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musicale

« La nouvelle tonalité et l'épuisement de la


forme critique »

Vladimir Safatle
Résumé

Ce texte essaye de montrer comment l'avènement de ce qu'on nomme actuellement "nouvelle tonalité" est
solidaire d'une modification majeure dans la définition de ce qu'est une "forme critique" en musique.
Cette modification ne peut être comprise qu'à travers une analyse des usages d'une certaine "rationalité
cynique" dans le champ des phénomènes esthétiques. Usage qui rend obsolète l'idée de forme critique
propre au modernisme musical. Dans son commentaire sur l'oeuvre de Stravinsky, Adorno nous a fourni
le cadre général de détermination d'un mode de rationalisation du matériau musical qui obéit à ce qu'on
peut nommer "rationalité cynique". Il s'agit ici de suivre cette voie afin de rendre compte de l'enjeu propre
à la nouvelle tonalité.

Abstract

This text attempts to show how the advent of what is currently called 'new tonality' brings with it a major
modification in the definition of the 'critical form' in music. This modification can only be understood
through an analysis of the usage of a particular 'cynical rationality' in the area of aesthetic phenomena, a
usage which renders the idea of critical form in musical modernism obsolete. In his commentary on
Stravinsky's oeuvre, Adorno provided us with a general framework for determining a mode of
rationalization of musical material that obeys what one could call 'cynical rationality.' In this article we
attempt to follow this path in order to assess its importance for new tonality.

Nothing is given by this method;


but much is taken away
Schoenberg.

The postman will never


whistle Schoenberg
Steve Reich.

« Insensés ceux qui déplorent le déclin de la critique. Car son heure est depuis longtemps passée. La
critique est affaire de distance convenable. Elle est chez elle dans un monde où ce sont les perspectives et
les optiques qui comptent et où il est encore possible d'adopter un point de vue. Les choses entre-temps
sont tombées sur le dos de la société humaine de manière bien trop brûlante (1). »

Nous pouvons partir de cette phrase de Walter Benjamin afin d'essayer de rendre compte de certains
processus hégémoniques dans la constitution de la forme esthétique aujourd'hui. Ils concernent ce que des
critiques des arts plastiques comme Hal Foster (2) appellent « épuisement de la forme critique en tant que
valeur esthétique ». Un épuisement qui serait visible dans la transformation de la relation critique entre
l'art et des domaines hyper-fétichisés de la culture (publicité, mode, musique tonale, bande dessinée,
pornographie etc.), dans des relations de « complicité défiante », pour se servir d'un mot du
simulationniste Ashley Bickerton. Il s'agit des relations où la critique, en tant que « distance convenable »
envers la fascination fétichiste, semble être mise en échec à cause de la transformation de la répétition des
contenus hyper-fétichisés en schéma général de production artistique. Le résultat, c'est l'avènement d'un
genre d'esthétisation de la raison cynique. Cela vaut la peine ici de reprendre l'analyse du schéma
hégémonique de détermination de la forme critique dans le modernisme, afin de mieux comprendre les
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causes de ses impasses et la nature des figures qui lui ont succédé.

Forme critique et dévoilement des mécanismes


structuraux de production
Nous connaissons, par exemple, un des schémas modernistes hégémoniques de critique de l'apparence
esthétique. Nous le trouvons dans cette notion de critique en tant que dispositif d'éloignement par rapport
à des contenus mimétiques. Elle consiste à définir l'oeuvre d'art moderne comme étant capable de se
structurer à travers l'esthétisation de la distance à prendre vis-à-vis des organisations, processus,
représentations et valeurs qui apparaissent de façon naturalisée dans la réalité sociale. Ainsi, l'oeuvre d'art
devrait imposer l'autonomie de ses processus constructifs en niant toute ressemblance avec des
organisations fonctionnelles comprises comme naturelles à l'intérieur de réalités sociales historiquement
déterminées. La critique de la mimesis apparaît ainsi comme pièce majeure pour définir ce qu'est la
rationalité des oeuvres. D'un autre côté, cette négation de l'affinité mimétique est une figure de la critique
pour autant qu'elle nous montre que les modes d'organisation fonctionnelle naturalisés sont les lieux où
l'idéologie s'affirme avec toute sa force, pour autant que l'on comprenne l'idéologie comme la réification
des modes de disposition des étants. Rappelons-nous que, traditionnellement, l'idéologie était une
question liée à la naturalisation des modes de présentation des étants. Il s'agissait donc de penser la
rationalité esthétique comme un secteur privilégié de la critique sociale de l'idéologie.

Ce thème classique a amené par exemple Clément Greenberg à comprendre la poussée critique de
l'oeuvre d'art moderne à partir de l'abstraction de la pure forme qui s'affirme contre des tendances
figuratives. Nous savons ce qui anime des affirmations comme : « Jusqu'à maintenant, le modernisme
dans l'art s'est maintenu grâce à son "formalisme" (3). » Derrière cette notion de « formalisme », il y avait
la croyance que l'art doit savoir affirmer le primat de l'autonomie de ses processus constructifs en dépit de
toute affinité mimétique avec ce qui, dans la réalité sociale, s'offre comme apparence.

Cette affirmation du primat de l'autonomie de la forme pouvait prendre l'aspect d'oeuvres capables de
thématiser leurs propres moyens de production, leurs propres processus constructifs. Rappelons-nous à
nouveau Greenberg, lorsqu'il affirme :

« Le non-figuratif ou l'abstrait, s'il doit avoir une validité esthétique, ne peut être arbitraire ou
accidentel : il doit naître de sa soumission à quelque contrainte ou à quelque principe premier digne
d'intérêt. Cette contrainte, une fois qu'on a renoncé au monde de l'expérience commune, extravertie, ne
peut être trouvée que dans les procédures et les techniques mêmes par lesquelles l'art et la littérature ont
déjà imité cette expérience. Ces moyens eux-mêmes deviennent le sujet de l'art et de la littérature (4). »

Ainsi, la forme critique devrait être forme qui expose, grâce à une « distance convenable », ses propres
processus constructifs, forme qui porte en soi même la négation de la naturalisation de son apparence en
tant que totalité fonctionnelle. Cette idée est majeure : les oeuvres d'art fidèles à la forme critique seraient
capables de s'organiser à partir des protocoles de dévoilement de leurs processus de production. Les
oeuvres qui s'organisent à partir de cette poussée critique ont, comme disait Hegel, les intestins en dehors
du corps.

