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2014/1 - n° 15
pages 393 à 412
ISSN 0084-6473
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21 octobre 2014 01:09 - Balzac, homme de loi(s) ? - Collectif - L’année balzacienne - 135 x 215 - page 393 / 528
Rastignac et l’imagination
critique :
« Literatura argentina y realidad política »,
de David Viñas (1964)
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Il est des livres dont la prégnance critique est constante ;
Literatura argentina y realidad política [Littérature argentine et réalité
politique], de David Viñas1, en est un. Périodiquement réécrit
et remanié par son auteur depuis sa première édition en 1964,
jusqu’à la dernière (du vivant de l’auteur), en 2005, l’ouvrage
installe dans le champ intellectuel argentin des idées qui per-
sistent : la conviction que la littérature argentine est « une espèce
d’histoire imaginaire du pouvoir en Argentine2 » et, qu’en tant
que telle, elle doit être lue à partir de l’Histoire ; le besoin de
reconnaître la place constitutive de la violence dans l’histoire
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la littérature est une métaphore du politique5 ». Dans le pro-
longement des idées défendues par la revue Contorno6 (1953-
1959) que Viñas avait contribué à fonder, Literatura argentina
y realidad política considère les séries historiques récurrentes
comme des espaces qui entourent (contorno veut dire contour7),
contiennent et motivent le fait littéraire. L’identification des
séries à partir des enjeux politiques du littéraire lui permet ainsi
de réviser et de réorganiser la tradition lettrée selon des axes
thématiques et des parentés idéologiques, dans une pratique
qui – on l’aura deviné – est fortement marquée par la critique
marxiste et son désir de synthèse.
Or, et c’est ce qui nous intéresse ici, Viñas ne suit pas tou-
jours une méthode orthodoxe dans la détermination des séries
qu’il propose. Et c’est paradoxalement dans l’établissement des
séries thématiques du xixe siècle, essentiellement composées
de documents factuels, qu’il a recours à des lignes imaginaires,
à des montages, à des recoupements issus de sources inat-
tendues, notamment fictionnelles. C’est dans ce cadre que (le
jeune) Rastignac fait son apparition.
Viñas organise en effet le xixe siècle argentin, au moment
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de la constitution de l’État-Nation, à partir de quelques centres
thématiques ; ces « constantes avec variations », comme il les
appelle, lui permettent de brasser de larges périodes d’évé-
nements, d’auteurs et de textes (correspondances, articles de
presse, chroniques, mémoires, essais), autour de centres ayant
un fort potentiel narratif : le thème du « voyage en Europe »
en est peut-être l’exemple le plus abouti. Ce segment majeur
de l’essai, dont le titre évocateur est « La mirada a Europa : del
viaje colonial al viaje estético » [« Le regard vers l’Europe : du
voyage colonial au voyage esthétique »]8, a rarement été modi-
fié dans les successives rééditions de l’œuvre9. Viñas y analyse,
sous le thème commun du voyage au « Vieux Continent »,
un ensemble de textes produits par les hommes politiques-
écrivains qui, au xixe siècle, ont posé les bases intellectuelles
8. Tel est le titre du chapitre qui ouvre la première édition de Literatura
argentina y realidad política (Buenos Aires, Jorge Álvarez, 1964, pp. 3-80). Toutes
les citations sont tirées de cette édition ; les traductions sont nôtres.
9. L’édition de 1971 simplifie le titre et place le texte au milieu de l’essai,
sans modifier la structure interne des séries (« El viaje a Europa », Literatura
argentina y realidad política: de Sarmiento a Cortázar, Editorial Siglo XX, 1971,
pp. 141-208). L’édition de 1982 retrouve le titre initial et replace le texte au
début de l’ouvrage (« La mirada a Europa: del viaje colonial al viaje estético »,
dans Literatura argentina y realidad política, Centro Editor de América Latina, 1982,
pp. 13-76). Celles de 1994 (« La mirada a Europa: del viaje colonial al viaje
estético », Literatura argentina y realidad política, vol. I, CEAL, 1994, pp. 13-77),
de 1995 (« La mirada a Europa: del viaje colonial al viaje estético », Literatura
argentina y política - De los jacobinos porteños a la bohemia anarquista [Des jacobins
porteños [habitants de la ville de Buenos Aires] à la bohème artistique], Sudameri-
cana, 1995, pp. 13-59) et de 2005 (« La mirada a Europa: del viaje colonial al
viaje estético », Literatura argentina y política - De los jacobinos porteños a la bohemia
anarquista, Santiago Arcos, 2005, pp. 11-67) ne montrent pas d’altérations sig-
nificatives dans le montage des séries.
