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RASTIGNAC ET L'IMAGINATION CRITIQUE

« Literatura argentina y realidad política », de David Viñas (1964)


Magdalena Cámpora

Presses Universitaires de France | L'Année balzacienne

2014/1 - n° 15
pages 393 à 412

ISSN 0084-6473

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :


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Cámpora Magdalena, « Rastignac et l'imagination critique » « Literatura argentina y realidad política », de David Viñas
(1964),
L'Année balzacienne , 2014/1 n° 15, p. 393-412.
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Rastignac et l’imagination
critique :
« Literatura argentina y realidad política »,
de David Viñas (1964)
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Il est des livres dont la prégnance critique est constante ;
Literatura argentina y realidad política [Littérature argentine et réalité
politique], de David Viñas1, en est un. Périodiquement réécrit
et remanié par son auteur depuis sa première édition en 1964,
jusqu’à la dernière (du vivant de l’auteur), en 2005, l’ouvrage
installe dans le champ intellectuel argentin des idées qui per­-
sistent : la conviction que la littérature argentine est « une espèce
d’histoire imaginaire du pouvoir en Argentine2 » et, qu’en tant
que telle, elle doit être lue à partir de l’Histoire ; le besoin de
reconnaître la place constitutive de la violence dans l’histoire

1.  Romancier, dramaturge, scénariste, membre fondateur de la revue


Contorno [Contour], universitaire, essayiste et critique, David Viñas (1927-2011)
a marqué à plus d’un titre plusieurs générations de critiques argentins. Pour une
première approche, voir Estela Valverde, David Viñas : en busca de una síntesis
de la historia argentina, Buenos Aires, Plus Ultra, 1989, et Emilio Bernini (éd.),
El Matadero [L’Abattoir], Revista Crítica de literatura argentina, Homenaje a David
Viñas, 2014, 3ra época, no  8. Deux textes donnent la mesure des sentiments
que Viñas a pu susciter chez ses disciples : Julio Schvartzman, « David Viñas:
la crítica como epopeya », dans Historia crítica de la literatura argentina, vol. X: La
irrupción de la crítica, Noé Jitrik et Susana Cella (Dirs), Buenos Aires, Emecé,
1999, pp. 147-180, et Marcela Croce, David Viñas. Crítica de la razón polémica.
Un intelectual argentino heterodoxo entre Contorno y Dios, Buenos Aires, Suricata,
2005.
2.  Ricardo Piglia, « Viñas y la violencia oligárquica », dans La Argentina
en pedazos, Buenos Aires, Éd. de la Urraca, 1993, p. 20. L’écrivain et critique
Ricardo Piglia travailla avec Viñas au début des années 70 ; Viñas lui dédie de
fait l’édition de 1971 de Literatura argentina y realidad política.
L’Année balzacienne 2014
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nationale, et donc dans sa littérature et ses représentations (ce


qui amène Viñas à écrire, dans un style qui lui est propre, que
« la littérature argentine émerge autour d’une métaphore :
le viol3 ») ; une conception du travail critique fondée sur
l’établissement de séries, de constantes, de « champs4 théma-
tiques », qui permettent de révéler les forces politiques en pré-
sence dans la matière littéraire, et surtout les moyens discursifs
qui les représentent et les dissimulent, dans un jeu de dévoi-
lement et d’occultation « où la politique révèle la littérature et
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la littérature est une métaphore du politique5 ». Dans le pro-
longement des idées défendues par la revue Contorno6 (1953-
1959) que Viñas avait contribué à fonder, Literatura argentina
y realidad política considère les séries historiques récurrentes
comme des espaces qui entourent (contorno veut dire contour7),
contiennent et motivent le fait littéraire. L’identification des
séries à partir des enjeux politiques du littéraire lui permet ainsi
de réviser et de réorganiser la tradition lettrée selon des axes
thématiques et des parentés idéologiques, dans une pratique
qui – on l’aura deviné – est fortement marquée par la critique
marxiste et son désir de synthèse.

3.  « La literatura argentina emerge alrededor de una metáfora mayor : la


violación ». Cette dérangeante idée, qui fait référence à deux récits fondateurs du
xixe siècle – El matadero (1838), de Esteban Echeverría et Amalia (1851-1855) de
José Mármol – ouvre l’édition de 1971 de Literatura argentina y realidad política,
usuellement citée par son sous-titre : De Sarmiento a Cortázar (Buenos Aires,
Siglo XX, 1971, p. 15).
4.  Viñas parle spécifiquement de « taches thématiques » (manchas temáticas).
5.  Beatriz Sarlo, « Los dos ojos de Contorno », Revista Iberoamericana, n° 125,
oct.-déc. 1983, p. 805.
6.  Une édition facsimilaire de la revue a été éditée par la Biblioteca Nacio-
nal Argentina en 2007 (Contorno. Edición facsimilar, Buenos Aires, ed. BNA,
col. Reediciones & Antologías, 2007). On pourra se reporter, entre autres,
aux études de Beatriz Sarlo, « Los dos ojos de Contorno » (Revista Iberoameri-
cana, n° 125, oct.-déc. 1983, pp. 797-807) ; d’Oscar Terán, Nuestros años sesenta.
La formación de la nueva izquierda intelectual argentina, 1956-1966 (Buenos Aires,
Puntosur, 1991) et de Marcela Croce, Contorno. Izquierda y proyecto cultural (Bue-
nos Aires, Colihue, 1996).
7.  Emilio Bernini rapproche la notion de « contour » de celle de « situa-
tion » sartrienne (« Prefacio », El Matadero, Revista Crítica de literatura argentina,
Homenaje a David Viñas, 2014, 3ra época, n° 8, p. 5).
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Or, et c’est ce qui nous intéresse ici, Viñas ne suit pas tou-
jours une méthode orthodoxe dans la détermination des séries
qu’il propose. Et c’est paradoxalement dans l’établissement des
séries thématiques du xixe siècle, essentiellement composées
de documents factuels, qu’il a recours à des lignes imaginaires,
à des montages, à des recoupements issus de sources inat-
tendues, notamment fictionnelles. C’est dans ce cadre que (le
jeune) Rastignac fait son apparition.
Viñas organise en effet le xixe siècle argentin, au moment
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de la constitution de l’État-Nation, à partir de quelques centres
thématiques ; ces « constantes avec variations », comme il les
appelle, lui permettent de brasser de larges périodes d’évé-
nements, d’auteurs et de textes (correspondances, articles de
presse, chroniques, mémoires, essais), autour de centres ayant
un fort potentiel narratif : le thème du « voyage en Europe »
en est peut-être l’exemple le plus abouti. Ce segment majeur
de l’essai, dont le titre évocateur est « La mirada a Europa : del
viaje colonial al viaje estético » [« Le regard vers l’Europe : du
voyage colonial au voyage esthétique »]8, a rarement été modi-
fié dans les successives rééditions de l’œuvre9. Viñas y analyse,
sous le thème commun du voyage au « Vieux Continent »,
un ensemble de textes produits par les hommes politiques-
écrivains qui, au xixe siècle, ont posé les bases intellectuelles

