an s q u el ra p p o rt se tr o u v e -t-e lle a vec n otre c o n c e p t cru cial de
co n te x te de situ ation ? I l e st é v id e n t q u e la situ a tio n ex té rieu re
n ’en tre pas d ire ctem en t dans la te ch n iq u e d e la p a ro le. M a is q u e
p e u t-o n co n sid é re r co m m e situation q u a n d n o m b re de g e n s b a v a r­
d e n t en sem b le sans b u t ? E lle co n siste sim p le m e n t en cette a tm o ­
sp h ère de so cia b ilité e t dans le fait de la co m m u n io n p e rso n n elle
d e ces ge n s. M a is c e lle -ci est en fa it a cco m p lie p ar la p a ro le, et la
situ a tio n en to u s ces cas e st cré ée p ar l’ éch a n g e d e m o ts, p a r les
sen tim en ts sp éc ifiq u es q u i fo r m e n t la g ré g a rité c o n v iv ia le , p a r le
v a -e t-v ie n t d es p ro p o s q u i co m p o se n t le b av ard ag e o rd in a ire. L a
situ a tio n en tière co n siste en év én em en ts lin g u istiq u e s. C h a q u e
én o n cia tio n est u n acte visa n t d ire ctem en t à lie r l ’a u d iteu r au lo c u -

X. N ous traduisons ici quelques passages de l ’article de B. M alinowski


publié chez Ogden et Richards, The meaning of meaning, 1923, p. 313 aq.
88 Problèmes de linguistique générale

te u r p a r le lie n d e q u e lq u e s e n tim e n t, s o c ia l o u a u tr e . U n e fo is d e
p lu s le la n g a g e e n c e tte fo n c tio n n e n o u s a p p a r a ît p a s c o m m e u n
in s tr u m e n t d e r é fle x io n , m a is c o m m e u n m o d e d ’ a c tio n .

On est ici à la lim ite du « dialogue ». U n e relation personnelle


créée, entretenue, par une form e conventionnelle d ’énoncia-
tion revenant sur elle-m êm e, se satisfaisant de son accom pli-
sem ent, ne com portant ni objet, ni but, ni m essage, pure
énonciation de paroles convenues, répétée par chaque énon-
ciateur. L ’analyse form elle de cette form e d ’échange lin gu is­
tique reste à faire 1.
Bien d ’autres développem ents seraient à étudier dans le
contexte de l’énonciation. Il y aurait à considérer les change­
m ents lexicau x que l’énonciation déterm ine, la phraséologie
q u i est la m arque fréquente, peut-être nécessaire, de 1’ « ora-
lité ». Il faudrait aussi d istingu er l ’énonciation parlée de
l ’énonciation écrite. C elle-ci se m eut sur deux plans : l ’écri­
vain s’énonce en écrivant et, à l’intérieur de son écriture, il
fait des individus s’ énoncer. D e lon gu es perspectives s’ouvrent
à l ’analyse des form es com plexes du discours, à partir du
cadre form el esquissé ici.

i. E lle n ’ a encore fa it l’ o bjet q u e de q u elq u es référen ces, par exem ple


ch ez G ra ce de L ag u n a , Speech, its function and development, 1927, p. 244 n. ;
R . Jakobson, Essais de linguistique générale, trad. N . Ruvvet, 1963, p. 2 17 .
Ill

Structures et analyses
CHAPITRE VI

Structure de la langue et structure de la société *

Mesdames et messieurs, j ’ai à traiter d’un sujet qui conduit


tantôt à énoncer l’évidence et tantôt à poser une contradiction.
Il s’agit en effet d’examiner les relations entre deux grandes
entités qui sont respectivement la langue et la société.
Le langage est pour l’homme un moyen, en fait le seul moyen
d’atteindre l’autre homme, de lui transmettre et de recevoir
de lui un message. Par conséquent le langage pose et suppose
l’autre. Immédiatement, la société est donnée avec le langage.
La société à son tour ne tient ensemble que par l’usage com­
mun de signes de communication. Immédiatement, le langage
est donné avec la société. Ainsi chacune de ces deux entités,
langage et société, implique l’autre. Il semblerait que l’on
puisse et même qu’on doive les étudier ensemble, les décou­
vrir ensemble, puisque ensemble elles sont nées. Il semblerait
aussi qu’on puisse et même qu’on doive trouver de l’une à
l’autre, de la langue à la société, des corrélations précises et
constantes, puisque l’une et l’autre sont nées de la même
nécessité.
Or, tous ceux qui à maintes reprises, et encore récemment,
ont étudié ces rapports sont amenés finalement à conclure
qu’on ne découvre en réalité de la langue à la société aucune
relation qui révélerait une analogie dans leur structure res­
pective. Ceci est bien connu et immédiatement apparent.
Nous constatons en effet, à parcourir le monde d’un premier
• Linguaggi nella società e nella tecnica ( = Convegno internazionale
O livetti, M ilano 14-17 ottobre 1968), M ilano, Edizioni dL Cornunità,
1970, pp. 459-460.
92 Problèmes de linguistique générale

coup d ’œil, que des langues de structures comparables servent


à des sociétés très différentes entre elles. Ce fait résulte, en
particulier, de ce qu’on appelle l’extension des langues
communes, du fait qu’une langue est adoptée par des sociétés
de structures différentes qui ne sont pas en principe détruites
ou modifiées comme telles. On voit aussi dans l’histoire
que des langues, au contraire, très éloignées par leur type
l’une de l’autre vivent et se développent dans des sociétés
qui partagent le même régime social. Il n’y a qu’à ouvrir les
yeux aujourd’hui et voir par exemple la situation où elles se
trouvent l’une par rapport à l’autre dans la moitié orientale
de l’Europe, où nous voyons des langues slaves, finno-
ougriennes, germaniques ou romanes servir d’organes à des
sociétés qui sont essentiellement de même structure.
Si l’on prend l’évolution historique, on voit aussi que langue
et société évoluent séparément. Une même langue demeure
stable à travers les bouleversements sociaux les phis profonds.
Depuis 1917 la structure de la société russe a été profondé­
ment modifiée, c ’est le moins qu’on puisse dire, mais rien
de comparable n’est survenu dans la structure de la langue
russe.
De ces observations maintes fois répétées naît ce sentiment
qui a été souvent exprimé, chez les linguistes et chez les
anthropologues aussi bien, que la société et la culture inhé­
rente à la société sont indépendantes de la langue.
U n homme qui connaissait les deux aspects de ces réalités,
Sapir, a affirmé que des types de langues simples et complexes
d’un nombre infini de variétés peuvent être constatés à
n’importe quel niveau de la culture, et qu’il n’y a pas à ce
point de vue-là, puisqu’il emploie la même langue, de diffé­
rence entre Platon et un gardien de porcs macédonien. On
devrait donc conclure que langue et société ne sont pas iso­
morphes, que leur structure ne coïncide pas, que leurs varia­
tions sont indépendantes, et se borner à constater cette
discordance.
Mais d ’autres auteurs affirment, et c’est également l’évi­
dence, que la langue est — comme ils disent — le miroir de la
société, qu’elle reflète la structure sociale dans ses parti­
cularités et ses variations et qu’elle est même par excellence
l’indice des changements qui s’opèrent dans la société et dans
cette expression privilégiée de la société qui s’appelle la
Structures et analyses 93
culture. On ne peut guère concilier ces vues. Elles montrent
en tout cas que le problème est loin d’être simple et c’est en
effet le problème essentiel de la situation de la langue dans la
société; elles montrent aussi que la manière dont ce problème
a été débattu jusqu’à maintenant ne nous rapproche guère
d’une solution.
En réalité nous avons là des notions immenses et dont on
n’a pas fini d’explorer la complexité, respectivement la langue
et la société. L ’idée de chercher entre ces deux entités des
relations univoques qui feraient correspondre telle structure
sociale à telle structure linguistique, semble trahir une vue
très simpliste des choses. Naturellement ce sont des grandeurs
non-isomorphes, on le voit déjà à la différence qui les sépare
dans leur organisation structurale.
La base de la structure linguistique est composée d’unités
distinctives, et ces unités se définissent par quatre caractères :
elles sont des unités discrètes, elles sont en nombre fini, elles
sont combinables et elles sont hiérarchisées.
La structure de la société ne peut pas être réduite à ce
schéma, elle est de nature double. Il y a d’une part un système
relationnel, qui est appelé le système de la parenté; et de
l’autre un autre système de relation, de division, c’est le sys­
tème des classes sociales qui est agencé par les fonctions de
production. Or, ni les individus ni les groupes variés d’indi­
vidus ne peuvent se transposer en unités ou groupes d’unités
comparables à celles de la langue. On parle souvent de la
famille comme de la cellule sociale. C ’est une métaphore
qui ne doit pas masquer le fond des choses. La société ne
consiste pas dans un agrégat de pareilles cellules, un agrégat
de familles, et des ensembles de familles n’ont pas la moindre
analogie avec les groupements des unités signifiantes dans
la langue.
Il faut donc constater qu’il n’y a de correspondance ni de
nature ni de structure entre les éléments constitutifs de la
langue et les éléments constitutifs de la société. Mais en
réalité c’est là un point de vue un peu sommaire qu’il faut
dépasser. Il faut prendre conscience des implications que
portent la notion de langue et celle de société quand on entre­
prend de les comparer. Ainsi il faut signaler et corriger une
confusion qui est commise entre deux acceptions du terme
langue et du terme société respectivement.
94 Problèmes de linguistique générale
Il y a d'une part la société comme donnée empirique, histo­
rique. On parle de la société chinoise, de la société française,
de la société assyrienne; il y a d ’autre part la société comme
collectivité humaine, base et condition première de l’existence
des hommes. De même il y a la langue comme idiome empi­
rique, historique, la langue chinoise, la langue française, la
langue assyrienne ; et il y a la langue comme système de formes
signifiantes, condition première de la communication.
En opérant cette première distinction, on sépare dans
chacune des deux entités deux niveaux, l’un historique,
l’autre fondamental. On aperçoit alors que le problème des
relations possibles entre la langue et la société se pose â cha­
cun de ces deux niveaux, et qu’on peut donc admettre deux
réponses différentes. Nous avons vu que, entre une langue
historique et une société historique, on ne peut pas poser
de corrélation avec un signe de nécessité; mais au niveau
fondamental, nous pouvons apercevoir immédiatement des
homologies. Quelques caractères sont communs à l’une et à
l ’autre, à la langue et à la société — je répète — à ce niveau.
Langue et société sont pour les hommes des réalités incons­
cientes, l’une et l'autre représentent la nature, si l’on peut
dire, le milieu naturel et l’expression naturelle, ceux qui ne
peuvent pas être conçus comme autres qu’ils ne sont et qui
ne peuvent pas être imaginés absents. L ’un et l’autre sont
toujours hérités, et on n’imagine pas dans l’exercice de la
langue et dans la pratique de la société, à ce niveau fonda­
mental, qu’il ait pu jamais y avoir un commencement à l’une
et à l’autre. N i l’une ni l’autre ne peuvent être changées par
la volonté des hommes. Ce que les hommes voient changer,
ce qu’ils peuvent changer, ce qu’effectivement ils changent
à travers l’histoire, ce sont les institutions, pirfois la forme
entière d ’une société particulière, mais non, jamais, le principe
de la société qui est le support et la condition de la vie collec­
tive et individuelle. De même, ce qui change dans la langue,
ce que les hommes peuvent changer, ce sont les désignations,
qui se multiplient, qui se remplacent et qui sont toujours
conscientes, mais jamais le système fondamental de la langue.
C ’est que si la diversification constante, croissante des activités
sociales, des besoins, des notions exige des désignations
toujours nouvelles, il faut qu’en retour il y ait une force uni­
fiante qui fasse équilibre. Au-dessus des classes, au-dessus
Structures et analyses 95
des groupes et des activités particularisées, il règne un pou­
voir cohésif qui fait une communa ité d’un agrégat d ’individus
et qui crée la possibilité même de la oroduction et de la subsis­
tance collective. Ce pouvoir est la l 'ngue et la langue seule.
C ’est pourquoi la langue représente une permanence au sein
de la société qui change, une constance qui relie les activités
toujours diversifiées. Elle est une identité à travers les diversités
individuelles. Et de là procède la double nature profondé­
ment paradoxale de la langue, à la fois immanente à l’individu
et transcendante à la société. Cette dualité se retrouve dans
toutes les propriétés du langage.
Et alors comment pouvons-nous poser le rapport de la
langue et la société pour éclairer par l’analyse de l’une (la
langue), l’analyse de l’autre (la société) ? Ce rapport ne sera
pas une corrélation structurale, puisque nous avons vu que
l’organisation des hommes n’est pas comparable à celle de la
langue. Elle ne sera pas typologique, le type de la langue,
monosyllabique, polysyllabique, tonal ou morphologique,
n’influe absolument pas sur la nature spécifique de la société.
Elle ne sera pas non plus historique ou génétique, parce que
nous ne faisons pas dépendre la naissance de l’une de la
naissance de l’autre. La langue naît et se développe au sein
de la communauté humaine, elle s’élabore par le même procès
que la société, par l’effort de produire les moyens de subsis­
tance, de transformer la nature et de multiplier les instruments.
C ’est dans ce travail collectif et par ce travail collectif que la
langue se différencie, accroît son efficience, de même que la
société se différencie dans ses activités matérielles et intellec­
tuelles. Nous envisageons ici la langue seulement comme
moyen d’analyse de la société. A cette fin nous les poserons
en synchronie et dans un rapport sémiologique, le rapport
de l’interprétant à l’interprété. Et nous formulerons ces deux
propositions conjointes : premièrement, la langue est l’inter­
prétant de la société; deuxièmement, la langue contient la
société.
La justification de la première proposition : la langue
comme interprétant de la société, est donnée par la seconde :
la langue contient la société. Cela se vérifie de deux manières :
d’abord empiriquement, du fait qu’on peut isoler la langue,
l’étudier et la décrire pour elle-même sans se référer à son
emploi dans la société, ni avec ses rapports avec les normes
g6 Problèmes de linguistique générale

et les représentations sociales qui forment la culture. Tandis


qu’il est impossible de décrire la société, de décrire la culture,
hors de leurs expressions linguistiques. En ce sens la langue
inclut la société, mais elle n’est pas incluse par elle.
En deuxième lieu, et je reviendrai dans un moment sur ce
p^int, la langue fournit la base constante et nécessaire de la
différenciation entre l’individu et la société. Je dis la langue
elle-même, toujours et nécessairement.
Considérons donc que la langue interprète la société. La
société devient signifiante dans et par la langue, la société
est l’interprété par excellence de la langue.
Pour que la langue puisse remplir ce rôle d ’interprétant qui
est d ’abord et au point de vue tout à fait littéral de faire exister
l’interprété et de le transformer en notion intelligible, la
langue doit remplir deux conditions à l ’égard de la société.
Puisque cette société est de la nature humaine fixée en insti­
tutions et modelée par la technique, par les conditions de la
production, la société est apte à se différencier ou à évoluer
constamment, tantôt lentement, tantôt très vite. Mais l’inter­
prétant ne doit pas changer comme tel, tout en restant capable
d ’enregistrer, de désigner et même d’orienter les changements
qui surviennent dans l’interprété. C ’est là une condition
de sémiologie générale. Un principe sémiologique que je
voudrais poser, c ’est que deux systèmes sémiotiques ne
peuvent pas coexister en condition d’homologie, s’ils sont de
nature différente ; il ne peuvent pas être mutuellement inter­
prétants l’un de l’autre, ni être convertibles l’un dans l’autre.
Telle est en effet la situation de la langue à l’égard de la
société; la langue peut accueillir et dénommer toutes les
nouveautés que la vie sociale et les conditions techniques
produisent, mais aucun de ces changements ne réagit directe­
ment sur sa propre structure. En dehors des changements
violents, produits par les guerres, les conquêtes, le système
de la langue ne change que très lentement, et sous la pression
de nécessités internes, de sorte que — c’est là une condition
qu’il faut souligner — dans les conditions de vie normale
les hommes qui parlent ne sont jamais témoins du change­
ment linguistique. On ne s’en aperçoit que rétrospectivement,
au bout de plusieurs générations, et par conséquent seulement
dans les sociétés qui conservent les témoins des états linguis­
tiques plus anciens, les sociétés dotées de l ’écriture.
Structures et analyses 97
¡Maintenant, qu’est-ce qui assigne à la langue cette position
d’interpretant ? C ’est que la langue est — on le sait — l’instru­
ment de communication qui est et doit être commun à tous
les membres de la société. Si la langue est un instrument de
communication ou l’instrument même de la communication,
c’est qu’elle est investie de propriétés sémantiques et qu’elle
fonctionne comme une machine à produire du sens, en vertu
de sa structure même. Et ici nous sommes au cœur du pro­
blème. La langue permet la production indéfinie de messages
en variétés illimitées. Cette propriété unique tient à la struc­
ture de la langue qui est composée de signes, d’unités de sens,
nombreuses mais toujours en nombre fini, qui entrent dans
des combinaisons régies par un code et qui permettent un
nombre d’énonciations qui dépasse tout calcul, et qui le
dépasse nécessairement de plus en plus, puisque l’effectif des
signes va toujours s’accroissant et que les possibilités d’uti­
lisation des signes et de combinaison de ces signes s’accrois­
sent en conséquence.
Il y a donc deux propriétés inhérentes à la langue, à son
niveau le plus profond. Il y a la propriété qui est constitutive
de sa nature d’etre formée d’unités signifiantes, et il y a la
propriété qui est constitutive de son emploi de pouvoir
agencer ces signes d’une manière signifiante. Ce sont là deux
propriétés qu’il faut tenir distinctes, qui commandent deux
analyses différentes et qui s’organisent en deux structures
particulières. Entre ces deux propriétés le lien est établi par
une troisième propriété. Nous avons dit qu’il y a d’une part
des unités signifiantes, en second lieu la capacité d’agencer
ces signes en manière signifiante et en troisième lieu, dirons-
nous, il y a la propriété syntagwatique, celle de les combiner
dans certains règles de consécution et seulement de cette
manière. Kicn ne peut être compris, il faut s’en convaincre,
qui n’ait été réduit à la langue. Par suite la langue est néces­
sairement l’instrument propre à décrire, à conceptualiser, à
interpréter tant la nature que l’expérience, donc ce composé
de nature et d’expérience qui s’appelle la société. C ’est grâce
à ce pouvoir de transmutation de l’expérience en signes et
de réduction catégorielle que la langue peut prendre pour
objet n’importe quel ordre de données et jusqu’à sa propre
nature. Il y a une métalangue, il n’y a pas de métasociété.
La langue entoure, de toute part la société et la contient
98 Problèmes de linguistique générale

dans son appareil conceptuel, mais en même temps, en vertu


d’un pouvoir distinct, elle configure la société en instaurant
ce qu’on pourrait appeler le sémantisme social. C ’est cette
partie de la langue qui a été le plus souvent étudiée. Elle
consiste en effet, surtout mais non pas exclusivement, en
désignations, en faits de vocabulaire. Le vocabulaire fournit
ici une matière très abondante où puisent de toute main les
historiens de la société et de la culture. Le vocabulaire conserve
des témoignages irremplaçables sur les formes et les phases de
l’organisation sociale, sur les régimes politiques, sur les modes
de production qui ont été successivement ou simultanément
employés, etc. Comme c’est l’aspect le mieux exploré de la
relation de la langue à la société, de la langue comme ensemble
et comme système de désignations, par conséquent constante,
constamment renouvelée, élargie, nous n’y insisterons pas
longuement. Nous nous bornons à faire ressortir ici quelques
traits de cette faculté sémantique.
Les témoignages que la langue livre à ce point de vue ne
prennent tout leur prix que s’ils sont liés entre eux et coor­
donnés à leur référence. Il y a là un mécanisme complexe
dont il faut interpréter prudemment les enseignements. L ’état
de la société à une époque donnée n’apparaît pas toujours
reflété dans les désignations dont elle fait usage, car les dési­
gnations peuvent souvent subsister alors que les référents,
les réalités désignées ont changé. C ’est là un fait d’expérience
fréquente et qui se vérifie constamment, et les meilleurs
exemples sont précisément le terme « langue » et le terme
« société » que nous utilisons en ce moment à chaque instant.
La diversité des références qu’on peut donner à l’un et à
l’autre de ces deux termes est le témoin justement et la
condition de l’emploi que nous devons faire des formes. Ce
qu’on appelle la polysémie résulte de cette capacité que la
langue possède de subsumer en un terme constant une grande
variété de types et par suite d’admettre la variation de la
référence dans la stabilité de la signification.
En troisième lieu, pour passer à une considération un peu
différente, mais sur laquelle il y a lieu d’insister plus particu­
lièrement aujourd’hui, chacun parle à partir de soi. Pour
chaque parlant le parler émane de lui et revient à lui, chacun
se détermine comme sujet à l’égard de l’autre ou des autres.
Cependant, et peut-être à cause de cela, la langue qui est ainsi
Structures et analyses 99
l ’émanation irréductible du soi le plus profond dans chaque
individu est en même temps une réalité supraindividuellc et
coextensive à la collectivité tout entière. C ’est cette coïnci­
dence entre la langue comme réalité objectivable, supraindi-
viduelle, et la production individuelle du parler qui fonde la
situation paradoxale de la langue à l’égard de la société. En
effet la langue fournit au parlant la structure formelle de base,
qui permet l’exercice de la parole. Elle fournit l’instrument
linguistique qui assure le double fonctionnement, subjectif
et référentiel, du discours : c ’est la distinction indispensable,
toujours présente en n’importe quelle langue, en n’importe
quelle société ou époque, entre le moi et le non-moi, opérée
par des indices spéciaux qui sont constants dans la langue
et qui ne servent qu’à cet usage, les formes dites en grammaire
les pronoms, qui réalisent une double opposition, l’opposition
du «moi » à « toi » et l’opposition du système « moi/toi » à « lui ».
La première, l’opposition «moi-toi », est une structure d’allo­
cution personnelle qui est exclusivement interhumaine. Il n’y
a qu’un code spécial, religieux ou poétique, qui autorise à
employer cette opposition hors du milieu humain.
La seconde opposition, celle de « moi-toi » / « lui », opposant
la personne à la non-personne, effectue l’opération de la réfé­
rence et fonde la possibilité du discours sur quelque chose, sur
le monde, sur ce qui n’est pas l’allocution. Nous avons là le
fondement sur lequel repose le double système relationnel de
la langue.
Ici apparaît une nouvelle configuration de la langue qui
s’ajoute aux deux autres que j ’ai sommairement analysées;
c’est l’inclusion du parlant dans son discours, la considération
pragmatique qui pose la personne dans la société en tant que
participant et qui déploie un réseau complexe de relations
spatio-temporelles qui déterminent les modes d ’énonciation.
Cette fois l’homme se situe et s’inclut par rapport à la
société et à la nature et il se situe nécessairement dans une
classe, que ce soit une classe d ’autorité ou une classe de pro­
duction. La langue en effet est considérée ici en tant que pra­
tique humaine, elle révèle l’usage particulier que les groupes
ou classes d’hommes font de la langue et les différenciations
qui en résultent à l ’intérieur de la langue commune.
Je pourrais décrire ce phénomène comme une appropria­
tion par des groupes ou des classes de l ’appareil de dénotation
ioo Problèmes de linguistique générale

qui est commun à tous. Chaque classe sociale s’approprie des


termes généraux, leur attribue des références spécifiques et les
adapte ainsi à sa propre sphère d ’intérêt et souvent les cons­
titue en base de dérivation nouvelle. A leur tour ces termes,
chargés de valeurs nouvelles, entrent dans la langue commune
dans laquelle ils introduisent les différenciations lexicales. On
pourrait étudier ce processus en examinant un certain nombre
de vocabulaires spécialisés, mais qui portent en eux-mêmes
leur référence, qui constituent un univers particulier relative­
ment coordonné. Ce pourrait être par exemple — mais je
n’ai pas le temps de développer ici cet exemple — l’analyse
de certains vocabulaires de classes spécifiques comme le voca­
bulaire du sacré dans la langue des pontifes romains. Je prends
exprès une langue facile à analyser et un vocabulaire assez
abondant, où l’on pourrait trouver à la fois tout un répertoire
de termes spécifiques et aussi des manières spécifiques de
l’agencer, un style particulier, bref les caractères d’une prise
de possession de la langue commune, réalisée en la chargeant
de notions, de valeurs nouvelles. On pourrait vérifier ainsi
sur un modèle réduit le rôle de la langue à l’intérieur de la
société en tant que cette langue est l’expression de certains
groupes professionnels spécialisés, pour qui leur univers est
l’univers par excellence. En distinguant, comme nous avons
essayé de le faire, les différents types de rapports qui unissent
la langue à !a société, qui sont propres à les éclairer l ’un par
l’autre, nous avons eu à faire surtout au mécanisme qui per­
met à la langue de devenir le dénominateur, l’interprétant des
fonctions et des structures sociales. Mais au-delà on entre­
voit certaines analogies moins visibles entre les structures pro­
fondes, le fonctionnement même de la langue et les principes
fondamentaux de l’activité sociale. Ce sont là des comparai­
sons encore sommaires, des homologies larges dont il faudrait
pousser beaucoup plus loin la théorie pour les rendre fruc­
tueuses. mais je les crois nécessaires et fondées. Je ne peux
donner ici qu’une première approximation en désignant trois
notions essentielles.
La langue peut être envisagée à l’intérieur de la société
comme un système productif : elle produit du sens, grâce à sa
composition qui est entièrement une composition de signifi­
cation et grâce au code qui conditionne cet agencement. Elle
produit aussi indéfiniment des énonciations grâce à certaines
Structures et analyses 101

règles de transformation et d’expansion formelles; elle crée


donc des formes, des schèmcs de formation; elle crée des
objets linguistiques qui sont introduits dans le circuit de la
communication. La « communication » devrait être entendue
dans cette expression littérale de mise en commun et de trajet
circulatoire.
On est là dans le domaine de l'économie. Déjà Saussure
a relevé une analogie entre certaines notions propres à l’éco­
nomie et celles qu’il fondait, qu’il énonçait, qu’il organisait
pour la première fois dans le processus de la communication
linguistique. Il a signalé que l’économie comme la langue est
un système de valeurs : voici un autre terme qui est un terme
fondamental. C ’est une analogie qui éveillerait de longues
réflexions, niais nous pouvons la prolonger dans une troi­
sième notion qui est liée à la valeur, c’est la notion de Yéchange,
qu’on pourrait assimiler à l’échange paradigmatique. On sait
que l ’axe paradigmatique de la langue est celui qui est juste­
ment caractérisé, par rapport à l’axe syntagmatique, par la
possibilité de remplacer un terme par un autre, une fonction
par une autre dans la mesure où justement elle a une valeur
d’utilisation syntagmatique. Et nous sommes là tout près des
caractères de la valeur en économie. Saussure avait comparé
le rapport salaire-travail au rapport signifiant-signifié, parce
que des deux côtés c’est une valeur qui est en jeu et parce
que les deux membres de ce binôme sont de nature tout à fait
différente et rapprochés dans une relation arbitraire. Je ne suis
pas absolument certain que ce soit le meilleur exemple ou que
le rapport salaire-prix, salaire-travail soit rigoureusement
homologue à celui du signifiant-signifié, mais il s’agit ici
moins de cet exemple particulier que du principe du rappro­
chement et de la vue qui en résulte sur la manière d’appliquer
certains critères, certaines notions communes à la langue et à
la société.
Il suffira donc de poser, en vue d’une élaboration future,
ces trois notions de base qui fournissent déjà à la réflexion le
moyen de dépasser le cadre traditionnel qui pose l’une à côté
de l ’autre, la langue et la société.
J’ai essayé bien sommairement de faire ressortir la néces­
sité et la possibilité d’introduire dans la discussion de ce vaste
sujet des distinctions essentielles et aussi de poser entre la
langue et la société des rapports qui soient à la fois logiques et
102 Problèmes de linguistique générale

fonctionnels : logiques sous une considération de leurs


facultés et de leur rapport signifiants, fonctionnels parce que
l’un et l’autre peuvent être considérés comme dus systèmes
productifs chacun selon sa nature. Ainsi peuvent émerger des
analogies profondes sous les discordances de surface. C ’est
dans la pratique sociale, comme dans l’exercice de la langue,
dans cette relation de communication interhumaine que les
traits communs de leur fonctionnement seront à découvrir,
car l’homme est encore et de plus en plus un objet à découvrir,
dans la double nature que le langage fonde et instaure en lui.
CHAPITRE VII

Convergences typologiques *

On entend généralement par typologie l’étude des types


linguistiques définis par leur structure générale. De cette
notion assez sommaire est issue la classification traditionnelle
des langues en flexionnelles, isolantes, etc., qui était en faveur
autrefois. Il paraît plus instructif de caractériser comme
« types » des ensembles plus limités, mais mieux définis, qui
peuvent d ’ailleurs être de nature assez varice, pourvu qu’ ils
offrent dans une langue donnée une particularité notable. Si
l’observation initiale est correcte et si elle dégage les condi­
tions du phénomène, elle conduit parfois à reconnaître le
même type dans une langue de structure tout autre, où les
mêmes conditions l’ont produit. Voici un exemple de ces
convergences entre langues différentes.
Le français, dont on ne manque jamais de souligner la
faible aptitude à la composition, possède néanmoins deux
types de composés verbaux, entièrement distincts l’un de
l’autre, et pareillement dignes d’attention.
L ’un, le plus connu, est le type porte-monnaie, taille-crayon,
garde-chasse, caractérisé par la séquence régissant + régi ou
déterminé + déterminant. Il subsume une construction ver­
bale transitive à objet direct. Le premier membre, qui est le
terme verbal, demeure invariable; le second seul, terme nomi­
nal, est assujetti à une variation de nombre, qui s’applique en
fait au composé entier, puisque ce composé est nom inal1.
• L'Hom m e, L a H aye, M outon & C o ., V I (1966), cahier n° z, pp. 5-12 .
I. N ou s ne tenons aucun com pte des caprices de l ’orthographe qui
prescrit que porte-monnaie est invariable, que garde-barrière fait au pluriel
104 Problèmes de linguistique générale

Cette classe de composés pose un problème formel qui a été


souvent débattu : quelle est la nature de la forme verbale au
premier membre ? Il semble que les avis se partagent entre
deux possibilités seulement : porte-, taille-,... serait ou un
impératif ou un présent. La première interprétation s’appuie
surtout sur un argument historique et comparatif tiré de la
formation, à l’état roman, de noms propres tels que Boi-
leau (fr.), Bevilacqua (ital.). Cela n’est guère probant pour les
composés non onomastiques. De toute manière, les considé­
rations historiques ne sont ici d ’aucune aide; c’est dans la
structure actuelle du français, où il s’oppose à d ’autres types
de composés, que celui-ci doit être défini.
Dans une vue synchronique de ce type de composé, le pre­
mier membre apparaît non comme une forme du paradigme
flexionnel, mais comme un thème verbal, exprimant la notion
hors de toute actualisation temporelle ou modale. Cette notion
est ainsi posée à l’état virtuel, ce qui répond à la nature des
composes : d'une manière générale, un composé a pour fonc­
tion de mettre en suspens l’actualisation inhérente à chacun
des deux termes pris dans son exercice propre, et de la trans­
férer au composé unitaire. Ainsi le type garde-chasse trans­
pose en substantif ou en adjectif un syntagme verbe + nom 1.
C ’est en partant de la fonction prédicative du syntagme *il
garde la chasse qu’on peut former un composé garde-chasse,
où il garde et la chasse sont réduits à leur forme virtuelle garde
et chasse. Telle est la condition qui fait que le syntagme verbal
à fonction prédicative peut devenir un composé nominal à
fonction dénotative. Le rôle de la fonction prédicative dans
la genèse de cette classe de composés doit être souligné. La
même fonction est sous-jacente à une partie notable de la
dérivation. Nous reviendrons ailleurs sur ce point.

Le second type de composés verbaux est celui de maintenir.


Il contraste à tous points de vue avec le précédent : peu abon-
gardes-barrière ou barrières, et que le pluriel de garde-côte, s'il désigne un
soldat, e s tgardcs-côtes, mais si c ’est un bateau, garde-côtes.
i . L a rection transitive du prem ier au second m em bre est com m une à la
presque totalité de ces com posés. T rè s rares et littéraires sont ceux où.
le thèm e d ’un verbe intransitif est conjoint ù un adverbe : gagne-petit,
lève-tôt, trotte-menu.
S truchires et analyses i°5

tlant, improductif, fait en partie de survivances, quoique cer­


tains de ses représentants soient fort usités. Il est cependant
très intéressant à étudier parce qu’il perpétue dans la langue
— fût-ce à l’état de résidu ·— non plus seulement un composé
verbal, comme le précédent, mais un véritable verbe composé,
il flexion complète : maintenir possède la flexion entière de
tenir ou de soutenir. Or un verbe composé est une rareté, en
général. Dans le type linguistique indo-européen on n’en
connaît pas d’exemple. Là où il s’en présente, c’est à titre de
formation secondaire et comme dérivé d ’un composé nomi­
nal : ainsi grec oikodomeîn, -nomeîn, -phoreîn sont en réalité
des dénominatifs de oikodômos, -nomos, -phorôs : de même
gonupeteîn, -klinern sortent de gonupetés, -hlinés. Une fois
constitué, le présent grec gonuklinein « s’agenouiller » a servi
de modèle au tardif genuflectere du latin d’Église, à moins que
ce dernier ne procède directement de genuflexio (imité de gr.
gonuklisia), de même que, en français, d ’après génuflexion,
Alfred Jarry 1 a fait génufléchir. Il n’y a donc pas d’ancêtre
ni de parallèle à une formation de composé où un verbe serait
déterminé par un substantif le précédant. Seul un préverbe
est admis devant le verbe. Cela revient à dire que le français
ne connaît pas de verbe composé, c’est-à-dire de composé
qui ait la forme : substantif régi + verbe régissant et fléchi. Il
connaît seulement, comme on l’a vu, un composé nominal
d ’ordre inverse : thème verbal régissant - f substantif régi.
Comment se caractérise alors le type maintenir, qui est bien
pourtant un verbe tenir composé avec le substantif main ?
Ici c’est la relation syntaxique entre les deux membres qui est
spécifique et distinctive. Nous constatons qu’un substantif
main détermine et précède le verbe tenir, mais il ne le fait pas
en qualité d ’objet direct. Maintenir n’est pas « tenir la main »,
ce qui n’aurait pas de sens, et contredirait la rection transitive
du verbe maintenir, mais « tenir avec la main » (d’où « conso­
lider un objet dans sa position »). L e substantif a une relation
d 'instrument avec le verbe. Là est le trait distinctif de cette
classe de verbes composés, et il se vérifie dans tous les verbes
du type maintenir encore en usage. Nous pensons les énu-

I. Gestes el opinions du Docteur Faustroll, p. 95 : * D écou vre-toi devant


le P auvre Pécheur, t'inclin e devant les M onet, génufléchis devant les
D egas et W h istler... *
icô Problèmes de linguistique générale

mcrcr ici au com plet1 : bouleverser, chavirer, chantourner, col­


porter, culbuter, maintenir, manœuvrer, morfondre, saupoudrer ;
en outre, à l’état de dérivés nominaux : vermoulu, saugrenu,
saupiquet.
Une douzaine de représentants au total, que nous repre­
nons maintenant séparément pour une traduction analytique
de leurs composants :
Bouleverser, c’est littéralement « retourner (sens premier de
verser) en boule »;
Chavirer (cf. provençal capvirar) « virer sur le chef; se
retourner tête en bas »;
Chantourner « tourner de chant » (qu’on écrit à tort « de
champ »);
Colporter « porter (suspendu) au cou »; cf. Pasquier 2 : « les
revendeurs de livres, qui les portent à leur col par la ville,
sont appelez... colporteurs »;
Culbuter, litt. « buter sur le cul »;
Maintenir « tenir avec la main » (pour empêcher de tomber
et conserver dans sa position);
Manœuvrer « faire fonctionner (-œuvrer) avec la main »;
Morfondre, litt. « fondre de morve » (se dit du cheval
catarrheux; terme de vétérinaire);
Saupoudrer « poudrer de sel (sam-) ;
*Saupiquer (provençal salpicar) « piquer de sel », ne survit
que dans le dérivé nominal saupiquet « ragoût piquant »; le
même sau- dans l’adjectif saugrenu, ancien saugretieux « gre-
neux ( = grenu ?) de sel »;
Vermoulu, litt. « moulu de vers », « réduit en poudre par
l’action des vers ».
A cet inventaire3 ajoutons quelques témoins d’un état
plus ancien de la formation, alors qu’elle était encore produc­
tive :
Billebarrer « barrer (un tissu) avec des billes ( = raies) »,
le « marquer de raies »;
Blanc-poudré « poudré de blanc »;
1. C f. Dictionnaire Général, I, p. 86, § 203, auquel nous ajoutons quelques
données. L a form ation n ’y est considérée que dans ses antécédents latins.
2. C ité par L ittré , s.v. colporteur.
3. N ou s laissons de côté quelques verbes qui relèvent très probablem ent
de la m êm e classe, mais où le sens et parfois la form e du prem ier terme
ne se laissent plus déterm iner : boursoufler, cailleboter, houspiller. Il suffit
de renvoyer aux dictionnaires étym ologiques.
Structures et analyses 107

Chanfraindre « tailler en biseau », litt. « abattre (fraindre)


tic chant », cf. chantourner ;
Çloufichier « fixer avec des clous ( = crucifier) »;
Ferarmer, ferlier, fervestir « armer, lier, vêtir de fer »;
Pelleverscr « verser ( = retourner) à la pelle, labourer à la
bêche ».
La revue de ces verbes montre à l’évidence que :
i° Le terme nominal n'a jamais fonction de régime direct
ou indirect; c’est toujours un instrumental, précisant la moda­
lité d’accomplissement de la notion verbale.
20 Le substantif, au premier membre, peut avoir une
forme un peu différente de celle qu’il a comme vocable libre :
nian- pour « main »; sau- pour « sel », tendant à l’état de véri­
tables préfixes.
30 Les substantifs sont des termes généraux — parties du
corps, substances, outils — qui peuvent s’associer à des verbes
variés : à côté de saupoudrer, saupiquer, on peut imaginer
*saugarnir, *saupiler (« garnir, piler avec du sel »); la série
fer- -armer -lier -vêtir pouvait continuer par *fer-cercler
-barder, etc., à partir du moment où ces termes de composi­
tion étaient devenus préfixes instrumentaux.
Ce type de composition apparaît assez singulier. S’ il n’est
pas inconnu des autres langues romanes (cf. ital. mantenere,
calpestare, capovoltare, esp. mantener) l, il constitue, à quelque
niveau synchronique qu’on le prenne, une anomalie structu­
rale par rapport au modèle indo-européen. Celui-ci n’admet
la composition d’un substantif instrumental qu’avec un parti­
cipe passif', les exemples sont notoires, soit anciens, comme
skr. deva-datta-, got. handu-waurhts, soit modernes, comme
allemand Gottgesandt, anglais man-made2. L ’instrumental
est syntaxiquement justifié auprès d’un participe passif. Mais
autant est régulier un compose participial anglais hand-zvoven
« tissé à la main », aussi peu serait concevable un verbe tel que
*to handzueave. Il n’y a pas de verbe composé en indo-euro­
péen, où seul le préverbe peut être préfixé au verbe. Il semble
donc que le type français maintenir réalise, dans la structure

1. II m ériterait d 'etre étudié en propre dans les autres langues romanes


et confronté avec celui du français qui est seul étudié ici.
2. V oir pour l ’anjjlais, 11. M archand, Catégories and Types o f Présent
D uy En^lisli Word-Formation, pp. 52 sq .; pour l'allem and, H cn zen, Deuts­
che WortbilJung, 2e éd., p. 66.
io8 Problèmes de linguistique générale

générale du français, un modèle qui n’est pas indo-européen.


De fait, c’est hors de l’indo-européen, si surprenant que
cela semble, que nous lui trouverons un parallèle, dans le
groupe linguistique le plus distant à tous égards, celui des
langues amérindiennes.
Nous pensons plus particulièrement à une des langues de la
grande famille dite uto-aztèque : la langue Paiute méridio­
nale (parlée au sud-ouest de l’Utah et au nord-ouest de
l’Arizona) dont Edward Sapir a fait une description magis­
trale 1.
En paiute on dispose d ’une très grande facilité de compo­
sition. On peut joindre verbe et verbe, nom et nom, et aussi
nom et verbe. Or voici un procédé de composition typique
et très productif : il consiste à préfixer certains substantifs de
grande fréquence et diversité d’emploi, tels que « main, pied,
feu... », etc., à des verbes de sens variés, de manière à consti­
tuer des verbes composés. Dans cette classe de composés, le
trait notable est que le premier membre détermine le verbe
non comme objet grammatical, mais comme indice de moda­
lité ou d’instrument. Sapir appelle ces formes nominales
« instrumental préfixés » 2. Souvent en effet ces noms en com­
position se présentent sous une forme réduite, et tendent à
l’état de préfixes, tout en restant identifiables comme lexèmes :
mo*o- « main » devient en composition (ma(«)-; — muv^i-
« nez » devient vm(n)-\ — qun'a- « feu » devient qu-, etc. 3.
Avec le préfixe instrumental ma- « main », on constituera
par exemple les composés suivants4 :
Ma-xivivu- « presser avec la main » {via -f- qwivï-, cf. ta-
qii'ivu- « presser avec le pied »);
Ma-rirjqa- « façonner avec la main » (ma -f- tirjqa- « créer »)
Ma-vitc'a- « écraser avec la main » (ma + pitc’a-) ;
Ma-yuwai- « frotter avec la main » (ma + yuzoai-, cf. ta-
yuwai- « frotter avec le pied »);
M(a)-ain’i- « toucher avec la main » (cf. t(a)-ain'i- « tou­
cher avec le pied5 »);
1. E dw ard Sapir, Southern Paiute, a Shoshonean Language, Boston, 1930.
2. Sapir, op. cit., § 2 i, p. 101 : « ... they are on the v h o le specialized
form s o f incorporated nouns w itli instrum ental function ».
3. V o ir le détail chez Sapir, op. cit., § 21.
4. T o u tes les form es du paiute sont citées dans la transcription de
Sapir, q u ’il a fallu sim plifier un peu pour des raisons typographiques.
5. Sapir, op. cit., pp. 544-545·
Structures et analyses 109

Ma-ntcavai- « faire un adieu de la main »;


Ma-'nik'i- « to stick one’s hand in (water) » (Sapir) n’est
transitif que dans cette traduction : le thème ,niyi- ’ nik'i-
eignifie « to stick, be stuck in » 1 et les exemples sont bien
ceux d’un verbe intransitif. Г1 vaudrait mieux traduire a to
be stuck with one’s hand in (water) ».
Le sens de certains verbes les rend aptes à recevoir un
paradigme abondant de préfixes instrumentaux. Ainsi de
pantu- « secouer »2 on a : qï-pantu- v secouer avec les
dents »;
Tea1-pantu- « secouer avec les mains » 3;
Ta*-pantu- « secouer avec les pieds »;
Tco1-pantu- « secouer avec la tête »4;
P i‘ -pantu-i‘ « shakes, moves about (his) buttocks ».
De paq'a- « souffrir, avoir mal » 5, on compose : Tatjwa-
tnpaqa- « avoir mal aux dents » (tarjwa-) ;
T f tsi-yaqa- « avoir mal à la tête » (totsi-) ;
Mov^i-p'axa- « avoir mal au nez » (mov^i-) ;
Saxwia-yaqa- « avoir mal à l’estomac » (sayzüia-) ;
Taxu-p'aqa- « souffrir de soif » (tayu-) 6.
Ce type n’est pas également développé dans toutes les
langues du groupe shoshon; il a assez peu d’exemples en
tiibatulabal7. Mais il est notoirement caractéristique de
l’aztec, où il a été souvent signalé. On parle de l’ « incorpo­
ration » en nahuatl comme équivalant à la construction du
verbe avec un objet direct 8. Il faudrait cependant préciser
cette définition. La construction syntaxique et la composition
sont-elles vraiment équivalentes et interchangeables en
aztec? La question mérite d’être examinée de plus près.
Nous aurons avantage à procéder de la description que

1. Sapir, op. cit., p. 584.


2. Sapir, op. cit., p. 602.
3. L e sens de ce préfixe est mal défini; Sapir, op. cit., pp. 106-107 lui
donne le sens de « main · dans un exem ple comme celui-ci.
4. C f. ci-après, p. 1 1 1 .
5. Snpir, op. cit., p. 603.
6. Sapir, op. cit., pp. 84 et 670.
7. Par exem ple Лапг- « maison » + h a l- « s ’asseoir » produit le thèm e
verbal hanihal- « to visit · (« to house-sit «) : V oegelin, Tiibatitlabal Gram­
mar, 1935, p. 89.
8. C f. Bloom field, Language, p. 241. Sur ce problème général, cf. Sapir,
Amer. Anthrop., 19 11, pp. 250 sq.
no Problèmes de linguistique générale

W horf a donnée de ce type de composition en aztec (dialecte


de Milpa Ata) *. Il s’agit des composés nom + verbe :

« T h e first te rm o f a c o m p o u n d is u s u a lly a b a re n o u n s te m ,
c o n tra c te d i f th e n o u n is o f th e c o n tra c t c la ss, o r it m a y b e a n o u n
w ith a b s o lu tiv e su ffix in fo r m - t i - (th is t y p e is a sso cia ted to d a y
w ith d e r iv e d v e r b a l n o u n s, a lso fo u n d in o ld p e tr ifie d c o m p o u n d s ),
o r an a d je c tiv e , u s u a lly in a d v e r b ia l fo r m w it h s u ffix - k a - I f th e
fin a l is a tr a n s itiv e v e r b th e a n te c e d e n t m a y r e fe r to its o b je c t
( ‘ in c o r p o ra te d o b je c t ’) in w h ic h case th e v e r b is in fle c te d lik e an
in tra n s itiv e , w ith o u t p ro n o m in a l o b je c t, e .g ., m e p a m - p o ’ p o w a
* w e e d s a g a v e -r o w (s) \ < m e p a m i‘ -X < m c-X * a g a v e p a m i‘-X
* r o w ’ . B u t th e a n te c e d e n t is b a sic a lly a m o d ifie r , a n d its e q u i­
v a le n c e to an o b je c t is c o n d itio n e d b y g r a m m a tic a l lo g ic ; e .g .,
Xe. - k w e p o ' n i (in tra n sitiv e v e r b , n o o b je c t) * b u rsts fro m the a ction o f
fire (Xe‘ X) \ C l X a -so ci, - i , k wilo w a (tra n sitiv e w ith tr a n s itiv e in fle c ­
tio n ) ‘ p a in ts o r e n g r a v e s s o m e th in g (Xa-) zvith flo w e r s , flo ral d e sig n s
(SoëiX ‘ flo w e r ’) * ».

Sans entrer dans la discussion du problème général posé


ici par la notion d’ « objet », nous devons faire ressortir dans
l’analyse de W horf un point qui importe à la présente démons­
tration. W horf souligne lui-memc (et nous attirons l’atten­
tion sur les termes qu’il met en italique dans scs traductions)
que l’objet nominal incorporé doit être interprété comme un
modificateur ( “ a modifier” ) « dont l’équivalence avec un
objet est conditionnée par la logique grammaticale », en fait,
dirons-nous, comme un déterminant instrumental du verbe.
C ’est ce que montre la flexion des verbes composés. La tra­
duction de mepam-po7pozca par « il sarcle (-pcfpoiva) des
rangées d ’agaves (mepami'-X) » ferait penser à une rection
transitive. Mais ce verbe est fléchi comme un intransitif;
il est donc de même construction que le suivant : le'-k^epo'ni
« il feu-éclate », c'est-à-dire « il éclate par l ’effet du feu (Xe‘X) ».
De même aussi Aa-soci’- i ’k^ilowa « quelque chose (X«-)
il fleur-peint », c’est-à-dire « il peint quelque chose avec des
fleurs = il orne quelque chose d’un motif floral ». Dans ce
dernier exemple, le verbe est bien transitif par sa flexion,
mais la transitivité s’applique au pronom objet indéfini Xa-
« quelque chose », non à soci\ « fleur », qui a clairement fonc­
tion d’instrumental.
1. D. L . Whor f , The M ilpa A lta D ialect o f A ztec, ap. H oijer, éd.,
Linguistic Structures of N ative America, 1946, pp. 367 sq.
2. 0/>. cit., p. 378, § 5.
Structures et analyses III

Ainsi tous ces exemples de l’aztec reproduisent bien le


même modèle que nous avons en paiute. L ’unité typologique
de cette classe de verbes composés est vérifiée dans deux
langues différentes de la famille 1.

On peut maintenant revenir aux verbes composés du fran­


çais et s’assurer qu’ils répondent aux mêmes critères des­
criptifs dans les mêmes distinctions catégorielles.
Que ce type de composés soit vivant et productif en paiute
et seulement résiduel en français ne touche en rien au prin­
cipe de cette comparaison et n’en altère pas la légitimité. Il
s’agit essentiellement de la même structure formelle et
fonctionnelle : un nom entre en composition avec un verbe
qu’il précède à titre de déterminant instrumental. Les exem­
ples cités pour le français comme pour le paiute offrent une
similitude frappante.
En outre, la morphologie de la composition présente un
curieux trait d’analogie. Dans les deux langues, le substantif,
premier membre du composé, peut avoir une forme réduite
ou simplifiée par rapport au lexème libre :
Français main, composé man-;
Sel, composé sau-;
Morve, composé mor-\
comme paiute mj7>- «main », composé ma(n)-;
Quna- « feu », composé qu-.
Mais ce n’est pas une nécessité : français boule, ver, fer
demeurent pareils en forme libre et en composition comme
paiute ta- « pied », pa- « eau ».
En outre, certains composés traditionnels peuvent conserver
une forme ou un sens fossiles du substantif : français boule-,
bille-, c h a n piaute tco- « tête » seulement en composition,
en face de totsi- « tête », forme libre.
De telles corrélations sont utiles à retenir. Elles aident à
voir combien la typologie est indépendante de la parenté lin­
guistique. Des convergences typologiques peuvent se pro­
duire hors de toute filiation génétique. Il y faut cependant
un minimum d’analogie dans la structure formelle des langues
i . D ans un exam en plus large du problèm e, on devrait encore tenir
com pte d ’autres fam illes de langues am éricaines, par exem ple de l’iroquois,
ou du takelma (sur lequel cf. Sapir, Handbook of the American Imlian
Languages, II, pp. 66 et 68 sq.)
ii2 Problèmes de linguistique générale

comparées. Dans le cas présent on peut relever que le paiutc


distingue clairement nom et verbe 1, qu’il utilise largement
la composition des thèmes nominaux et verbaux, qu’il a des
préfixes et des suffixes. Tous ces traits se retrouvent en fran­
çais, avec cette différence cependant que le champ de la
composition y est réduit. Le français n'a réellement développé
la composition mixte (thème verbal + thème nominal) que
dans le type « porte-monnaie », qui est nominal. Cela n’a pas
empêché la création en français aussi d ’un type de verbe
composé à premier élément nominal instrumental, réalisant,
quoique dans une mesure moindre, une formule de compo­
sition dont l’analogue se trouve dans une langue aussi diffé­
rente que le paiute. Des langues comme l’anglais ou l’allemand,
beaucoup plus aptes que le français à la composition, n’ont
pas été aussi loin. Cette création romane que nous considé­
rons en français, quoiqu’elle se soit épuisée assez vite,
demeure comme le témoignage d’une innovation typologique
de grande portée générale.

i . Sapir, op. cit., § 47, p. 213.


CHAPITRE VIII

Mécanismes de transposition *

Le rôle considérable de la transposition pourrait être


illustré dans tous les chapitres d’une description fonction­
nelle. Mais on ne l’étudie guère dans certaines parties de la
morphologie nominale où cependant il est essentiel, notam­
ment dans la dérivation.
Noux essayons ici de mettre en lumière le fonctionnement
et l’importance de la transposition en analysant les dérivés
en -eur, dits noms d ’agent, en français moderne. On a ici
l ’avantage d'étudier une catégorie intermédiaire entre le
nom et le verbe, où le mécanisme de la transposition met en
jeu deux classes de formes distinctes. Nous aurons l’occasion
de montrer que la syntaxe et le sens des dérivés en -eur
sont étroitement solidaires de la transposition qui les
détermine.

L ’adjectif en -eur constitue une classe distincte. Son statut


le sépare du nom d ’agent. Bien que certaines formes, comme
travailleur, joueur, soient communes aux deux catégories,
elles ne sont pas prises dans le même sens, et n’ont pas la
même construction. Comme tous les adjectifs, ceux-ci sont
susceptibles de gradation, ils peuvent être qualifiés ou quan­
tifiés par un adverbe. C ’est ce qui les distingue des substantifs
* Cahiers Ferdinand de Saussure, G en ève, D ro z, 25 (1969) ( = M élanges
H . Frei), pp. 47-59.
114 Problèmes de linguistique générale

en -eur. Alors qu’on énonce pareillement : il est travailleur


et il est paveur, on dira :
il est très travailleur
il est plus travailleur (que son frère)
mais non :
*il est très paveur
*il est plus paveur (que son frère).
Pour le sens, ces adjectifs indiquent une inclination morale,
un trait dominant et permanent du caractère : travailleur
« porté au travail », joueur « porté au jeu », rieur, moqueur,
querelleur, farceur, menteur, jouisseur, rageur. Us se prêtent
à des déterminations adverbiales assez variées : « il est
foncièrement joueur »; « il est joueur dans l ’âme ». Certains
peuvent devenir des substantifs quand le trait de caractère
qu’ils dénotent est élevé jusqu’au type. Le Menteur, le Joueur
sont des titres de comédies de mœurs. Aucun adjectif en
-eur, par contre, n’indique jamais une occupation, un métier,
ni une capacité physique, tout à l’opposé des substantifs en
-eur, et particulièrement des noms d’agent proprement dits.
Parfois certains noms flottent entre l’adjectif et le nom
d’agent. C ’est notamment le cas de travailleur. Comme
adjectif, travailleur « qui aime le travail » est attesté dès
l’ancien français. D ’autre part, le sens de classe professionnelle
{Les Travailleurs de la Mer·, les travailleurs du bâtiment)
connaît aujourd’hui une large diffusion, mais il résulte d’un
développement assez récent. Pendant toute l’époque clas­
sique, travailleur n’est qu’adjectif. C ’est au xixe siècle seule­
ment que travailleur prend un sens social, quand s’éveille la
conscience des classes, exprimée dans l’opposition capitaliste}
travailleur qui fait pendant à celle de capital/travaill . Une
condition particulière le sépare cependant des noms de métier,
c’est le caractère collectif et vague du terme, qui interdit
pratiquement de l’employer au singulier (« un travailleur »
est en réalité un singulatif, il veut dire « un membre de la
classe des travailleurs »). Cela tient à la nature sociale, et non

I. O n trouvera dans l ’ouvrage de Jean D ubois, L e vocabulaire politique et


tocial en France de 1869 à 1872, Paris, 1962, pp. 37-46, une description très
docum entée des emplois de travailleur, pendant cette période où il s’est
form é et fixé dans sa valeur sociale. L es nom breux exem ples qui y sont
cités donnent le m ot presque toujours au pluriel.
Structures et analyses ”5
l'iofcssionnelle, de cette désignation « les travailleurs ». Le
(1-nviul n’est pas un métier. C'est pourquoi travailleur n’admet
Imh la construction prédicative : « il est travailleur » se dit
nullement de celui « qui aime le travail ». L ’adjectif et le nom
il'ngcnt se délimitent ainsi.
Aujourd’hui travailleur comme substantif entre dans deux
* bases d’emploi :
1. Travailleur « qui travaille » n’existe qu’avec détermina­
tion : travailleur de nuit, à domicile, à plein temps; seule cette
détermination lui donne statut de substantif;
2. Travailleur, terme de classe, et qui ne se trouve prati­
quement qu’au pluriel, dérive en réalité non de travailler,
mais de travail. Il a pris naissance dans les doctrines socia­
listes qui, au milieu du XIXe siècle, opposaient le travail au
capital, et les travailleurs aux capitalistes. Quand l’entité
travail s’est chargée d’un sens social et qu’elle est devenue
l’enseigne d ’une classe, travailleur a été, en fait, recréé comme
désignation des membres de cette classe. On eût pu faire
*travailliste, comme capitaliste, anticipant sur l’innovation
qui devait survenir plus tard pour rendre l’anglais labouritey
mais travailleur avait l’avantage, pour l’idéologie et la pro­
pagande, de se lier à l’opposition travailleur¡oisif et travailleur!
bourgeois.

