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Idéologie et production des connaissances sociologiques en Amérique latine* Eliseo VERON L'Idéologie des diffuseurs de la « sociologie scie1 fique » Le processus de diffusion et d’institution- nalisation de ce qu'on appelle la sociologic « empi- rique », « scientifique » ou « modeme » s’est accé- Iéré de fagon notable depuis 1950 dans la plupart des pays d’Amérique latine. En Argentine, cette accélération débute au moment de la chute du gouvernement de Peron et dans Ie contexte de la réorganisation universitaire qui a lieu a cette épo- que. Aux alentours de l'année 1950, d’importants centres internationaux destinés promouvoir la recherche et la formation des sociologues s’orga- nisent aussi (Santiago du Chili, Rio de Janeiro). Un noyau académico-professionnel commence ainsi a se former dans chaque pays, organisé sur la base d'un accord généralisé concernant la validité des régles de la «méthode scientifique » pour étude des phénoménes sociaux. L'importance don- () Cet article est une version modifiée du chapitre XI de auteur qui vient de paraitre en espagnol: Comportement, structure et communication, Editorial Jorge Alvarez, Buenos Aires, 1969. ELISEO VERON née a la méthode peut s'expliquer par la nécessité impérieuse d'institutionnaliser des nouvelles normes de travail, celles-ci ayant été a peu prés inexistantes pendant les dix années antérieures. La méthode sert aussi de principe d’auto-identification pour les socio- logues « modernes » ou « scientifiques », par opposi- tion a la pratique antérieure de la « littérature sociale », ’« essayisme », ete. En 1961, les premiers sociologues argentins formés dans le pays par la premiére école, celle de l'Université de Buenos Aires, recoivent leurs diplomes (1). Dans ce processus, la question centrale est celle de la transplantation des moyens : il est nécessaire dobtenir des fonds, des professeurs, du matériel bibliographique ; de recueillir une énorme masse d'information ; de diffuser des théories, des techni ques, des critéres de méthode. Cette transplantation porte principalement sur la connaissance sociolo- gique élaborée aux Etats-Unis et, dans une mesure beaucoup moins importante, en France. Or, comme le signale Germani, «le pays @origine est aussi le pays hégémonique du continent et un de ceux qui dominent la scéne mondiale (...) c’est le pays-guide de Mune des deux factions dans lesquelles le monde de notre époque se divise idéologiquement » (2). Ce fait est, naturellement, beaucoup plus qu’un simple détail, plus qu'une constatation qui peut provoquer (1) En 1957, premiére année du fonctionnement de la Chaire de Sociologie de la Faculté de Philosophie et Lettres de I'Université de Buenos Aires, 67 eves se sont inscrits. En 1958, 1959 ct 1960, cette branche compta 86, 143 puis 170 éléves. En 1966, le nombre des lives atteignait presque 1 500. (2) Gino Germani, La sociologie en Amérique latine ~ Problimes et perspectives, Buenos Aires, Eudeba, 1964, p.7. IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 317 en nous une Iégére inquigtude. Quelle relation peut s’établir entre la diffusion et I'institutionnalisation de la sociologie modeme en Amérique latine et la situation de dépendance impérialiste dans laquelle se trouvent ces pays? Et une fois institution- nalisées — avec plus ou moins de chance — dans cha- que pays, quel role tiennent les sciences sociales modernes dans la dynamique idéologico-culturelle de la domination de classe a Vintérieur de la région ? J'ai formulé ces questions d’une fagon yolontai- rement générique ou «grossiére ». Ce sont, me semble-t-il, des questions cruciales, devant lesquelles il n'est pas permis de rester indifférent ; je pense aussi qu'il est extrémement difficile d’y répondre de maniére adéquate. Je n’ai donc pas la prétention de donner les bonnes réponses, mais surtout de décrire certaines caractéristiques de la situation que ces questions nous aménent a examiner. Voyons avant tout la politique culturelle des diffuscurs de la sociologie moderne, les énoneés de la stratégie qui a présidé au développement récent des sciences sociales dans la région. La caracté- ristique principale des sciences sociales est qu’elles se trouvent étre, s'il nous est permis d’employer une expression aussi vague, une partie de la réalité qwelles étudient : Pun des faits que le sociologue étudie est, précisément, la nature de sa propre pratique. C’est ce mouvement réflexif qui définit le champ de la stratégie « politico-culturelle » des sociologues « modernes ». La sociologie donne nais- sance alors, parmi d'autres types d'études sur la réalité, & une étude qui se référe a la sociologie elle-méme. Cest «Pauto-image » de la sociologie moderne qui s’est répandue dans la région que nous devons analyser avant tout. 318 ELISEO VERON On se rend immédiatement compte que cette « auto-image » se caractérise par le fait qu’elle cache les dimensions idéologiques du processus de dévelop- pement des sciences sociales en Amérique latine. Elle donne une vision simplifiée, optimiste et « asep- tique » des problémes reliés Ja transplantation des sciences sociales. Cette « auto-image » a été elle- méme importée. Ce qui revient a dire que Pintro- duction d'une théorie et dune méthodologie est accompagnée de l'introduction d'une interprétation relative A ce que cette théorie ou cette méthodolo- gie signifient. Cette interprétation a été habituel- Iement celle de la neutralité sur le plan des valeurs des sciences sociales, dénomination qui est certaine- ment extrémement malheureuse (3). Par rapport a notre sujet, il est utile d’analyser ce point de yue en prenant comme référence des travaux parus dans la région et qui ont exercé beaucoup d’influence (4). Le livre de Germani que nous avons cité cor respond A cette position (5). La premiére question (3) Le problime du role de Vidéologie dans Ia science ne doit pas etre confondu avec le probléme du role des « valeurs ». Un « systéme de valeurs » est un systéme de préférences sur la base duguel on peut Gtablir un systéme idéologique