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MARC FUMAROLI

France
Prix Balzan 2001 pour l'histoire et la critique littéraires du 16e siècle à nos
jours
Panorama des mes recherches

J’ai eu la chance d’avoir pu tarir ma jeune soif de lire dans une petite
bibliothèque choisie où se trouvaient les chefs-d’œuvre classiques de la
langue française, et d’avoir eu des professeurs de lycée qui les aimaient.
Adolescent dans une lointaine ville coloniale, j’ai eu à ma portée des
traductions anciennes de Shakespeare et de Cervantès, j’ai appris à rire
dans Molière, à admirer dans Corneille, à m’étonner dans Pascal. Ma
récompense de bachelier, ce fut en 1950 un premier voyage en Italie: je
l’avais souhaité comme aurait pu le faire un garçon de mon âge, trois cents
ans plus tôt, au temps où les Musées n’existaient pas encore. Dans la ville
toute neuve où j’avais grandi, il n’y en avait pas d’autres tableaux que leurs
photographies sépia dans les pages hors-texte du dictionnaire Larousse.
Rome, Florence, Venise, Bologne, Parme, leurs palais, leurs églises, leurs
musées, leurs rues incarnèrent les images et les figures que « la clarté des
lampes » avait fait entrer dans ma mémoire. Avec le grec, le latin et le
français, j’avais décidé que l’italien était le quatrième porche de l’esprit.
Que de solitude ! Que de naïveté ! Que d’anachronisme ! Je ne m’en suis
jamais guéri.

Le XVIIe siècle européen, ses penseurs, ses écrivains, ses artistes auront
été pour moi une patrie. Si je suis devenu historien des lettres et des arts, ce
fut pour devenir citoyen de cette patrie. Mon appétence initiale et
spontanée est devenue choix, vocation, comme cela se passe, j’imagine,
pour un anthropologue, un égyptologue, un japonologue. J’admirais cette
époque labourée par la guerre, la famine, la peste (en ce sens et à un
moindre degré de brutalité, comparable à nos propres siècles) pour avoir
été le grand siècle de l’ironie. Ancré dans les ressources spirituelles de la
mémoire antique et médiévale, il a trouvé le recul et le jugement
nécessaires pour s’élever au-dessus de son propre chaos, transformant
l’expérience du mal en exercice de mesure. Son suprême chef- d’œuvre,
longuement préparé dans les coulisses de la guerre par la négociation et le
commerce des lettres et des arts, ce fut en 1648 le traité de Westphalie, qui
jusqu’en 1792 a posé la règle du jeu entre les États européens, offrant un
cadre durable à une hégémonie française qui s’est montrée, tout compte
fait, et en comparaison des volontés de puissance illimitées apparues
depuis, plus modérée qu’impérieuse.

Puisqu’il faut régler son horloge intime sur une heure, j’ai préféré celle du
XVIIe siècle à celle de ma propre époque, qui exigeait de tous côtés des
adhésions jalouses dont je me défiais et que j’ai toujours refusées. À partir
de ce port, j’étais libre de voyager vers cette Antiquité que le XVIIe siècle
ne tenait pas pour une « archive », mais pour « mère et maîtresse » de vie,
et d’étudier les progrès ultérieurs d’une modernité que ce siècle inventa,
mais dont il s’est gardé lui-même. Mon XVIIe siècle était en équilibre, à la
croisée des chemins.

Tout cela n’était pas seulement naïf, mais intuitif et vague. Il me fallait
apprendre à travailler. Il me fallait des entraîneurs. Quels étaient les
meilleurs maîtres qui, dans les années 1950-1960, s’imposaient en France
dans les hautes études du XVIIe siècle ? René Pintard accepta de diriger
ma thèse de doctorat d’État, Il était alors le maître incontesté de l’ «
histoire des idées ». Dans un grand et beau livre « Le libertinage érudit »,
publié en 1943, il avait méticuleusement établi que la « crise de la
conscience européenne » si brillamment analysée par son propre maître
Paul Hazard, remontait à la génération de Descartes, de Gassendi, de
Hobbes, bien au-delà de la fin du règne de Louis XIV où Hazard l’avait
située. Voltaire avait raison, qui écrivait: « Nous avons eu des ancêtres au
XVIIe siècle ».