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21 octobre 2014 01:09 - Balzac, homme de loi(s) ? - Collectif - L’année balzacienne - 135 x 215 - page 396 / 528 21 oc
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popular (1849) de Domingo Faustino Sarmiento, De Aden a
Suez (1855) de Lucio V. Mansilla, la production, enfin, des
« gentlemen-écrivains » (comme les nomme ironiquement
Viñas) qui à partir de 1880 font leur pèlerinage à Paris, sont
quelques-uns des récits qui permettent à Viñas de classifier les
différents types de voyage de l’Argentin en Europe : « le voyage
colonial », « le voyage utilitaire », « le voyage balzacien », « le
voyage consommateur », « le voyage cérémoniel », « le voyage
esthétique ».
Le point commun de ces déplacements est la position
du voyageur-observateur : position d’émulation, de désir et
de rage — et rage de comprendre, d’être reconnu, de pos-
séder, d’arriver. Dans un corpus qui n’est pas explicitement
défini, mais que l’on peut laborieusement reconstruire, Viñas
découpe, sélectionne, met en avant, monte un réseau d’images
qui donne une cohésion romanesque à toute la typologie. Or
ce réseau artificiel qui lie entre eux la totalité des personnages
historiques évoqués construit un argument, et cet argument
est en grande partie balzacien. Balzacien, d’une part, car les
motivations et la conduite que Viñas attribue aux figures his-
toriques qu’il convoque rappelle les motivations et la conduite
des ambitieux de La Comédie humaine, dont Rastignac reste
l’incarnation la plus célèbre. Ambition démesurée, sensation
de commencer avec rien, complexe de la périphérie qui
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comme méthode d’exposition. Ces articulations de la pensée
et du récit, proprement balzaciennes, traversées dans la lecture
de Viñas par l’interprétation marxiste, fonctionnent à notre
sens comme un « fond ou plateforme sous-marine11 » sur lequel
repose l’analyse critique.
Intrigues
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gner, le prodiguer : une séquence narrative se met en place
pour typifier les différentes sortes de voyage, liant, dans une
espèce de grande saga familiale, le destin des personnages et
la nature de leurs expériences au rapport qu’ils entretiennent
avec l’argent. Belgrano « accumule », « l’épargne est son souci
principal », le but ultime du voyage est « l’usufruit » (p. 12) ;
Alberdi, de son côté, « amasse » : « L’Europe est une mine, il
faut la creuser et en tirer une rente » ; « la jouissance du voyage
est économique » (pp. 17-20). La réserve et l’épargne dispa-
raissent avec Mansilla, qui « gaspille » : « l’Europe est un maga-
sin monumental », « consommer devient un geste concret »
(p. 44) ; pour les « voyageurs esthètes », l’argent qui distingue
de la populace et justifie l’extravagance donne la mesure de
leur singularité (p. 58). Les attitudes changent, on passe de
l’avarice et l’épargne au gaspillage, mais le schème explicatif est
toujours le même : le fil conducteur de l’argent relie avec sub-
tilité ces personnages historiques qui épargnent, accumulent,
dépensent ou dilapident un capital qui leur vient providen-
tiellement d’Amérique et qui perd en Europe toute marque
de provenance.
L’argent, « moyen combinatoire15 », tisse alors une conti-
nuité, qui est celle du capital – l’appartenance nationale venant
après. Moyen nécessaire pour ne pas végéter dans les marges,
14. « […] entiendo ese peculiar nacionalismo como realismo en tanto sig-
nificación totalizadora. »
15. L’expression, tirée d’un essai sur Balzac que Viñas connaissait bien et
sur lequel nous reviendrons, appartient à l’essayiste Ezequiel Martínez Estrada
(« Balzac, filósofo y metafísico », Heraldos de la verdad [Hérauts de la vérité]. Mon-
taigne, Balzac, Nietzsche, Buenos Aires, Nova, 1957, p. 110).