8.  Tel est le titre du chapitre qui ouvre la première édition de Literatura
argentina y realidad política (Buenos Aires, Jorge Álvarez, 1964, pp. 3-80). Toutes
les citations sont tirées de cette édition ; les traductions sont nôtres.
9.  L’édition de 1971 simplifie le titre et place le texte au milieu de l’essai,
sans modifier la structure interne des séries (« El viaje a Europa », Literatura
argentina y realidad política: de Sarmiento a Cortázar, Editorial Siglo XX, 1971,
pp. 141-208). L’édition de 1982 retrouve le titre initial et replace le texte au
début de l’ouvrage (« La mirada a Europa: del viaje colonial al viaje estético »,
dans Literatura argentina y realidad política, Centro Editor de América Latina, 1982,
pp. 13-76). Celles de 1994 (« La mirada a Europa: del viaje colonial al viaje
estético », Literatura argentina y realidad política, vol. I, CEAL, 1994, pp. 13-77),
de 1995 (« La mirada a Europa: del viaje colonial al viaje estético », Literatura
argentina y política - De los jacobinos porteños a la bohemia anarquista [Des jacobins
porteños [habitants de la ville de Buenos Aires] à la bohème artistique], Sudameri-
cana, 1995, pp. 13-59) et de 2005 (« La mirada a Europa: del viaje colonial al
viaje estético », Literatura argentina y política - De los jacobinos porteños a la bohemia
anarquista, Santiago Arcos, 2005, pp. 11-67) ne montrent pas d’altérations sig-
nificatives dans le montage des séries.
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de l’État10. Dans ces textes plus personnels, qui s’inscrivent


en marge (et en complément) d’une production littéraire pro-
fondément imprégnée par l’action politique, ces figures histo-
riques, bien connues du public lecteur argentin, canonisées
par les cours d’éducation civique à l’école, font le récit de
leur expérience initiatique en Europe. L’Autobiografía (1814)
de Manuel Belgrano, Veinte días en Génova [Vingt jours à Gênes]
(1845) et les chroniques pour le journal El Mercurio de Juan
Bautista Alberdi, les Viajes [Voyages] (1851) et De la educación
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popular (1849) de Domingo Faustino Sarmiento, De Aden a
Suez (1855) de Lucio V. Mansilla, la production, enfin, des
« gentlemen-écrivains » (comme les nomme ironiquement
Viñas) qui à partir de 1880 font leur pèlerinage à Paris, sont
quelques-uns des récits qui permettent à Viñas de classifier les
différents types de voyage de l’Argentin en Europe : « le voyage
colonial », « le voyage utilitaire », « le voyage balzacien », « le
voyage consommateur », « le voyage cérémoniel », « le voyage
esthétique ».
Le point commun de ces déplacements est la position
du voyageur-observateur : position d’émulation, de désir et
de rage — et rage de comprendre, d’être reconnu, de pos-
séder, d’arriver. Dans un corpus qui n’est pas explicitement
défini, mais que l’on peut laborieusement reconstruire, Viñas
découpe, sélectionne, met en avant, monte un réseau d’images
qui donne une cohésion romanesque à toute la typologie. Or
ce réseau artificiel qui lie entre eux la totalité des personnages
historiques évoqués construit un argument, et cet argument
est en grande partie balzacien. Balzacien, d’une part, car les
motivations et la conduite que Viñas attribue aux figures his-
toriques qu’il convoque rappelle les motivations et la conduite
des ambitieux de La Comédie humaine, dont Rastignac reste
l’incarnation la plus célèbre. Ambition démesurée, sensation
de commencer avec rien, complexe de la périphérie qui

10.  Quelques-unes des caractéristiques de ces textes fondateurs de la lit-


térature argentine : la critique et la satire des adversaires au pouvoir au moyen
de romans ou d’essais, la réflexion sur la nature et la physionomie de la commu-
nauté imaginaire qui est en train de se construire, la comparaison entre différents
modèles d’État, l’exposition de programmes d’action.
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transforme le continent américain en immense province dont


il faut sortir : autant de traits balzaciens que Viñas assigne aux
grands hommes de la patrie naissante, comme si La Comédie
humaine dessinait le patron secret de certains épisodes de l’his-
toire argentine. Ces portraits de l’Argentin en Rastignac,
qui investissent « La mirada a Europa » d’une forte dose de
fictionnalité, sont encore complétés par des procédés qui
évoquent d’autres lignes de force du système : l’ambition et
l’argent comme moteurs de l’action et le recours à la typologie
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comme méthode d’exposition. Ces articulations de la pensée
et du récit, proprement balzaciennes, traversées dans la lecture
de Viñas par l’interprétation marxiste, fonctionnent à notre
sens comme un « fond ou plateforme sous-marine11 » sur lequel
repose l’analyse critique.

Intrigues

De manière presque intuitive, suivant la force de son ima-


gination critique, Viñas associe les modalités du récit réaliste
à la description et à l’analyse de la construction nationale au
xixe siècle. La littérature argentine aurait ainsi ceci en commun
avec le récit réaliste qu’ils veulent tous deux construire une
« signification totalisante » : « La littérature argentine est l’affir-
mation de la volonté nationale12 », écrit-il avec force dans
l’incipit de la première édition de l’essai, et cette déclaration de
principe fait de l’histoire littéraire argentine (telle que l’entend
Viñas) le récit de la recherche d’une totalité vers laquelle ten-
drait l’effort collectif d’écriture : « La littérature argentine
commente […] les tentatives successives d’une communauté
pour devenir une nation13 », peut-on ainsi lire au début de
l’étude sur le voyage en Europe, et ce commentaire, ajoute-
t-il, se fait significativement selon les codes du réalisme : « Je