Néanmoins, il faut souligner que la rationalité de cette notion de forme dépend d'un concept de critique
pensé à partir du schéma du passage de l'apparence vers l'essence, critique comme mouvement de
dévoilement. Il s'agit d'exposer, à travers un passage vers l'essence, les moyens de production qui
déterminent la configuration de l'apparence. En fait, c'est comme si la structuration de la forme critique
suivait les modèles « classiques » d'un certain genre de critique marxiste du fétichisme et d'archéologie
psychanalytique du sens latent (5).

Nous savons qu'un des processus fonciers présents dans le fétichisme de la marchandise concerne
l'impossibilité du sujet à apprendre la structure sociale de détermination de la valeur, et ce à cause d'un
régime de fascination pour l'objectivité fantasmatique (gespenstige Gegenständlichkeit) de ce qui
apparaît. Une fascination liée à la naturalisation des significations socialement déterminées. Une certaine
critique du fétichisme s'organise donc à travers les thématiques de l'aliénation de la conscience dans le
domaine de la fausse objectivité. Une aliénation qui indique l'incapacité à la compréhension de la totalité
des relations structurales de sens.
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Ainsi, la prise de conscience venue du travail de la critique présuppose l'avènement des processus
d'interprétation capables d'instaurer un régime de relations non-réifiées qui réalisent la transparence de la
totalité des mécanismes de production du sens. La critique advient donc comme « description des
structures qui déterminent le champ de toute signification possible (6) ». Et ce qui vaut pour la critique
sociale vaut aussi pour l'art. Car il y aurait une totalité de relations qui pourrait être dévoilée à travers
l'oeuvre d'art. Grâce à la possibilité d'une position intégrale des processus constructifs et des relations de
sens, les oeuvres apparaissent donc comme locus de manifestation d'une volonté de clarification
progressive du matériau. Ces processus constructifs sont souvent refoulés, marqués par le voile de l'oubli,
mas ils pourraient être mis en scène à travers des mécanismes d'interprétation et de remémoration inscrits
à l'intérieur même de l'oeuvre. Rappelons-nous que la poussée vers ce qui est en dehors de la scène de
l'apparence peut aussi se transformer en exhibition de ce qui est ob-scène, de ce qui est en dessus de la
scène en tant qu'archaïque ou informe. Cela peut sembler étrange, mais les programmes de retour à
l'archaïque et de dévoilement structural se montrent reliés dans le partage de certaines stratégies
communes de critique.

Michael Fried est un cas exemplaire de cette façon de penser la forme critique en esthétique. Pour Fried,
la valeur esthétique de la modernité est liée à la possibilité de l'oeuvre de servir d'espace où se dévoilent
des processus de clarification progressive des mécanismes de production du sens. Rappelons-nous, par
exemple, son affirmation canonique : « Le théâtre est la négation de l'art (7). » Ici, il ne s'agit pas du
théâtre brechtien qui transforme la scène en locus de manifestation des opérations d'éloignement capables
de dévoiler les moyens de production de l'apparence. Pour Fried, théâtre désigne une immanence liée à la
littéralité qui empêche le sujet de transcender la choséité (objecthood) vers une autre scène où les
processus constructifs pourraient être dévoilés. D'où l'affirmation de Fried : « La peinture moderne a
compris que la suspension de sa propre chosité était un impératif (8). »

Rationalisation sérielle
Il est symptomatique de trouver, dans la musique, l'espace originaire de dévoilement des potentialités de
cette forme critique hégémonique dans le modernisme. C'est un critique des arts plastiques, Clément
Greenberg, qui nous dit ceci :

« À cause de sa nature "absolue", de la distance qui l'éloigne de la mimesis, de son absortion presque
complète dans la qualité physique de son moyen, à cause de ses moyens de suggestion, la musique a
remplacé la poésie en tant qu'art modèle ?...?. En se laissant guider, consciemment ou de façon
inconsciente, par une notion de pureté venue de l'exemple de la musique, les arts d'avant-garde, dans les
cinquante dernières années, ont réussi une purification et une limitation radicale de leur champ d'activité
qui n'a pas d'exemple dans l'histoire de la culture (9). »

L'affirmation ne pouvait pas être plus claire : la musique aurait imposé aux autres arts une notion de
modernité et de rationalisation du matériau liée à l'autonomisation de la forme et de ses possibilités
constructives. Une autonomie qui s'affirmerait contre toute affinité mimétique avec des processus et des
éléments extra-musicaux (10).

En fait, Greenberg a en vue un vaste mouvement de constitution de la rationalité de la forme musicale,


mouvement fondamental pour la définition des possibilités critiques de la forme musicale à partir,
principalement, d'Arnold Schoenberg et qui hérite des motifs venus du débat romantique sur la « musique
absolue » et sa « pureté ».

Grosso modo, nous pouvons appeler « musique absolue » une conception qui voyait dans la musique
instrumentale, déliée des textes, programmes, fonctions rituelles et « pédagogiques », le véhicule
privilégié pour l'expression ou pour le pressentiment de l'absolu dans sa sublimité. C'est la proximité avec
une telle thématique qui permettra à Schopenhauer, dont la philosophie de la musique est assez proche de
celle de Schoenberg, de dire : « Nous ne pouvons y trouver [dans la musique] la copie, la reproduction de
l'Idée de l'être tel qu'il se manifeste dans le monde », car elle est « copie d'un modèle qui lui-même ne
peut jamais être représenté directement », pour autant que « la musique qui va au-delà des Idées est
complètement indépendante du monde phénoménal (11). »

Cette poussée vers l'autonomisation de la forme musicale sera portée à l'extrême par des théoriciens
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comme Eduard Hanslick. En affirmant que la musique n'est plus que « formes sonores en mouvement »,
Hanslick démontre avoir conscience d'entrer dans un stade historique de rationalisation du matériau
musical qui permet la consolidation du champ musical dans sa légalité propre. Une légalité propre qui lui
permet d'affirmer : « Si l'on demande maintenant ce qui doit être exprimé au moyen de ce matériau
sonore, nous répondrons : des idées musicales. Une idée musicale formulée complètement est déjà du
beau, indépendant de toute autre condition : elle n'a pas d'autre but qu'elle-même, et n'est nullement le
moyen ou le matériel servant à l'expression des sentiments et des pensées (12). » Ce qui nous rappelle,
comme l'a déjà bien montré Carl Dahlhaus, l'existence d'une ligne droite qui va du romantisme jusqu'au
« formalisme ».