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21 octobre 2014 01:09 - Balzac, homme de loi(s) ? - Collectif - L’année balzacienne - 135 x 215 - page 399 / 528
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tion entre argent et biens symboliques, les champs sémantiques
du commerce et de la finance appliqués à d’autres domaines.
Ces marques installent l’analyse du critique dans un régime de
représentation qui exploite, non sans ambigüité, la dimension
documentaire (telle que l’a lue le marxisme) du récit balza-
cien, tout en intégrant le matériau historique dans un réseau
fictionnel où des générations successives d’Argentins célèbres
réagissent (pécuniairement) face aux sirènes de l’Europe.
Viñas associe par ailleurs la préoccupation pour l’argent
aux rapports de subordination entre l’Américain et l’Europe.
Chaque voyage incarne une forme de relation fondée sur le
déséquilibre des parties : le voyage de Belgrano, effectué avant
les guerres d’indépendance, est un « voyage colonial » ; le
voyage d’Alberdi, « utilitaire », est celui de l’élève qui désire
imiter et apprendre ; celui de Sarmiento, « balzacien », est le
voyage de l’ambition (et donc du manque) ; les Argentins fins-
de-siècle, dans leur pérégrination d’esthètes, veulent absorber
un modèle qui pourrait leur échapper, etc. Le voyage cherche,
d’une manière ou d’une autre, à renverser l’infériorité initiale
et Viñas raconte ce renversement au moyen d’un imaginaire
qui rappelle sensiblement celui de la mobilité sociale dans La
Comédie humaine.
C’est sans doute dans le voyage de Sarmiento (dont le titre
– El viaje balzaciano [Le Voyage balzacien] – annonce la couleur)
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l’« insolence » (les expressions sont de Viñas), enfin « […] une
foule de circonstances inutiles à consigner ici décuplèrent
son désir de parvenir et lui donnèrent soif de distinctions18 ».
Sarmiento, comme ses antécesseurs balzaciens, est aux aguets
ou à l’attaque et ces deux mouvements instinctifs supposent
des gestes et des espaces spécifiques. « Rastignac se concentre,
se ramasse, étudie le point où il faut charger, et il charge à
fond de train », écrit Balzac dans La Maison Nucingen19 ; « le
Sarmiento de 1846 ne lève pas le voile, ne se résigne pas : il
avance en arrachant, en déchiquetant avidemment » (p. 33) ;
« impatient et multiple dans son mouvement circulaire, sans
retenue, s’approchant et découpant tout en détail » (p. 37),
note l’essayiste de « La mirada a Europa » (p. 37). Les effets
d’alacrité, de vitesse de la perception, proviennent d’une mise
en scène qui ne demande pas de grands développements car
elle renvoie à une géographie antérieure, que la plupart des
lecteurs sauront reconnaître : Sarmiento observe Paris depuis
les hauteurs, comme Rastignac ou Sorel, et ce positionnement
lui permet de posséder une ville qu’il a préalablement trans-
formée en miniature : « Pour vérifier le fourmillement sous
toutes ses facettes, il a choisi les hauteurs » (p. 37). Ce « sur-
vol de la ville-tourbillon », ces « perspectives à vol d’oiseau »,
sont, pour le Sarmiento de Viñas, les moyens d’un diagnostic.
17. Le Père Goriot, éd. de Nicole Mozet, Le livre de Poche, LGF, 1983,
p. 128, et Pl., t. III, p. 139.
18. Ibid., p. 40, et Pl., t. III, p. 75.
19. Pl., t. VI, p. 334. La Maison Nucingen est un des premiers textes de
Balzac à avoir été traduits en Argentine : La casa de Nucingen, s/trad., Los
Intelectuales, 1922.
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21 octobre 2014 01:09 - Balzac, homme de loi(s) ? - Collectif - L’année balzacienne - 135 x 215 - page 401 / 528
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Historia y fisiología de los boulevares de Paris22, les premières pages
de Ferragus, jefe de los devorantes, les « Fisionomías parisinas » de
La joven de los ojos de oro23, constituent à l’époque la description
– en espagnol – d’un Paris omnivore, que l’on observe avec
envie.