Dans la classe très riche et en constant accroissement des


a noms d’agent » en -eur *, nous ne traitons que par prétéri-
tion le large contingent des noms qui répondent strictement
à cette définition et désignent ceux qui exercent une activité
professionnelle : tourneur, balayeur, imprimeur. Pour la
plupart, ils se rattachent à des verbes, mais on constate
maintes fois qu’ils sont dérivés d’un nom avec valeur de
« qui fait ... » : chroniqueur de chronique (« qui fait des chro­
niques »); parfumeur de parfum : le parfumeur fait et vend

i . Seul nous occupera ici le m écanism e des transpositions syntaxiques


entre le verbe et le nom. N ous ne traiterons ni de la distinction entre noms
d ’agent et noms d ’ instrum ent en -eur, ni de l'extension de cette classe
lexicale en français moderne. C et aspect de la question est traité en détail
par Jean D ubois, Étude sur la dérivation suffixate en français moderne,
Paris, 196.2, p. 40 sq.
n6 Problèmes de linguistique générale

des parfums, il ne parfume pas; d’ailleurs parfumer n’admet


guère un sujet personnel. De même mineur de mine, bien
plutôt que de miner. D ’où des créations comme phraseur
« qui fait des phrases », gaffeur « qui fait des gaffes » (plutôt
que « qui gaffe »).
La valeur d’activité professionnelle qui marque profondé­
ment cette classe de noms en facilite l’expansion, qui suit la
création de métiers ou de techniques. Même du verbe penser,
le moins susceptible de spécialisation, on a tiré penseur,
comme pour faire de la pensée un métier.
Cependant cette fonction de sens est-elle la seule ? A
l’intérieur de la masse des noms en -eur que l'on classifie
indistinctement comme noms d’agent, nous allons introduire
une distinction profonde qui les répartit en deux catégories,
d’après le mécanisme de la transposition dont ils proviennent
et en vertu de critères syntaxiques et sémantiques 1.
Les noms d’agent en -eur transposent le verbe en substantif
avec le sens de « qui fait... ». Mais ils le font de deux manières
différentes. Au sens strict un nom d’agent comme danseur
désigne « celui qui danse », mais il a deux emplois : l’un pro­
fessionnel « danseur de ballet », l’autre qu’on peut dire occa­
sionnel « celui qui est occupé à danser » à un moment donné :
« de nombreux danseurs tournaient dans la salle ». Les deux
emplois se distinguent à la fois par leur sens et par leur
syntaxe : le premier peut se construire en prédicat « il est
danseur (à l’Opéra) », le second, non.
Or, tous les deux sont la transposition nominale d’un
même prédicat verbal « il danse ». Il faut donc penser que là
est l’origine de la distinction, au sein même du prédicat. Les
deux sens de danseur font apparaître deux lignes différentes
de transposition et celles-ci présupposent en effet deux accep­
tions différentes de « il danse ». L ’une sert de définition « il
danse (par métier) », l’autre de description : « il danse (sous
mes yeux) ». De là deux transpositions nominales distinguées
non par la forme mais par la construction : danseur i « qui fait
métier de danseur » et danseur 2 « qui est en train de danser ».

1. Cette distinction, que nous établissons dans la synchronie du fran­


çais moderne et d ’après des critères explicites, est indépendante de celte
que nous avons posée entre deux types de noms d'agent et de noms d'action
en indo-européen et dans d ’autres familles linguistiques (Noms d'agent
et noms d’action en indo-européen, Paris, 1948).
Structures et analyses 117

En français, ces deux fonctions sont représentées par une


forme unique dans le verbe, comme dans la transposition
nominale. D ’autres langues les distinguent par des moyens
variés : ainsi l’espagnol mexicain oppose Maria canta « Marie
est chanteuse » à canta Maria « M arie est en train de chanter » l .
L e critère indiqué se vérifie dans tous les cas où le nom en
-eur est susceptible de deux acceptions : voyageur (de com ­
merce) et voyageur « qui se trouve en voyage », par exemple
« les voyageurs à destination de Bordeaux; avis aux voya­
geurs ». L e premier est predicable : « Pierre est voyageur »,
le second ne l’est pas, il faut dire « Pierre est en voyage ».
D ’autres différences apparaissent entre les deux catégories.
Le -eur « occasionnel », si on peut l’appeler ainsi, indique une
situation incidente, un rôle qu’on assume dans une circons­
tance donnée, un comportement fortuit. Il est rarement le
fait d’ un individu isolé. Le plus souvent ces noms en -eur
se présentent au pluriel : « les spectateurs ont applaudi les
joueurs; les dîneurs n’étaient pas nom breux; une foule de
baigneurs, de promeneurs, de flâneurs », etc. T oute activité
de circonstance peut donner lieu à une telle dénomination :
« mettre les rieurs de son côté; les conseilleurs ne sont pas les
payeurs ». L a base de ces dérivés est généralement un verbe
dénotant un comportement physique, dans une circonstance
où il est visible, public; jamais une activité mentale ou un
état affectif. L e nom transposé en -eur indique la performance
actuelle, momentanée, observable, collective, non la capacité
ou la pratique individuelle d ’un métier, d ’une occupation
permanente. Dans cette distinction, de sens et de fonction
syntaxique, se réalise, par l’intermédiaire de la transposition,
une distinction latente dans la prédication verbale.

Un type de conversion qui ne semble pas avoir été étudié


ni même dûment signalé dans cette catégorie, est celui du
nom en -eur accompagné d ’un adjectif : un bon marcheur; un
gros mangeur. N ous voudrions montrer que la relation entre
les deux termes du syntagme est moins simple qu’elle ne
paraît, et qu’elle ne se réduit pas à une relation de qualifi­
cation.
1. C f. K a h a n e, Language, 26 (i<J5o).
Ii8 Problèmes de linguistique générale

A première vue, on assimilerait un bon marcheur à n’ importe


quelle expression de même construction, comme un célèbre
écrivain. Ce serait là une grave confusion à la fois logique et
syntaxique et il importe d’en faire apparaître les raisons.
Comparons des deux propositions :
Pierre est un bon marcheur·,
Pierre est un célèbre écrivain.
Un « célèbre écrivain » conjugue deux qualités : il est
célèbre et il est écrivain. On peut donc dire de lui : « cet
écrivain est célèbre ». Mais on ne peut dire d’un « hon mar­
cheur » qu’il est « bon » et qu’il est «marcheur », et il est impos­
sible d ’cnonccr : « *cc marcheur est bon ». L ’identité de la struc­
ture formelle recouvre une disparité dans la structure profonde.
Une nouvelle différence apparaît dans l’ordre séquentiel :
«bon marcheur » obéit à un ordre fixe; l’adjectif est toujours
antéposé. Mais l’ordre inverse « un écrivain célèbre » est
admis autant qu’un « célèbre écrivain » : la différence entre les
deux tours est seulement celle qui résulte de la position de
l’adjectif, mais elle n’intéresse pas le rapport de qualification
entre l’adjectif et le nom.
Ces dissymétries tiennent à une raison essentielle, la nature
du substantif qualifié : « un célèbre écrivain » est «un écrivain »,
tandis qu’ « un bon marcheur » n’est pas un « marcheur »:
cc terme ne peut s’employer seul. L ’adjectif n’a donc pas le
même statut dans les deux cas : il est différent dans « un bon
marcheur », et dans « un célèbre écrivain ». Tout procède en
réalité du nom « marcheur », ici inséparable de son épithète
qui est « bon ». Il sc caractérise comme la conversion nomi­
nale d’un prédicat « qui marche... » ici inséparable d’un quali­
fiant qui sera « bien ». Nous expliquerons donc un bon mar­
cheur comme la transposition de « qui marche bien ». Le
groupe nominal trouve dans cette relation son fondement
logique et sa définition syntaxique. L ’adjcctif bon est ici
un adverbe transposé, non un adjectif de fonction primaire,
et « marcheur » est ici un prédicat verbal transposé, non un
substantif de fonction primaire. La différence entre « un
bon marcheur » et « un célèbre écrivain » apparaît maintenant :
« un célèbre écrivain » n’est pas la transposition d ’un prédicat
verbal, du fait que écrivain ne se laisse pas ramener à « qui
écrit ». Nous avons là le critère de la distinction entre les
deux énoncés si semblables en apparence.
Structures et analyses 119

Il s’ensuit que la définition de marcheur comme nom d’agent


de marcher, bien qu’elle soit matériellement exacte quant au
rapport formel, ne suffit pas à en caractériser la fonction.
Il faut expliquer la création de marcheur à partir d’une expres­
sion predicative où la forme verbale est accompagnée d’une
qualification dite adverbe : par exemple « il marche bien ».
La condition est alors donnée pour la transposition de « il
marche... » en « il est... marcheur », ce qui entraîne la nécessité
de transposer à son tour la qualification adverbiale bien en
forme nominale, d’où bon. Mais cet adjectif malgré l’appa­
rence ne qualifie pas un substantif, il qualifie, sous le déguise­
ment nominal, l’accomplissement d’un acte : « Pierre est un
bon marcheur »signifie «Pierre a la propriété de bien marcher ».
Le noyau générateur du syntagme nominal (un bon marcheur)
et donc de la catégorie de noms en -eur qui tire de ce syntagme
son origine, se trouve dans un prédicat verbal accompagné
d’un qualifiant « il marche bien ».
Le mécanisme de cette transposition est fonction du rapport
particulier qui relie l’adjectif et l’adverbe. Il ne suffit pas de
poser l’adverbe et l’adjectif en symétrie de fonction et de
dire que l’adverbe est au verbe comme l’adjectif au nom.
Il faut voir qu’en réalité l’adjectif et l’adverbe appartiennent
à deux niveaux logiques distincts unis par une corrélation
spécifique. Ceci doit être montré explicitement.
Soit les deux propositions : Pierre est un bon garçon (1)
Pierre est un bon marcheur (2).
La proposition (1) peut se ramener à la conjonction des
deux propositions : Pierre est un garçon + Pierre est bon. Mais
on ne saurait décomposer (2) en *Pierre est un marcheur +
Pierre est bon, ce que ni le sens ni la syntaxe ne permettent.
Pour les raisons indiquées, Pierre est un bon marcheur est à
prendre comme la transposition de Pierre marche bien. En
conséquence Pierre est un bon marcheur prédique le « bien-
marcher » comme une propriété de Pierre, mais transpose
la qualité du marcher de Pierre en qualité de Pierre-
marchant.
Ainsi bon a deux fonctions syntaxiques distinctes. En (1)
bon garçon, il dénote la propriété d’un substantif; en (2) bon
marcheur, il dénote la propriété de la propriété marcheur. On
pourrait le définir en (1) comme adjectif de fonction pri­
maire, en (2) comme adjectif de fonction secondaire.
120 Problèmes de linguistique générale

La transformation de Pierre marche bien en Pierre est un


bon marcheur n’affecte pas seulement la nature des formes,
leur fonction syntagmatique; elle produit une délimitation
du sens. La proposition Pierre marche bien peut être entendue
diversement, selon que Pierre est un jeune enfant faisant ses
premiers pas à la satisfaction de ses parents, ou que Pierre
a surmonté des difficultés qu’il éprouvait à marcher, ou que
Pierre prend part à un défilé, etc. Mais la transposition Pierre
est un bon marcheur élimine tout emploi de circonstance : on
prédique ainsi comme propriété de Pierre la capacité de bien
marcher, à entendre exclusivement comme la capacité
de marcher longtemps sans fatigue, hors de tout contexte
de situation. Il faut noter que (bon) marcheur, (gros) mangeur
et tous les noms de la même série procèdent d’une forme
verbale d ’emploi absolu et non-actualisée, indiquant la
notion à l’état virtuel. De là procède la valeur de capacité
attachée aux transposés marcheur, mangeur qui prédiquent
cette propriété hors du cadre temporel, à la différence de la
catégorie promeneur, baigneur, déterminée temporcllemcnt.
Concluons que la transposition effectuée au moyen du
nom en -eur dans un bon marcheur crée une classe de noms
mettant en évidence la capacité constatée, non la pratique
habituelle ou professionnelle d ’une activité.
Dans le mécanisme de cette transposition de l’adverbe en
adjectif, une condition de morphologie, tenant à la structure
du français, a joué un rôle déterminant. En français, il n’est
pas fréquent qu’on ait à transposer un adverbe en adjectif;
normalement la conversion s’exerce en sens inverse : c ’est
l’adjectif qui fournit à l’adverbe son radical, soit par transpo­
sition directe (« parler bas, marcher droit, boire sec »), soit en
lui prêtant la forme du féminin que l’addition de -ment
convertit en adverbe : lentement, sèchement, cruellement. Ici
la situation est retournée. Quand on transpose un verbe en
nom d’agent, il faut aussi que le qualificateur verbal ( l’ad­
verbe) puisse être transposé en qualificateur nominal (l’adjec­
tif), et cela crée un problème difficile dans une langue où
l ’adverbe ne produit guère de dérivés. C ’est pourquoi on a
choisi des adjectifs déjà existants en leur donnant une fonction
nouvelle. Le choix de ces adjectifs a été guidé par des raisons
de sens, qu’il est intéressant de dégager. On verra ainsi que le
même adverbe peut être transposé en plusieurs adjectifs.
Structures cl analyses 121

I. Prenons d’abord le quantifiant verbal beaucoup. On


pourrait lui trouver des équivalents adjectifs, tels que nom­
breux, maint. Aucun n’a même etc essayé dans l’usage. C ’est
gros que la langue a employé, par exemple dans « un gros
mangeur » pour transposer « il mange beaucoup ». Justement
parce que le choix de « gros » ne se justifie pas d’emblée (un
«gros mangeur » n’est pas nécessairement « gros »), il doit être
mis en corrélation avec une des valeurs sémantiques de
beaucoup, qui en comporte plusieurs, avec celle précisément
qui se réalise dans « il mange beaucoup ». Nous la définirons
comme « grande quantité (en volume ou en masse) de matière
consommable », communément d’argent ou de nourriture.
On voit en effet gros comme qualifiant dans maintes expres­
sions relatives à l’argent, en équivalence avec beaucoup :
« perdre uncgrosse somme », c’est « perdre beaucoup d’argent ».
De même : « posséder une grosse fortune, avoir de gros
moyens, de gros besoins, faire de gros bénéfices, de grosses
pertes, de grosses dépenses, prendre de gros risques ». Dans
«jouer gros jeu », l’équivalence gros — « beaucoup (d’argent) »
est implicite, elle permet de transposer gros en adverbe :
« gagner gros, parier gros, il y a gros à parier ». Aussi bien
l’adverbe gros ainsi fixé fait retour à la condition d’adjectif
pour effectuer la transposition nominale de ces locutions :
« Il parie gros », « il joue gros » devient « un gros parieur, un
gros joueur ». De l’adverbe beaucoup (dans « beaucoup d’argent »)
à l’adjectif gros une relation de transposition est établie. Elle
se réalise de même quand beaucoup quantifie un verbe de
consommation tel que manger : « manger beaucoup », c’est
manger o une masse de nourriture »; en conséquence « il
mange beaucoup » se transpose en « un gros mangeur ». Ce
rapport vaut aussi au figuré : de « consommer beaucoup
d’électricité » on tire « un gros consommateur d’électricité ».
Par analogie, avec travailler, comme beaucoup souligne surtout
la masse du travail fourni, « il travaille beaucoup » se trans­
posera en « un gros travailleur ». C ’est comme quantificateur
de l’acquisition, de la dépense, de la consommation, en
termes de volume et de masse, que beaucoup se transpose en
gros.
En cette fonction,gros a pour opposé^eftV qui transpose peu :
« un petit mangeur » < « il mange peu ».
122 Problèmes de linguistique générale

Quand beaucoup accompagne des verbes de mouvement et


indique la fréquence de l’exercice, l’adjectif de transposition
est en général grand :
« il voyage beaucoup » : « un grand voyageur »
« il chasse beaucoup » : « un grand chasseur » 1
« il court beaucoup (les femmes) » : « un grand coureur »
par extension pour l’exercice d’autres activités :
« il lit beaucoup » : « un grand liseur »
« il ment, hâble beaucoup » : « un grand menteur, hâbleur »
« il discourt beaucoup » : « un grand discoureur ».
La relation opposée ne donne pas lieu à transposition :
« voyager peu » n’est pas une caractéristique qu’on ait besoin
de prédiquer en forme nominale.
Mais l’adverbe beaucoup peut avoir, avec la même construc­
tion, une autre valeur, plus abstraite : celle d’un haut degré
dans la connaissance, dans le goût, avcc des verbes comme
aimer, (s’y) connaître. Pour le transposer, on emploie égale­
ment grand, et l'adjectif devient susceptible d’accompagner
les dérivés amateur, connaisseur :
« il aime beaucoup la musique » > « il est grand amateur de
musique »
«je ne m'y connais pas beaucoup » > «je ne suis pas grand
connaisseur ».
Cette valeur implique évaluation et appréciation. Elle est
susceptible, le cas échéant, d’un terme contraire, tel que
piètre : «un piètre connaisseur » < « il s’y connaît peu, mal ».
II. L ’autre adverbe fréquemment utilise est le qualificateur
bien. II a pour transposé l’adjectif bon :
« il conduit bien : un bon conducteur ».
En symétrie, le qualificateur mal a pour transposé l’adjectif
mauvais :
« il conduit mal : un mauvais conducteur ».

i . L'expression devenue stéréotype « grand chasseur devant l’Etcrnel »


provient de l’Ancien Testam ent où elle qualifie Nemrod. Mais il faut
prendre garde que i grand (chasseur) » n’est qu'une des traductions de
l'hébreu gibbor « vigoureux, puissant ». Le grec des Septante l'a rendu par
glgas (kunëgos) « géant, puissant *, la Vulgate par robustus (venalor), la
Bible de Jérusalem par * vaillant (chasseur) ». Mais Bossuet a écrit : «Nem ­
rod, le premier guerrier et le premier conquérant, est appelé dans l’Écri-
ture un fort chasseur ». De fort à grand, le statut de l'adjectif change. Bien
qu’on entende parfois l’expression » un fort mangeur », l’adjectif fort est au
moins ambigu dans sa relation syntaxique avcc « chasseur ».
Structures et analyses 123

A vec mauvais et h titre de variante, 011 comptera piètre,


pauvre :
« il cause mal : un pauvre causcur ».
L es deux qualifiants, bien et bon, se rapportent à des
activités physiques : « un bon marcheur, un bon grimpeur,
un bon nageur », parfois à d ’autres performances : bon enten­
deur dans « à bon entendeur, salut » = « qui entend (comprend)
bien ».
Inversement certaines qualifications ne sc présentent que
négativement : l’adjectif typique et pour ainsi dire unique en
est mauvais. Surtout dans quelques locutions traditionnelles :
« un mauvais payeur; un mauvais coucheur » 1; mais aussi
en d ’autres liaisons : « un mauvais conducteur » < « qui
conduit mal ». Cependant l ’emploi reste lim ité; on n’a pas
si souvent l ’occasion ou l’intention de catégoriser défavora­
blement une activité, et d’ailleurs mauvaisest parfois ambigu :
« mauvais joueur » peut s’opposer à « bon joueur », mais aussi
à « beau joueur » (commenté ci-dessous).

L e mécanisme de l’opposition apparaît ainsi. La qualifi­


cation adverbiale bien qui sc transpose en l ’adjectif bon est
complémentaire de la quantification adverbiale beaucoup
qui se transpose en l’adjectif grand ou gros. Ce système assure
le fonctionnement et la distribution des adjectifs bon (opp.
mauvais) et grand, gros (opp. petit) dans leur liaison avec un
nom en -eur, selon que le sens de celui-ci est comparable
avec une détermination de qualité ou de quantité.
Certains de ces noms admettent un ou deux autres adjectifs,
avec des nuances particulières et hors système. Ainsi beau
dans « un beau parleur » transpose un adverbe théorique
bellement, différent du bellement historique qui signifie « dou­
cement » (cf. tout beau!), plus proche de l ’adverbe beau dans
la locution porter beau. Dans l ’usage courant, « beau parleur »
équivaut à « qui parle avec élégance, d ’une manière séduisante
(souvent avec l ’intention de séduire) » : il ne se laisse pas
ramener exactement à « qui parle bien ». La même dissymétrie
s’étend à « beau diseur » pour « qui dit (les vers) avec élé­

1. L ’emploi figuré, seul vivant aujourd’hui, de cette expression devenue


familière, mauvais coucheur «homme difficile à vivre », en a fait oublier le
sens propre : celui qui, partageant un lit, dérange le sommeil de son compa­
gnon. t Son coucheur cette nuit se retourna cent fois » (La Fontaine).
124 Problèmes de linguistique générale

gance » (aussi «fin diseur >'), et à « beau joueur » pour « qui jonc
(et qui sait perdre) avec élégance », ce qui est tout différent de
« bon joueur » — « qui joue bien ». Néanmoins les deux quali­
fications « bon joueur »et « beau joueur » ont pour terme opposé
le même « mauvais joueur » qui, selon les cas, signifiera « qui
joue mal » ou « qui perd de mauvaise grâce ». Avec joueur, on
peut donc coupler trois adjectifs :
« bon joueur » < « qui joue bien »
« gros joueur » < « qui joue gros »
« beau joueur » < « qui joue beau » l .
A cette courte liste d’ajectifs transposés d ’adverbes, on
ajouterait haut dans haut-parleur. Ce spécimen unique a bien
la même structure que grand buveur, et théoriquement haut-
parleur renvoie à « qui parle haut ». Mais deux raisons le
mettent à part : i° C ’est un terme technique complètement
fixe et lexicalisé, ce que l’orthographe indique, un nom d ’instru­
ment forgé ad hoc et non une caractérisation d ’individu;
2° Et surtout, haut-parleur n’a pas été créé en français et ne
pouvait guère l’être en l’abscncc de tout modèle analogue. La
ligne des innovations lexicales dans ce domaine technique
en français va bien plutôt à des termes comme amplificateur
(de son) qu’à un nom descriptif, imagé, et personnifiant
l’instrument, comme haut-parleur. En fait, on sait que haut-
parleur est une traduction, introduite vers 1923, de l ’anglais
loud-spcaker. L e calque était d ’autant plus aisé que loud-
speaker est formé par le même procédé de conversion : loud-
speaker < « speaks loudly ». La liaison serrée entre les deux
membres ( *loud-and-clear-speaker serait impossible) d ’une
part, la diffusion rapide des techniques de la voix, de l’autre,
ont aussi facilité l’emprunt.
Les mêmes observations valent pour l’expression unique,
bien plus ancienne d ’ailleurs, libre-penseur, où libre- fonctionne
comme exposant adverbial, « qui pense librement ». M ais on
connaît l’histoire de cette notion; libre-penseur a été créé au
X V IIe siècle pour calquer l’anglais free thinker (de même que
plus tard libre-échangiste pour calquer free-trader, à partir
de free-trade > libre-échange).
Il vaut la peine de signaler à ce propos les analogies entre le
français et l’anglais dans le mécanisme de cette transposition.
1. T ran sp osition théorique où * beau » d oit être pris au sens indiqué plus
haut.
Structuras et analyses 1-25
A la différence de l’allemand où, l’adjectif et l’adverbe ayant
même forme, on passe sans changement île « er isst viel » à
« ein Vielesser », l’anglais, comme le français, convertit
l’adverbe en adjectif quand le verbe est transposé en nom
d’agent en -er. Cette transformation est parallèle à celle qui
a été décrite pour le français et elle a pour signe, en partie,
des adjectifs de même sens. On y recourt surtout pour carac­
tériser un comportement habituel dans une fonction phy­
sique. Les adjectifs les plus communs sont pour la qualifi­
cation, « good (opp. bad) » : « a good (bad) driver »; pour la
quantification on dispose degreat («agreat eater »), mais aussi
de heavy : « a heavy drinker (srnoker, sleeper) » < « he drinks
(smokes, sleeps) heavily »; et de hearty : « a hearty eater » <
« eats heartily ». On peut ainsi différencier en anglais par des
lexèmes explicites les valeurs diverses de qualité et de quantité
impliquées en français par « bien manger » et qu’ « un bon
mangeur » ne peut transposer complètement.
Ces remarques ont fait ressortir la diversité des valeurs qui se
révèlent à l’examen dans la classe des noms d’agent en -ciir,
habituellement traitée comme unitaire. C'est en replaçant
chacune de ces valeurs dans le cadre syntaxique dont elle
relève et en partant de la construction verbale qu’elle transpose
qu’on peut mettre en lumière les mécanismes qui produisent
et qui différencient ces catégories nominales.
CHAPITRE IX

Les transformations des catégories linguistiques *

L ’évolution d’une langue prise comme système de signes


consiste dans les transformations subies par ses catégories.
On entendra par catégories les classes de formes caractérisées
distinctivement et susceptibles de fonctions grammaticales.
Toutes les catégories ne se transforment pas identiquement
ni en même temps. Mais du fait qu’elles sont toutes relatées
en quelque manière, il est inévitable que même celles qui
semblent permanentes soient touchées par les transforma­
tions qui atteignent les moins durables, soit dans leur forme,
soit dans leurs fonctions, ou dans les deux ensemble.
Il nous paraît utile de préciser la notion de transformation
comme procès diachronique étudié dans les catégories lin­
guistiques, en distinguant deux espèces de transformations,
différentes par leur nature, qui ont dans le développement
des langues des causes et des effets distincts :

I. Les transformations innovantes. Ce sont des transfor­


mations produites par la disparition ou par l’apparition de
classes formelles, modifiant ainsi l’effectif des catégories
vivantes.
— la disparition de catégories sera par exemple :
— la disparition partielle ou complète des distinctions de
genre : élimination du neutre, réduisant les oppositions à

• Publié seulement en traduction anglaise dans Directions for Histo­


rical Linguistics (Symposium in Historical Linguistics, April 29-30 1966,
T h e U niversity of Texas, Linguistics Department), Austin-London;
U niversity of Texas Press, 1968, pp. 85-94.
Structures et analyses 127

celle du masculin/féminin; — ou élimination du féminin,


produisant une opposition : genre anime/neutre;
— la réduction des distinctions de nombre par l ’élimination
du nombre duel;
— la réduction en proportions variables des systèmes de
classes nominales et — corrélativement ou non — des sys­
tèmes de déictiques, etc.
L a création de catégories pourra être illustrée par :
— la création de l ’article défini;
— la création de nouvelles classes d ’adverbes issus de com­
posés (-ly, -ment), etc.
Ces disparitions et apparitions changent 1’efTectif des caté­
gories formelles de la langue; elles provoquent en outre une
réorganisation et une redistribution des formes dans des
oppositions dont la structure est modifiée : redistribution
des trois classes de nombre grammatical dans les deux classes
subsistantes; redistribution du pluriel neutre latin dans le
féminin roman; réorganisation des démonstratifs à partir
de la spécialisation de l’article, etc.

II. L es transformations conservantes qui consistent à rem­


placer une catégorie morphématique par une catégorie péri-
phrastique dans la même fonction, par exemple :
— remplacement du comparatif morphologique par le syn­
tagme adverbe + adjectif;
— remplacement de la désinence cnsuelle par le syntagme
préposition + nom.
Ce sont quelques-unes de ces transformations que nous
voulons étudier, pour souligner l’importance fondamentale
de la notion de périphrase dans le processus même de trans­
formation.
Les transformations que nous considérons plus spéciale­
ment sont celles qui à la fois produisent une nouvelle classe
de signes, qu’on pourrait appeler les signes d ’auxiliation, et
qui sont réalisées corrélativement par ces formes d ’auxiliation.
Nous envisageons spécialement ce processus d’auxilia­
tion dans le développement périphrastique de deux caté­
gories verbales, le parfait et le futur, sur le domaine roman.
Nous avons là des exemples privilégiés, à la fois par l’abon­
dance des données et par le nombre d ’observations théoriques
qu’ils permettent de faire.
128 Problèmes de linguistique générale

La caractéristique formelle de cette transformation est


donc qu’elle s’opère par la création d’un syntagme, qui en
est la condition fondamentale, quel que soit le sort ultérieur
de ce syntagme (maintenu distinct dans le parfait, soudé en
une unité dans le futur).
Le syntagme d’auxiliation peut être décrit comme l’asso­
ciation d ’un auxiliant fléchi et d’un auxilié non-fléchi. A ces
deux éléments nous en ajoutons un troisième, qui réside
dans la combinaison des deux, condition produisant une
forme nouvelle, distincte de chacune des deux composantes,
et une fonction nouvelle. Nous avons donné ailleurs une
analyse descriptive de la structure des syntagmes d’auxilia­
tion en français 1.
Ici nous étudierons la manière dont ces périphrases se
définissent respectivement pour le parfait et le futur sous leur
forme latine, dans leur relation formelle et fonctionnelle.

La périphrase typique du parfait est constituée en latin


par habëre + participe passé. Nous avons là une structure
qui semble claire, immédiatement intelligible et constante,
que ce soit en latin ou dans son état présent puisque nous la
retrouvons telle quelle dans les langues romanes et nombre
d’autres. En réalité la constitution de ce syntagme obéit à
des conditions précises, et suppose quelques distinctions
théoriques essentielles. N i les unes ni les autres ne semblent
encore pleinement reconnues.
Il y a deux conditions pour que les formes, celle de habëre
et celle du participe passé, puissent se combiner en un syn­
tagme. Chacune de ces deux conditions consiste en un choix
fait entre deux possibilités.
L e verbe habeô en construction prédicative est susceptible
de deux sens : « tenir » et « avoir ». Cette condition préalable
est d ’importance primordiale : elle commande le carrefour du
choix. La différence entre « tenir » et et avoir » a été générale­
ment méconnue dans les nombreux ouvrages didactiques qui
traitent de ce parfait. La plupart du temps il n’en est même
i . Cf. ci-dessous, pp. 177-193.
Structures et analyses 129

pas question. De là l’état de confusion qui règne au sujet de


cette construction.
Cette première distinction est essentielle; selon que habeô
est pris comme « tenir » ou comme « avoir », la voie se ferme
ou s’ouvre à la compréhension de la périphrase.
Cette première distinction, portant sur le sens de l’auxi-
liant habeô, est liée à une deuxième distinction, portant sur
la fonction de la forme auxiliée : celle-ci peut être prise ou
comme adjectif (c’est le cas de promptus, lectus, ratus, tacitus,
clausus, subitus, etc.) ou comme participe verbal au sens strict.
Chacune de ces deux fonctions se lie respectivement à
l’ un des deux sens de habeô et gouverne un syntagme dis­
tinct. L ’un de ces deux syntagmes ne réalise jamais une péri­
phrase de parfait : c’est le syntagme de habëre « tenir » avec le
participe à valeur d’adjectif.
L ’autre syntagme réalise toujours une périphrase de par­
fait : c’est le syntagme de habëre « avoir » avec le participe à
valeur verbale.
Une troisième condition est nécessaire pour que la relation
de parfait soit impliquée par la forme du syntagme; elle tient
à la nature sémantique du verbe. Il faut, en principe, que ce
verbe dénote un procès « sensoriel-intellectuel » intérieur au
sujet et non un procès « opératif » appliqué à un objet hors du
sujet. De cette catégorie relèvent les verbes « comprendre,
découvrir, remarquer, voir », qui sont les premiers où la
périphrase habëre -f- participe se réalise.
Telles sont les conditions auxquelles est soumis le parfait
périphrastique. On les constate ensemble et on peut les
reconnaître distinctes dans une forme telle que : hoc com-
pertum habet (« il a compris cela ») où habëre signifie bien
« avoir, posséder », où compertum est bien le participe déno­
tant l’état où l’objet a été mis, et où le verbe comperïre «appren­
dre, découvrir » dénote bien un procès mental.
La conjonction de ces trois facteurs fait que l’auteur du
comperïre et le sujet grammatical de habëre coïncident néces­
sairement. De là cette conséquence que dans et par ce syn­
tagme, l’auteur du procès est désigné comme possesseur du
résultat, qui lui est acquis. C ’est là un trait distinctif d’une
nouvelle relation entre l’agent et le procès, toute différente
de celle qu’énonce la forme temporelle simple.
Une deuxième conséquence est la situation temporelle
130 Problèmes de linguistique générale

toute nouvelle aussi que ce syntagme attribue au procès.


Du fait qu’il est posé comme accompli, mais en même temps
rattaché au présent, le procès se trouve reporté à un stade
d ’antériorité par rapport au moment actuel où il est énoncé.
Dans hoc compertum habet (« il a appris cela »), le temps pré­
sent de habet indique le rapport durable avec le moment
actuel, le participe passé compcrtum l’état de l’objet comme
rcvolu, donc logiquement antérieur à l’instant du discours.
Telle est la double caractéristique distinctive du parfait : le
procès est posé comme présent, mais à l’état de notion accom­
plie. Nulle autre forme verbale ne peut le concurrencer dans
cette valeur.
A partir de là, on généralise ce modèle syntagmatique en
l’étendant à d’autres verbes, pour arriver à episcopum invi­
tatum habes (Grégoire de Tours). Dès lors, le syntagme devient
une forme unique à deux membres, le parfait; les deux
membres remplissent des fonctions intra-syntagmatiques
distinctes et complémentaires : habêre devient l'auxiliant
chargé des relations syntaxiques avec l’énoncé; le participe,
l’auxilié chargé de la dénotation sémantique du verbe. C ’est
la jonction des deux membres qui réalise la forme de parfait.
Dans le paradigme du verbe latin, il se produit une trans­
formation de l’ancien parfait, qui aboutit par scindement à
deux formes différentes. La valeur inhérente au parfait
synthétique passe au parfait périphrastique, qui rejette
l’autre vers la fonction d’aoriste.
En outre, le fait même que l’auxiliant habeô garde le statut
flexionnel d’ un verbe libre permet de constituer une conju­
gaison périphrastique complète qui renouvelle le paradigme
du perfectum.
Ainsi la forme périphrastique est héritière de l’ancien
parfait, non pas seulement en vertu d ’une succession histo­
rique, mais parce qu’elle en rend explicite la valeur inhérente.
Nous ne pouvons qu’ indiquer ici cette relation particulière
qui demanderait de longs développements. La transformation
structurale aboutit à une conservation fonctionnelle.
Rien de tout cela ne peut apparaître tant qu’on se borne à
répéter comme le font tant de manuels que « il a une lettre
écrite; il a ses vêtements déchirés » est tout proche, sinon
même synonyme, de « il a écrit une lettre; il a déchiré ses
vêtements », ce qui est erroné au triple point de vue de la
Structures et analyses 131

description, de l’histoire et de la théorie générale, et qui


installant la confusion au cœur du problème, empêche même
de le poser.

11

La transformation du futur latin en futur roman s’est


opérée, comme on sait, par l’intermédiaire d’une périphrase
habeô + infinitif. C ’est ce que les manuels représentent
tous dans le schéma lat. cantâre habeô > fr. je chanterai.
Il faut bien dire que cette manière de symboliser le pas­
sage d’un état à l’autre est erronée à la fois dans la réalité
historique si elle prétend la résumer, et comme modèle
théorique, si elle prétend la faire comprendre. Jamais can-
tabô n’a été remplacé par cantâre habeô (sinon à l’époque
déjà romane où tous les futurs étaient devenus périphras-
tiques) et jamais cantabô n’eût pu être remplacé par cantâre
habeô. Cette double erreur, historique et théorique, résulte
elle-même d’une interprétation inexacte du syntagme habëre
+ infinitif qui est effectivement l’étape intermédiaire entre
le futur latin et le futur roman.
Commençons par rétablir les conditions exactes dans les­
quelles apparaît cette périphrase.
Elle est née chez les écrivains et théologiens chrétiens à
partir de Tertullien (au début du in° s. A D). La grande
majorité des exemples prouve que :
i° la périphrase a commencé avec habëre et l’infinitif passif;
2° elle a d’abord été employée avec habëre à l'imparfait;
30 elle était restreinte aux propositions subordonnées, sur­
tout relatives.
Donc, c’est, au début, un tour très spécifique. Le type en
est : « ... in nationibus a quibus magis suscipi habebat ». Il
n’entre nullement en concurrence avec le futur, que les
mêmes écrivains emploient régulièrement et sans limitation
ni hésitation. C ’est là un premier trait important.
Un second trait est lié à celui-là, c’est le sens de habëre. Il
ressort de cette construction que habëre ne signifie pas
« avoir (à) » comme dans « j’ai à travailler », sens qui n’aurait
jamais conduit à un futur « je travaillerai », et qui en est
même si différent que, aujourd’hui comme autrefois, « j ’ai
132 Problèmes de linguistique générale

à travailler » ne se confond jamais avec « je travaillerai », ni


« j’ai à dire » avec «je dirai ». Dans le syntagme latin tel qu’il
s’est effectivement constitué, habëre avec l’infinitif a pour
fonction d’indiquer la prédestination de l’objet désigné à
être fait tel. C ’est une valeur sémantique nouvelle et distinc­
tive, complètement différente de la valeur d ’intention qui est
souvent associée à la notion de futur.
Cette périphrase, quand elle naît, a une structure syntaxi­
que particulière, on l’a vu. Est-elle donc le substitut du futur ?
Nullement. Ce n’est pas, au début, une proposition libre,
mais subordonnée et en général relative. Il faut donc définir
sa fonction comme celle d’un adjectif verbal ou d ’un participe.
De fait on énonce par cette périphrase l’équivalent d’un
participe futur de voix passive, indiquant non l’obligation
(comme fait la forme en -ndus), mais la prédestination.
Aucune forme nominale du paradigme verbal latin ne pou­
vait exprimer cette notion qui était à la fois nouvelle par
rapport aux « temps » classiques du verbe et nécessaire dans
le cadre conceptuel où elle se produisait.
Une fois implantée, cette périphrase gagne du terrain.
Elle s’étend d ’abord à la proposition libre : « Nazaraeus
vocari habebat secundum prophetiam », puis elle admet,
avec habëre, l’infinitif d ’un verbe déponent ou intransitif :
« quia nasci habebat », « quod in omnem terram exire
habebat praedicatio apostolorum », enfin l’infinitif de tous
les verbes. Mais cette extension ne s’achève que très tard
(vie-vn e siècle).
Alors seulement le syntagme concurrence effectivement
le futur et parvient à le supplanter. Il y a ici deux procès
distincts à reconnaître :
i° Le syntagme habëre + infinitif a longtemps coexisté
avec le futur ancien, sans le croiser, parce qu’il convoyait
une notion distincte. Il y a eu ainsi deux expressions du futur :
l’un comme intention (c’est la forme simple en -bô, -am),
l’autre comme prédestination (c’est le syntagme : « ce qui
a à arriver » > « ce qui arrivera »). Inévitablement, les deux
expressions devaient se rencontrer et en diverses circons­
tances d ’emploi, se confondre. Dans ce conflit, la forme
simple du futur ancien, déjà affaiblie par sa dualité formelle
(-bôI -am) et par les confusions phonétiques avec le parfait
{amâbit ~ amâvit), devait céder la place.
Structures et analyses 133
2° En même temps se réalise progressivement une réduc­
tion formelle du syntagme par fixation de l’ordre séquentiel
infinitif + habere et par fusion des deux membres : entre la
finale vocalique des infinitifs et l’initiale vocalique de habëre
subséquent, le h- disparaît, et c’est abere qui est désormais
la forme porteuse de flexion : essere abêtis « vous serez »
(vie s.) entraînant venire (h)abes, videre (h)abes et prépa­
rant ainsi salverai prinderai des Serments de Strasbourg.
C ’est cette transformation du syntagme en une forme unique
qui l’a rendu apte à prendre dans le paradigme la place de
l’ancien futur.
On voit ici l’exemple d’une locutîun née pour répondre à
une fonction particulière et limitée, enserrée dans un cadre
syntaxique étroit, qui développe ses virtualités propres, et
alors, par un effet de sens imprévisible, réalise une cer­
taine expression du futur. La langue exploite cette ressource
pour instituer progressivement une nouvelle forme tempo­
relle, qui élimine l’ancienne.

Une autre transformation périphrastique du futur ancien


a eu lieu en grec, et elle offre avec la précédente un curieux
parallélisme.
La forme ancienne du futur est remplacée en moyen-grec
par des périphrases concurrentes qui révèlent le conflit
de deux expressions distinctes : l’une consiste en ékhô («j’ai »)
+ inf., l’autre, en thélô («je veux ») -j- inf. En même temps
se produit, sur le même champ, une extension de la forme
modale de subjonctif aoriste avec na (particule modale) :
nà idô « je verrai ». De cette concurrence émerge une forme
nouvelle, d’abord périphrastique thélo nà (grapsô), puis
avec réduction thênà... (xm e siècle), thà nà, enfin thà (gràpso),
futur de la langue commune. Le futur du grec moderne est
donc le présent ou l’aoriste préfixé d’une particule tha. De
l’ancienne périphrase le membre qui exprimait l’intention
s’est éliminé comme signifiant, du fait que le second membre
(équivalent à l’infinitif dans la périphrase latine) était en
grec une proposition finale, nécessairement munie d'une
forme verbale personnelle. L ’auxiliant thélô en tant que
forme fléchie devenait donc redondant et pouvait se réduire
à une particule.
134 Problèmes de linguistique générale

U n troisième exemple de transformation est fourni par


le sogdien, dialecte oriental de l ’iranien.
L ’ancien futur, à morphème -sya-, représenté par l’aves-
tîque büsyati « il sera », est remplacé en sogdien par une
locution formée du présent suivi d ’une particule kâm (ancien­
nement = « désir ») : but kâm « il sera ». Dans des états plus
évolues du sogdien, la particule se joint à la forme verbale
et finalement elle se réduit à -kâ qui n’est plus signifiant :
butqâ « il sera ».
Il semble que par une nécessité interne la périphrase du
futur soit vouée à éliminer le membre auxiliant soit par fusion
avec l’auxilié (c’est la solution romane), soit par réduction
à l ’état de particule (comme en grec moderne et en sogdien).

Tli

Ces exemples permettent de voir, dans la transformation


des catégories formelles, la similitude des verbes employés
pour effectuer des combinaisons syntagmatiques assez diffé­
rentes entre elles et qui n’ont pas eu le même sort dans les
mêmes langues.
Le parfait et le futur nouveaux ont été réalisés par le même
verbe en qualité d ’auxiliant, habere. On aurait pu montrer
la transformation du passif ancien en un syntagme caracté­
risé par l’auxiliant esse (ou « être », etc.). Pour les transfor­
mations de formes temporelles du latin en roman occidental,
il n 'y en a guère d’autre (cf. la variante tenere en por­
tugais).
Il y a d ’autres transformations, et il y a d ’autres auxiliants
pour les effectuer. Une des plus courantes est la transfor­
mation des formes verbales modales en syntagmes dont
l’auxiliant est un verbe comme « pouvoir ». Il y a aussi des
transformations de formes simples caractérisées au point de
vue de l’aspect en syntagmes munis d’un auxiliant à fonction
aspectuelle.
Mais, quelque fonction particulière qu’elle remplisse,
Pauxiliation est un procédé syntaxique très largement employé
dans les langues les plus diverses. Le syntagme d’auxiliation
présente partout des caractères communs, qu’il y a intérêt
Structures et analyses 135
à mettre en lumière, à titre d'exemple, dans deux langues
amérindiennes différentes.
Partout où le phénomène de l’auxiliation est constaté, on
peut remarquer que l’auxiliant est un verbe de nature par­
ticulière, et, au-delà de toutes les différences de structure
linguistique, qu’il appartient aux mêmes séries. C ’est un
verbe de sens très général, souvent défectif et irrégulier,
supplétif en nombre de langues.
En Tunica (Haas), on distingue trois classes de verbes :
auxiliaires, actifs, statiques.
Les auxiliaires sont : ?zihki, « il est, vit »; ?ûra «il est couché,
étendu»; «il est assis, il campe, il est accroupi»; ?ûsa «il
vient »; ?üiva « il va »; - ?üta « il fait, cause » et à part, Idka « ils
vivent » (anomal 3e pl.).
Ils ont tous un emploi libre aussi bien qu’un emploi comme
auxiliaires d’autres verbes. Or ils diffèrent des deux autres
classes de verbes par les caractéristiques suivantes :
i° Certains auxiliaires se fléchissent irrégulièrement :
certaines formes comme celles des verbes statiques, d’autres
comme les verbes actifs, d’autres inanalysables;
2° Ils sont supplétifs, et seuls à employer ce procédé;
30 Ils emploient le redoublement dans la formation des
paradigmes répétitifs et sont également seuls à le faire;
40 Ils sont tous employés dans la flexion périphrastique
des verbes actifs, bien qu’ils aient tous (sauf un) en outre un
emploi libre.
En aztec aussi il y a des verbes auxiliaires. Ce sont des
verbes — Whorf en compte dix — qui ont une existence
indépendante. Comme auxiliaires, ils sont suffixes au verbe
et confèrent à la forme verbale, dans la langue classique,
une certaine valeur aspectuelle.
Les verbes auxiliaires sont : i° ka « être » ( = continuatif);
2° nemi « marcher, voyager » ( = va le faisant) ; 30 wv c « venir »
( = vient le faisant); 4 0 mani« s’étendre, être étendu » ( = cir­
cule le faisant, le fait sur une aire : kiyawtimani « rains ail
around »); 50 ikak « se tenir debout » ( = se tient en cet état,
pour choses érigées); 6° ezca « soulever » = non-duratif « il
entre dans le procès », ou simplement inceptif : kon-anatewa
« starts forvvard to get it (>ana-) »; 70 momana et 8° mote’ ka
tous les deux « settle down », le premier avec une idée de
« se répandre », d’emploi idiomatique; 90 hisa « go forth »
136 Problèmes de linguistique générale

et io° weci « tomber », non-duratifs et inceptifs d’action


vigoureusement entreprise : -kwitiiveci « dashes upon and
takes (-kwi-) ».
L ’auxiliaire est suffixé au présent -ti-, par exemple avec
l’auxiliaire ka « être » + mo-'halia «sits », on forme o'tno-
lalitikatka « he was sitting », mo-'Kalitiyes « he will be sitting ».
La technique de l’auxiliation est particulièrement claire
et instructive dans les langues altaïques. Le syntagme d ’auxi-
liation en turc ancien (Gabain) consiste en un auxiliant fléchi
et un « converbe » de forme fixe en -u ou en -p. Le paradigme,
assez étendu, des auxiliants comprend des verbes de sens
général, qui en qualité d’auxiliants forment des périphrases
à fonction descriptive ou modale : avec iwr- « stare » on peut
former altayu tur- « avoir coutume de tromper »; avec tut-
« tenir » : küyü tut- « protéger continuellement »; avec alq-
« épuiser » : qïlu alq- « faire jusqu’au bout »; avec tart- « tirer » :
qutu tart- « dépérir lentement », etc.
On pourrait citer bien d ’autres parallèles, qui montreraient
à la fois combien ce procédé est général et combien parallèles
sont les voies de la réalisation.
Cela permet de replacer les syntagmes d’auxiliation des
langues indo-européennes dans un contexte descriptif plus
large et qui les fait mieux comprendre. Mais inversement,
là où nous constatons aujourd’hui, dans des langues sans
histoire, des structures d’auxiliation analogues à celles des
langues indo-européennes, nous pouvons envisager de nous
servir du modèle indo-européen pour en expliquer la genèse.
CHAPITRE X

Pour une sémantique


de la préposition allemande vor*

Dans un article antérieur nous avons tenté une interpré­


tation unitaire des emplois de la préposition latine prae, afin
de montrer en particulier que le sens dit causal de prae résulte
d’une spécialisation du sens général de « à l ’avant, à l’extré­
mité, au point extrême ». Nous avions donc repoussé l’expli­
cation donnée par Brugmann de l’expression prae (gaudio) :
« Etwas stellt sich vor etwas und wird dadurch Anlass und
Motiv für etwas ». P. Mcriggi 2, sans considérer en détail
l’argumentation de notre article, reprend la thèse de Brug­
mann, et à la question que nous posions : « je pleure devant
la joie... En quelle langue s’est-on jamais exprimé ainsi ? », il
répond : « In tedesco, perché vor Freude è la espressione del
tutto corrente e addirittura unica pel lat. prae gaudio ».
Nous pensons que, loin de modifier notre conception du
sens de lat. prae gaudio 3, l’expression allemande vor Freude
* Athenaeum, nouvelle série, vol. L, fasc. III-IV (1972), Université
de Pavie, pp. 372-373-
1. Réimprimé dans notre ouvrage, Problèmes de linguistique générale, I,
Paris, 1966, p. 132 sq.
2. Athenaeum, nouvelle série, vol. L , fasc. III-IV (1972), U niversité de
Pavie, pp. 357 sqq., q u ’ il a eu l’amabilité, dont nous le remercions, de
nous com m uniquer en manuscrit.
3. N ous ne reviendrons pas ici sur lat. prae, sinon pour dire notre satis­
faction de trouver dans l ’article de P. M criggi une précieuse liste d'exem ­
ples de prae qui confirment nos vues sur les conditions de cet emploi.
Signalons en passant que la citation n. 4 (L iv. III 46, 9) doit être rectifiée.
L e texte est en réalité omissis rebus aliis prae unius cura, litt. « toutes les
autres affaires étant négligées, à l’extrême du souci d ’une seule », ou comme
138 Problèmes de linguistique générale

la renforce. M ais que signifie-t-elle exactement ? Il faut com­


mencer par analyser cet emploi de vor dans le contexte de la
valeur générale de la préposition. Pour abréger notre démons­
tration, nous nous appuierons sur les définitions données
dans l’article lor du Dictionnaire de Grimm l .
Avant tout, il faut rappeler que dans les locutions comme
vor Freude (weinen), la préposition s’applique exclusivement
à des ctats ou actions involontaires et s’oppose à l ’expression
du comportement volontaire ou réfléchi qui demande la pré­
position aus2. C ’est là, comme on verra, une limitation essen­
tielle du prétendu sens « causal » de vor.
D ’une manière générale, vor indique deux positions pos­
sibles : 1) du côté où est la face d ’une personne ou d’une
chose : vor dein Gericht « (comparaître) devant le tribunal »,
donc face à face; 2) en allant en avant de la personne ou de la
chose : vor jmd. laufen « courir devant quelqu’un », donc en
le précédant. C ’est ce que confirme Grimm : « es sind immer
zwei anschauungen möglich, die auch allen übertragenen
anwendungen zu gründe liegen, ein zugewendtsein oder ein
vorausliegen, -stehen oder -gehen »3.
C ’est de la seconde acception que nous partirons pour
rendre compte de l’emploi « causal » de vor. Une locution
propre à en faciliter la compréhension est : vor dem winde
segeln que Grim m commente : « zur bczeichnung einer
bewegung vor bewegtem in gleicher richtung vor dem winde
segeln, so dass der wind von hinten oder schräg von hinten
kommt » 4. La locution vor dem winde segeln, littéralement
« cingler devant le vent » indique qu’on a le vent arrière, le
vent en poupe, selon la terminologie française. Ainsi vor
marque la position qu’on occupe et la direction où l’on va
sous l’effet d ’une impulsion venant par derrière et vous
poussant vers l’avant.

traduit B aillet (éd. B u d é) : « C om m e on négligeait tou tes les autres affaires


pour ne s ’o ccu p er que de celle-là ».
1. Grimm, Dculschcs Wörterbuch, X II, Abt. II (1951), p. 777 sq. cité
ci-après : Grimm.
2. C f. W ern er S ch m itz, D er Gebrauch der deutschen Präpositionen
(4. A ufi. 1966), p. 79 : « D as kausale vor nenn t die U rsach e u n w illk ü rlich er
H an dlun gen (und Z u stän d e), i m G egen satz zu aus, das die U rsache w ill­
k ürlicher H an dlun gen an gibt ».
3. G r im m , p . 7 7 7 .
4. G rim m , p. 782.
Structures et analyses 139
Nous sommes déjà près de la situation énoncée par vor
« causal ». Mais il faut bien observer les deux conditions qui
«ont constantes et associées dans le type vor Freude weinen
et qu’on oublie souvent : 1) le verbe indique toujours un état
ou un comportement psycho-physiologique de caractère
instinctif, involontaire (« crier, pleurer, trembler, avoir peur,
être hors de soi », etc.); 2) le substantif auquel vor s’applique
désigne toujours une émotion vive (« joie, colère, terreur,
douleur », etc.).
Nous avons ainsi délimité le domaine des emplois auxquels
convient la préposition vor en allemand, di en italien, de en
français :
all. vor Freude weinen; it. piangere di gioia; fr. pleurer de
joie;
all. vor Angst sterben; it. morire di paura; fr. mourir de peur;
all. vor Müdigkeit umfallen; it. cascar di stanchezza; fr.
tomber de fatigue.
Comme ni l’italien ni le français ne sont ici en question,
nous avons seulement à nous demander si cette valeur de vor
peut s’expliquer par le sens général de la préposition tel qu’il
a été défini ci-dessus. Nous croyons que c’est le cas, et les
données s’accordent avec notre interprétation. P. Meriggi doit
construire la sienne sur deux sens opposés, celui de « cause »
et celui d’ « empêchement », qui nous paraissent l’un et l’autre
illusoires.
On le voit déjà à lire le commentaire de Grimm : « von
b e z e i c h n e t die U r s a c h e , den bewegenden grund für zustande,

besonders innere, dann aber a u c h für ein verhalten in ganz


allgemeiner Anwendung : vor begierde brennen, vor schäm
verstummen,... vor mit beben, Vor freude weinen... Die wirkende
Ursache ist g e w ö h n l i c h nichts von aussen kommendes,
abgesehen von kälte, h i t z e , u.a., wo gleichzeitig ein innerer
zustand bezeichnet wird, und so ist dann das bewirkte
wiederum ein innerer zustand, dessen ausdruck, oder ein
verhalten, eine handlung, ein Vorgang, die als unwillkürliche
folgen angesehen werden können; besonders oft wird auch
d u r c h eine négation eine Verhinderung, hemmung bezeich­

net... » 1.
Le rôle de vor demeure le même dans cet emploi spécifique.