On perd beaucoup de ce qui amène Schoenberg à constituer sa notion de forme critique si l'on n'a pas en
vue ce débat historique (13). Lorsque Schoenberg affirme : « On fait de la musique à partir des concepts »,
pour insister sur l'idée que l'objectif majeur de la forme, c'est la compréhensibilité des « idées musicales »
composées par l'unité fonctionnelle et expressive entre rythme, mélodie et harmonie, nous savons très
clairement qu'il est guidé par Hanslick et sa notion d'autonomie de la forme (14). Cette exigence de
visibilité de l'idée ordinatrice des dispositions formelles du matériau amène Schoenberg à penser la vérité
en musique à l'aune des possibilités des processus de construction responsables de la détermination des
relations rationnelles entre des éléments musicaux. Il y a donc une exigence de transparence des oeuvres.
Une visibilité qui amène les compositeurs à chercher la « clarification progressive du matériau naturel de
la musique (15) » à travers, par exemple, un combat sans fin contre ce qui est ornement. Un combat qui est
figure du refus d'établir des distinctions hiérarchiques entre des sons ornementaux « non-harmoniques » et
des sons essentiels, pour autant que la forme musicale ne peut donner place qu'à ce qui peut contribuer à
la visibilité intégrale de l'idée. À ce propos, on a déjà beaucoup parlé du sens des similitudes stratégiques
entre les « constructions rationnelles » de Schoenberg et celles d'architectes comme Adolf Loos (16).

Mais cette notion schoenbergienne d'idée musicale devient incompréhensible si l'on part d'une perspective
« formaliste » au sens le plus restrictif du terme. Voici une question majeure pour autant que tout le projet
musical de Schoenberg nous rappelle que « formalisme » » n'est pas la marque d'une quelconque
annulation des attentes expressives. Ainsi, chez Hanslick, l'idée musicale est ce qui permet la réalisation
constructive des exigences expressives, c'est-à-dire qu'elle est ce qui doit unifier construction rationnelle
et expression subjective. C'est la fidélité aux exigences expressives qui amène Schoenberg à affirmer,
d'une façon surprenante :

« L'art, dans son stade le plus élémentaire, c'est une simple imitation de la nature. Mais elle devient vite
imitation dans un sens plus large, c'est-à-dire, non pas simple imitation de la nature extérieure, mais
aussi de la nature intérieure (17). »

Le recours au vocabulaire de l'imitation semble nous renvoyer à la rationalité mimétique en tant que
protocole de constitution de l'apparence esthétique. Néanmoins, l'expression de cette « nature intérieure »
ne pourra être posée qu'à travers la critique de l'apparence fonctionnelle des oeuvres. La nature de cette
critique de l'apparence a été clairement identifiée par Adorno lorsqu'il affirme que « chez Schoenberg,
l'aspect véritablement nouveau, c'est le changement de fonction de l'expression musicale (18). » Une
phrase décisive, pour autant que l'on accepte, normalement, que l'aspect réellement nouveau de
l'expérience musicale de Schoenberg est dans sa façon de créer des totalités fonctionnelles sans faire
appel au système tonal.

Ce changement de fonction auquel Adorno fait allusion consiste dans la rupture avec le fait que « Depuis
Monteverdi et jusqu'à Verdi, la musique dramatique, comme véritable musica ficta, présentait l'expression
en tant qu'expression stylisée, médiate, c'est-à-dire l'apparence des passions (19). » Selon cette lecture,
l'expression a toujours été subordonnée à une grammaire des passions et des affects, grammaire capable
de soumettre la particularité des moments expressifs à la fétichisation et à la généralisation conciliatrice
qui constitue le premier moment de l'apparence esthétique. L'épuisement du système tonal est aussi
épuisement d'une grammaire d'expressions qui se naturalise dans l'usage réitéré des cadences et des
éléments capables de former un vrai « système de représentations ». L'émancipation de la dissonance dont
parle Schoenberg ne serait pas autre chose que la possibilité de construire des idées musicales capables de
dévoiler une expression refoulée par la grammaire du système tonal. Un refoulement produit par une
apparence qui soumet l'expression singulière à la loi d'un langage sédimenté.

En ce sens, il est très symptomatique que Schoenberg soit intéressé par Freud et par la notion
d'interprétation des formations de l'inconscient en tant que révélation de ce qui se passe dans une autre
scène (20). Lorsqu'il interprète des oeuvres d'art, Freud part du principe que la vérité de l'oeuvre ne
coïncide pas avec sa lettre puisque l'apparence esthétique oblitère une dynamique pulsionnelle qui
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n'apparaît qu'à partir des opérations archéologiques de quête du sens : « J'ai souvent remarqué », dira
Freud, « que le contenu d'une oeuvre d'art m'attire plus fortement que ses qualités formelles et techniques
(21). » Cette remarque innocente est, au fond, l'exposition de tout un programme propre à un certain
régime esthétique des arts. Il s'agit de dévoiler la pensée présente dans la forme esthétique ? pensée, selon
Freud, dont la source est « l'intention de l'artiste » (Absicht des Künstlers), c'est-à-dire ses désirs
inconscients et ses motions pulsionnelles ? à travers l'acte de « dégager (herausfinden) le sens et le
contenu de ce qui est représenté (Dargestellten) dans l'oeuvre d'art (22) ». Ainsi, le chiasme entre
esthétique et pusionnel sert à Freud pour dévoiler un horizon de visibilité intégrale des oeuvres. D'un
autre côté, avec sa théorie des pulsions, Freud a permis la reconfiguration d'une catégorie esthétique
majeure : l'expression.