au niveau de la communication sociale, mais qui ne se confond pas avec celuéci. Quand nous parlons @idéologic, nous nous réiérons donc 3 une structure cognitive implicite dans les messages de la communication sociale et nton pas & une structure d’valuations. (4) Dans le pays d'origine la thése de la neutralité des sciences sociales sur le plan des valeurs a eu son moment d'apogée, mais a été ensuite violemment combattue. Cf., par exemple, Alvin Gouldner, «AntiMinotaur; The Myth of a ValuePree Sociology », Social Problems 9 (3), 1962, pp. 199-213. (5) G. Germani, op. cit. L'euvre sociologique de Germani est sans doute la plus importante d'Argentine et "une des plus influentes de la région. IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 319 qui y est discutée est celle de la réception des apports étrangers. Selon lauteur, elle présente deux aspects: l'un est « purement scientifique », l'autre «transforme le probléme de la réception (...) en une question émotionnelle, remplie de réflexions idéolo- giques ». L’aspect purement scientifique, selon Germani, se référe au fait que les théories et les méthodes sont des « produits historiques, c’est-d-dire qu’elles sont nécs au contact dune certaine réalité socio- culturelle, et ayant un tel caractére, il est possible qwelles ne puissent se transposer facilement & un autre type de réalité. Il existe des théories et des méthodes possédant un degré différent de généralité et @universalité et qui pour cette raison s’appli- quent plus ou moins bien a certains contextes historiques : le travail du chercheur est de vérifier la portée de cette faculté d’application, en modifiant ou en substituant les énoncés théoriques de maniére & les rendre d'un cOté adéquats aux principes les plus généraux et de autre, a la réalité concréte quill étudie ». Et, conclut Germani : « ... la récep- tion de théorics ‘nées dans des sociétés et a des Epoques différentes se présente comme un pro- bléme, un probléme qui peut étre résolu a la perfection par l'emploi des procédés généraux de la connaissance scientifique. C'est-a-dire qu'il s'agit d’une question d'ordre purement méthodo- logique » (6). Voila ce que l'on peut proprement appeler la position «scientificiste » : la réduction des pro- blémes pratiques de Vactivité scientifique, du fone- (6) Ibid. p. 4. Le second point souligné est de moi. 320 ELISEO VERON tionnement concret de la science comme systéme social, 4 des questions puremert formelles d’ordre méthodologique. Le complément de ce point de vue doit étre une maniére particuliére de relier science et idéologie. Ceci nous améne au second aspect de la réception des apports étrangers, aspect émo- tionnel. Il apparait, dit Germani, « ... au moment oi les théories importées sont rejetées en tant que telles, au nom de Vauthenticité nationale, comme une expression d'indépendance ou mieux comme un rejet_de la dépendance ». Des expressions comme impérialisme culturel, colonialisme intellectuel, qui abondent dans certains écrits sociologiques (ou pseudo-sociologiques) illustrent bien cette maniére particuligre d’envisager le probléme de la réception des théories nées dans d'autres traditions intellec- tuelles, Face aux théories importées on insiste sur la nécessité d’une sociologic latino-américaine originale. Or, que peut signifier cette exigence ? Si elle expri- me le désir que les pays d’Amérique latine se transforment en producteurs de théories, il s‘agit alors d'un désir justifié. Cependant celui-ci ne peut étre atteint avec des déclamations mais seulement en le réalisant, c'est-4-dire au moyen d'une tradition scientifique sérieuse. Une semblable création ne peut prendre comme point de départ que la science dans Pétat od elle se trouve sur le plan universel, avec les conditions méthodologiques indispensables que nous avons soulignées plus haut. C’est-a-dire que la possi- bilité de créer une science en termes universellement valables suppose un lien intime avec le processus scientifique universel et non pas un rejet de celui-ci. Si, au contraire, l'exigence d’une sociologie authenti- quement latino-américaine implique que la réalité IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 321 sociale du continent en question rejette toute po: bilité d’application des énoncés théoriques de la sociologie comme science en général, une telle atti tude équivaut alors a nier Ia possibilité d'une con- naissance scientifique dans ce domaine » (7). Une fois attitude de rejet ainsi caractérisée, Germani ajoute « qu’on pourrait se rendre compte par une observation attentive que Vattitude con- traire de Pacceptation acritique de tout ce qui est nouveau et qui trouve son origine dans les centres intellectuellement les plus avancés est également dangereuse. On ne peut nier qu'il en soit ainsi. Cependant la réponse en est la méme : l'application des procédés généraux de la connaissance scienti- Fique constitue le philtre nécessaire qui permet utiliser d'une maniére créatrice les apports de la pensée universelle » (8). En résamé, le probléme de la réception (cu mieux encore, de importation active par les diffu- seurs) du matériel de la sociologie des pays dévelop- pés peut s'envisager, selon Germani, sous deux aspects : l'un est scientifique, Pautre est purement idéologique. Ce dernier présente deux versions : Vacceptation ou le rejet sans aucune distinction. La premiére attitude, basée sur les critéres du procédé Scientifique nous permet d’éviter les deux extremes. Cette perspective de Germani contient presque tous les aspects idéologiques fondamentaux de la stratégie culturelle que nous désirons caractériser. Science et idéologie semblent irréductibles, elles ne se combineraient jamais, ni en principe, ni @) Ibid. p. 5 (8) Ibid. pp. 56. ELISEO VERON en fait. Il y aurait une attitude purement scienti- fique et une autre purement idéologique. Ceci impli- querait qu'il est non seulement possible de distin- guer la science de Pidéologie sur le plan logico- formel, mais que dans les faits, dans la pratique scientifique réelle (car il s’agit de cela dans le cas de