11.  David Viñas, La ciudad en la novela de América latina. I. Buenos Aires,


Universidad de la República, Facultad de Filosofía y Letras, 1965, p. 4.
12.  « La literatura argentina es la afirmación de la voluntad nacional. »
13.  « La literatura argentina comenta […] los sucesivos intentos de una
comunidad por convertirse en nación. »
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comprends ce nationalisme singulier comme une signification


totalisante14 » (p. 4). Cette association initiale entre récit réa-
liste, lecture de l’histoire et littérature nationale, se traduit dans
l’analyse critique, et tout particulièrement dans « La mirada a
Europa », par l’emploi de matrices narratives caractéristiques
du roman réaliste.
Dans le récit construit par Viñas, l’argent est l’un des réseaux
qui connectent entre eux, et sur une large période temporelle,
les futurs hommes illustres de la nation. S’en procurer, l’épar-
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gner, le prodiguer : une séquence narrative se met en place
pour typifier les différentes sortes de voyage, liant, dans une
espèce de grande saga familiale, le destin des personnages et
la nature de leurs expériences au rapport qu’ils entretiennent
avec l’argent. Belgrano « accumule », « l’épargne est son souci
principal », le but ultime du voyage est « l’usufruit » (p. 12) ;
Alberdi, de son côté, « amasse » : « L’Europe est une mine, il
faut la creuser et en tirer une rente » ; « la jouissance du voyage
est économique » (pp.  17-20). La réserve et l’épargne dispa-
raissent avec Mansilla, qui « gaspille » : « l’Europe est un maga-
sin monumental », « consommer devient un geste concret »
(p. 44) ; pour les « voyageurs esthètes », l’argent qui distingue
de la populace et justifie l’extravagance donne la mesure de
leur singularité (p.  58). Les attitudes changent, on passe de
l’avarice et l’épargne au gaspillage, mais le schème explicatif est
toujours le même : le fil conducteur de l’argent relie avec sub-
tilité ces personnages historiques qui épargnent, accumulent,
dépensent ou dilapident un capital qui leur vient providen-
tiellement d’Amérique et qui perd en Europe toute marque
de provenance.
L’argent, « moyen combinatoire15 », tisse alors une conti-
nuité, qui est celle du capital – l’appartenance nationale venant
après. Moyen nécessaire pour ne pas végéter dans les marges,

14.  « […] entiendo ese peculiar nacionalismo como realismo en tanto sig-
nificación totalizadora. »
15.  L’expression, tirée d’un essai sur Balzac que Viñas connaissait bien et
sur lequel nous reviendrons, appartient à l’essayiste Ezequiel Martínez Estrada
(« Balzac, filósofo y metafísico », Heraldos de la verdad [Hérauts de la vérité]. Mon-
taigne, Balzac, Nietzsche, Buenos Aires, Nova, 1957, p. 110).
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« accélérateur des événements », « boussole, clé et exorcisme »


(p.  14) « le métal » qui « ouvre les yeux de tout le monde »
(l’expression est de Belgrano, p. 14) est investi d’un pouvoir et
d’une fonctionnalité qui sont familières au lecteur de Balzac.
On ne reviendra pas ici sur les analyses critiques, bien connues,
sur le rôle de l’argent dans La Comédie humaine16 ; signalons
seulement que « La mirada a Europa » met en place des méca-
nismes reconnaissables : les fortunes providentielles qui pro­-
pul­sent les jeunes loups vers le succès, les rapports de substitu-
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tion entre argent et biens symboliques, les champs sémantiques
du commerce et de la finance appliqués à d’autres domaines.
Ces marques installent l’analyse du critique dans un régime de
représentation qui exploite, non sans ambigüité, la dimension
documentaire (telle que l’a lue le marxisme) du récit balza-
cien, tout en intégrant le matériau historique dans un réseau
fictionnel où des générations successives d’Argentins célèbres
réagissent (pécuniairement) face aux sirènes de l’Europe.
Viñas associe par ailleurs la préoccupation pour l’argent
aux rapports de subordination entre l’Américain et l’Europe.
Chaque voyage incarne une forme de relation fondée sur le
déséquilibre des parties : le voyage de Belgrano, effectué avant
les guerres d’indépendance, est un « voyage colonial » ; le
voyage d’Alberdi, « utilitaire », est celui de l’élève qui désire
imiter et apprendre ; celui de Sarmiento, « balzacien », est le
voyage de l’ambition (et donc du manque) ; les Argentins fins-
de-siècle, dans leur pérégrination d’esthètes, veulent absorber
un modèle qui pourrait leur échapper, etc. Le voyage cherche,
d’une manière ou d’une autre, à renverser l’infériorité initiale
et Viñas raconte ce renversement au moyen d’un imaginaire
qui rappelle sensiblement celui de la mobilité sociale dans La
Comédie humaine.
C’est sans doute dans le voyage de Sarmiento (dont le titre
– El viaje balzaciano [Le Voyage balzacien] – annonce la couleur)

16.  La référence la plus évidente est Le Monde de Balzac de Pierre Barbéris


(Paris, Arthaud, 1973). Plus près de nous, dans le foisonnement actuel d’études
sur les rapports entre littérature et économie, voir l’article d’Alexandre Péraud,
« La fictionnalisation de l’argent au XIXe siècle ou l’invention d’un sous-genre
romanesque », Épistémocritique, vol. XII, printemps 2013 [en ligne].
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que la patte balzacienne intervient le plus explicitement sur la


représentation. La montée (littérale, du fin fonds du Sud) vers
Paris, les signes qu’on ne maîtrise pas et qui révèlent l’ori-
gine (les manières, les habits, l’accent), l’ambition et le désir
tatoués sur le corps (Viñas parle de la « transpiration anxieuse
ou triomphale » de Sarmiento, ce qui fait écho au « mot écrit
sur [le] front » de Rastignac que Vautrin a « bien su lire :
Parvenir ! parvenir à tout prix17 »), la « voracité agile », l’« avi-
dité totalisante et gigantesque », la « vigoureuse effronterie »,
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l’« insolence » (les expressions sont de Viñas), enfin « […] une
foule de circonstances inutiles à consigner ici décuplèrent
son désir de parvenir et lui donnèrent soif de distinctions18 ».
Sarmiento, comme ses antécesseurs balzaciens, est aux aguets
ou à l’attaque et ces deux mouvements instinctifs supposent
des gestes et des espaces spécifiques. « Rastignac se concentre,
se ramasse, étudie le point où il faut charger, et il charge à
fond de train », écrit Balzac dans La Maison Nucingen19 ; « le
Sarmiento de 1846 ne lève pas le voile, ne se résigne pas : il
avance en arrachant, en déchiquetant avidemment » (p. 33) ;
« impatient et multiple dans son mouvement circulaire, sans
retenue, s’approchant et découpant tout en détail » (p.  37),
note l’essayiste de « La mirada a Europa » (p.  37). Les effets
d’alacrité, de vitesse de la perception, proviennent d’une mise
en scène qui ne demande pas de grands développements car
elle renvoie à une géographie antérieure, que la plupart des
lecteurs sauront reconnaître : Sarmiento observe Paris depuis
les hauteurs, comme Rastignac ou Sorel, et ce positionnement
lui permet de posséder une ville qu’il a préalablement trans-
formée en miniature : « Pour vérifier le fourmillement sous
toutes ses facettes, il a choisi les hauteurs » (p. 37). Ce « sur-
vol de la ville-tourbillon », ces « perspectives à vol d’oiseau »,
sont, pour le Sarmiento de Viñas, les moyens d’un diagnostic.