Ambition, argent, scénarios de l’ambitieux préparent ainsi
une réussite qui sera confirmée ironiquement dans l’essai par
des anecdotes plus ou moins anodines que Viñas récupère, par-
fois avec mauvaise foi, dans le corpus étudié. Alberdi « atteint
le niveau du public européen » en se perdant dans la foule
des rues de Paris : Alexandre Dumas, brièvement rencontré,
le prend même pour un Parisien (pp. 29-30). Le triomphe de
Sarmiento, le déploiement de sa voix, passent par une conver-
sation qui dure plus que prévu avec Thiers et par une perspec-
tive générale de « violeur » américain (p. 39) qui le pousse (dans
ses pensées) à « détrôner l’Europe de son enceinte de mys-
tère et de sacralité » ; celui de Mansilla, par le rite d’initiation
(privé) qui lui permet d’apprendre les lois du monde et de
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Le panorama qu’offre Viñas est, comme on peut voir,
tout à fait désolant : la réussite que suppose l’approbation de
l’Europe, la jubilation des Argentins qui « arrivent », ne sont
au fond que des confirmations de la continuité coloniale. Ces
voyages inaugurent ainsi une attitude qui à ses yeux va se déve-
lopper tout au long du xxe siècle : « L’Argentine commence
déjà à être pour l’Europe et ses hommes prennent une signifi-
cation depuis l’Europe24 » (p. 18). Triomphe aigre-doux qui
n’est pas sans rappeler les réussites à la Rubempré, fondées sur
des pactes de dépendance.
Types
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misanthrope, figures auxquelles sont liés des descriptions et
des canevas narratifs plus ou moins convenus. Dans La mirada a
Europa, ces figures servent d’arrière-fond au tableau d’ensemble
présenté, tout en projetant le cas individuel vers le type géné-
ral : « Les voyageurs qui typifient le mieux l’étape Rosas du
voyage en Europe sont… » (p. 10) ; « Mansilla typifie ce qu’on
pourrait appeler… » (p. 41) ; « les éléments que commence
à typifier López… » (p. 53) ; « ce phénomène est typifié par
Ingenieros… » (p. 71) ; « il s’agit là vraiment d’une constante
avec des variations : des rôles successifs que commencent à jouer
les intellectuels argentins au xixe siècle » (p. 46). Présenter des
personnages historiques à partir de types fictionnels reconnais-
sables (le viveur, l’ambitieux, etc.), organiser la lecture de
l’Histoire au moyen de typologies : la méthode du critique
semble mettre en pratique le célèbre projet de l’Avant-propos :
« En composant des types par la réunion des traits de plusieurs
caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire
l’histoire oubliée par tant d’historiens26. »
Cette double affinité avec le roman du XIXe a des consé-
quences sur le régime de vérité historique et sur le poids de
ses représentations. Car si les grands hommes de l’histoire
nationale reproduisent des schèmes fictionnels plus ou moins
prévisibles, la valeur individuelle de leur expérience s’en
trouve amoindrie. Et s’il est vrai, comme l’analyse Lukacs
dans un texte que Viñas connaissait27, que ces figures-type
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n’est que le premier à faire le voyage en question : l’incar-
nation d’une modalité de relation, un faisceau de dépendan-
ces politiques, esthétiques et sociales qui seront sans doute
reproduites, avec ou sans succès, par d’autres voyageurs. La
méthode et le personnage balzaciens servent ainsi à illustrer
(et par là-même à dénoncer) une modélisation que Viñas lit
en termes de dépendance.
À ceci, on pourra facilement rétorquer que l’emploi
de Balzac dans « Le regard vers l’Europe » est une marque de
cette même dépendance. Il faut pourtant noter que le sub-
strat fictionnel dans l’essai de Viñas évoque plutôt la singu-
lière réappropriation de l’auteur de El martirio de un genio30
dans le sud du Sud. Le substrat balzacien, thématique et for-
mel, résulte ainsi à notre sens d’un espace de jeu où, pour le
dire avec Antoine Berman, « l’épreuve de l’étranger » permet
« l’apprentissage du propre »31.