la réception) la distinction entre ces deux termes n’offrirait aucune difficulté : les procédés généraux de la connaissance scientifique permettent de résou- dre ces questions «de maniére parfaite ». L'idéo- logic apparaitrait ainsi comme quelque chose entirement étranger la connaissance scientifique, comme un élément ‘irrationnel. Une telle approche rend impossible de com- prendre n’importe quelle relation de fait entre la dimension scientifique et la dimension idéologique du discours « Une scientificité assurée et des concepts neu- tres — dit Germani — enferment souvent des implica- tions idéologiques inattendues » (9). La présence de Vidéologique au sein de la pratique scientifique ne peut apparaitre comme « inatendue » que si l'on manque de toute théorie pour comprendre la rela- tion entre science et idéologie. Il est donc indispensable de pouvoir s'appuyer sur un modéle qui rend compte 4 Ja fois de la différence entre science et idéologie et de leurs relations a T'intérieur de la pratique scientifique concréte. Jai essayé ailleurs d'esquisser un modéle de ce genre (10). Ici il s’agit de rappeler seulement (@) Ibid. p. 65. (10) CL. E. Veron, Comportement, structure et communication, op. cit., chapitres X et XI. IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 323 son noyau. Une idéologie n'a rien a voir avec des «jugements de valeur». Elle ne consiste pas non plus dans des corps de propositions portant sur la réalité sociale, mais elle peut étre définie, 4 un niveau plus haut de complexité, comme un systéme de régles sémantiques pour engendrer des messages d'une certaine classe. En fonction d'une analogie extraite du domaine des ordinateurs électroniques, une idéologie n’est pas l’output de la machine, mais son programme. Par conséquent, le message idéolo- gique n’est pas un « type > particulier de messages concrets, mais un niveau de lecture de tout message au sein de la communication sociale, y compris les nessages qui composent le discours dit scientifique, Il résulte de ceci que les contenus idéologiques sont des phénoménes de méta-communication et non pas des contenus de la communication (11). Il faut remarquer, dans lexposé de Germani que nous discutons, comment opére la connotation : ce qui est significatif, c’est le rapport entre ce qui a &té effectivement dit et ce qui n’a pas été dit. Les alternatives explicitées produisent une fausse impres- sion d’épuisement ; en réalité, il faut étre en désac- cord avec toutes les alternatives que Germani énu- mére. Le rejet et l'acceptation acritiques sont des Positions inacceptables. Mais celle que Germani appelle « purement scientifique » est purement et simplement imaginaire. La plupart des problémes significatifs qui se référent a la relation entre la sociologie des pays développés et celle des pays (Q1) Dans le livre quion vient de citer, j'ai essayé dexplorer kz relation de ce point de we avec le concept de « mythologic » che2 Barthes et avec la notion d'idéologie qui apparait dans les ouvrages récents d’Althusser. 324 ELISEO VERON dépendants ne sont pas exprimables en termes des régles de la méthode scientifique. La situation réelle de la sociologie contemporaine est, précisément, que dans beaucoup de cas, il n'y a pas de passage univoque des régles du jeu de la science a la solution des problémes pratiques de la discipline, Nous nous approchons ainsi d'un des points cru- ciaux ; Pidéologie (une certaine idéologie) se répan- dra au nom de la science. Comme la situation réelle est que les « procédés généraux de la connaissance scientifique » ne nous permettent pas de choisir, par exemple, entre différentes théories générales sur la société globale : comme ce fait tend a tre masqué par Pidéologie des diffuseurs et comme dans la plupart des cas ceux-ci ont dévidé d'importer une certaine version du fonctionnalisme, cette théorie particuligre apparaitra comme étant Ja sociologie. Ainsi, un point de vue déterminé sur les faits sociaux se présente comme le seul point de vue possible et le fonctionnalisme devient le « sens commun » de la sociologie. Il ne s’agit done pas d’attaquer, en raison de leur nature idéologique, les contenus théoriques eux- mémes utilisés de maniére prédominante par les diffuseurs de la sociologic moderne. Evidemment, au-dela de Padhésion aux principes de la méthode, on ne peut pas faire de la sociologie si ce n’est d'un point de vue théorique déterminé. Nous ne repro- chons done pas a Germani d’étre — ainsi que Nun Ta signalé —« le plus grand représentant du_fone- tionnalisme structurel en Amérique latine » (12). Ce GI oss Nun, « Les paradigmes de la science politique — un essai de conceptualisation », Revue Latino-Américaine de Sociologie (Revista Latinoamericana de Sociologia), 2 (1) 67-96, 1966, p. 82. IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 325 que nous rejetons, c'est ce mécanisme qui trans- forme le discours scientifique en un discours en foncuion purement idéologique : présenter les résul- tats conceptuels des décisions théoriques et les principes d'une stratégie culturelle qui s’appuient sur une idéologie, sous la forme d'un discours « natu. rel» au nom de la science. Or, le probléme de la présence ou du role des éléments idéologiques dans les sciences sociales est une question qu’on ne peut, en vérité, se dissimuler. Germani en parle dans plusieurs passages de son livre. Mais il lui faudra alors dissocier ces éléments des conditions réelles (sociales) de lexercice de Vactivité scicntifique. Car, si nous nous tendons compte que les facteurs concrets de notre pratique scientifique ont un rapport avec beaucoup de déci- sions que nous prenons au niveau théorique ou technique, et que par conséquent ces décisions ont une dimension idéologique, comment pourrions-nous continuer d’affirmer qu'il s'agit de —problémes «purement méthodologiques » ?