17.  Le Père Goriot, éd. de Nicole Mozet, Le livre de Poche, LGF, 1983,
p. 128, et Pl., t. III, p. 139.
18.  Ibid., p. 40, et Pl., t. III, p. 75.
19.  Pl., t.  VI, p.  334. La Maison Nucingen est un des premiers textes de
Balzac à avoir été traduits en Argentine : La casa de Nucingen, s/trad., Los
Intelectuales, 1922.
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Rastignac et l’imagination critique 401

Deux facteurs externes accompagnent cette mise en scène si


topiquement balzacienne : le premier, textuel, évidemment
connu par Viñas, est une lettre de Sarmiento destinée à son
ami Tejedor, dans laquelle il s’exclame en arrivant à Rouen :
« Ahora, a París, mi amigo20 ». Le deuxième est la circulation,
dans l’Argentine des années quarante (c’est-à-dire pendant la
première formation de Viñas) d’un catalogue très particulier
de titres balzaciens qui expose justement ce « fourmillement »
de Paris. La promenade agitée de Los comediantes sin saberlo21, la
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Historia y fisiología de los boulevares de Paris22, les premières pages
de Ferragus, jefe de los devorantes, les « Fisionomías parisinas » de
La joven de los ojos de oro23, constituent à l’époque la description
– en espagnol – d’un Paris omnivore, que l’on observe avec
envie.
Ambition, argent, scénarios de l’ambitieux préparent ainsi
une réussite qui sera confirmée ironiquement dans l’essai par
des anecdotes plus ou moins anodines que Viñas récupère, par-
fois avec mauvaise foi, dans le corpus étudié. Alberdi « atteint
le niveau du public européen » en se perdant dans la foule
des rues de Paris : Alexandre Dumas, brièvement rencontré,
le prend même pour un Parisien (pp. 29-30). Le triomphe de
Sarmiento, le déploiement de sa voix, passent par une conver-
sation qui dure plus que prévu avec Thiers et par une perspec-
tive générale de « violeur » américain (p. 39) qui le pousse (dans
ses pensées) à « détrôner l’Europe de son enceinte de mys-
tère et de sacralité » ; celui de Mansilla, par le rite d’initiation
(privé) qui lui permet d’apprendre les lois du monde et de

20.  « À Paris maintenant, mon ami ! ». « Ruan » [« Rouen »], Lettre à


Carlos Tejedor, 9  mai 1846, Viajes por Europa, Africa i América. 1845-1847,
Javier Fernández (éd.), FCE, Col. Archivos, 1993, p. 97.
21.  Honorato de Balzac, Los comediantes sin saberlo, in La Comedia
Humana. Escenas de la Vida Parisiense, Buenos Aires, Ediciones Calíope, 1945,
tome I. Le texte avait déjà été publié dans des supports éditoriaux de gauche:
Honorato de Balzac, Los comediantes sin saberlo, s/trad., Los Pensadores, An 1, n° 13,
juillet 1922, 31 p.
22.  Honorato de Balzac, Tratado de la vida elegante: historia y fisiología de los
boulevares de Paris, trad. par A. González Blanco, Buenos Aires, El libro, 1948.
23.  Honorato de Balzac, Historia de los trece: Ferragus, jefe de los devorantes. La
duquesa de Langeais. La joven de los ojos de oro. El padre Goriot, dans La Comedia Humana.
Escenas de la Vida Parisiense, Buenos Aires, Ediciones Calíope, tome II, 1945.
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402 Magdalena Cámpora

remplacer la figure du père (p.  42). Le dévot culturel qui


voyage pour toucher « l’empyrée européen » peut lui aussi
revenir à Buenos Aires « consacré » : « le ciel se trouve là-
bas [en Europe], mais la vérification de la sacralité a lieu ici »
(p. 47). Le voyageur esthétique, enfin, peut assimiler grâce au
voyage les gestes nécessaires pour rejeter non seulement la vul-
garité des hordes migratoires qui arrivent en Argentine à la fin
du xixe, mais encore celle de leurs équivalents européens, les
bourgeois de la Troisième République.
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Le panorama qu’offre Viñas est, comme on peut voir,
tout à fait désolant : la réussite que suppose l’approbation de
l’Europe, la jubilation des Argentins qui « arrivent », ne sont
au fond que des confirmations de la continuité coloniale. Ces
voyages inaugurent ainsi une attitude qui à ses yeux va se déve-
lopper tout au long du xxe siècle : « L’Argentine commence
déjà à être pour l’Europe et ses hommes prennent une signifi-
cation depuis l’Europe24 » (p.  18). Triomphe aigre-doux qui
n’est pas sans rappeler les réussites à la Rubempré, fondées sur
des pactes de dépendance.