Titans
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humaine un représentant de l’ambition américaine, et cherche
dans ses romans des clés pour comprendre la réalité sociale et
ses mécanismes. Deux sculptures de Rodin à Buenos Aires
viennent curieusement illustrer cette lecture : la « cabeza
monumental de Balzac32 » au Museo Nacional de Bellas Artes
et la statue de Sarmiento par Rodin, inaugurée au tournant du
siècle à Buenos Aires, dans les bois de Palermo. Toutes deux
firent scandale, et si les détracteurs de Rodin (à Paris comme
à Buenos Aires) lui reprochaient le manque de ressemblance
avec les modèles, ses défenseurs voyaient dans ces sculptures la
représentation allégorique d’une même énergie de « faiseur »
aux prises avec le réel.
L’idée d’un Balzac qui serait, comme Sarmiento, « l’idéa-
lisation de l’énergie incarnée33 », accompagne en Argentine
la progressive construction d’une doxa qui fait de l’auteur de La
Comédie humaine un démiurge et de l’œuvre une métaphore du
pays. Toute une série de biographies romanesques, éditées (et
traduites) à Buenos Aires dans les années quarante, confirment
cette vision d’un Balzac qui a dompté l’énergie de son siècle :
par exemple celles de René Benjamin, Balzac (vida prodigiosa)
32. « Tête monumentale de Balzac ». Il s’agit d’une des études faites pour
le « Monument à Balzac » (« Cabeza monumental de Balzac », 1898, bronze,
49 x 46 x 42 cm.)
33. L’expression est tirée d’un article sur la statue de Sarmiento dans Caras
y Caretas [Visages et masques], revue politique et satirique (Eustacio Pellicer,
« Sinfonía », 2 juin 1900). D’autres expressions pour décrire la statue (« un cas
tératologique ») donnent le ton de la polémique. Voir à ce sujet l’article de
Sergio Barbieri, « El monumento a Sarmiento realizado por Rodin », Misceláneas
de la Academia Nacional de Ciencias, Córdoba (Argentina), n° 103, pp. 5-30.
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21 octobre 2014 01:09 - Balzac, homme de loi(s) ? - Collectif - L’année balzacienne - 135 x 215 - page 406 / 528 21 oc
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l’essai de Viñas37. La comparaison napoléonienne, que Zweig
avait popularisée auprès du public argentin38, devient poncif.
En 1944, la maison d’édition Sophos publie les Maximes et
pensées de Napoléon avec une préface qui situe d’emblée l’écri-
vain dans le registre épique : les Máximas y pensamientos sont
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dans les années quarante, lors du premier essor du champ édi-
torial argentin, invoquent dans leurs présentations un forgeur
de mondes capable de recréer « douze mille pages de réalité
compacte43 ». Cette superposition entre fiction et réalité pousse
les mouvements de gauche à lire La Comedia humana comme
un rapport sociologique révélant des causalités universelles ; ces
causalités, pense-t-on, pourraient même servir à comprendre
des questions politiques et sociales d’actualité en Argentine.
Aussi la fiction balzacienne est-elle exploitée par les publica-
tions de gauche comme document et comme indice à charge :
Grandet (« avare lombrosien »), du Tillet (« la spéculation
même »), Gobseck (« prédicateur fanatique de l’or44 ») sont les
emblèmes d’un système financier pervers, qu’ils permettent en
même temps de comprendre et éventuellement d’enrayer.
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littérature française46, signale avec alarme la « complicité » et
l’« admiration » de Balzac pour « des prédateurs qui restent en
fin de compte impunis ». « Subjugué par les grands requins »,
« héraut des passions humaines victorieuses », Balzac crée un
monde où « l’ambition interne et l’argent sont devenus le sang,
la sève de la vie sociale ». Dans la capacité du « peintre de la
vie » de rendre ce monde attrayant réside tout le danger de
La Comedia humana, à laquelle on reconnaît tout de même
d’être « féconde et généreuse comme notre terre »47. Tel est le
message de l’article central du dossier, dont le titre évocateur
est « El pesimismo desmoralizador de La Comédie humaine »
[« Le pessimisme démoralisateur de La Comédie humaine »]48.