- IH en résulte une caractéristique complémentaire du scientificisme : le psychologisme. Liidéologique n'est pas seulement quelque chose qui a été défini d'une fagon purement négative, un corps étranger qui apparait parfois dans la science : c'est quelque chose de spécifiquement détaché des conditions sociales de la pratique scien- tifique, quelque chose « d’émotionnel » et de sud jectif. Selon Germani, les attitudes extrémes de rejet ou d’acceptation globale... « ont leur origine dans une méme cause: /e sentiment de dépendance de Tintellectuel des pays qui se trouvent en processus 326 ELISEO VERON de formation ou qui se sont formés récem- ment » (13). Mais ce sentiment posséde-t-il_ une certaine base réclle ou bien est-il simplement une folle illusion de Pintellectuel latino-américain ? Il semble avoir une vague reconnaissance de sa réalité : « Sans aucun doute, la dépendance doit étre dépassée... », Si la dépendance est réelle, quelles caractéristiques sont les siennes? A V'intérieur de quelles dimensions se fait-elle sentir, comment affecte-t-elle l’activité scientifique ? II est inutile de chercher des réponses dans le livre de Germani. Plus loin, dans I’énumération des conditions de Vinvestigation et des chercheurs de nos pays, Ger- mani pose le probléme de « l’obligation d’impartia~ lité », Ie détachement de toute attitude idéologique qui doit caractériser le travail scientifique comme une condition qui « se rattache a certains traits de la culture et de la structure sociale, mais qui est ordre pyschologique ou subjectif » (14). Si obstacle idéologique se situe dans cette perspective au niveau individuel, s'il constitue un élément « subjectif » ou « émotionnel », le caractére social de la science, le fait que l’activité scientifique (13)G. Germani, op. cit. p. 6. (14) fbid. p.77. Il est typique que dans une perspective scienti- ficiste Vidéologie soit quelque chose ce résiduel & Vintérieur du modéle de la science, quelque chose dont la présence doit étre dénoncée — lorsque nous nous en apercevons — avec une conscience coupable. En vérité, tout ceci n'est rien dautre que la manifestation de Timpuissance de cette perspective & rendre compte du processus scientifique rée! en tant que dimension de Tactivité humaine. Soit dit fen passant, voici une régle heuristique pour le chercheur d’idéologic : dans tout projet théorique, le fait qu'il y a des aspects de la réali qui soient conceptualisés de maniére « résiduelle » en dit long sur structure méme de la théorie, et il est asez probable qu'il indique la présence d'un mécanisme idéologique sousjacent. IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 327 est un systéme collectif d’action et de communi- cation sera alors considéré uniquement comme quelque chose de positif qui tendra nécessairement a réduire le coefficient idéologique qui repose sur la subjectivité. Cest pourquoi les mécanismes qui com- posent la science en tant que systéme social sont considérés seulement comme des newtralisateurs de Pidéologie. Cette vision optimiste apparait trés clai- rement dans le chapitre final du livre de Germani. L’auteur esquisse ici les composants fondamentaux de latitude scientifique de tout investigateur et il les résume de la maniére suivante : 1-11 existe une différence substantielle entre science et idéologie ; cette différence est un fait et le scientifique l'assume a la fois comme une norme et une valeur ; 2-Méme quand on accepte un condition- nement de la connaissance scientifique relevant du contexte social (dans le sens le plus large), cc conditionnement n’annule pas Paspiration et la pos- sibilité de Tobjectivité, dans la mesure od Von admet a) que le conditionnement n’équivaut pas a un déterminisme au niveau individuel ; b) que, par conséquent, on peut le corriger dans le processus méme de la connaissance (dans Tensemble des régles qui définissent cette connais- sance) ; c) qu'il est neutralisé dans la mesure of le processus scientifique est auto-correctif (effort coopératif et accumulatif) ; 3-On pourrait nier existence et le fonction- nement du mécanisme auto-correctif ; 328 ELISEO VERON a) en affirmant qu’il existe une incommuni- cabilité absolue entre les savants, de cultures, de classes et de nations différentes, etc. b) que méme si la communication est possible, il n’existe aucun systéme de normes a valeur univer- selle qui puisse s'appliquer au processus de construc- tion coopérative. Aucune de ces deux conclusions (3a et b) ne peut étre acceptée par un chercheur sans qu’il soit obligé de renier le sens de sa propre activité. On observera avant tout lapparence de « démonstration logique » qui se manifeste ici en tant que modalité du discours: nous trouvons de nouveau une fausse apparence d’épuisement. Méme si cette apparence « logique > est entigrement illu- soire, elle n’est cependant pas accidentelle : on traite de questions empiriques comme s'il s'agissait d’un argument épistémologique. Nous sommes d’accord sur le fait qu'il existe une différence entre science et idéologie. Germani caractérise de deux maniéres cette différence : nor mative (le scientifique se propose de créer une science ct non une idéologie et tient la science pour une valeur) ; empirique, puisque science et idéologie sont deux choses différentes. Nous sommes d’accord aussi que le conditionnement di au contexte social ne doit pas étre compris dans un sens déterministe ou fatal pour chaque individu qui s'adonne a l'acti- vité scientifique ; au niveau des individus, il convient de considérer ce conditionnement a Vaide d’un «modéle statistique », dans le sens de tendances prédominantes de certaines théories ou de certains styles de travail, a Vintérieur d'une discipline déter- IDEOLOGHE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 329 minée. Nous sommes d’accord enfin qu'une ten dance prédominante peut étre neutralisée au moyen du processus méme de communication scientifique et daccumulation de connaissances, ce qui revient dire que le processus de communication scientifique posstde une capacité auto-corrective. Toutes ces propositions sont empiriques et susceptibles d°étre mises a I’épreuve : nous pouvons analyser la situation des sciences sociales dans un pays donné et observer ce qui s’y est passé ; s'il y a des tendances prédominantes, quelles sont-elles, et