1. G rim m , p. 788-789.
140 Problèmes de linguistique générale

Il indique la position dans laquelle on se trouve sous l’impul­


sion d’une force irrésistible qui vous meut vers l’avant. De
même que le mouvement du navire est produit par la force
du vent qui le propulse, de même l’état involontaire physique
ou psychique (« weinen ») est le résultat d’une pulsion émo­
tionnelle (« vor Frcude ») que le sujet subit. Le comporte­
ment involontaire (« weinen, beben, brenncn ») du sujet est
assimilé au mouvement également involontaire du voilier
(« segeln »), et le paroxysme de l’émotion impulsant à la force
impulsante du vent.
Dès lors tout ce qu’il importe et qu’il suffit de comprendre
est la relation sémantique de vor d’une part au verbe, de
l’autre au substantif. Que la violence de l’affection ressentie
fasse pleurer l’un ou empêche l’autre de parler est l’affaire
du psycho-physiologiste, non du linguiste. Il est également
vain d’attribuer à vor le sens de « cause » et celui d’ « empêche­
ment »; c’est là confondre le plan de la sensation et celui de
la langue. Au point de vue linguistique, une seule considé­
ration entre en jeu : la construction de vor et la relation qu’il
pose entre le verbe et le nom qu’il articule ensemble. Nous
dirons donc que, apposé adverbialement à un verbe dénotant
un état ou un comportement involontaire (« pleurer, trem­
bler », etc.), vor indique l’avancée extrême, résultant d’une
impulsion, et il forme syntagme avec le substantif dénotant
l’agent de l’impulsion (ici interne, émotionnel, « Freude »,
etc.). Si vor indique la direction imposée à l’objet par l’impul­
sant, c’est en vertu de la même construction que nous ana­
lysions plus haut. Négligeant ici la question de l’article, qui
n’a pas de rapport direct avec notre propos, nous souligne­
rons le parallélisme et l’unité csrentielle des deux types de
locutions :
vor dem Wind vor Freude
segeln weinen
Extérieure ou intérieure, cinétique ou émotive, l’impulsion
joue pareillement, et dans les deux cas vor a la même dénota­
tion. Il y a une liaison étroite, nécessaire, entre le caractère
involontaire des comportements indiqués par le verbe (soit
des actes « pleurer, crier », soit, ce qui revient au même, « ne
pas savoir ce qu’on dit, ne pouvoir plus remuer ») et la nature
irrésistible de la pulsion qui meut le sujet dans la direction vor.
La langue ne pourrait produire des constructions aussi
Structures et analyses 141
semblables s’il n ’y avait entre elles une similitude profonde
due à un même schéma sous-jacent. Il appartient au linguiste
de découvrir ces relations profondes sous la diversité super­
ficielle des emplois, s’il veut comprendre les effets de sens
qui en résultent.
IV

Fonctions syntaxiques
CHAPITRE XI

Fondements syntaxiques de la composition nominale *

Que ce soit dans la pratique descriptive ou dans la théorie


des classes de formes, on a toujours considéré que la compo­
sition nominale relève de la morphologie, qu’elle n’est rien
autre qu’une variété de la formation des noms, au même
titre que la dérivation. Personne ne contestera que les parti­
cularités formelles des mots composés intéressent en effet
la morphologie nominale, notamment les variations caracté­
ristiques d ’un thème nominal entre l’état de forme libre et
celui de membre de composé, cette variation étant justement
une des marques, parfois la marque unique, de la composi­
tion. A ce point de vue les composés des principales langues
fournissent à la description une matière abondante. Ils ont
été décrits et souvent analysés en grand détail.
M ais la considération morphologique laisse sans réponse
et à vrai dire ne permet même pas de poser le problème fon­
damental : quelle est la fonction des composés ? Q u’est-ce
qui les rend possibles et pourquoi sont-ils nécessaires ? Dans
une langue consistant en signes simples, l’existence d’unités
faites de deux signes conjoints invite à se demander où est la
source commune des composés et d’où provient la diversité
de leurs formes.
Pour répondre à cette question, il faut, à notre avis, envi­
sager les composés non plus comme des espèces morpho­
logiques» mais comme des organisations syntaxiques. La
composition nominale est une micro-syntaxe. Chaque type
* Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, C . Klinksieck, t. L X I I
(1967), fasc. I, pp. 15-31·
146 Problèmes de linguistique générale

de composés est à ctudicr comme la transformation d’un type


d ’énoncé syntaxique libre.
Nous examinons donc sous cette considération les princi­
pales classes de composés, telles qu’elles sont partout recon­
nues, pour mettre au jour les fondements syntaxiques propres
à chacune et finalement pour en rechercher la commune
fonction.
Nous posons en principe qu’un composé comporte toujours
et seulement deux termes. Sont exclus de la fonction de com ­
position (ceci est d ’ailleurs notion assez largement admise) les
préfixes et préverbes, dont le comportement et le rôle sont
tout autres. Mais, des deux termes d ’un composé, l’un peut
être lui-même composé : ail. Bleistiftlialtcr; angl. cocktail-
mixer ; gr. triakonta-etés « âgé de trente ans ». Le composé
devenant terme de composé compte pour un seul terme; il
n’y en a toujours que deux dans le composé nouveau.
On doit distinguer dans l’analyse des composés deux fac­
teurs qui obéissent à des conditions différentes : la relation
logique et la structure formelle. Celle-ci dépend de celle-là.
La structure est agencée par la relation. Seule la relation
logique fournit les critères propres à classer fonctionnelle­
ment les types de composés.
En conséquence, la relation à établir entre les deux termes
doit être considérée comme le premier critère, le plus général,
celui auquel tous les autres seront subordonnés. Nous dis­
tinguerons deux grandes classes primordiales : les composés
dont la relation tient entre les deux termes et leur est équidi-
mensionnelle, et ceux où la relation dépasse les deux termes
et, en les englobant dans une fonction nouvelle, se modifie
elle-même. Toutes les autres classes seront incluses dans
celles-là à titre de sous-classes.

L a première grande classe comprend les composés où la


relation tient entièrement et uniquement entre les deux
termes. Ceux-ci constituent — diversement — et délimitent
— constamment — la structure syntaxique.
Fonctions syntaxiques 147
1. On comptera ici, d’abord, pour la simplicité de sa struc­
ture binomique, le type dit dvandva (« paire »), joignant deux
substantifs équipotents en une unité que nous appellerons
couplante. Le védique en donne les exemples classiques :
dyâvàprthivt « ciel-terre », pitârâmâtârâ « père-mère », mi-
travarunâ a Mitra-Varuna »; en grec vuxOï^spov « (durée de)
nuit-jour ». La particularité du dvandva est que les deux
membres sont équipotents. C ’est par cette relation qu'ils se
caractérisent. Ils ne forment donc pas ensemble une construc­
tion syntaxique, au sens strict, mais ils sont unis par un
rapport de coordination qui ne pourrait être analysé que
dans le cadre d’une théorie générale de la coordination asyn­
détique. Par suite le dvandva n’admet pas la réduction des
deux membres à un seul ou la primauté de l’un des termes
sur l’autre, hormis le rapport de précédence, fixé par la tra­
dition et d’ailleurs réversible : pitdrà-mâtârâ ou mâtdrd-
pitdrâ. Le groupement des deux noms met en évidence la
liaison asyndétique, trait syntaxique, et il sert en outre de
résolution lexicale à la forme synthétique du duel dit ellip­
tique : dyâvà « ciel ( + terre », mitrâ « Mitra ( + Varuna) ».

2. Un autre type est constitué par les composés qui assem­


blent deux substantifs : oiseau-mouche, chien-loup, poisson-chat,
papier-monnaie, etc. Il se distingue du dvandva par une diffé­
rence essentielle : il désigne un seul objet naturel, non deux.
Mais il le désigne par deux signes conjoints, l’un et l’autre
nominaux. Il s’agit de reconnaître le lien entre les deux
membres, puis la construction syntaxique dont dérive l’unité
nouvelle.
Des deux membres, c’est toujours le premier qui fournit
la dénomination : un oiseau-mouche est un oiseau, un poisson-
chat est un poisson. Le second membre apporte au premier
une spécification en y apposant le nom d’une autre classe.
Mais entre les deux référents, il n’y a qu’un rapport de dis­
jonction : les mouches ne sont pas un embranchement des
oiseaux, ni les chats des poissons. L ’être désigné comme
« oiseau-mouche » est donc en apparence membre de deux
classes distinctes qui pourtant ne sont ni homogènes, ni
symétriques, ni même voisines. Si cette désignation double
reste néanmoins non-contradictoire, c’est que la relation
qu’elle institue n’est ni logique ni grammaticale, mais séman-
148 Problèmes de linguistique générale

tique. L ’objet ainsi dénommé ne relève pas identiquement


des deux classes. A l’une il appartient par nature, à l’autre
il est attribué figurément. L ’oiseau-mouche est bien un
oiseau, mais un oiseau qui a une certaine similitude avec
une mouche. L e papier-monnaie est du papier, non de la
monnaie, le propre de la monnaie étant sa matière (métal­
lique), sa forme (en pièces), sa marque (frappée); c’est néan­
moins du papier qui a quelque analogie avec la monnaie,
qui s’y substitue. Ainsi des signes lexicaux comme « oiseau-
mouche », « papier-monnaie « conjoignent deux notions, l’une
de nature, l’autre de figure. Le rôle de ces composés est de
coupler dans une désignation spécifique une classification de
réalité et une classification de semblance. C ’est la preuve que
la relation est posée entre les choses, non entre les signes.
On aperçoit la constitution syntaxique qui fonde ces com­
posés. « Oiseau-mouche » se ramène à un syntagme de défi­
nition : « oiseau qui est une mouche » et « papier-monnaie »
à « papier qui est de la monnaie ». Dans ce type de construc­
tion, étant donné le sens qu’elle produit, la jonction « qui
est » entre les deux lexèmes implique une fonction particulière
de « être ». Ce n’est pas une marque logique d’identité entre
deux classes, puisque les conditions de l’emploi obligeraient
à stipuler que cette fonction propositionnelle de la forme
« un x qui est un y », s’applique ici à un objet réel et que
cependant les référents de x et de y sont incompatibles, ce
qui serait contradictoire.
La relation par « être » doit bien plutôt s’entendre ici comme
une relation d ’assimilation sémantique entre deux notions
distinctes, sur la base d’un trait commun qui est impliqué,
mais non indiqué. Entre « oiseau » et « mouche », ce sera le
caractère sémantique de petitesse; entre « papier » et « mon­
naie », celui de valeur légale. Identification de similitude
entre un être désigné et un être comparé, cette construction,
qui ne répond à aucune des significations logiques de « être »,
se réfléchit dans le composé par la simple juxtaposition des
deux signes composants, procédé descriptif et expressif.
Comme terme lexical, ce composé a souvent pour équiva­
lent un signe simple : « oiseau-mouche » et « colibri »; —
« poisson-chat » et « silure »; — « papier-monnaie » et « assi­
gnat » (ou « billet de banque », composé de type différent).
On conclura que ce composé et la construction libre qui le
Fonctions syntaxiques 149

soutient ont fonction de figurer un rapport de similitude


intuitivement perçu entre un objet désigné et un autre de
classe distincte, et d’énonccr cc rapport de similitude sous la
forme d’un signe double dont le premier membre est déter-
miné-assimilé, le second, déterminant-assimilant. Ainsi se
constitue dans la nomenclature une nouvelle classe, dont la
désignation, associant deux signes déjà connus en une unité
spécifique, fait l’économie d’un signe unique qui serait
supplémentaire, ou permet de le suppléer (« oiseau-mouche »
à côté de « colibri »), ou encore, quand il existe, de le différen­
cier de nouveau : à partir d’un nom de base (populaire) martin
pour des passereaux, on forme martin-pêcheur, puis martin-
chasseur.

3. Le troisième type de cette classe est le composé de


dépendance, dont les termes sont deux substantifs en rapport
de détermination : angl. arrow-head « pointe de flèche », gr.
oiko-despôtës « maître de maison », skr. râja-putrd- « fils de
roi ». La base du composé est le groupe syntaxique libre à
déterminant au génitif et déterminé au nominatif (de quelque
manière que se réalise formellement ce rapport, énoncé ici,
pour la simplicité, en termes de flexion casuelle).
De toutes les classes de composition, celle-ci est, à tous
points de vue, celle qui offre le rapport le plus clair et immé­
diat avec la base syntaxique libre, au point que parfois le
composé et le syntagme semblent permutables à volonté.
S ’il en est ainsi, et dans la mesure même où le composé et
le syntagme semblent s’offrir librement et également au
choix, on peut juger pléonastique ce type de composé et
mettre en question sa légitimité par rapport au syntagme.
Et cependant il s’est développé, en certains cas il a été pro­
ductif. Quelle pouvait donc en être la fonction ? La question
n’a pas été posée encore. Il s’agit de reconnaître le critère
qui assure la distinction entre le composé et le syntagme,
c’est-à-dire le principe qui régit la sélection des termes de
ces composés.
Pour le découvrir, il convient avant tout d’envisager cette
classe dans son inventaire et de voir dans quelles catégories
de noms sont pris les constituants des composés de détermi­
nation. A cet égard les langues indo-européennes anciennes
offrent à l’observation un champ privilégié. On sait déjà
150 Problèmes de linguistique générale

qu'à l’origine ce type est rare et étroitement borné. II n’a en


védique et en grec ancien qu’un petit nombre de représen­
tants 1. Pour le védique on ne cite qu’une douzaine d’exemples.
En fait, c’est encore trop 2. A l’examen nous ne retiendrons
comme assurés que trois ou quatre composés-souches. Leur
rareté même les rend typiques et incite à les considérer indi­
viduellement.
II y a d ’abord le constituant -pati « chef, maître », très
productif et qui a dès le RV. un paradigme fourni : dampàti-
« chef de maison » (gr. des-pôtës), vis-pàti- « chef de clan »,
jâs-pati- « chef de famille », etc. Bien attesté aussi est putra-
« fils », dans râja-putrâ- « fils de roi », brahma-putrd- a fils de
brahman », ainsi que râjan- « roi », dans jana-râjan- « roi de
la race ».
De cette courte liste, où tient la majorité des exemples
premiers, on tire déjà une idée précise de la relation qui
était à définir. Une formation de composés dont le second
terme est « chef » ou « fils » ou « roi » se caractérise en logique
comme une fonction à deux variables : e être fils » n’est pas
un prédicat autonome, il exige un autre argument pour se
compléter; ainsi « fils, chef, roi » valent nécessairement
« fils-de, chef-de, roi-de ».
Les noms qui relèvent de cette catégorie logique sont avant
tout ceux qui indiquent la parenté ou la relation à un groupe
social. Ce trait est présent aussi dans le nom propre divo-
dâsa- « valet du ciel » (avec divo < divas gén., syntagme fixé
comme nom propre). De là l’effectif d ’abord très limité de
cette formation. Cependant elle reçoit, à l’occasion, des
apports imprévisibles. On peut, par exemple, s’étonner d ’y

1. C f. W ackernagel, A ltind . Grainm., II, i , p . 241, § 97.


2. A in si de la petite liste que W ackernagel (op. cit., p. 241, § 97) donne
d ’après A rn o ld pour les portions les plus anciennes du R V , il faudrait
élim iner plusieurs exem ples :
nava-jvârd-, m aliâ-dhand-, m ahâ-vïrd- com portent des adjectifs com m e
prem ier term e et sont donc d ’une autre catégorie, celle de candra-inâs-
(cf. W ackernagel § i ° i ) ;
devdUsalra- (R V . V 64,7) est il prendre com m e nom propre, en accord
avec G eld n er (trad. ad loc.) et Renou (Et. vcd. et pan., V , 1959, p. 80; V II,
i960, p. 45); en cette qualité ¡1 s ’interprétera bien m ieux com m e un
baliu vrïlii : * dont le ksatra vient des ¡levas »;
dru-pada- est lin bahuvrïhi « au pied do bois », com m e l’ indique déjà
A . D eb ru n n er (Nachtrage zu YVack. II, 2, p. 34-5);
sur divo-dâsa- et hiranya-ratha- cf. plus loin.
Fonctions syntaxiques iSi

trouver hiranya-rathâ- « char d’or » et l’on se demandera com­


ment hiranya-rathd- va entrer dans la même classe que râja-
putrd- « fils de roi », vu la différence de statut logique entre
ratha- « char » et putra- & fils ». Le rapport s’éclaire par la
valeur contextuelle de hiranya-ratîid- (RV. I 30,16) : non
« char fait en or », mais « char plein d’or » (« goldbeladener
Wagcn » Wackernagel; « ein Wagen voll Gold » Geldner);
ratha- est pris ici comme nom de contenant; on traduirait
mieux : « charretée d’or ». Dès lors liiranya-rathd- devient
symétrique de r â ja -p u tr d Des fonctions comme « charretée
de (foin), poignée de (grain) » ont la même structure logique
que « fils de (roi), chef de (famille) », et le rapport contenant-
contenu est assimilable à celui de membre-totalité, que ce
soit celui de head à arrow dans arrow-head, litt. « tête de
flèche », ou celui de skr. pati- « maître (de) » à dam- « maison,
famille » dans dam-pati- « maître de maison ».
Cette classe de composés énonce donc des fonctions à deux
variables sous la forme syntaxique de la prédication : a x est
de y », réalisée comme « fils est de roi, chef est de famille ».
Le composé se constitue avec des noms qui sont par nature
des termes relatifs appelant des termes complémentaires,
tels que des noms de parenté ou de position sociale. Ce noyau
initial s’accroît de désignations relevant d’autres catégories
sémantiques, mais contractant par leur emploi la même rela­
tion logique à leurs termes complémentaires.
Du même coup est fixée la démarcation de principe entre
ce composé dit dp détermination nominale et le syntagme :
celui-ci n’est soumis à aucune restriction logique et peut
assembler dans ce rapport syntaxique des noms de toutes
classes.

4. Le type qu’on pourrait dire classique est le composé à


premier membre nominal, déterminant, et à second membre
verbal, déterminé : gr. hippô-damos « qui dompte les chevaux »,
lat. signi-fer « qui porte l’enseigne », skr. havir-ad- « qui mange
l’oblation », v. perse arsti-bara- « qui porte la lance », anglais
shoe-maker « qui fait les chaussures », russe medv-éd’ « man­
geur de miel » ( = ours). La relation est la même, en ordre
inverse, sans choix possible, dans le type fr. porte-monnaie.
Aussi claire qu’elle est largement développée, cette for­
mation repose sur une proposition libre à forme personnelle
*52 Problèmes de linguistique générale

du verbe transitif régissant un terme nominal : gr. hippô-


damos « il dompte les chevaux »; — lat. signi-fer « il porte
l’enseigne », e t c .1.
Nous rencontrons cependant une curieuse anomalie. Tout
évidente que semble la relation posée entre ce composé et la
proposition libre à rection transitive, elle ne peut rendre
compte de l’existence d’un type parallèle, où les mêmes élé­
ments sont unis par le même rapport interne, mais dans la
séquence inverse : déterminé verbal + déterminant nominatif
et cependant avec le même sens global. Ce type est représenté
dans la plupart des langues indo-européennes anciennes,
tout particulièrement en grec et en indo-iranien : gr. arkhê-
kakos « qui commence le mal, qui est responsable d’un
malheur », pheré-oikos « qui porte sa maison », skr. trasa-
dasyu n. pr. « qui effraie l’ennemi », ksayat-vïra- « qui com­
mande les hommes »; v. perse xsayârsan- n. pr. (xsaya-
arsan- ) « qui commande les héros », av. barô. zaoOra- « qui
apporte l’offrande ». Apparemment ce type suppose lui aussi
une construction libre d ’un verbe transitif et de son régime :
gr. pheré-oikos « il porte sa maison »; skr. trasa-dasyu- « il
effraie l’ennemi », etc.
Les deux types de composés, formellement distingués par
l’ordre séquentiel, ont toujours été considérés comme fonc­
tionnellement pareils et de même sens. Les linguistes qui ont
eu à les décrire les tiennent pour synonymes, d ’autant plus
que parfois ce sont les mêmes lexèmes qui sont agencés en
ordre inverse et qu’on dispose ainsi de composés réversibles,
par exemple en avestique barô. zaoOra- et zaoOra. bara-, l’un
et l’autre signifiant « qui apporte (bara) l’oblation (zaoOra-) ».
Nulle part la question d ’une différence possible entre les deux
séquences n ’a été seulement soulevée.
Il est cependant difficile de penser que les deux ordres de
composition, nominal -f* verbal ou verbal -j- nominal, puis­
sent permuter à volonté et qu’ils soient en variation libre. A

I . Il suffit d ’ajouter, puisque notre ob jet n ’est pas la description des


com posés pour eux-m êm es, qu e le rapport ob jet -f- nom verbal tran sitif se
renverse en rection passive quan d le term e verbal du com posé est l ’ad je ctif
en -*to - ou le participe passé : anglais hand-made, gr. kheiro-poictos, lat.
manu-factiis et que la fonction verbale intransitive apparaît d:ins skr.
rathe-fthd a qui se tien t sur le char ». L a syntaxe des trois diathèses se
réfléchit ainsi dans les com posés
Fonctions syntaxiques 153
priori de pareils pléonasmes ne sauraient être tolérés dans
une langue où la composition obéit à des normes fixes. On
concevra moins encore qu’ils se soient développés comme
ils l’ont fait, s’ils ne sont que de simples variantes stylistiques.
Nous avons à nous demander comment deux types de
composés, différents par l’ordre des termes, peuvent l’un et
l’autre se fonder sur la même construction libre d’un énoncé
prédicatif au présent. Il doit exister, à la base même de cette
construction, une double possibilité syntaxique qui se pro­
longe dans la double séquence des composés.
Effectivement cette présomption est vérifiée dans la syntaxe
de l’énoncé. Non dans la variation de l’ordre entre le verbe
et le régime, puisque cet ordre est libre, non conditionné,
et sans effet sur le sens, mais dans la double valeur qui est
inhérente à une forme de présent. Dans « il porte... » on peut
voir ou un présent intemporel de définition : « il porte... = il
est porteur de... », ou un présent actuel de description : « il
porte... = il accomplit l’acte de porter ».
Telle est la différence à reconnaître entre le composé grec
en -φόρος « porteur par vocation ou nature » (définition) et
celui en φερέ- « qui porte effectivement » (description).
Le sens du premier type n’a guère besoin de démonstration.
L ’abondance même des composés en -φόρος fait partout
ressortir le porter comme fonction : λαοφόρος « (route) qui
porte le peuple » ( = fréquentée); εωσφόρος « (étoile) qui
amène l’aurore, Lucifer »; φώσφορος « (astre, divinité) qui
amène la lumière »; καρποφόρος « (arbre, pays) qui produit
des fruits », etc.
Il sera utile, en revanche, de mettre en lumière la valeur
propre des composés en φερέ- dans leur emploi textuel. Par
φερέ-οικοι Hérodote caractérise les Scythes nomades qui
vivant sur des chariots « transportent leur maison », dans la
réalité du procès et comme activité constatée l . Les άμπλακίαΐ
φερέπονοι de Pindare (Pyth. 2,31) sont des « égarements qui
ont (effectivement) porté leur peine ». De même l’adjectif
φερέγγυος qualifie celui « qui donne effectivement garantie,
qui est digne de confiance ». Avec d’autres thèmes verbaux :
έχέΟυμος « qui contient ses passions », εχέφρων « qui garde sa
I. φερέοικος sert de kenning chez les poètes pour désigner plusieurs
animaux porte-coquilles; cf. H. T roxlcr, Sprachc und Worlsclialz Ifesiodi,
Zurich, 1064, P· 22.
154 Problèmes de linguistique générale

réflexion, prudent ». Très instructif dans son contexte est


hom. άρχέκακος « qui a été cause d ’un mal », épithète appliquée
à un objet particuli er dans son rapport avec un événement parti­
culier : ... νήας ... άρχεκάκους, at uaat κακόν Τρώεσσι γένοντο
ο ΐτ ’ αυτω « ces vaisseaux cause de maux, qui furent un mal­
heur pour tous les Troyens, et pour lui-même aussi » (E 62-4) ;
la phrase relative semble une traduction analytique du com­
posé. Rappelons, en regard et pour le contraste, que -αρχος
comme second terme indique la qualité permanente de
«chef » (ναύαρχος « chef de flotte, amiral ») et -εχος la fonction
de « teneur, détenteur » (σκηπτούχος « porte-sceptre », roi ou
héraut; ραβδούχος « porte-baguette », juge, huissier).
Cette interprétation s’accorde avec deux particularités
propres à ces composés à premier membre verbal et régissant :
l’une est qu’ils ne désignent pas un être ou un objet comme
porteur d ’une fonction — cette fonction pourrait être sienne
sans être jamais réalisée en acte — , mais comme accomplis­
sant effectivement ou ayant accompli l’acte dénommé, et
par suite comme particuliers et définis. En conséquence —
c’est l’autre trait caractéristique — cette formation produit
des épithètes qui conviennent à des individus, non à des
classes, et les décrivent dans leurs accomplissements propres
et non dans la virtualité d ’une fonction. C ’est pourquoi elle
fournit un large contingent de noms propres individuels,
surtout en grec et en iranien : gr. Μενέ-λαος Άγέ-λαος, ’Αρχέ­
λαος, Μενε-χάρμης, Τλη-πτόλεμος, etc.; véd. Trasa-dasyu-',
v. perse Dàraya-vahu- « qui maintient le bien » ( = Darius);
Xsayârsan- « qui règne sur les guerriers » ( = Xerxcs); av.
Uxlyat-drata- « qui accroît l’ordre » (nom du fils aîné de
ZaraOuétra), etc.
La distinction entre les deux variétés de composés à
rection intérieure selon la séquence du régissant et du régi
est ainsi ramenée à son fondement syntaxique, qui est le
cumul de deux valeurs dans la forme verbale de l’énoncc
libre au présent.
C ’est même cette possibilité de produire deux variétés de
composés avec les mêmes termes qui éclaire la structure
syntaxique de l’énoncé libre. Des composés du type de
oiko-phülahs « gardien de maison », thanatè-phôros « porteur
de mort » renvoient aux énoncés « il garde la maison; il
porte la mort ». Mais ici le présent « il garde; il porte » repré­
Fonctions syntaxiques 155
sente en réalité la transformation de la locution prédicativc
« il est gardien; il est porteur », qui en donne le fondement
conceptuel et syntaxique à la fois; la forme verbale de présent
contient donc la prédication d ’une propriété inhérente.
Mais dans le type pheré-oikos, l’énoncé libre de base « il porte
Ra maison » n’est pas la transformation d’un énoncé prédicatif
d’essence; il formule seulement une description. Ici la forme
verbale de présent n’assertc pas une propriété d’être, elle
prédique un procès effectif.
Le champ de cette distinction ne se limite pas aux composés.
Il englobe d’autres formations nominales. En tant que dérivés
à fondement syntaxique, les deux classes de noms d’agent
(respectivement en -ter et en -tor) et les deux classes de noms
d’action (respectivement en -tu- et en -ti~) se distribuent selon
le même principe 1 que les deux classes de composés ver­
baux. Une grande articulation verbale est ainsi mise au jour,
qui est liée à la nature fondamentale du présent verbal
et qui se prolonge jusque dans la dérivation nominale.

11

La deuxième grande classe est celle des composés dont la


relation ne tient pas entre les deux termes, mais en quelque
manière les dépasse.

5. Ce sont les composés dits bahuvrlhi, type de grande


généralité, dont voici quelques représentants : anglais blue-
eyed (bleu + œil) « aux yeux bleus »; gr. kuno-képhalos
(chien + tête) « (singe) à tête de chien »; lat. quadru-pes
(quatre + pied) « (animal) à quatre pieds »; véd. ugra-bâhu-
(fort -f- bras) « (dieu) au bras fort »; v. perse tigra-xauda-
(pointu + casque) « (Sakas) au casque pointu »; paiute
cïyapwavi* tùts. (coyote + tête) « (personne) à tête de coyote,
crazy-headed person » 2; fr. rouge-gorge « (oiseau) à gorge
rouge ».
La définition de ces composés a toujours fait difficulté,
1. Noms d'agent et noms d'action en indo-européen, 1948, i re partie.
2. Exem ple pris chez Sapir, Southern Paiute, p. 74 qui le classifie lui-
mCme comme bahuvrlhi.
15 6 Problèmes de linguistique générale

bien qu’on s’accorde sur l’analyse empirique. Ils ont reçu


plusieurs dénominations. Celle de bahuvrïhi,, la plus inno­
cente, désigne en sanskrit la classe par un de ses représentants.
On emploie aussi « composé exocentrique » pour dire « dont
le centre est hors (du composé) », ce qui a l’inconvénient de
faire appel à une géométrie hasardeuse (comment le centre
d ’un objet serait-il hors de cet objet ?), sans pour autant
élucider la relation, qui est seulement renvoyée hors du
composé. Plus clair, au moins dans son sens immédiat, est le
terme « composé possessif », et il contient, comme on verra, une
parcelle de vérité, mais il reste approximatif et mal défini,
et au total inadéquat. Aucune de ces dénominations, en
réalité, n’atteint la particularité de l’objet à définir.
La raison en est que, à la différence des autres classes,
qui sont de construction syntaxique simple, celle-ci implique
une construction syntaxique complexe. Soit un bahuvrïhi
tel que hom. arguró-toxos te(dieu) à l’arc d’argent ». Il remonte
à une proposition analytique qui s’énonce « son arc est
d ’argent » (ou indifféremment « il a un arc d ’argent »). Or
— voici le point important — cette proposition n’est pas
simple, et n’étant pas simple, elle ne saurait être regardée
comme le fondement ultime du composé. Nous considérons
que « son arc est d ’argent » est la contraction de deux proposi­
tions logiquement antérieures et syntaxiquement distinctes,
dont l’articulation est le pronominal « son » (ou le verbe
« il a »). L ’une est predicative de qualité : « arc est d’argent »;
l’autre, prédicative d ’attribution : « arc-d’argcnt est-à (X.) »,
celle-ci susceptible d ’une variante formelle : « (X) a arc-
d ’argent » 1. L a proposition attributive a pour indice le pré­
dicat d ’existence « être-à » qui implique nécessairement un
attributaire, exprimé ou non. Il apparaît donc que la propo­
sition contracte « son arc est d’argent » inclut, à titre de facteur
indispensable de la construction, l’attributaire actuel ou
virtuel du « être*à ». C ’est cette propriété qui définit la
structure syntaxique du bahuvrïhi 2.

1. N o u s avons insisté ailleurs sur le rapport avoir : ctre-A (Problèmes de


linguistique générale, I, p . 195).
2. P rop riété vagu em en t en trevu e de ceu x qui classent ces com posés
comme * possessifs ». M ais à peu près tous les adjectifs pourraient être
dits « possessifs », du fait q u ’ ils son t syn taxiqu em en t accordés à un nom ,
q u i serait « possesseur » de la « q u alité ».
Fonctions syntaxiques 157
Que ce composé e.st fondé sur une construction attribu­
tive, diverses langues en donnent une preuve remarquable
sous la forme d’un groupe syntaxique qui prélude en quelque
sorte au composé attributif, et où la fonction d’attribution
est assumée par une expression possessive. C ’est le cas de
l’irlandais, qui emploie à cette fin le a possessif de 3e per­
sonne : Cailti cruaid a chrî « C. dur son corps, C. au corps
dur »; ben ... sion a gniad « une femme digitale sa joue, à la
joue de digitale ( = aux joues pourprées) » *. C ’est le tour
régulier en sémitique, où il forme le noyau de la « proposition
relative »2 : mr?atun hasanun ahü-ha « une femme beau
son (-ha) frère, dont le frère est beau ». En vieux tu rc:
qaH-ï körtläm « mon (seigneur) son-sourcil (qai-t) \est\ beau,
aux beaux sourcils » 3, turc kizi güzäl äfändi « homme sa­
illie [est] belle, à la belle fille »4; dam-i qirmizi ev « maison
son-toit (dam-i) [est] rouge, maison au toit rouge » 5. On
trouverait bien d’autres parallèles à citer 6. Cette construction
coexiste en irlandais avec des composés bahuvrïhi où l’adjectif
étant de fonction prédicative, précède le substantif et où
un suffixe -ech marque l’attribution, ainsi crdn-suil-ech
« dunkel-aug-ig, à l’œil sombre ». La comparaison entre le
composé crdn-suil-ech « à l’œil sombre » et le groupe syntaxi­
que (beich) bec a nert « (les abeilles) petite [est] leur (a)
force, à la force petite » montre un parallélisme exact entre
les deux procédés : ils ont à la fois valeur prédicative, dans
l’ordre des éléments, et valeur attributive, dans le possessif a
et le suffixe -ech.
On voit ainsi la fonction attributive que le suffixe remplit
dans le bahuvrïhi. Une illustration frappante en est donnée
par véd. devd-patnï, qui signifie non « maîtresse des dieux »,

1. En général cette expression est décrite comme un « génitif du relatif »,


cc qui vaut seulement pour les langues de description, comme les langues
occidentales modernes. Pour des exem ples voir J. Vendryes, Gramm, du
v. irlandais, § 646, p. 3 4 t; Thurneysen, A Grammar o f Old Irish, § 507,
p. 321 ; Lew is-Pedersen, A Concise Compar. Celtic Grammar, § 392, p. 23g.
2. Problèmes de linguistique générale, I, p. 208 sq.
3. A . von G abain, Alttürkische Grammatik*, 1950, § 403.
4. K . G rönbech, Der türkische Sprachbau, I, p. 86.
5. J. D eny, Grammaire de la langue turque, § 354, p. 230.
6. V oir notamment G . Deeters, IF . 60, 1952, p. 47 sqq. qui réunit des
spécimens variés de ces constructions (p. 51 sq. pour les langues cauca­
siennes).
158 Problèmes de linguistique générale

mais « (cellc) qui a pour mari un dieu ( = fem m e d'un dieu) ».


L e fém inin -patnï représente en réalité p a ti « mari » m uni
d ’un suffixe d ’attribution; et com m e l ’attributaire est un
être fém inin, le suffixe a nécessairem ent la form e - ï . Seule­
m ent il faut bien noter que l’attribution a pour objet non
pati- « mari », m ais la prédication latente *deva-pati- « dieu
[est] mari », de sorte, sous form e d ’attribution à un attribu­
taire de genre fém inin, devd-patnï signifiera analytiquem ent :
« dieu-m ari est-à (elle) », com binaison des deux prédications.
C ette structure syntaxique est le fondem ent du rapport
sém antique : le com posé devd-patnï (bahuvrïhi) est seulem ent
fém inin; il ne peut avoir de m asculin l , tandis que gfhd-patnï
tatpurusa) « maîtresse de maison » est le fém inin de gxhdpati-
« maître de maison », cc dernier com posé étant fondé sur la
construction « il (elle) est m aître-de... » (cf. ci-dessus). Par là
gfhd-patnï, uniplanaire, diffère fondam entalem ent de devâ-
patnï, biplanaire (cf. ci-dessous).
D éveloppons som m airem ent les im plications de cette
définition du bahuvrïhi.
i° L a structure form elle n ’est pas hom ologue à la structure
syntaxique de ce com posé quant au nombre des term es. L a
structure form elle est binom ique (les deux m em bres de
l ’unité m orphologique); mais la structure syntaxique est
trinom ique; en sus des deux term es énoncés, elle inclut
un term e non énoncé, m ais nécessaire, l ’attributaire;
2° C ette dissym étrie tient à la nature particulière de la
construction, qui est une proposition contracte. E n tant
q u ’elle est articulée par une relation d ’attribution, la construc­
tion m et en je u deux constituants : une fonction d ’attribué,
la sous-unité syntaxique qui est prédicative de qualité : « arc
est d ’argent », et une fonction d ’attributaire : « arc-d ’argent
est-à »;

i. Il est nécessairement et seulement féminin non pas seulement à titre


individuel et par raison contextuelle, mais encore parce que tous les
com posés en -p a tn ï d u R V sont des bahuvrîhis (cf. W a ck em ag el, op. cit. II,
Ei § 38 b, p. 90). E n fait il n ’existe pas dans le R V de p a tn ï « épouse »
com m e féminin de p a ti- « époux », mais seulem ent p a tn ï * maîtresse »,
féminin de p a ti- « maître ». L es rares exem ples de p a tn ï- « épouse » que
les dictionnaires citent se rapportent tous au m onde divin et peu vent aussi
bien signifier « maîtresse ». Il faut prendre également com m e bahuvrïhi
véd. sa -p a tn ï, av. ha-paO nï « concubine », à analyser « (celle) qui a en com ­
m u n ( sa -, ha -) un ép o u x ( = qui partage l ’époux avec une autre femme) ».
Fonctions syntaxiques *59
3° Essentielle est la distinction des deux plans de prédi­
cation. Ces plans ne sont pas de même nature :
la prédication de qualité « arc est d’argent » (dans gr. argu-
ràtoxos); « bras est fort » (dans skr. ugra-bâhu-) est une fonc­
tion syntactique, entre signes;
la prédication d’attribution (« arc-d’argcnt est-à », « bras-
fort est-à ») est une fonction sémantique, entre signes et
référents;
4° On peut par là organiser logiquement la distinction
posée ci-dessus entre deux grandes classes qui embrassent
¡'ensemble des composés :
tous les composés rangés dans la première classe sont
prédicatifs de qualité et ont fonction seulement syntactique, y
compris les composés dits de rection; ils sont uniplanaires;
tous les composés de la seconde classe (bahuvrïhis)
combinent la fonction syntactique et la fonction sémantique;
ils sont biplanaires;
5° Les composés biplnnaires (bahuvrïhis) se définissent
comme portant une double prédication, de qualité et d’attri­
bution. En conséquence on les réinterprétera dans une nou­
velle structure logique, qui est à sa manière binaire : un
composant indiquant l’attribution (c’est le composé formel
entier) et un composant indiquant l’attributaire, celui-ci
inhérent à la forme de composition. Cette fonction d’attri­
butaire est remplie, quand il y a lieu, par un argument dis­
tinct (« Apollon à l’arc d'argent »), à défaut par un substitut,
tel qu’un pronom ou un anaphorique occupant la fonction
vide : « (celui) qui a... »;
6° Cette relation syntaxique d’attribution a un corrélat
dans la morphologie du composé : c’est le changement de
classe formelle qui affecte le terme substantif déterminé.
La forme libre fém. kephalë « tête » devient -kephalos -ë
-on -oi -ai -a dans (kuno- ) kephalos « à tête (de chien) » avec
les variations de genre et de nombre; la forme libre neutre
lat. caput « tête » devient -ceps dans (bi-jeeps « à (deux)
têtes »;
La marque de ce changement de classe peut être une
variation apophonique ou d’addition d’un suffixe, ou les
deux : la forme libre ail. Auge « œil » devient -àug-ig dans
(blau-)äugig « aux yeux bleus »; la forme libre angl. eye
« œil » devient -eyed dans (blue-)eyed « aux yeux bleus »; la
i6o Problèmes de linguistique générale

forme libre hongr. szem « oeil » devient -szem-iï dans kek-


ssem-iï « aux yeux bleus », etc. C ’est la marque formelle de la
fonction attributive assignée à la proposition prédicative de
base;
7° La structure biplanaire et la nature de composé vont
ici de pair. Une relation qui serait uniplanaire, seulement
essive ou seulement attributive, ne pourrait produire sous
forme nominale un composé, mais seulement un dérivé. On
le voit si l’on transpose l’une et l’autre, séparément, en
forme nominale : « il est enfant » produit « enfantin »; « il
a arme » produit « armé ». Seule la combinaison d’une prédi­
cation de qualité et d ’une prédication d’attribution peut
produire une forme nominale composée;
8° Entre les deux plans il y a une hiérarchie de nécessité :
d ’abord la fonction essive, puis la fonction attributive : un
objet ne peut « être-à » ( = appartenir) qu’en tant qu’il « est
tel ou tel ». La fonction attributive n’est dévolue qu’à un
syntagme prédicatif d’être-tel.

De cette analyse quelques conclusions se dégagent, qui


portent sur la nature et la fonction des composés, tels que
nous les avons définis dans leurs relations intra-linguistiques 1.
La langue n’est pas un répertoire immobile que chaque
locuteur n’aurait qu’à mobiliser aux fins de son expression
propre. Elle est en elle-même le lieu d ’un travail incessant
qui agit sur l’appareil formel, transforme ses catégories et
produit des classes nouvelles. Les composés sont une de ces
classes de transformation. Ils représentent la transformation
de certaines propositions typiques, simples ou complexes, en
signes nominaux.
On ne peut donc plus expliquer la création des composés
par la simple jonction immédiate de deux signes antérieurs.
Si la composition nominale était, comme on la présente
toujours, un procès de nature morphologique, on ne compren­
drait pas pourquoi elle semble se réaliser partout, ni comment

i . C es conclusions dépassent sous m aints rapports celles d 'u n exposé


déjà ancien, lim ité d ’ailleurs aux com posés de déterm ination, et qui est
résum é som m airem ent dans B S L 44 (1947-8), fasc. i , P roccs-verb au x,
p . XL I l .
Fonctions syntaxiques 161

ont pu naître ces classes formelles en nombre limité, si pareilles


entre les langues les plus diverses. C ’est que l ’impulsion
qui a produit les composés n’est pas venue de la morphologie,
où aucune nécessité ne les appelait; elle est issue des cons­
tructions syntaxiques avec leurs variétés de prédication. C ’est
le modèle syntaxique qui crée la possibilité du composé
morphologique et qui le produit par transformation. La
proposition, en scj différents types, émerge ainsi dans la
zone nominale.
Dès lors, il faut reconnaître aux composés une situation
particulière. En général on les range, avec les dérivés, dans
la « formation des noms ». Il faudrait plutôt les faire entrer
dans un chapitre nouveau de la théorie des formes, consacré
au phénomène qui pourrait s’appeler « métamorphisme » :
nous entendons par là le processus de transformation de
certaines classes en d’autres.
Ce processus, considéré dans le fonctionnement de la
langue, répond à une fonction précise, qu’on discernera en
comparant la syntagmatique propositionnelle à celle du
composé. Comme on l’a vu, le modèle syntaxique comporte
toujours une prédication, simple ou complexe; celle-ci
énonce par nature un procès actuel. Dès lors que la proposi­
tion est transformée en composé et que les termes de la
proposition deviennent les membres du composé, la prédica­
tion est mise en suspens, et l’énoncé actuel devient virtuel.
Telle est la conséquence du procès de transformation.
Telle alors se définit la fonction du composé : transférer
au virtuel le rapport actuel de prédication énoncé par la
proposition de fondement. C ’est bien à cette fonction que
répondent aussi les caractères formels du composé. Tout ce
qui peut renvoyer à une situation actuelle en est effacé :
la prédication verbale n’est plus qu’implicite, le premier
membre, dépourvu de tout indice de cas, de nombre, de genre,
est réduit à un sémantème, le second membre sur lequel
repose la relation syntagmatique, prend une forme et une
finale nouvelles, indices du statut d’adjectif que le composé
reçoit. Autant de preuves de la fonction virtualisante
qu’assume le nouveau signe nominal.
A passer ainsi dans le cadre formel du nom, la proposition
libre subit une réduction inévitable de ses latitudes d’expres­
sion. Il était assurément impossible de faire tenir dans les
162 Problèmes de linguistique générale

deux termes du composé la multiplicité de relations synta­


xiques dont la proposition libre est susceptible. Néanmoins
le composé est capable de plus de diversité qu'il ne semblerait,
et les nombreuses variétés qu’en recensent les grammaires
correspondent justem ent à des types divers de propositions.
Pour n ’en donner qu’un exemple : ved. vâjra-hasta- (massue-{-
main) signifie « (tenant) la massue (dans sa) main »; il remonte
à une proposition contracte « main (tenant) massue est-à (lui) »,
ce qui équivaut à « dont la main tient massue ». Cela implique,
dans un composé biplanaire, une proposition primaire
« main (tient) massue », donc au lieu d’une prédication par
« être », une variante lexicale par « avoir, tenir ».
M ais cet appauvrissement relatif de l ’expression syntaxique
transformée en expresssion nominale est compensé par la
variété des combinaisons que le composé livre à la langue, il
donne le pouvoir de manier comme adjectifs ou noms des
propositions entières et de les faire entrer sous ces espèces
nouvelles dans d ’autres propositions. Ainsi sc constitue
notamment un répertoire vaste, toujours ouvert, de composés
descriptifs, instruments de la classification et de la nomen­
clature, aptes à devenir dénominations scientifiques ou
épithètes poétiques, et qui par delà l’enrichissement qu’ils
procurent, entretiennent cette activité métamorphique, peut-
être le travail le plus singulier de la langue.
CHAPITRE XII

Formes nouvelles de la composition nominale *

Les langues que nous parlons se transforment sous nos


yeux sans que nous en prenions toujours conscience; maintes
catégories traditionnelles de nos descriptions ne répondent
plus à la réalité vivante; d’autres se forment qui ne sont pas
encore reconnues.
C ’est le cas de la composition nominale dans le français
d’aujourd’hui. Nous voudrions signaler deux développements
qui s’y produisent, et deux classes qui en résultent, auxquelles
1 s’agit de donner statut d’existence.

i
LES CO M PO SÉS SAVAN TS

Il y a en français un grand nombre de composés formés


d’éléments gréco-latins. La plupart font partie du vocabu­
laire scientifique. On les laisse hors des cadres de la compo­
sition, h raison même de leur origine. Ils semblent appartenir
à la morphologie des langues classiques, étant conformes au
modèle hérité ou imité de ces langues, même s’ils ont été
créés à l’époque moderne.
Cette vue traditionnelle a empêché de reconnaître la vraie
nature de plusieurs des néologismes instaurés dans la nomen-
• Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, C . Klincksieck, t. L X I
1966), fasc. 1, pp. 82-95.
i&4 Problèmes de linguistique générale

claturc scientifique d’aujourd’hui et leur intérêt pour la


description des composés français.
Il semble même qu’on n’ait pas toujours vérifié les condi­
tions premières de leur création. La conviction d’avoir afTaire
à des variétés modernes d ’une classe gréco-latine a été si
forte qu’elle a parfois conduit à négliger même les données
lexicographiques de base.
Nous croyons utile de le montrer en étudiant la genèse
d’un terme capital de la science moderne, qui a été créé en
français, d’où il a passé dans la plupart des autres langues :
microbe.
Voici comment nos dictionnaires expliquent la formation
de ce mot :

M icrobe : em p ru n té d u g rec μικρόβιος, d on t la vie est courte.


Ncolog. m o t d û à S é d illo t (D iction n a ire général);
Microbe, 1878. E m p r . du g r e c viikrobios « dont la vie est courte »
par le c h iru rg ie n fr. S é d illo t 1804-1SS2 (B lo c h - W a r t b u r g . D ict.
étym. 3) ;
M icrobe (1878, Sédillot) e m p r. au g rec microbios, à la vie (bios)
courte ( mikros) (D a u za t, D ict. étym.)",
— du gr. microbios, de micros, petit, et bios, vie ( D a u z a t- D u b o is -
M itte r a n d , N ouveau dicl. étym. 1964);
M icrobe 1878, e m p r. au g r e c viikrobios « d o n t la vie est cou rte »
(P. R o bert, D ict. alph., I V , p. 566).

Il n’y a pas d’inconvénient, on peut même trouver avantage,


à ce que les dictionnaires se répètent, et dans ies mêmes
termes, s’ils énoncent une explication correcte. Celle qu’ils
donnent ici est en fait incorrecte; elle l’est même de plusieurs
manières, et elle l’est insidieusement, combinant des données
exactes dans une interprétation fausse. Il devient urgent de le
dire; l’erreur acquiert autorité par la répétition.
Indiquons d’abord que le composé « mikrobios », allégué
partout, n’a jamais existé en grec à aucune époque. Fût-il
attesté, quel en serait le sens ? Il voudrait dire seulement « de
petite vie », et non « dont la vie est courte ». Car un adjectif
signifiant « dont la vie est courte » a bien existé en grec et
dans la meilleure langue classique, mais c’est βραχύ-βιος, et
non * μικρόβιος. C e dernier n’eût trouvé aucun emploi;
l’adjectif μικρός ne s’applique pas à βίος.
Non seulement nos dictionnaires font ainsi état d’un
composé grec inexistant, auquel ils attribuent un sens qu’il ne
Fonctions syntaxiques 165

pouvait avoir, non seulement ils donnent pour emprunté


au grec un mot qui en réalité a été formé en français, mais
encore ils rendent incompréhensible la création de microbe
en français, car l’auteur de ce néologisme ne voulait certaine­
ment pas dire que les « microbes » avaient « la vie courte ».
C ’eût été un non-sens scientifique.
Qu'entendait-il alors en proposant le terme microbe? Pour
le savoir, il faut se reporter à un écrit qui est comme le procès-
verbal de cette création. Le mot a été inventé à la suite des
découvertes de Pasteur qui révélait l’action des infiniment
petits. « La destruction des matières organiques, écrivait
Pasteur en 1862, est due principalement à la multiplication
d’êtres organisés microscopiques », et en 1865 : « Lorsqu’on
voit la bière et le vin éprouver de profondes altérations parce
que ces liquides ont donné asile à des organismes microsco­
piques, qui se sont introduits d’une manière invisible et for­
tuitement dans les intérieurs, où ils ont ensuite pullulé... », etc.
On citerait bien d’autres exemples de ces « êtres organisés
microscopiques », de ces « organismes microscopiques ».
Pasteur n’avait pas d’autre expression pour ces infiniment
petits, agents de toutes les altérations organiques.
C ’est ici qu’intervient Sédillot. II présente à l’Académie
des Sciences, le 7 mars 1878, une note intitulée « De l’influence
des découvertes de M. Pasteur sur les progrès de la chirurgie »,
dont nous reproduirons le passage suivant :

« M . P a ste u r a d ém o n tré q u e d es o rga n ism es m icro sc o p iq u e s,


rép a n d u s dans l ’a tm o sp h ère, so n t la cau se des ferm en ta tio n s a ttri­
b u ées à l ’air q u i n ’en est q u e le v é h ic u le et ne p o ssèd e a u cu n e d e
leu rs p ro p riétés.
« Ces organismes forment tout un m onde, composé d ’espcces,
de familles et de variétés, dont l ’histoire, à peine commencée, est
déjà féconde en prévisions et en résultats de la plus haute impor­
tance.
« L e s noms de ces organismes sont très nom breux 1 et devront

1. N ote d e Sédillot : « Synonym es : microzoaires, m icrophytes, aérobies,


anaérobies, m icrogerm es, m icrococci, m icrozym as, bactéries, bactéridies,
vibrions, microderm es, c o n fe r v e s , ferm ents, monades, animalcules, cor­
puscules, torules, pénicillium, aspergillus, infusoires, leptothrix, Icplo-
thricum, spores de l ’achorium , de fa.'us, de l’oïdium , du m uguet, orga­
nismes de l’acide tartrique droit et gauche, zym ases septiques et septicé-
miques, etc. »
166 Problèmes de linguistique générale

être définis et, e n partie, réfo rm és. L e m o t microbe, a yant l ’avantage


d ’être plu s c o u r t et d ’u n e signification p lu s g é n é r a le , et m o n illustre
a m i M . L it t r é , le lin gu iste d e F r a n c e le p lu s c o m p é t e n t , l ’ayant
a p p r o u v é , n o u s l ’a d o p to n s, sans n é a n m o in s r e n o n c e r à c e u x en
u sa g e , p o u r la d ésig n a tio n de va riétés p lu s p a r t ic u liè r e m e n t é tu ­
diées * l .

En proposant le mot microbe, Sédillot sc prévaut de l’auto­


rité de Littré, qui, dit-il, l’a approuvé. Cela est d ’autant plus
intéressant à savoir que microbe ne figure pas dans le Diction­
naire de la langue française dont le troisième volume (lettres
I-P) paraissait cette même année 1878. L e détail de cette
consultation nous a été heureusement conservé par René
Vallery-Radot, gendre de Pasteur, qui, dans sa Vie de Pasteur,
fondée sur une documentation originale, retrace ainsi cet
épisode lexicographique :

« A u m o is de m ars 1878, [Séd illot] lut à Γ A c a d é m i e u n e note


in titu lée : D e l ’in flu en ce des tra v a u x de M . P a s te u r su r les p ro g rès
d e la c h ir u r g ie . [...]
« S é d illo t d an s cette c o m m u n ic a t io n in v e n ta u n n é o lo g ism e p o u r
ca ractériser t o u t cet e n s e m b le d ’ o rg a n ism e s et d 'in fin im e n t petits :
vib rio n s, bactéries, b a cte r id e s , etc. Il p r o p o s e de les d é s ig n e r to u s
s o u s le n o m de viicrobe. C e m o t avait, a u x y e u x de S é d illo t, l ’a v a n ­
tag e d ’ê tre c o u r t e t d ’a vo ir u ne signification gén éra le . T o u t e f o i s ,
pris d e sc r u p u le a v a n t d e l ’e m p lo y e r , il c o n su lta L it t r é q u i lui
r é p o n d it le 26 fé v r ie r 1878 :
“ T r è s ch e r co n frè r e et am i, microbe et microbie so n t de très b o n s
m o ts . P o u r d é sig n e r les a n im a lcu les je d o n n era is la p r é fé r e n ce à
m i c r o b e , d ’a b o rd p a rce q u e , c o m m e v o u s le dites, il es t plu s co u rt,
p u is pa rce q u ’il réserve microbie, s u b s t a n tif fé m in in , p o u r la d ési­
g n a tio n de l ’éta t d e m ic r o b e . ”
« C e r ta in s lin gu istes se d o n n è r e n t carrière, au n o m du g re c , p o u r
cr itiq u e r la fo r m a tio n d u m o t . M i c r o b e , d isaient-ils, signifie p lu tô t
a nim al à v ie c o u r t e q u ’ a n im al in fin im e n t p e tit. L it t r é d o n n a u n
s e c o n d certificat d e v ie au m o t m i c r o b e :
“ Il est b ie n vrai, é cr it-il à S é d illo t, q u e μικρίβιος et μακρόβιος
signifien t, d an s la g ré c ité , à courte vie e t à longue vie. M a i s , c o m m e
v o u s le r e m a r q u e z j u s t e m e n t , il s ’agit n o n pas de la g r é c ité p r o p r e ­
m e n t dite, m ais de l ’e m p lo i q u e n o tre lan ga g e sc ie n tifiq u e fait des
r a d ic a u x g re c s. O r la la n g u e g r e c q u e a βίος, v ie , βιοΰν, v iv re , βιοϋς,
v iv a n t, d o n t le radical p e u t très b ien fig u r e r so u s la fo r m e de be ou
bie a vec le sens d e v iv a n t dans aérobie, anaérobie, microbe. M o n
s e n tim e n t es t d e ne pas r ép o n d re à la cr itiq u e e t d e laisser le m o t se

i . Comptes rendus de l'Académie des Sciences, tome 86, 1878, p 634.