Pour Schoenberg, cette exigence de visibilité s'affirme comme récupération de ce qui ne se présente pas à
travers le langage réifié d'une tonalité qui apparaît en tant que blocage des aspirations d'une « passion de
la vérité derrière les médiations et les masques bourgeois de la violence (23) ». Cette aspiration à la
visibilité pleine amène Schoenberg à affirmer, à propos du Pierrot lunaire : « L'expression sonore des
mouvements des sens et de l'esprit sont d'une immédiateté presque animale. C'est comme si tout était
transposé de façon directe (Fast als ob alles direkt übertragen wäre). »

Chercher une forme capable d'être la transposition directe de l'idée musicale dans la dimension de ce qui
apparaît, idée qui essaye de réaliser des exigences expressives qui ne se reconnaissent pas dans la
grammaire des sentiments réifiée par la tonalité, c'est ce qui amène Schoenberg vers le dodécaphonisme.
Ici, on voit comment il réalise ce projet moderniste de « critique de la réification et du fétichisme à travers
la reconstruction d'une pensée structurale ».

Adorno a toujours insisté sur le fait que l'usage schoenbergien de la notion de série articule, d'un côté, la
tentative de conserver des exigences d'expression de ce qui ne se reconnaît pas dans l'image naturalisée du
monde et, de l'autre côté, la conservation d'un principe constructif et transparent de relation. À ce propos,
Schoenberg a toujours soutenu, avec une pointe d'orgueil : « Je peux assurer cohérence et unité, même s'il
y a plusieurs éléments constructifs de la forme, ainsi que des aides à la compréhensibilité, que je n'utilise
pas (24). »Un orgueil typique de ceux qui pouvaient, en même temps, offrir un protocole de critique de
l'apparence réifiée et assurer un principe autonome de rationalisation et d'intelligibilité des oeuvres.

En fait, lorsqu'elle rationalise toutes les incidences du matériau musical à travers le primat de la série, un
primat qui reporte chaque événement à un genre de critère transcendantal de justification, la musique
semble se libérer de l'apparence produite par la naturalisation du système tonal. En même temps, grâce à
l'omniprésence de la série, le thème est le processus même de construction La série est ce qui réalise ces
exigences d'« obéissance absolue à une injonction ou à un principe de la valeur » dont parlait Greenberg.
Ainsi, Schoenberg a montré comment la forme critique devait être forme capable d'exposer, à travers une
« distance convenable », son processus même de construction, forme qui porte en elle-même la négation
de la naturalisation de son apparence fonctionnelle. Rappelons-nous, par exemple, ce qui l'amène à dire :
« Ma musique ne part pas de la vision d'un tout, mais elle est construite à partir d'un plan et d'un schéma
pré-conçus qui ne donnent pas une vraie idée visualisée du tout (25). » Il s'agit d'insister sur le fait que sa
musique ne naturalise pas des totalités fonctionnelles, mais qu'elle expose clairement son propre
processus de construction à travers la position du plan et du schéma. Cette affirmation est faite dans
l'espoir d'amener le sujet à comprendre le besoin d'entendre la structure et le plan constructif, c'est-à-dire
à avoir une audition structurale des oeuvres.

Nous savons que quelque chose de cette notion de forme critique capable de dévoiler l'apparence
esthétique servira de guide à une bonne partie de l'avant-garde musicale de la dernière moitié du XXe
siècle. Par exemple, c'est en pensant à l'avènement d'une telle forme que Pierre Boulez parle des
« nécessités incontournables du langage musical » qui doivent obéir à des « lois absolues de l'histoire ».
Boulez veut, avec cela, pousser à l'extrême la « dénaturalisation » de la rationalité musicale de la tonalité :
« L'ère de Rameau et de ses principes naturels est définitivement abolie », dit Boulez afin de soutenir
qu'aucun domaine du langage musical ne doit rester fermé à une critique de la réification :

« À ceux qui m'objecteront que, partant du phénomène concret, ils obéissent à la nature, aux lois de la
nature, je répondrai, toujours selon Rougier, que "nous donnons le nom de lois de la nature aux formules
qui symbolisent les routines que révèle l'expérience" (26). »

Il est bien connu que cette critique de la réification vise aussi Schoenberg, pour autant que le
dodécaphonisme apparaît à Boulez comme un échec historique, comme un « romantisme-classicisme
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déformé ». Il veut montrer que le dodécaphonisme n'a pas réalisé son propre programme de nous libérer
de tout adhérence naturelle aux matériaux (la série dodécaphonique ne rationalise que les hauteurs). Cela,
il n'y a que le sérialisme intégral qui puisse le réaliser, avec ces procédés de soumission de tous les
paramètres sonores au primat de la série. D'un autre côté, en suivant une voie ouverte par Webern, il s'agit
d'explorer aussi les qualités morphologiques de la série elle-même :

« Pour qu'une série soit féconde et intéressante, musicalement parlant, il faut qu'elle soit douée de
pouvoirs sélectifs suffisants pour permettre au compositeur de déduire de la série complète plusieurs
séries plus petites que Boulez appelle séries restreintes ou séries défectives (27). »

Ainsi, le principe sériel permet l'avènement des « micro-espaces » de développement qui, en même
temps, gardent une autonomie par rapport au « macro-espace » de la série principale, et se subordonnent à
elle grâce au partage d'une unité fonctionnelle de compréhensibilité complexe. Ce qui est en jeu est donc
l'approfondissement d'un même programme de constitution d'une forme critique à travers
l'autonomisation absolue de ses processus constructifs. Il n'est pas difficile de démontrer que même la
façon boulezienne d'absorber le hasard à l'intérieur de la forme musicale suit encore cette notion de forme
critique.

Idéologie transparente et retour à la mimesis


Néanmoins, nous savons comment, principalement à partir des années 1960, l'art abandonne
progressivement ce programme de soustraction à la fascination fétichiste de l'apparence à travers la
position d'une forme capable de thématiser ses propres processus constructifs. Au contraire, l'art
commence à penser les oeuvres comme des espaces de répétition mimétique de la réalité sociale
fétichisée. Voici une tendance qui peut être trouvée dans ce long mouvement de retour à la tonalité, mais
qui, dans ses meilleurs moments, a fourni une stratégie de critique de la critique. Adorno, par exemple, a
perçu très clairement que le recours à la mimesis avec la réalité sociale mutilée, réalité dont la
représentation musicale serait la tonalité, était la seule façon d'empêcher que le formalisme sériel ne se
transforme en hypostase des totalités fonctionnelles incapables de prendre en compte la résistance des
matériaux aux opérations de sens. Une des fonctions majeures de la Philosophie de la nouvelle musique a
consisté à fournir les protocoles d'inversion de la rationalité dodécaphonique en domination du matériau,
cela afin de comprendre cette inversion à l'intérieur d'une critique de la rationalité instrumentale avec ses
multiples procédés de domination de la nature.

