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Réalisé par : Encadré par :

MERZOUGUI Mohammed KOSTANI Ben Mohammed


1
é
Fournir des repères bio- et bibliographiques sur P. Bourdieu s’avère une
étape très délicate dans la mesure où cet auteur, en lui seul, constitue un
continent très vaste. Né en 1930 dans Béarn, à Denguin, P. Bourdieu passe ses
études successivement au lycée de Pau, au lycée Louis-le-Grand, à la faculté
des lettres de Paris et à l'Ecole Normale Supérieure (ENS). Après avoir obtenu
son agrégation en philosophie dans l’ (ENS), il est nommé professeur au lycée
de Moulins en 1955. Il enseignera successivement à la faculté de lettres d'Alger
de 1958 à 1960, à Lille de 1961 à 1964 et, à partir de 1964, à l'École des Hautes
Études en Sciences Sociales (EHESS) dont il deviendra le directeur au centre de
sociologie européenne. Ainsi P. Bourdieu dirige-t-il la revue Actes de la
recherche en sciences sociales (ARSS) depuis sa création en 1975. En 23 janvier
2002, on assiste à la mort d’une des figures les plus marquantes de la seconde
moitié du XX e siècle.

La richesse et la densité de la réflexion de cet auteur ne permettent guère de


résumer en quelques lignes sa trajectoire bibliographique extrêmement riche.
Ses réflexions ne procèdent pas d’un vide ; elles s’inscrivent dans la lignée des
« pères fondateurs » de la sociologie, à savoir, E. Durkheim, Max Weber et Karl
Marx dont il s’empare l’esprit sociologique, quelques concepts fondamentaux,
des principes méthodologiques, etc., tout en marquant une position assez
nouvelle.

Soulignons en passant que P. Bourdieu, dans sa trajectoire individuelle et


intellectuelle, a connu trois grands « ruptures » :

1
— rupture avec son monde d’origine1 ;
— rupture avec la philosophie ;
— rupture épistémologique avec les grands courants marquant le
xx siècle, notamment « le structuralisme classique ».

Dans ce qui suit, on va mettre la main sur sa rupture avec la philosophie : « il


est vrai que je suis un produit de l'Ecole normale qui a trahi l'Ecole normale. »

Le « quand », le « où » et le « comment » sont nécessaires pour comprendre


cette rupture. Celle-ci ne pouvait avoir lieu que dans les années soixante, dans
l’Algérie, au moyen de la photographie, entre autres.

Le passage de P. Bourdieu par l’Algérie :


Après avoir agrégé en philosophie, et avoir enseigné un an au lycée de
Moulins, P. Bourdieu doit faire son service militaire, on le sait, dans l’Algérie qui
était en plein guerre de libération contre le colonialisme français. Démobilisé à
la fin de 1957, Bourdieu devient, à la rentrée de 1958, assistant à la Faculté des
Lettres de l’Université d’Alger.

En Algérie, dans un pays secoué par une guerre de libération violente et


déchirée par des contradictions sociales et des anachronismes historiques
particuliers, s’engendre la vocation de P. Bourdieu de changer son regard sur le

1
Sa rupture avec son monde d’origine et le décalage qui se trouve entre son monde d’origine et celui où il est,
lui ont permis de voir ce que pour les autres fait partie de la routine. Donc, il n’est pas exagéré ni superflu de
dire que P. Bourdieu mobilise les outils théoriques les plus sophistiqués pour appréhender des objets
socialement considérer comme mineur, d’où la photographie sur laquelle porteront les pages suivantes.

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monde social. Il n’est ni superflue ni exagéré de dire que les années algériennes
de Bourdieu contribuaient à la conversion intellectuelle d’un normalien
philosophe à un sociologue engagé. La situation de crise et le danger réel qu’a
connus l’Algérie dans les années soixante font que le travail ethnologique et
sociologique de Bourdieu était une véritable aventure ; ses enquêtes se
déroulent en fait en plein guerre. Bourdieu met à son service toutes les
techniques ethnologiques et sociologiques possibles, allant de l’observation à
des entretiens profonds en passant par la photographie comme moyen de
documentation et de témoignage. Face à la situation insupportable qu’il
observait, P. Bourdieu adopte une position d’ « objectivation participante » qui
lui permettait de travailler comme il fallait sans se perdre dans le sable du
désespoir. A cette position objective devant le monde social correspond la
photographie comme moyen de matérialisation des observations et de leurs
mémorisations. Au truchement des photos prise entre 1958 et 1962, Bourdieu
partage son regard sur le monde social algérien sous un autre angle ; il ne s’agit
pas seulement d’un témoignage de son passage initiatique en Algérie, mais
d’un regard sociologique et un engagement politique : voir pour faire voir,
comprendre pour faire comprendre.