Mais personne n’était moins dogmatique que René Pintard. L’esprit


critique et sceptique « d’arrière-boutique » dont il montrait qu’il avait pu,
sous Louis XIII et Richelieu, se concilier avec le sens aigu d’un ordre
objectif, imprégnait sa fluide et rigoureuse méthode d’ « historien littéraire
des idées », toute en nuances, tenant le plus grand compte du temps
biographique, des accidents, des circonstances, des amitiés, des inimitiés,
et se gardant de figer la vie de l’esprit, comme l’histoire de la philosophie
n’y est que trop portée, à un enchaînement de systèmes. Héritier d’une
école d’histoire littéraire, celle de Lanson, en principe résolument
positiviste, Pintard n’en était pas moins un lecteur averti de Sainte-Beuve
et de Proust. Il savait que le style d’une pensée n’est pas un simple
ornement, mais sa fine pointe. Je n’aurais pu trouver un maître plus
exigeant, plus attentif et moins étroit. Le sujet de ma thèse fut choisi, de
concert avec lui, pour m’éviter une spécialisation prématurée. « Corneille
dramaturge en son temps » : c’était une aventure anthropologique plutôt
qu’un sujet. René Pintard m’accompagna, en m’éclairant, en me redressant,
surtout au début, dans tous les méandres de l’enquête. Il m’encouragea
même à ne pas m’attarder dans les sédimentations et les conceptualisations
de la « littérature secondaire » du XIXe et du XXe siècles, et à m’immerger
directement, sur le terrain d’époque, dans ses « sources », imprimées ou
manuscrites.

Lui-même n’avait échappé qu’en partie à la pente « hégélienne » de


l’historiographie, portée depuis Voltaire à repérer en amont des principes
d’évolution et à faire du progrès des Lumières l’interprète et le juge en
dernier ressort de son propre passé. Et cette concession à l’esprit de
système n’échappait pas à son intime doute méthodique. C’est pourquoi
peut-être il me vit sans déplaisir me mettre à l’école de l’historien Roland
Mousnier qui, contre les marxistes ou marxisants, et dans un sens quasi
tocquevillien, mettait l’accent sur le caractère aristocratique de la « société
d’ordres » du XVIIe siècle, qui imprime sa marque indélébile sur la
religion, les mœurs, la pensée, les lettres, les arts de cette époque
(notamment chez le « bourgeois » Corneille), assurant sa continuité vivante
avec l’Antiquité, mais exposée de ce fait à tous les anachronismes
interprétatifs inspirés par les évidences qui ont commencé à s’imposer dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec la montée des philosophies
utilitaristes et du subjectivisme. Mousnier m’apprit que faire de l’histoire,
c’était s’imposer une suspension du jugement « moderne », et entrer dans
les raisons d’un passé qui se concevait lui-même tout autrement que nous.
Rien de plus méprisable pour l’esprit que de polémiquer avec un passé
disparu et sans défense contre les impositions modernes. Tocqueville
comprit le premier que la dénivellation entre les sociétés aristocratiques et
les sociétés modernes et démocratiques rendait les premières difficilement
intelligibles aux secondes.

C’est aussi avec l’aval de mon directeur de conscience scientifique, lui-


même calviniste pourtant, et fils comme moi d’institutrice laïque, que je
m’adressai au meilleur spécialiste jésuite de l’éducation classique, le R. P.
François de Dainville. À l’école de ce grand et solide esprit, je compris
quelle synthèse originale avait été opérée par la Société de Jésus,
éducatrice de Corneille comme elle le sera de Voltaire et de Diderot, entre
la rhetorica divina ignatienne et l’Institutio oratoria de Quintilien. Malgré
la séduction qu’exerça aussi sur moi l’intelligence tourmentée et le vaste
savoir d’un autre jésuite, Michel de Certeau, je me refusai à la
déconstruction modernisante dont il était le chef de file dans la Compagnie
et sur ses confins. Certeau empruntait à la psychanalyse les moyens
d’éliminer de l’anthropologie jésuite l’Éthique à Nicomaque, c’est-à-dire la
grandeur d’âme. Éliminer celle-ci, et avec elle la morale de la générosité
dont le Sénèque du traité Des Bienfaits avait fait l’anatomie concrète, et
l’enracinement de la parole dans la mémoire qu’enseigne Quintilien, c’était
sans doute « purifier » le christianisme de son patrimoine antique, c’était
aussi le réduire au « supplément d’âme » subjectif d’une société moderne
décomposée par le seul jeu des intérêts et des amours propres. Le P. de
Dainville me ramenait aux nervures d’un « moi cornélien » d’autant plus
vigoureux et capable d’autrui qu’il a appris l’amour de soi et désappris
l’amour-propre.

Mes amitiés parmi les spécialistes de l’Antiquité grecque et romaine me


firent en même temps découvrir dans l’imprégnation réciproque entre la
philosophie grecque et la rhétorique latine, qui fait de Cicéron l’auteur-
mère, avec Augustin, de l’Europe pré-moderne, le même principe fécond
de poésie, de littérature, de morale et de droit que Ernst-Robert Curtius,
dans le grand livre traduit en français dès 1948, La littérature européenne et
le Moyen âge latin, avait montré à l’œuvre dans la période « intermédiaire
» entre Antiquité et Renaissance.