Types

Contrairement à ce qu’un montage aussi clairement idéo-


logique pourrait donner à penser, la méthode de Viñas ne dif-
fère pas grandement de celle de l’historien qui fabrique des
intrigues, telle que l’entend Paul Veyne dans Comment on écrit
l’histoire25. « Coupe transversale des différents rythmes tempo-
rels, analyse spectrale » (p.  52), l’intrigue selon Veyne struc-
ture les faits dans une perspective qui transcende, sans les nier,
les documents et les sources historiques. « Toute description
implique le choix, inconscient le plus souvent, des traits qui
seront décrétés pertinents » (p.  66) ; « Les détails y prennent
donc l’importance relative qu’exige la bonne marche de

24.  « Argentina ya empieza a ser para Europa y a significarse en sus hombres


desde Europa. »
25.  Comment on écrit l’histoire [1971], Paris, Seuil, 2006. Voir en particulier
les chapitres « Ni faits, ni géométral, mais des intrigues », pp. 50-69 et « Théo-
ries, Types, Concepts », pp. 161-193.
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Rastignac et l’imagination critique 403

l’intrigue » (p. 52). L’essentiel étant l’acceptation des structu-


rations multiples et des intrigues variées que l’on superpose sur
un même matériau historique : cette multiplicité, qui est un
garde-fou, signale les limites de la lecture historique, qui « sera
toujours intrigue parce qu’elle sera humaine, sublunaire, parce
qu’elle ne sera pas un morceau de déterminisme » (p. 52).
Les intrigues choisies par Viñas tendent en particulier vers
la détermination de types qu’on retrouve dans le roman du
xixe siècle : le dandy, l’ambitieux, l’héritier prodigue, l’esthète
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misanthrope, figures auxquelles sont liés des descriptions et
des canevas narratifs plus ou moins convenus. Dans La mirada a
Europa, ces figures servent d’arrière-fond au tableau d’ensemble
présenté, tout en projetant le cas individuel vers le type géné-
ral : « Les voyageurs qui typifient le mieux l’étape Rosas du
voyage en Europe sont… » (p. 10) ; « Mansilla typifie ce qu’on
pourrait appeler… » (p.  41) ; « les éléments que commence
à typifier López… » (p. 53) ; « ce phénomène est typifié par
Ingenieros… » (p. 71) ; « il s’agit là vraiment d’une constante
avec des variations : des rôles successifs que commencent à jouer
les intellectuels argentins au xixe siècle » (p. 46). Présenter des
personnages historiques à partir de types fictionnels reconnais-
sables (le viveur, l’ambitieux, etc.), organiser la lecture de
l’Histoire au moyen de typologies : la méthode du critique
semble mettre en pratique le célèbre projet de l’Avant-propos :
« En composant des types par la réunion des traits de plusieurs
caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire
l’histoire oubliée par tant d’historiens26. »
Cette double affinité avec le roman du XIXe a des consé-
quences sur le régime de vérité historique et sur le poids de
ses représentations. Car si les grands hommes de l’histoire
nationale reproduisent des schèmes fictionnels plus ou moins
prévisibles, la valeur individuelle de leur expérience s’en
trouve amoindrie. Et s’il est vrai, comme l’analyse Lukacs
dans un texte que Viñas connaissait27, que ces figures-type

26.  « Avant-Propos » de La Comédie humaine, Pl., t. I, p. 19.


27.  Gyorg Lukacs, « Balzac: Las Ilusiones perdidas », dans Ensayos sobre el real-
ismo [1934-1935] [Essais sur le réalisme], trad. de Juan José Sebreli, Buenos Aires,
Siglo Veinte, 1965, pp. 65-86.
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404 Magdalena Cámpora

sont « les plus aptes à illuminer les aspects essentiels du pro-


cessus social », chaque voyage ne fait que fonder une manière,
une modalité de rapport que l’on pourra réutiliser à l’envi28,
dans une démarche d’économie narrative où les types sont
particulièrement utiles car ce sont des « résumés d’intrigue
tout prêts29 ». Or cette perspective critique est troublante
pour l’historiographie officielle car elle dilue l’individu dans
le type : Belgrano est le voyage colonial ; Alberdi, le voyage
utilitaire, etc. En somme le futur grand nom de l’Histoire
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n’est que le premier à faire le voyage en question : l’incar-
nation d’une modalité de relation, un faisceau de dépendan-
ces politiques, esthétiques et sociales qui seront sans doute
reproduites, avec ou sans succès, par d’autres voyageurs. La
méthode et le personnage balzaciens servent ainsi à illustrer
(et par là-même à dénoncer) une modélisation que Viñas lit
en termes de dépendance.
À ceci, on pourra facilement rétorquer que l’emploi
de Balzac dans « Le regard vers l’Europe » est une marque de
cette même dépendance. Il faut pourtant noter que le sub-
strat fictionnel dans l’essai de Viñas évoque plutôt la singu-
lière réappropriation de l’auteur de El martirio de un genio30
dans le sud du Sud. Le substrat balzacien, thématique et for-
mel, résulte ainsi à notre sens d’un espace de jeu où, pour le
dire avec Antoine Berman, « l’épreuve de l’étranger » permet
« l’apprentissage du propre »31.

28.  Viñas n’hésite d’ailleurs pas à le faire : la typologie Sarmiento-


Rastignac réapparaîtra par la suite dans son œuvre pour signaler un ordre de
relation similaire, par exemple dans l’essai De Sarmiento a Dios. Viajeros argen-
tinos a USA [De Sarmiento à Dieu. Voyageurs argentins aux USA] (Buenos Aires,
Sudamericana, 1998, p. 13).
29.  Paul Veyne, « Théories, Types, Concepts », Comment on écrit l’histoire,
Paris, Seuil, 2006, p. 167.
30.  Telle est la traduction argentine de La Recherche de l’Absolu  (1re éd.
Buenos Aires, Coll. « Biblioteca de La Nación », n° 135, 1904, 305 p.)
31.  Antoine Berman, « Hölderlin : le national et l’étranger », dans L’Épreuve
de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984, p. 256.
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Rastignac et l’imagination critique 405

Titans

Si la présence du modèle balzacien dans La mirada a Europa


traduit l’attirance de Viñas pour des configurations hybrides
qui intègrent dans le discours critique les marques de la fic-
tion, elle reflète aussi de manière indirecte les particularités
de la réception argentine de Balzac entre les années  1930
et  1950, qui sont aussi les premières années de formation
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de Viñas. Cette réception voit dans l’auteur de La Comédie