si, pendant une période déterminée, il y a eu ou non un processus auto-correctif. Mais c’est ici que la démonstration pseudo-sociologique joue son role : si les propositions énumérées ci-dessus sont vraies conclut Germani —il n’y a plus rien a discuter. Lrobjectivité est assurée. Celui qui met en doute Pobjectivité de la science sociale entre en contradic- tion avec lui-méme. Nous pouvons partir d’un point de vue bien concret: comme nous lindiquerons ultérieurement, nous mettons en doute le fonetion- nement d'un processus auto-correctif 4 ['intéricur des mécanismes de la communication scientifique, dans le développement de la sociologie latino- américaine durant les dix derniéres années, c’est- a-dire pendant la période de « décollage » de la sociologie moderne en Amérique latine. Nous soute- nons, au contraire, qu'il y a eu un processus interne de renforcement d'une certaine orientation idéolo- gique dominante, que les mécanismes institutionnels et dorganisation de la sociologie dans cette région du monde ont favorisé le développement de cette idéologie au lieu de la « neutraliser ». On ne pourra trouver la moindre ombre d'une contradiction dans 330 ELISEO VERON toutes ces affirmations. Pour dire cela, nous ne nous appuyons sur aucune des hypothéses que Germani mentionne. Nous ne supposons pas une incommuni- cabilité absolue ; au contraire, pour qu’une idéologie se répande et se renforce, il est nécessaire que les gens communiquent entre eux. Nous ne disons pas non plus qu'il n’existe pas un « systéme de normes de valeur universelle » qui puisse étre utilisé dans activité scientifique ; au contraire, nous affirmons emphatiquement qu’il existe et qu'il y a un accord en ce qui concerne ces normes. Mais nous ajoutons ceci : que ces normes ne permettent pas de résoudre beaucoup de problémes cruciaux (qui mobilisent des décisions idéologiques) auxquels nous nous heurtons dans la pratique scientifique. Comme on peut le voir, la logique apparente de la démonstration de Germani disparait aussitot. Mais ce qui est important, c'est de noter son rdle & Pintérieur de la configuration idéologique que nous sommes en train d’analyser : il sert de base a une image optimiste de la nature sociale de la pratique scientifique. La science est un systéme de communi- cation, une activité intersubjective et ceci est consi- déré comme une garantie de neutralisation de l'idéo- logic : la communication scientifique ne peut que nous aider a étre plus objectifs. Si, en revanche, nous acceptons Ie fait qu’il s’agit d’une question empirique (analysons chaque situation : parfois, Vidéologique peut étre neutralisé au moyen de la communication, mais dans certains cas il est ren- forcé), le schéma idéologique de ce scientificisme est en danger : si effectivement on accepte la possibilité empirique que les processus de communication scientifique servent & accentuer la prédominance IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 331 une orientation idéologique, il devient évident que Pidéologique ne peut se réduire a quelque chose dindividuel, de « subjectif » ou d’émotionnel. Au contraire, il se révéle que l'idéologique est une dimension structurelle de toute communication, méme celle de la science. Un autre aspect important de Vidéologie des diffuseurs que nous tentons de décrire, est une certaine image d’une sociologie « mondiale ». La sociologie au niveau international est le domaine a Vintéricur duquel il faut prendre les décisions con- cernant introduction, dans un pays donné, dz concepts et de méthodes sociologiques. Quelles théories faut-il introduire dans nos pays, quelles techniques, pour rassembler quel genre de dor- nées? Si la sociologie était une science avancée, possédant un haut degré dunification théorique et méthodologique, il s’agirait d'une question assez simple : nous pourrions nous contenter dintroduire simplement le meilleur, le plus perfectionné, ce qui est du plus haut niveau. Cest précisément image que les diffuseurs essayent en général de donner: Pimage dune « sociologic mondiale » ot il ne s‘agit pas de prendre des décisions, de sélectionner une orientation théorique plutdt qu'une autre, parce qu’on peut déja parler de la sociologie (15). Il n'est pas nécessaire de dire jusqu’a quel point cette image est éloignée de la vérité. Le mécanisme qui sert a construire cette image une sociologie mondiale toute faite est une autre (15) Cf. dans Germani, op. cit. les séférences & 1a « communauté de signification », p. 80 et sq. ; ef. aussi p. 32. Voir « Département de Sociologie : une ‘étape », dans le Bulletin d'Informations N.3 du département de Sociologie, Université de Buenos Aires. 332 ELISEO VERON version du procédé sientificiste : Paccord qui réunit les sociologues au niveau international est, en réa- lité, formel ; il se référe A la méthode, aux régles du jeu du procédé scientifique. L’idéologie scientificiste Vétend. subrepticement aux problémes conceptuels, a la théorie. Nous parlons tous de roles, de statuts, de fonctions, de structure sociale. En assistant aux congrés internationaux, nous découvrons une dou- zaine de termes que tout le monde utilise : il n’y a plus <’écoles nationales, nous avons donc atteint Punification (16). L'apparence d'unification s'obtient au moyen de deux procédés complémentaires, fun au niveau des concepts, autre au niveau des « données ». Sur Je plan des concepts, on note la diffusion chaque fois plus poussée d’un vocabulaire commun. Il y aurait un répertoire de concepts que les sociologues utilisent tous pour décrire la réalité sociale et sur lequel l'accord serait fait. En ce qui concerne ce point, trois observations nous semblent pertinentes . 1-La diversité conceptuelle est beaucoup plus grande que ne le laisse supposer cette perspective. Il arrive qu’une certaine orientation soit dominante, ce qui veut dire qu’elle jouit du pouvoir institutionnel et financier a Vintérieur de la sociologie acadé- mique. Par conséquent il y a beaucoup plus de recherches réalisées dans le cadre de orientation fonctionnaliste et de ses variantes, que dans celui autres orientations qui utilisent d'autres genres de (16) Cf. E. Veron, « A propos du Sixiéme Congrés Mondial de Sociologie ~ chronique et méditations », Revue Latino-Américaine de Sociologie, 2 (3), 435-440, 1966, IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 333 concepts. Ce fait ne nous dit évidemment rien sur la fécondité théorique et empirique de lorientation dominante. 