Fidèle à mon intention initiale: lire les pièces de Corneille dans leurs
propres termes, je n’ai rien négligé de ce qui pouvait me faire comprendre
ce qu’entendait Mme de Sévigné quand elle parlait à sa fille de ces «
tirades qui font frissonner ». J’ai lu la plupart des mémorialistes qui ont
écrit sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV (mes premières publications
ont été consacrées à deux d’entre eux, Henri de Campion et Mme de
Motteville): ils font entrer dans le vif d’une époque qu’émoussent les
reconstructions partielles ou les généralisations rétrospectives des
historiens. Je me suis parallèlement rendu maître de cette littérature néo-
latine, française et italienne, que la fascination des universitaires pour les
grands auteurs fait d’ordinaire négliger. Je dus constater à quel point, liée
étroitement aux débats religieux, politiques et moraux de l’époque, la
référence rhétorique, à peu près négligée par les analystes modernes, y
jouait un rôle déterminant, même et peut-être surtout lorsque les auteurs,
par scrupule religieux envers les luxes de la parole, par dédain
philosophique envers la sophistique ou par désinvolture aristocratique
envers le pédantisme scolaire, prétendaient s’en affranchir. Je refis mon
éducation.
Cette présence diffuse et insistante de la rhétorique antique, ravivée encore
à l’école par l’humanisme de la Renaissance, m’apparut alors d’autant plus
vivante qu’elle n’allait pas du tout de soi. La réalité monarchique des
régimes « modernes » rendait en effet impossible (ou déplacée et
dangereuse) l’éclat public de l’éloquence politique et judiciaire, et elle
l’obligeait à se circonscrire dans les exercices d’imitation scolaire; elle
encourageait par contraste l’omniprésence du genre « flatteur » et « fleuri »
de l’éloge. Or ni la « grandeur d’âme » aristocratique, ni l’indépendance
philosophique, ne pouvaient s’accommoder, autrement que par
convenance, des contraintes « serviles » et des « lieux communs »
conventionnels de flatterie, l’équivalent de notre « démagogie » dans les «
sociétés d’ordres » et de Cour. D’où cette recherche (inaugurée en France
par Montaigne) d’une « nouvelle rhétorique » qui échappe à la fois aux
genres délibératifs « républicains », aux genres « flatteurs » de Cour, à
l’éloquence sacrée, et qui ouvre à la liberté intime un style épigrammatique
de pensée et de dialogue, quasi crypté, pénétré d’ironie. Cette recherche
(qui se réclame tantôt de Tacite, tantôt d’Ovide) aboutit aussi bien à la
méthode de Descartes, aux éclairs discontinus de La Rochefoucauld et de
Pascal, qu’aux poétiques de la « pointe » et de « l’esprit ».

Les deux pôles extrêmes de la gamme des styles, l’atticisme tacitéen et


l’asianisme ovidien, tout en se combattant et s’appelant l’un l’autre, ont en
commun de vouloir échapper à la consommation courante et machinale de
l’éloge de Cour. Le plus grand poète de l’époque Louis XIII, le plus accusé
de « décadence », même en Italie, jusqu’à ces dernières décennies, est le
Napolitain Giambattista Marino, que Marie de Médicis invita à Paris, où il
demeura de 1615 à 1623. Nul n’a mieux compris que Marino la voie
ovidienne d’échapper à la platitude panégyrique: la pousser jusqu’au point
où, laissant apparaître son revers, l’ironie, elle se dénie elle-même et ouvre
à l’esprit le jeu supérieur de la «maraviglia». La prodigieuse inventivité
célébrante de l’érudit Marino, prenant le large de la nature, crée d’« abolis
bibelots d’inanité sonore » dont l’artificialité absolue touche aussi bien à
l’extase mystique qu’à la volupté libertine.

Son lyrisme miroitant d’Italien cache une mélancolie de « nada » espagnol,


qui ne se laisse deviner et savourer que par des lecteurs recrus de
littérature, de peinture, de musique, sensibles au paradoxe d’un art exténué,
que la conscience même de la vanité de tout et de la sienne propre rend
prodigieusement fécond. Il a été un maître de poétique pour le Romain
Gianlorenzo Bernini aussi bien que pour le Français Poussin, même si ce
dernier a de plus en plus, après 1630, sacrifié le feu de l’ingenium italo-
espagnol à la lumière française d’un judicium qui est moins « raison » et «
règle » que raffinement suprême d’un « goût ». Dans les profondeurs de ce
que l’on appelle, de façon trop rigide ou trop générique, « baroque » et «
classique », j’entrevoyais une « vie des formes » à la fois créatrice et
réfléchie dont le secret, selon le mot de Jean Paulhan, était caché dans les
anciens replis d’une rhétorique oubliée.