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humaine un représentant de l’ambition américaine, et cherche
dans ses romans des clés pour comprendre la réalité sociale et
ses mécanismes. Deux sculptures de Rodin à Buenos Aires
viennent curieusement illustrer cette lecture : la « cabeza
monumental de Balzac32 » au Museo Nacional de Bellas Artes
et la statue de Sarmiento par Rodin, inaugurée au tournant du
siècle à Buenos Aires, dans les bois de Palermo. Toutes deux
firent scandale, et si les détracteurs de Rodin (à Paris comme
à Buenos Aires) lui reprochaient le manque de ressemblance
avec les modèles, ses défenseurs voyaient dans ces sculptures la
représentation allégorique d’une même énergie de « faiseur »
aux prises avec le réel.
L’idée d’un Balzac qui serait, comme Sarmiento, « l’idéa-
lisation de l’énergie incarnée33 », accompagne en Argentine
la progressive construction d’une doxa qui fait de l’auteur de La
Comédie humaine un démiurge et de l’œuvre une métaphore du
pays. Toute une série de biographies romanesques, éditées (et
traduites) à Buenos Aires dans les années quarante, confirment
cette vision d’un Balzac qui a dompté l’énergie de son siècle :
par exemple celles de René Benjamin, Balzac (vida prodigiosa)

32.  « Tête monumentale de Balzac ». Il s’agit d’une des études faites pour
le « Monument à Balzac » (« Cabeza monumental de Balzac », 1898, bronze,
49 x 46 x 42 cm.)
33.  L’expression est tirée d’un article sur la statue de Sarmiento dans Caras
y Caretas [Visages et masques], revue politique et satirique (Eustacio Pellicer,
« Sinfonía », 2 juin 1900). D’autres expressions pour décrire la statue (« un cas
tératologique »)  donnent le ton de la polémique. Voir à ce sujet l’article de
Sergio Barbieri, « El monumento a Sarmiento realizado por Rodin », Misceláneas
de la Academia Nacional de Ciencias, Córdoba (Argentina), n° 103, pp. 5-30.
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406 Magdalena Cámpora

(1944)34, ou celle de Robert Neumann, Vida pasional de seis


genios (1945)35, ou encore celles de Stefan Zweig : Tres maes-
tros : Balzac–Dickens–Dostoiewski (1941), La pasión creadora :
artistas, poetas, novelistas y críticos (1946), Balzac, la novela de una
vida (1948)36. « On entend presque l’essoufflement continu et
haletant de la machine surexcitée, cette convulsion fanatique
[…], cette rage […] de l’homme qui veut tout posséder et tout
savoir », écrit Zweig dans Trois maîtres (p. 36), et cette phrase
pourrait tout aussi bien intégrer le texte (et reproduire le ton) de
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l’essai de Viñas37. La comparaison napoléonienne, que Zweig
avait popularisée auprès du public argentin38, devient poncif.
En 1944, la maison d’édition Sophos publie les Maximes et
pensées de Napoléon avec une préface qui situe d’emblée l’écri-
vain dans le registre épique : les Máximas y pensamientos sont

34.  René Benjamin, Balzac: (vida prodigiosa), Buenos Aires, Santiago


Rueda editor, 1944. [Traduction de La Prodigieuse Vie d’Honoré de Balzac, Paris,
Plon-Nourrit et Cie, 1925.]
35.  Vida pasional de seis genios: Goethe - Shelley - Byron - Dostoievsky -
Strindberg - Balzac, Buenos Aires, Argonauta, 1945 [Robert Neumann, Passion,
sechs Dichter-Ehen, Phaidon, Verlag, 1930]. Newmann y raconte avec truculence
et esprit de vaudeville la relation avec Mme Hanska.
36.  Tres maestros: Balzac–Dickens–Dostoiewski, Buenos Aires, Tor, 1941 ; La
pasión creadora: artistas, poetas, novelistas y críticos, Buenos Aires, Claridad, 1946 ;
Balzac, Buenos Aires, Jackson, 1948.
37.  En 1959  paraît à Buenos Aires la biographie de l’homme politique
et écrivain mexicain Jaime Torres Bodet : son Balzac veut analyser la vie et
l’œuvre d’un « inventeur de réalité » ; l’imaginaire du titanisme et l’assimilation
entre auteur et personnages sont ici encore une constante. Un exemple parmi
bien d’autres: « Allí, entre las frondas del Père-Lachaise, [Balzac] había pase-
ado largamente durante su juventud […] Allí, uno de sus personajes, acaso él
mismo encarnado en el cuerpo de Eugène de Rastignac […] acompañó al viejo
Goriot […] » : [« Là-bas, dans les frondaisons du Père-Lachaise, le jeune Balzac
s’était longuement promené […] c’est là qu’un de ses personnages, peut-être
lui-même incarné dans le corps d’Eugène de Rastignac […] avait accompa-
gné le vieux Goriot […] »]. Voir aussi le chap. XII, « Vitalidad del novelista »
(« Vitalité du romancier »].
38.  Voir tout particulièrement Trois maîtres [1920] : « Tous les désirs de sa
jeunesse ont dû forcément se fondre dans un seul nom, une seule pensée, une
seule image, qui les enflammait du feu de l’émulation : Napoléon. […] C’est
d’abord l’exemple de Napoléon qui a fait naître en lui le désir de n’aspirer tou-
jours qu’à l’ensemble, de chercher avidement à saisir non pas quelque richesse
isolée mais toute la plénitude de l’univers » (p. 13).
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Rastignac et l’imagination critique 407

ainsi inaugurées, dans le paratexte de l’édition argentine, par la


célèbre boutade qui concilie les armes et les lettres ( « Ce qu’il
n’a pas achevé par l’épée, je l’accomplirai par la plume39 »). Le
centenaire de la mort de Balzac, en 1950, voit paraître dans les
journaux des hommages où l’on « compare le colosse que la
mort a finalement vaincu avec l’Empereur40 ».
Le colosse est en même temps montré (nous l’avons étudié
ailleurs41) comme un brillant cartographe de la réalité sociale :
les nombreuses éditions populaires42 qui paraissent en Argentine
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dans les années quarante, lors du premier essor du champ édi-
torial argentin, invoquent dans leurs présentations un forgeur
de mondes capable de recréer « douze mille pages de réalité
compacte43 ». Cette superposition entre fiction et réalité pousse
les mouvements de gauche à lire La Comedia humana comme
un rapport sociologique révélant des causalités universelles ; ces
causalités, pense-t-on, pourraient même servir à comprendre
des questions politiques et sociales d’actualité en Argentine.
Aussi la fiction balzacienne est-elle exploitée par les publica-
tions de gauche comme document et comme indice à charge :
Grandet (« avare lombrosien »), du Tillet (« la spéculation
même »), Gobseck (« prédicateur fanatique de l’or44 ») sont les
emblèmes d’un système financier pervers, qu’ils permettent en
même temps de comprendre et éventuellement d’enrayer.