À cause de cela, Adorno en est même venu à insister sur le fait que l'art ne devait plus chercher l'absolu
de sa soustraction totale au fétiche à travers l'autonomisation intégrale de sa sphère et par la consolidation
d'un système structural fermé de production de significations. En vérité, il devait répéter de façon
mimétique la réalité fétichisée, puisque « l'art y est contraint [à se confronter avec le fétiche] à cause de la
réalité sociale. Tout en s'opposant à la société, il n'est pourtant pas capable d'adopter un point de vue qui
lui soit extérieur (28). »

Néanmoins, cette exigence de retour à la réalité sociale fétichisée a été, plusieurs fois, comprise à
l'intérieur d'un cadre de destitution de la forme critique. Si l'on tourne les yeux vers les arts plastiques, on
voit des critique comme Pierre Restany (qui écrit à la même époque où Adorno pensait une Théorie
Esthétique fondée sur la récupération de la mimesis) affirmer : « L'art abstrait refusait par définition tout
rappel de la réalité extérieure : art d'évasion et de refus du monde, il a correspondu à la manifestation
extrême d'une vision pessimiste de la condition humaine (29) », mais les avant-gardes post-60 seraient
réalistes, ayant eu la force de surmonter ce « mythe négatif ». D'où cette définition particulière du
réalisme :

« Le réalisme ne discute ni le contexte ni le décor de sa vie : il s'identifie au réel (qui, dans une situation
sociale d'intégration de toutes les sphères de valeurs à la dynamique du fétichisme de la marchandise, ne
peut signifier que : réel de la forme-marchandise, c'est-à-dire position de la forme-marchandise en tant
que dispositif majeur de constitution de notre expérience du réel ? ce que le pop art a bien compris), s'y
insère, s'y intègre (30). »

En parlant de cette adhésion de l'art à la réalité sociale, Restany prévoit un changement radical dans la
fonction sociale de l'art, changement qui ne sera senti de façon décisive qu'à partir des années 80 : la
transformation de la puissance disruptive de l'art d'avant-garde en glamour disponible à la consommation
à travers la mode et le design. « Dans le monde automatisé de demain », dira-t-il, « le problème capital
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sera l'utilisation du temps libre. L'artiste apparaîtra dès lors non plus comme un paria ou un révolté mais
comme l'ingénieur et le poète de nos loisirs (31). »

Nous pouvons essayer de comprendre cet épuisement de la forme critique en prenant en compte des
problèmes internes à la rationalité de la forme esthétique au XXe siècle (32). Mais nous devons aussi être
attentifs à une dimension « extérieure » du problème qui est normalement négligée.

Grosso modo, il est possible d'affirmer que la conception d'une forme critique qui a été présentée de façon
hégémonique dans le modernisme est forte dans des situations historiques où l'idéologie ne peut être
pensée que comme refoulement de ses propres présupposés, comme blocage du passage de l'apparence
vers l'essence. Dans ce contexte historique, l'oeuvre d'art se structure à partir de la dynamique disponible
à la critique sociale avec ses thématiques de l'aliénation de la conscience dans le domaine de la réification
L'idée benjaminienne de critique comme « distance convenable » ne peut être opératoire que devant des
mécanismes idéologiques de cette nature. Néanmoins, elle sera obsolète lorsqu'elle se verra confrontée à
une réalité sociale où l'idéologie n'opère plus à travers le refoulement et la réification.

En ce sens, il faut insister sur un diagnostic d'Adorno :

« L'idéologie au sens fort du terme est présente là où ce qui règne, ce sont des relations de pouvoir (
Machtverhältnisse)non transparentes, médiatisées et, ainsi, atténuées. Mais la société contemporaine,
accusée de façon erronée d'être trop complexe, est devenue trop transparente (durchsichtig) (33). »

Cette affirmation est majeure. Elle indique une situation sociale où l'idéologie apparaît et s'affirme en tant
que telle dans l'effectivité elle-même, sans que cela modifie l'engagement des sujets dans son champ. Elle
peut venir à la lumière, mais sous un régime de nudité qui ne dévoile rien.

Afin de comprendre la nature de cette nudité qui ne dévoile rien, rappelons-nous une affirmation rusée de
Lyotard à propos du « cynisme » du capitalisme contemporain, une affirmation faite en tenant compte de
la critique de la philosophie adornienne de la musique :

« Il [le capitalisme contemporain] met tout en représentation, la représentation se redouble (comme chez
Brecht), donc se présente. Le tragique laisse place au parodique [...] (34). »

Autrement dit, au lieu de la tragédie d'un système qui ne peut assumer ce qu'il est vraiment qu'en se
structurant sur le refoulement idéologique de ses présupposés, on a affaire au cynisme des pratiques de
pouvoir capables de dévoiler le secret de leur fonctionnement et de continuer à fonctionner en tant que tel.
Des pratiques de pouvoir capables de dédoubler leur propre système de représentations, prenant une
distance brechtienne par rapport à ce qu'elles-mêmes énoncent, comme une parodie sans fin. La force du
capitalisme serait là : dans le fait qu'il ne se prend pas au sérieux, dans le fait que l'idéologie est,
aujourd'hui, auto-ironique. Ainsi, la critique en tant que « distance convenable » serait impossible parce
que l'idéologie opère déjà à travers une distance réflexive par rapport à ce qu'elle-même énonce. Ce qui
signifie que l'on ne pourrait pas prendre de distance par rapport aux contenus normatifs de l'univers
idéologique capitaliste parce que le discours du pouvoir s'autocritique, il rit déjà de lui-même. La forme
critique est épuisée parce que la réalité a absorbé les stratégies de la critique. Elle s'est épuisée parce
qu'on se voit, actuellement, confronté à ce que Peter Sloterdijk a appelé l'idéologie réflexive, position
idéologique qui porte en soi la négation des contenus qu'elle présente. Une façon rusée de perpétuer des
contenus inchangés dans des situations historiques où ils ne peuvent plus avoir de légitimité substantielle.