La lecture attentive de nombreux auteurs que leurs contemporains tenaient


en haute estime, mais qui, depuis le XVIIIe siècle, étaient tombés dans
l’oubli, me permettait de retrouver les catégories d’atticisme, d’asianisme,
de sublime que les esprits les plus créateurs mettaient en œuvre sans se
soucier d’en faire la théorie ou d’en professer la définition. Dans cet
humus, se révélait une ardente et incessante dispute des styles, dont les
enjeux touchaient à la religion, à la politique, à la morale. À cette lumière,
il devenait possible de lire les œuvres comme elles voulaient être lues (le
théâtre de Corneille est à cet égard un exceptionnel miroir), mais aussi, en
sortant du strict domaine des lettres et des arts, d’interpréter la conduite de
types et de groupes sociaux contemporains, dont chacun était au plus haut
point soucieux de se définir, avec la dernière précision, dans la querelle
générale et théorique des styles, par celui qui s’accordait le mieux à sa
forma mentis et qui se prêtait le mieux à la symboliser en public. La
Grande Robe parlementaire a son style, l’aristocratie d’épée cherche le
sien, Richelieu se propose d’en donner un à la monarchie.

C’est ce que j’essayai de montrer, avec un grand luxe de preuves, dans ce


que je croyais être une introduction à ma thèse sur « Corneille dramaturge
en son temps ». René Pintard me fit remarquer gentiment que ce qui aurait
dû former l’ambitieux préambule à une étude du théâtre de Corneille était
devenu en dix ans le corps indépendant d’une thèse d’État, que je soutins
en Sorbonne en juin 1974. Refusée par Gallimard, qui exigeait réécriture et
réduction pour le public des « sciences humaines », ce livre n’en fut pas
moins publié intégralement aux éditions Droz, à Genève, en 1980. Il paraît
que cette année-là, les mille exemplaires vendus à un prix élevé par un
éditeur en difficulté, mais dont les frais d’impression avaient été
entièrement couverts par la générosité calviniste de Mme Gruner-
Schlumberger, permirent à Droz de boucler en hausse son budget ! Droz
publia quelque temps plus tard, sous le titre Héros et orateurs, un recueil de
chapitres, déjà parus pour la plupart en revues, qui représentaient les
principales facettes de la thèse sur Corneille envisagée au départ. En 1976,
au cours d’un des colloques d’été du Centre d’études de la Renaissance, je
suggérai hardiment à plusieurs collègues (Alain Michel, James Murphy,
Heinrich Plett, Brian Vickers) la création d’une Société Internationale
d’Histoire de la Rhétorique, qui vit le jour l’année suivante, et qui a
manifesté depuis sa vitalité, notamment par la publication de la revue
Rhetorica.

La revue française XVIIe siècle, que j’ai longtemps dirigée, me fit entrer
dans un milieu de recherches et de travaux portant sur tous les aspects de
l’histoire, de la pensée, des lettres et des arts du « Grand siècle ». Depuis
1968, ma collaboration régulière à la revue Contrepoint, dirigée par
Georges Liébert, puis à son héritière Commentaire, dirigée par Raymond
Aron, me fit sortir du cercle strictement érudit; je m’agrégeai au cercle le
plus brillant de la pensée libérale française, proche des disciples américains
de Léo Strauss, proche aussi en France de la gauche « tocquevillienne » de
François Furet. Ayant voulu par discipline et par goût me faire « Ancien »
pour comprendre les anciens, je me suis retourné, en profitant de la
conversation, de l’expérience et de la réflexion de ces modernes (mais en
garde contre les dérives de la modernité) vers les réalités contemporaines,
avec le « regard éloigné » de l’ironie. De ce retournement vers les affaires
de la Cité sont sortis l’essai-pamphlet L’État culturel, publié en 1989 et
quelques articles publiés à des moments choisis dans Le Monde ou Le
Figaro.

Mon entrée au Collège de France en 1986 m’avait donné du champ. André


Chastel, qui avait lu ma thèse avec intérêt et qui m’avait encouragé à
étendre mes recherches aux arts visuels, avait aussi soutenu une
candidature présentée à l’Assemblée du Collège par Yves Bonnefoy. Le
Collège royal, depuis ses origines jusqu’à la fin de l’Ancien régime, avait
compris une chaire d’éloquence latine. Pour la première fois, il créait une
chaire intitulée « Rhétorique et Société », circonscrite au XVIe et au XVIIe
siècles, mais que les habitudes libérales de la maison ne m’interdisaient pas
d’étendre aux Lumières et au Romantisme. J’écartai d’emblée une
interprétation étroite et technique de cet intitulé et je me fixai un
programme d’enseignement et de recherche qui reste encore aujourd’hui un
chantier inachevé, tant il est difficile de transformer en livre, au rythme
voulu et régulier, la substance des conférences et des séminaires annuels du
Collège. Mon propos a toujours été de me servir des catégories rhétoriques
à la fois comme clef de lecture des œuvres littéraires ou plastiques, et
comme sociologie historique de leur milieu générateur et réceptif.