39.  « Lo  que él comenzó con la espada lo terminaré yo con la pluma. »


(Honorato de Balzac, Napoleón. Máximas y pensamientos¸ Buenos Aires, Sophos,
1944, p. 7).
40.  Claude Pierre-Utard, « Balzac, heraldo de las pasiones humanas tri-
unfantes » [« Balzac, héraut des passions humaines triomphantes »]. La Nación,
14 mai 1950, 2e section, p. 1.
41.  « Une grande image du présent. Balzac lecteur imprévu de l’Argentine
(1940-1950) », AB 2011, pp. 483-510.
42.  Cinq éditions de El lirio en el valle entre  1944 et  1949, cinq autres
d’Eugenia Grandet, six de La piel de zapa (ou La piel de onagro) [La Peau de cha-
grin], quatre de Los pequeños burgueses : la liste continue. On pourra consulter
à ce sujet la bibliographie balzacienne en Argentine dans L’Année balzacienne
2011, pp. 512-518.
43.  Jorge Ortiz Barilli, « Prólogo », El lirio en el valle, Buenos Aires, Acme
Agency, 1947, p. 10.
44.  Ces citations sont tirées de l’ouvrage d’Artemio Moreno, El mundo de
« La Comedia humana » (Buenos Aires, Cooperativa Editorial Claridad, 1948).
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408 Magdalena Cámpora

Le consensus critique qui identifie à l’époque le récit bal-


zacien au réel est même à l’origine d’analyses moralisantes,
parues dans les supports de la droite libérale. En 1950, tou-
jours dans le cadre du centenaire de la mort de Balzac, le
journal conservateur La Nación publie un dossier spécial,
signé par Claude-Pierre Utard, qui salue le « sanglier jouis-
seur » au « pouvoir d’hallucination si fort qu’il nous oblige
à nous demander, en lisant ses œuvres, si cela est vraiment
arrivé »45. Utard, auteur d’une étude sur la spiritualité dans la
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littérature française46, signale avec alarme la « complicité » et
l’« admiration » de Balzac pour « des prédateurs qui restent en
fin de compte impunis ». « Subjugué par les grands requins »,
« héraut des passions humaines victorieuses », Balzac crée un
monde où « l’ambition interne et l’argent sont devenus le sang,
la sève de la vie sociale ». Dans la capacité du « peintre de la
vie » de rendre ce monde attrayant réside tout le danger de
La Comedia humana, à laquelle on reconnaît tout de même
d’être « féconde et généreuse comme notre terre »47. Tel est le
message de l’article central du dossier, dont le titre évocateur
est « El pesimismo desmoralizador de La Comédie humaine »
[« Le pessimisme démoralisateur de La Comédie humaine »]48.
Ces exemples tirés du monde du livre et des médias sont
des échantillons du statut singulier de l’œuvre de Balzac dans
les années qui précèdent l’étude de Viñas ; ce statut prend par
moments, dans des espaces de savoir précis, des dimensions de
vérité sociologique, morale et même philosophique. Ezequiel
Martínez Estrada49, essayiste majeur avec lequel le groupe

45.  « Balzac, heraldo de las pasiones humanas triunfantes », La Nación,


14 de mayo de 1950, 2e section, p. 1.
46.  Claude-Pierre Utard, Espíritu y espiritualidad en la literatura francesa
[Esprit et spiritualité dans la littérature française], Buenos Aires, Troquel, 1962.
47.  Claude Pierre-Utard, « Balzac, heraldo de las pasiones humanas tri-
unfantes », ibidem.
48.  La Nación, 30 de abril de 1950, 2e section, p. 2.
49.  À la suite de Sarmiento dans Facundo. Civilización y barbarie en las Pampas
argentinas (1845), toute une génération d’écrivains des années 1930 s’est attachée
à l’épineuse question de l’identité nationale ; Ezequiel Martínez Estrada en est
la figure la plus brillante. Ses essais, désormais classiques, doivent leur effi­cacité
polémique à la synthèse de formules limpides, extrêmement productives, qui
ont pu par la suite être appliquées dans des champs aussi divers que la politique,
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Rastignac et l’imagination critique 409

Contorno discute de manière rigoureuse et continue50, déve-


loppe de fait cette ultime projection de la textualité balza-
cienne à l’époque même où Viñas commence à construire sa
pensée. Dans un essai de 1957, « Balzac, filósofo y metafísico »,
inclus dans Heraldos de la verdad. Montaigne, Balzac, Nietzsche51,
Martínez Estrada considère que le système romanesque bal-
zacien répond à une « position spéculative de l’auteur » (p. 99).
À l’instar de l’historien et du juriste, Balzac est « un logogra-
phe », un « témoin de la réalité sociale », un « penseur […]
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qui a opté pour la forme mythique au lieu de la logique, pour
l’allégorie au lieu de la définition, pour les choses et les faits
en tant que symbole et métaphore » (p. 100). Et ce choix est,
aux yeux de Martínez Estrada, le seul possible car « toute phi-
losophie de la vie qui suit une méthode scientifique d’expo-
sition et qui se subordonne à un système, comme le font la
sociologie ou l’histoire académiques, fausse nécessairement le
cours de la vie humaine, qui est fluctuant et contradictoire »

l’histoire, l’économie ou la littérature. On citera, pour exemple, les figures spa-


tiales à partir desquelles il interprète l’histoire argentine : la Pampa, espace infini
et vide, ressenti comme un mal dans Radiografía de la Pampa (1937) ; la com-
paraison de Buenos Aires avec la tête de Goliath, dans un essai dont le titre et
le sous-titre – La cabeza de Goliat. Microscopía de Buenos Aires (1940) – sont en
soi toute une géographie politique. Pour une introduction à Martínez Estrada,
voir Alfredo Rubione, « Ezequiel Martínez Estrada », dans Historia de la literatura
Argentina, Buenos Aires, CEAL, 1980, pp. 505-528.
50.  Le numéro  4 (déc. 1954) de Contorno est ainsi entièrement dédié
à Ezequiel Martínez Estrada. Voir à ce sujet : Emir Rodríguez Monegal,
« Martínez Estrada o la toma de conciencia » [« Martínez Estrada ou la prise de
conscience »], dans El juicio de los parricidas. La nueva generación argentina y sus mae-
stros [Le procès des parricides. La nouvelle génération argentine et ses maîtres], (Buenos
Aires, Deucalión, 1956, chap. I), Juan José Sebreli, Martínez Estrada, una rebelión
inútil (Buenos Aires, Jorge Alvarez ed., 1967) et le (mélancolique) témoignage
de Viñas vingt ans après: « Martínez Estrada: de Radiografía de la Pampa hacia el
Caribe », dans Ezequiel Martínez Estrada, Radiografía de la Pampa, Leo Pollmann
(éd.), ALLCA, coll. « Archivos », 1991, pp. 409-423.
51.  Buenos Aires, Nova, 1957, pp. 97-156. Martínez Estrada publiera
quelques années plus tard une somme balzacienne de 900 pages: Realidad y
fantasía en Balzac (Bahía Blanca, Universidad Nacional del Sur, 1964). Pour
des raisons chronologiques évidentes (Realidad y fantasía en Balzac est publié
en 1964, la même année que Literatura argentina y realidad política), nous cen-
trerons l’analyse sur le texte de 1957, qui est une version séminale de l’œuvre
postérieure.
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410 Magdalena Cámpora