Fonctions syntaxiques 167

défendre lui-m êm e, ce q u ’ il fera sans doute. ” Pasteur, en l ’adop-


Imit, allait lui faire faire le tou r du m onde »

En effet, m oin s d e d e u x m o is plu s tard, le 29 avril 1878,


Pasteur présente à ¡’A c a d é m i e u ne note intitulée : L a théorie
tics g erm es et scs applications à la m éd ecin e et à la chirurgie
(;ivec la collaboration de M M . J o u b ert et C h a m b c r l a n d ) 2, où
il consacre d ’ em b lée le term e n o u veau :

< P our affirmer expérim entalem ent q u ’un organism e m icrosco­


pique est réellem ent agent de m aladie et de contagion, je ne vois
d ’autre m oyen, dans I’ctat actuel de la scien ce, que de soum ettre
le microbe (nouvelle et heureuse expression proposée par M . S éd il-
lot) 3 à la m éthode des cultures successives en dehors de l'é c o ­
nom ie. »

D a n s la suite de son exposé, le m ot est e m p lo y é plu sieu rs


fois et d ’u n e m anière toute na turelle. B o rn o n s- n o u s à une
seule citation (p. 124) :

« Si j ’avais l ’honneur d ’être chirurgien, pénétré com m e je le suis


des dangers auxquels exposent les germ es des m icrobes répandus
ù la surface de tous les objets, ... »

C ette d ém on stra tion était nécessaire p o u r d e u x raisons :


pour faire vo ir d ’abord, leçon de fait tou jou rs utile à rappeler,
q u ’il est im possible de d e v in e r les cond itions dans lesquelles
u n n éolo gism e a été créé; il faut les d éco u v rir à la source
m êm e, dans l ’ intention d u créateur. R ien ne peut dispenser
de cette rech erche, q u i est p o u r l ’éty m o log iste u ne o bligation.
M a i s su rto u t il s ’agissait de r en d re à microbe son sens
véritable. O n voit m ain tenant q u e ce m o t n’ est pas rep ris du
g r e c ; q u e ce n ’est pas u n adjectif, mais un substantif, et q u ’ il
ne signifie pas « à la v ie co u rte », ce q u i du reste eût été
étran ger à la c o n ce p tio n pastorien ne. E n réalité S é d illo t a
in v e n té le term e microbe p o u r d ésig n er l ’ en sem ble des orga-

1. René Valiery-Radot, La vie de Pasteur, Paris, 1900, p. 382 sq.


2. Comptes rendus de l 'Académie des Sciences, séance du 29 avril 1878,
L X X X V I, p. 1037-1043 = Œuvres de Pasteur, t. V I, 1933, p. 112 (nous
citons d’après cette édition).
3. L ’éditeur des Œuvres renvoie ici en note à la communication de
Sédillot citée plus haut, où microbe est proposé pour les micro-organismes
divers.
i6S Problèmes de linguistique générale

nismcs m icroscopiques. Il a com biné librem ent mikros et bios


dans un signifié nouveau; les deux co m p o sa n t grecs repré­
sentent, avec une forte sim plification, les deux concepts
associés : bios « vie », celui d ’ « organism e vivant », et mikros
« petit », celui d ’ « infinim ent petit, m icroscopique ». Ainsi
microbe signifie littéralem ent « petite vie » , pour désigner
1’ « organism e m icroscopique ».
U n pareil composé eût été im possible en grec, et si tous
nos lexicographes se sont m épris sur la form ation de microbe,
c ’ est qu’ils raisonnaient sur un m odèle grec, alors que l’inven­
teur avait voulu faire un com posé français, et L ittré avait
bien vu que là était le point. Sédillot a sim plem ent habillé
en grec une dénom ination q u ’il avait conçue en français.
T e l est en effet le statut de ce néologism e, com m e d ’un grand
nom bre de ceux qui ont vu le jo u r depuis un siècle ou plus :
c ’ est, avec des lexèm es grecs, un com posé français. Il répond
à un désigné qui a été d ’abord conçu en français, et il en
transpose en grec la définition, m êm e en la condensant
fortem ent.
Cette observation vaut aussi, par exem ple, pour photo­
graphie, dont les élém ents à eux seuls ne peuvent expliquer
le sens : graphie « reproduction » et photo- « lum ière » sont
loin d ’énoncer ce que le com posé veut dire : « reproduction
(d’une image sur une plaque sensible à la) lumière ». Et que
l’on pense seulem ent à l ’hybride télévision.

E n veut-on un autre exem ple ? A dessein de varier les


conditions de l ’épreuve, nous sortirons du cadre de la com po­
sition pour envisager un néologism e scientifique qui est
cette fois un term e sim ple. C ’est le term e otarie, créé en fran­
çais à partir du grec et entré dans la nom enclature zoologique
de la plupart des langues occidentales m odernes.
L es dictionnaires en donnent l ’explication suivante :

Otarie, 18 10 . E m p r . p a r le n a t u r a lis te P é r o n d u g r e c ôtarion


κ p e tite o r e ille » ( d im . d e orfs, ôtos v . otite), à c a u se d e la p e tite s s e
d es o re ille s d e c e t a n i m a l ( B l o c h - W a r t b u r g 3);
Otarie ( 1 8 1 0 , Ann. du Muséum), t ir é p a r P é r o n d u g r e c ôtarion
« p e tite o r e ille » ( oûs, ôtos, o reille), c e p h o q u e a y a n t l ’o reille p e tite
et a p p a r e n t e ( D a u z a t , d e m ê m e D a u z a t - D u b o i s - M i t t e r a n d ) ;
Fonctions syntaxiques 169
Otarie, gr. ôtarion « petite oreille \ n cause de la petitesse des
oreilles de cet anim al (P. R o bert, D ict. alpli.)',
Otarion (gr.) ohrehen. F r. otarie, espèce de phoque à oreilles
pendantes (seit 1810) F E W . V I I 443.

Littré définissait otarie : « groupe du genre des phoques,


mammifères, dont un des principaux caractères est d’être
pourvus d’oreilles bien visibles, quoique médiocres », et le
Dictionnaire général comme une « espèce de phoques à oreilles
apparentes », en indiquant que le mot était dû à Péron.
Tout cela n’est exact qu’à moitié. Il faut se reporter à la
publication de François Péron pour comprendre la formation
de ce néologisme. Dans une « Notice sur l’habitation des
animaux marins, par MM. Péron et Lcsueur », ce naturaliste
qui avait accompli un long voyage aux terres australes de
1800 à 1804, distingue plusieurs espèces de phoques indûment
confondues par scs devanciers sous un même nom. Il analyse
systématiquement les différences — treize en tout — qu’il
a relevées entre le Phoca leonina de Fabricius et le Phoca
leonina de Steller; et il précise ainsi la dernière de ces diffé­
rences :

0 Ils diffèrent enfin ρ λ η l e s o r e i l l e s . L e L ion-m arin de


F ab ricius n ’a point d ’auricule; celui de S teller en a, et appartient
conséquem m ent au n ouveau genre que nous avons cru devoir
établir dans la fam ille des p h o c a c é s , sous le nom d O ta r ie . »

Ici Péron se réfère à son Voyage de découvertes au x terres


australes,ouvrage dont il avait entrepris la rédaction, et qui,
resté inachevé à sa mort en 1810, fut complété par Louis
Freycinet et publié en 1816. Il y justifie plus complètement
cette désignation :

« J ’appelle P hocacés [Mammalia Phocacea] tous les anim aux


réunis par les naturalistes sous le n om de Phoques. L a fam ille n o u ­
velle que je propose se divise en d eu x genres, distingues par la p ré­
sence des auricules ou leur absence; les P hocacés à auricules [P ho­
cacea auriculata] sont réunis dans un genre particulier sous le nom
d ’ Otarie [Otaria N .]. L e s Phocacés dépourvus d ’auricules [Phocacea
inauriculata] constituent le genre des Ph oqu es proprem ent dits
[Phoca N .]. »

Péron a donc créé le terme otarie pour caractériser l’espèce


relativement à l’ensemble des Phocacés, par un trait distinctif
170 Problèmes de linguistique générale

qu’il a parfaitement isolé : présence/absence des auricules.


On voit alors que s’il a choisi la formation diminutive du
mot grec côxapiov, ce n’est nullement « à cause de la petitesse
des oreilles de cet animal », comme disent les dictionnaires
cités, mais pour cette raison toute formelle que le terme grec
àxàpiov était le correspondant exact du latin auricula, et que,
dans le langage des naturalistes, auricula ou son substitut
français auricule n ’est pas un diminutif, mais le terme anato­
mique pour l’oreille externe, le pavillon de l’oreille. Cette
spécialisation de auricula était d’ailleurs ancienne; on trouve
déjà dans le Nouveau Testam ent co-râpiov pour le « pavillon
de l’oreille », la partie de cet organe qu’on peut trancher, et
la Vulgate le rend par auricula (M e 14, 47; J. 18, 10). Il
suffit de rappeler aussi l ’usage fréquent de auricula chez les
médecins romains et le remplacement de auris par auricula
en roman (fr. oreille, ital. orecchia, orecchio, esp. oreja).
On notera que cette transposition du latin en grec n’est
qu’approximative. Péron instaure au point de départ la
notion de Phocacea auriculata « Phocacés à auricules ». Il
avait à transposer en grec l’adjectif auriculata. Faute proba­
blement d ’en trouver l’équivalent, cLrapiov n’ayant pas de
dérivé adjectif, il s’est contenté du substantif gr. otarion (ou
du pluriel otaria) qu’il a adapté en néo-latin otaria, fr. otarie f.
Il est clair maintenant que la création de ce terme ne doit
rien aux catégories grecques et que Péron n’a pas cherché
à helléniser. La forme otarie est une transposition approxima­
tive du français « (phoque) à auricules ». Ici encore, c’est du
français habillé en grec.
Ce néologisme, en tant que terme simple, confirme donc
ce que le composé microbe nous avait montré : que certains
des néologismes scientifiques de forme gréco-latine créés en
français et tout particulièrement les composés (la proportion
reste à évaluer après examen) n ’ont de grec ou de latin que
la forme matérielle. Ce sont en réalité des composés bâtis
en français et seulement transposés — souvent d ’une manière
assez lâche — en lexèmes gréco-latins. Ce type de formation
est nouveau. Il n’a pas d ’antécédent connu dans l’histoire
des langues. On peut prévoir qu’il se développera. Il faut
donc lui faire une place dans l’inventaire des procédés par
lesquels s’élabore le vocabulaire scientifique de notre temps.
Fonctions syntaxiques 171

II
COM POSITION ET SYNAPSIE

Il y a composition quand deux termes identifiables pour


le locuteur se conjoignent en une unité nouvelle à signifié
unique et constant. Ils peuvent être d’origine savante, c’est-à-
dire gréco-latine : centimètre, palmipède, télégraphe·, ou entiè­
rement français et de types variés : portefeuille, orfèvre,
betterave, marchepied, averse, entresol. Il faut en tout cas que
le locuteur puisse isoler et identifier les deux termes. Si l’un
d’eux ne peut être reconnu, l’autre demeure incertain. On
pourra bien, dans aubépine, soupçonner épine, mais faute de
savoir ce qu’est aub(e), même épine finira par sembler
douteux. Il faut aussi que le sens des membres pris isolément
ait un rapport à peu près intelligible avec celui du composé;
c’est pourquoi le locuteur ne ramènera pas spontanément
plafond à un composé plat-fond. Le sentiment de la compo­
sition est déjà aboli ici.
Des composés nous distinguerons les c o n g l o m é r é s . N o u s
appelons ainsi des unités nouvelles formées de syntagmes
complexes comportant plus de deux éléments. Les uns sont
des syntagmes prédicatifs convertis en substantifs : va-nu-
pieds, meurt-de-faim, monte-en-l'air, décrochez-moi-ça. Les
autres, des locutions adverbiales où vivent des cléments
archaïques : dorénavant ( = d’orc en avant), désormais ( = dès
or mais) ne sont plus guère analysables, et jamais ne l’est
plus du tout, mais dans aujourd'hui on perçoit encore au
moins « au jour d’... », et dans auparavant les trois membres
« au par avant », même si leur agencement syntaxique n’appa­
raît pas immédiatement. Le syntagme prédicatif ancien n'a
guère se resserre ainsi dans notre naguère. Le trait général
de ces conglomérés est qu’une construction complexe se
soude en un bloc, sans que les cléments soient mutilés ou
altérés. Ceux-ci peuvent être complètement ou incomplète­
ment reconnaissables, selon l’âge du congloméré : dans
justaucorps (« juste au corps ») ils se dégagent bien; dans
gendarme il faut la conversion préalable au pluriel pour que
gens retrouve sa fonction contextuelle. D ’une manière géné­
rale, les conglomérés tendent à l’état de signe compact.
172 Problèmes de linguistique générale

N o u s vo udrion s insister tout particulièrem ent sur un type


de com position, qui n ’etant pas encore reconnu dans sa
nature propre, n'a pas de statut défini. I l consiste en u n groupe
entier de lexèm es, reliés par divers procédés, et formant une
désignation constante et spécifique. O n en tro uve le noyau
initial dans des exem p les déjà anciens com m e : pomme de
terre, robe de chambre, clair de lune, plat à barbe. L e fait n o u ­
veau et im portant est q u ’il prend aujourd’hui une extension
considérable et q u ’ il est appelé à une p roductivité indéfinie :
il est et sera la form ation de base dans les nom enclatures
techniques. Il suffit de m entionner des term es co m m e modu­
lation de fréquence, avion à réaction, p our donner un e idée du
typ e, mais aussi p o u r m o n trer q u ’il est construit sur un
m o dèle q u i n ’est plus celui de la com position classique.
P o u r désign er ces grandes unités et p our consacrer le
phénom ène spécifique q u ’elles représentent, un term e n o u ­
veau devient nécessaire, qui soit distinct de « com position » (il
s ’agit précisém ent de qu elque chose d ’autre qu e la co m p o ­
sition), distinct aussi de « syntagm e », p ou r laisser à « syn­
tagm e » sa désignation propre qui s ’app lique à n ’ importe quel
group em ent, m êm e occasionnel, opéré par des m oyens s y n ­
taxiques, alors que nous avons ici une unité fixe. N o u s p ro­
posons à cette fin un term e qui sem ble adéquat et clair :
SYNAPSiE, de gr. « jo nction, connexion, collection de
choses jointes » \ ave c son dérivé synoptique (gr. cruva7mxô<;
« relatif à la connexion »), qui pourra éventuellem ent fournir
des com posés : mono- di- polysynoptique. R ien n ’ em pêche
m êm e de pro lo nger cette dérivation dans notre term inologie
et de dire synopter, synaptable, etc.
C e qui caractérise la synapsie est un ensem ble de traits
dont les p rin cip aux sont : i ° la nature syntaxique (non m o r­
phologique) de la liaison entre les m e m b re s; — 2° l’emploi
de jo n cteurs à cet effet, notam m ent de et à\ — 30 l’ordre
déterm iné + déterm inant des m e m b re s; — 40 leur form e
lexicale pleine, et le choix libre de tout substantif ou adjectif;
— 50 l ’absence d ’article devant le déterm inant; — 6° la

I. Il y a bien la synapse des n europhysiologistes, m ais l ’em ploi est si


dill'érent q u ’ il ne fera pas confusion. — N ou s avons préféré pour l’adapta­
tion d u m ot grec en français la finale en ~sie, d ’après le m odèle des mots
grecs en - c i ' venus îi travers le latin : épilepsie, paralysie, -phylaxie,
-svncrasie, poésie, etc.
Fonctions syntaxiques 173
possibilité d’expansion pour l’un ou l’autre membre; —
70 le caractère unique et constant du signifié.
Ainsi, à la différence de garde-malade, qui est un composé,
gardien d'asile est une synapsie ; asile de nuit en est une autre,
et la combinaison gardien d'asile de nuit forme une nouvelle
synapsie à deux membres, le premier simple, gardien, le
second synaptique lui-même, asile de nuit, et que dans le cas
présent, nous appellerons « subsynaptique ». Dans la synap­
sie gardien d'asile de nuit, le joncteur de a lui-même une
double fonction : ligament synaptique dans « (gardien)
¿/’(asile) », ligament subsynaptique dans « (d’asile) de (nuit) ».
Cette analyse s’impose en vertu de l’emploi idiomatique qui
est fait d’une synapsie telle que gardien d'asile de nuit :
« gardien d’asile de nuit » est bien la conversion nominale de
l’énoncé prédicatif «il garde un asile de nuit ». Mais formulons
cette hypothèse : s’il était démontré par l’observation de
l’usage qu’il s’agit d’une dénomination « gardien d’asile »
élargie d’un déterminant adverbial de nuit opposable à de
jour (comme gardien de nuitjgardien de jour), alors on aurait à
décomposer gardien d'asile de nuit en un membre subsynap­
tique gardien d'asile et un membre simple de nuit. Ce sera
alors la transposition nominale de l’énoncé prédicatif : « il
garde un asile — la nuit ».
En tout état de cause ce choix ne serait pas possible dans
la synapsie employé de chemin de fer, car chemin de fer formant
une synapsie fixe, et *employé de chemin n’existant pas, la
seule analyse possible est employé, membre simple comme
déterminé, et (de) chemin de fer, membre subsynaptique
comme déterminant. C ’est toujours et seulement la nature
du désigné qui permet de décider si la désignation syntag-
matique est ou n’est pas une synapsie : valet de chambre en est
une, mais non coin de chambre.
Plus le désigné est spécifique, plus il devient nécessaire
de caractériser la désignation par un trait différentiel, et ce
trait peut être lui-même fort complexe. Nous abordons ici un
champ immense, auquel les linguistes commencent seulement
de s’intéresser, celui de la nomenclature technique.
Le phénomène nouveau est celui-ci : les termes de base à
l’aide desquels se constitue une nomenclature tendent à
devenir explicites et à constituer à leur tour des combinai­
sons explicites, au moyen d’unités lexicales indépendantes,
174 Problèmes de linguistique générale

identifiables séparément et organisées selon des modèles syn­


taxiques. C ’est le domaine par excellence de la synapsie.
A la synthèse morphologique des anciens composés se
substitue une synapsie nécessairement analytique, et aux
termes généralement gréco-latins de la composition tradi­
tionnelle, une suite de lexèmes français.
Dans la composition savante, la joncture est caractérisée
en nombre d ’exemples par la finale -o- du premier membre,
empruntée des modèles grecs : astro- géo- cosmo-, et la relation
des membres est donnée par leur séquence. Mais dans la
synapsie où tous les éléments sont en principe idiomatiques
et de forme libre et dont les membres peuvent être eux-mêmes
des synapsies, ils sont reliés par des joncteurs, principalement
de et à, et leur ordre est toujours déterminé - f déterminant.
Par l’ensemble de ces caractères la synapsie, en tant que mode
de désignation, tend à réaliser ce que Saussure appelait la
limitation de l’arbitraire.
C ’est là un procédé qui contraste avec la composition
traditionnelle par la facilité et l’ampleur de ses réalisations.
Alors que la composition, en français, atteint très vite ses
limites et que les composés se forment à un rythme lent et
pour ainsi dire par cooptation individuelle (on voit apparaître
les premiers spécimens d ’une série nouvelle en cosmo- avec
cosmonaute, cosmodrome), la synapsie prodigue sans trêve ses
créations. Tous les vocabulaires techniques y font appel, et
d ’autant plus aisément qu’elle seule permet la spécification
détaillée du désigné, et la classification des séries par leur
trait distinctif. Son extrême flexibilité paradigmatique fait
de la synapsie l’instrument par excellence des nomenclatures.
On la trouve dans tous les vocabulaires spécialisés : volet
de courbure à fente , hélice à pas variable, moteur à refroidisse­
ment par air sont des termes courants en aviation 1 et chaque
technique en a son répertoire. Le critère de ces désignations,
en tant que synaptiques, est toujours dans la relation avec
l’objet : est-il désigné complètement et uniquement par cette
appellation complexe, alors celle-ci est une synapsie. Il n’est
pas besoin qu’elle comporte seulement des lexèmes d’emploi
i . C ’est l ’occasion de signaler l ’ouvrage substantiel de L ouis G u ilb e rt,
L u formation <lu vocabulaire de l'aviation (Paris, 1965), que je n ’ai connu
q u ’nprès l ’achèvem ent du présent article et qui fournit autant d ’exem ples
q u ’on le voudra de ces désignations techniques.
Fondions syntaxiques 175
technique; elle peut sc composer de vocables communs dans
un agencement synaptique. Un « aigle pêcheur à tête blanche »
pourrait être un syntagme descriptif de création occasion­
nelle. Mais s’il est donné dans la nomenclature zoologique
comme le nom, usuel dans une certaine communauté, d’un
oiseau particulier, alors aigle pêcheur à tête blanche devient en
français de Nouvelle-Calédonie une dénomination synaptique
à enregistrer dans le lexique de cette science et de cette com­
munauté. Pour la même raison, toujours en français calé­
donien, la série bois de fer —> bois de fer de montagne —*■petit
bois de fer de montagne sera reçue comme un paradigme où
la synapsie bois de fer engendre deux synapsies successives,
chacune dénotant une variété différente de la précédente. Et
c’est uniquement par le critère de la désignation qu’on déci­
dera si faux tamanou de forêt à petites feuilles doit ou non
être considéré comme une synapsie : en soi rien ne s’oppose
à ce qu’il le so it1, On aura à voir alors comment faux tama­
nou devient faux tamanou de forêt à petites feuilles, apparem­
ment sans l’intermédiaire d’un *faux tamanou de forêt.

Les expansions des synapsies se réalisent soit par des


qualificatifs, ainsi en français calédonien bois de rose —> faux
bois de rose, soit, bien plus communément, par des membres
de structure variée, reliés par les joncteurs de et à, qui sont
de beaucoup les plus fréquents.
On peut caractériser sommairement la fonction respective
de ces joncteurs.

Le joncteur à entre deux membres de la synapsie indique :


a) la destination, soit avec un infinitif : salle à manger,
fer à friser, machine à écrire ; soit avec un substantif : service
à café, brosse à habit, boîte à ouvrage, parc à bestiaux ;
b) la caractéristique distinctive : œil à facettes, serpent à
sonnettes, bête à cornes. Quand le déterminé désigne un engin,
le déterminant précédé de à indique l’agent moteur; c’est

1. J’emprunte ces derniers exemples h un exposé sur la terminologie


de la flore et de la faune en français calédonien présenté à la Société de
Linguistique par M . K . J, HoIIyman et publié dans le I3S L 61 (1966),
fasc. i, pp. 96-109. L e présent article peut aider à résoudre le problème
que M . HoIIyman a discuté.
176 Problèmes de linguistique générale

une catégorie très abondante et productive : moulin à vent,


machine à vapeur, avion à réaction, lampe à pétrole.
Notons que les déterminants précédés de à, notamment
ceux qui marquent la destination, peuvent être des noms
d’animaux, mais ne sont jamais des noms d ’êtres humains;
on tire de là des effets dépréciatifs dans des dénominations
comme : bouge à matelots, fille à soldats. C ’est pourquoi à est
remplacé par pour dans les cas de nécessité : tailleur pour
hommes ; compartiment pour dames.
On remarquera aussi que seule la nature du désigné fait
distinguer entre les deux emplois de à, non le sens des lexèmes
conjoints : un moulin à café moud du café, mais un moulin
à vent est mû par le vent; une pompe à essence peut ctre aussi
bien une pompe qui débite de l ’essence qu’une pompe qui
fonctionne à l’essence.

Le joncteur de indique que :


i° le déterminant est le tout virtuel dont le déterminé est
une partie : peau de porc, verre de montre, pied de table ; par
métaphore : tête de loup, pied de biche, dent de lion;
2° la circonstance à laquelle l’objet est approprié : chemise
de nuit, tenue de soirée, manteau de pluie, table de travail, salle
de jeux, fusil de chasse', ou la classe d ’individus dont le déter­
miné est l’attribut : robe d'avocat, béret de matelot, livrée de
chauffeur, voiture d'enfant.
On aura ainsi esquissé la nature, le domaine et les traits
généraux de la classe de formes que nous appelons synapsie,
en vue de la faire reconnaître et de lui donner son statut
linguistique, plutôt que pour en recenser ici les exemples,
qui sont légion. Il est aisé de prévoir qu’elle se développera
plus vite encore que nous ne le pensons, en conséquence du
phénomène qui domine notre temps, la croissance rapide et
multiple des techniques.
CH APITRE XI I I

Structure des relations d’auxiliarité *

La notion de « verbe auxiliaire » est familière à ceux qui


ont la pratique d’une langue occidentale moderne, et elle fait
partie de la nomenclature grammaticale dans l’enseignement
traditionnel. Mais il en est de cette notion comme de tant
d ’autres qu’une certaine accoutumance nous empêche de
bien voir dans leur importance et leur singularité. Il s’agit
d’une forme linguistique unitaire qui se réalise, à travers des
paradigmes entiers, en deux éléments, dont chacun assume
une partie des fonctions grammaticales, et qui sont à la fois
liés et autonomes, distincts et complémentaires.
Ce phénomène connu 1, signalé dans toutes les grammai­
res 2, n’a guère reçu l’attention des linguistes. Nous ne connais­
sons que deux études qui aient été spécialement consacrées
ces dernières années à en élaborer la théorie.
G. Guillaume 3 a surtout étudié dans les auxiliaires la
propriété qui les rend, entre tous les verbes, aptes à cette
fonction : ce qu’il appelle la subductivité, qui les fait préexis­

• Acta Lingüistica Hafniensia, Copenhague, vol. I X (1965), n° 1,


pp. 1-15.
1. Sur le développem ent historique, cf. G ougenheim , Étude sur les
périphrases verbales de la langue française (Paris, 1929).
2. N ous nous bornerons à citer, bien plutôt pour l'abondance des données
que pour le traitement du problème, le long chapitre sur « Les auxiliaires »
chez Pichón et D am ourette, Essai de grammaire de la langue française,
tome V, pp. 1-160.
3. Dans un article intitulé · T héorie des auxiliaires et examen de faits
connexes », B S L 34 (1938) fasc. 1, pp. 5-23.
i 78 Problèmes de linguistique générale

ter idéellement aux autres verbes. « Être, par exemple,


préexiste à faire et généralement à tous les verbes spécifiant
un procès agi ou subi » x. Il s’attache donc à décrire la « sub­
duction » du verbe comme procès psycho-linguistique et en
particulier « le mécanisme de la subduction ésotérique, créa­
trice de l’état d’auxiliarité » 2. Pour lui, « les verbes auxiliaires
sont des verbes dont la genèse matérielle, interrompue par
un achèvement plus rapide de la genèse formelle, reste en
suspens, ne s’achève pas et appelle, en conséquence, un
complément de matière qui ne peut venir — l’ontogenèse du
mot étant close — que de l’extérieur : d’un autre mot ».
Ainsi, azoir marché s’analysera en : avoir « verbe complet
du côté forme (il se conjugue à tous les modes et à tous les
temps), mais incomplet du côté matière (subduction); mar­
ché : mot faisant apport de la matière manquante et n’inter­
venant qu’à ce titre » 3.
A peu près en même temps, mais d ’une manière indépen­
dante et dans une vision toute différente des phénomènes
linguistiques, L. Tesnière a présenté en détail une « Théorie
structurale des temps composés »4 qui, terminologie à part,
n’est pas si loin, au fond, des vues de G. Guillaume sur la
répartition des fonctions dans la forme composée. Mais
1/. Tesnière s’est surtout préoccupé de dégager le principe
général — la loi, dit-il, régulière et universelle — qui com­
mande la formation des temps composés. Voici cette loi :
« Lors du dédoublement d ’un temps simple en temps com­
posé, les caractéristiques grammaticales passent dans l’auxi­
liaire, la racine verbale dans l’auxilié » 5. Dans il a marché,
l’auxiliaire il a porte les caractéristiques grammaticales ou le
morphème, et l’auxilié marché la racine verbale ou le séman­
tème. Toute l’étude de Tesnière consiste en illustrations de
cette loi, par le moyen d ’exemples pris à nombre de langues
variées et de schémas analytiques G.

1. Loc. cit., p. 5.
2. Loc. cit., p. 10.
3. Loc. cit. pp. 1 i - i z .
4. C ’est le titre de son article publié dans les Mélanges C h. B ally (1939),
p p . 153-183.
5. Op. cit. p. 160.
6. L . T esn ière a touché au problèm e des « tem ps com posés » dans p lu ­
sieurs passages de ses Éléments de syntaxe structurale (1959), pp. 47, 159«
398, mais il se borne à renvoyer à l'article cité.
Fonctions syntaxiques 179

Ces études gardent leur valeur 1. Notre propos a été, en


reprenant la question, de montrer d’abord que ce phénomène,
qui a été toujours considéré globalement, comprend plu­
sieurs variétés qui doivent être reconnues et étudiées séparé­
ment. Il a étc ensuite de définir chacune de ces variétés dans
scs termes propres et d’en donner une description formelle
qui met en lumière les éléments constants, les variables et la
structure de leurs relations.
L ’intention descriptive nous commandait de procéder, à
l’inverse des deux linguistes cités, par délimitation des traits
distinctifs, dans la synchronie d’une seule et même langue.
Nous étudions donc les relations d’auxiliarité dans le verbe
français moderne.
Il importe dès l’abord de fixer la terminologie en partie
nouvelle que nous appliquons aux éléments en jeu. Nous
traiterons d’un procès linguistique, Yauxiliation, qui consiste
en la jonction syntagmatique d’une forme auxiliante et d’une
forme auxiliée, ou plus brièvement, d’un auxiliant et d’un
auxilic. Le terme « verbe auxiliaire » sera évité.
Cette jonction produit une forme verbale de structure
binomale auxiliant + auxiliê d’ordre invariable, dont les
éléments peuvent être dissociés par insertion.
La forme créée par auxiliation s’oppose, en tant que mar­
quée, à une forme verbale simple, non auxiliée.
Il y a trois types de marques distinctives, définissant trois
classes d’auxiliation, chacune caractérisée par une opposition
différente à la même forme simple :
1) il frappe il a frappé
2) il frappe ~ il est frappé
3) il frappe ~ il peut frapper.
Ce sont ces trois aspects de l’auxiliation que nous avons à
décrire successivement. Nous les appellerons :
1) auxiliation de temporalité
2) auxiliation de diathèse
3) auxiliation de modalité.

1. On y ajoutera, dans la ligne des conceptions de G . Guillaum e,


l'exposé de J. Stefunini, La voix pronominale en ancien et en moyen français
(1962), pp. 97-102.
i8o Problèmes de linguistique générale

Nous identifions Y auxiliation de temporalité à la forme du


parfait : « il a frappé »; « il est arrivé ». Assurément le parfait
n’est pas seulement un temps, mais il est aussi un temps,
et il l’est même de plus en plus dans la langue parlée, qui a
substitué le parfait au prétérit. On peut donc légitimement
inclure le parfait dans la notion de temporalité, qui en outre
fournit à l’analyse un cadre commode. En étudiant les termes
et l’agencement de la forme de parfait, nous déterminerons
quelques-unes des conditions nécessaires de toute structure
d ’auxiliation.
Considérons et essayons de caractériser la relation logique
entre auxiliant et auxilié.
Quel que soit le mode d’auxiliation, la relation entre auxi­
liant et auxilié est une relation de disparité et, selon le
réseau où elle s’articule, elle admet deux interprétations
différentes.
A l’intérieur d’ un paradigme verbal donné, la forme cons­
tituée par auxiliation, telle le parfait, comprend une variable,
l’auxiliant avoir ou être, et un invariant, l ’auxilié. Dans
le syntagme il a frappé, on peut remplacer il a par nous
aurons, tu avais, qu’il ait, ayant, ... sans que l ’auxilié frappé
change.
Mais envisagée par rapport à l’ensemble des verbes de la
langue, la variation est inversée : frappé peut être remplacé
par cru, joué, pris, coulé, ... sans que l’auxiliant il a change.
On pourrait alors construire un modèle logique de cette
relation, à l’instar des fonctions propositionnelles, et parler
d ’une fonction auxiliationnelle. Dans il a frappé, on considé­
rerait frappé comme une « chose » dont il a serait la « pro­
priété » : en effet frappé admet un grand nombre de substi­
tuts possibles, dont chacun crée une situation différente,
tandis que il a demeure constant. On pourra dire alors que
dans il a frappé, l ’auxilié frappé représente 1’ « argument »,
et l’auxiliant il a, la « fonction ».

Cela permettrait de poser deux définitions logiques du


parfait :
Fonctions syntaxiques 18 1
1) le parfait, dans la métalangue du français, est la classe
de tous les syntagmes ayant la forme avoir (ou être) -J- par­
ticipe passé x. C ’est la définition générique;
2) le parfait, dans la conjugaison (active) du verbe frapper
est la classe de tous les syntagmes ayant la forme : forme
fléchie x + frappé, étant admis que seule une forme de avoir
est compatible avec frappé. C ’est la définition spécifique.

L ’auxiliation de temporalité, qui constitue le parfait, se


réalise au moyen de deux auxiliants, avoir et être, qui sont
en distribution complémentaire1.
« Avoir » sert dans la grande majorité, en fait dans la géné­
ralité des cas; « être » dans un nombre restreint de verbes,
une vingtaine au total.
Il y a intérêt, à cause même de leur caractère d’exceptions,
à définir ce qui semble particulier à ces verbes pour qu’ils
demandent l’auxiliant « être ». On a tôt fait de les énumérer :
aller, venir, devenir, intervenir, survenir, retourner, accourir,
partir, arriver, rester, entrer, sortir, naître, éclore, mourir,
décéder, tomber, échoir, monter, descendre.
Ces verbes sont intransitifs et de la sphère personnelle.
Ils dénotent des mouvements instantanés et tout d’efTectuation
qui n’ont ni durée ni avenir, dont la réalité coïncide avec
leur réalisation, et qui ne peuvent se poursuivre sans se nier :
naître et mourir, entrer et sortir, autant de seuils franchis,
après lesquels l’acte disparaît pour laisser place à l’état,
qu’énonce le parfait. Aussitôt le « naître » accompli, on « est
né » et rien n’y changera plus rien. « Partir », « arriver » à
peine effectués, on «est parti, arrivé », et tout est dit. Une fois
qu’on « est venu », on ne peut continuer à « venir ». Tandis
que courir a l’auxiliant « avoir », accourir n’admet que « être » :
c’est qu’il signifie « venir en courant ». Ce mouvement ne
peut être dénommé qu’au point où il se consomme; il n’a
pas d’au-delà. On remarquera qu’aucun de ces verbes ne
peut s’employer au présent duratif, mais seulement au présent
de définition ou au présent historique. « Monter » et « des­
cendre » n’y font pas exception dans leur valeur stricte, qui
1. N ous négligerons ici, com m e étant indifférente au point de vue de
l ’auxiliation, la question des verbes qui peuvent admettre « être » ou « avoir »
avec de légères variations de sens (»le livre est paru ¡ a paru »). 'Foutes les
grammaires en traitent.
182 Problèmes de linguistique générale

est d ’énoncer comme effectuation instantanée le mouvement


vers le haut ou le bas. Mais, dans l’usage, on les emploie aussi
à décrire le procès d ’ascension ou de descension, et en ce cas
ils peuvent être accompagnés d’un terme d’extension spa­
tiale. Ce n’est pas un hasard si un flottement s’ introduit
alors dans le choix de l’auxiliant : « il est monté » et « il a
monté trois étages »; « il est descendu » et « il a descendu la
pente ».
Tous les autres verbes ont l’auxiliant « avoir », qu’ils soient
ou non transitifs, aussi bien ctre quc faire; aussi bien exister
ou vivre que manger ou couper.
L e rôle distinctif de chacun des deux auxiliants pourra
être défini ainsi :
le parfait avec « avoir » indique l’acquis d ’opération;
le parfait avec « être » indique l’acquis de situation.
Par « acquis de situation » nous entendons qu’une certaine
situation est établie, en conséquence de l’efïectuation d ’un
mouvement qui a nécessairement cette situ-ition pour résultat.
On pourra s’étonner qu’un verbe tel que être soit compris
parmi les verbes à auxiliant « avoir ». Mais outre que la dispro­
portion numérique entre les deux auxiliants doit amener dans
le camp d’ « avoir » une variété bien plus grande d ’espèces
verbales, il y a une raison spécifique pour que le parfait de
être ait l’auxiliant « avoir »; c ’est qu’il exclut l’auxiliant « être ».
Ce principe sera indiqué ci-dessous, p. 192.
Sont en outre munis de « être » au parfait les verbes exclusi­
vement réflexifs se souvenir, s'élancer, s'éprendre : « il s’est sou­
venu, il s’est élancé, il s’est épris », et par extension ceux des
verbes transitifs qui admettent pour objet le pronom réflexif :
« il Va blessé : il s'est blessé »; « je l'a i jeté : je me suis jeté »,
et avec valeur réciproque au pluriel : « ils les ont battus : ils
se sont battus ».
Nous avons maintenant à analyser le jeu de l’auxiliant et
de l’auxilié dans la production du parfait.
L e phénomène typique, tout singulier, de l’auxiliation de
temporalité consiste dans le scindement d ’une forme verbale
en deux unités autonomes et dans la répartition subséquente
des fonctions entre les deux.
Si ces deux unités sont complémentaires, de quelle manière
le sont-elles? On a vu ci-dessus la conception de Tesnière
(celle de G . Guillaume n’en dilfère pas essentiellement) pour
Fondions syntaxiques 1B3

(¡ni l’auxiliaire porte le morphème, et l’auxilié le sémantème.


Telle est d’ailleurs, en gros, l’explication que les grammaires
donnent du « temps composé ». Cette dichotomie rigoureuse
et un peu sommaire nous semble inadéquate. Les relations
réelles apparaissent à l’examen plus complexes et doivent être
systématisées d’une autre manière.
Assurément il a-, auxiliant de il a chanté, indique la per­
sonne et le nombre, accessoirement le genre de la personne
grâce au pronom. Peut-on dire qu’il énonce le temps ? Il
détiendrait alors, en effet, la totalité des fonctions verbales,
moins le sens. Mais cette postulation admise partout nous
paraît insoutenable. Il a n’indique par lui-même qu’ un temps :
le présent. Mais en tant qu’auxiliant, il forme le parfait. C ’est
une vraie mutation. Comment cette mutation est-elle conce­
vable si toutes les fonctions morphologiques sont concentrées,
ainsi qu’on l’enseigne, dans le seul auxiliant ? Par quelle magie
la proximité de l’auxilié, s’il n’est que sémantème, transforme-
t-ellc le présent en parfait? Là est la vraie question, qui n’a
été ni discutée ni même, semble-t-il, aperçue.
Il est pourtant clair que cette mutation fonctionnelle du
présent il a en auxiliant de parfait n’est possible que du fait
de l’auxiliation. Seule la jonction syntagmatique de il a avec
chanté fait du présent de avoir le constituant d’un parfait. On
doit bien admettre alors que l’auxilié chanté n’est pas seule­
ment sémantème; il est aussi porteur d’une partie de la fonc­
tion grammaticale. Car enfin le rôle de sémantème dans le
syntagme n’exigeait pas la forme spécifique du participe passé.
Apparemment cette forme de l’auxilié était nécessaire pour
que la valeur du parfait pût s’accomplir dans le syntagme,
puisque, dans d’autres types d’auxiliation, l’auxilié a d’autres
formes.
Il apparaît donc que l’auxilié doit être reconnu comme
bifonctionnel. En sus de sa fonction paradigmatique, qui est
d’assurer la liaison sémantique avec le verbe, il remplit une
fonction syntagmatique complémentaire de celle de l’auxiliant.
Auxilié et auxiliant sont mutuellement adjuvants dans ce
procès.
Inversement, peut-on considérer l’auxiliant comme chargé
d’une fonction exclusivement grammaticale ? Cette définition
ne nous paraît pas épuiser son rôle. Assurément il porte les
marques flexionnelles du parfait. Mais il n’est pas indifférent
184 Problèmes de linguistique générale

que ce soit avoir et non un autre verbe, qui ait etc choisi pour
auxiliant du parfait actif. Son sens propre doit aussi entrer en
ligne de compte.
De cette observation on tirera une conclusion qui n’est
paradoxale qu’en apparence : c’est en réalité par son sens que
l’auxiliant, et par sa forme que l’auxilié, se complètent pour
réaliser la valeur propre du parfait.
Ainsi l’examen du rôle à assigner aux deux membres du
syntagme d ’auxiliation temporelle nous amène à introduire
une distinction entre i) la fonction propre de chacun d’eux;
2) la fonction de leur somme.
L ’auxiliant « avoir » (a être ») a en propre la fonction de
flexion : il porte en quelque sorte les désinences et indique la
personne, le nombre, le mode, la voix.
L ’auxilié (participe passé) a en propre la fonction de déno­
tation : il identifie lexicalement le verbe, dont il porte en
quelque sorte le radical.
Mais seule la somme de l’auxiliant et de l’auxilié, associant
le sens spécifique de Vauxiliant à h forme spécifique de Yauxilié,
assure la fonction de temporalité et produit la valeur de parfait.
L ’auxiliation de temporalité est ainsi le procédé d’auxiliation
qui confère à la forme verbale composée qui en est le produit,
le trait distinctif de « fait acquis » qui caractérise le parfait.
En somme, le rôle et la relation des unités conjointes peu­
vent se définir ainsi :
le parfait est la forme temporelle scindée en deux unités
autonomes et séparables, dont la première, dite auxiliant,
porte les désinences sous la forme fléchie du verbe « avoir »
(« être »), et la seconde, le sens lexical du verbe sous la forme
fixe du participe passé, la jonction de l'auxiliant et de l’auxilié
produisant la valeur spécifique de « fait acquis ».

L ’auxiliant « avoir » peut être lui-même le siège d ’un procès


d ’auxiliation, où il est dédoublé tout en restant auxiliant. C ’est
ce qui se produit quand « avoir » devient « avoir eu » + parti­
cipe passé. Ainsi il a chanté produit la forme nouvelle il a eu
chanté, dont l’emploi est pratiquement limité aux propositions
circonstancielles : « quand il a eu chanté, je suis parti ».
C ’est donc un scindement de l’auxiliant il a (chanté) en
il a eu (chanté), produisant une auxiliation au second degré.
Nous parlerons en ce cas d’une surauxiliation. Il faut prendre
Fonctions syntaxiques i 85

garde que il a dans il a (chanté) et il a dans il a (eu - chanté)


ne sont pas la même forme, n’étant pas de même niveau. Nous
distinguerons le premier comme il at, auxiliant, et le second
comme il a2, surauxiliant.
A ce dédoublement de structure correspond un dédouble­
ment de fonction : il a eu (chanté) diffère de il a (chanté) par
la notion d’un achèvement préalable créant un palier d’anté­
riorité logique; c’est un discordantiel du parfait. Pour situer
relativement chacun des deux niveaux d’auxiliation, on peut
dire que l’auxiliant il a (chanté) indique le fait acquis, et que
le surauxiliant il a eu (chanté) souligne la notion de « procès
révolu ». On représentera ces relations dans le schème suivant :

il a eu chanté
H d ___! I

où il a est auxiliant de eu et forme avec lui un surauxiliant


il a eu de l’auxilié chanté. Il apparaît ainsi que la surauxiliation
affecte l’auxiliant, mais non l’auxilié; il n’y a pas de « sur-
auxilié ». En outre seul « avoir » est susceptible de devenir
surauxiliant, jamais « être », en vertu d’un principe d’incompa­
tibilité : l’auxiliant « être » n’admet comme auxilié ni le parti­
cipe de « être » ni celui d’ « avoir ».

II

D ’avoir longuement décrit l’auxiliation de temporalité fera


l’économie de maints développements pareils dans Yauxiliaticn
de diathèse, qui est celle de la forme verbale passive.
Nous n’étudions pas ici la nature du passif (ce vaste sujet
est étranger à notre propos), mais la structure de l’auxiliation
dans le passif. Il nous suffit de caractériser cette diathèse
comme celle de 1’ « action subie ».
Si, au point de vue logique, le passif est la forme converse
de l’actif, il n’en présente pas moins dans sa forme linguis­
tique en français une particularité qui n’a aucun analogue
dans l’actif : c’est précisément l’auxiliation. Il n’existe pas de
forme passive qui ne soit pas réalisée au moyen de l’auxiliation.
Or entre l’auxiliation de diathèse et celle de temporalité, il y a
i8 6 Problèmes de linguistique générale

nécessairement des rapports form els et fonctionnels étroits.


L e problèm e est de les démêler.
L ’auxiliation de diathèse, m anifestée par l ’opposition
actif/passif, a pour caractéristique form elle l ’auxiliant être
associé au participe passé du verbe auxilié.
L ’auxiliation de diathèse est elle-m êm e soum ise à l’auxi-
liation tem porelle : une form e passive peut être mise au par­
fait, et relève alors de deux auxiliations. M ais les deux auxi-
üations ne se réalisent pas au même niveau du paradigme
flexionncl. L e u r relation est dissymétrique.
I. Vauxiliation de diathèse commence un degré plus haut que
l'auxiliation de temporalité. Il n ’y a pas sym étrie entre « il est
frappé » et « il a frappé ».
L a form e « sim ple » d ’auxiliation de diathèse est celle du
présent : « il est frappé », passif de « il frappe ». C ette form e de
présent passif « il est frappé » coïncide m atériellem ent avec
celle du parfait intransitif : « il est arrivé ». E n réalité, « il est
arrivé » est au niveau du parfait actif « il a frappé ». Et la forme
passive correspondant à « il a frappé » est une form e à double
auxiliation « il a été frappé ». O n voit donc q u ’ il y a dissy­
m étrie initiale :

présent il frappe ~ il est frappé


parfait il a frappé ~ il a été frappé.

A insi la forme de base du verbe passif est une form e bino-


male « il est frappé », où est doit être considéré com m e différent
du est de « il est arrivé ». Dans « il est arrivé », est caractérise
difïerentiellem ent, com m e auxiliant de parfait intransitif, une
classe de verbes (tels que : « aller », « ven ir », etc...), par oppo­
sition à l’auxiliant a du parfait dans une foule d ’autres verbes,
transitifs ou intransitifs (« prendre », « voler », « vivre », etc...).
C 'e st ce que confirme la flexion du passif : construite avec
un présent est, elle com porte une auxiliation tem porelle de
parfait avec l ’auxiliant avoir : ainsi « il a été frappé ». O n voit
ici deux auxiliations sim ultanées : l’auxiliation de tem poralité
il a été, augm entée de l ’auxiliation de diathèse par l ’addition
du participe auxilié frappé. L a form e de parfait passif « il a été
frappé » perm et donc de distinguer deux plans d ’auxiliation :

tem poralité : il a auxiliant tem porel 4* été auxilié,


diathèse : il a été auxiliant diathétique - f frappé auxilié.
Fonctions syntaxiques 187

II. Vauxiliation de diathèse s'arrête un degré plus haut que


l'auxiliation de temporalité.
En effet, l’auxiliation de temporalité, comme on l’a vu,
comporte deux degrés au passé : « ¡1 a frappé » et « il a eu
frappé ». Le premier « il a frappé » se convertit en passif « il a
été frappé ». Mais « il a eu frappé » n’est pas convertible en
passif : une telle forme de passif eût exigé deux participes
simultanés, l’ un de avoir pour l’auxiliation de temporalité,
l’autre de être pour celle de diathèse. Cette exigence est contra­
dictoire.
Dès lors que le passif se constitue par le syntagme être
-f- participe passé, le paradigme de l’auxiliant est fixé de bout
en bout. La conjugaison entière du passif sera identique à la
conjugaison de être sans variation ni exception.
On peut donc établir deux règles de correspondance entre
l’actif et le passif qui permettent de prédire la structure de
¡’auxiliation au passif :
i° A tous les temps simples (= non auxiliés) de l’actif
correspondent au passif des temps composés avec la forme
simple de l’auxiliant être. On aura donc : il frappait ~ il était
frappé ; il frappera ~ il sera frappé, etc.
2° A tous les temps de l'actif composés avec la forme simple
de l’auxiliant avoir correspondent au passif des temps compo­
sés avec l’auxiliant avoir été. On aura donc : il a frappé ~ il a
été frappé ; il aurait frappé ~ il aurait été frappé, etc.
Les autres variations possibles dans la structure du passif
dépendront de la combinaison de l’auxiliation de diathèse
avec l’auxiliation de modalité, à laquelle nous passons mainte­
nant.

III

II faut d’abord légitimer la catégorie de la modalité.


Nous entendons par modalité une assertion complémen­
taire portant sur l’énoncé d’une relation. En tant que catégorie
logique, la modalité comprend i° la possibilité, 2° l’impossi­
bilité, 30 la nécessité. Ces trois « modes » n’en font que deux
au point de vue linguistique, du fait que l’impossibilité n’a
iS8 Problèmes de linguistique générale

pas d ’expression distincte, et s’exprime par la négation de la


possibilité. Ainsi possibilité et nécessité sont deux modalités
primordiales, aussi nécessaires en linguistique qu’en logique
et qu’il n’y a aucune raison de contester. On prendra seule­
ment soin de la bien distinguer des « modes » admis tradition­
nellement en grammaire dans la morphologie du verbe
(subjonctif, e tc...)1.
La catégorie linguistique de la modalité comprend d’abord
les deux verbes pouvoir et devoir. En outre la langue a étendu
la fonction modalisante à d ’autres verbes dans une partie de
leurs emplois et par la même structure d ’auxiliation; princi­
palement : aller, vouloir, falloir, désirer, espérer. Mais à la
différence de la temporalité et de la diathèse, la modalité ne
fait pas partie des catégories nécessaires et constitutives du
paradigme verbal. Elle est compatible avec la temporalité
comme avec la diathèse dans chacune des formes verbales.
L ’auxiliation de modalité est caractérisée formellement par
la structure binomale. L e premier terme est la forme fléchie
de l’auxiliant; le second, l’infinitif du verbe auxilié : « il peut
arriver »; «je dois sortir ».
Ces deux verbes, modalisants par excellence, pouvoir,
devoir, n’ont pas d’autre construction. Quant aux autres
verbes, modalisants par occasion, ils se construisent ainsi
quand le sujet — explicite — de l’auxiliant est identique au
sujet — implicite — de l’auxilié : « il a voulu chanter ». Si le
sujet de l’auxilié est différent, l’infinitif est remplacé par une
proposition subordonnée : « il a voulu que je chante ». Le verbe
cesse alors d’être auxiliant.
Du fait que l ’auxiliation de modalité s’applique à toute
forme verbale, elle s’applique nécessairement aussi à des
formes déjà auxiliées par des auxiliants de temporalité ou de
diathèse. Ces deux situations d ’auxiliation et de surauxilia-
tion seront considérées successivement.
L ’auxiliation de modalité a pour critère la conversion de la
forme personnelle de l’auxilic en une forme d’infinitif :
« Pierre chante » devient « Pierre peut (doit) chanter ». D ’où il

i. C ’est la confusion — ou la non-d istin ction — entre ces catégories


différentes qui a am ené plusieurs gram m airiens, notam m ent P ichon et
D am ourctte, op. cit., V , § 1687, à nier l ’existence d ‘ « auxiliaires de m ode *
en français.
Fonctions syntaxiques 189

suit que l'infinitif est la forme modalisée du verbe, principe qui


entraîne plusieurs conséquences dont nous ne pouvons traiter
ici. Le verbe auxilié ne représente pas seulement un séman­
tème, il contribue par sa forme morphologique à l’auxiliation
de modalité que l’auxiliant assure par son sens lexical et sa
forme temporelle.
Cette conversion se produit aussi bien quand le verbe moda-
lisé est à un temps qui requiert l’auxiliation de tempora­
lité : « Pierre a chanté » devient « Pierre peut (doit) avoir
chanté ».
Mais Vauxiliation de modalité commence un degré plus haut
que Vauxiliation de temporalité puisqu’elle est possible avec
une forme verbale simple, non auxiliée, comme « Pierre
chante » devenant « Pierre peut chanter ». Dans l’auxiliation
de modalité la forme primaire est « il peut chanter » répon­
dant à « il chante », tandis que, dans l’auxiliation de tempo­
ralité, la forme primaire est « il a chanté », qui deviendra « il
peut avoir chanté ». Inversement, Vauxiliation de modalité
s'arrête un degré plus haut que Vauxiliation de temporalité. Alors
que « il a chanté » devient « il peut avoir chanté », le tour
surauxilié « il a eu chanté » n’est guère susceptible de recevoir
une forme modalisée.
Pour décrire le fonctionnement de cette auxiliation de
modalité, on partira de deux observations préliminaires :
i° L ’auxiliant de modalité est un verbe de plein exercice,
qui a son paradigme complet : je peux, vous pouviez, nous
pourrons, etc. y compris des formes temporelles auxiliées :
j ’ai pu, il aura pu, etc.
2° La forme auxiliée de modalité, toujours à l’infinitif, est
susceptible d’une variation temporelle et d’une seule, par
auxiliation de avoir·, l’auxilié sera donc ou un infinitif pré­
sent, chanter, ou un infinitif passé, avoir chanté. En ce dernier
cas, comme on le verra, il s’agit d’une surauxiliation.
Cela dit, on peut analyser les relations entre auxiliant et
auxilié de modalité. En principe l’auxiliant de modalité
assume l’ensemble des fonctions ftexionnellcs (temps, mode,
personne) de l’auxilié. Deux cas se présentent selon la situa­
tion temporelle de l’auxilié :
a) quand l’auxilié est une forme simple, il est converti en
infinitif, et toutes ses marques fiexionnelles sont transférées
à l’auxiliant :
igo Problèmes de linguistique générale

il chante —*■il peut chanter


il chantait —*■il pouvait chanter
il chantera —> il pourra chanter, etc.

b) quand la modalisation s’applique à une forme tempo­


relle déjà auxiliée, il se produit une surauxiliation : c’est
l’auxiliant de la forme temporelle qui est converti en infinitif,
et avoir (ou être) devient le constituant temporel du sur-
auxilié de modalisation :

« il a chanté » devient « il peut avoir chanté ».