J’ai réussi par deux fois à transformer en livres – Le poète et le roi, La


Fontaine en son siècle (1997), La Querelle des Anciens et des Modernes
(2001) –une série de conférences du Collège. Mes autres cycles annuels de
conférences, « La République des Lettres », « Le XVIIIe siècle du comte
de Caylus », « Chateaubriand », ainsi que les séminaires que j’ai dirigés
sur « Rhétorique et arts visuels » (prolongés par plusieurs essais ou
catalogues d’exposition, ainsi que par les « Mellon Lectures » prononcées
à la National Gallery de Washington en 2000), ont laissé derrière eux
matériaux et textes qui attendent leur cristallisation en livre. La généreuse
bourse d’aide à la recherche que me vaut le Prix Balzan va me permettre de
mener à bien, avec une petite équipe de chercheurs, ces trois principaux
projets restés à mi-chemin, et de soutenir la publication de travaux
esquissés sous ma direction par des auditeurs ou auditrices de mon
enseignement au Collège.

Il n’est donc pas superflu que j’évoque ici, au moins à grands traits, ce
programme de recherche que je voudrais faire aboutir, si le temps m’en est
laissé, et qui dérive tout naturellement des résultats que j’avais obtenus et
consignés dans l’Âge de l’éloquence.

I. La « République des Lettres »

Dans leurs limites chronologiques (l’époque Henri IV-Louis XIII) mes


premières recherches m’avaient fait rencontrer, en filigrane des institutions
officielles, Cour, Parlement, Académies et Ordres religieux savants, «
compagnies » mondaines, un phénomène très discret, décrit par René
Pintard dans son Libertinage érudit, mais que ce grand « dix-septièmiste »
ne nommait pas « République des Lettres », ayant sans doute jugé que ce
syntagme était trop caractéristique de l’époque suivante, celle de Pierre
Bayle et surtout de Voltaire, où son emploi devient de notoriété publique.
Pour autant, quoique sur un mode plus confidentiel, cette expression
circule dans la correspondance et la conversation des lettrés et des savants
volontiers voyageurs du XVIIe siècle, il leur permet de décrire en langage
presque chiffré leur complicité, leur coopération, leur cooptation entre
pairs, d’ordre strictement privé et sur un pied d’égalité, en marge de leur
rang, de leur profession, de leur confession, de leur nation, au service
d’une fin qui leur est propre, la connaissance désintéressée.
Je me suis donc proposé d’en retracer les origines, et d’en suivre
l’évolution. La formule apparaît en latin pour la première fois en 1417 dans
une lettre de félicitations adressée par Francesco Barbaro à Poggio
Bracciolini, qui vient de retrouver en Suisse alémanique, dans la
bibliothèque du monastère d’Einsiedeln, un manuscrit contenant le texte
complet de l’Institution oratoire de Quintilien, et des œuvres de Cicéron
que l’on avait cru perdues. Les deux correspondants appartiennent au
cercle des continuateurs italiens de Pétrarque, tant Vénitiens (Barbaro) que
Florentins (Bracciolini). Par Respublica literaria, Barbaro désigne la
sodalitas qui réunit les lettrés vivants, de quelque patrie qu’ils viennent,
aux grands esprits de l’Antiquité dont ils s’attachent à arracher les
ouvrages à l’oubli et à la barbarie. Il y a du mystère partagé dans la
philologie de ces chasseurs de manuscrits qui sont aussi des éditeurs
critiques, et dans l’archéologie des inscriptions, monnaies, médailles,
statues et monuments antiques qu’encourage en Italie cette restitution de
textes oubliés remettant en lumière l’histoire, le droit, la religion, la
philosophie, l’éducation oratoire, les arts des Anciens. On peut suivre dans
les préfaces des éditions d’Alde Manuce, puis dans la correspondance
d’Érasme l’extension hors d’Italie au début du XVIe siècle de cette société
savante internationale qui se propose rien de moins que de recommencer le
« procès de civilisation » au point où les invasions barbares et la chute de
l’Empire romain l’avaient interrompu. Cette « République littéraire » qui
transcende les frontières et les institutions de l’Europe médiévale se
conçoit comme une communauté aristocratique qui se propose à la fois de
publier et faire partager ses découvertes: ce qui suppose contradictoirement
la maîtrise de l’art de persuader et le souci de préserver le caractère privé,
entre pairs, liés par l’émulation et l’amitié, d’un savoir menacé, dès les
origines, d’être suspecté d’hérésie religieuse ou d’opposition politique.