De Stravinsky à la nouvelle tonalité : une


archéologie de la forme cynique
Voici le cadre d'analyse de ce qu'on peut nommer « nouvelle tonalité », c'est-à-dire cette tendance, chaque
fois plus hégémonique, de retour à des notions comme centre tonal et pulsation régulière. Une tendance
majeure dans le monde anglo-saxon (Steve Reich, John Adams, Terry Riley, Phillip Glass, Thomas Adès,
Howard Skeptom, entre autres) et slave (Arvo Pärt, Schnittke, Penderecki).

D'abord, il faut noter que le retour aux matériaux tonals pose des questions symétriques à celles que l'on
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trouve dans le retour à la mimesis dans les arts plastiques à partir de la deuxième moitié du XXe siècle.
Dans les deux cas, des matériaux et des procédures qui ont été critiqués violemment reviennent mais sans
avoir la force de remplir des fonctions auparavant naturalisées. Après l'émancipation de la dissonance, il
n'est pas possible de se servir du système tonal en tant que principe organisateur des totalités
fonctionnelles et de la progression harmonique. Nous sommes donc face à la question de savoir ce que
peut signifier retourner à un matériau qui porte les marques de sa propre impuissance et de son
épuisement socio-historique, matériau en crise de légitimité. Une position d'épuisement et de crise qui n'a
pas toujours été acceptée. Il suffit de se rappeler ce que dit Steve Reich : « Pour moi, les principes
naturels de résonance et de perception musicale ne sont pas des limitations, ils sont des faits de la vie (35)
. » Néanmoins, même dans le cas de Reich, il n'y a pas un usage de la tonalité en tant que système
fonctionnel de progression mais en tant que principe de juxtaposition des répétitions.

Mais si la musique a fourni aux arts du XXe siècle un cadre de rationalisation de la forme critique à
travers des protocoles d'autonomisation réflexive de la forme, il est possible qu'elle ait été le premier art à
fournir une figure de l'épuisement de cette rationalité à travers un traitement parodique de ce qui se pose
comme apparence esthétique. Forme parodique qui gagne en hégémonie au fur et à mesure que l'idéologie
se révèle en tant qu'idéologie de l'ironisation. Cette forme parodique, au lieu de s'organiser comme une
critique de l'apparence à travers la visibilité intégrale de la structure, s'organise comme soumission
intégrale du matériau à un « principe de stylisation ». Le matériau apparaît normalement comme le
représentant d'un style codifié, élément statique comme une image-cliché. L'oeuvre devient « jeu » avec
des matériaux fétichisés. Un chemin qui pourrait nous amener, tout simplement, vers la composition
d'oeuvres « régressives ». Néanmoins, les matériaux sont ici traités comme apparence, posés en tant
qu'apparence. Ainsi, la forme parodique réalise de façon cynique le programme que la forme critique
s'est elle-même imposé : porter en soi-même sa propre négation, être la performance d'une distance
convenable par rapport à des systèmes naturalisés de représentations (comme c'est le cas du système
tonal).

C'est Adorno qui a compris cette étrange complémentarité entre critique et parodie ou entre critique et
cynisme. Dans ce cadre, sa confrontation entre Schoenberg et Stravinsky gagne un sens nouveau. Car
Stravinsky, d'une façon symptomatique, peut nous fournir le cadre d'analyse de la rationalité des
dispositifs formels qui structurent plusieurs programmes à l'intérieur de la nouvelle tonalité. Il y a, par
exemple, une ligne droite qui va de Stravinsky jusqu'à John Adams et Thomas Adès.

En ce qui concerne la multiplicité des questions posées par Adorno au sujet de Stravinsky, gardons
principalement sa façon de voir la musique stravinskyenne comme un jeu infini des masques. Un jeu qui
devient plus visible à l'occasion du passage de Stravinsky vers le néo-classicisme.

Normalement, la critique indique le ballet Pulcinnella, de 1920, comme le moment d'une torsion vers le
néo-classicisme dans les processus de composition de Stravinsky, mais Adorno insiste sur l'idée que
L'histoire du soldat, de 1918, présente déjà les procédés qui seront hégémoniques dans l'oeuvre du
compositeur. Car, à partir de L'histoire du soldat, le seul matériau de composition sera le matériau mutilé
venu des formes épuisées du système tonal, des matériaux pauvres qui se montrent en tant que tels.
Adorno a perçu déjà quelque chose de cette tendance lorsqu'il a vu les effets du principe artistique de
refus et d'un certain anti-humanisme : que les moments d'inflexion expressive chez Stravinsky étaient
généralement des successions sonores élémentaires. Après Petrouchka, l'expression devient grotesque,
comme si « l'imago (Imago) du caduc et du délabré devait se transformer en remède contre la décadence (
Verfallenen) (36). » Ce remède contre la décadence de la tonalité produit à partir des images des éléments
détériorés du système lui-même sera le geste majeur de composition dans le retour contemporain à la
tonalité.

À ce propos, on doit prendre au sérieux l'affirmation adornienne selon laquelle le compositeur qui suit la
logique en mouvement dans les oeuvres de Stravinsky compose avec des « ruines des marchandises (
Warentrümmern) », cela au sens qu'il assume des formes et des éléments fétichisés qui s'affirment en tant
que tels, comme si ce matériau était déjà préalablement critiqué, comme s'il portait en lui-même sa propre
négation et affirmait sa propre impossibilité à remplir ses « fonctions naturelles ». Voilà ce qu'Adorno a
dans l'esprit lorsqu'il dit que Stravinsky compose comme quelqu'un qui « ritualise le solde (Ausverkauf)
(37) ». D'où l'idée adornienne d'affirmer que cela n'est pas autre chose qu'une forme musicale parodique,
forme qui présente ses matériaux entre parenthèses, comme si l'on était devant une musique composée à
partir de la musique, ou devant un montage de musiques mortes, de musiques faites contre la musique.