Il convient de distinguer « il peut avoir chanté », forme sur-


auxiliée de « il a chanté », du syntagme « il a pu chanter » et
même « il a pu avoir chanté » où c’est l’auxiliant de modalité
seul qui est en jeu et qui déploie librement les possibilités
de son paradigme propre. Dans «il a pu chanter »nous n’avons
pas la conversion d’une forme non modalisée, mais une des
variations temporelles de « il peut chanter » résultant de ce que
l’auxiliant de modalité admet lui-même Pauxiliation tempo­
relle : « il a pu (avait pu, aurait pu, etc.) chanter ».
Dans tous les cas, nous y insistons, l’auxilié n’est pas sim­
plement un sémantème. Il contribue aussi, du fait même qu’il
prend la forme de l’infinitif, à l’expression de la modalité.
Tout semblables sont les rapports de l’auxiliation de moda­
lité avec celle de diathèse, en ce qui concerne l’auxilié. Le
passif « il est chanté » se convertit en « il peut être chanté », et
« il a été chanté » en « il peut avoir été chanté ». L ’auxiliant per­
sonnel est..., a été... de diathèse est transformé en infinitif
être..., avoir été... et ainsi surauxilié par le même procès qui
a été décrit à propos de la temporalité.
Mais l’auxiliant de modalité pouvoir n’admet pas d’être
tourné au passif et n’est donc pas soumis à l’auxiliation de
diathèse. Voir ci-dessous p. 192.
Les exemples de verbes de modalité à la forme réfléchie ne
contredisent pas ce principe :
1) il se peut est une locution impersonnelle équivalant à
« il est possible », employée soit absolument au sens de « peut-
être », et alors sans fonction auxiliante, soit pour régir une
subordonnée (« il se peut que ma lettre ne l’ait pas atteint »)
et sans fonction auxiliante non plus;
2) il se doit est ou impersonnel dans la locution fixe « comme
Fonctions syntaxiques 191
il se doit »; ou personnel, dans une construction tout autre où
devoir a le pronom pour régime : « il se doit ( = il doit à lui-
même, à sa situation) d’assister à cette cérémonie ». En aucun
cas devoir n’est ici auxiliant.
Comme on l’indiquera plus loin, Pauxiliant de modalité
est compatible avec la seule auxiliation de temporalité.
Il peut y avoir, à degrés variables, modalisation de verbes
modalisants, donc une sorte de modalisation au second degré
ou de surmodalisation, dans une construction telle que : « il
doit pouvoir faire ce travail » où l’on voit « il peut », auxiliant
dans « il peut faire », devenu auxilié sous la forme de l’infinitif
dans « il doit pouvoir faire ». C ’est là probablement le seul
exemple d’ un pareil transfert à l’intérieur de la modalisation.
Encore faut-il remarquer que, dans cet exemple même, les
deux verbes ne restent pas intégralement modalisants dans
leurs rapports. La valeur paradigmatique de chacun d ’eux,
possibilité d’une part, nécessité de l’autre, ne peut subsister
intacte quand ils contractent une liaison syntagmatique. De
fait, dans « il doit pouvoir », le modalisant « il doit » exprime
moins la nécessité qu’un haut degré de probabilité.
A plus forte raison quand la surmodalisation est effectuée
par un verbe qui n’est pas fonctionnellement modalisant ou
qui ne l’est que dans une partie de scs emplois. C ’est là le cas
le plus fréquent : « je crois devoir dire... »; «je pense pouvoir
partir demain »; « je voudrais pouvoir le faire », etc. Chacun
de ces verbes auxiliants a par ailleurs son sens plein et d’autres
constructions. Par exemple croire dénote la conviction et
admet un régime direct («je vous crois, je crois cela ») ou indi­
rect (« je crois à...y je crois en... »), il gouverne une subor­
donnée (« je crois que... »). C ’est avec une valeur affaiblie
( = « il me semble que... ») que je crois sert d ’auxiliant, dans
«je crois vous comprendre»; «je crois pouvoir affirmer que...».
Il est du reste intéressant de constater qu’il suffit qu’un verbe
entre dans la sphère de la modalisation par attraction ou géné­
ralisation pour qu’il prenne la caractéristique des modalisants,
celle d ’avoir un auxilié à l’infinitif. Sur le modèle de «je dois
pouvoir », on fait «je crois pouvoir » qui engendre «je pense
pouvoir..., j 'estime pouvoir... »; et à partir de «je dois parler »
on fait «je veux, je désire, je souhaite parler ». Tout verbe qui
assume la fonction modalisante assume du même coup un
infinitif auxilié.
ig¿ Problèmes de linguistique générale

Nous distinguerons donc des modalisants de fonction, essen­


tiellement «pouvoir » et « devoir », et des modalisants d'assomp-
tion, tels que « vouloir », « désirer », « savoir », « faire », etc.
selon qu’ils ont exclusivement ou non la construction avcc
l’infinitif auxilié. Cette distinction entre les deux catégories
de modalisants est susceptible de varier en fonction des
époques et des états de la langue.

IV

Pour achever ces analyses, nous pouvons poser treis règles


relatives à la structure formelle de l’auxiliation.
x En premier lieu : le principe de non-réjlexivité de la fonction
auxiliante. Il signifie qu’aucun auxiliant ne peut s’auxilier
lui-même. Ce principe est à vérifier dans chacune des trois
catégories d’auxiliation.
a) Dans l’auxiliation de temporalité, un exemple contraire,
et un seul, se présente aussitôt : « il a eu », où le même verbe
« avoir » est auxiliant et auxilié. Mais cette analyse tradition­
nelle procède d’une vue inexacte. Dans « il a eu », l’auxilié eu
vient de avoir comme verbe libre équivalent à « posséder »
(« il a eu de la fortune, une propriété »), non de « avoir » auxi­
liant; et dans la surauxiliation temporelle « il a eu chanté »,
eu est en réalité un segment du surauxiliant il a eu, il n’est pas
auxilié; seul chanté est le membre auxilié. Donc dans le pre­
mier cas, « il a eu une propriété », le statut de « il a- » et
celui de « eu » sont différents et les deux formes n’ont en
commun que l’appartenance au même paradigme verbal;
dans le second, « il a eu chanté », eu appartient au surauxiliant
vis-à-vis et sur le plan de chanté, qui est seul auxilié. Il appa­
raît ainsi qu’aucune forme verbale ne peut sans contradic­
tion logique se prendre elle-même pour auxiliant tem­
porel.
b) Dans l’auxiliation de modalité, il en est de même : « *il
doit devoir », « *il peut pouvoir » sont également impossibles.
La seule question sera celle des quasi-auxiliants comme aller,
puisque l’usage admet « il va aller ». Mais outre que il va est
en cette fonction restreint en fait au présent (« il allait aller »
est évité, et tout autre temps ou mode est impossible), on doit
Fonctions syntaxiques 193
appliquer à « il va aller » la même observation que ci-dessus à
« il a eu » : il va quasi-auxiliant n’est pas de même statut que
aller verbe libre : « il va aller à l’école » contient un quasi-
auxiliant d’imminence il va qui est aussi distinct en réalité
d'aller qu’il le serait de tout autre verbe plein, par exemple
de manger dans « il va manger ».
c) Quant à l ’auxiliation de diathèse, on ne peut même
concevoir comment l’auxiliant il est-, il a été- pourrait s’auxi-
lier lui-même.
Le deuxième principe est qu'aucun auxiliant n'admet
l 'auxiliation de diathèse. Il signifie qu’un auxiliant ne peut être
tourné en forme passive. Cela est facile à vérifier pour être,
avoir, pouvoir, devoir, etc. Il sera bon de rappeler que notre
analyse s’applique au français et peut ne pas valoir pour
d ’autres langues. Par exemple, en sanskrit, sak- « pouvoir »
admet les deux séries de désinences, active et moyenne.
M ême en français nous ne tenons pas compte de tours
anciens, aujourd’hui désuets, tels que se pouvoir dans une
construction comme : « Ce champ ne se peut tellement mois­
sonner / que les derniers venus n ’y trouvent à glaner » (La
Fontaine).
Le troisième principe est celui de la non-réversibilité du
rapport auxiliant : auxilié. Un auxiliant devient l’auxilié
d ’un surauxiliant, jamais l’inverse. C ’est là un principe qui
par nature se vérifie surtout dans la diachronie, mais qui a son
importance aussi en synchronie, du fait qu’on observe, dans
la vie d ’une langue, une tendance à créer de nouveaux auxi-
liants.
V

L*homme dans la langue


CHAPITRE XIV

L'antonyme et le pronom en français moderne*

L e français a, comme on sait, deux séries de pronoms


personnels, la série je tu il, la série moi toi lui.
La relation entre les deux séries présente des aspects
fort complexes, et ne peut être élucidée que si le statut de
chacune d ’elles est clairement défini. Cette condition préa­
lable ne peut passer pour remplie dans l’état actuel de la
recherche,
La plupart des auteurs recourent à une présentation histo­
rique des deux formes, et parlent de cas sujet et de cas régime,
de forme atone ou faible je et de forme tonique, accentuée
ou forte moi. C eux qui veulent les caractériser dans l’usage
actuel soulignent la valeur d’« insistance » ou de « relief »
propre à moi par rapport à je. Personne n’y contredira, mais
cette valeur n’est qu’un effet, non une cause; elle résulte
d ’une fonction syntaxique qu’on ne s’est guère préoccupé
de dégager. U ne définition qui a été assez largement utilisée
dans les années récentes 1 est celle de Pichon et Darnourcttc
qui opposent je « personne ténue » à moi « personne étoffée 2 ».

• Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, C . K lin c k sie c k , t. L X


(1965), fasc. 1, p p . 7 1-8 7 .
1. P ar ex em p le, D au zat, Grammaire raisonnée de la langue française,
194 7, p. 267.
2. Essai de grammaire de la langue française, V I, p. 254 : « D éfin isson s
em p erson n em en t ténu celu i q u i s ’ex p rim e p ar l ’a g g lu tin a i if, em p erson ne-
m ent étoffé celu i q ui s’ex p rim e par l ’in d épen d an t.
« L ’em p erson n em en t tén u réd u it la personn e à ce q u i fait son essence
gram m aticale essen tielle.
• Q u an d la p erso n n e au contraire est en visagée, ou par rap p o rt au m onde
198 Problèmes de linguistique générale

Ces termes recouvrent la même conception, stylistique ou


impressive, que celle dont on se contente en général, et n’ont
pas plus de portée. Une telle distinction ne serait rcccvable
que s’il y avait libre choix et possibilité d ’échange entre les
deux séries de pronoms dans les mêmes positions. Cela
n’arrive jamais, on le sait; je et moi ne peuvent permuter en
aucun cas 1. Dès lors parler de « personne ténue » ou « étoffée »,
c'est seulement déguiser en notion psychologique une réalité
linguistique insuffisamment décrite.

extérieu r ou in tro sp ectivo m en t, com m e un panoram a co m p lex e, vo ire


c o m m e u ne m asse g lo b a le q u e p o u rr a it re m p la cer e n d ’au tres c ircon stan ces
u n e m a s s e g l o b a l e d ’ u n e a u t r e p e r s o n n e g r a m m a t i c a l e , e l l e s ’e x p r i m e p a r
l ’ i n d é p e n d a n t ; c ’e s t l ’c m p e r s o n n e m c n t é t o ffé , q u i la is s e t o u t e s o n a m p l e u r
à la p e r s o n n a l i t é d e l a p e r s o n n e ».
1. N ous contredisons expressém ent ici Pichon et D am ourette, op. cit.,
p. 253, § 2311, qui estim ent que « dans beaucoup de domaines, il y a
concurrence possible d'expression entre l'un et l ’autre ordre de pronoms
personnels s. Quelles preuves donnent-ils de cette affirmation surprenante ?
O n les trouve au § 2312 où ils reconnaissent d ’abord que « le soubassem ent
s'exprim e certes de la manière la plus naturelle par les agglutinatifs *,
c ’est-à-dire par la série j e , tu..., ex. « li fut cap tif...; je ne vous contrains
pas... », mais, ajoutent-ils, « le soubassem ent peut aussi s ’exprim er au
m oyen des indépendants; ex. « Valentin nous avait invités à dîner, et moi
emmenais, naturellem ent, Follet et sa fem m e ». — » Moi, qui suis l’affaire
et la connais bien, a i tous les éléments pour lui en parler ». — * T u as
bien fait, mon garçon, dit M . de Coëtquidan, avec un cynism e dont lui
et son neveu restèrent inconscients ». V oilà les trois exem ples qui doivent
prouver la « concurrence » que Pichon et D am ourette croient observer
entre les deux ordres de pronoms. L e prem ier, exem ple oral, émane d’une
personne dont ni l’origine (provinciale ?) ni le degré de culture ne sont
indiqués : on peut affirm er que « m oi emmenais » ne s ’entend jam ais; c ’est
ou une bévue sans portée ou une déviation individuelle. — Dans le
deuxième exem ple, également oral : « moi, qui suis l ’affaire et qui la connais,
ai », il y a au contraire omission de j e devant ai par souci déplacé du bien
dire et fausse analogie de la construction où !e relatif est séparé du verbe,
par exem ple : « moi qui, depuis longtem ps, avais prévu ce qui est arrivé... ».
11 ne prouve rien non plus; la m oindre contre-épreuve montrera q u ’auto­
matiquem ent, tous les inform ateurs rétablissent je devant le verbe : « moi
qui connais l ’affaire, j ’ai tous les élém ents... » — Enfin le troisième
exem ple, cette fois pris à un texte écrit (M ontherlant), m ontre au contraire
un em ploi où il n ’y avait justem ent pas de concurrence possible : « lui et
son neveu » est la seule manière de s'exprim er. 11 s ’agit du reste de la
3e personne dont le com portem ent syntaxique est distinct (cf. ci-dessous,
p. 209). O n peut conclure qu’il n ’y a pas concurrence entre les deux séries
pronominales.
L'homme dans la langue 199

Rien ne peut donc nous dispenser d’un examen de la dis­


tribution respective des deux pronoms je et moi.

De la série je il y a peu à dire : c’est la forme toujours


conjointe du pronom, immédiatement préposée à la forme
verbale dans l’assertion, postposée dans l’interrogation.
Hormis l’impératif et les formes nominales du verbe, aucune
forme verbale n’est susceptible d ’emploi sans pronom; à la
3e personne, le pronom personnel est toujours permutable
avec un substantif, un pronom propre ou un pronom d ’une
autre classe (« I l vient. — La nuit vient. ■
— Pierre vient. —
Qui vient ? »).
L ’emploi de la série moi, série du pronom autonome,
comporte beaucoup plus de variété. Il faut en énumérer les
caractéristiques :
i° Ce pronom désigne la personne syntaxique et peut,
comme tel, s’employer seul : « Qui est là? — M oi », ou :
« Moi, j ’aime marcher; lui non ».
20 II admet une apposition identificatoire : et moi, Pierre. —
moi, le facteur ».
30 II sert d ’antécédent à un pronom personnel conjoint qui,
seul, peut s’ unir au verbe : « moi, je pense que... ».
40 II sert d ’antécédent à un pronom relatif : « moi, qui
suis... ».
50 II sert de forme prédicative : « C ’est moi. — C ’est moi
qui l’ai fait ».
6° Il se combine avec toutes les prépositions : « à moi\
chez toi; avec lui, etc. ».
70 II se combine, par l’intermédiaire de prépositions, avec
divers adjectifs ; « digne de moi ; pareil à toi ».
8° Il peut ctre suivi d’adverbes : « moi aussi » et de certains
adjectifs : « moi-même·, toi seul·, nous autres-, vous tous. »
90 II se coordonne, antéposé ou postposé, avec d’autres
pronoms autonomes : « moi et toi »; avec des noms propres :
« moi et Pierre »; avec des substantifs : « moi et mes amis ».
Aucun de ces traits ne peut ctre étendu à je. La série
autonome et la série conjointe apparaissent en distribution
complémentaire. Elles diffèrent par leur comportement
syntaxique et leurs capacités combinatoircs.
Or les traits distinctifs, fonctionnels et syntaxiques, de la
200 Problèmes de linguistique générale

série pronominale autonome se retrouvent en totalité dans


une autre classe de formes : celle des novis propres.
Le pronom autonome moi se comporte à tous égards
comme un nom propre. On peut appliquer au nom propre
tous les critères qui définissent le pronom autonome et
vérifier Phomologie fonctionnelle de ces deux classes.
i° En réponse à qui? : « moi », comme « Pierre ».
2° Suivi d’une qualification apposée : « moi, votre ami; —
Pierre, votre ami ».
3° Ici pronom et nom propre se coordonnent : m o i ,
Pierre ; on verra ci-dessous pourquoi.
4° Antécédent de relatif : « moi, qui...; Pierre qui... ».
5° Fonction prédicative : « c’est moi ; c’est Pierre ».
6° Régime de prépositions : « avec moi\ avec Pierre ».
7° Combinable avec des adjectifs suivis de prépositions :
« digne de moi; digne de Pierre ».
8° Suivi de certains adverbes et adjectifs : « moi aussi;
Pierre aussi »; « moi seul; Pierre seul »; « «joi-même; Pierre
(lui-)mème ».
9° Coordonné à d’autres pronoms ou noms : « moi et toi ;
Pierre et toi ; — moi et mes amis; Pierre et mes amis ».
L ’interprétation que nous donnons du statut des pronoms
autonomes tend à constituer ceux-ci en une catégorie homo­
logue à celle des noms propres et cependant distincte. Il y a
lieu de préciser cette relation en déterminant l’espèce parti­
culière de nom propre que représente le pronom autonome.
Ce qu’on entend ordinairement par nom propre est une
marque conventionnelle d’identification sociale telle qu’elle
puisse désigner constamment et de manière unique un
individu unique.
A la ressemblance et à la différence du nom propre social,
m o i est, dans l’instance de discours, la désignation autique

de celui qui parle : c’est son nom propre de locuteur, celui


par lequel un parlant, toujours et seulement lui, se réfère à
lui-même en tant que parlant, puis dénomme en face de lui
T O I , et hors du dialogue, L U I .
Pour ce « nom propre de locuteur » qui se réalise toujours
et seulement dans l’acte de parole et que tout parlant assume
pour son compte personnel, nous proposons le terme d’anto­
nyme : il procède de gr. àvTtiivu(iia qui est l’original traduit
L'homme dans la langue 201

en latin par pronomen. Profitant à la fois de sa situation


« pronominale » et de sa consonance « onomastique », nous
appliquons ce terme d ’antonyme à la scric autonome de m o i ,
comme distincte du pronom je.
Les antonymes, comme on vient de le montrer par une
comparaison systématique, ont les mêmes constructions et les
mêmes propriétés syntagmatiques que les noms propres, dont
ils sont une variété spécifique, propre à la langue actualisée
dans le discours. Le t'ait même que le nom propre peut se
conjoindre à l’antonyme (ci-dessus p. 200) est une confirmation
de leur symétrie. Il est en effet très significatif que l’antonyme
admette une apposition idcntificatoire telle qu’un nom propre :
« m o i , Pierre ». Les deux se complètent : m o i , nom propre
instantané de tout locuteur, sui-référence dans le discours,
antonyme; Pierre, nom propre permanent d’un individu,
référence objective dans la société, anthroponyme. Cette
conjonction : « m o i , Pierre » définit le sujet à la fois par sa
situation contingente de parlant, et par son individualité
distinctive dans la communauté.
C ’ est é g a l e m e n t a u st at ut « o n o m a s t i q u e » d e s a n t o n y m e s
que nous rapportons une particularité syntaxique de la
3e personne. Alors que m oi (t o i ) exige toujours d ’ être
repris par je (tu) d e v a n t la f o r m e v e r b a l e personnelle, L U I
p e u t o u ê t re r e p r i s p a r il, o u s e j o i n d r e d i r e c t e m e n t à. la f o r m e
verbale : « m o i , / ai p a r l é t o u t le t e m p s ; lui n ’ a r i e n d i t ». C e
n ’ e s t p a s là u n e l i c e n c e d ’ u s a g e , c o m m e o n p a r a î t le cr oi r e ,
mais une double possibilité, également l icite. L ’a n to n y m e
L U I , t o u t c o m m e l es a u t r e a n t o n y m e s , s e f ai t s u i v r e d u p r o ­
nom : « t o i , tu as t o u t ; l u i , il n ’ a r i e n ». M a i s l u i , e n tant
q u e se r a p p o r t a n t à la t r o i s i è m e p e r s o n n e , p e u t , t o u t c o m m e
u n n o m p r o p r e , o u u n s u b s t a n t i f , ê t r e le substitut d u p r o n o m :
« lui seul est venu » comme « pier r e seul est venu ». A i n s i
lu i a p p a r t i e n t à d e u x p a r a d i g m e s : e n t a n t q u e f o r m e d ’a n t o ­
n y m e , au p aradigm e des antonym es m o i , t o i ; en tant que
s i g n a l a n t la 3 0 p e r s o n n e , a u p a r a d i g m e d e s f o r m e permu­
tables servant de sujet à une form e verbale de 3 e personne :
« il est v e n u » r e m p l a ç a b l e p a r « l ’ h o m m e » o u p a r « P ie r r e » et
aussi par « lu i ».
Les antonymes et les pronoms sont formellement distincts
aux deux premières personnes du singulier. A la 3e personne
du singulier, qui connaît une distinction de genre, une forme
202 Problèmes de linguistique générale

semble commune : LUI. ¡Mais il apparaît à l’examen qu’au


plan synchronique il y a seulement homophonie entre l’anto­
nyme l u i de 3e sg. masculin et le pronom lui complément
indirect des deux genres : leur paradigme et leur distribution
en font des formes distinctes (cf. pp. 207, 209).
Au pluriel des deux premières prsonnes, antonymes et
pronoms ont même forme, n o u s et v o u s ; à la 3e personne,
le masculin distingue l’antonyme e u x et le pronom ils, mais
au féminin ils sont pareillement e l l e s .

Nous nous proposons maintenant de décrire tes conditions


et les relations d’emploi des antonymes et des pronoms en
français moderne l.
Une remarque préliminaire s’impose relativement au
statut de chacune des trois personnes dans les formes pro­
nominales qui les représentent 2.
Je est une personne unique; tu est une personne unique;
mais il représente n’importe quel sujet compatible avec scs
genre et nombre et peut, répété dans le même énoncé, ren­
voyer à des sujets différents.
Par suite :
Io je a un régime direct, me, et tin seul, car je et me ren­
voient h la même personne, unique;
tu a un régime direct, te, et un seul, car tu et te renvoient
à la même personne, unique;
mais il, pouvant renvoyer à deux sujets distincts, a deux
régimes directs : se, quand sujet et objet coïncident; le,
quand sujet et objet ne coïncident pas;
2° le pronom objet me, renvoyant à la personne unique je,
peut entrer en rapport syntagmatique avec les trois pronoms
sujets : je me..., tu me..., il me... En effet, le référent de me,
étant unique, doit être nécessairement le même pour moi et
pour les autres que moi (c’est-à-dire pour toi et pour lui).

1. Dans cette description synchronique de l ’usage actuel, on ne trouvera


aucune référence à un état plus ancien du français.
2. N ous avertissons une fois pour toutes que les observations faites dans
la suite sur les formes du singulier ou illustrées par des exemples au singu­
lier valent aussi, sau f indication contraire, pour le pluriel ; de même ce qui
est dit d ’un exem ple au masculin est applicable au féminin.
L'homme dans la langue 203

L e pronom objet te, renvoyant à la personne unique tu,


peut entrer en rapport syntagmatique avec les trois pronoms
sujets : tu te.., je te... il te... En effet le réfèrent de te, étant
unique, doit être nécessairement le même pour toi et pour
les autres que toi, c’est-à-dire pour moi et pour lui ;
mais le pronom objet de 3e personne ne peut pas renvoyer
à un sujet unique, puisque le pronom sujet il remplace n’importe
quel nom propre o h substantif, peut avoir deux référents
distincts ou même fonctionne sans référent : il dit qu il
va partir ( = Pierre annonce son départ); il dit qu'i\ va partir
( = Pierre annonce le départ de Paul); il dit çii’il va pleuvoir,
etc. En conséquence, il est susceptible d ’avoir deux pronoms
objets distincts, le et se, qui n’ont pas les mêmes latitudes de
combinaison syntagmatique : i° le, combinable avec les trois
pronoms sujets : je le..., tu le..., il le..., mais il le ... suppose
deux il différents, que nous noterons î'/j et il2 ; — 2° se,
combinable seulement avec il; et il se suppose le même il. — ■
30 Chaque pronom sujet peut entrer en rapport syntagmatique
avec les pronoms objets des deux autres personnes, à condition
que ceux-ci soient respectivement objet direct et objet
indirect : je te le (donne); tu me le (donnes), etc. Mais il
commande encore deux combinaisons distinctes : i° il se le...
où il faut poser deux il, car il et se renvoient à il1 et le à r/3;
2° il le lui... où il faut poser trois il distincts. Nous représen­
terons donc dans ce syntagme il sujet par ilx — le par z'/a, et
lui par j73.
Nous avons pour tâche de décrire d ’une manière exhaus­
tive les combinaisons des trois séries de pronoms, la série
je tu il, la série me te le se, la série moi toi lui soi, leur sélectivité
mutuelle, leur compatibilité respective avec les formes
modales du verbe.
On montrera en détail que ce jeu complexe est déterminé
par trois variables : la personne, le mode du verbe, et la
fonction grammaticale de la forme pronominale.
Étudions la distribution respective des séries me te le (se)
et moi toi lui (soi) pour le pronom objet, selon qu’il est objet
direct ou objet indirect.
Cette distribution est définie par la nature du rapport
syntagmatique entre le pronom objet et le pronom sujet
pour chaque personne. Elle varie selon les modes de l’énoncé :
d ’une part indicatif, subjonctif, conditionnel (tous les exem-
204 Problèmes de linguistique générale

pics seront pour la commodité donnés à l’indicatif), de l’autre


impératif.
A. Énoncé aux modes autres que l’impératif.
Rcglc d’ordre : le pronom objet précède le verbe.
i° Quand le pronom sujet (je tu il) a le même réfèrent que
le pronom objet, c’est-à-dire dans le pronom réflexif, la
série me te le vaut à la fois pour l’objet direct et pour l’objet
indirect à toutes les personnes :
1 x i je m e vois ■*-* je M E dis
2 X 2 ta T E vois ~ tu t e dis
3 X 3 il SE voit ~ il SE dit
Le pronom impersonnel on (symbole N) se comporte
comme il :
N X N on s e voit <■'*' on s e dit
2° Quand le pronom sujet (je tu il) n’a pas le même réfèrent
que te pronom objet, il se produit une distinction selon les
personnes :
a) Aux première et deuxième personnes, les pronoms
objet me te valent également pour l’objet direct et pour
l’objet indirect :
1 x 2 je t e vois ~ je t e dis
3 x 2 il t e voit il t e dit
2 X I tu M E vois tu M E dis
3 X I il m e voit ~ il m e dit

Même indistinction avec le pronom sujet on :


N x i on m e voit on M E dit
N X 2 o n TE vo it ~ on t e dit
b) Mais à la 3e personne, on distingue le pronom objet
direct le (pluriel les) et le pronom objet indirect lui (pluriel
leur). Cette distinction vaut nécessairement aussi 1) quand il
sujet (il^) a un réfèrent différent de il objet (il2), et 2) quand
le sujet est le pronom on :
1 X 3 je l e vois je l u i dis
2 X 3 tu L E vois ~ tu L U I dis

3i X 32 ü LE voit ^ ü LUI dit


N X 3 on LE voit ~ on L U I dit
B. Énoncé h l ’im pératif1.
1. « Im pératif > im plique toujours la form e positive de ce mode.
L'homme dans la langue 205

Règle d’ordre : le pronom objet suit le verbe.


La forme verbale (au singulier) est limitée à une seule
personne, la deuxième, et ne comporte pas île pronom; les
trois personnes peuvent être objet, la deuxième étant alors
d’emploi réflexif. Ici encore la distinction entre un objet direct
et un objet indirect dépend de la personne :
i° Le pronom objet des première et deuxième personnes
prend la forme moi toi et vaut à la fois pour l’objet direct et
pour l’objet indirect :
2 X 1 w z 'î - m o i ! & -M O i!
2 X 2 £c » - t o i ! ~ tfr s - T O ii

20 Le pronom objet de la 3e personne distingue l’objet


direct le (pluriel les) et l’objet indirect lui (pluriel leur) :
2 x 3 î wjî - l e ! ~ ¿«-l u i !

En somme la distinction entre un pronom objet direct le


et un pronom objet indirect lui est constante pour la troisième
personne sans égard au mode (ordre des mots mis à part),
tandis qu’aux première et deuxième personnes la distinction
entre la série me (te) et la série moi (toi) dépend exclusive­
ment du mode, sans égard à la fonction d’objet direct ou
indirect du pronom : me (te) aux modes autres que l’impératif,
moi (toi) à l’impératif.
Ces relations sont portées en totalité dans le tableau
suivant (p. 206) où la série verticale est celle des pronoms
sujets, la série horizontale celle des pronoms objets.
On peut à présent faire un pas de plus et envisager la
situation produite par l’emploi de deux pronoms en consé-
cution, l’un objet direct, l’autre objet indirect.
Les deux questions qui se posent sont celles de leur forme
et de leur ordre.
Aux modes autres que l’impératif, les deux pronoms
objets précèdent le verbe, ils sont de la forme me te le, et ils
se suivent dans l’ordre : indirect -f- direct quand le pronom
objet indirect est celui de la i rc et de la 2° personne '.je me le
dis ; je te le dis.
Quand le pronom objet indirect est celui de la 3e personne,
il est de la forme lui et l’ordre est inversé : je le lui dis.
A l’impératif, les deux pronoms objets suivent le verbe;
le pronom objet indirect est de la forme moi toi lui, et l’ordre
2o6 Problèmes de linguistique générale
M o d es a u t r e s q u e l ’ im p é r a t if

je nous tu vous ill ilsj il. i1sa

dir. _ le les
je vie te vous
indir. — lui leur

dir. le les
nous WONS te vous
indir. — lu i leur

dir. _ le les
tu me tlOUS te
indir. — lui leur

dir. _ le les
vous me nous vous
indir. — lui leur

dir. le les
il vie nous te vous se
itidir. lui leur

dir. le les
ils me nous te vous se
indir. lui leur

M o d e im p é r a t if

dir. le les
2e sg. moi nous toi
indir. — lui leur

dir. — — le les
I re pl. nous
indir. — lui leur

dir. _- le les
2e pl. moi nous vous
indir. — lui leur
L'homme dans la langue 207

des pronoms devient : direct - f indirect : dis-le m oi\l


M ais ces syntagmes formés de pronoms objets direct et
indirect en séquence sont soumis à deux importantes règles
de compatibilité.
i° me (te se) comme pronom objet direct n’est compatible
avec aucun pronom objet indirect précédant le verbe; seul
est possible le pronom objet indirect de la forme moi toi lui
précédé de la préposition à et mis après le verbe. Ainsi
*je me te confie, *tu te me confies sont impossibles; il faut :
je me confie à toi ; tu te confies à moi.
Est de règle au contraire la séquence le (la, les) pronom
objet direct + lui (leur) objet pronom indirect précédant le
verbe : je le lui confie; tu les leur confies.
20 me (te se) comme pronom objet indirect n’est compa­
tible avec aucun pronom objet direct de i re ou 2e personne
avant le verbe; seul est possible le pronom objet indirect de la
forme moi toi lui précédé de la préposition à et mis après
le verbe. Ainsi *je me vous appelle; *il te me recommande sont
impossibles; il faut : je vous appelle à moi; il me recommande
à toi.
Est de règle au contraire la séquence me (te, se) pronom
objet indirect -]- le (la, les) précédant le verbe : je me le dis;
il te la donne ; tu le les rappelles.
Ces relations sont portées en totalité dans le tableau suivant
(p. 208) où chaque personne objet est représentée par la
conjonction des deux pronoms direct et indirect dans l’ordre
et avec la variation indiqués ci-dessus, et l’objet direct au
singulier et au pluriel (le impliquant toujours la).
Il y a donc deux particularités à souligner :
i° Quand le pronom objet indirect se réfère à la 3e per­
sonne, il se place, quel que soit le mode, après le pronom objet
direct : il le lui dit ^ dis-le-/ui7
20 le pronom objet indirect de la 3e personne est lui quel
que soit le mode, tandis que pour la i re et la 2e personne, le
pronom objet indirect est moi toi à l’impératif, et me te aux
autres modes.
Il résulte de là que le problème est celui de la 3e personne.

1. II y a ici parfois q u elq u e flottem en t dans l ’usage : « ren d s-les-n ou s ·


est de règle, m ais H u g o a écrit “ ren d s-n ou s-les ». O n trou vera des exem ples
ch ez G revisse, L e bon usage a, p . 420.
2 o8 Problèmes de linguistique générale
M odes a u th ss qu e l ' im p é r a t if

il il il il ¡1. il. <1. il.


•¡c + . nous-f tu + voua + ili + ils,+ + ils -t-il·»
ils ila ils ils ils, ils, ils, ils,

le le le U U
Je me — te vous — — lui leur
les Us Us Us Us

le U le U le
noua — nous te vous — — lui leur
les Us Us Us Us

le le U le Ie
tu me nous te — — — lui leur
les les les Us Us

le le le U le
vous me nous — vous — — lui leur
les les Us les Us

le le le U U U U
il me nous te vous se — lui leur
les les les Us Us les Us

le le le U le U U
ils me nous te vous — se lui leur
les Us Us les Us Us Us

M ode im pé r a tif

il il il il üi
+ je - j- n o u s + tu - )- v o u s + >ia -f-ilsü
ils ils ils ils ils j ils i

le le le te le
2 e S g. moi nous toi — lu i leur
les les les les les

le U le
I er p l. — nous — — lu i leur
les les les

le U le le le
2 e p l. moi nous — vous lu i leur
les les les les les
L'homme dans la langue 209

Les pronoms de i re et de 2e personne d’une part, ceux de la


3e de l’autre n’obéissent pas à la même distribution.
La i re et 2° personne emploient me te pour les deux objets,
directe et indirect, aux modes autres que l’impératif; et moi
toi pour les deux objets, direct et indirect, à l’impératif. Les
deux séries de formes sont donc, sans égard à la nature,
directe ou indirecte, de l’objet, en distribution complémen­
taire de mode : me te aux modes autres que l’impératif,
moi toi à l’impératif.
Mais à la 3e personne, le est objet direct et lui objet indirect,
quel que soit le mode. Ces deux formes sont donc, sans égard
au mode, en distribution complémentaire de régime : le
direct, lui indirect.
Ainsi localisée, cette différence reste à expliquer. Pourquoi
cette distinction le/lui à la 3e personne, quand les deux
premières emploient me (te) indistinctement pour l ’objet
direct et indirect ?
La réponse doit être cherchée, non dans la nature gramma­
ticale de l’un ou l’autre objet, mais dans une raison formelle,
qui est la compatibilité des formes pronominales nécessaire­
ment conjointes dans le syntagme de l’objet double.
On voit au tableau p. 208 d ’une part les syntagmes de
pronoms réflexifs : je me le (dis), tu te le..., il se le... qui sont
entièrement symétriques; de l’autre, les syntagmes de pro­
noms non-réflexifs : je le lu i..., tu le lui ..., il le lui ... égale­
ment symétriques. Entre les deux il y a une transformation,
dont nous pouvons voir le point de départ; il se trouve dans
le syntagme comprenant ilj. sujet et il2 et il3 objets direct et
indirect. D ’après il me le..., il te le..., on attendrait *il le le...
On pourrait même généraliser ce modèle théorique d ’après
le paradigme du pronom objet indirect aux deux autres
personnes. En vertu de :
i re je me le ... — tu me le ... — il me le ...
2e je te le ... — tu te le ... — il te le ...

on devrait avoir :
3e *je le le ... — *tu te le ... — *il le le ...

C ’est cela que la langue a voulu éviter : la succession de


deux formes pronominales identiques portant deux fonctions
distinctes, et particulièrement à la 3e personne, où le syntagme
*il le le ... aurait inclus, en face de ilx sujet, deux le objet
210 Problèmes de linguistique générale

pour il2 et il3 indistinctement. On a donc remplacé *lc,


objet indirect de 3e personne, par lui. Mais alors une autre
difficulté surgissait : lui ne précède jamais un autre pronom
objet, ce qui rendait impossible *je l u i le ... On a donc
interverti les pronoms; l’ordre est devenu je le l u i . . . ; tu le
l u i . . . ; il le l u i ..., et pour la même raison à l’impératif :
(dis)-/e-L u 1 1Ainsi en toute condition modale lui est seulement
objet indirect de 3° sg., distinct de le objet direct : je le dis :
ie le l u 1 dis.
Cette g r a m m a t i c a l i s a t i o n d e lui a été r e n f o r c é e par u ne
circonst ance a d j uv a n t e , la forme des pronoms de i re et
2e personne à l ’ i mp é r at i f . É t a n t d o n n é q u e l es a n t o n y m e s
m oi toi f on c t i o n n e n t à l’impératif c o m m e p r o n o m s obj e t s :
/ame-MOil ^ ¿/îJ-MOll o n a p u af f ecter aussi l ’ a n t o n y m e
lui à la f o n c t i o n d e p r o n o m obj et , t o u t e n l e restrei gnant ,
à l ’o b j e t i n d i r e c t : i f i î - L Ui l ,
p o u r la raison i n d i q u é e p l u s hau t ,
dis-le!
d i s t i n c t de l ’o b j e t di r e c t :
On a là l’explication des principes d’incompatibilité que
nous avons observés (ci-dessus p. 207) dans la relation syntag­
matique entre pronoms objets direct et indirect.
i° Étant donné que la forme nie (te se) est à la fois celle
du pronom objet direct et celle du pronom objet indirect,
l’indistinction formelle interdit d’employer deux pronoms
de cette série en consécution; il serait en effet impossible,
dans un énoncé tel que *je me te confie, de discerner lequel,
de me ou de te, est objet direct et lequel indirect. On obvie
au risque d’amphibologie en disant : je me confie à toi. Mais
le problème n’existe pas dans le cas du pronom objet de
3e personne où le (la, les) direct se distingue de lui (leur)
indirect; la consécution des deux pronoms, direct + indirect,
est alors pleinement licite, et l’on dit :je le lui confie.
2° Pourquoi alors, si je le lui confie est régulier, ne peut-on
pas dire *je me lui confie ou *je te lui confie ? — Cela est
impossible parce qu’il y aurait contradiction entre la fonction
et l’ordre des pronoms. Le pronom objet me (te, se), qu’il
soit objet direct (je me vois) ou objet indirect (je me dis), se
place toujours immédiatement après le sujet; tout autre
pronom se place après ce pronom objet. Tel est le principe
d’ordre. Mais d’autre part me (te, se) suivi d’un autre pro­
nom, ne peut être que pronom objet indirect; c’est la séquence
prescrite indirect -j- direct : je te le donne. L ’antéposition de
L ’homme dans la langue 211

me (te, se) lui attribuant la fonction d’objet indirect, il faut


que le pronom subséquent soit objet direct. Par suite, un
énoncé tel que *je me lui confie contiendrait deux pronoms
successifs d ’objet indirect et aucun d ’objet direct; il y aurait
conflit entre me qui serait objet indirect en vertu de sa posi­
tion, et lui qui est objet indirect par nature. On ne pourrait
non plus dire *je lui me confie pour la raison déjà indiquée, que
rien ne peut s’insérer entrejeet me Les séquences *je me lui...
et *je lui me ... sont donc également impossibles. Il faudra
dire : je me (confie) à lui.
II n’y a pas de conflit pareil dans le cas de le, puisqu’à la
différence de me (te, se), indistinctement objet direct ou
indirect, le est seulement objet direct, et lui objet indirect;
de là \je le l u i ...
Ainsi se dégage le principe qui gouverne le double statut
grammatical de l’antonyme. Forme disjointe : m o i , je suis,
ou régie par une préposition : de m o i ; à m o i , il remplit la
fonction d ’objet à l’impératif, objet indirect : ¿ « - m o i ! o u
direct : laisse-uo\\, parallèlement à : l u i , il est ... (mais
fém. e l l e , elle e s t . . . ) ; à l u i ; î î z î - l u i ! (indirect seulement).
La seule discordance formelle du système se trouve dans
le paradigme du pluriel de la 3e personne. Aux i re et 2e per­
sonnes, les antonymes du pluriel sont identiques aux pronoms
de conjugaison : n o u s , nous sommes ...; v o u s , vous êtes...;
et aux pronoms objets : il nous voit; il nous dit. Mais à la
30 pluriel, l’antonyme est e u x , distinct du pronom de conju­
gaison ils, distinct aussi du pronom objet direct les et du
pronom objet indirect, qui est leur. Cette abondance dote le
pluriel de quatre formes distinctes à la 3e personne du mascu­
lin : e u x , ils sont... (fern, e l l e s , elles sont...); je les vois;
je leur donne, tandis qu’à la 3e personne du masculin singu­
lier, il n’y en a que trois : lui, il, le.
L ’anomalie consiste en ce que le pluriel a un pronom objet
indirect leur distinct de l’antonyme e u x , en face du singulier
où le pronom objet indirect lui est formellement identique à
l’antonyme l u i . De ce fait on a un paradigme pluriel de
quatre termes eux, ils, les, leur, pour trois termes au singulier

1. L 'insertion d 'u n e négation (je ne m e..., tu ne la ...) n ’y contredit pas :


la négation ne change en rien la structure syntaxiqu e de l’énoncé ni les
relations entre les pronom s.
212 Problèmes de linguistique générale

lui, il, le. C ’est juste l’opposé des autres personnes qui pour
trois formes au singulier en ont une seule au pluriel : m o i ,
je me (repose); t o i , tu te (reposes) ~ nous, nous nous (repo­
sons); vous, vous vous (reposez).
De plus, l’antonyme Eux est aussi la forme régie par une
préposition, ce qui limite leur à la fonction grammaticale
d ’objet indirect du verbe, sans distinction de mode ni de
genre.
Ce dédoublement eux/leur du pluriel en face de l’unique lui
du singulier ne nous paraît susceptible d’aucune explication
synchronique. Des raisons d’euphonie (je le leur... pour
éviter *je le eux...) ou d’attraction phonétique (leur avec
la même initiale que lui) ne seraient pas suffisantes. L ’histoire
des formes peut seule en rendre compte.
On ne peut également que constater la coïncidence formelle
de leur, pronom objet indirect du pluriel, avec leur possessif.
Mais ici la coïncidence est sans portée; l’examen montre que
les deux formes sont complètement différentes par leur
statut et leurs fonctions. En regard du tableau (p. 208) qui
situe le pronom leur dans le paradigme pronominal, il ne sera
pas inutile de présenter leur dans le paradigme des adjectifs
dits possessifs.
Singulier Pluriel
je mon mes
nous notre nos
tu ton tes
vous votre vos
il son 1 ses
ils leur leurs
Entre l’adjectif leur et le pronom leur les différences décou­
lent de leur statut respectif :
i° L ’adjectif possessif est un qualifiant à double relation
de nombre, à la fois avec l’objet (possédé) et avec le sujet
(possédant) : leur coordonne un possédé singulier et un
possédant pluriel de 3e personne.
Le pronom leur se réfère exclusivement à un pluriel et
seulement comme objet indirect.

1. O n notera que son correspond à la fois à il et îi on : « i l 11 (0» a) son


caractère », sans équivalent île In distinction entre f u i e t soi.
L'homme dans la langue 213

2° L ’adjcctif possessif ne s’emploie pas seul; ou avec un


substantif ou précédé d ’un article défini qui le substantive
lui-même : c'est leur livre/c'est le leur.
Le pronom leur ne peut s’employer que seul.
30 L ’adjcctif possessif de 3e personne fait partie d’un
paradigme à deux, entrées et à deux variants, fournissant
quatre termes : son/ses, leurjlcurs (phonétiquement [lœrjlœrz]).
Dans cc réseau leur est le pluriel lexical de son, et le singulier
grammatical de leurs.
Le pronom leur fait partie d’un paradigme à deux termes
Imjleur où leur n’est que pluriel et s’oppose à un singulier
lui qui n’a rien de commun avcc le singulier son de l’adjectif
leur.
On pourrait tenter d’unifier les deux leur en alléguant
certaines constructions qui leur seraient communes à un
élément près :
je viens de l e u r (dire)
je viens de l e u r (maison)
La ressemblance est fallacieuse. Outre que venir est pris
dans deux acceptions différentes, il suffit de remplacer les
deux leur par leur singulier respectif et l’on obtient :
je viens de lu i (di re)
mais je viens de SA ( ma i s o n )

De même si l’on mettait en parallèle la possibilité de rem­


placer l’un et l’autre leur par à eux dans des constructions
telles que :
je leu r ai dit ( = j'a i dit a e u x )
leu r maison ( = la maison A e u x ) 1

on se heurterait encore à la discordance qui apparaît entre


les formes du singulier :
je lu i ai dit ( = j'a i dit a l u i )
mais sa maison ( = la maison A l u i )
accusant encore la dissemblance de leur pronom et de leur
possessif.
Tout concourt donc à illustrer cette constatation générale

1. D u reste ri eux est ici un équivalent conventionnel; d ’eux sernit


tout ¡uissi justifié,
214 Problèmes de linguistique générale

que la 3e personne est foncièrement différente des deux


autres dans son statut \ sa fo n c tio n et la d istrib u tion d e ses
f o r m e s , e t q u e s p é c i a l e m e n t d a n s les a n t o n y m e s et le s p r o ­
n o m s , le s i n g u l i e r e t l e p l u r i e l à l a 3 e p e r s o n n e p e u v e n t n ’ ê t r e
m ê m e p a s s y m é t r i q u e s 2.

1. C f. p o u r une théorie d ’en sem b le B S L 43 (1946), fasc. i , pp. 1 -12 . ( =


Problèmes de linguistique générale, I, pp. 225-236.)
2. N o te com p lém en taire. D an s le p rem ier tableau de la p. 208, on o b ser­
vera que les pron om s régim es il ils des d eu x prem ières personn es se réfèren t
p o u r le sens à j/, et i/2. Ils o n t été n éanm oin s rangés sous il2 et il3 par
sy m étrie avec la 3e perso n n e, iï cause de la séq u en ce d irect H- in d irect.
C H A P I T R E XV

La forme et le sens dans le langage *

Je suis très sensible à l’honneur qu’on m’a fait, en me


conviant à inaugurer par un exposé le présent Congrès. Ce
sentiment se mêle pour moi de beaucoup d’inquiétude à
l’idée que je m’adresse ici, tout ignorant que je suis de la
philosophie, à une assemblée de philosophes. Je trouve
cependant quelque encouragement dans le fait qu’un tel
congrès se soit justement donné un tel programme, que des
philosophes aient jugé opportun de débattre entre eux des
problèmes du langage. Dans les communications et les dis­
cussions qui vont occuper ces journées, la philosophie remon­
tera ainsi jusqu’à une des sources majeures de son inspiration
permanente, et en même temps seront proposées à l’atten­
tion des linguistes, de ceux qui s’occupent en spécialistes,
comme on dit, du langage, certaines manières, probablement
différentes, de réfléchir au langage. Ainsi commencera, tar­
divement, il faut bien le dire, un échange qui peut être de
grand prix. De mon côté, ayant commis l’imprudence d’accep­
ter cette invitation à parler ici, il ne me restait plus pour la
justifier qu’à l’aggraver d’une autre imprudence, plus sérieuse
encore, celle de choisir un sujet dont l’énoncé semble convenir
à un philosophe plutôt qu’à un linguiste : la forme et le sens
dans le langage.
J’aborde évidemment ce sujet en linguiste et non en phi­
losophe. Il ne faudrait pas croire cependant que j ’apporte
• Le langage I I (Sociétés de Philosophie de langue française, Actes
du X IIIe Congrès, Genève, 1966), Neuchâtel, La Baconnière, 1967,
pp. 29-40.
2 16 Problèmes de linguistique générale

ici quelque chose comme le point de vue des linguistes; un


tel point de vue qui serait commun à l’enscmblc ou nu moins
à une majorité de linguistes n’existe pas. Non seulement il
n’y a pas parmi les linguistes de doctrine reconnue en cette
matière, mais on constate chez beaucoup d’entre eux une
aversion pour de pareils problèmes et une tendance à les
laisser hors de la linguistique. Il n’y a pas si longtemps que
l’école du linguiste américain Bloomfield, qui représentait
à peu près toute la linguistique américaine et qui rayonnait
largement au dehors, taxait de mentalisme l'élude du « mea-
ning », de quelque manière qu’on traduise ce terme. Cette
qualification équivalait à la rejeter comme entachée de sub­
jectivisme, comme échappant à la compétence du linguiste.
C ’est des psychologues ou des psycho-physiologistes qu’il
fallait, pensait-on, attendre quelque lumière sur la nature et
sur le fonctionnement du sens dans la langue, le linguiste ne
s’occupant que de ce qui peut être appréhendé, étudié, analysé
par des techniques de plus en plus précises et de plus en plus
concrètes. Aujourd’hui cet interdit est levé, mais la méfiance
subsiste, et, reconnaissons-le, elle reste justifiée dans une
certaine mesure par le caractère assez vague, flou et même
inconsistant des notions qu’on rencontre dans les ouvrages,
d’esprit assez traditionnel en général, qui sont consacrés à
ce qu’on appelle la sémantique. De fait, les manifestations
du sens semblent aussi libres, fuyantes, imprévisibles, que
sont concrets, définis, descriptibles, les aspects de la forme.
Des deux termes du problème dont nous nous occupons ici,
on ne s’étonnera pas qu’en général le second seul paraisse
relever de la linguistique. Les philosophes ne doivent donc
pas croire qu’un linguiste, quand il aborde ces problèmes,
puisse s’appuyer sur un consensus, et qu’il n’ait qu’à résumer,
en les présentant un peu autrement ou en les simplifiant,
des idées qui seraient généralement acceptées chez les spécia­
listes des langues, ou des idées qui s’imposeraient à l’analyste
du langage. Celui qui parle ici le fait en son nom personnel et
propose des vues qui lui sont propres. Le présent exposé est
un effort pour situer et organiser ces notions jumelles de
sens et de forme, et pour en analyser les fonctions hors de
tout présupposé philosophique.
Notre domaine sera le langage dit ordinaire, le langage
commun, à l’exclusion expresse du langage poétique, qui a
L'homme dans la langue 217

ses propres lois et scs propres fonctions. La tâche, on raccor­


dera, est déjà assez ample ainsi. Mais tout ce qu’on peut
mettre de clarté dans l’étude du langage ordinaire profitera,
directement ou non, à la compréhension du langage poétique
aussi bien.
Dans une première approximation, le sens est la notion
impliquée par le terme même de langue comme ensemble de
procédés de communication identiquement compris par un
ensemble de locuteurs; et la forme est au point de vue lin­
guistique (à bien distinguer du point de vue des logiciens),
soit la matière des éléments linguistiques quand le sens en
est écarté, soit l’arrangement formel de ces éléments au niveau
linguistique dont il relève. Opposer la forme au sens est une
convention banale et dont les termes mêmes semblent usés;
mais si nous essayons de réinterpréter cette opposition dans
le fonctionnement de la langue en l’y intégrant et en l’éclai-
rant par là, elle reprend toute sa force et sa nécessité; nous
voyons alors qu’elle enferme dans son antithèse l’être même
du langage, car voici que d’un coup, elle nous met au cœur
du problème le plus important, le problème de la significa­
tion. Avant toute chose, le langage signifie, tel est son carac­
tère primordial, sa vocation originelle qui transcende et
explique toutes les fonctions qu’il assure dans le milieu
humain. Quelles sont ces fonctions? Entreprendrons-nous
de les énumérer ? Elles sont si diverses et si nombreuses que
cela reviendrait à citer toutes les activités de parole, de pensée,
d’action, tous les accomplissements individuels et collectifs
qui sont liés à l’exercice du discours : pour les résumer d’un
mot, je dirais que, bien avant de servir à communiquer, le
langage sert à vivre. Si nous posons qu’à défaut du langage,
il n’y aurait ni possibilité de société, ni possibilité d’huma­
nité, c’est bien parce que le propre du langage est d’abord de
signifier. A l’ampleur de cette définition, on peut mesurer
l'importance qui doit revenir à la signification.
Une première question surgit aussitôt : qu’est-ce que la
signification ? Mais peut-on la définir à ce stade sans courir
immédiatement le risque de circularité ? Les linguistes accep­
tent cette notion toute faite, empiriquement; chez les phi­
losophes, je ne sais si elle a éré scrutée pour elle-même; à
vrai dire, c'cst là un de ces problèmes immenses qui pour
concerner trop de sciences, ne sont retenus en propre par
218 Problèmes de linguistique générale

aucune. Je ne vois que les logiciens qui s’en soient occupés;


tout spécialement en Amérique, l’école de Carnap et de
Qtiine. A vrai dire, dans leur préoccupation de rigueur, ils
ont ccarté toute tentative de définition directe de la signi­
fication; pour ne pas tomber dans le psychologisme, ils ont
remplacé l ’analyse de la signification par le critère objectif
d ’acceptabilité, éprouvé au moyen de tests, selon que des
prédicats sont acceptés ou non par le locuteur. Ainsi pour
Carnap, la signification, eu comme il aime mieux dire,
l’intension (opposée à l’extension) d ’un prédicat Q pour
un sujet parlant x est la condition générale que doit remplir
un objet y pour que le sujet parlant x accepte d’attribuer
le prédicat Q à cet objet y. Ainsi la « désignation signifiante »,
ce qu’il appelle « significant désignation », sera obtenue par
enquête, selon la réaction positive ou négative du locuteur,
qui acceptera ou non d ’associer tel prédicat à une série
d’objets variables. Quinc n’opère pas directement avec le
concept de signification. Utilisant un procédé logique qui a
servi autrefois à Russcll à définir le nombre, il substitue à la
signification le rapport de « même signification ». La signifi­
cation est donc identique à la synonymie. Cette procédure,
dont je n’ai pas à m ’occuper autrement ici, peut être justi­
fiée dans une conception strictement positive pour éliminer
toute contamination de psychologisme. Je ne la crois pas
opérante pour le linguiste, qui s’occupe d’abord de la langue
pour elle-même; et, comme nous le verrons, nous ne pou­
vons pas nous contenter d ’un concept global comme celui
de la signification à définir en soi et une fois pour toutes. L e
cours même de notre réflexion nous amènera à particulariser
cette notion, que nous entendons tout autrement que le font
les logiciens. A nous en tenir pour l’instant à ce que chacun
comprend par là, on peut tenir pour admis que le langage
est l’activité signifiante par excellence, l’image même de ce
que peut être la signification; tout autre modèle significatif que
nous pourrions construire sera accepté dans la mesure où
il ressemblera par tel ou tel de ses aspects à celui de la langue.
Effectivement dès qu’une activité est conçue comme repré­
sentation de quelque chose, comme « signifiant » quelque
chose, on est tenté de l’appeler langage; on parle ainsi de lan­
gage pour divers types d ’activités humaines, chacun le sait, de
façon à instituer une catégorie commune à des modèles variés.
Vliomme dans la langue 219

Que la langue signifie, cela veut dire que la signification


n’est pas quelque chose qui lui est donné par surcroît, ou
dans une mesure plus large qu’à une autre activité; c’est
son être même; si clic n’était pas cela, elle ne serait rien. Mais
clic a aussi un caractère tout différent, mais également néces­
saire et présent dans toute langue réelle, quoique subor­
donné, j ’y insiste, au premier : celui de se réaliser par des
moyens vocaux, de consister pratiquement dans un ensemble
de sons émis et perçus, qui s’organisent en mots dotés de
sens. C ’est ce double aspect, inhérent au langage, qui est
distinctif. Nous dirons donc avec Saussure, à titre de pre­
mière approximation, que la langue est un système de signes.
C ’est la notion de signe qui intègre désormais dans l’étude
de la langue la notion très générale de signification. Cette
définition la pose exactement, la pose-t-elle entièrement?
Quand Saussure a introduit l’idée du signe linguistique, il
pensait avoir tout dit sur la nature de la langue; il ne semble
pas avoir envisagé qu’elle pût être autre chose en même temps,
sinon dans le cadre de l’opposition bien connue qu’il établit
entre langue et parole. Il nous incombe donc d’essayer
d’aller au-delà du point où Saussure s’est arrêté dans l’ana­
lyse de la langue comme système signifiant.
Il faut d’abord comprendre tout ce qu’implique quant aux
notions qui nous occupent ici — notion de sens et donc aussi
notion de forme — la doctrine saussurienne du signe. On ne
peut assez s’étonner de voir tant d’auteurs manipuler innocem­
ment ce terme de « signe » sans discerner ce qu’il recèle de
contrainte pour qui l’adopte et à quoi il l’engage désormais.
Dire que le langage est fait de signes, c’est dire d’abord que
le signe est l'unité sémiotique. Cette proposition qui, souli­
gnons-le, n’est pas chez Saussure, peut-être parce qu’il la
considérait comme allant de soi, et que nous formulons ici
au seuil de l’examen, enferme une double relation qu’il faut
expliciter : la notion du signe en tant qu’unité, et la notion
du signe comme relevant de l’ordre sémiotique.
Toute discipline qui vise à acquérir le statut de science,
doit d’abord définir ses constantes et ses variables, ses opé­
rations et ses postulats, et tout d ’abord dire quelles sont ses
unités. Dans les sciences de la nature, les unités sont en géné­
ral des portions identiques conventionnellement décou­
pées dans un continu spécifique; il y a ainsi des unités quan-
220 Problèmes de linguistique générale