Ces exemples tirés du monde du livre et des médias sont
des échantillons du statut singulier de l’œuvre de Balzac dans
les années qui précèdent l’étude de Viñas ; ce statut prend par
moments, dans des espaces de savoir précis, des dimensions de
vérité sociologique, morale et même philosophique. Ezequiel
Martínez Estrada49, essayiste majeur avec lequel le groupe
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qui a opté pour la forme mythique au lieu de la logique, pour
l’allégorie au lieu de la définition, pour les choses et les faits
en tant que symbole et métaphore » (p. 100). Et ce choix est,
aux yeux de Martínez Estrada, le seul possible car « toute phi-
losophie de la vie qui suit une méthode scientifique d’expo-
sition et qui se subordonne à un système, comme le font la
sociologie ou l’histoire académiques, fausse nécessairement le
cours de la vie humaine, qui est fluctuant et contradictoire »
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qui « correspondent à divers secteurs de la réalité de son pays et
par conséquent à ceux de tous les pays » (p. 101, je souligne).
L’applicabilité de Balzac à toutes sortes de conjonctures histo-
riques passe justement par la nature philosophique de ses textes.
Or cette universalité implique des invariants, des « idées direc-
trices » dont deux intéressent particulièrement notre propos :
Balzac met, selon Martínez Estrada, « la volonté à la place des
forces aveugles des philosophes naturalistes, et l’argent à la place
de la misanthropie et de la philanthropie des psychologues et des
moralistes » (p. 110, je souligne) ; « l’argent est un moyen combi-
natoire » (p. 10) et « l’ambition un ressort qui actionne directement
sur la volonté » (p. 149 et suivantes). Argent, volonté, ambition,
valeur heuristique du roman : la présence de ces notions dans
l’essai de Viñas renvoient indirectement à Martínez Estrada, avec
qui le trublion « parricide » de Contorno a toujours maintenu un
rapport ambivalent, entre admiration et rejet. Ainsi la perspec-
tive philosophique et universalisante de l’œuvre de Balzac déve-
loppée dans Heraldos de la verdad autorise, prépare et accompagne
le recours ultérieur par Viñas aux physiologies et autres études de
mœurs balzaciennes pour comprendre l’Histoire.
*
En marge de la connaissance structurelle, en français52,
que Viñas a sans doute eue de La Comédie humaine, on peut
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d’omnipotence », par un « titanisme explicite » (p. 36) ; lorsqu’il
assume sans ambages (comme la gauche intellectuelle de
l’époque) des scénarios fictionnels pour parler de l’Histoire,
dans une acceptation tacite, intentionnelle, du réalisme comme
moyen valide de connaissance du réel ; lorsqu’il lit, avec
Martínez Estrada, l’œuvre dans une perspective universelle et
généralisante ; lorsqu’il admet, enfin, l’analogie implicite entre
la société argentine et le monde de La Comédie humaine, il
est en phase, de manière plus ou moins consciente, avec des
images et des idées qui correspondent à la réception de Balzac
en Argentine dans la première moitié du xxe siècle ‒ qui sont
indirectement le corollaire de cette réception.
C’est un lieu commun de dire que la pensée est influen-
cée par le contexte dans lequel elle est produite ; il est moins
commun de penser la critique littéraire comme un creuset où
se fondent les diverses facettes d’une réception. Pourtant, s’il
est vrai que le travail critique implique une part de création,
il n’est pas inconcevable d’y chercher les vestiges des réseaux
imaginaires et fictionnels qui ont imprégné la représentation
conceptuelle, et qui appartiennent à d’autres domaines avec
lesquels le critique serait entré en contact, notamment pendant
sa formation. Ces domaines qui nourrissent l’imagination cri-
tique et où s’éparpille même parfois le germe de la représen-
tation critique future, ne se réduisent pas au texte littéraire en
soi : ils incluent aussi la matérialité du livre, la mythographie
autour de figures historiques et littéraires, la réception d’un
auteur étranger, les interprétations et les usages idéologiques
de son œuvre. L’exploration de la gestation des idées, indépen-
damment des relations explicites que celles-ci entretiennent
avec un corpus scientifique donné, est productive et nécessaire
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21 octobre 2014 01:09 - Balzac, homme de loi(s) ? - Collectif - L’année balzacienne - 135 x 215 - page 412 / 528 21 oc
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53. « La génesis de “El cuervo” de Poe », La Prensa, Buenos Aires, 25 août
1935, p. 4, recueilli dans Textos recobrados. 1931-1955, Buenos Aires, Emecé,
2002, p. 122.