2-Comme tout le monde Ie sait, le quantum @ambiguité sémantique et dimprécision des con- cepts sociologiques est — pour en parler avec pru- dence — assez. élevé. Que deux sociologues utilisent le concept de ré/e ne signifie en aucune maniére quills se référent au méme phénoméne de la réalité. Tout dépend du role de ce concept par rapport aux autres concepts, lorsqu’il fonctionne a l'intérieur une structure théorique. Ceci nous améne a la troisigme remarque. 3-La signification d'un concept (et par consé- quent sa valeur de vérité) ne peut étre déterminée que par un critére structurel. Cest de structure dans son ensemble que dépend ta désignation (et la connotation) ‘d’une proposition scientifique quelcon- que. La précision des concepts varie en relation directe avec le degré d’intégration de la structure théorique. Comme ce degré d’intégration est extré- mement bas en sociologie, l'accord terminologique apparent s’appuie dans une grande mesure sur Vimprécision des concepts. L’essentiel pour évaluer le degré d'unification d'une discipline est Paccord sur le plan de la structure théorique ; par contre, Vaccord sur un répertoire de termes considérés séparément est une pure illusion. Cette illusion se nourrit du critére fragmentaire avec lequel on cons dére le probléme, en prenant les concepts coupés du contexte sémantique d'une théorie, en dehors duquel on ne peut pas préciser leur signification. On utilise des critéres semblables dans le domaine des données empiriques. Pour accréditer la 334 ELISEO VERON thése de unification (et celle aussi de la pure objectivité), on fait référence aux « données » en les dissociant de leur interprétation. Le taux de crois- sance économique d’un pays, évalué a l'aide de tels ou tels procédés, pour une période précise : voila, pour un sociologue scientifique, une « donnée ». La proposition qui l’énonce est considérée comme une proposition purement objective : les méthodes de calcul scientifiques sont bien au-dela de toute idéo- logie. Si je posséde une relation statistique entre deux variables, cette relation n’est-elle pas « vraie » que je sois marxiste ou réactionnaire, fonctionnaliste ou interactionniste ? Nous répondons que si: il est indéniable que nous n’allons pas trop loin et que les hypothéses d'une science et les explications théori- ques (17) ne se construisent pas par I'addition de ce genre dé données, Lorsque nous relions les « don- nées objectives » a leur interprétation, nous mettons en jeu, une fois encore, un corps théorique com- plexe. C'est sur ce plan des théories et de leur relation avec les données que le role de Yorien- tation idéologique est d'une importance décisive et que nous nous trouvons bien loin de accord et de Yunification. Lrutilité idéologique du point de vue d’une «sociologie mondiale », qu’on évoque et qu’on interpréte généralement de fagon ambigué afin de masquer les décisions contenues dans le processus (17) Sur 1s notion d’explication théorique, par contraste avec les explications corrélationnelles, voir W.S. Torgerson, Theory and Method of Scaling, New-York, Willey, 1958, chap. I, qui a pris cette distinction de Margeneau, The Nature of Physical Reality, New-York, McGraw-Hill, 1950. IDEOLOGH: ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 335 introduction des sciences sociales dans nos pays, est indéniable. Il est en méme temps difficile de Paccepter comme description de I’état réel de ces sciences. En résumé, pour ce qui nous intéresse ici, Vimage d'elle-méme qui a répandu et introduit la sociologie moderne en Amérique latine peut s’énon- cer ainsi : 1- les problémes idéologiques du processus de développement des sciences sociales peuvent se résoudre au moyen des critéres proportionnés par les régles de la méthode scientifique ; 2- les composants idéologiques sont des « composants subjectifs » et « émotionnels » ; 3- lobjectivité est pleinement assurée grice au fonctionnement des mécanismes de la communi- cation a T'intérieur de la communauté scientifique, qui neutralisent les aspects idéologiques ; 4- importation de la sociologie ne présente pas de probléme sérieux, puisqu’l s’agit simplement de formuler des critéres de niveau : il faut introduire ce qu'il y a de meilleur dans la sociologie mondiale, laquelle devient de plus en plus unifiée sur le plan international. Aspects du mode de production de connaissances Dans le chapitre précédent, nous avons décrit certains aspects de la superstructure idéologique née de la pratique de 1a sociologie moderne, de l'auto- image que la sociologie s‘est donnée a elle-méme en Amérique latine. Il s’agit maintenant d’établir la 336 ELISEO VERON nature réclle de cette pratique, ce que nous appelle- rons « le mode de production de connaissances ». La justification de cette analogie économique ide dans le fait que Pexervice de la science peut Gtre effectivement considéré, dans le contexte de ta société, comme une activité productive ou, sion préfére, activité scientifique constitue une modalité de la praxis sociale. L’élaboration, la distribution et la consommation des produits de cette activité (la connaissance scientifique, existant sous la forme de « messages ») suppose alors existence et le fone- tionnement d’un systéme de relations sociales de production aussi bien que ceux d'un groupe de normes et d'une certaine structure interne de pou- voir. La praxis sociale est articulée dans une plura- lité de complexes d’activité. La théorie marxiste affirme que organisation d’un certain complexe (a savoir celui de Pactivité économique), a plus de poids que celle d’autres complexes pour la détermi- nation des traits généraux d'un certain systéme social dans son ensemble. Or, la distinction