îitativcs, identiques et substituables, dans chaque discipline


de la nature. Le langnge est tout autre chose, il ne relève pas
du monde physique; il n’est ni du continu, ni de l’identique,
mais bien au contraire du discontinu et du dissemblable.
C ’est pourquoi il se laisse non diviser, mais décomposer :
ses unités sont des éléments de base en nombre limité,
chacune différente de l’autre, et ces unités se groupent pour
former de nouvelles unités, et celles-ci à leur tour pourront
en former d’autres encore, d’un niveau chaque fois supé­
rieur. Or l’unité particulière qu’est le signe a pour critère
une limite inférieure : cette limite est celle de signification;
nous ne pouvons descendre au-dessous du signe sans porter
atteinte à la signification. L ’unité, dirons-nous, sera l’entité
libre, minimale dans son ordre, non décomposable en une
unité inférieure qui soit elle-mcme un signe libre. Est donc
signe l’unité ainsi définie, relevant de la considération sémio­
tique de la langue.
Une des thèses majeures de Saussure est que la langue
forme une branche d’une sémiologie générale. Cela a été
l’infortune et ce sera la gloire de Saussure d’avoir découvert
le principe de la sémiologie un demi-siècle avant son temps.
En traitant du signe linguistique, il a par avance frayé la
voie à une description des unités sémiotiques : celles-ci
doivent être caractérisées au double point de vue de la forme
et du sens, puisque le signe, unité bilatérale par nature, s’offre
à la fois comme signifiant et comme signifié. Je voudrais ici
proposer quelques remarques sur l’un et l’autre de ces deux
aspects.
Le signifiant n’est pas seulement une suite donnée de sons
qu’exigerait la nature parlée, vocale, de la langue, il est la
forme sonore qui conditionne et détermine le signifié, l’aspect
formel de l’entité dite signe. On sait que toute forme linguis­
tique est constituée en dernière analyse d’un nombre res­
treint d’unités sonores, dites phonèmes; mais il faut bien
voir que le signe ne se décompose pas immédiatement en
phonèmes, non plus qu’une suite de phonèmes ne compose
immédiatement un signe. L ’analyse sémiotique, différente de
l’analyse phonétique, exige que nous posions, avant le niveau
des phonèmes, celui de la structure phonématique du signi­
fiant. Le travail consiste ici à distinguer les phonèmes qui
font seulement partie, nécessairement, de l’inventaire de la
L'homme dons la langue 221

langue, unités dégagées par des procédures et une technique


appropriées, et ceux qui, simples ou combinés, caractérisent
la structure formelle du signifiant et remplissent une fonction
distinctive à l ’intérieur de cette structure.
Voici un exemple ou deux, choisis parmi les plus simples.
En latin, la finale d ’une forme nominale fléchie, quelle
que soit la classe de flexion, admet n’importe laquelle des
cinq voyelles a e i o u, mais deux consonnes seulement :
s et m, très rarement r, encore plus rarement /, et c’est tout;
aucun phonème dental ou nasal ou guttural n’est admis.
Voilà donc une sélection opérée, pour constituer des signes
formels, dans l’inventaire des phonèmes que la langue pos­
sède. C ’est de la même manière que, à la finale des formes
verbales fléchies, quatre voyelles seulement sur cinq : a e i o
sont admises; il n’y a jamais de «; les consonnes sont seule­
ment trois, m, i, /, et dans une fonction spéciale (médio-
passif), r\ aucune des nombreuses autres consonnes n’est
admise en cette position. Voilà un exemple de sélectivité
assujettie à la constitution formelle du signifiant latin. En
français, on pourrait dégager aussi un certain nombre de
caractéristiques qui sont déterminées toujours par la fonction
de constituer une partie d ’un signifiant. Ainsi la voyelle [e],
notée in- (dans invisible), avec une variante mécanique in-
(dans in-édit), à l’initiale d’une longue série d’adjectifs, cette
voyelle est nécessairement là parce qu’elle assume une cer­
taine fonction dans une certaine classe de signes; cette fonc­
tion est la fonction de négation.
Il y a ainsi une série de caractéristiques qui peuvent se
dégager, dans chaque langue, de l’examen attentif de la
structure formelle des signifiants. Nous aboutissons alors
à créer dans l’analyse du signifiant un plan distinct de celui
des phonèmes, c’est celui des composants formels de signi­
fiants. Cette analyse peut être poussée plus loin; elle permet­
tra de dresser de grands inventaires statistiques, qui eux-
mêmes appelleront un traitement logique et mathématique.
Chaque langue dans son organisation entière sera justiciable
de pareilles analyses et on dégagera ainsi des schémas qui
illustreront la structure propre de chaque idiome. Nous
instaurons donc sous la considération sémiotique des classes
particulières que nous dénommons comme sémiotiques,
même un peu lourdement, pour les mieux délimiter et pour
222 Problèmes de linguistique générale

les spécifier dans leur ordre propre : des sémio-lexèmes, qui


sont les signes lexicaux libres; des sémio-catégorcmcs, qui
sont des sous-signes classificateurs (préfixes, suffixes, etc.)
reliant des classes entières de signifiants, assurant par là de
grandes unités, supérieures aux unités individuelles, et enfin
des sem io-phonèm es qui ne sont pas tous les phonèmes de
la nomenclature courante, mais ceux qui, comme on vient
de l’indiquer, caractérisent la structure formelle du signifiant.
Considérons à présent le signifié. L e signe se définit,
disions-nous, comme l’unité sém iotique; il est reçu comme
pourvu de signification dans la communauté de ceux qui ont
l’usage d ’une même langue, et la totalité de ces signes forme
la totalité de la langue.
En sémiologie, ce que le signe signifie n’a pas à être défini.
Pour qu’un signe existe, il faut et il suffit qu’il soit reçu et
q u ’ il se relie d ’une manière ou d ’une autre à d ’autres signes.
L ’entité considérée signifie-t-elle ? La réponse est oui, ou
non. Si c’est oui, tout est dit, on l’enregistre; si c’est non,
on la rejette, et tout est dit aussi. « Chapeau » existe-t-il?
— Oui. — « Cham eau »? — Oui. — « Chareau »? — N on.
II n ’est donc plus question de définir le sens, en tant que
celui-ci relève de l ’ordre sém iotique. A u plan du signifié,
le critère est : cela signifie-t-il ou non ? Signifier, c’est avoir
un sens, sans plus. E t ce oui ou non ne peut être prononcé
que par ceux qui manient la langue, ceux pour qui cette
langue est la langue tout court. N ous élevons donc la notion
d ’usage et de compréhension de la langue à la hauteur d’un
principe de discrim ination, d’ un critère. C ’est dans l ’usage
de la langue q u ’ un signe a existence; ce qui n’entre pas dans
l’usage de la langue n’est pas un signe, et à la lettre n’existe
pas. Il n ’y a pas d ’état intermédiaire; on est dans la langue
ou hors de la langue, « tertium non datur ». Et qu’on n’objecte
pas les archaïsmes qui subsistent dans l’usage, quoiqu’ils ne
soient plus définissables ou opposables aujourd’hui. Il suffit
que le mot français «rez » soit constamment lié à « de chaussée »
(« rez-de-chaussée ») ou « fur » à l'expression « à mesure »
(« au fu r et à mesure »), pour qu’ ils soient identifiés, étant
donné qu’ils ne se maintiennent que dans des groupes cons­
tants, prévisibles, et qu’ils font partie intégrante de signes
uniques.
Énonçons donc ce principe : tout ce qui relève du sémio-
L'homme datis la langue 223

tique a pour critère nécessaire et suffisant qu’on puisse l’iden­


tifier au sein et dans l’usage de la langue. Chaque signe entre
dans un réseau de relations et d’oppositions avec d’autres
signes qui le définissent, qui le délimitent à l’intérieur de la
langue. Qui dit « sémiotique », dit « intra-linguistique ».
Chaque signe a en propre ce qui le distingue d’autres signes.
Être distinctif, être significatif, c’cst la même chose.
De là résultent trois conséquences de principe. Première­
ment, à aucun moment, en sémiotique, on ne s’occupe
de la relation du signe avec les choses dénotées, ni des rap­
ports entre la langue et le monde. Deuxièmement, le signe
a toujours et seulement valeur générique et conceptuelle.
Il n’admet donc pas de signifié particulier ou occasionnel;
tout ce qui est individuel est exclu; les situations de circons­
tance sont à tenir pour non avenues. Troisièmement, les
oppositions sémiotiques sont de type binaire. La binarité
me paraît être la caractéristique sémiologique par excellence,
dans la langue d’abord, puis dans tous les systèmes de com­
portement nés au sein de la vie sociale et relevant d’une
analyse sémiologique. Enfin, il doit être entendu que les
signes se disposent toujours et seulement en relation dite
paradigmatique. On doit donc inclure dans la sémiologie,
outre les diverses catégories de signes, les modèles et les
schémas selon lesquels les signes s’engendrent et s’orga­
nisent : les paradigmes, au sens traditionnel (flexion, dériva­
tion, etc.). Ici évidemment, toute espèce de problèmes peu­
vent se poser, qui ont, certains d’entre eux, une importance
philosophique. Si l’inventaire sémiotique comprend le signe
« si » (conjonction d’hypothèse), il faut admettre également sa
fonction particulière qui est la fonction d’induction, « si...
alors... ». Cette conclusion aurait un intérêt certain, le fonde­
ment de l’induction serait linguistique avant d’être logique.
La nature sémiotique paraît être commune à tous les
comportements qui s’institutionnalisent dans la vie sociale,
parce qu’ils sont des entités à double face, pareils au signe
linguistique. Et cette commune faculté sémiotique compose
pour chaque ensemble un système, lequel d’ailleurs, dans
la plupart des cas, reste encore à dégager.
Tout ce qui précède a trait à la structure ou aux relations
du signe. Mais qu’en est-il de la phrase ? Qu’en est-il de la
fonction communicative de la langue ? Après tout, c’cst
224 Problèmes de linguistique générale

ainsi que nous communiquons, par des phrases, même tron­


quées, embryonnaires, incomplètes, mais toujours par des
phrases. C'est ici, dans notre analyse, un point crucial. Contrai­
rement à l’idée que la phrase puisse constituer un signe au
sens saussurien, ou qu’on puisse par simple addition ou
extension du signe, passer à la proposition, puis aux types
divers de construction syntaxique, nous pensons que le signe
et la phrase sont deux mondes distincts et qu’ils appellent
des descriptions distinctes. Nous instaurons dans la langue
une division fondamentale, toute différente de celle que
Saussure a tentée entre langue et parole. Il nous semble qu’on
doit tracer à travers la langue entière une ligne qui départage
deux espèces et deux domaines du sens et de la forme, bien
que, voilà encore un des paradoxes du langage, ce soient les
mêmes éléments qu’on trouve de part et d’autre, dotés cepen­
dant d’un statut différent. Il y a pour la langue deux manières
d’être langue dans le sens et dans la forme. Nous venons
d’en définir une; la langue comme sémiotique; il faut justi­
fier la seconde, que nous appelons la langue comme séman­
tique. Cette condition essentielle apparaîtra, espérons-le,
assez claire pour qu’on nous pardonne d ’employer des ter­
mes aussi voisins, et qu’on nous accorde le droit de spécia­
liser en les distinguant les termes de « sémiotique » et «séman­
tique »; nous n’avons pu en trouver de meilleurs pour définir
les deux modalités fondamentales de la fonction linguistique,
celle de signifier, pour la sémiotique, celle de communiquer,
pour la sémantique.
La notion de sémantique nous introduit au domaine de la
langue en emploi et en action; nous voyons cette fois dans la
langue sa fonction de médiatrice entre l’homme et l’homme,
entre l’homme et le monde, entre l’esprit et les choses, trans­
mettant l’information, communiquant l’expérience, imposant
l’adhésion, suscitant la réponse, implorant, contraignant;
bref, organisant toute la vie des hommes. C ’est la langue
comme instrument de la description et du raisonnement.
Seul le fonctionnement sémantique de la langue permet
l’intégration de la société et l’adéquation au monde, par
conséquent la régulation de la pensée et le développement de
la conscience.
Or l’expression sémantique par excellence est la phrase.
Nous disons : la phrase en général, sans même en distinguer
L'homme dans la langue 225

la proposition, pour nous en tenir à l’essentiel, la production


du discours. Il ne s’agit plus, cette fois, du signifié du signe,
mais de ce qu’on peut appeler l ’intenté, de ce que le locuteur
veut dire, de l’actualisation linguistique de sa pensée. Du
sémiotique au sémantique il y a un changement radical de
perspective : toutes les notions que nous avons passées en
revue reviennent devant nous, mais autres, et pour entrer
dans des rapports nouveaux. Le sémiotique se caractérise
comme une propriété de la langue, le sémantique résulte
d’une activité du locuteur qui met en action la langue. Le
signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue,
mais il ne comporte pas d’applications particulières; la
phrase, expression du sémantique, n’est que particulière. Avec
le signe, on atteint la réalité intrinsèque de la langue; avec
la phrase, on est relié aux choses hors de la langue; et tandis
que le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est
inhérent, le sens de la phrase implique référence à la situation
de discours, et l’attitude du locuteur. Le cadre général de
cette définition ainsi donné, essayons de dire comment les
notions de forme et de sens apparaissent cette fois sous le
jour sémantique.
Une première constatation est que le « sens » (dans l’accep­
tion sémantique qui vient d’être caractérisée) s’accomplit
dans et par une forme spécifique, celle du syntagme, à la
différence du sémiotique qui se définit par une relation de
paradigme. D ’un côté, la substitution, de l’autre la connexion,
telles sont les deux opérations typiques et complémentaires.
En second lieu, nous avons à déterminer le type d’unité
qui convient à cette structure formelle. On a vu que l’unité
sémiotique est le signe. Que sera l’unité sémantique ? — Sim­
plement, le mot. Après tant de débats et de définitions sur
la nature du mot (on en a rempli un livre entier), le mot
retrouverait ainsi sa fonction naturelle, étant l’unité mini­
male du message et l’unité nécessaire du codage de la pensée.
Le sens de la phrase est en effet l ’idée qu’elle exprime; cc
sens est réalisé formellement dans la langue, par le choix,
l’agencement des mots, par leur organisation syntaxique, par
l’action qu’ils exercent les uns sur les autres. Tout est dominé
par la condition du syntagme, par la liaison entre les éléments
de l ’énoncé destiné à transmettre un sens donné, dans une
circonstance donnée. Une phrase participe toujours de
226 Problèmes de linguistique générale

« l’ ici - maintenant »; certaines unités du discours y sont


conjointes pour traduire une certaine idée intéressant un
certain présent d ’un certain locuteur. T ou te forme verbale,
sans exception, en quelque idiome que ce soit, est toujours
reliée à un certain présent, donc à un ensem ble chaque fois
unique de circonstances, que la langue énonce dans une
morphologie spécifique. Que l’ idée ne trouve forme que
dans un agencem ent syntagm atique, c’est là une condition
première, inhérente au langage. L e linguiste se trouve ici
devant un problèm e qui lui échappe; il peut seulement
conjecturer que cette condition toujours nécessaire reflète
une nécessité de notre organisation cérébrale. On retrouve
dans les modèles construits par la théorie de l’information
la même relation entre le message et les unités probables du
codage.
Essayons maintenant d ’élucider le processus par lequel
se réalise le « sens » en sémantique. Il règne à ce sujet tant
de confusion ou, bien pis, tant de fausse clarté, q u ’il faut
s’attacher à bien choisir et à délim iter les termes de l’analyse.
Nous posons pour principe que le sens d ’une phrase est autre
chose que le sens des mots qui la com posent. L e sens d ’une
phrase est son idée, le sens d ’un mot est son emploi (toujours
dans l’acception sémantique). A partir de l’ idée chaque fois
particulière, le locuteur assemble des mots qui dans cet
emploi ont un « sens » particulier. D e plus, il faut introduire
ici un terme qui n ’était pas appelé par l’analyse sém iotique :
celui de « référent », indépendant du sens, et qui est l ’objet
particulier auquel le mot correspond dans le concret de la
circonstance ou de l’ usage. T o u t en com prenant le sens
individuel des mots, on peut très bien, hors de la circonstance,
ne pas com prendre le sens qui résulte de l ’assemblage des
m ots; c ’est là une expérience courante, qui montre que la
notion de référence est essentielle. C ’est de la confusion
extrêm em ent fréquente entre sens et référence, ou entre
référent et signe, que sont nées tant de vaines discussions
sur ce qu’on appelle le principe de l’arbitraire du signe. Cette
distinction, q u ’on vérifie aisément dans la sém antique lexi­
cale, doit-elle être introduite aussi dans la sém antique de
la phrase ? N ous le pensons. Si le « sens » de la phrase est
l’idée qu’elle exprim e, la « référence » de la phrase est l’état
de choses qui la provoque, la situation de discours ou de
Vhomme dans la langue 227

fait a laquelle clic se rapporte et que nous ne pouvons jamais,


ni prévoir, ni deviner. Dans la plupart des cas, la situation
est une condition unique, à la connaissance de laquelle rien
ne peut suppléer. La phrase est donc chaque fois un événe­
ment différent; elle n’existe que dans l’instant où elle est pro­
férée et s’efface aussitôt; c’est un événement évanouissant.
Elle ne peut sans contradiction dans les termes comporter
d’emploi; au contraire, les mots qui sont disposés en chaîne
dans la phrase et dont le sens résulte précisément de la
manière dont ils sont combinés n’ont que des emplois. Le
sens d’un mot consistera dans sa capacité d’être l’intégrant
d’un syntagme particulier et de remplir une fonction propo-
sitionnellc. Ce qu’on appelle la polysémie n’est que la somme
institutionnalisée, si l’on peut dire, de ces valeurs contex­
tuelles, toujours instantanées, aptes continuellement à s’enri­
chir, à disparaître, bref, sans permanence, sans vaL-ur cons­
tante.
Tout fait ainsi ressortir le statut différent de la même entité
lexicale, selon qu’on la prend comme signe ou comme mot.
De cela résultent deux conséquences opposées : d’une part
on dispose souvent d’une assez grande variété d’expressions
pour énoncer, comme on dit, « la même idée »; il y a je ne
sais combien de manières possibles, dans le concret de chaque
situation et de chaque locuteur ou interlocuteur, d’inviter
quelqu’un à s’asseoir, sans parler du recours à un autre sys­
tème de communication, non linguistique, néanmoins sub­
linguistique, le simple geste désignant un siège. D ’autre
part, en passant dans les mots, l’idce doit subir la contrainte
des lois de leur assemblage; il y a, ici, nécessairement, un
mélange subtil de liberté dans l’énoncé de l’idée, de contrainte
dans la forme de cet énoncé, qui est la condition de toute
actualisation du langage. C ’est par suite de leur coaptation
que les mots contractent des valeurs que en eux-mêmes ils
ne possédaient pas et qui sont même contradictoires avec
celles qu’ils possèdent par ailleurs. On voit s’allier des
concepts logiquement opposés et qui même se renforcent
en se conjoignant. Ceci est tellement commun que nous n’en
avons plus conscience; telle l’alliance entre « avoir » et « per­
dre » dans « j ’ai perdu », entre « aller » et « venir » dans « il
va venir », entre « devoir » et « recevoir » dans « il doit rece­
voir ». Le procès de l’auxiliation dans le verbe illustre bien
228 Problèmes de linguistique générale

cette transformation que les conditions d’emploi peuvent


produire dans le sens même des mots appelés à une syntag-
mation étroite. Ainsi le « sens » de la phrase est dans la tota­
lité de l’ idée perçue par une compréhension globale; la
« forme » est obtenue par la dissociation analytique de l’énoncé
poursuivie ju squ ’aux unités sémantiques, les mots. Au-delà,
les unités ne peuvent plus être dissociées sans cesser de rem­
plir leur fonction. Telle est l’articulation sémantique.
Le sens à convoyer, ou si l’on veut, le message est défini,
délimité, organisé par le truchement des mots; et le sens des
mots de son côté se détermine par rapport au contexte de
situation. Or, les mots, instruments de l’expression séman­
tique, sont, matériellement, les « signes » du répertoire sémio­
tique. Mais ces « signes », en eux-mêmes conceptuels, géné­
riques, non circonstanciels, doivent être utilisés comme
« mots » pour des notions toujours particularisées, spécifi­
ques, circonstancielles, dans les acceptions contingentes du
discours. Cela explique que les signes les moins délimités
à l’intérieur du répertoire sémiotique de lu langue, « être »,
« faire », « chose », « cela », aient, comme mots, la plus haute
fréquence d ’emploi. De plus la conversion de la pensée en
discours est assujettie à la structure formelle de l'idiome
considéré, c’cst-à-dire à une organisation typologique qui,
selon la langue, fait tantôt prédominer le grammatical et
tantôt le lexical. Que néanmoins il soit possible en gros
de « dire la même chose » dans l’une comme dans l’autre
catégorie d ’idiomes est la preuve, à la fois, de l’indépendance
relative de la pensée et en même temps de son modelage
étroit dans la structure linguistique.
Q u ’on réfléchisse de près à ce fait notable, qui nous paraît
mettre en lumière l’articulation théorique que nous nous
efforçons de dégager. On peut transposer le sémantisme d ’une
langue dans celui d ’une autre, « salva veritate »; c’est la
possibilité de la traduction; mais on ne peut pas transposer
le sémiotisme d ’une langue dans celui d’une autre, c’est
l ’impossibilité de la traduction. On touche ici la différence
du sémiotique et du sémantique.
Néanmoins, que la traduction demeure possible comme
procès global est aussi une constatation essentielle. Ce fait
révèle la possibilité que nous avons de nous élever au-dessus
de la langue, de nous en abstraire, de la contempler, tout en
L'homme dans la langue 229

l’ utilisant clans nos raisonnements et nos observations. La


faculté métalinguistique, à laquelle les logiciens ont été plus
attentifs que les linguistes, est la preuve de la situation trans­
cendante de l’esprit vis-à-vis de la langue dans sa capacité
sémantique.
Ces deux systèmes se superposent ainsi dans la langue telle
que nous l’utilisons. A la base, il y a le système sémiotique,
organisation de signes, selon le critère de la signification,
chacun de ces signes ayant une dénotation conceptuelle et
incluant dans une sous-unité l’ensemble de ses substituts
paradigmatiques. Sur ce fondement sémiotique, la langue-
discours construit une sémantique propre, une signification
de l’intenté produite par syntagmation de mots où chaque
mot ne retient qu’une petite partie de la valeur qu’il a en
tant que signe. Une description distincte est donc nécessaire
pour chaque élément selon le domaine dans lequel il est
engagé, selon qu’il est pris comme signe ou qu’il est pris
comme mot. En outre, il faut tracer une distinction à l’inté­
rieur du domaine sémantique entre la multiplicité indéfinie
des phrases possibles, à la fois par leur diversité et par la
possibilité qu’elles ont de s’engendrer les unes les autres,
et le nombre toujours limité, non seulement de lexèmes
utilisés comme mots, mais aussi des types de cadres syn­
taxiques auxquels le langage a nécessairement recours. Tel
est le double système constamment à l’œuvre dans la langue
et qui fonctionne si vite, et d’un jeu si subtil, qu’il demande
un long effort d’analyse et un long effort pour s’en détacher
si l’on veut dissocier ce qui relève de l’un et de l’autre. Mais
au fondement de tout, il y a le pouvoir signifiant de la langue,
qui passe bien avant celui de dire quelque chose.
Au terme de cette réflexion, nous sommes ramenés à
notre point de départ, à la notion de signification. Et voici
que se ranime dans notre mémoire la parole limpide et mys­
térieuse du vieil Héraclite, qui conférait au Seigneur de l’oracle
de Delphes l’attribut que nous mettons au cœur le plus pro­
fond du langage : Otite légei, oute kryptei « II ne dit, ni ne
cache », alla semamei « mais il signifie ».
230 Problèmes de linguistique générale

DISCUSSION

M. Gochet. — M. Benveniste a fait une distinction entre


sémiotique et sémantique, c’est-à dire une classification
dichotomique. Comment est-il possible dans ces conditions
de situer l’opposition généralement reconnue aujourd’hui, en
philosophie analytique, entre la phrase et l’énoncé, la phrase,
en anglais : sentence, et l’énoncé : statement ? En effet, il semble
que la phrase relève à la fois de deux classes opposées : d’un
côté, elle ressemble au mot, dans la mesure où elle est une
pure disponibilité, où elle n’est pas nécessairement assertée,
mais simplement présentée, sans qu’elle exprime une adhé­
sion de celui qui la prononce; comme dans le cas de la phrase
en mention, par opposition à la phrase en emploi (mention et
use). Par ce côté-là, la phrase (sentence) a une disponibilité
qui la fait beaucoup ressembler au mot et semble relever non
pas du sémantique, mais du sémiotique. D ’un autre côté, la
phrase a déjà certain caractère en commun avec ce que vous
avez appelé effectivement « phrase », c’est-à-dire avec un
énoncé unique, non répétable, qui est lié au locuteur et au
cadre dans lequel il est prononcé, ce que l’on traduit en
anglais par le terme « platement ». Ma question est donc :
Comment est-il possible de faire justice du fait que la
phrase dans le premier sens a déjà des traits syntaxiques, puis­
qu’elle n’est pas une simple liste de mots ? et que d’autre part,
elle n’a pas encore tous les traits sémantiques, puisqu’elle
n’est pas encore un énoncé ? La phrase est disponible, un peu
à la manière d’un mot pris dans un dictionnaire et qui n’est
pas encore utilisé, mais elle l’est déjà moins qu’un mot, parce
qu’elle n’est pas une simple liste. Elle a déjà une unité syn­
taxique, mais elle n’a pas encore une valeur sémantique bien
déterminée comme l’énoncé, le « statement »?

M. Benveniste. — Ceci est un peu en dehors de la distinc­


tion que j ’ai essayé d’instituer, mais je prévoyais que cette
distinction entraînerait plus de problèmes que je n’en ai men­
tionné. Le langage a, dans son utilisation, une diversité
d’emplois, de jeu, dont nous ne pouvons pas encore nous faire
une idée.
L'homme dam la langue 231

II faut naturellement distinguer, comme l'a fait l’orateur,


deux possibilités dans l’utilisation d ’une phrase, et c’est le fait
qu’il a illustré par la distinction du « sentence » et du « state-
ment ».
Je réponds que, dans la dichotomie que je propose, aucune
forme de phrase n’a place dans le domaine du sémiotique.
Tout est de l’ordre sémantique à partir du moment où nous
quittons le domaine du signe tel que je l’ai circonscrit. Celui
qui parle a certes la possibilité de prendre ou non à son compte
un certain énoncé qu’il articule, c’est-à-dire ou bien de pré­
senter un énoncé d’opinion, situé « ici-maintenant », ou bien
de procéder par citation. Mais c’est exactement la même situa­
tion où nous nous trouvons dans une circonstance dont je
n’ai pas non plus fait mention, pour le mot, quand nous trai­
tons du mot lexical, envisagé comme matière lexicologique.
Le dictionnaire nous présente des entités lexicales qui ont
une réalité « sui generis », qui n’est pas la réalité de l’emploi
linguistique. Je crois qu’il en est de même pour la phrase. La
phrase telle que je l’ai comprise, énoncé de caractère néces­
sairement sémantique, n’exclut pas la possibilité de produire
une phrase toute faite par exemple pour illustrer une règle
de syntaxe, éventuellement de l’employer comme telle, sans
qu’elle puisse être considérée comme un élément de mon
propre discours, sinon justement en qualité d’cîémcnt
rapporté.

M . Gueroult. — Je me demande si cette distinction entre


la mention et l’énoncé que l’on prend à son compte n’est pas
un peu superficielle en l'espèce. Quand je fais une citation,
je m’efface derrière l’interlocuteur qui est l’objet de la cita­
tion. Par conséquent, on se trouve devant une affirmation qui
était prise en compte par quelqu’un; c’est un autre quelqu’ un
que je substitue à moi. On ne voit pas, au point de vue de la
situation philosophique, que cela pose un problème différent.
Par exemple, je fais une citation, ce n’est évidemment pas
moi qui parle, mais c’cst un interlocuteur que j ’introduis à
ma place et qui, lui, a pris à son compte cette phrase que j ’ai
citée.

M. Gochct. — Je pensais à une phrase mentionnée dans un


exemple de grammaire, qui représente ce qu’un orateur quel­
232 Problèmes de linguistique générale

conque pourrait dire. Il n’y a plus alors d’élément assertif,


même au deuxième degré. C ’était à ce genre de mention uti­
lisée à titre illustratif, que je faisais allusion, pour faire ressor­
tir la différence entre, d’une part, la phrase qui est là, dispo­
nible, et, d’autre part, l’énoncé assorte par un individu déter­
miné ou attribué à un individu déterminé dans une citation
véritable. Cette phrase qui est là, disponible, est pourtant déjà
un ensemble structuré, un syntagme et pas seulement un élé­
ment d’ordre paradigmatique qui illustre quelque chose.
C ’est une phrase déjà, mais qui n’est assertée par personne en
particulier et qui n’est attribuée à personne en particulier.

M . Benveniste. — Pour mettre tout à fait les choses au


point : j ’ai laissé volontairement de côté (j’aurais dû le dire
expressément) toute notion de phrase disponible, existant
déjà hors de l’emploi instantané, spontané, personnel, que
je puis en faire en tant que locuteur. C ’est-à-dire, pratique­
ment, un matériel d’énoncés fixés sous forme écrite, perma­
nente, non personnelle.

M . Perclman. — Le philosophe recherche toujours le


contact avec les spécialistes des disciplines où il pourrait
apprendre quelque chose; c’est le cas de la linguistique. Mais
il y a toujours un danger quand des personnes de disciplines
différentes s’entretiennent, c’est que leurs classifications et
leur vision, leurs problèmes soient à tel point différents qu’ils
peuvent être à la base d ’un grand nombre de malentendus,
chacun continuant sa propre discipline. Par exemple, quand
vous prolongez de Saussure, un philosophe qui vous écoute
pense, lui, à l’histoire de sa propre discipline, qui a élaboré
progressivement une distinction entre syntaxe, sémantique
et pragmatique, l'ensemble étant appelé sémiotique; les
mêmes mots ayant un sens tout autre pour vous et pour lui.
Si je pose la question, c’est pour savoir ce que vous considérez
comme secondaire dans cette tripartition. Dans la pragma­
tique intervient non seulement le locuteur, mais aussi {'inter­
locuteur, c’est-à-dire, ceux auxquels on s’adresse avec tous
les problèmes que cela peut poser, ¿tant donné que vous
n’avez qu’une dichotomie, il faut bien que votre sémantique
emprunte certains éléments de la sémantique et certains
éléments de la pragmatique des logiciens. J’aimerais savoir
L'homme dans la langue 233
dans quelle mesure vos préoccupations vous permettent de
vous dispenser de cette division.
M . Gochet est déjà intervenu en distinguant « statement »
de « sentence », c’est-à-dire la phrase impersonnelle, de son
usage dans un contexte déterminé; mais une fois que nous
examinons un cas concret, nous n’avons pas seulement une
situation objective, nous avons tout l’arrière-fonds culturel
et historique, nous avons tous ceux auxquels nous nous
adressons, et tout un ensemble d ’éléments qui permettent
d ’expliquer l’action sur l’interlocuteur, grâce à l’arrière-fonds
par lequel on peut agir. C ’est pourquoi, j ’aimerais savoir ce
qui est mis pour ainsi dire à l’arrière-plan, ce que vous consi­
dérez comme secondaire en vous contentant d ’une dicho­
tomie, au lieu d’une triple division.

M . Bcnvcniste. — Il sera utile en effet de confronter ici


deux usages terminologiques, parce qu’ils ne sont pas seule­
ment terminologiques, et qu’ils impliquent justement telle
ou telle conception d’ensemble. Je crois nécessaire, quant à
moi (j’ai l’impression de ne pas être le seul dans ce cas parmi
les linguistes), de partir de la langue et d’essayer d’aller
jusqu’aux fondements qu’elle permet d ’entrevoir. La contri­
bution des linguistes à la théorie générale de la connaissance
est précisément dans l’indépendance de leur démarche, et
dans la façon dont, pour leur propre compte, ils tentent d’éla­
borer cet ensemble que représente la langue avec sa compli­
cation toujours croissante, la variété de ses niveaux, etc... Il
s’agit donc de savoir si la dichotomie que je présente est ou
non conciliable (et si elle ne l’est pas, pourquoi ?) avec la tri-
plicité qu’instituent les logiciens. Si je ne me trompe, la notion
de syntaxique, la notion de sémantique, la notion de pragma­
tique, sont les trois ordres de notions auxquels les logiciens
en général adhèrent. Ces trois notions constituent un ensemble
qui est tout autrement articulé que ce que la langue en elle-
même permet de concevoir. Ensemble ou séparément, elles
appartiennent exclusivement au domaine qui est, dans ma
terminologie, celui du sémantique. En effet, ce qui pour le
logicien est syntaxique, c’est-à-dire la liaison entre les élé­
ments de l’énoncé, relève d ’une considération qui pour moi
est ambiguë, en ce sens que d’une part, ce qui est syntagma­
tique pour le linguiste coïncide avec ce que l’on appelle syn­
234 Problbnes de linguistique générale

taxique en logique, et qui, par conséquent, se situe à l’intérieur


de l’ordre du sém antique; mais d ’autre part, aux yeux du
linguiste, cette liaison peut être gouvernée par une nécessité
purem ent grammaticale, qui dépend entièrement de la struc­
ture de l’idiome, qui n ’est pas quelque chose d ’universel,
qui prend des formes particulières suivant le type de langue
considérée. Il y a ainsi non seulement une certaine manière
de coder la pensée, mais une certaine manière d ’enchaîner
les éléments du discours, qui est fonction de ce qu’on peut
appeler une grammaire. Vous voyez com m ent le linguiste
et le logicien peuvent à la fois coïncider et différer dans la
manière de concevoir le « syntaxique ». Pour ce qui est de la
distinction admise en logique entre le pragmatique et le
sémantique, le linguiste, je crois, ne la trouve pas nécessaire.
Il est important pour le logicien de distinguer d ’ un côté le
rapport entre la langue et les choses, c ’est l’ordre sémantique;
et de l ’autre, le rapport entre la langue et ceux que la langue
implique dans son jeu, ceux qui se servent de la langue, c’est
l ’ordre pragmatique. M ais pour un linguiste, s’il peut être
utile de recourir à cette sous-division à tel m om ent de l ’étude,
en principe, une pareille dirtinction de principe n ’est pas
nécessaire. A partir du moment où la langue est considérée
comme action, comme réalipation, elle suppose nécessaire­
ment un locuteur et elle suppose la situation de ce locuteur
dans le monde. Ces relations sont données ensemble dans ce
que je définis comme le sémantique.

M . Perelman. — La syntaxe comporte plus que ce que vous


avez dit puisqu’elle comprend aussi tous les signes utilisés
dans la langue et pas seulem ent leur concaténation et les
rapports entre ces signes. Elle est à la fois une espèce de
vocabulaire et l’ensemble des règles de grammaire, selon la
conception traditionnelle de la syntaxe. D ’autre part, je com ­
prends parfaitement que la sémantique dans le sens du logi­
cien soit à l ’arrière-plan dans la mesure où le linguiste ne
s’intéresse pas au problèm e de la vérité. C ’est évidem m ent un
problème philosophique et on saisit parfaitem ent que dans
une certaine conception réaliste du discours le problème de
la vérité passe au premier plan, ce qui est une préoccupation
plutôt secondaire pour le linguiste.
L'homme dans la langue 235
M. J.-C. Piguct. — M. Benveniste a dit à peu près ceci :
« Le sens de la phrase est autre chose que le sens des mots qui
la composent; le sens des phrases est donné par l'idée, le sens
des mots par leur emploi dans la phrase ». Il a ajouté : « Le
sens de la phrase équivaut à la totalité de l’idée, perçue séman­
tiquement; la forme de la phrase en revanche est donnée par
la dissociation de cette totalité en unités sémiotiques ou par
la composition d’unités sémiotiques indépendantes ». Il appa­
raît donc que la sémiotique et la sémantique forment deux
plans qui relèvent sinon de méthodes, du moins d’idées épis-
témologiques ou méthodologiques distinctes. La sémantique
présupposerait une méthode globale d’appréhension du sens.
Par opposition, la méthode ou la direction de l’esprit requise
dans la sémiotique serait de composition ou de décomposition,
donc analytique et non globale.
Ma question est dès lors la suivante : comment ces deux
méthodes s’allient-elles à l’intérieur de la linguistique ? Com­
ment la sémiotique et la sémantique peuvent-elles coexister
méthodologiquement, si l’une est de type analytique, et
l’autre de type global non-analytique ? Quelle doit alors être
finalement la méthode fondamentale rectrice de la linguis­
tique dans son ensemble ?

M. Benveniste. — C ’est une question largement anticipa-


trice; toute réponse catégorique supposerait justement ce
que j ’ai écarté au début, qu’il existe une doctrine linguistique
à ce sujet. Ce que j ’ai formulé, ce sont des vues personnelles,
ce sont des propositions, qu’il reste à discuter, à préciser,
à étendre, à circonscrire dans tous les domaines de la linguis­
tique.
Je distingue entre les unités dites signes de la langue pris
en soi et en tant qu’ils signifient, et la phrase, où les mêmes
éléments sont construits et agencés en vue d’un énoncé par­
ticulier. Je conçois donc deux linguistiques distinctes. C ’est
là, au stade présent de l’étude, une phase nécessaire de cette
grande reconstruction à laquelle nous commençons seulement
de procéder, et de cette découverte de la langue, qui en est
encore à ses débuts. Au stade présent, il faut élaborer des
méthodes et des ensembles conceptuels distincts, strictement
appropriés à leur objet. Je trouve donc tout avantage, pour
la clarification des notions auxquelles nous nous intéressons,
236 Problèmes de linguistique générale

à ce qu’on procède par linguistiques différentes, si elles doi­


vent, séparées, conquérir chacune plus de rigueur, quitte à
voir ensuite comment elles peuvent se joindre et s’articuler.

M . Ricœur. — M on intervention portera sur deux points :


d’une part, je considérerai les implications philosophiques de
la distinction proposée par M . Benveniste, d ’autre part, je
poserai une question portant sur son extension éventuelle. La
distinction du sémiotique et du sémantique est d’une fécon­
dité philosophique considérable; elle permet de reprendre
la discussion sur le problème fondamental de la clôture de
l’univers linguistique. La linguistique s’est conquise précisé­
ment en proclamant cette clôture et en l’instituant, en sépa­
rant par conséquent la constitution interne du système des
signes dans la langue de la prise du langage sur la réalité. Et
du même coup la linguistique a créé un paradoxe, à savoir
que le signe disparaît dans sa fonction essentielle qui est de
dire quelque chose. Or la double linguistique de M . Benve-
niste permet de reprendre le problème à nouveaux frais; son
concept de sémantique permet de rétablir une série de média­
tions entre le monde clos des signes, dans une sémiotique,
et la prise que notre langage a sur le réel en tant que séman­
tique. Cette distinction du sémiotique et du sémantique va
beaucoup plus loin que la dichotomie saussurienne de la
langue et de la parole. M . Benveniste retrouve ainsi le pro­
blème déjà aperçu par Meillet lorsqu’il distinguait l’imma­
nence et la transcendance de la langue, c’est-à-dire les rap­
ports internes à la langue et son dépassement vers quelque
chose d’autre. La double linguistique de M . Benveniste per­
met de comprendre que le langage se constitue dans la clôture
du monde des signes et pourtant se dépasse vers ce qu’ils
disent. En même temps que la visée de réalité au niveau de la
phrase, M . Benveniste permet de résoudre un second pro­
blème, celui de l ’instance du sujet à son propre langage par le
moyen du nom propre, des pronoms, des démonstratifs, etc.
Il serait d’ailleurs intéressant de savoir comment M. Benve­
niste se situe par rapport à Gustave Guillaume qui, lui aussi,
s’était proposé de « reverser à l’univers » le langage par le
moyen de la morphologie du discours.
Je voudrais maintenant poser la question suivante à
M . Benveniste : dans la perspective qu’il a ouverte, ne fau-
L'homme dans la langue 237
tirait-il pas prolonger la dualité de la sémiotique et de la
sémantique jusque dans l’ordre syntagmatique ? N ’y a-t-il pas
d’une part les syntagmes qui sont chaque instance de dis­
cours, chaque fois circonstanciels et référés à une situation
et à un locuteur singulier, et d’autre part une «grammaire » qui
permet de traiter comme une production auto-norméc la
création d’un nombre infini de phrases ? Cette fois c’est du
côté de Chomsky qu’il faudrait faire porter la comparaison
et la discussion. Ce n’est pas seulement le mot qui peut être
abordé du point de vue sémiotique et du point de vue séman­
tique, mais aussi la phrase. Acccpteriez-vous de parler d’une
sémiotique et d’une sémantique de la phrase ?

M. B-.nveniste. — Je ne pense pas que la phrase puisse


trouver place dans le sémiotique. Le problème de la phrase
ne se pose qu’à l’intérieur du sémantique, et c’cst bien la
région de la langue sur laquelle porte la question de
M. Ricccur. Nous constatons qu’il y a d’une part, empirique­
ment, des phrases et des possibilités de phrases indéfinies,
d’autre part, certaines conditions qui commandent la généra­
tion des phrases. Chaque langue possède sans aucun doute un
certain nombre de mécanismes, de schèmes de production,
qui peuvent se formuler, qui peuvent même se formaliser;
c’cst à les reconnaître et à les inventorier que s’emploie une
certaine école de linguistes à l’heure actuelle. Or, regardons,
dans le concret de leurs démarches, les opérations que pra­
tiquent les théoriciens de la grammaire générative : nous
observons qu’ ils se placent toujours à l’intérieur d’une syn­
taxe réelle pour fonder en raison ce qui peut être dit et ce qui
ne peut pas être dit. C ’est là la distinction fondamentale. Ils
sc demandent, par exemple : par quel procédé passe-t-on
d’une certaine façon de dire à une autre ? Par quel procédé
peut-on convertir une phrase de type actif, transitif, en une
phrase passive ? Par quel procédé transforme-t-on une pro­
position assertive en une proposition négative ? Quelles sont
les lois qui gouvernent cette génération?
Toutes formelles que sont ces procédures, exposées sous
une forme axiomatique, mathématique même, elles visent en
définitive des réalisations. Nous ne cessons pas d’être dans le
sémantique.
Je voudrais ici préciser un point que je n’ai peut-être pas
238 Problèmes de linguistique générale

fait suffisam m ent ressortir. C e qui relève de la nécessité


idiom atique, du m écanism e gram m atical est q uelqu e chose
de distinct, qui appartient à la structure form elle de la langue
et reste en dehors du sém antique et du sém iotique, n ’étant
pas à proprem ent parler de la signification.

A une question d'un congressiste relative aux rapports entre


logique et sémiotique, M . Benveniste répond : L e besoin et la
justification que les logiciens se donnent à eux-m êm es de leur
entreprise est évidem m en t la notion de vérité, qui conditionne
les dém arches et les divisions instaurées à l ’intérieur de la
logiqu e. C ette condition de connaissance n’ est pas la condi­
tion prim ordiale pour le linguiste, qui analyse le donné q u ’est
la langue et qui essaie d ’en reconnaître les lois.
Q uant à la place du sém iotique, je crois que c ’ est un ordre
distinct, qui obligera à réorganiser l’appareil des sciences
de l ’hom m e. N ou s som m es là, en effet, tout à fait au com m en­
cem ent d ’ une réflexion sur une propriété qui n ’est pas encore
définissable d ’une m anière intégrale. C ’est une qualité in hé­
rente du langage, mais que l’on découvre aussi dans des
dom aines où l ’on n ’ im aginait pas q u ’elle pût se m anifester.
On connaît les tentatives qui sont faites actuellem ent pour
organiser en notions sém iotiques certaines données qui relè­
vent. de la culture ou de la société en gén éral. D an s le lan­
gage est unifiée cette dualité de l’hom m e et de la culture, de
l ’hom m e et de la société, grâce à la p ropriété de signification
dont nous essayons de dégager la nature et le dom aine.
VI

Lexique et culture
CH APITRE XVI

Diffusion d’ un terme de culture : latin o r a r i u m *

L e vocabulaire des langues anciennes et modernes est


rempli d ’emprunts qui se croisent en tous sens. Nom bre de
ces mots ont voyagé loin de leur source, passant d’une langue
à l’autre par des détours imprévus, mais il est très rare qu’on
en décrive le trajet entier. Dans la plupart des cas, les étymo-
logistcs ne retiennent qu’une portion des données, celles qui
intéressent leur domaine respectif, alors qu’il faut suivre toute
la continuité du procès et embrasser l’étendue entière du
champ linguistique pour être sûr de décrire exactement et de
comprendre le phénomène de diffusion.
C ’est ce que nous voudrions montrer par un exemple.
Ayant rencontré l ’aboutissant extrême d ’un mot d’emprunt,
nous avons dû pour l’éclaircir remonter ju sq u ’à la source pre­
mière, qui est latine. M ais notre exposé suivra l’ordre inverse
de notre recherche, et partira du latin pour définir les condi­
tions initiales et pour atteindre dans leur consécution histo­
rique les formes successives de l ’emprunt, qui s’échelonnent
de Rome ju sq u ’au cceur de l ’Asie.

L e texte du Nouveau Testam ent présente quatre exemples


du mot cou&apiov « serviette, m ouchoir », et, assez naturelle­
ment, la Vulgate le rend chaque fois par südârium « mouchoir
à essuyer la sueur », puisque sudarium est l’original de
l’emprunt grcc ooi>5âpt.ov. Il faut citer ces quatre passages.

* S tudia cl a îs ica et orientalia A ntonio Pagliaro oblata, Istitu to d! G lo tto -


logia délia U n iv ersità di R o m a , vo l. i (1969), p p . 213-2 18 .
242 Problèmes de linguistique générale

Luc, 19, 20 : ή μνα σου ήν είχον άποκεϊμένην έν σουδαρίω


« ta mine, que j ’ai gardcc enveloppée dans un linge »; Vulg.
mna tua quam habui repositam in sudario (arm. varsamak l ;
v. si. tibrusü 2);
Actes 19, 12 : ώστε καί έπί τούς άσΟενοΰντας άττοφέρεσΟαι άτΐίι
του χρωτός αύτοϋ σουδάρ'.α ή σιμικίνΟια κ de sorte qu’on appli­
quait aux malades des mouchoirs ou des linges qui avaient
touché sa peau (et ils étaient guéris) »; Vulg. ita ut etiam super
languides deferrentur <1 ¿orpore mis sudaria et scmicinctia
(arin. l'askinak 3 kam zarSamak; v. si. ubrusii);
Toujours avec le même sens, le mot est employé dans une
circonstance particulière chez Jean en deux passages :
J. 11, 44 (résurrection de Lazare) : ή οψι.ς αύτοϋ σουδαρίω
περιεδέδετο « son visage était enveloppé d ’un linge »; Vulg.
faciès illius sudario erat ligata (arm. varsamak ; v. si. ubrusü);
J. 20, 7 (le tombeau vide) : το αουδάριον ο ήν έτϊί τ/;ς κεφαλής
αύτοϋ « le linge qui était sur sa tête ( = de Jé;us) »; Vulg.
sudarium quod fucrat super caput tins (arm. varsamak; v. si.
sudarl4).
Ces deux passages ont joué un rôle décisif dans l’histoire
lexicale de sudarium. C ’est à partir de ce ré c it5 que sudarium,
qui désignait en général et ici aussi un linge à essuyer la
sueur, a pris, du fait qu’il était mentionné dans les apprêts
funéraires lors de la Résurrection, le sens spécifique de
« linge enveloppant la tête des morts », d’où est sorti fr. suaire ü.
Plus intéressante encore, mais bien moins apparente, a été

1. S u r arm . zvarsamak, em p ru n t Λ l'iran ien , cf. D S L , 53 (1958), p. 70.


2. A v e c russe ubriis « m ouchoir, fichu », russe dial, obrus * serviette de
table », du préfixe u- et le radical de v. si. brüsuoti « effacer, essuyer »;
cf. M . Vasm er, Russ. etym. IVb, III, p. 170.
3. S u r t'asfiinak, cf. H . H übschm ann, Arm . Gramm., p. 512 et le diction ­
naire d ’A djarian, 11, p. 1132, aussi peu concluants l’un q u e l ’autre. L ’o ri­
gine iranienne est probable.
4. L a form e v. slave sudarl (russe sudar* com m e term e ecclésiastique)
vien t d u grec σουδάριον (cf. V asm er, op. cit., III, p. 39). C e m ot grec a
égalem ent passé en syriaqu e sous la form e sûddrâ (Jean II, 44; 20,7);
cf. S. P. B rock, Le Muscon, 80 (1967), p. 415-6.
5. L es récits parallèles des autres É vangiles ont des term es différents :
σινδώ ν, lat. sindon (M e 15, 46); στολή, lat. stola (16, 5); όΟόνια, lat.
ünteamina (L . 24, 12).
6. A u trem en t sudarium ne survit en rom an que dans le dalm ate sudar
«m ouchoir » (dim in. sudaroli de sudariolum) q u i conserve le sens prem ier d u
m ot latin. C f. F E W , X I I , p. 395.
Lexique et culture 243

la situation de sudarium dans la tradition textuelle latine. Nous


nous proposons justement de mettre en lumière une parti­
cularité qu’elle présente et ks conséquences qui en sont
résultées.
Pour Jean i l , 44 73 aviToî) aouSapiw TreptcSéSeiro « sa
figure était enveloppée d’un mouchoir », la Vulgate donne,
on l’a vu, faciès illius sudario erat ligata, et rien ne paraît
plus naturel que de trouver, ici comme ailleurs, gr. couSaptov
rendu par lat. sudarium. Mais assez curieusement, la plus
ancienne traduction latine, la Vetus Latina (Itala) ne portait
pas ici sudarium, mais un mot différent, orarium, que la Vul­
gate a banni pour y substituer le sudarium du texte actuel. On
n’a guère prêté attention à cette discordance, qui est pour­
tant notable sous maints rapports.
Tout d’abord est à retenir le fait que le latin disposait, pour
la même notion, de deux termes, orarium et sudarium. Si les
plus anciens traducteurs, ayant à rendre le couSàpiov de
Jean 11, 44, ont choisi orarium, alors que sudarium paraissait
s’imposer ou en tout cas se présentait en premier, cette pré­
férence doit avoir une raison. Elle s’explique, pensons-nous,
par la situation respective de sudarium et de orarium dans
l’usage. Entre les deux, pratiquement synonymes, la diffé­
rence est de niveau stylistique. Sudarium appartient à la
bonne langue classique (Catulle, Quintilien); orarium devait
être plus commun, sinon vulgaire. La formation même de
orarium « linge à (essuyer le) visage », où le thème de os a
remplacé sud-, montre une création secondaire d’intention
expressive. Le mot apparaît seulement au I V e siècle, dans
l’Iiistoire Auguste, où il désigne les linges que les spectateurs
agitaient au théâtre pour manifester leur contentement :
ipsumque primum donasse oraria populo romano quibus uteretur
populus ad f a v o r e m cf. chez Eusèbe : xaxacrôÎELV ralç
ôGovtan; èv tocç 0£aTpotç2. On cite ensuite, au début du V e siècle,
chez Augustin : Tunc, sicut potuit, oculum lapsum atque pen­
dentem, loco suo revocatum, ligavit orario 3. Prudence, exal­
tant deux martyrs, rappelle le miracle qui accompagna leur
mort : on vit monter au ciel deux objets, l’anneau de l’un, le
mouchoir de l’autre : illius fidem figurans nube fertur anulus,
1. Vopiscus, Aurelianus, c h a p . X L v m .
2 . Hist. eccles. V II, cité par Lcciercq, Dict. d'arch. chrét., X II 2 , p . 2322 .
3. Civ. dei., X X II, 8.
244 Problèmes de linguistique générale

hic sui dat pignus oris, ut ferunt, orarium \ avec figure étymo­
logique, orarium sui oris. D ’autres exemples de la latinité
chrétienne, plus récents, sont cités par R o n sch 2.
On peut donc voir dans le choix de orarium chez les pre­
miers traducteurs des Évangiles pour le aouSâpi-ov de Jean n ,
44, un reflet de l’usage commun, et dans le sudarium que la
Vulgate y substitue, le souci du bien dire. C ’est un fait du
même ordre que le remplacement de Iauacrm:i qui était le
premier terme latin pour « baptême » par baptisma (-mus).
Mais l’apparition de orarium dans l’Itala n’intéresse pas
seulement l’histoire du vocabulaire latin. Elle a eu au dehors
des conséquences qui n’ont pas encore été aperçues.
La version gotique des Évangiles nous est conservée pour
deux des passages, cités plus haut, où grcc cro'jSâp'.ov et latin
sudarium se répondent. 11 est intéressant de voir comment
Wulfiia le traduit.
Le premier exemple est Luc ig, 20 « (ta mine que j ’ai
gardée enveloppée) âv couSapio), in sudario », en gotique :
(sa shatts peins panei habaida galagidana) in fanin. Ce mot
gotique fana rend ailleurs (M t 9, 16; M e 2, 21) gr. pa/.oç, lat.
pannus « pièce de tissu (pour réparer un vêtement) ». Le tra­
ducteur a donc pris ici sudarium non dans son sens propre,
mais dans son acception contextuelle de « pièce d ’étofle,
linge (à envelopper un objet quelconque) ».
Le second exemple gotique est, par chance, Jean n , 44,
« son visage était enveloppé d ’un linge (oouSapuo) », le pas­
sage même où l’Itala donne orarium et la Vulgate sudarium.
Il est traduit : zolits is auralja bibundans. L e terme gotique
n’est plus fani, mais aurait qui, comme on l’a reconnu depuis
longtemps, est pris du latin orarium 3. On constate donc un

1. P ruden ce, Pcristeph. I, v. 85-6.


2 . V oici intégralem ent la notice de H . R ônsch, Ita la um ! V ulga ta , 1875,
p. 318-9 : orarium — sudarium , linteum , Jo. n , 44 : et facies ci u s orario
[aouSapito] conligata erat, E rix. R elid . A m b ro s., C o rb . (ligata). — A u g.
C iv . X X I I . 8 : ocu lu m lapsum ... ligavit orario. — A m b ro s. d. O b it, fratr. :
d ivin u m illu d fidelium sacra m entum ligari fecit in orario et orarium
in volvit collo. — P aulin, vit. A m b ro s. : iactabat etiam tu rba... oraria vel
sem icinctia sua. — P ru d . perist. I : h ic sui dat pignus oris, u t ferunt ora­
rium . — A ct. Jul. m art. c. 2 ap. R u in art : accep it orarium et ligavit oculos
suos. — A c t. M areian . et N ican d r. c. 3 ib. : orariis oculis m artyrum c ir­
cum datis. — T r e b . P oli. C lau d . 17. V opisc. A u rei. 48.
3. C f. S. F cist, Vergi. Wb. der got. S p r ', p. 68 a.
Lexique et culture 245

accord frappant entre la version gotique et celle de l’Itala.