La République des Lettres a connu ses crises et ses phases: la première


d’entre elles est au début du XVIe siècle, l’explosion des réformes
protestantes, qui appliquent à la religion chrétienne le même principe de «
retour à l’origine et aux sources » qui avait présidé à la philologie et à
l’archéologie des humanistes et à leur critique de la « barbarie »
scolastique. Au milieu des guerres religieuses créées par le schisme,
notamment en France, la République des Lettres (dont les patrons sont de
hauts magistrats) tend à se confondre avec le parti des « Politiques », qui
travaille patiemment à la paix civile et à la tolérance. C’est sa période
classique, illustrée par les Essais de Montaigne et au début du siècle
suivant par l’autorité encyclopédique conquise dans toute l’Europe d’un
Nicolas Fabri de Peiresc.

La seconde phase est l’apparition du vivant de Peiresc d’une « nouvelle


science » mathématique, astronomique, et physique dépassant les méthodes
et les résultats de la science antique réappropriés par les philologues,
Euclide, Diophante, Ptolémée Elle remet radicalement en cause l’image
antique d’un cosmos clos homologué par la théologie médiévale.

La troisième, que l’on peut dater du début du XVIIIe siècle, coïncide avec
le passage de la République des Lettres du latin aux langues vernaculaires,
notamment au français, « latin des Modernes », ce qui à Paris, devenu la
capitale des modes européennes, élargit son public à tout un monde bariolé
d’ « amateurs » oisifs et curieux. Le journalisme et la « charlatanerie »
(néologisme caractéristique) s’insinuent dans les mœurs de la « République
» en même temps que décline le prestige des genres érudits et que croît
celui des genres mondains: le roman, la poésie éphémère, la « brochure »
d’actualité. La Querelle des Anciens et des Modernes, déclarée à Paris en
1688, surgit sur le terrain créé dans la capitale française à la fois par le
succès de la « nouvelle science » et par la « mondanisation » du savoir.
L’âpre ironie d’Érasme et de Montaigne devient la petite monnaie du
commerce des « bonnes compagnies » que nous appelons
rétrospectivement « salons ». La distinction que peut faire Pintard, pour la
période Louis XIII, entre « libertins érudits » et « libertins de mœurs »
s’efface. Les « philosophes » gouvernent l’esprit des gens du grand monde,
et l’Érasme français, Voltaire, exerce un empire universel sur l’opinion
dont Érasme hollandais n’aurait pas pu rêver.

II. Le comte de Caylus et la République française des Lettres et des


Arts

Pour mieux comprendre cette troisième « République des Lettres » sortie


de l’ombre, telle que Paris capitale de l’Europe l’a modifiée, j’ai choisi
d’étudier de près la vie, les œuvres, et l’influence d’un personnage à la fois
typique et singulier, détesté de Diderot, mais ami et correspondant de
Voltaire, le comte de Caylus. Petit-neveu de Mme de Maintenon, portant
un nom et un titre d’ancienne noblesse de Cour, Caylus a commencé par
faire très jeune la guerre, pendant la guerre de Succession d’Espagne, mais
il s’est converti dès 1714 à l’otium cum dignitate du « virtuose », pourvu
par héritage d’un revenu modeste, mais confortable. Il est d’abord
étroitement lié à la grande aventure des arts français sous la Régence,
l’essor à Paris du goût « rocaille », l’antithèse du « grand goût » de Louis
XIV, nouveauté dont le mécène plus ou moins volontaire est le banquier-
collectionneur Pierre Crozat. Il est l’intime entre 1714 et 1719 d’Antoine
Watteau, il apprend à graver « d’après dessin » sous la direction du peintre,
il forme son œil et son goût en sa compagnie dans la fabuleuse collection
de dessins italiens du XVIe siècle réunie par Crozat. En même temps,
disciple de l’abbé Antonio Conti, il s’initie à ce que Paul Hazard a nommé
la « crise de la conscience européenne », et il fait en 1724 une peregrinatio
academica qui le conduit, de savant en savant, de cabinet de curiosités en
cabinet de curiosités, à Bruxelles, à Amsterdam et à Londres.

Un voyage en Méditerranée orientale, en 1717, a fait de lui un « antiquaire


», et un voyage précédent, en Italie cette fois, en 1714-1715, l’avait rendu
familier de peinture vénitienne et bolonaise. De surcroît, il écrit
abondamment, avec talent, mais avec la désinvolture d’un grand seigneur
dédaigneux de publicité personnelle: journal intime, journaux de voyage,
poésies de circonstance, nouvelles, traductions de l’italien et de l’espagnol
et naturellement, comédies « de château » où il joue lui-même, dont il
conçoit les décors, ainsi que celui de fêtes de parc. Il évolue dans les «
sociétés badines » où se côtoient comédiennes, peintres, écrivains et grands
seigneurs.