Tout se passe comme si le faire musical prenait conscience de soi à travers l'ironie en s'affirmant
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ouvertement en tant que tel. Une musique qui, de façon cynique, « se moque de la norme à l'instant même
où celle-ci est publiée à son de trompe (38) », c'est-à-dire une forme esthétique capable d'effacer la norme
en la suivant. Une façon rusée de conserver et de répéter des matériaux épuisés du point de vue de la
situation socio-historique. C'est la raison qui amène Adorno à affirmer, en 1962 :

« Stravinsky demeure un objet de scandale parce que le caractère inauthentique de l'objectivité a pris
chez ce prestidigitateur impénitent un visage grimaçant. Ce qui a sauvé sa musique de tout
provincialisme, c'est que jamais elle n'a manqué de montrer ses ficelles, comme seuls d'inimitables
magiciens se permettent de le faire (39). »

Sa conscience qu'il n'a qu'un « langage organique en décomposition » pour donner forme à une musique
qui veut s'affirmer en tant que forme critique nous amène à désigner Stravinsky comme un exemple
privilégié de quelqu'un qui essaye d'exposer l'effondrement de la distinction entre l'art et le fétichisme,
mais à travers des structures fétichisés.

Il est vrai que l'on peut toujours dire que « cette musique, loin de se confondre avec la conscience réifiée
qui parle en elle, la dépasse au contraire dans la mesure où elle la contemple en silence et où elle la laisse
parler en personne, sans intervenir (40). » Néanmoins, elle est la forme du paradoxe d'une conscience
réifiée auto-réflexive ou d'une fausse conscience éclairée. Forme d'une conscience cynique qui répète les
gestes musicaux d'une conscience réifiée mais qui montre, en même temps, soit par une force excessive,
soit par des ruptures et juxtapositions, qu'elle peut prendre de la distance par rapport à ses propres gestes.

Si l'on pense à des compositeurs comme John Adams et Thomas Adès, on voit que ces procédés de
composition ont continué jusqu'au paroxysme. Entre Adès et Adams, passe le même discours sur la
disponibilité totale des matériaux musicaux de toutes les traditions et sur la mobilisation de ces matériaux
à travers une organisation musicale qui vise le grand public. Cela amène Adams à affirmer : « Ma
musique est une grande poubelle, je ne refuse rien. » C'est vrai. Dans Harmonielehre, par exemple, de
1984-1985, on trouve des harmonies de jazz, des orchestrations de musique de film des années 50, des
pulsations de rock et des insinuations dodécaphoniques. Le titre est déjà une parodie du Traité
d'harmonie, de Schoenberg, le dernier des grands traités d'harmonie de l'histoire de la musique, qui paraît
au moment où Schoenberg démontre que les chemins sont ouverts à l'abandon de la tonalité. Tout se
passe comme si Adams se plaçait au seuil de ce moment historique, mais pour fournir sa propre version
sur ce qui peut apparaître à partir de l'épuisement des fonctions constructives du système harmonique
tonal. Il ouvre une époque de disponibilité totale du matériau et du libre usage des formes. Une liberté
illustrée par Adams lui-même lorsqu'il dit, à propos de ce que signifie Grand pianolla music, de 1982 :
« Pensez à Beethoven et à Rachmaninov prenant une douche avec Liberace, Wagner, The Supremes, Ives
et John Philip Sousa. »

Pourtant, pour que des séquences pianistiques de glissandos et des arpèges à la Liberace puissent vivre de
façon « harmonique » avec des développement chromatiques wagnériens, une grande indifférence
vis-à-vis de la résistance des matériaux est nécessaire ; c'est possible si l'on réduit les matériaux à une
sorte d'image sonore, de clichésoumis à des procédures générales de stylisation. Ainsi, Adams peut
travailler ses matériaux d'une façon telle qu'à la fin ils semblent construire une totalité organique
incapable de blesser les oreilles habituées à la forme-sonate et aux moments majeurs de la tonalité. Grâce
à un certain tour de magicien, la multiplicité des matériaux semble se transformer en un grand continuum
où tout peut rentrer et sortir sans que cela mette en question un développement qui cache ses
juxtapositions. Un tour de magicien qui est possible parce que la composition s'est transformée en un
« jeu de masques », cela au sens d'un jeu musical à partir de la musique elle-même (Adorno a caractérisé
de la même façon la musique de Stravinsky). Un cas exemplaire ici est le deuxième mouvement de
Century Rolls, de 1996 : une parodie des Gymnopédies, parodie de Satie, déjà présente dans le titre même
du mouvement, à savoir, Manny's gym. Une parodie faite à travers l'articulation entre les modulations de
Satie et des arrangements de piano-bar.

Il est vrai qu'Adams aurait une autre version à propos de cet éclectisme présupposé par le discours de la
disponibilité intégrale du matériau. Sous un mode affirmatif, il parlerait de la multiplicité qui compose
« l'Amérique » en tant qu'espace libéré des hiérarchies et distinctions qui marquent la « vieille Europe ».
L'éclectisme de sa musique ne serait que, d'un côté, le résultat d'un « retour à l'expérience ordinaire » qui,
dans l'âge de l'urbanité, mélange tout, de l'autre, un retour aux formes musicales enracinées dans des
pratiques communales d'interaction sociale. Cette hypostase de la vie quotidienne accompagne,
normalement, le spiritualisme d'Emerson et Thoreau. C'est ainsi qu'Adams peut affirmer : « J'ai vite perçu
que la musique dodécaphonique avait divorcé de l'expérience communautaire » et cela sans problématiser
le fait qu'un tel divorce était le résultat de l'épuisement de la notion même d'expérience communautaire à
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l'âge de l'universalisation de la forme-marchandise.

Néanmoins, il est symptomatique que cette « esthétisation musicale d'un plan d'immanence » liée à la
multiplicité pure dans le champ des expériences communautaires soit présente à travers l'ironisation des
matériaux avec lesquels les oeuvres sont composées. En fait, les oeuvres ne peuvent réaliser leurs
promesses d'immanence qu'à travers l'ironisation, comme cela était le cas des exigences d'authenticité
animant le programme esthétique de Stravinsky. Au fond, il s'agit d'une authenticité qui ne peut se
réaliser que de façon ironique. Un cynisme adapté à l'esthétisation des modes contemporains de
fonctionnement de l'idéologie.