Ce ne peut être un hasard si, à l’endroit même où cette der­
nière présente orarium, le gotique dit «»ni/i'pour gr. aouSxpiov.
Le traducteur gotique a dû utiliser, à côté du grec, un texte
latin ancien tel que le Brixianus qui donne en effet orarium *.
Il fallait que la forme latine ôrârium fût devenue *ôrârium
pour aboutir à got. aurali 2. L ’emprunt au latin a été fait — ce
qui en confirme le caractère populaire — dans plusieurs
dialectes germaniques indépendamment; de là vient que les
formes diffèrent du gotique par la flexion : vha. orul, orcl\
v. angl. orel, orl, d’où v. norrois url(an) « voile de figure »3.
Ce devait être un mot répandu dans les provinces romaines
et que divers peuples germaniques ont adopté à des dates
différentes.
Le sort de orarium se fût sans doute borné là et le mot
n’aurait pas connu d’autre notoriété si une circonstance
imprévue ne lui avait ouvert une nouvelle carrière. A partir
du VIe siècle on a dénommé orarium, dans la liturgie chrétienne,
la pièce d’étoffe que le diacre portait sur l’épaule gauche 4
et qui devait plus tard, vers le xie-xn° siècle, s’appeler stola
« étolc » 5. Du langage commun, orarium est alors passé dans
le vocabulaire ecclésiastique. Au sens d’ « étole », c’était un
terme nouveau, et à ce titre il a été largement diffusé hors
du latin, vers l’Est de l’Europe, puis dans les langues du chris­
tianisme oriental. Il ne sera pas inutile d’en regrouper les
témoignages.
L ’étape décisive a été l’adoption de orarium en grec, sous
la forme ¿pipiov « étole ». C ’est à partir du grec que le procès
de diffusion s’est réalisé. Le mot a été emprunté par v. slave

1. Sur l’importance du Brixianus pour la traduction gotique, cf. W .S trcit-


berg, Die gotische Bibel, p. X L I I sq.
2. M . H . Jellinck, Gesch. der got. Sprachc, 1926, pp. 183, 185.
3. E. Schwarz, Goten, Nordgermanen, Angelsachsen, 1951, pp. 41-42.
4. Sur l ’ensemble du problème de Vorarium liturgique, l’ étude de Hcfcle,
Beiträge zur Kirchengeschichte, II, 1864, p. 186 sq. reste utile à lire. U ne
forme plus récente de orarium est orale (cf. D u Cange) qui a donné a. fr.
orel, synonyme de orier «étole » < orarium (cf. FEIV, V II, pp. 384-5).
5. Dans une homélie de St. Jean Chrysostom e (cf. Hefele, op. cit., II,
p. 186 sq.) les diacres sont comparés aux anges, et les légères étoffes sur leur
épaule gauche (λεπταί όΟόναι έττί τών άριατερών ώμων) aux ailes des
anges.
246 Problèmes Je linguistique générale

urarj « « wpap'.ov » » dans l'Euchologc sinaïtique 38 b1, d ’où v.


russe urarï, orarï, russe orar’ « bande étroite sur l’épaule gauche
du vêtement du diacre » 2. Du grec vient aussi l’arménien orar,
urar « étoie » 3 chez les écrivains ecclésiastiques, ainsi que le
géorgien olari, défini comme une « longue bande d’étoffe
parsemée de croix que le prêtre officiant met sur l’épaule
gauche 4 ». On le retrouve en syriaque comme 'ôrârd 5, et le
syriaque ’ôrcïrâ fournit à son tour l’original du mot sogdien
chrétien ’zvrr’ que nous avons identifié 6 dans un fragment
d ’un écrit sur la symbolique des accessoires du c u lte 7.
Voici la traduction du passage sogdien : « Les deux diacres
auprès de l’autel sont l’image de ces anges qui sont visibles
aux pieds et à la tête de Notrc-Seigneur. L ’étole (wrr’) sur
leur épaule gauche (pr wysnty s'ptw fyq) est pour qu’ ils
montrent qu’ils sont des serviteurs (frtn'n ptywsyt) » 8.
Ainsi ornrium « linge de figure, mouchoir », devenu terme de
liturgie au sens d ’ « étole », a été véhiculé jusqu’en Asie
Centrale 0 par les missionnaires de langue syriaque, tandis
qu’il disparaissait du latin même. Dès la Vulgate orarium a
été remplacé dans son sens propre par siidarium\ et plus tard,
dans son sens liturgique, par stola. Seuls les emprunts
étrangers conservent le témoignage de son existence.

X. « O n notera la représentation de o inaccentu é par si. u » (M e illct, E t.


sur l'étym . et le vocab. du v. slave, p. 187).
2. C f. M . V asm er, Russ, etym. IVb., II, p. 274.
3. H . H üLischm ann, A rm . Gramm., p. 369, n . 303 a.
4. D ans le D ictio n n aire de T c h o u b in o v , p. 391.
5. E xem ples ch ez P ayn e S m ith, Thesaurus, I, p. 100. L e m ot n 'est cité
q u 'in cid em m en t chez A . S ch all, S lu d . liber griech. Fremdwörter im Syrischen,
i960, p. 176 fin, 244 fin.
6. B S L 53 (1958), fase. X, p. 70.
7. E d . H ansen, Berliner sogdische Texte. II, 1955, p. 903 sq ., U. s, 27, 28.
8. F ragm en t cité II. 25 sqq. T ou r le sy m b o lism e de l ’étole, on com parera
u n texte d ’ in n o cen t I I I (cité p ar H cfele , op. cit., II , p. 194) : « S to la quae
su p er am ictum collo sacerdotis in cu m b it, oboedientiam et servitu tem
significat quam D om in u s om n iu m prop ter salutem servorum su b ivit ».
9. N ou s avons don né un aperçu du vocabu laire chrétien en sogdien et
en v ie u x tu rc dans le recueil intitulé L ’ Oriente cristiano uella storia delhi
eiviltâ « A cca d . dei L in c c i », R om e 1964, pp. 85-91.
CHAPITRE XVII

Genèse du terme « scientifique » *

La constitution d’une terminologie propre marque dans


toute science l’avènement ou le développement d’une concep­
tualisation nouvelle, et par là elle signale un moment décisif
de son histoire. On pourrait même dire que l’histoire propre
d’une science se résume en celle de ses termes propres. Une
science ne commence d’exister ou ne peut s’imposer que dans
la mesure où elle fait exister et où clic impose ses concepts
dans leur dénomination. Elle n’a pas d’autre moyen d ’établir
sa légitimité que de spécifier en le dénommant son objet, celui-
ci pouvant ctre un ordre de phénomènes, un domaine nouveau
ou un mode nouveau de relation entre certaines données.
L ’outillage mental consiste d’abord en un inventaire de termes
qui recensent, configurent ou analysent la réalité. Dénommer,
c’est-à-dire créer un concept, est l’opération en même temps
première et dernière d’une science.
Nous tenons donc l’apparition ou la transformation des
termes essentiels d’une science pour des événements majeurs
de son évolution. Tous les trajets de la pensée sont jalonnés
de ces termes qui retracent des progrès décisifs et qui,
incorporés à la science, y suscitent à leur tour de nouveaux
concepts. C ’est que, étant par nature des inventions, ils sti­
mulent l’inventivité. Cependant l’histoire de la science ne
met pas encore à leur juste place ces créations, qui passent
pour n’intéresser que les lexicographes.
Encore faut-il distinguer. Des noms de matières, de corps

• L 'A g e de la Science, A ix, II («969), n° 1, pp. 3-7.


248 Problèmes de linguistique générale

nouveaux — il en apparaît sans cesse en chimie — ont un


intérêt de nomenclature, mais limité à la spécialité, et d ’ailleurs,
comme ils sont souvent inventés sur l ’instant ou par association
arbitraire, ilsVeprésentent l’extrême de la particularité. Les ter­
mes instructifs sont ecux qui s’attachent àu n concept neuf dési­
gné à partir d ’une notion théorique (civilisation, évolution, trans­
formisme, information, etc.), mais aussi bien ceux qui, dérivés
d ’une notion antérieure, y ajoutent une détermination nouvelle.
Nous en proposons, pour l’etudier ici, un exemple typique,
celui d ’un adjectif si usuel que personne n ’en cherche le
commencement et si nécessaire qu’on ne se représente même
pas q u ’il ait dû com m encer; c’est l ’adjectif scientifique. Il
semble donné avec la notion même de science, dont instincti­
vem ent on le dirait contemporain et immédiatement dérivé.
M ais l ’apparence nous trompe autant sur la relation avec le
terme de base que sur le concept qu’il introduit.
Entre science et scientifique le rapport de dérivation formelle
n ’est ni clair ni usuel. L es adjectifs tirés de termes notables
dans les grandes provinces de la science sont généralement
en -ique (type sphère : sphérique; atome : atomique) ou
par voie savante, en -al (espace : spatial; genre : général).
Rien n ’empêchait la création d ’un adjectif tel que *scientique
ou * sciential·, c’eût même été la forme la plus naturelle, celle
qui se présentait d ’emblée. A la généralité du concept de
science eût répondu un dérivé de classe très générale. A insi
ont procédé pour leur compte les langues modernes qui, hors
de la tradition latine, devaient créer un tel adjectif. D e
wissenschaft « science », l ’allemand a tiré zvissenschaftlich;
de nauka « science », le russe a fait nauenyj. Dans les deux cas,
l’adjectif emprunte une forme suffixale, -lich en allemand, -nyj
en russe, de fonction très large et donc de faible spécificité.
T o u t à l’opposé est le rapport de scientifique à science. C e
type d ’adjectif dérivé en -fique sur base de substantif abstrait
n ’a pas d ’autre représentant en français que scientifique
précisément, et scientifique est dans une situation singulière
à l’égard de la formation dont il relève. Si l ’on excepte un
certain nombre de formes devenues inanalysables (proli­
fique), les dérivés en -fique ne sont jamais de simples adjectifs
de relation, comme l’est scientifique vis-à-vis de science. Us
montrent une fonction « factitive » très prononcée ; calori-
fique, frigorifique, soporifique « qui produit la chaleur, le froid,
Lexique et culture 249

le sommeil », pacifique « qui amène la paix », honorifique « qui


procure l’honneur ». Replacé dans cette série à laquelle il
appartient certainement, scientifique signifiera proprement
non « de science », mais « qui fait la science ». C’cst ce
qu’observe avec raison Lalande :
« Scientifique. Proprement, qui sert à construire la science.
D ’ordinaire et plus largement : qui concerne la science ou
qui appartient à la science » *.
Mais aucune interprétation n’est donnée de ce sens propre,
et l’on ne discerne pas pourquoi science — et seulement
science — aurait reçu comme adjectif un dérivé en -fique
signifiant « qui fait (la science) » plutôt qu’un simple adjectif
de relation facile à former avec un des suffixes usuels.
Déjà Littré avait pressenti ce problème quand, indiquant
l’étymologie de scientifique par « lat. scientia, science, et facere,
“ faire ” », il observait :
« Ce mot qui paraît avoir été créé au xivc siècle, signifie :
qui fait la science, et c’est aussi le sens qu’il a chez Oresme 2.
Mais avec le sens que nous lui donnons, il serait mieux avec
la finale al ou aire : sciential ou scientiaire » 3.
D ’où vient alors que la langue ait fait ce choix singulier,
délaissant la voie qui s’offrait d’une dérivation normale, celle
qu’indique Littré ?
Nous sommes devant un cas particulier, qui semble
sortir de la norme et dont aucune raison générale ne peut
rendre compte. Il faut donc examiner les conditions de fait
qui ont produit cet adjectif. Contrairement à ce que croyait
Littré, scientifique n’a pas été formé en français. Comme tous
les adjectifs en -fique, il nous vient du latin, où la classe des
composés en -ficus « faisant », bien établie dès la langue clas­
sique (bene-ficus « bien-faisant », honori-ficus « qui fait hon­
neur »,) est restée productive jusqu’à basse époque 4.

1. Lalande, Vocabulaire de philosophie, s. v. scientifique.


2. Citations du Xiv° sieele chez Littré : « D e ces parties une est scienti­
fique ou spéculative, l’autre est raciocinative ou pratique, Oresme, Etli. 171.
Et pour ce aussi que la proposition singulière laqucle est le derrenier
terme en ceste pratique, n'est pas universelle ne scientifique, c ’est-à-dire
que de elle n ’est pas science, Id. 199 ».
3. Littré, Dictionnaire, art. scientifique, fin.
4. Sur ces composés, cf. F. Bader, La formation des composés nominaux
du latin (Annales littéraires de l’ Université de Besançon, vol. 46), Paris,
■962, pp. 207-221.
250 Problèmes de linguistique générale

De fait scientificus date de la période tardive du latin 1. II


apparaît pour la première fois au VIe siècle de notre ère. C ’est
déjà un fait digne de remarque qu’un tel intervalle sépare
scientia, qui est usuel chez les meilleurs auteurs classiques, de
scientificus, né sept siècles plus tard. On dirait que la notion
dénommée scientia est restée inerte de longs âges durant, mal
définie, mouvante, représentant selon les cas un « savoir »,
une « connaissance », un « art », une « technique », jusqu’à ce
qu’elle atteignît beaucoup plus tard le stade de la « science ».
Et la création de scientificus au VIe siècle semble confirmer
l ’émergence du concept de « science » à cette époque. M ais
à quelle nécessité obéit la forme propre de l’adjectif? Il faut
ici se reporter à l’auteur qui a créé scientificus, Boèce.
C ’est à Boèce qu’on doit l’invention de ce terme, qui allait
devenir la qualification nécessaire de toute « science ». Cepen­
dant ce n’a pas été un néologisme qu’il suffise d’enregistrer 2,
et l’on simplifie les choses en établissant un rapport linéaire,
du latin scientificus au français scientifique : d’une part
scientificus chez Boèce ne signifie pas « scientifique » au sens
où nous l’entendons, de l’autre scientificus n’est pas le seul
dérivé de scientia que Boèce ait forgé. II a créé aussi l’adjectif
scientialis. C ’est donc une double relation qu’il faut élucider,
celle de scientificus à scientia, et celle de scientificus à scientialis,
en les prenant l’une et l’autre à leur source même.
Boèce n’a pas produit scientificus dans ses écrits originaux
en suite d’une réflexion personnelle sur la science; il a forgé
le mot pour les besoins de sa traduction d ’Aristote, Dans
cette tâche il a dû largement inventer les équivalents latins

1. D ans l ’ouvrage précité de F . Bader, scientificus figure à la fin du


paragraphe 250 parm i les adjectifs en -ficus ind iqu an t sim plem ent a qui est
relatif à... ». O n m ontre ci-dessous que ce n ’est pas le sens original.
2. [.es dictionnaires étym ologiques d u fiançais (B lo ch -W artb u rg,
D nuzat) rapportent bien scientificus à B oèce, niais sans autre précision,
non plus d ’ailleurs que les dictionnaires latins.
P. Z u m th o r ch ez W a rtb u rg, Französisches Etymologisches IVörlcrbuch,
X I , 1961, p. 309 b et 310 b renseigne utilem ent sur l'évolu tion d u sens de
scientifique en français, ce qu i nous dispense d ’ y revenir, m ais il ne d it rien
de la form ation de lat. scientificus. B attisti-A lessio , Dizionario ctimologico
itaJicmo, V , 1966, p. 3398, s. v. scicntifico ind iqu en t seu lem ent : " lat. tardo
(B oezio) scientificus da sciens-entis (scire) sul m odeîlo di beneficus maieficus
munificus ecc. » M oin s exp licitem en t en core C orom inas, Diccionario critico
etimologico île la lengua castellana, I (1954), p. 791 b : « cientifico... del lat,
tardio scientificus »
Lexique et culture 251
d’un vocabulaire technique qu’Aristote avait lui-inêmc pour
une large part inventé en grec. L ’adjectif scientifique apparaît
plusieurs fois dans la version des Secondes Analytiques,
notamment dans cc passage crucial (I, chap. 2, 71 b 18 ) 1 :
άπόδειξιν δε λέγω συλλογισμόν έπιστημονικόν. έπιστημο­
νικόν δέ λέγω... καθ’ δν τω εχειν αύτόν έπιστάμεΟα’ ...συλλογι­
σμός μεν γάρ £σταΐ καί άνευ τούτων, άπάδειξις δ’ οΰκ εσται.
ού γάρ ποιήσει επιστήμην.
« Par démonstration j ’entends le syllogisme scientifique,
et j ’appelle scientifique un syllogisme dont la possession même
constitue pour nous la science... Un syllogisme peut assu­
rément exister sans ces conditions, mais il ne sera pas une
démonstration, car il ne sera pas productif de science » 2.
Boèce traduit3 :
« Demonstrationem autem dico syllogismum epistemonicon
id est facientem scire, sed cpistcmonicon dico secundum
quem (in habendo ipsum) scimus... et sine his demonstratio
autem non crit, no enim faciet scientiam ».
Toute l’articulation du raisonnement et le choix des termes
latins s’élucidcnt ensemble dans la version de Boèce. Il rend
l’expression à l'accusatif συλλογισμόν έπιστημονικόν en la
transcrivant par syllogismum epistemonicon, mais il y ajoute
la glose : id est facientem scire « (syllogisme epistémonique),
c’est-à-dire qui fait savoir », utilisant par avance la définition
qu’Aristote donne quelques lignes plus bas : le syllogisme
sera une démonstration parce qu’ « il produira la science »,
ποιήσει επιστήμην, faciet scientiam. Nous avons ici, dans cette
qualité de « produire la Fcience, scientiam facere », le critère
et la formule même qui font reconnaître une démonstration
« scientifique ». Et un peu plus loin, quand Aristote traitera
des έ-ιστημονικαί άποδείξεις (75 a 30), Boèce dira tout natu­
rellement scientificce demonstrationes4. L ’équivalence est
trouvée et le terme désormais fixé.
1. Pour ce texte d ’Aristote, l’ cdition utilisée est celle de W . D . Ross ei
L . M inio-Palluello (Oxford, 1964), où l’ introduction (p. V I) renseigne sur
l'histoire de la traduction latine des Secondes Analytiques, et donne
(p. X sq.) les références à VAristoteles Latiiws.
2. T rad . J. T ricot, Organon IV , Les Secondes Analytiques, cd. igfifi, p. 8.
3. Boèce, Posteriorum Annlylicorum Aristotclis Interprétatif) I, chap. ·
éd. M igne, Palrologie Grecque, t. 64, p. 714.
4. Ibid., p. 720
252 Problèmes de linguistique générale

Citons encore dans les Topiques :


'Απλώς μέν οΰν βέλτιον το διά των προτέρων τά υστέρα πει-
ρασΟαι γνω ρίζει έπιστημονικότερον γάρ τό τοιοϋτόν έστι
{141 b 16).
« Au sens absolu il est donc préférable de s’efforcer de
faire connaître les choses postérieures par les choses anté­
rieures, car un tel procédé est plus productif de savoir » \
Che2 Boèce :
« Simpliciter igitur melius per priora posteriora tentare
cognoscerc, nam magis scientificum tale est » 2.
Dans le même traité, ol επιστημονικοί συλλογισμοί (155 b
15) est traduit scientifici syllogismi3.
Il apparaît donc que Boèce a forgé scientificus pour traduire
le terme aristotélicien επιστημονικός, et qu’il emploie toujours
cet adjectif scientificus dans la plénitude du sens étymologique :
« qui produit le savoir ». Les contextes des passages cités ne
laissent pas de doute sur cette valeur qui seule peut expliquer
la formation du néologisme.
Il est d ’autant plus intéressant de relever que Boèce donne
une traduction différente du même- terme aristotélicien
επιστημονικός dans un passage des Secondes Analytiques
(77 a 38) ou ερώτημα έπιστημονικόν est traduit interrogatio
scientiolis. Voilà encore une création de Boèce. Il a jugé
nécessaire d ’introduire ici un dérivé distinct et nouveau,
scientialis; c’est qu’en effet Aristote entend ici par ερώτημα
έπιστημονικόν une interrogation qui porte sur la science, comme
le montre la suite (ερώτημα γεώμετρικόν, Ιατρικόν « interro­
gation portant sur la géométrie, sur la médecine ») et non
« qui crée la science ». Boèce a donc distingué deux acceptions
de επιστημονικός : i° « propre à la science » qu’il traduit
scientialis, et 2° « qui produit la science », qu’il rend par
scientificus. L e terme grec επιστημονικός était lui-même un
néologisme créé par Aristote sur le thème de επιστήμων
« possédant la connaissance scientifique » (cf. Secondes Analy­
tiques 74 b 28) pour servir d ’adjectif à επιστήμη 4. Il donne

1. T rad . T r ic o t, Organon V , Les Topiques, cd. 1950, P> 236.


2. Goècc, loc. cit., p. 973.
3. ï 3oècc, loc. cit., p. 993.
4. Pour la form ation on com parera les adjectifs η γεμ ονικός, γνω μονικός,
ανημονικός.
Lexique et culture 253

lieu chez Boèce à une double définition, chacune exigeant un


terme distinct et nouveau. Mais scientialis n’a pas vécu 1.
Seul scientificus s’est généralisé soit pour des raisons doctri­
nales, soit à cause de sa plus grande expressivité, et, passé
dans les langues modernes de l’Occident, il y est devenu
un outil conceptuel inséparable de la notion de science et de la
science même.

x. Il eût fourni au français l'adjectif sciential que Littré, avec un sens


juste de la dérivation, estimait m ieux approprié que scientifique à l’usage
moderne.
C H A l ’ ITRF. X VI II

La blasphémie et Vcuphcmie *

Blasphémie et euphémie : nous avançons ces néologismes


pour associer dans l’unité de leur manifestation deux concepts
qu’on n’a pas l’habitude d ’étudier ensemble, et pour les poser
comme activités symétriques. Nous voyons dans la blasphémie
et l’euphémie les deux forces opposées dont l’action conjointe
produit Icjuron.
Nous considérons ici le juron comme l’ expression blasphé-
mique par excellence, entièrement distincte du blasphème
comme assertion diffamante à l ’égard de la religion ou de la
divinité (ainsi le « blasphème » de Jésus se proclamant fils de
Dieu, Marc 14, 64). L e juron appartient bien au langage,
mais il constitue à lui seul une classe d ’expressions typiques
dont le linguiste ne sait que faire et qu’en général il renvoie
au lexique ou à la phraséologie. De ce fait on ne retient du
juron que les aspects pittoresques, anecdotiques, sans s’atta­
cher à la motivation profonde ni aux formes spécifiques de
l’expression.
Dans les langues occidentales, le lexique du juron ou, si
l’on préfère, le répertoire des locutions blasphémiques, prend
son origine et trouve son unité dans une caractéristique
singulière : il procède du besoin de violer l’interdiction
biblique de prononcer le nom de Dieu. La blasphémie est

• Archivio d i Filosofia (« L ’analyse du langage th éologiq u e. L e nom de


D ie u ». A cte s du collo q u e organisé par le C en tre international d 'É tu d es
hum anistes et par l ’ in stitu t d ’É tu d es p h ilosoph iq u es de R om e, R om e,
5*11 jan vie r 1966), diretto da E nrico C astelli, R om e, 1969, p p . 71-73.
Lexique et culture 2 55
de bout en bout un procès de parole; elle consiste, dans une
certaine manière, à remplacer le nom de Dieu par son
outrage.
Il faut prêter attention à la nature de cette interdiction
qui porte non sur le « dire quelque chose » qui serait une
opinion, mais sur le « prononcer un nom » qui est pure arti­
culation vocale. C ’est proprement le tabou linguistique : un
certain mot ou nom ne doit pas passer par la bouche. Il
est simplement retranché du registre de la langue, effacé de
l’usage, il ne doit plus exister. Cependant, c’est là une condi­
tion paradoxale du tabou, ce nom doit en même temps con­
tinuer d’exister en tant qu’interdit. C ’est ainsi, en tant qu’exis-
tant-interdit, qu’il faut également poser le nom divin, mais
en outre la prohibition s’accompagne des plus sévères sanc­
tions, et elle ert reçue chez des peuples qui ignorent la prati­
que du tabou appliqué au nom des défunts. Cela souligne plus
fortement tncore le caractère singulier de cet interdit du
nom divin.
Pour le comprendre et donc pour mieux voir les ressorts
de la blasphémie, on doit se référer à l’analyse que Freud a
donnée du tabou. « Le tabou, dit-il, est une prohibition très
ancienne, imposée du dehors (par une autorité) et dirigée
contre les désirs les plus intenses de l’homme. La tendance
à la transgresser persiste dans son inconscient; les hommes
qui obéissent au tabou sont ambivalents à l’égard du tabou ».
Pareillement, l’ interdit du nom de Dieu refrène un des désirs
les plus intenses de l’homme : celui de profaner le sacré.
Par lui-même le sacré inspire des conduites ambivalentes,
on le sait. La tradition religieuse n’a voulu retenir que le
sacré divin et exclure le sacré maudit. La blasphémie, à sa
manière, veut rétablir cette totalité en profanant le nom même
de Dieu. On blarphèmc le nom de Dieu, car tout ce qu’on
possède de Dieu est son nom. Far là seulement on peut l’attein­
dre, pour l’émouvoir ou pour le blesser : en prononçant son
nom.
Hors du culte, la société exige que le nom de Dieu soit
invoqué dans une circonstance solennelle, qui est le serment.
Car le serment est un sacramentum, un appel au dieu, témoin
suprême de vérité, et une dévotion au châtiment divin en
cas de mensonge ou de parjure. C ’est le plus grave engage­
ment que l’homme puisse contracter et le plus grave manque­
256 Problèmes de linguistique générale

ment qu’il puisse commettre, car le parjure relève non de la


justice des hommes, mais de la sanction divine. Aussi le
nom du dieu doit figurer dans la formule du serment.
Dans la blasphémie aussi le nom de Dieu doit apparaître,
car la blasphémie, comme le serment, prend Dieu à témoin.
L e juron est bien un jurement, mais un jurem ent d’outrage.
C e qui le caractérise en propre tient à un certain nombre de
conditions qu’il nous faut dégager successivement.
L a principale consiste dans la forme même de l’expression
blasphémique. Nous abordons ici le domaine de l’expression
émotionnelle, si peu exploré encore, qui a scs règles, sa syn­
taxe, son élocution. L a blasphémie se manifeste comme
exclamation, elle a la syntaxe des interjections dont elle cons­
titue la variété la plus typique; elle n’utilise que des formes
signifiantes, à la différence des interjections-cnomatopécs,
qui sont des cris (O h ! aïe! hé/...), et elle se manifeste dans
des circonstances spécifiques.
Il faut rendre sa pleine force au terme « exclamation »
quand on étudie le phénomène linguistique de la blasphémie.
L e Dictionnaire Général définit l’cxclamation : « cri, paroles
brusques qu’on laisse échapper pour exprimer un sentiment
v if et soudain ». L e juron est bien une parole qu’on « laisse
échapper » sous la pression d ’un sentiment brusque et violent,
impatience, fureur, déconvenue. Mais cette parole n’est pas
communicative, elle est seulement expressive, bien qu’elle
ait un sens. La formule prononcée en blasphémie ne se
réfère à aucune situation objective en particulier; le même
juron est proféré en des circonstances toutes différentes. Il
n’exprime que l’intensité d ’une réaction à ces circonstances.
Il ne se réfère pas non plus au partenaire ni à une tierce
personne. Il ne transmet aucun message, il n’ouvre pas de
dialogue, il ne suscite pas de réponse, la présence d ’un inter­
locuteur n’est même pas nécessaire. Il ne décrit pas davantage
celui qui l’émet. Celui-ci se trahit plutôt qu’ il ne se révèle.
L e juron lui a échappé, c’est une décharge émotive. Néan­
moins cette décharge se réalise en formules fixes, intelligibles
et descriptibles.
L a forme de base est l’exclamation « nom de D ieu! », c ’est-
à-dire l’expression même de l’interdit, et on la renforce de
l’épithète qui va souligner la transgression : « sacré nom de
Dieu! ». Adjuration inversée où « Dieu » peut être remplacé
Lexique et culture 257

par un de ses parèdres « Madone, Vierge », etc. C ’est bien le


« vilain serment » que mentionnent les chroniqueurs du
Moyen Age. On accentue l’intention outrageante en accou­
plant au nom divin une invective, en substituant au « nom »
le « corps » ou tel de ses organes, ou sa « mort », en redoublant
l’expression (type : «bon Dieu de bon Dieu I »), chacune de ces
variétés donnant lieu à de nombreuses variantes et permet­
tant des inventions insultantes ou burlesques, mais toujours
dans le même modèle syntaxique. Un autre procédé consiste
à invoquer nommément l’anti-Dieu, le Diable, par l’exclama­
tion « Diable! ». Le besoin de transgresser l’interdit, profon­
dément enfoui dans l’inconscient, trouve issue dans une jacu-
lation brutale, arrachée par l’intensité du sentiment, et qui
s’accomplit en bafouant le divin.
Mais cette exclamation suscite aussitôt une censure. La
blasphémie suscite l’euphémie. On voit maintenant comme les
deux mouvements se tiennent. L ’euphémie ne refrène pas la
blasphémie, elle la corrige dans son expression de parole et
elle la désarme en tant que jurement. Elle conserve le cadre
locutionnel de la blasphémie, mais elle y introduit trois modes
de changement :
i° le remplacement du nom « Dieu » par quelque terme
innocent : « nom d’une pipe! », « nom d’un petit bonhomme! »
ou « bon sang! »;
2° la mutilation du vocable « Dieu » par aphérèse de la
finale «par Dieu! > pardi! » ou la substitution d’une même
assonance : «parbleu! »;
30 la création d’une forme de non-sens à la place de l’expres­
sion blasphémique : «par le sang de Dieu! » devient «palsam-
bleu ! », «je renie Dieu ! »devient «jarnibleu ! ».
La blasphémie subsiste donc, mais elle est masquée par
l’cuphémie qui lui ôte sa réalité phémique, donc son efficacité
sémique, en la faisant littéralement dénuée de sens. Ainsi
annulée, la blasphémie fait allusion à une profanation langa­
gière sans l’accomplir et remplit sa fonction psychique, mais
en la détournant et en la déguisant.
CHAPITRE XIX

Comment s ’ est form ée


une différenciation lexicale en fra n ça is*

C ’est un fait d ’observation que deux signes lexicaux de


forme très voisine peuvent n’avoir pas de rapport associatif
parce que leurs signifies restent distincts. S ’il y a néanmoins
des raisons de penser que ces deux signes sont bien de même
famille, la question se pose de savoir quels facteurs les ont
dissociés et comment s’est réalisée cette délimitation nou­
velle, qui ne peut manquer de déplacer à son tour d’autres
signes.
T el est le problème théorique autour duquel va s’organiser
l’analyse présentée ici d ’une donnée lexicale du français. Au
point de départ, il y a une observation fortuite. Notre atten­
tion s’est trouvée éveillée, puis retenue, par la ressemblance
que présentent deux signes pourtant distincts du français :
le verbe amenuiser et le substantif menuisier. Autant la rela­
tion formelle est claire et serrée, autant est incertaine celle
du sens. Amenuiser, c’est « rendre plus menu »; un menuisier
est un « ouvrier qui travaille le bois ». Y a-t-il seulement un
rapport ? C ’est bien plutôt une absence de rapport que le
« sentiment linguistique » éprouvera. O n peut conjecturer,
assez vaguement, que le point de jonction est l’adjectif menu,
mais rien dans l’usage actuel ne rapproche menuisier de menu,
et il est certain qu’on n’associera pas spontanément, qu’on
sera au contraire porté à séparer l ’une de l’autre ces unités
lexicales.
L e problème est donc de voir à quel niveau de la langue ce

• Cahiers Ferdinand de Saussure, G e n è v e , D ro z , n ° 22 (196 6), p p . 15-28.


Lexique et culture 259

rapport peut être restauré, puis comment et pourquoi il a été


rompu. Il ne s’agit pas d’une étude historique au sens tradi­
tionnel du terme, mais de l’analyse descriptive d’une relation
envisagée dans plusieurs états successifs d’une évolution
linguistique.
En effet dès lors qu’on traite d’une relation entre signes,
le champ de l’étude est synchronique, et quand cette relation
est une variable, on passe d’une synchronie à une autre. Il
nous faut donc délimiter ces synchronies, sans souci des
cloisonnements historiques, dans la continuité linguistique
dont le français est la phase actuelle.
On sera d’abord tenté de chercher en ancien français le
lien qui rattacherait ensemble amenuiser et menuisier. Mais ces
deux termes semblent au contraire y diverger encore davan­
tage, car a. fr. (a) menuiser signifie « réduire en poussière »
et a. fr. menuisier se dit d’artisans en diverses matières et
non pas seulement en bois 1. La différence existe déjà, elle
est seulement articulée d’une autre manière.
Il faut donc prendre les choses plus haut, à l’état du latin,
décrire la donnée de base qui est l’adjectif minutus, puis la
relation de cet adjectif avec ses dérivés, et construire ainsi le
modèle auquel on comparera ensuite l’état de cette relation
en français. Cette description des faits latins devra faire
ressortir les traits distinctifs de la notion. On n’a jamais trop
de toutes les déterminations pour définir un signe.

Il n’y a pas lieu de s’arrêter sur la forme de minutus, par


rapport à minuo « diminuer » : c’est celle, toute normale, d’un
participe passif. La valeur de participe est également claire
dans un exemple tel que celui-ci : « consul alter equestri
proelio uno et vulnere suo minutus (“ diminué, affaibli ” ) 2. »
Ce qui a produit un changement dans les valeurs sémantiques
de minutus et de ses dérivés est son changement de statut :
de participe, il est devenu adjectif, et il a pris le sens approxi­
matif de « menu ». Tout est parti de là; c’est de ce passage
d’une fonction à une autre, éloignant minutus de son apparte­

1. L es données seront citées plus loin, p. 268.


2. L iv. X X I, 52, 2.
2 ÔO Problèmes de linguistique générale

nance verbale, que résultent les traits nouveaux qui composent


sa définition lexicale. Il faut les dégager 1.
Une première particularité, qui n’a pas été remarquée,
dans la fonction d’adjectif que minutus assume, est comme le
prolongement de son origine participiale. D u fait que minutus
participe énonçait un état résultant d ’un procès transitif, et
que le procès dénoté par minuo consiste en un changement
graduel (« diminuer », c’est « rendre moindre »), minutus
adjectif énonce la qualification comme relative et oppositive.
Il n’indique pas une propriété à l’état absolu, et il ne sert pas
de substitut populaire à parvus « petit » 2. On entend par
minutus ce qui est «plus réduit en volume (que l’état normal) ».
Cela ressort de la syntaxe même des emplois anciens, où
fréquemment minutus est employé, qu’il soit lui-même au
comparatif ou au superlatif, en liaison ou en opposition avec
un adjectif comparatif, ou qu’il se trouve en général dans un
contexte qui suggère cette valeur comparative, par exemple
avec des diminutifs. Voici quelques exemples qui appartien­
nent à plusieurs phases de la langue :
— Si venisses Capuam, quod et pueros minutos vides
libenter et maiores animadvertere non vis... 3 « tu aimes voir
les petits garçons, les plus grands ne t’intéressent pas »;
— pisciculos minutos aggerebant frequenter ut a maioribus
absumerentur 4;
— forma esse oportet magnitudine media. Quod nec vastas
nec minutas decet esse equas 6 (le contraste avec media montre
que vastas et minutas indiquent l’excès des qualités contraires).

j . N o u s ne faisons p a s ici une étude ph ilologiqu e. D ans le riche m atériel

offert par l’article minutus du Thesaurus linguae latinae ( V III , p . 1038 sq.),
nous avons choisi qu elqu es citations caractéristiques. D ’autres nous ont
été fournies par nos propres lectures.
2. C om m e le d it E rn ou t-M eillet, p. 405 a. Il y a eu quelques su b stitu ­
tions de minutus à parvus, m ais seulem ent au sens figuré, et C icéron les
condam ne : « ab u tim u r saepe verbo, u t cum grandem orationem pro m agna,
minutum anim um pro parvo dicim us » (in Orat. 27).
3. F ragm en t d ’une E pistula L atin a de V arron ap. N on iu s 141, i3-T/esens
a été élucid é par H . D ahlm nnn, Museum Helveticum V I I (1950), p. 211 sq.
qui renvoie à Suétone A ug. 83 ludebat cum pueris minutis, et fait une
observation ju ste, mais som m aire et incom plète, sur l’o pposition minutus/
maior.
4. V arron, R .R . III, 17, 6
5. V arron , op. cit., I l, 7, 4
Lexique et culture 261

— Di me omnes magni mimitique et etiam patellarii...


faxint1...
— Unus tibi hic dum propitius sit Jupiter, tu istos minutos
caue dcos fiocci feceris « pourvu seulement que ce Jupiter
que voici ( = moi) te soit propice, moque-toi comme d'une
guigne de ces dieux subalternes » 2. A quoi l’autre répond :
« Sed tandem si tu Juppiter sis mortuus, cum ad dcos minoris
redierit regnum tuum, quis mihi subveniet tergo... » 3 « sup­
posons que toi, mon Jupiter, tu finisses par mourir, quand ton
royaume sera revenu aux dieux inférieurs, qui est-ce qui
protégera mon dos... ? » indiquant l’équation minutus —
minor.
— curculiunculos minutos fabulare « tu ne m'offres que de
tout petits charançonnets » (autant dire : trois fois rien)4;
liaison entre minutus et le diminutif;
— euge, litteras minutasl... — Verum qui satis videat,
grandes satis sunt « ah! quelle menue écriture!... — Pour qui
a de bons yeux, elle est bien assez grande » 5;
— nutricas pueros infantes minutulos ut domi procurent8;
— pisciculos minutos 7;
— ossa uidelicet e pauxillis atque minutis | ossibus hic,
et de pauxillis atque minutis | uisceribus uiscus gigni « (il
enseigne) que les os sont formés d’os infiniment petits et
menus; la chair, de chairs infiniment petites et menues » 8;
— multis partibus hic (sc. aer) est mobilior, multisque
minutior, et mage pollens (opp. aer crassior) 9;
— aer... dispergitur ad partis ita quasepee minutas corporis 10
« l’air se répand presque dans les parties les plus menues du
corps » ( = superlatif);
— ... ne laneum latusculum manusque mollicellas... tibi
flagella conscribillent... uelut minuta magno deprensa nauis in

1. Plautc, Cist. 522.


2. Plaute, Cas. 331 sq.
3. Ibid. 335, trad. Ernout.
4. Plautc, Rud. 1325.
5. Plaute, Bacch. y g i.
6. Plaute, Poeti, prol. 28. C e sont là tous les exemples de minutus chez
Plautc.
7. T crence, Andr. 369.
B. Lucrèce I 835-7, trad. Ernout.
g. Lucrèce IV , 318.
10. L ucrèce IV , 895.
202 Problèmes de linguistique générale

m ari1... (minuta est mis par l’entourage au rang d ’un dimi­


nutif);
— salem non nimium minutum aspergito 2;
— napi quoque, sed integri; si minuti sint, maiores etiam
insecti 3;
— itaque populus minutus laborat; nam isti maiores
maxillae semper Saturnalia agunt « c’est ainsi que le menu
peuple est dans la miscre ; car pour toutes ces grosses mâchoires,
c’est toujours Saturnales » 4;
— minutis maioribusque absccssibus fi;
— (Attila) forma breuis, lato pectore, capite grandiore,
minutis oculis β...
Ces exemples, illustrant la valeur de comparatif propre à
minutus, montrent ce qui le distingue de parvus et de tenuis,
en vertu principalement des liaisons et oppositions syntag-
matiques où il entre, tant dans des emplois figurés — que
nous ne citons pas — que dans ceux où minutus garde son
sens littéral.

Une circonstance particulière ajoute un nouveau trait à


cette définition : c’est l’influence de l’adjectif grec λεπτός.
Comme cette influence ne semble pas avoir été remarquée 7,
il faut en exposer brièvement la raison et les preuves :
i° Comme minutus, λεπτός est un ancien participe devenu
adjectif; minutus en avoisine le sens, à partir d ’une notion
verbale toute différente. Le rapport entre le verbe λέπω
« écosser, peler » et λεπτός comme participe ne se voit guère
que dans un exemple homérique ( Y 497) où λεπτός qualifie
le grain de maïs dépouillé de sa balle sous les pieds des bœufs.
Mais c’est une survivance. Partout ailleurs chez Homère
et même dès le mycénien (re-poto,) λεπτός apparaît comme
adjectif au sens de « mince, menu, fin h;
2° λεπτός a dans ses premiers emplois une implication
comparative qui se manifeste soit par la jonction avec un
1. C atulle 23, 10.
2. C olum elle X II, 56.
3. C olum elle, loc. cit.
4. Pétrone, Sa t. 44, 3, trad. Ernout.
S- C eis. V , 18, 7.
6. Jordanes, Get. 35, 182.
7. O n n ’en trouve m ention ni dans l’article du Thésaurus ni dans les
dictionnaires étym ologiques d ’ E m o u t-M e illet et de J. B. H ofm ann.
Lexique et culture 263

autre adjectif au comparatif (hom. αλλά τέ ol βράσσων τε


νόος, λεπτή δέ τε μήτις Κ 220), soit par une opposition contex­
tuelle : chez Hérodote, τά λεπτά τών προβάτων « le menu
bétail » par contraste avec les gros animaux (I 133; VIII 137);
λεππά πλοία « menues embarcations », opp. πεντηκόντεροι,
τριήρεις (VII 36); λεπτα'ι άκροα « minces pointes rocheuses»,
trop minces justement pour des roches et prises de loin
pour des vaisseaux (VII 107).
Ces deux caractéristiques de λεπτός préfiguraient celles qui
se dessinent en latin dans l’emploi de minutus. Devant ces
coïncidences, il n’y a rien d’étonnant que des écrivains
romains imbus de culture grecque aient été portés à rappro­
cher minutus de λεπτός, puis à faire de minutus l’équivalent
de λεπτός en plusieurs acceptions nouvelles, qui sont de
véritables calques.
Le neutre λεπτόν pris comme substantif désigne dans le
Nouveau Testament une menue monnaie : on l’a rendu en
latin par minutum : έβαλεν λεπτά δύο = Vulg. « misit duo
minuta »*; — έως καί τό έσχατον λεπτ&ν άποδώς = Vulg.
« donec etiam novissimum minutum reddas » 2, locution pro­
verbiale « (tu ne sortiras pas d’ici) que tu n'aies payé jusqu’au
dernier sou »3.
Une autre acception, également technique, du neutre
λεπτόν allait avoir, transposée en latin, une grande fortune.
Les astronomes grecs ont désigné par λεπτόν, dans le sys­
tème sexagésimal de Ptolémée, la 6o® partie d’un degré de
cercle, puis de l’heure. Pour traduire cette notion, le latin
a choisi minutus qu’il a commencé par spécialiser dans une
expression descriptive; ainsi chez Augustin : « dies et horas
minutioresque horarum articulos »4; puis il en a fait une dési­
gnation directe, minutum d’abord, ensuite minuta « minute »,
qui s’est implanté dans la plupart des langues modernes.
Enfin, toujours à l’imitation du grec, le latin a distingué la
minuta prima (πρώτον λεπτόν), qui est notre « minute », et une
subdivision sexagésimale, minuta secunda (δεύτερον λεπτόν),
notre « seconde ».

1. M arc 12, 42; L u c 2 i, 2.


2. L u c 12, 59.
3. Ce sont là tous les exem ples de λεπτός dans le N T .
4. Aug. Cortf. V II, 6, 8.
264 Problèmes de linguistique générale

En outre minutus reproduit λεπτός dans une série d ’expres­


sions non techniques, dont voici quelques-unes :
aer minutior (opp. crassior) chez Lucrèce évoque la λεπτότης
de l’air scion Platon, ainsi que la définition d ’Aristote :
λεπτότερον άήρ ΰδατος 1;
minutus pour qualifier les êtres « menus » rappelle rà λεπτά
των προβάτων (Hérodote, ci-dessus);
minuta nauis (Catulle, ci-dessus), et λεπτά πλοία (Héro­
dote, ci-dessus);
sal minutum « sel égrugé »2 et άλας λεπτόν (Hippiatr.
g r ·);
populus minutus, minuta plebes « le menu peuple »et οί λεπτοί
(Polybc).
Toute chance de rencontre fortuite ou de développement
spontané est exclue dans les exemples que fournit l’Itala,
où minutus a été choisi pour traduire λεπτός :
concides de illis minutum traduisant συγκόψεις έκ τούτων
λεπτόν 3 (Vulg. in tenuissimum pulverem);
facta sunt minuta = λεπτότερον 4 (Vulg. contrita sunt)\
de même dans l’Itala, le dénominatif minutare traduit
λεπτυνειν dans Ps. 17, 43 : minutabo = λεπτύνω (Vulg. com-
minuam) « je (les) réduirai en poussière », et le participe
minutatus, en locution prédicative avec facerey rend gr.
λεπτόν ποιεϊν : simulacra... minutata faciès — είδωλα λεπτά
ποιήσεις5 (Vulg. disperges).
Hors des textes bibliques, mais sous la dépendance de
cette équivalence consacrée, on rencontre chez Tertullien le
composé minutiloquium qui doit être une traduction de gr.
λεπτολογία e.
L ’expression concidere minute (minutim, minutatim) « cou­
per en menus morceaux » (cf. ci-dessus la citation biblique
de l’Itala) est parallèle à gr. λεπτά τΐλαι chez Théocrite; τήν
ρίζαν κόψαι λεπτήν (Hippiatr. gr.). Elle est fréquente en latin
dans les recettes culinaires. Le traité d ’Apicius, De re coqui-
naria, écrit dans les premières années d u I er siècle après

I. A ristote, Phys. 215 b 4.


а. Varron, R .R . III, 9, 12.
3. E xo d e 30, 36.
4. D an . 2, 35.
5. Isaïe 30, 22. L ’arm énien a ici matirasc'es * tu réduiras en pièces ».
б. P lu tô t que μικρολογία in d iq u é par E rn o u t-M eillet.
Lexique et culture 265

J.-C., en a déjà beaucoup d’exem ples1; minute concidere


se comparera à gr. λεπτοκοπεΐν « couper menu ».

A définir ainsi les zones d’emploi où lat. minutus concorde


avec gr. λεπτός jusqu’à en être devenu l’équivalent de tra­
duction, on aperçoit mieux celles où ils ne coïncident pas.
Ici est le point essentiel.
La notion qui est au centre de minutus et qui demeure
constante dans les emplois les plus divers se laisse mainte­
nant définir. Cet adjectif qualifie ce qui est de peu de volume
par état naturel — êtres vivants, organes corporels, etc. —
ou ce qui est réduit à l ’état de fragment par rupture, écrase­
ment, segmentation; c’est le cas des matières inertes : minu-
tum ferrum « un petit fragment de fer (pour éprouver un
aimant) » 2. Il se dira de tout ce qui est obtenu par division
d’un continu ou d’un entier : ainsi minutum pour une petite
division monétaire, minuta pour une petite division du degré.
Avec un verbe signifiant « couper, trancher », l’adjectif minu­
tus ou les adverbes minute minutim minutatim indiqueront ce
qui a peu d ’épaisseur, ce qui est réduit en tranches minces
(on voit ici la transition de minutus à fr. mince, émincer) 3.
Cette définition couvre tout l’ensemble des liaisons de minu­
tus et convient donc aussi aux emplois équivalents de gr.
λεπτός.
Mais le domaine de gr. λεπτός est plus étendu que celui
de lat. minutus. Par une portion importante de ses emplois,
λεπτός déborde minutus. Dès l’époque homérique et même
déjà en mycénien (ri-no re-po-to = λίνον λεπτόν) 4, l’adjectif,
grec se dit des matières travaillées par l'homme, des objets
de dimensions réduites et finement ouvragés : fils, cordons,
tissus, vêtements, voiles, cuirs, bronzes : λέπτ’ ήλάκατα
(p 97) — λεπτί] μηρίνθω (ψ 855) — λίνοιο λεπτόν άωτον
(/ 66ι) — λεπτάς ¿Οόνας (Σ 595) — εΐματα λεπτά (χ 511) —
ι . V o ir Apicius De re coquinaria, ¿d. A n d ré (Paris 1965), §§ 68, 103,
104-5, 126, 174, etc. e t pou r la définition du minutai « fricassée de chair
de poisson, d ’abats ou de viande coupés en morceaux » (p. 125).
2. Varron, L . L . IX , 94.
3. Nous ne mentionnons que par prétérition ce rapport du lat. minutus
à fr. mince, qui n ’entre pas dans notre sujet.
4. C f. Lejeune, Mémoires de philologie mycénienne, p. 133 sq, ; références
textuelles chez M orpurgo, Mycenaeae graecitatis Lexicon, 1963, pp. 291,
296.
266 Problèmes de linguistique générale

ιστόν λεπτόν (β 95) — φάρος λεπτόν (e 231) — —ércXoi. λεπτοί


(η 97) — λεπτότατος χαλκός ( F 275) — λεπτότατη ρινος βοός
( Y 276) — des liens d’une finesse de toile d ’araignée :
δέσματα ... ήύτ’ άράχνια λεπτά (θ 280), et en général les
œuvres de grande habileté : οϊα Οεάων λεπτά τε και χαρίεντα
καί άγλαά £ργα πέλονται, telles la toile tissée par Circé (κ 223).
La notion prégnante ici ressort de la dernière citation :
λεπτά έργα, c’est la finesse d’un objet réalisé par le travail de
l ’homme. Non plus la petite dimension naturelle d’un être
ou d ’une chose, ni le menu fragment arraché à une matière,
mais la délicatesse d’un ouvrage : λεπτός, qualifiant εργον,
introduit dans la définition les valeurs de la technique et de
l ’art.
Si caractéristique, si ancienne aussi, est cette liaison ins­
taurée entre λεπτός et έ’ργον qu’elle produit le composé λεπ-
τουργής, qui apparaît dès l’époque homérique : εσθος λεπτουργές
« un vêtement de fin travail » 1, puis viennent les dérivés
λεπτουργειν, λεπτουργός, λεπτουργία, λεπτουργικος qui se déve­
loppent avec les métiers, et qu’on trouve surtout à partir
du début de notre ère dans les papyri.
L e fait qui mérite ici une attention particulière est que le
nom d ’agent λεπτουργός se spécialise assez tôt pour l’artisan
qui travaille le bois : c’est un « menuisier ». Déjà Diodore de
Sicile au I e r siècle av. J.-C. donne λεπτουργός en ce sens :
αρχιτέκτονας άθροΐσας καί λεπτουργών πλήθος (pour le bûcher
d ’Heplaistion)2, où λεπτουργός « menuisier » s’oppose à
άρχιτέκτων « chargé du gros œuvre », et nombre de mentions
dans les papyri et les inscriptions le confirm ent3. Une
variante, λε7ττοποιός, a été signalée récem m ent4. Le grec a
réalisé dans λεπτουργός un nom d’artisan qui répond
exactement à fr. menuisier.
Or ce développement de λεπτός pour qualifier les menus
objets produits par le travail de l’artisan, n’a aucun parallèle

1. H ym nes hom ériques 31, 14.


2. D i o d .S i c . 17, 115.
3. L es tém oignages principau x son t réunis dans les dictionnaires de
L id d e ll-S c o tt-M c K e n zie et de Preisigke, s. v.
4. L o u is R o bert, Noms indigènes dans l ’ Asie M ineure gréco-romaine,
Paris, 1963, p. 292, n . 4. Il faut m entionner encore ξυλουργός qui est
resté en grec m oderne. S u r ξυλικάριος « charpentier « o u « m enuisier », cf.
L . R obert, Χ αριστηριον εις A . Κ . Ό ρλάνδον, A thèn es, 1964, p. 338 sq.
Lexique et culture 267

en latin dans l’emploi de minutus. On ne trouve pas minutus


dans la terminologie latine des métiers. Ou plutôt on le
trouve en une seule occasion, dans un contexte fort instructif,
à propos d’un artiste grec vanté par Varron. Pour que l’œil,
dit Varron, pût discerner plus facilement le détail des petits
ivoires que sculptait Myrmccidcs, il fallait les mettre devant
un fond noir l, c’étaient en effet des minuta opéra, comme
il dit ailleurs : « in Myrmecidis minutis operibus» 2. Et Cicéron
caractérise dans les mêmes termes l’œuvre de cet artiste :
« Myrmecides minutorum opusculorum fabricator » 3. Chez ces
deux auteurs, nourris de culture hellénique, parlant d’un
sculpteur grec qui était célèbre par scs petits ouvrages d’ivoire
et de bronze 4, l’expression minuta opéra, étrangère à l’usage
latin, est vraisemblablement la traduction d’un terme grec
tel que λεπτουργία.
Si minutus, ne désignant jamais un produit fabriqué, reste
hors du vocabulaire de l’artisanat, à plus forte raison le latin
n’est-il jamais arrivé à désigner par minutus ou par un com­
posé ou dérivé de minutus le travail spécifique du « menuisier »,
comme l’a fait le grec par λεπτουργός. Il y en a une preuve
frappante : dans l’Édit de Dioclétien qui contient bien des
noms de métiers, nous trouvons justement λεπτουργός τεχνίτης
pour « menuisier », mais l ’équivalent latin est jaber intesti-
narius 5.
On appelait ainsi l’ouvrier qui exécutait Yopus intestinum,
les travaux de menuiserie à l’intérieur de la maison, par
opposition à Yopus tectorium ; par exemple chez Varron;
« villam opere tectorio et intestino... spectandam »6; et Pline
dit du sapin : « abies... ad quaecumque libeat intestina opéra
aptissima siue Graeco siue Campano siue Siculo fabricae
artis genere », « le sapin... est très bon... pour tous les ouvra­
ges de menuiserie de style grec, campanien ou sicilien » 7

1. Varron, L .L ., V II, 1.
2. Ibid. IX , 8.
3. Acad. II, 120. L e grammairien Apulée dit aussi de M yrm ecides :
« F u it sculptor admirandus in minutis marmoreis operibus formandis »
(Orthogr. 57).
4. C f. Elien, V . H . l , J 7;A th . X I, 782 b, Pline, V II.2 I, 2 i, X X X V I , s, i s .
5. C f. Blüm ner, Dcr M aximaltarif des Diokleitian, p. 106.
6. Varron, R .R . III, 1, 10.
7. Pline X V I , 225 éd. et trad. André.
268 Problèmes de linguistique générale

Faber intestinarius : le latin n’avait pas d’autre manière de


designer le « menuisier » à l’cpoque où le grec disait λεπτουργός
τεχνίτης ou simplement λεπτουργός. La création d ’un terme de
même sens dans les deux langues a obéi à des modèles complè­
tement différents : le grec a profité de ce que λεπτός quali­
fiait dès l’origine le travail artisanal pour le restreindre au
travail particulier des artisans du bois, sous la forme du
composé λεπτουργός; le latin, ne pouvant employer à cette
fin minutus, et d ’ailleurs peu enclin à forger des composés
(ceux en -fex comme aurifex sont rares et peu productifs),
a créé une dénomination de type descriptif, avec faber accom­
pagné d’un adjectif qui spécifie le mode d ’activité : intestin
narius. C ’était le procédé usuel pour former des noms d ’arti­
sans : on tirait un dérivé en -arius d’un nom de matière,
accompagné ou non de faber : ainsi (faber) ferrarius « for­
geron »; (faber) aerarius « fondeur », plumbarius « plombier »,
lapidarius « tailleur de pierres », etc. et aussi lignarius dont
on ne sait s’il veut dire « charpentier » ou « menuisier » 1.
Telle est en définitive, comparée à celle de λεπτός, la situa­
tion de minutus. Ni l ’adjectif ni aucun de ses dérivés (minu-
tare, minutia, minutalis, minutatim) ne se rapportent à une
activité artisanale, et spécialement au travail du bois.