infr structure/superstructure peut étre appliquée a chacun de ces complexes d'activité sociale (18). La science est l'un d’entre eux. Méme si, dans en- semble, elle peut étre considérée comme un phéno- méne « super-structurel », d’un autre point de vue il est possible de distinguer, dans la science, une dimension infra-structurelle (relations sociales en fonction desquelles l'activité de production de con- (18) Cl. «¢ Comportement, structure et communication », op. cit, chap. VI IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 337 naissances est organisée) et une autre, super-structu- relle (un univers déterminé de messages de la com- munication sociale qui comprend l’idéologie de c activité) (19). eee see Il convient tout d’abord de déceler Thomologie entre l'auto-image élaborée par la sociologie dans la région et la configuration des relations économiques technologiques et politiques entre les pays dévelop. Pés et les pays sous-développés, telle qu'elle est Teprésentée idéologiquement, a’ un niveau plus général, dans la théorie du développement qui émane des centres impérialistes. Lintroduction de la science, et de la technologie associée a la pratique de la science, est un cas particulier qui obéit aux mémes principes. Ce rapport a été nettement souli- gné par Galtung: «Nous ne connaissons pas de preuves qui réfutent un modéle a deux directions ; la société moderne favorise la science moderne et 1a science moderne peut contribuer a créer iété moderne » (20). ra La science s‘identifie, purement et simplement a la _modernité, et la « sociologie moderne » sera assimilée A un type particulier de perspective socio- logique, celle qui domine la scéne académique dans les pays avancés. Brrr ese oS Galtung, « Les facteurs socio-culturels et le dévelop- md et Gus ert drt eaine de Sociologie, | (1), 72-102, 1965, p. 100. an 2 338 ELISEO VERON Ce rapport donne a la pratique scientifique et & la stratégie des diffuseurs une dimension ethico- politique ; grace a ce modéle, les sociologues peu- vent se sentir les agents intrépides de la transfor- mation sociale. Il n’y aurait, en effet, aucun doute sur ce point si l'on partait de Phypothése que le probléme est aussi simple que le fait supposer Vingénuité apparente de cette phrase de Galtung. Le processus de développement économique ct la modernisation corrélative sont en rapport avec Ie besoin du progrés des sciences. Stimuler la socio- logie scientifique ce serait donc, automatiquement, jouer un role central dans ce processus. Le scienti- ficisme donne ainsi aux sociologues Popportunité de se sentir intégrés de fagon positive dans le processt de transformation sociale, aucun compromis politique concret. Comme toute auto-image nécessite une contre-image, les sociolo- gues se définissent done par contraste avec « lintel- ectuel latino-américain » classique, qui se dédiait aux « valeurs de Pesprit » et au service conscient ou inconscient des élites traditionnelles. Il n’est donc pas étrange que, dans nos pays, la sociologie ait tendu a renforcer cette description de l'intellectuel non scientifique et méme anti-scientifique et de Pessayiste ennemi du processus technique. Dans un travail récent, Gloria Cucullu a fait la critique de cette image sociologique de T’intellectue! latino- américain et elle a montré jusqu’a quel point elle est erronée (21). (GI) Gloria Cucullu, « Le stérSotype de Pintellectuel latino-améri- cain — Ses rapports avec les processus économiques et sociaux », Revue Latino-Américaine de Sociologie, Vol. 4, N. 1, 1968. IDEOLOG! ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 329 I. Les mécanismes institutionnels Le mode de production de connaissances qui a caractérisé a pratique de la sociologic « moderne » pendant sa période de formation dans nos pays, peut étre décrit comme /étéronome ou dépendant Que voulons-nous dire par dépendance ou hétéro- nomie? Nous devons la définir en fonction des relations entre les composants du systéme de pro- duction de connaissances. Ces relations se manifes- tent dans le processus d’investigation, qui n'est rier autre que le noyau de la praxis scientifique : ur processus de travail. Le produit de ce processus est une certaine configuration de messages qui constituent un frag- ment de univers des connaissances scientifiques. Ce Produit est Ic résultat dun systéme complexe de décisions qui ‘opérent au sein du processus dinves- tigation. La structure de ce systéme de décisions tefléte une certaine organisation du controle du processus de travail scientifique et, par conséquent, une configuration déterminée de relations sociales. Lensemble de ces éléments permet de définir la pratique scientifique comme autonome ou hétéro- nome. Il existe un modéle typique qui a servi de base A Lorganisation initiale et a la consolidation de la plupart des centres de recherche en Amérique latine. Ses caractéristiques essentielles ne dépendent pas seulement de Iexistence d'une relation avec des sources externes de financement, mais de la nature de cette relation. Dans la plupart des cas, ces centres ont été formés a partir de Pobtention 340 ELISEO VERON aides externes destinges réaliser un ou plusicurs projets de recherche de caractére intemational (22) : a) la problématique théorique qui définit le domaine conceptuel de ces projets est élaborée dans les pays centraux, qui sont ceux qui apportent le financement. Dans le plus grand nombre de cas, non seulement la problématique générale mais aussi les hypothéses spécifiques de chaque projet sont élabo- rées a V'extérieur. Le cas le plus clair est celui des projets trans-culturels ou comparatifs qui prévoient Pobtention de données dans une série de pays ; b) les instruments — surtout dans le cas des projets comparatifs que nous avons déja cités — sont en général déja élaborés. Les chercheurs locaux ont tout au plus comme tache la traduction et l’adapta- tion des questionnaires ; c) analyse et Vinterprétation des données se réalise habituellement dans le centre étranger ot le produit a son origine. Dans le meilleur des cas, le chercheur local qui