En ce sens, l'oeuvre de Thomas Adès représente un problème supplémentaire. L'héritage minimaliste


d'Adams marque encore sa musique avec des exigences de clarté qui viennent de l'usage de la pulsation
régulière et du déploiement maximal des motifs réduits. Il est vrai qu'il abandonne les recours minimaux
qui marquent Phrygian Gates ou Light over Water (même si des oeuvres tardives comme Lollapalooza,
de 1995, appartiennent encore à cette logique), mais même dans des pièces complexes comme Chamber
Symphony, de 1992, on voit l'effort d'Adams pour donner de la visibilité à un ensemble réduit d'idées
formelles. À l'inverse, quelques pièces d'Adès partent de ce qu'on peut nommer des « ambiances
destructurées » qui tendent à l'informe. Les premières mesures de Concerto conciso, de 1997-1998, en
sont un très bon exemple. Les structures qui s'organisent de façon fragile et instantanée sont fondées sur
des clichés musicaux qui subsistent dans des contextes qui leurs sont étrangers. Des clichés qui renvoient
aux inflexions de la grammaire conventionnelle ou de la tradition moderniste (réduite à la condition
d'image musicale). En fait, les seuls éléments de l'organisation de la forme sont des « fétiches en ruines »
ou des formes qui sont détruites de la même façon qu'un enfant détruit un jouet pour essayer de le rebâtir
avec des forceps. Les cas exemplaires ici sont le tango d'Arcadiana et le techno d'Asyla. Cette forme est
capable d'absorber sa propre destructuration sans, néanmoins, mettre en question la notion qu'il n'y a de
l'ordre qu'à travers des matériaux fétichisés. Ainsi, elle peut flirter avec l'informe sans abandonner un
principe d'organisation à propos duquel elle montre qu'elle-même ne croit pas en lui. Même l'informe peut
servir à soutenir un ordre qui se maintient grâce à son auto-dérision.

1. Walter Benjamin, Sens unique, Paris, 10/18, p. 168.

2. Cf. Hal Foster, The return of real, MIT Press, 1996.

3. Clement Greenberg, « A necessidade do formalismo », in Ferreira et Cotrim (org.), Clement


Greenberg e o debate crítico, Rio de Janeiro, Zahar, 1997, p. 127.

4. Clement Greenberg, Art et culture : essais critiques, Paris, Macula, 1988, p. 12-13.

5. Voir à ce propos, par exemple, Jacques Rancière, L´Inconscient esthétique, Paris, La Fabrique, 2001.

6. Bento Prado Jr., Alguns ensaios, São Paulo, Paz e Terra, 2000, p. 210.

7. Michael Fried, « Art and objecthood », in Gregory Battcock, Minimal art : a critical anthology,
University of California Press, 1968, p. 125.

8. Ibid., p. 119.

9. Clement Greeenberg, « Rumo a um mais novo Locoonte » in Ferreira et Cotrim, op. cit., p. 52-53.

10. En fait, Max Weber a été le premier à comprendre que la musique fournit le mode de rationalisation
pour les autres arts. À propos de ce processus de constitution de la légalité autonome du champ musical,
voir, par exemple, Weber, Fondements rationnels et sociologiques de la musique.

11. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, Paris, PUF, 2003, p. 327-328.
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12. Hanslick, Du beau dans la musique, Paris, Christian Bourgeois, 1986, p. 94.

13. C'est la raison qui amène Dahlhaus à affirmer : « Les travaux où Schoenberg surmonte la frontière de
la tonalité appartiennent tous à des genres comme la symphonie, le quator et les pièces lyriques de piano,
c´est-à-dire des genres typiques de la musique absolue. » Dahlhaus, Schoenberg and the new music,
Cambridge University Press, 1999, p. 99.

14. Voir, par exemple, Schoenberg, « New music, outmoded music, style and idea », in Style and Idea,
California University Press, 1984, p. 121.

15. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 77.

16. Voir, par exemple, Antonia Soulez, « Schoenberg : penseur de la forme »in Formel/Informel, Paris,
L'Harmattan, 2003.

17. Schoenberg, Harmonielehre, p. 55.

18. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 50.

19. Ibid., p. 49.

20. Rappelons-nous ce que dit Schoenberg à propos d'Erwartung : « Il est impossible à l'homme de sentir
une seule chose à la fois. On sent mille choses à la fois. Et ces milliers de choses ne s´additionnnent pas
plus qu´une pomme et une poire. Elles divergent. Et c'est cette multiplicité de couleurs, de formes, cet
illogisme (Unlogik) dont font preuve nos sensations, cet illogisme inhérent aux associations d´idées, à
toute montée de sang, à n´importe quelle réactions des sens et des nerfs que je veux avoir dans ma
musique »

21. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange »,in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard,
1985, p. 87.

22. Ibid., p. 89.

23. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 155.

24. Schoenberg, « Constructed music », in Style and Idea, p. 107.

25. Ibid., p. 107.

26. Boulez, Penser la musique aujourd'hui, Paris, Gallimard, 1963, p 30.

27. Bayer, De Schoenberg à Cage, Paris, Klincksieck, 1981, p. 58.

28. Theodor W. Adorno, Ästhetische Theorie, Francfort, Suhrkamp, 1973, p. 201.

29. Pierre Restany, Les nouveaux réalistse, Paris, Union générale d'éditions, 1978, p. 167.

30. Ibid., p. 199.


> Filigrane > La société dans l'écriture musicale

31. Ibid.

32. Je renvoie ici à Vladimir Safatle, « Produzir sínteses sem acreditar no todo »in Revista Discurso, São
Paulo, n. 35.

33. Theodor W. Adorno, « Beitrag zu Ideologienlehre »,in Gesammelte Schriften VIII, Digitale
Bibliothek, vol. 97, p. 467.

34. Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionels, Paris, Christian Bourgois, 1980, p. 117.

35. Steve Reich, Writings about music, Oxford University Press, 2002, p. 159.

36. Th. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 151.

37. Ibid., p. 177.

38. Ibid., p. 211.

39. Th. W. Adorno, « Stravinsky », in Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982, p. 164.

40. Ibid., p. 166.

Pour citer ce document:


Vladimir Safatle, « La nouvelle tonalité et l'épuisement de la forme critique », Filigrane [En ligne],
Numéros de la revue, La société dans l'écriture musicale, Mis à jour le 26/05/2011
URL: http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=137
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