(p. 104). Sa mission correspond par conséquent à « celle que


Dilthey assigne au vrai philosophe qui s’est libéré des formes
systématiques de la philosophie pour interroger ce qui se pré-
sente dans l’homme sous des formes obscures et dispersées :
l’instinct, l’autorité, la croyance » (p.  101). C’est au nom de
ce pouvoir de « structuration de l’histoire primitive » (p. 103)
que Martínez Estrada cherche dans l’œuvre de Balzac, à la suite
du vitalisme de Dilthey, une « philosophie de la vie » et « une
philosophie pragmatique et cohérente de la société » (p. 110)
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qui « correspondent à divers secteurs de la réalité de son pays et
par conséquent à ceux de tous les pays » (p. 101, je souligne).
L’applicabilité de Balzac à toutes sortes de conjonctures histo-
riques passe justement par la nature philosophique de ses textes.
Or cette universalité implique des invariants, des « idées direc-
trices » dont deux intéressent particulièrement notre propos :
Balzac met, selon Martínez Estrada, « la volonté à la place des
forces aveugles des philosophes naturalistes, et l’argent à la place
de la misanthropie et de la philanthropie des psychologues et des
moralistes » (p. 110, je souligne) ; « l’argent est un moyen combi-
natoire » (p. 10) et « l’ambition un ressort qui actionne directement
sur la volonté » (p. 149 et suivantes). Argent, volonté, ambition,
valeur heuristique du roman : la présence de ces notions dans
l’essai de Viñas renvoient indirectement à Martínez Estrada, avec
qui le trublion « parricide » de Contorno a toujours maintenu un
rapport ambivalent, entre admiration et rejet. Ainsi la perspec-
tive philosophique et universalisante de l’œuvre de Balzac déve-
loppée dans Heraldos de la verdad autorise, prépare et accompagne
le recours ultérieur par Viñas aux physiologies et autres études de
mœurs balzaciennes pour comprendre l’Histoire.
*
En marge de la connaissance structurelle, en français52,
que Viñas a sans doute eue de La Comédie humaine, on peut

52.  La bibliographie de Viñas est éminemment française et il y fait tou-


jours référence en français, bien que sa manière de citer soit cavalière, intention-
nellement non académique, sans d’autres références que l’auteur et le titre. Voir
à ce sujet Julio Schvartzman, « David Viñas: la crítica como epopeya », ibid.,
pp. 151-156.
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Rastignac et l’imagination critique 411

raisonnablement avancer l’hypothèse d’un dialogue fertile


entre son travail critique et la réception de Balzac contempo-
raine au texte. Lorsque Viñas emploie l’imaginaire de l’énergie
pour rendre compte de la fougue et de l’élan des voyageurs ;
lorsqu’il choisit Rastignac (et dans son ombre, la figure attendue
de Balzac) comme canevas romanesque pour décrire la rage et
l’envie des premiers Argentins envoyés en Europe ; lorsqu’il
écrit que Sarmiento, « homme faustien », « commence à se
sentir démiurge », car il est mu par « une conviction titanesque
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d’omnipotence », par un « titanisme explicite » (p. 36) ; lorsqu’il
assume sans ambages (comme la gauche intellectuelle de
l’époque) des scénarios fictionnels pour parler de l’Histoire,
dans une acceptation tacite, intentionnelle, du réalisme comme
moyen valide de connaissance du réel ; lorsqu’il lit, avec
Martínez Estrada, l’œuvre dans une perspective universelle et
généralisante ; lorsqu’il admet, enfin, l’analogie implicite entre
la société argentine et le monde de La Comédie humaine, il
est en phase, de manière plus ou moins consciente, avec des
images et des idées qui correspondent à la réception de Balzac
en Argentine dans la première moitié du xxe siècle ‒ qui sont
indirectement le corollaire de cette réception.
C’est un lieu commun de dire que la pensée est influen-
cée par le contexte dans lequel elle est produite ; il est moins
commun de penser la critique littéraire comme un creuset où
se fondent les diverses facettes d’une réception. Pourtant, s’il
est vrai que le travail critique implique une part de création,
il n’est pas inconcevable d’y chercher les vestiges des réseaux
imaginaires et fictionnels qui ont imprégné la représentation
conceptuelle, et qui appartiennent à d’autres domaines avec
lesquels le critique serait entré en contact, notamment pendant
sa formation. Ces domaines qui nourrissent l’imagination cri-
tique et où s’éparpille même parfois le germe de la représen-
tation critique future, ne se réduisent pas au texte littéraire en
soi : ils incluent aussi la matérialité du livre, la mythographie
autour de figures historiques et littéraires, la réception d’un
auteur étranger, les interprétations et les usages idéologiques
de son œuvre. L’exploration de la gestation des idées, indépen-
damment des relations explicites que celles-ci entretiennent
avec un corpus scientifique donné, est productive et nécessaire
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412 Magdalena Cámpora

car elle connecte le propos critique à la scène historique de sa


production ‒ car elle lie le moment « infinitésimal de l’inven-
tion53 » (comme dirait Borges) au cadre culturel et social qui
le contient, et qu’il dépasse. Reste à savoir jusqu’où l’extraor-
dinaire fortune de certains textes critiques, désormais devenus
des classiques, est liée à cette dense généalogie contextuelle,
mythographique et fictionnelle.
Magdalena Cámpora.
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53.  « La génesis de “El cuervo” de Poe », La Prensa, Buenos Aires, 25 août
1935, p. 4, recueilli dans Textos recobrados. 1931-1955, Buenos Aires, Emecé,
2002, p. 122.

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