Autour de 1730, l’ « antiquaire » commence à prendre le pas chez lui sur le


dilettante qui avait participé intensément au triomphe du « rocaille », dont
il se lasse l’un des premiers. Il s’attache au sculpteur Bouchardon, rentré
d’un long séjour à Rome où il s’est formé sur l’antique. Le ministre de la
Maison du roi, son ami, le comte de Maurepas, le fait entrer, au titre de «
conseiller amateur, successivement à l’Académie de Peinture et Sculpture,
où le rejoindra son ami le grand expert de dessins et d’estampes Pierre-
Jean Mariette, et à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Désormais, avec un autre de ses amis, le peintre Charles-Antoine Coypel,
Caylus s’attache à restaurer pour Louis XV un « grand goût » royal, par la
réforme de l’enseignement de l’Académie de peinture et par l’éducation du
public. Avec une prodigieuse énergie, il multiplie les communications
devant les deux Académies. Aux artistes il rappelle les grandes disciplines
sur lesquelles s’est fondée la « peinture d’histoire », n’hésitant pas à entrer
dans le détail technique et à revenir sur les notions fondamentales (le
dessin, la couleur, le costume, les passions) qui avaient guidé les ateliers de
la Renaissance italienne et que l’Académie royale de Louis XIV, sous le
directorat de Charles Le Brun, s’était efforcée d’ériger en doctrine. Pour
inspirer l’invention de futurs « peintres d’histoire », la plupart ignorants du
grec et du latin, il publie des recueils de paraphrases en prose de l’Iliade,
de l’Odyssée et de l’Énéide, autant de sources dramatiques auxquelles
auront recours de nombreux peintres européens de la génération de Mengs.
Pour le public des Inscriptions, Caylus fait l’exégèse de Pline, il propose
des reconstitutions des chefs-d’œuvre de l’architecture, de la sculpture et
des arts décoratifs antiques. Il est en rapport avec les grands antiquaires de
Venise, Bologne et Rome, il s’ingénie à percer le secret qui entoure les
fouilles d’Herculanum et de Pompéi. Pour protester à la face de l’Europe
contre le retard du gouvernement de Naples à publier les œuvres d’art
réunies au Musée de Portici, il publie lui-même luxueusement des
gouaches du XVIIe siècle appartenant à Mariette, exécutées à Rome dans
le cercle de Bellori et de Poussin par Pietro Santi Bartoli, et qui
reproduisaient fidèlement des peintures retrouvées alors dans des fouilles
romaines, et disparues entre-temps.

Infatigable mécène et mentor de jeunes élèves de l’Académie de Peinture


et Sculpture, Vien, Lagrenée, Le Lorrain, Vassé, Caylus les forme au «
grand goût » à l’antique, de préférence « grec », il place leurs œuvres en
France et auprès des cours étrangères. Il s’attache aussi à orienter les arts
décoratifs français, notamment le mobilier et les vases, dans le même sens
antiquisant. À partir de 1748, il obtient de Mme Geoffrin qu’elle ouvre
chaque lundi ses salles de réception aux artistes, afin de faciliter leur
conversation avec les gens de lettres et les gens du monde. Il trouve là un
autre terrain d’action et de diffusion pour les vues qui lui sont chères. Cette
puissante offensive contre le goût « rocaille » et contre le sillage laissé par
Watteau commence dans les années 1750 à porter ses fruits et à influencer
la Direction des Bâtiments du roi passée à l’oncle, Tournehem, puis au
frère, Marigny, de la marquise de Pompadour.

Les dix dernières années de sa vie (il meurt en 1765, salué par une
épigramme vengeresse de Diderot), sans interrompre son action auprès des
artistes et du public, Caylus concentre toute son activité littéraire sur son
Recueil d’Antiquités, dont le dernier et septième volume sera publié après
sa mort. C’est à la fois le catalogue raisonné de sa propre collection
d’objets d’art antiques, grecs, étrusques, romains, égyptiens, commenté à
l’intention des artistes autant que des érudits, et un recueil de fouilles
archéologiques relevées à sa demande, en France, sur des sites gaulois ou
gallo-romains mis à jour par les travaux des ponts et chaussées. Plusieurs
membres de l’Académie des Inscriptions, dont l’abbé Barthélémy, et le
docte théatin italien Paciaudi, avec lequel Caylus entretint une active
correspondance, ont concouru à cet immense ouvrage, qui assura sur le
moment la gloire européenne de Caylus. Au début de sa carrière, ce
gentilhomme des Lumières avait connu chez Crozat l’abbé Du Bos. À bien
des égards, sa pensée et ses écrits, déterminants pour l’avènement du goût
néo-classique et néo-grec, sont débiteures de Du Bos, le Quintilien du parti
des Anciens, dans les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture
(1718) et du même Du Bos historien des fondations romaines du royaume
franc, dans l’Histoire des origines de la monarchie (1729). Un des derniers
gestes de Caylus sera de faire publier la traduction française du premier
essai de Winckelmann.