y collabore obtient une bourse pour se rendre dans ce centre, afin de participer au travail d’élaboration des résultats. La prédominance de ce type de projets dans les centres de la région. a eu, pour organisation du travail scientifique, des conséquences qui vont bien au-dela des limites de chaque investigation ; d) quand les centres locaux sont associés au département dune université ou en font partic, la (22) Cf. Jorge Graciarena, « Quelques considérations sur la coopé- ration. intemationale et le développs récent_de Ia recherche sociologique », Revue Latino-Américaine de Sociologie, 1(2), 231-242, 1963, pour une perspective semblable a celle ‘qui est présentée dans cette section. IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 341 problématique des projets importants tend nécessei- rement a « contaminer » les activités du corps ensei- gnant. Dans la mesure od on cherche 4 relier Penseignement a la recherche, les projets importants élaborés A Vextérieur seront le principal terrain dexpériences des étudiants et, par conséquent, les cours tendront s’adapter a lhorizon conceptuel défini par lesdits projets ; e) aux premiers échelons de la formation pro- fessionnelle, ces projets constituent 1a source prin- cipale de travail pour les étudiants déja avancés dans leurs études et pour les jeunes diplomés : étre codificateur ou enquéteur dans de tels projets. Pour les raisons que nous indiquerons ensuite, le groupe croissant d’étudiants de ces derniéres années et de diplomés récents tend A former une force libre de travail recrutée pour les grands projets interna- tionaux. Il Suffit, 4 un sociologue étranger qui a besoin de données dans un pays déterminé, ce résoudre deux problémes trés simples: obtenir ia collaboration d’un chercheur local qui s'intéresse au projet (il est trés rare que celui-ci soit sur un plan d'égalité avec le chercheur étranger) et s'assurer le systéme de recrutement des enquéteurs ; f) la formation des étudiants (particuli¢rement en Argentine) a pris une forme académique, c’est- a-dire quelle a tendu a accentuer la préparation & la recherche scientifique a V'intérieur d’institutions universitaires, plutot qu’accentuer celle qui méne a Vactivité professionnelle pratique dans le milieu local, officiel ou privé (entreprises, industries, etc.). Les étudiants, en recevant leur titre universitaire, sont préparés a intervenir en tant que personnel 342 ELISEO VERON subalterne dans les recherches scientifiques congues a Textérieur, mais trés mal préparés & occuper des charges professionnelles dans des entreprises ou a former un groupe de conseillers techniques dans des organismes officiels. Comme on peut le voir, les mécanismes institutionnels tendent & accroitre la force de travail disponible pour les projets interna- tionaux et a écarter les jeunes sociologues du con- texte local. Il est certain que sur le plan de la sociologie appliquée, les problémes de responsabilité politique et de compromis idéologique se manifes- tent de maniére beaucoup plus nette, plus rapide et plus pressante, La réduction du marché aux possibilités de « l'investigation pure » assure non seulement |’exis- tence d'une force de travail ample et relativement bon marché a cause de son nombre croissant, coordonnée aux nécessités extérieures, mais crée en méme temps un certain « champ de problémes » a Pintériewr duquel il est plus commode de continuer a parler de la neutralité sur le plan des valeurs et de Pobjectivité (23) ; (23) accord entre la formation purement « académique » et les nécessités du marché du travail est un fait. Le signaler ne signific pas affirmer que si on avait accentué la formation orfentée vers les applications pratiques, la situation aurait été différente, ni que la formation de sociologues « appliqués » nous semble étre, en soi, la plus désirable. De fait, le contexte local est, dans beaucoup de pays, loin d'étre favorable. Dans le domaine de Tentreprise, idée que le ‘est un professionnel qui peut remplir une tache spécifique fa pas été institutionnalisge. L@ travail dans des organismes officiels ‘subit les alternatives des changements politiques & court terme et il se ccaractérise par son instabiité et Fincertitude en ce qui concerne Paccomplissement de plans ou de projels. Les citconstances externes ccontribuent donc & Tisolement des sociologues. IDEOLOGIE ET PRODUCTION DES CONNAISSANCES 343 g) l'établissement de ce mode de production compte sur un systéme de réalimentation et d’ajus tement interne assez efficace. Il est peu probable que des projets autonomes de recherche se dévelop- pent. Quand le jeune sociologue arrive au niveau ot il peut réaliser son propre projet, celui-ci sera en général un projet annexe A une des recherches importantes en cours ou bien on l’aidera 4 obtenir un financement dans la mesure of son projet est en harmonie avec la problématique prédominante dans le centre oti il travaille. Plus un projet de recherche sera autonome, plus la possibilité d’obtenir un finan- cement et des secours matériels, aussi bien locaux qu’extérieurs, sera réduite ; h)il est rare que ces projets internationaux soient des recherches destinées a développer des hypothéses théoriques générales ou soient reliés a un processus ‘d’élaboration de ce type d’hypothases. Les sources extérieures de financement s‘intéressent rarement aider des projets de recherche de base semblables A ceux qui peuvent étre réalisés dans les Pays centraux. Les projets les plus importants sur lesquels s'est appuyée organisation initiale des cen- tres régionaux correspond donc, pour ainsi dire, aux «industries d’extraction ». Il s‘agit tout au plus de projets destinés 4 mettre a I’épreuve des hypotheses spécifiques de la « sociologie du développement » Mais, méme dans ce cas, ’élaboration de la matiére premiére n’a habituellement pas lieu dans les centres de la région; si le projet a donné licu a un processus de construction de théorie, les collabo- rateurs locaux peuvent arriver a s’en informer a Vaide des publications spécialisées ;

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