Envisageons maintenant les données en ancien français.


Elles se distribuent assez clairement, et on n ’a pas besoin
d ’un grand appareil de citations 2 pour les situer par rapport
au modèle latin.
L ’adjectif menu (qui comporte un dimunitif menuet) « de
peu de volume, de petite taille » (opp. gros) occupe la même
position qu’avait minutus en latin, et la conservera en fran­
çais moderne.
Le verbe menuiser qui continue lat. minutare (en fait,
*minutiare), signifie de même « réduire en menus morceaux ».
Ex. : « cum poudre [les] menuiserai\ — les jours de son tens
menuisas·, — la terre pour apporter fruict sera menuisée et

1. C f. L iv. X X X V , 41, io .
2. C elles que nous donnons son t prises au D ictionn aire de G od efroy,
sous les m ots en question. C f. aussi T o b le r-L o m m a tzsc h , A ltfr. Wb. I,
P- 3 4 i ; V , p . 1455 m -
Lexique et culture 269

amollie par le soc de la charrue », etc. C ’est encore bien le


sens latin. Et quand Montaigne écrit : « (Le vif argent) se
va menuisant et esparpillant », c’est déjà notre s'amenuiser.
La valeur technique commence d’apparaître avec menuier
« aminci, mince » qui désigne, avec un nom de personne,
celui « qui exerce un menu métier » (marchans menuyers),
et surtout avec menuierie « menus ouvrages », produits par
des artisans en divers métiers. On peut mesurer la variété
des emplois par ces trois exemples : « enrichir de entaillures,
paintures, armoieries et autres menuieries plaisans à l’ueil »
— « joyaulx d’argent de menuierie » — « faire mettre ladite
maison et ses appartenances en bon et souffisant point et
estât de m(i)enuierie, charpenterie et autres reparacions ».
Plus durable sera une dérivation parallèle, qui se constitue
sur le thème menuis-, base du verbe menuiser, et qui produit
les noms génériques féminins menuise (lat. minutiae) « menu
morceau, petit objet », menuisaille « menues pièces, débris;
petits poissons », et enfin menuiserie.
Avec menuiserie commence un développement nouveau
qui va enrichir le vocabulaire des métiers. On entend d’abord
par menuiserie toutes sortes de menus ouvrages exécutés en
toutes matières par des artisans qualifiés, en opposition à
grosserie qui désigne les grosses pièces, notamment celles des
taillandiers x. Il y a une « « menuiserie » des orfèvres, une
« menuiserie » des ferronniers. Encore en 1498 une ordon­
nance mentionne « les ouvrages tant d’or que d’argent, en
grosserie et menuyserie », et à la même époque il est question
de « menuiserie » dans le métier de serrurier.
Du même coup est institué menuisier comme nom d’arti­
san, avec la même étendue et variété d’emplois. A l’instar
de l’opposition entre menuiserie et grosserie, il a existé, en
face de menuisier, un nom d ’artisan, grossier « taillandier »,
attesté au xm ° siècle, mais tôt disparu. Un « menuisier »
peut travailler les matières précieuses : « ung ouvrier, d’or
et de pierres menusier », ou le bois : « vous menuziers, beso­
gnez de bois sec », ou des métaux. Dans son Glossaire des
émaux, Laborde définit bien le terme :
« Chaque métier avait ses menuisiers, les huchiers aussi
bien que les orfèvres, les potiers d’étain, les serruriers, etc.

1. A. fr. grosserie est devenu en anglais grocery.


270 Problèmes de linguistique générale

C ’étaient des ouvriers que leur talent et leur aptitude por­


taient à l’exécution des ouvrages les plus délicats, les plus
menus. Dans les lettres patentes de 1396 il est question de
huchiers-menuisiers, le corps de métier comprenant à la
fois les deux genres d ’aptitudes : les huchiers, qui répon­
dent à nos menuisiers, les huchiers-menuisiers à nos ébé­
nistes. L ’acception du mot menuisier, restreinte aux ouvriers
en bois, date de la fin du xvie siècle » l.
Voilà comment on aboutit au sens moderne de menuisier.
Ce mot n’a pas d ’ancêtre latin, ni dans sa forme, ni dans son
sens. Pour le produire, il a fallu deux innovations successives
en ancien français.
En premier lieu, la création du terme menuisier, pour répon­
dre à une division croissante des techniques et des corps de
métiers, entraînant la multiplication des noms de spécialités.
Cette création s’est faite d’abord directement à partir de
menu et n’a emprunté que secondairement le thème menais-.
Comme nom d ’artisan, menuisier est étranger au verbe menui-
ser k réduire en menues parcelles » qui n’a jamais désigné un
travail d ’ouvrier 2.
Une deuxième innovation, réalisée à la fin du xvie siècle,
restreint menuisier au sens d ’ouvrier chargé des ouvrages
de boiserie. A partir de ce moment la situation du terme est
transformée :
i° menuisier n’a plus qu’un rapport de consonance avec
(a)menuiser;
2° le signifié de menuisier perd toute relation avec celui de
menu;
30 un rapport associatif rattache désormais menuisier,
signe isolé, au groupe de huchier (désuet aujourd’hui), char­
pentier, ébéniste, parqueteur, etc., par le trait distinctif qui
leur devient commun : « travail du bois »;
40 la rupture du lien entre menuisier et menu et la spéci­
fication technique de menuiserie pour le travail du bois font
que menuiserie ne s’oppose plus à grosserie. Ce terme grosse-
rie, devenu sans emploi précis, disparaît. Désormais menui­
sier se délimite par rapport à charpentier : « ... tant pour l’art
de la hasche, que Ton appelle la charpente en Levant que pour
x. Cité par G odcfroy, s. v. menuisier.
2. L e verbe menuiser au sens de a exécuter un travail de menuiserie »
est moderne et refait sur menuisier.
Lexique et culture 271
la menuiserie » (Brantôme); — « Si on regarde bien le plus
beau buffet ou chalit d’alors, ne dira-t-on pas que c’est
charpenterie et non pas menuiserie ? » (Estienne) l.
En somme le français a refait spontanément le même
chemin que le grec ancien, quand il a spécifié menuisier pour
l’ouvrier du bois, comme le grec l’avait fait pour λεπτουργός.
Il n’y a pas eu d’intermédiaire latin entre ces créations suc­
cessives 2. Mais en grec le lien entre λεπτός et λεπτουργός
a subsisté, parce que λεπτός était dès le début associé à la
terminologie des métiers, tandis qu’en français menu ne com­
portait pas de valeur technique. Aussi menuisier s’est-il dis­
tancé de menu et de son dérivé amenuiser.
Cette rupture de rapports formels entre signes très voisins
au profit de nouveaux groupements associatifs est un phé­
nomène bien plus fréquent qu’il ne paraît. Il serait utile de
faire une étude systématique de ces phénomènes, qui mani­
festent la vie changeante des signes au sein des systèmes
linguistiques, et les déplacements de leurs relations dans la
diachronie.

1. Cités par Littre, s. v. charpente.


2. On relève chez Du Cange, IV, 425, cette citation d’une charte de
1219 : « Praecipi fieri de meo proprio de triginta marchis argenteis quem­
dam militem minutatum super equum suum, et illud tradi ecclesiae B.M .
Carnotcnsi praeccpt ». Cet emploi de minutatus est évidemment une trans­
position d’a. fr. mcnuhc « travaillé en menu *
CHAPÍTRE XX

Deux modeles linguistiques de la cité*

Dans le débat incessant sur le rapport entre langue et


société, on s'en tient généralement à la vue traditionnelle de
la langue « miroir » de la société. Nous ne saurions assez nous
méfier de ce genre d ’im3gerie. Comment la langue pourrait-
elle « refléter » la société? Ces grandes abstractions et les
rapports, faussement concrets, où on les pose ensemble ne
produisent qu’illusions ou confusions. En fait ce n ’est chaque
fois qu’une partie de la langue et une partie de la société qu’on
met ainsi en comparaison. D u côté de la langue, c’est le voca­
bulaire qui tient le rôle de représentant, et c’est du vocabu­
laire qu’on conclut — indûment, puisque sans justification
préalable — à la langue entière. Du côté de la société, c’est
le fait atomique qu’on isole, la donnée sociale en tant préci­
sément qu’elle est objet de dénomination. L ’un renvoie à
l’autre indéfiniment, le terme désignant et le fait désigné ne
contribuant, dans ce couplage un à un, qu’à une sorte d’ inven­
taire lexicologique de la culture.
Nous envisageons ici un autre type de comparaison, à par­
tir de la langue. L ’analyse portera sur un fait de dérivation,
profondément lié à la structure propre de la langue. De ce fait
un changement de perspective est introduit dans la recherche.
Ce n’est plus une substance, un donné lexical sur lequel
s’exerce la comparaison socio-linguistique, mais une relation

* Échanges et communications. M élanges offerts à Claude Lévi-Strauss


à l ’occasion de son 60e anniversaire, réunis par Jean Pouillon et Pierre
Maranda, La Haye, Mouton & Co, 1970, pp. 489-596.
Lexique et culture 273
entre un terme de base et un dérivé. Cette relation intra-
linguistique répond à une certaine nécessité de configuration
à la fois formelle et conceptuelle. De plus, étant intralinguis-
tique, elle n’est pas censée fournir une dénomination d’objet,
mais elle signifie un rapport (à interpréter selon le cas comme
subordination ou dépendance) entre deux notions formelle­
ment liées. Il faut voir dans quelle direction se produit la
dérivation. Alors la manière dont se configure dans la langue
ce rapport notionnel évoquera dans le champ des réalités
sociales la possibilité (c’est tout ce qu’on peut dire a priori)
d’une situation parallèle. Si le parallélisme se vérifie, une fruc­
tueuse recherche est amorcée qui conduira peut-être à décou­
vrir de nouvelles corrélations. En tout cas, la relation de déri­
vation dont on est parti doit être à son tour soumise à une
enquête comparative dans son ordre propre, afin de voir si
elle donne ou non le seul modèle possible de la hiérarchie
entre les deux termes.
La notion à laquelle nous nous attacherons ici est, dans son
expression lexicale, celle de « cité ». Nous la considérons sous
la forme où elle s’énonce en latin, civitas. D ’abord dans sa
structure formelle. Rien de plus simple, de plus immédiate­
ment clair soit pour le locuteur romain, soit pour l’analyste
moderne que la formation de civitas : c’est l’abstrait en -tels
dérivé de civis.
Ici commence à se former un problème imprévu. Nous
savons ce que signifie civitas, puisque c’est le terme qui donne
corps en latin à la notion de « cité », mais que signifie civis ?
La question surprendra. Y a-t-il lieu de contester le sens de
« citoyen » donné toujours et partout à civis ? Oui, il le faut.
Assurément, en nombre de ses emplois, ce mot peut se rendre
par « citoyen », mais nous croyons pouvoir établir, à l’encontre
de toute la tradition, que ce n’est pas le sens propre et pre­
mier de civis. La traduction de civis par « citoyen » est une
erreur de fait, un de ces anachronismes conceptuels que
l’usage fixe, dont on finit par n’avoir plus conscience, et
qui bloquent l’interprétation de tout un ensemble de
rapports.
On peut le montrer d’abord par raison logique. Traduire
civis par « citoyen » implique référence à une « cité ». C ’est là
poser les choses à l’envers puisque en latin civis est le terme
primaire et civitas le dérive. Il faut nécessairement que le
27* Problèmes de linguistique générale

mot de base ait un sens qui permette que le dérivé signifie


« cité ». La traduction de civis par « citoyen » se révèle un
hysteron proteron.
Si l’on n’avait pas reçu cette traduction comme une évi­
dence, et si l’on s’était si peu que ce soit soucié de voir com­
ment le mot se définissait pour ceux qui l’employaient, on
n’eût pas manqué de prêter attention au fait, que les diction­
naires d’ailleurs enregistrent, mais en le reléguant en deuxième
ou troisième position, que civis dans la langue ancienne et
encore à l’époque classique se construit souvent avec un pro­
nom possessif : civis meus, cives nostri. Ceci suffirait à révoquer
la traduction par « citoyen » : que pourrait bien signifier « mon
citoyen »? La construction avec le possessif dévoile en fait le
vrai sens de civis, qui est un terme de valeur réciproque 1
et non une désignation objective : est civis pour moi celui dont
je suis le civis. De là civis meus. Le terme le plus voisin qui
puisse en français décrire cette relation sera « concitoyen »
en fonction de terme mutuel 2. Que le sens de civis est bien
« concitoyen » ressort à l ’évidence d ’une série d ’emplois épi-
graphiques et littéraires dont nous ne pouvons citer qu’un
choix, mais qui concordent sans exception. Ils sont signifi­
catifs à la fois par la nature diverse des textes, documents
officiels d ’une part, langue familière de la comédie de l’autre,
et par leur date ancienne. La caractéristique commune est
la construction de civis avec un pronom possessif : civis meus
ne peut signifier autre chose que « mon concitoyen » 3. Telle
est la traduction qui s’impose dans les exemples sui­
vants.
Dans la Lex repetundarum 60 : regis populeive civisve suei
nomine.

1. Nous laissons de côté ici Je problème étymologique qui sera traité


ailleurs (Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, 1969). Nous
aurons à montrer que les correspondants de civis. skr. seva-, got. keizca-,
etc., impliquent précisément ce rapport mutuel.
2. On pensera à l’appellation paysanne mon pays, nia payse que Furctière
définissait : « un salut de gueux, un nom dont ils s’appellent l’un l’autre
quand ils sont du mesme pays ».
3. On trouve dans l’article du Thésaurus s. v. civis une sous-division
où le terme est défini : « saepe de participe eiusdem civitatis cuius est alius
quoque civis, de quo agitur, qui sequiore aetate M convivis ” audiebat
(inde civis meus etc.) ■et une liste d ’exemples dont ceux que nous citons.
Lexique et culture 275
Chez Plaute 1 :
facilem hanc rem meis civibus faciam
« je m'arrangerai pour faciliter la chose à mes conci­
toyens » (Pseud. 586 a)
adulescens quidam civis huius Atticus
« un de ses compatriotes, un jeune Athénien » (Rud. 42)
opsecro, defende civis tuas, senex
« je t’en supplie, vieillard, défends tes concitoyennes »
(Rud. 742)
turpilucricupidum te vocant cives tui
« ‘homme bassement cupide’ t’appellent tes concitoyens »
(Tri. 100);
Chez Tite-Live :
invitus quod sequius sit de meis civibus loquor
« je regrette d’avoir à tenir des propos fâcheux sur mes
compatriotes » (II 37, 3);
adeste, cives ; adeste, commilitones
« au secours, cives 1 au secours, camarades de guerre!
(II 55.7)·
La symétrie entre cives et commilitones accuse bien dans
cives l’aspect communautaire;
iuvenem egregium... suum quam alienum mallent civem esse
« qu’ils devaient préférer que ce jeune homme hors pair
fût leur propre concitoyen plutôt que celui d’étrangers »
(III 12, 6);
Chez Varron :
non sine causa maiores nostri ex urbe in agris redigebant
suos cives
« ce n’est pas sans raison que nos ancêtres ramenaient
de la ville aux champs leurs concitoyens » (R.R. III, 1, 4).
Chez Cicéron, cives nostri « nos concitoyens » n’est pas rare.
Il ne faudrait pas croire que ce sens de civis soit limité à une
certaine latinité et qu’il ait disparu ensuite. Qui entreprendra
de le suivre à travers les phases ultérieures de la langue le
découvrira jusque dans la Vulgate, où il reste encore inaperçu :
cives eius « ses concitoyens » chez Luc 19, 14, pour rendre gr.
hoi politai autoû avec la même valeur réciproque de polîtes 2.

1. Les citations dt: Plaute sont accompagnées à dessein de la traduction


de A. Ernout (Belles-Lcttres), qui donne partout a civis la traduction
« concitoyen, compatriote » que le contexte requiert.
2. Sens peu fréquent en grec. On n’attachera aucune valeur idiomatique
276 Problèmes de linguistique générale

Les trois traductions anciennes des Évangiles ont reproduit


l’expression : en gotique, baurgjans i î ; en arménien,
k‘ alak‘ accik‘ n nora et en v. slave grazdane ego. Même quand
l’original grec du N T dit sympolites pour « concitoyen », la
Vulgate évitera concivis, et maintiendra civis. Ainsi cives
sanctorum « concitoyens des saints » (Eph. II 19); mais les
autres versions imitent le dérivé grec : got. gabaurgja, arm.
k‘ alak*akic‘ , v. si. sozitelï.
Ainsi défini dans ses emplois contextuels, civis l’est aussi
par la relation paradigmatique où il s’oppose à hostis. Le
couple civis/hostis est bien complémentaire dans cette repré­
sentation où la valeur s’affirme toujours mutuelle. Comme
pour la rendre évidente, Plaute encore la formule explicite­
ment. Ampélisque, servante du temple de Vénus, demande
une cruche d’eau à son voisin Sceparnion, qui en échange lui
demande une autre faveur (Rud. 438-440) :

Cur tu aquam gravare, amabo, quam hostis hosti commodat?


— Cur tu operam gravare mihi quam civis civi commodat ?
« Pourquoi te faire tant prier, s’il te plaît, pour de l’eau
qu’on ne refuse pas à un étranger ?
— Pourquoi te faire tant prier pour une complaisance
qu’on ne refuse pas à un compatriote ? »

U n hostis a en face de lui un hostis\ un civis est tel pour un


autre civis. La question est toujours hostisne an civis (Trin. 102).
Ce sont deux termes polaires, l’un et l’autre mutuels : Ego
est hostis à l’égard d ’un hostis; il est pareillement civis à
l’égard d ’un civis. Il n’y a donc pas de civis hors de cette
dépendance réciproque. On est le civis d’un autre civis avant
d ’être civis d ’une certaine ville. Dans civis Romanus l’adjectif
n’ajoute qu’une indication localisante, non une définition de
statut.
Il devient possible et aisé à présent de fonder en rigueur
le rapport linguistique de civis à civitas. En tant que forma­
tion d ’abstrait, civitas désignera proprement 1’ « ensemble
des cives ». Telle est en effet l’idée que se faisaient de la civitas

à l ’emploi, unique, de polîtes pour « (son) prochain > dans un passage de


l ’Épître aux Hébreux 8, 11, qui est une citation de Jérémie 31, 34 : hékastos
tdn polltên autoû, Vulg. unusquisquam proximum suum « chacun (n’enseignera
plus) son prochain »; ici gr. politês est un hébraïsme.
Lexique et culture 277

les meilleurs écrivains. Plaute en donne un exemple au début


du Prologue du Rudens (v. 1-2) où l’astre Arcturus parle :

Qui gentes omnis mariaque et terras movet


eius sutn civis civitate caelitum

« Du dieu (Jupiter) qui meut toutes les nations, les terres


et les mers, je suis le civis dans la civitas des habitants du ciel ».
Un double rapport est illustré ici : civis eius sutn «je suis son
civis (et il est le mien) »; civis civitate «je suis son civis dans
et par la civitas des célestes », c’est-à-dire à la fois parmi
l’ensemble des cives du ciel et en vertu de la qualité de civis.
C ’est bien aussi à la civitas comme collectivité et mutualité
des cives que renvoie César, B. Gall. 7, 4, 1 : cuius pater... ab
civitate erat interfectus « son père avait été tué par ses conci­
toyens ». Le même César fait comprendre le lien entre civis
et civilis quand il écrit : ne cives cum civibus armis decertarent
« que les (con)citoyens ne se combattent entre eux ( = ne se
livrent à une guerre civile) » (B. Civ. III 19, 2, cf. 31, 4);
civilis signifie bien d’abord « qui a lieu entre cives ».

Un modèle tout autre de cette même relation (nous disons


qu’elle est la même non pas seulement parce qu’elle opère
entre termes de même sens, mais parce qu’elle ne peut varier
que par inversion : A —»· B ou B -> A) est donné par le grec.
Les termes à considérer sont en grec ceux du binôme polis
« cité » : politës « citoyen ». Cette fois le dérivé en -itës 1 se
détermine par rapport à un terme de base polis en tant qu’il
désigne « celui qui participe à la polis », celui qui assume les
devoirs et les droits de sa condition 2. Ce rapport apparaît
aussi en grec dans une série :

thiasos : thiasitës (ou -ôtes)


phulê: : phulétës
phrâtra : phratritàs

On part donc en grec du nom de l’institution ou du groupe­


ment pour former celui du membre ou du participant. La

1. V o ir sur cette formation G . Redard, Les noms grecs en -tés, -tis (Paris,
1949), p. 20 sq.
2. Parfois, mais très rarement, politês se dit du « concitoyen ». Normale­
ment politës ne se prête pas à la construction avec un pronom de personne
278 Problèmes de linguistique générale

démarche est inverse de celle que nous avons observée en


latin1 et cette particularité met en lumière la différence des
deux modèles. Il faut la préciser dans sa structure formelle
et dans le mouvement conceptuel dont elle procède.
En latin le terme de base est un adjectif qui se rapporte
toujours à un statut social de nature mutuelle : tel est civis,
qui ne peut se définir que dans une relation à un autre civis.
Sur ce terme de base est construit un dérivé abstrait dénotant
à la fois la condition statutaire et la totalité de ceux qui la
possèdent : civis —> civitas.
Ce modèle se reproduit en latin pour un certain nombre de
relations typiques, caractérisant des groupements anciens
de la société romaine. D ’abord :
socius : societas. U n sociiis l’est par rapport à un autre
socius, et le cercle entier des socü s’intégre en une societas.
De même dans les confréries :
sodalis : sodalitas
ou dans les classes :
nobilis : nobilitas.
Ainsi la civitas romaine est d’abord la qualité distinctive
des cives et la totalité additive constituée par les cives. Cette
a cité » réalise une vaste mutualité; elle n’ existe que comme
sommation. Nous retrouvons ce modèle dans les groupements,
anciens ou modernes, fondés sur un rapport de mutualité
entre gens de même appartenance, que celle-ci tienne à la
parenté, à la classe, à la profession : sodalités, fraternités,
corporations, syndicats; italien socio : società, allemand
Geselle : Gesellschaft; ancien français compain : compagne
(« compagnie »), etc.
Tout à l’opposé, dans le modèle grec, la donnée première
est une entité, la polis. Celle-ci, corps abstrait, État, source
et centre de l’autorité, existe par elle-même. Elle ne s’incarne
ni en un édifice, ni en une institution, ni en une assemblée.
Elle est indépendante des hommes, et sa seule assise maté­
rielle est l’étendue du territoire qui la fonde.
A partir de cette notion de la polis se détermine le statut

1. II faut bien distinguer en latin la relation civis : civita s de celle de


pagus : pagamts, urbs : ttrbanus qui se ramène à la classe des ethniques
Rom a : Roinanus.
Lexique et culture 279

du politês : est polîtes celui qui est membre de la polis, qui


y participe de droit, qui reçoit d’elle charges et privilèges.
Ce statut de participant à une entité primordiale est quelque
chose de spécifique, à la fois référence d’origine, lieu d’appar­
tenance, titre de naissance, contrainte d’état; tout émane de
cette liaison de dépendance à la polis, nécessaire et suffisante
à définir le polîtes. Il n’y a pas d’autre terme que politês
pour dénoter le statut public de l’homme dans la cité qui
est sienne, et c’est par nécessité un statut de relation et
d’appartenance, puisque par nécessité la polis prime le poli­
tês. Nous avons là une situation initiale dont il ne serait pas
possible de mettre au jour les implications sans étendre
l’analyse à d’autres dérivés, comme l’adjectif politikos,
l’abstrait politeia, le présent politéuein, qui se tiennent étroi­
tement et dont chacun apporte aux autres scs déterminations
propres. Une étude complète de ces dérivés ferait encore
mieux ressortir la spécificité de cette notion de polis. Rappe­
lons-nous qu’Aristote tenait la polis pour antérieure à tout
autre groupement humain, qu’il la rangeait parmi les choses
qui existent par nature et qui sont liées à l’essence de l’huma­
nité et à ce privilège de l’homme, le langage (Politique 1253 a).
On peut résumer cette confrontation de deux types de
relations dans le schéma suivant :

MODÈLE LATIN MODÈLE GREC

civitas polis
t.
civis
±
polîtes

Dans le modèle latin, le terme primaire est celui qui qua­


lifie l’homme en une certaine relation mutuelle, civis. Il a
engendré le dérivé abstrait civitas, nom de collectivité.
Dans le modèle grec, le terme primaire est celui de l’entité
abstraite polis. Il a engendré le dérivé polîtes, désignant le
participant humain.
Ces deux notions, civitas et polis, si voisines, pareilles et
pour ainsi dire interchangeables dans la représentation qu’en
donne l’humanisme traditionnel, se construisent en réalité
à l’inverse l’une de l’autre. Cette conclusion, fruit d’une
analyse interne, devrait être le point de départ d’une nouvelle
étude comparée des institutions mêmes.
280 Problèmes de linguistique générale

A u j o u r d ’h u i dans le v o c a b u la ir e p o lit iq u e des la n g u e s


o c c id e n t a le s e t d e c e ll e s q u i a p p a r t ie n n e n t à la m ê m e a ire ,
c ’e s t le m o d è le g r e c q u i a p r é v a lu . I l a p r o d u it :

fr. cité : citoyen


a n g l. cîty : citizen
a il. burg : bürger
ru sse gorod : grazdanin
ir la n d a is cathir : cathrar

I l a é lim in é le m o d è le la tin , p u is q u e c ’e s t l ’a n c ie n d é r iv é
s e c o n d a ir ecivitas q u i e s t d e v e n u d a n s le s la n g u e s r o m a n e s le
t e r m e p r im a ir e : fr. cité, it. città, e s p . ciudad, s u r le q u e l s ’e s t
c o n s t r u it le d é r iv é n o u v e a u fr . citoyen, ita l. cittadino, e s p .
ciudadano. U n b in ô m e n o u v e a u cité : citoyen a s u c c é d é a u
b in ô m e in v e r s e la tin civis : civitas. I l v a u d r a it la p e in e d e
r e c h e r c h e r e n d é t a il s i c e t t e r e c r é a tio n a p r o c é d é d e c a u s e s
m é c a n iq u e s : r é d u c t io n p h o n é t iq u e d e civitas d a n s le s la n g u e s
r o m a n e s e t é lim in a t io n d e civis, o u s i e lle a e u u n m o d è le
( c e q u i e s t le c a s d e v . s la v e grazdaninü, im it é d u g r e c polîtes).
T o u t e l ’h is to ir e le x ic a le e t c o n c e p t u e lle d e la p e n s é e p o lit iq u e
e s t e n c o r e à d é c o u v r ir .
Index
à (joncteur), 17 2 , 174 sq. auxilié, 179 sq., 192 .
actif, 185 sq. sur-, 185 .
adjectifs, 113 sq. (en -eur), 1 6 1 , avestique, 134 , 15 2 , 154 , 158 1.
162 , 248 . avoir, 180 sq.
allemand, 107 , n o , 12 5 , 137 sq., aztec, 109 sq., 135 .
146 , 159 , 245 (v.h.a.), 248 , bahuvrïhi, 150 a, 155 sq.
278 , 280 . binarité, 223 .
altaïques, 136 . blasphémie, 254 sq.
(a)mcnuiser, 258 , 269 sq. catégories, 126 sq.
anglais, 107 , 1 1 2 , 124 , 12 5 , 146 , chinook, 7 5 .
149» 1 5 1 » 1 5 2 , 155. 159. 230 , cité, 273 sq.
245 (vieux — ), 269 l, 280. communication, 86 , 1 0 1 , 227 ,
anthropologie, 38 . communion p ha tique, 86 , 87 ,
antonyme, 200 sq., 2 10 . composition, 145 sq., 163 sq.,
aoriste, 7 5 , 130 . 171 sq.
arbitraire, 4 9 , 50 , 14 7 , 2 25 . composé(s), 103 sq., 145 sq.
[arabe], 1 5 7 . — conglomérés, 1 7 1 .
argument, 180 . — exocentrique, 156 .
art(s), 27 , 28 , 56 sq. — savants, 163 sq.
assomption (modalisants d' — ), — de dépendance, 149 .
192 . — possessif, 15 6 .
arménien, 242 , 246 , 2 6 4 5, concept, 247 , 248 , 250 .
276 . conceptualisation, 247 .
assertion, 84 . condition (directive, mesura-
auxiliaire, 177 sq. tive, stative), 7 1 .
auxiliant, 179 sq. conglomérés (composes), 1 7 1 .
quasi-, 192 , 193 . connexion, 225 .
sur-, 192 , 19 3 . coordination, 14 7 .
auxiliarité, 1 7 7 sq. culture, 22 sq., 28 , 60 , 92 , 9 3 ,
auxiliation, 127 sq., 179 , 180 , 96 , 98 , 238 , 272 .
186 , 190 , 227 . corpus, 18 , 3 1 .
— de diathèse, 179 , 185 sq., culturologie, 2 6 .
190 , 193 . dalmate, 242 .
— de modalité, 17 9 , 187 sq. de (joncteur), 172 sq.
— de temporalité, 179 sq., 185 démonstratifs, 69 .
sq. dépendance (composé de — ),
s u r — , 184 , 185 , 188 sq., 192 . 14 9 .
284 Problèmes de linguistique générale

d ésign ation signifiante, 218. — transform ationn elle, 81.


d ire ctive (cond ition — ), 7 1 . g rec, 105, 133, 134, 146 sq .,
devoir, 18S, 190, 19 1, 193. 164, 166, 200, 241 sq ., 2 5 1,
diachronie, 45, 193, 2 71. 252, 262 sq ., 266 (— m o ­
d ia ch ro n iq u e, 32. d erne), 2 71, 275 sq.
dialogu e, 85, 86, 88. hom ologie (relation d ’ — ), 6 1.
diathèse (au xilition d e — ), 179, hongrois, 160.
185 sq ., 190, 193. icônes, 44.
d isco u rs, 56, 60, 6 1, 64, 67, 68, im p ératif, 199, 204 sq.
73 sq-, 77, 78 , 80 sq ., 85 , 86, in d ex, 44.
88, 99, 200, 201, 2 17 , 225, in d ica tif, 203, 204.
226, 228, 23 1, 234, 236, 237.in d o -eu ropéen , 12, 34, 105, 107,
d van d va, 147. 108, 155·
échange, 10 1. ind o-iran ien, 152.
économ ie, 101. ind u ctio n , 223.
em p ru n t, 241. in fin itif, 188 sq.
en gen d rem en t (relation d ’ — ), inten sion , 2x8.
60. inten té, 225.
énoncé, 68 , 80, 86 , 153 sq., 187 , in terp rétan ce (relation d ’ — ), 61,
203, 204, 210, 2 i i , 225, 227, 62.
230 sq. interrogation , 84.
én on ciation , 6 1, 62, 64, 65, intim ation , 84.
. 79 sq ., 99, 100. iranien, 154, 242 l .
ép istém o lo g ie, 38, 39. irlandais, 157, 280.
esp agn o l, 107, 1 1 7 (— m e x i­ italien, 107, 139, 170, 278, 280.
cain), 170, 280. jo n cte u r, 172 sq,
être, 178, 180 sq. ju ro n , 254, 256.
eu p h ém ie, 254, 257, langage, 46, 47, 76, 78, 88 sq .,
exclam ation , 256, 257. 9 1, 94, 10 1, 102, 215 sq .,
ex o cen triq u e (com posé — ), 156. 230, 235, 255, 279.
exten sion , 218 . — des abeilles, 33, 34.
flexion , 223. — p o étiq u e , 34, 216, 2 17.
fo n ctio n , 10 1, 104, 126 sq ., — artistiqu e, 59.
145 sq ., 17 7 , 178, 180, lan gu e, 16, 46, 47, 56, 58, 6 1,
182 sq ., 190, 192, 200, 203, 76 , 78, 80 sq ., 86, 91 sq .,
205, 209 sq ., 2 14 , 2 17 , 140, 16 1, 162, 201, 218 sq .,
221 sq ., 236, 248 sq. 233, 235. 272, 273.
form e, 3 1, 75 , 126, 145, 178 sq ., latin, 127 sq ., 137, 1 5 1 , 152,
183 sq ., 189, 205, 2 ix sq ., 155. 159. ï 70, 201, 221,
215 sq. 241 sq ., 249 sq ., 259 sq .,
fran çais, 103 sq ., 1 1 1 sq ., 127, 273 sq.
139, 1 5 1 , 15 5 , 163 sq ., 175lin gu istiq u e, 13, 24 (— com m e
(— de N o u v elle-C a léd o n ie), scien ce p ilote), 29, 45, 46.
242 (— m od ern e), 2 4 5 4 maintenir, 104 sq.
(ancien — ), 248 sq ., 258 sq ., m entalism e, 19, 30.
268 sq . (ancien — ), 268 menuisier, 258, 266 sq.
(— m od ern e), 273 sq . m esu rative (cond ition — ), 7 1 .
fu tu r, 7 5 , 76, 127 sq . m étalangue(s), 35, 97, 181.
g éo g rap h ie lin gu istiq u e, 14. m étalin g u istiq u e, 229.
g éorgien , 246. m étam orph ism e, 16 1.
glo ssém atiq u e, 57. microbe, 164 sq .
g o tiq u e , 107, 244, 245, 274 \ m odalisan t(s), 188, 18 1, X92.
276. — d ’assom ption , 192.
gram m aire, 29, 234, 237. — de fo n ctio n , 192.
— comparée, 12 , 13 , 23 . m odalisation , 190, 19 1.
— g én érative, 3 1, 237. sur-, 1 9 1 .
Index 285

m odalisé, 189. prétérit, 75, 180.


m odalité, 179, 187 sq. pronom s, 43, 68, 83, 84, 99,
m odes, 85, 203, 205 sq. 197 sq.
m on ologue, 85. prop osition, 156, 160 sq ., 224,
m orphèm e, 178, 183. 225.
m orphologie, 145, 161. — attributive, 156, 157.
m ot, 64, 8 1, 225 sq., 230 sq. — p réd icative, 156, 157, 160.
m udrâs (skr.), 65. — relative, 157.
m u siqu e, 54 sq ., 58. provençal, 106.
m utation, 183. quasi-auxiliant, 192, 193.
m ycénien , 262, 265. référence, 226.
nahuatl, 109. référent, 226.
négation, 84, 2 11 1, 221. relation, 247 sq ., 258, 259, 272,
nom d ’agent en -eur, 113 sq. 277, 278.
nom p rop re, 200, 201. rh étorique, 36.
n om enclature tech n iqu e, 173, russe, 15 1 , 242 2, 246 ( v ie u x — ),
174 · 248, 280.
non -person ne, 99. sanskrit, 107, 149, 1 5 1 , 156,
non -red on dance, 53. 159. 163, 274 l .
norrois (vieu x — ), 245. science, 247 sq.
o b jet direct, 203, 204. scientifique, 247 sq.
o b jet in d irect, 203, 204. sém antèm e, 16 1, 178, 183, 189,
oralité, 86. 190.
orarium, 241, 243, 244. sém antique, 2T, 22, 48, 63 sq .,
o rd re, 205, 2 io , 247. 97, 2 16 , 224 sq ., 230 sq.
ostension, 82. sem antisation, 81.
otarie, 168 sq. sém antism e, 98 (— social), 228.
paiute, 108, 109, m , 112 , 155. sém io-catégorèm es, 222.
parad igm atiqu e, 55, 69, 10 1, sém io-lexèm es, 222.
173, 174· 183, 19 1, 223, 229, sém io-p hon èm es, 222.
232, 276. sém iologie, 20, 33, 34, 47 sq .,
p aradigm e, 33, 56, 68, 79, 83, 56, 59 sq ., 65, 96, 220, 222,
180, 183, 187 sq ., 201, 202, 223.
2 11 sq ., 223, 225. sém iotiqu e, 2 1, 22, 43, 52 sq .,
parfait, 75 , 127 sq., 180 sq. 60 sq., 96, 219 sq ., 230 sq.
parole, 16, 65, 73, 80, 86, 99, sém itiqu e [arabe], 157.
200, 2 17, 219, 224, 236, 255, sens, 20 sq ., 52, 57, 81, 97, 100,
257· , „ 183, 184, 215 sq ., 235.
passé, 73, 75, 76, 187. serbo-croate, 17.
p assif, 185 sq., 190, 193. serm ent, 255 sq.
périph rase, 127 sq. shoshon, 109.
ph ilologie, 29. signe(s), 15, 32, 43 sq., 47 sq .,
ph ilosophie analytique, 230. 79, 8 r, 84, 9 1, 97, 126, 127,
phonèm e(s), 15, 17, 220, 221. 147 sq., 219 sq., 231, 234
p h o n étiq u e, 29, 212, 222. sq ., 256, 257, 270, 2 71.
phrase, 223 sq ., 230 sq. sous-, 222.
phraséologie, 85, 88, 254. signifiance, 45, 5 1 , 58, 59, 61,
p olysém ie, 20, 98, 227. 62, 64.
p ortu gais, 134. signifiant, 64, 75, 101, 220 sq.
p ossessif, 156, 212, 213. signification , 34, 43, 57, 58, 64,
pouvoir, 180, 190, 19 1, 193. 86, 98, 100, 2 17 sq ., 229,
p ragm atiqu e, 232 sq. 238.
p réd icat, 218. signifié, 45, 64, 10 1, 220, 222,
p réd ication , 159 sq. 223, 225, 258.
p résen t, 73 sq ., 83, 84, 130, situation, 226 sq.
153 sq ., 18 1, 183, 186, 192. sla ve (vieu x — ), 242, 245, 276.
286 Problèmes de linguistique générale

so ciété, 91 sq ., 224, 238, 272, syn taxe, 145 sq ., 231 sq ., 237.


273· sy ria q u e, 2 4 2 4, 246.
so g d ien , 134, 246 (— chrétien ), sy stèm e, 45, 2 19 , 223, 227, 229,
so n s, 15, 16 , 3 1, 54, 56, 58, 80, 236.
8 1 , 216, 220. ta b o u , 255.
so u s-sig n es, 222. tem p o ra lité, 83, 84, 179 sq .,
sta tiv e (co n d itio n — ), 7 1 . 184 sq ., 192.
stru ctu ra lism e, 16 sq ., 19, 33, — p ro sp e ctiv e , 76 .
34- — rétro sp e ctiv e, 76.
stru ctu re , 33, 221 sq ., 225, 228, tem p s, 67, 69 sq ., 178, 180, 183,
234, 238, 272. 187, 189.
su b d u ctio n , 178. — ch ro n iq u e, 70, 73, 7 7 .
s u b d u c tiv ité , 177 . — lin g u is tiq u e , 73 , 74» 7 7 . 83.
su b stan ce, 3 1. — p h y siq u e , 70, 73 .
su b stitu tio n , 225. th éo rie de l ’in fo rm atio n , 226.
sudarium , 241 sq . tran sfo rm a tio n n istes, 19 .
su ra u x ilia n t, 192, 193. tra n sfo rm a tio n , 126 sq ., 160,
su ra u x ilia tio n , 184, 185, r88 sq ., 161.
192. — co n serva n te, 12 7.
su ra u x ilié , 1S9. — in n o van te, 126.
su rm o d a lisa tio n , 19 1. tra n sp o sitio n , 113 sq.
sy m b o le s, 44. tü b atu la b a !, 109.
sy m b o lisatio n , 25. T u n ic a , 135.
sy n ap sie, 171 sq. tu r c ( v i e u x — ), 136, 157, 2 4 6 “.
sy n a p tiq u e , 172 sq . ty p o lo g ie , 103 sq.
sy n ch ro n ie , 45, 193, 259. u n ité, 57, 93.
sy n ch ro n iq u e, 32, 259. u to -a z tè q u e , 108.
sy n o n ym ie, 53, 218. va leu r, 10 1.
syn ta g m a tiq u e, 55, 56, 97, 10 1, v é d iq u e , 147, 150, 154, 155, 157.
16 1, 179, 183, 201 sq ., 226, 158, 162.
237· v e rb e , 17 7 sq ., 199 , 204, 205,
sy n ta g m e, 32, 33, 5 6 ,10 4 , i2 7 s q ., 211.
148, 149, I 5t, 172 , 17 5 , 183, v ie u x -p e rse , 1 5 1 , 152, 154 , 15 5 .
184, 187, 190, 207, 209, 225, v o ca b u la ire, 98, 100, 272.
227, 232, 237. vor, 137 sq .
AVANT-PROPOS 7
I. TRANSFORMATIONS DE LA LINGUISTIQUF.

I. Structuralisme et linguistique.................................... 11
il. Ce langage qui fait l'histoire..................................... 29

II. LA COMMUNICATION

n i. Sémiologie de la langue................... 43
IV. Le langage et l'expérience humaine........................... 67
v. L'appareil formel de l'énonciation............................. 79

III. STRUCTURES ET ANALYSES

vi. Structure de la langue et structure de la société........ 91


v u . Convergences typologiques.......................................... 103
v m . Mécanismes de transposition..................................... 113
IX. Les transformations des catégories linguistiques........ 126
x. Pour une sémantique de la préposition allemande v o r . 137

I V. FONCTIONS SYNTAXIQUES

XI. Fondements syntaxiques de la composition nominale. 145


xii. Formes nouvelles de la composition nominale.......... 163
xill. Structure des relations d'auxiliarité......................... 177

V. L ’ HOMME DANS LA LANGUE

xiv. L'antonyme et le pronom en français moderne........ 197


XV. La forme et le sens dans le langage........................... 215
VI. LEXIQUE ET CULTURE

xvi. Diffusion d'un terme de culture : latin orarium . . . . 241


XVII. Genèse du terme « scientifique » ................................... 247
x viii. La blasphémie et Veuphémie......................................... 254
xix. Comment s’est formée une différenciation lexicale en
français............................................................................ 258
XX. Deux ?nodèles linguistiques de la cité.......................... 272

in d e x 283
Volumes parus

182. Karl Reinhardt : Eschyle, Euripide.


183. Sigmund Freud: Correspondance avec le pasteur Pfister
( 1909- 1939).
184. Bencdetto Croce : Essais d ’esthétique.
185. Maurice Pinguet : La mort volontaire au Japon.
186. Octave Nadal : Le sentiment de l ’amour dans l'œuvre de
Pierre Corneille.
187. Platon: Hippias mineur, Alcibiade, Apologie de Socrate,
Euthyphron, Criton, Hippias majeur, Charmide,
Lâchés, Lysis.
188. Platon: Protagoras, Gorgias, Ménon.
189. Henry Corbin: En Islam iranien, I.
190. Henry Corbin : En Islam iranien, IL
191. Henry Corbin : En Islam iranien, III.
192. Henry Corbin : En Islam iranien, IV.
193. Herbert Marcuse: L'Ontologie de Hegel et la théorie de
l'historicité.
194. Peter Szondi : Poésie et poétique de l ’idéalisme allemand.
195. Platon : Phédon, Le Banquet, Phèdre.
196. Jean Maitron : Le mouvement anarchiste en France, I.
197. Jean Maitron: Le mouvement anarchiste en France, II.
198. Eugène Fleischmann : La philosophie politique de Hegel.
199. Otto Jespersen : La philosophie de la grammaire.
200. Georges Mounin : Sept poètes et le langage.
201. Jean Bollack: Empédocle, I (Introduction à l ’ancienne
physique).
202. Jean Bollack : Empédocle, II (Les origines).
203. Jean Bollack : Empédocle, III (Les origines).
204. Platon : Ion, Ménexène, Euthydème, Cratyle.
205. Ernest Renan : Études d'histoire religieuse (suivi de Nou­
velles études d ’histoire religieuse).
206. Michel Butor : Essais sur le roman.
207. Michel Butor : Essais sur les modernes.
208. Collectif : La revue du cinéma (Anthologie).
209. Walter F. Otto : Dionysos (Le mythe et le culte).
210. Charles Touati : La pensée philosophique et théologique de
Gersonide.
2 11. Antoine Am auld, Pierre N icole: La logique ou l ’art de
penser.
212. M arcel Detienne : L'invention de la mythologie.
213. Platon : Le politique, Philèbe, Timée, Critias.
214. Platon : Parménide, Théétète, Le Sophiste.
215. Platon : La République (livres I à X).
216. Ludwig Feuerbach : L ’essence du christianisme.
217. Serge Tchakhotine : Le viol des foules par la propagande
politique.
218. Maurice Merleau-Ponty : La prose du monde.
219. Collectif : Le western.
220. M ichel Haar : Nietzsche et la métaphysique.
221. Aristote : Politique (livres I à VIII).
222. Géralde Nakam : Montaigne et son temps. Les événements
et les Essais (L'histoire, la vie, le livre).
223. J.-B. Pontalis : Après Freud.
224. Jean Pouillon : Temps et roman.
225. M ichel Foucault : Surveiller et punir.
226. Étienne de L a B oétie: De la servitude volontaire ou
Contr’un suivi de sa réfutation par Henri de Mesmes
suivi de Mémoire touchant l ’édit de janvier 1562.
227. Giambattista V ico : La science nouvelle (1725).
228. Jean Kepler : Le secret du monde.
229. Y vo n Belaval : Études leibniziennes (De Leibniz à Hegel).
230. André Pichot : Histoire de la notion de vie.
231. M oïse Maïmonide : Ëpîtres (Èpître sur la persécution —
Épître au Yémen — Èpître sur la résurrection des morts
— Introduction au chapitre Helèq).
232. Épictète : Entretiens (Livres I à IV).
233. Paul Bourget : Essais de psychologie contemporaine (Études
littéraires).
234. Ilenri Heine : De la France.
235. Galien : Œuvres médicales choisies, tome 1 (De l ’utilité des
parties du corps humain).
236. Galien : Œuvres médicales choisies, tome 2 (Des facultés
naturelles — Des lieux affectés — De la méthode théra­
peutique, à Glaucon).
237. Aristote : De l ’âme.
238. Jacques Colette : Kierkegaard et la non-philosophie.
239. Shrauel Trigano : La demeure oubliée (Genèse religieuse du
politique).
240. Jean-Yves Tadié : Le récit poétique.
241. Michel Heller : La machine et les rouages.
242. Xénophon : Banquet suivi à’Apologie de Socrate.
243. Walter Laqueur : Histoire du sionisme, I.
244. Walter Laqueur: Histoire du sionisme, II.
245. Robert Abirached : La crise du personnage dans le théâtre
moderne.
246. Jean-René Ladmiral : Traduire, théorèmes pour ta traduc­
tion.
247. E.E. Evans-Pritchard : Les Nuer (Description des modes de
vie et des institutions politiques d ’un peuple nilote).
248. Michel Foucault: Histoire de la sexualité, tome I (La
volonté de savoir).
249. Cicéron : La République suivi de Le Destin.
250: Gilbert Gadoffre : Du Bellay et le sacré.
251. Claude Nicolet : L ’idée républicaine en France (1789■1924).
Essai d ’histoire critique.
252. Antoine Berman : L ’épreuve de l ’étranger.
253. Jean Bollack : La naissance d'Œdipe.
254. Donald Kcnrick et Grattan Puxon : Destins gitans.
255. Isaac Newton: De la gravitation suivi de Du mouvement
des corps.
256. Eberhard Jäckel : Hitler idéologue.
257. Pierre Birnbaum : Un mythepolitique : la «Républiquejuive».
258. Peter Gay : Le suicide d'une République (Weimar 1918-1933).
259. Friedrich Nietzsche : La volonté de puissance, I.
260. Friedrich Nietzsche : La volonté de puissance, II.
261. Françoise van Rossum-Guyon : Critique du roman (Essai
sur «La Modification » de Michel Butor).
262. Leibniz : Discours de métaphysique suivi de Monadologie.
263. Paul Veyne : René Char en ses poèmes.
264. Angus Wilson : Le monde de Charles Dickens.
265. Sénèque : La vie heureuse suivi de Les bienfaits.
266. Rémy Stricker : Robert Schumann.
267. Collectif : De Vienne à Cambridge.
268. Raymond Aron : Les désillusions du progrès.
269. Martin Heidegger : Approche de Hölderlin.
270. Alain Besançon : Les origines intellectuelles du léninisme.
271. Auguste Comte : Philosophie des sciences.
272. Aristote : Poétique.
273. Michel Butor: Répertoire littéraire.
275. Xénophon-Aristote : Constitution de Sparte - Constitution
d ’Athènes.
276. Isaac Newton : Écrits sur la religion.
277. Max Horkheimer : Théorie traditionnelle et théorie critique.
278. Gaétan Picon : L ‘écrivain et son ombre (Introduction à
une esthétique de la littérature. I).
279. Michel Foucault : Histoire de la sexualité, tome 2 (L’usage
des plaisirs).
280. Michel Foucault : Histoire de la sexualité, tome 3 (Le souci
de soi).
281. C ollectif : Les Stoïciens, tome 1.
282. C ollectif : Les Stoïciens, tome 2.
283. Ludwig Wittgenstein : Carnets 1914-1916.
284. Louis Dumont : Groupes defiliation et alliance de mariage.
285. Alfred Einstein: Schubert. Portrait d ’un musicien.
286. Alexandre K ojève: Essai d ’une histoire raisonnée de la
philosophie païenne, I (Les Présocratiques).
287. Alexandre Kojève : Essai d ’une histoire raisonnée de la
philosophie païenne, II (Platon - Aristote).
288. Alexandre Kojève : Essai d ’une histoire raisonnée de la
philosophie païenne, III (La philosophie hellénistique
- Les néo-platoniciens).
289. Karl Schlechta : Le cas Nietzsche.
290. Valéry Larbaud : Sous l ’invocation de saint Jérôme.
291. Alain Jouffroy : De l'individualisme révolutionnaire.
292. Laurent Clauzade : L'idéologie ou la révolution de l'analyse.
293. Marcel Detienne : Dionysos mis à mort.
294. Henri Heine : De l ’Allemagne.
295. Emst Bloch : Traces.
296. Aristote : Rhétorique.
297. Friedrich L ist: Système national d ’économie politique.
298. Emmanuel Jacquart : Le théâtre de dérision (Beckett -
Ionesco - Adamov).
299. Alexandre Kojève : L'athéisme.
300. Mario Praz : La chair, la mort et le diable dans la littéra­
ture du xixe siècle.
301. Jean Starobinski: L'œil vivant.
302. Alain : Balzac.
303. Mona O zouf : Les Mots des femmes.
304. Philippe Muray : Le XIXe siècle à travers les âges.
305. Philippe Muray : Désaccord parfait.
306. Nietzsche : Mauvaises pensées choisies.
307. David Schoenbaum : La révolution brune.
308. Alfred Sauvy : La vieillesse des nations.
309. Charles Rosen : Le style classique. Haydn, Mozart, Bee­
thoven.
310. Kostas Papaioannou : Marx et les marxistes.
311. Ludwig Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus.
312. Philippe Muray : Céline.
313. Wladimir GranofT: Filiations (L’avenir du complexe
d'Œdipe).
314. Jean Starobinski : La relation critique.
315. Pierre Manent : Les libéraux.
316. Marc Fumaroli : La diplomatie de l ’esprit.
317. Marcel Gauchet : La démocratie contre elle-même.
318. Bertrand de Jouvenel : Arcadie. Essai sur le mieux-vivre.
319. John Maynard Keynes & Jacques Bainville: Les consé­
quences économiques de la paix. Les conséquences
politiques de la paix.
320. John Maynard Keynes: La pauvreté dans l'abondance.
321. Bernard de Fallois : Simenon.
322. Léon Bloy : L ’Âme de Napoléon.
323. Patrice Gueniffey : La politique de la Terreur.
324. Denis Lacome : La crise de l ’identité américaine.
325. Angelo Tasca: Naissance du fascisme. L'Italie de l ’ar­
mistice à la marche sur Rome.
326. Joseph A. Schumpeter : Histoire de l ’analyse économique, I.
327. Joseph A. Schumpeter : Histoire de l ’analyse économique,
II.
328. Joseph A. Schumpeter : Histoire de l ’analyse économique,
III.
329. Mona O zouf : Les aveux du roman.
330. Max W eber: L ’Ethique protestante et l ’esprit du capita­
lisme.
331. Ludwig Wittgenstein : Le Cahier bleu et le Cahier brun.
332. Pierre Manent: Cours familier de philosophie politique.
333. Jacques Bainville : Napoléon.
334. Benedetta Craveri : L ’âge de la conversation.
335. Bernard Lew is: Comment l ’Islam a découvert l ’Europe.
Ouvrage reproduit
par procédé photomécanique.
Impression Bussière
à Saint-Amand (Cher), le 23 août 2005.
Dépôt légal : août 2005.
Premier dépôt légal .'février 1980.
Numéro d’imprimeur : 052870/L
ISBN 2-07-020420-0./Imprimé en France.

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EMILE BENVENISTE
Problèmes de
linguistique générale, 2

Ce second volume de Problèmes de linguistique générale réunit vingt


études importantes parues de 1965 à 1972 qui complètent une vaste
in troduction à une p roblém atique du langage.
Les deux premiers articles, sous form e d'entretiens, traitent de l'évolu
tion de la linguistique et des changements récents survenus dans les
doctrines du langage. O n passe ensuite au p roblèm e fondam en tal de
la com m unication et du signe, au développem ent de la sém iologie de
la langue. La notion de structure et celle de fonction sont l'o b je t des
études suivantes, structure de la langue et structure de la société.
La syntaxe vient ensuite avec la com position nom inale et les relations
d 'a uxiliarité. Deux études visent à montrer comme l'hom m e est im ­
plicite dans la langue, «L'antonyme et le pronom en français moderne»
et «La form e et le sens dans le langage». Enfin on trouvera dans les
derniers chapitres la poursuite de recherches sur la genèse de certains
termes culturels ou concepts importants comme l'histoire du terme
«scientifique», l'étude de «la blasphém ie et l'euphémie» ou l'analyse
de «deux modèles linguistiques de la cité».

Emile Benveniste a enseigné à l'Ê cole p ra tiq u e des Hautes Études d e p u is l9 2 7


et au C ollège de France depuis 1937. Son enseignem ent et ses travaux, qui en
ont fa it l'u n des plus gra nd s linguistes de ré p u ta tio n in te rn a tio n a le , ont porté
sur la g ra m m a ire com p arée et la lin gu istiqu e générale.

Calligraphie islamique, Turquie. Photo © Éditions Gallimard.

9 7 8 2 0 7 0 204205 S 80-11 A 20420 ISBN 2-07-020420-0

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