Ayant abordé, quoique succinctement, comment P. Bourdieu prenait ses


distances par rapport à l’abstraction philosophique dans un pays
irrémédiablement écrasé par le système colonial français en adoptant un
regard ethnologique et sociologique engagé, nous proposons à présent
d’aborder une conversion d’un type particulier : la conversion de la
photographie d’un moyen de témoignage à un objet d’analyse sociologique.

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Photographie : d’un moyen à un objet :
Il va sans dire que P. Bourdieu doit beaucoup au contexte algérien pour sa
position ethno-sociologique. Bourdieu devient progressivement un
« ethnologue-sociologue » non pas par choix, on l’a déjà vu, mais par la logique
et la force même des objets concrets de ses enquêtes en Algérie. La situation
de crise qu’a connue l’Algérie exige du jeune ethnologue-sociologue d’adopter
la position de l’ « objectivation participante » pour ne pas se perdre dans les
sables du désespoir. La photographie l’a aidé suffisamment.

Pendant ses années algériennes, Bourdieu met à son service un appareil photo
comme un support d’étude, un moyen au service de la réflexion. Sinon
comment peut-on expliquer que de son retour en France en 1961 Bourdieu ne
pratique plus la photographie ? Ce qui intéresse Bourdieu, c’est l’acte de
photographier, mais non pas la photographie en elle-même. Il l’envisage plus
du point de vue fonctionnel que celui esthétique. N’est-ce pas dans ce sens
qu’il lui a assigné différentes fonctions en l’occurrence :

Prendre une photo, c’est faire face à la réalité retenue ; c’est la prendre à
bras le corps ; bref c’est la confronter :

4
De ces photos susmentionnées se dégage la constatation suivante : la réalité
écrasante dont on a parlé n’est pas traduite par les photos retenues ; or, on ne
voit que des gens qui travaillent, d’autres en train de se reposer etc. De par-là,
Bourdieu attribue à la photographie une autre fonction qu’est la suivante.

La photographie permet aux personnes photographiées de se mettre à


l’aise :

«Faire de la photographie c’est une façon de leur dire : je m’intéresse à


vous, je suis avec vous, j’écoute vos histoires, je vais témoigner de ce que
vous vivez»2

La photographie lui a permis d’intensifie son regard :


« je regardais beaucoup mieux »
Elle lui a permis la conversion du regard :

Philosophe Ethnologue

En fait, la photographie lui a contribué de forger son habitus


d’ethnologue ; en 1961, la conversion était achevée, l’habitus était
incorporé. La photographie n’est plus un moyen au truchement

2
P. Bourdieu, Images d’Algérie: une affinité élective, p: 40

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duquel Bourdieu témoigne de ses années algériennes, de son
passage initiatique par l’Algérie, mais du fait qu’il ne veut pas se
comporter naïvement vis-à-vis cet objet, il le remet en question en
prenant pour point de départ son caractère définitoire par
excellence, à savoir, l’objectivité :
La photographie est-elle objective ?

La photographie remise en cause :


S’était trouvé prolongé dans un pays irrémédiablement écrasé par la
guerre de libération, P. Bourdieu voulait tout capter, tout comprendre, il
n’avait pas du temps pour prendre des notes sur papier, c’est pour cela il se
servait d’un appareil photo pour témoigner de ce qu’il observait et le
mémoriser.

Bourdieu, dans les différentes fonctions qu’il a attribuées à la photographie, ne


mettait pas l’accent sur sa « représentation objective de la réalité », il n’en
parlait pas ; or il critique ce caractère illusoire.

Remettre en cause l’objectivation de la photographie revient, d’une part, à


faire allusion à certaines réflexions qui en tiennent compte ; d’autre part, à
procéder par analogie à un jeu d’échecs, c’est-à-dire, ne pas définir la
photographie en soi, mais dans son rapport d’opposition et de différence, voire
d’imitation qu’elle entretient avec la peinture.

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Les discours critiques d’art qui mettait l’accent sur la naissance de la
photographie s’accordaient au moins sur le fait que la photographie était
l’imitation la plus parfaite qu’elle soit de la réalité. Cela tenait essentiellement à
son fonctionnement technique : l’image photographique était produite de
manière automatique, objective, dépourvue de l’artefact qui caractérise la
peinture.