III. Rhétorique, société et arts visuels

Le cas tardif du comte de Caylus suffirait à lui seul à établir les scellements
étroits qui lient, depuis le XVe siècle italien, la République des lettres, ses
antiquaires, ses archéologues, ses philologues, ses rhétoriciens attachés à
définir les degrés du docere et du delectare et les ateliers, puis les
académies d’artistes, dont l’invention, l’imitation et la poétique visuelle,
relayés au loin par la gravure et le collectionnisme, ont aussi besoin des
lettrés, et de mécènes lettrés pour le faire connaître. À bien des égards, un
grand seigneur indépendant tel que Caylus, mais s’appuyant sur les
Académies royales, et partisan des « Anciens » dans la longue « Querelle
des Anciens et des Modernes », s’est attaché, au service de l’art royal
français, sous Louis XV, à raviver un « ancien régime » des arts qu’avait
ébranlé le génie singulier de Watteau, privé de formation académique,
incapable des grands genres de l’art royal, mais dont la manière avait créé
une mode , avec le soutien de marchands et d’amateurs, auprès du public
privé parisien, puis européen.

Dans le recueil d’études que j’ai publié en 1996 sous le titre l’École du
silence, le sentiment des images au XVIIe siècle, dans la collection « Idées
et recherches » dirigée par Yves Bonnefoy, j’avais essayé dans plusieurs
directions de montrer comment l’Ut pictura poesis d’Horace avait été
élargi en un Ut pictura rhetorica à la fois dans l’art profane et dans l’art
religieux du Grand siècle. Les arts visuels ne relèvent pas exclusivement,
comme on a pu le croire, d’une sociologie historique et tout extérieure du
patronage et du collectionnisme: la conception et les intentions des artistes,
la réception qu’ils attendent et qu’ils reçoivent, s’enracinent plus
profondément dans une culture du Beau qu’ils partagent avec les lettrés, et
que son essence rhétorique, encore indemne de cette philosophie
spécialisée que Baumgarten nommera « esthétique » au siècle suivant,
rattache à la religion, à la morale, à la politique, aussi bien qu’à l’érudition
antiquaire et à l’art de mémoire.

Dans les Mellon Lectures que j’ai prononcées en mai 2000 à Washington
(en voie de publication), j’ai cru pouvoir montrer que la « Querelle des
Anciens et des Modernes » n’avait pas laissé indemne l’histoire des arts
français, mais qu’au contraire celle-ci s’éclairait un peu mieux si on la
percevait sur ce fonds commun qu’elle partage avec l’histoire littéraire. La
question d’un « art royal » et de son decorum propre, distinct de celui de
l’art d’Église, mais soucieux tout aussi bien de donner le ton aux arts de
délectation profanes et privés, est au cœur d’un débat propre à la France, et
qui oriente aux XVIIe et XVIIIe siècles le sort des arts et des lettres
français dans un sens polémique inconnu, au moins à ce degré, en Italie et
à plus forte raison en Espagne ou en Hollande. Cette responsabilité
politique assignée aux arts par la Cour et le refus de cette responsabilité par
les arts de la Ville, infléchit en profondeur les termes du débat hérité de la
Renaissance. En France, le « retour à l’antique », conçu par le comte de
Caylus dans un esprit conservateur et au service de la grandeur royale, a pu
être détourné par Diderot, puis par David, au service d’une émancipation «
républicaine » et d’une liberté « citoyenne ». Le débat quasi clandestin
dans la Rome de la Contre Réforme entre un art de peindre lié à la piété
personnelle, celui du Baroche et du Caravage, un art d’Église officiel, et un
art profane de délectation privée, celui par exemple de la galerie Farnèse
d’Annibal Carrache, ou encore, dans la Rome dite « baroque »,
l’oscillation feutrée entre un Poussin et un Bernin ou un Pietro da Cortona,
préfigurent la Querelle à grande échelle dont Paris est le théâtre de Le Brun
à Watteau, de Boucher à David.

Les monographies que j’ai consacrées l’an dernier à la Sainte Françoise


Romaine de Poussin (Éditions des Musées nationaux), et au dialogue
Bernin-Poussin (Bibliothèque Hertzienne, Rome), font partie d’un work in
progress qui se propose de reconstituer les prémisses romaines du débat
artistique et littéraire français du siècle de Louis XIV et du siècle des
Lumières.

Tels sont les trois principaux chapitres, reliés entre eux, de mon propre
champ de recherche. Plusieurs projets de publication et d’études confiés à
des collaborateurs et à des élèves s’y rattachent.

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