Le poète français Charles Baudelaire en parlait beaucoup. Dans son dernier


Salon 1859, Baudelaire écrivait :

« Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature […]. Je crois que l’art est et
ne peut être que la reproduction exacte de la nature […]. L’art, c’est la
photographie. »

Baudelaire envisagent la photographie de manière péjorative dans la mesure


où cette pratique artistique se contente d’imiter le déjà-là, le visible ; il n’y a
pas d’imagination sur l’invisible, sur ce qui est situé au-delà de la réalité
concrète, sur l’absurde, des choses caractérisant spécifiquement la poésie et la
peinture d’où leur aspect complétement créatif, donc subjectif.

Sur le plan de la perception, l’objectivité de la photographie est critiquée sur


plusieurs points par Rudolf Arnheim, en l’occurrence :

La photographie réduit la tridimensionnalité de l’espace ;

Largeur

Hauteur

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N.B : on voit bien que la photographie ne tient que compte de deux
dimensions, à savoir, la hauteur et la largeur, en faisant abstraction
de l troisième dimension, celle de la profondeur (l’épaisseur)

La photographie isole un point bien précis de l’espace-temps ; cet


isolement est subjectivement déterminé par l’angle choisi, le cadrage,
l’éloignement de l’objet, la stylisation du noir et blanc.

La photographie ne rend pas compte des autres sensations qui


participent à perception du réel, y compris la sensation tactile et
olfactive qui font notre expérience du monde.

Il va sans dire que la voix de R. Arnheim dénonce sur le plan perceptif


le caractère objectif, et par conséquent, irréaliste, de la photographie. Pierre
Bourdieu le fait également mais tout en adoptant un « œil sociologique »3.
Pour qui la photographie ne représente qu'un fragment réduit de la réalité
dont le choix et la façon de la représenter sont subjectifs, soumis à une
certaine conventionnalité. N’est-ce pas dans ce sens qu’il a dit :

« *…+, c’est au nom d’un réalisme naïf que l’on peut tenir pour réaliste une
reproduction du réel qui doit apparaitre comme objective non pas avec sa
concordance avec la réalité même des choses *…+ mais à la conformité des
règles , qui en définissent la syntaxe de son usage social, à la définition sociale
de la vision objective du monde »4.

3
Il est à noter que les enquêtes collectives menées par P. Bourdieu et son équipe se sont situées entre 1961 et
1964, donnant lieu à l publication de l’ouvrage intitulé : « Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la
photographie » dont la date de la publication origine est en 1965.
4
P. Bourdieu, un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, p: 113.

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Ainsi la photographie est-elle tenue pour réaliste dans la mesure où elle remplit
des fonctions sociales : elle permet la solidarité du groupe. Une notion que P.
Bourdieu a empruntée d’Emile Durkheim en s’en emparant. On cite :

« Si l’on admet, avec Durkheim, que la fête a pour fonction de revivifier et de


recréer le groupe, on comprend que la photographie s’y trouve associée,
puisqu’elle fournit le moyen de solenniser ces moments culminants de la vie
sociale où le groupe réaffirme solennellement son unité. »5

Les grandes fêtes qui sortent du quotidien doivent être photographiées. Pour
ce faire, il faut engager un photographe pour donner des directives pour la
mise en scène de l’image. Cette mise en scène est conventionnellement régie
par des « règles » socialement établies. A titre d’exemple, les snapshots 6 sont
exclus. Il s’agit d’un contrôle complet d’une telle façon que ce ne soient pas des
individus avec leur caractère qui deviennent reconnaissables, mais des rôles
sociaux.

En outre de la fonction sociale que remplit la photographie, celle-ci constitue


une arène où se rencontrent toutes les classes sociales. Il s’agit d’une pratique
culturelle à laquelle chaque classe sociale va trouver l’occasion d’affirmer sa
différence et sa distinction. Cette accessibilité à tous les agents sociaux est due
à la simplicité du fonctionnement de l’appareil photo et la réduction de leur
prix. Du moment qu’aucun obstacle technique ni économique n’empêchent à
son utilisation, cette pratique se diffusent l’agrément au point que les
différents groupes sociaux vont la soumettre à des normes qui leur sont
propres d’où sa banalisation.

5
Ibid., p:41
6
Les scènes de danse ou les repas ne sont pas photographiés.

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Il va de soi que l’ongle de vue sociologique par lequel P. Bourdieu
approche la photographie lui a permis bel et bien de déconstruire la notion
selon laquelle la photographie est la reproduction la plus exacte que l’on
connaisse de la nature. Bourdieu affirme qu’elle l’est, mais tout en soumettant
à des règles sociales. Donc la notion de réalisme dans la reproduction
photographique n’est qu’une illusion. Bourdieu ne s’arrête pas là-dessus ; il
pousse sa réflexion sociologique jusqu’à considérer la photographie comme un
espace de distinction.

Comment une telle pratique culturelle constitue-t-elle un lieu de distinction et


de différenciation ? Comment s’effectue cette distinction ? Quelles sont les
classes qui en sont conscientes ?

De ces questions qui se posent et s’imposent se construit la troisième partie de


ce travail où il sera question de montrer comment la position sociale détermine
notre manière de voir le monde, d’agir sur lui, d’en juger etc.

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En procédant par analogie, la photographie envisagée comme une
pratique culturelle est une machine à produire des différences et des
hiérarchies d’ordre social. Cette pratique, on l’a déjà vu, est convoitée par
différentes couches sociales. Chose qu’on peut illustrer par la figure ci-
dessous :

Le milieu rural Le milieu urbain

Les classes supérieures

Les paysans La petite bourgeoisie

Les classes populaires

Dans le schéma ci-dessus s’atteste une configuration des classes sociales entre
lesquelles se trouve en intersection la pratique photographique. Elles sont
d’ailleurs classées sous deux volets plus globaux : le milieu rural comprenant les
paysans, et le milieu urbain contenant les classes suivantes : les classes
supérieures, les classes moyennes (la petite bourgeoisie) et les classes
populaires.

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Commençons par le milieu rural où s’attestent les paysans, la pratique
photographique est perçue comme une manifestation de la culture urbaine. Le
paysan n’en tient guère compte. Privilégiant l’utile sur le futile, le paysan fait
ses dépenses dans l’investissement ou dans la modernisation de son outillage.

Passons directement du milieu rural au milieu urbain, on mettra tout d’abord


l’accent sur les classes situées dans l’extrémité de l’échelle sociale, à savoir, les
classes populaire. Puis, on passera aux classes moyennes pour arriver en
remontant à la manière du saumon aux classes supérieures.

Les classes populaires utilisent la photographie sous son aspect fonctionnel en


faisant abstraction de tout ce qui relève de l’esthétique. Photographier pour
eux, c’est affirmer la solidarité sociale et assurer l’unité de la parenté familiale,
c’est mémoriser des cérémonies familiales (baptêmes, mariages etc).

Si les ouvriers envisagent la photographie du point de vue fonctionnel, les


classes moyennes prennent la contrepartie. Elles, ces dernières, refusent le
rapport qu’entretiennent les classes populaires avec la photographie. La petite
bourgeoisie la voit comme une pratique esthétisante : c’est de l’art qu’il s’agit.

Arrivons au sommet, les classes supérieures approprient les formes culturelles


les plus nobles comme (visite des musées, opéra, etc.). La photographie tient
une place marginale, considérée comme un « art mineur ». si les membres de
cette classes sociales n’en tient pas compte, c’est parce qu’elle est diffusée
largement au point qu’elle devient accessible à tous. En s’en distanciant, en la
pratiquant moins, les classes supérieures trouvent leur différence ; leur
distinction se définit négativement : c’est pratiquer tout ce que les autres
classes ne peuvent pas le faire. Une fois une pratique se diffuse, elles
construisent une autre dont l’objectif est toujours de se distinguer.

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Dans les lignes suivantes, il ne s’agit pas de conclure, bien que le sous-
titre le montre. C’est difficile d’établir les frontières sur le continent
bourdieusien très riche et très vaste. Le travail dans sa totalité ne serait que
petite introduction du dépassement de la réflexion photographique qu’a faite
Bourdieu dans les années soixante. Le grand changement économique et social
qu’a connu le monde dernièrement mérite aujourd’hui une analyse
sociologique plus profonde qu’hier. Les techniques de la photographie les plus
récentes telles que le selfie et le snapshot suscitent un regain d’intérêt chez les
sociologues qui les considèrent comme le miroir reflétant le changement
rapide qu’a connu le monde.

13
 Bourdieu, Pierre, coll, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la
photographie, 2ème édition Broché, 1965 ;

 Bourdieu, P, Images d'Algérie : une affinité élective, Coédition Camera


Austria, Fondation Liber, 2003.

 Combessie Jean-Claude. P. Bourdieu et collaborateurs, Un art moyen,


essai sur les usages sociaux de la photographie, Collection « Le Sens
Commun ». . In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 22ᵉ année,
N. 3, 1967. pp. 641-644.

 Géhin Etienne. Bourdieu Pierre, La distinction, critique sociale du


jugement. In: Revue française de sociologie, 1980, 21-3. pp. 439-444;

 Touraine Alain. P. Bourdieu, Un art moyen, Essai sur les usages sociaux
de la photographie, 1965. In: Sociologie du travail, 7ᵉ année n°4,
Octobre-décembre 1965. pp. 428-429.

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