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« Author meets critics.

Commentaire de De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation »


Centenaire du congrès national de la DEUTSCHE GESELLSCHAFT FÜR SOZIOLOGIE
Francfort sous le Main, 13 octobre 2010
Tanja Bogusz, Université de Humboldt Berlin

Mesdames et Messieurs,

Cher Luc,

Mon commentaire de l’ouvrage de Luc Boltanski va s’articuler en trois

niveaux. Tout d’abord, je vais donner un bref aperçu des travaux que M.

Boltanski a menés depuis ses débuts en tant que sociologue et auprès du

Groupe de Sociologie Politique et Morale. Cette synthèse insistera sur le

statut de la critique afin de mieux saisir le questionnement qui a animé

l’auteur dans son livre présent. Dans un deuxième temps, j’insisterai sur le

renouvellement du statut de la critique dans le nouvel ouvrage de Luc

Boltanski qui se distingue nettement de ses réflexions précédentes. Enfin, je

tenterai d’amener quelques remarques destinées à ouvrir le débat.

1. Le statut de la critique dans l'oeuvre

La sociologie de Luc Boltanski est une sociologie délibérément non-

orthodoxe. Elle combine des approches théoriques extrêmement divergentes à


travers des terrains différents et complexes. Ce qui rend votre sociologie si

inquiétante aussi bien pour les Allemands que pour les Français, c’est la mise

en relation de perspectives généralement reçues comme incompatibles, à

savoir : une herméneutique structuraliste, une phénoménologie pratique, une

épistémologie anthropologique, un empirisme pragmatique, une méthodologie

symétrique, une pensée deleuzienne et finalement : théorie critique. En

parcourant les recherches que vous avez entreprises depuis la fin des années

1960 jusqu’à aujourd’hui, on voit bien qu’il s’agit d’une sociologie de la

transformation des sociétés capitalistes, et notamment de la votre, la société

française. On comprend aussi que la mise en avant du changement s’éloigne

d’une attitude purement postmoderniste qui vanterait une négligence totale

des inégalités structurelles ou sociales.

Une fois ces éléments généraux présentés, j'aimerais poursuivre mon

commentaire sur l'ouvrage récent « De la critique. Précis de sociologie de

l’émancipation ». Malgré les contingences méthodologiques que je viens

d’esquisser, il est néanmoins possible de cerner les motifs qui structurent

votre œuvre et que l’on peut retrouver dans cet exposé. Je souhaiterais amener

deux thèses qui serviront de base à mon argumentaire. La première thèse

renvoie à une finesse unique qui vous permet d’interroger des positions

épistémologiques par le biais d’une sociologie proprement empiriste. Et

c'est d’ailleurs en cela que l’on peut vous qualifier de pragmatiste. Je dirais
même que votre sociologie pragmatiste est très française, dans la mesure où il

est impossible d'en saisir la pertinence théorique sans l'appliquer au terrain. Et

vice versa, est il impossible de saisir la pertinence des terrains sans pour

autant les replacer dans le modèle théorique que vous avez développé.

La deuxième thèse poursuit l'idée que votre pragmatisme empiriste s'exprime

particulièrement à travers le statut de la critique en tant que moteur de la

dynamique sociale. La sociologie pragmatique de la critique que vous avez

fondée avec vos collègues du GSPM au milieu des années 1980 ne postulait

pas un positionnement kantien, c'est à dire un sujet de connaissance guidé par

la raison. La critique, chez vous, ne se voulait ni moraliste, ni éthique. Elle

s'effectuait avant tout sur un plan instrumentaliste. Elle était porteuse des

transformations en tant que charnière entre des régimes d’action. Elle était

« traductrice » – dans le sens de l’analyse symétrique introduite par Michel

Callon – d’un régime d’action vers un autre. En ceci, votre sociologie se

distinguait à la fois de celle de Pierre Bourdieu et de l'École de Francfort,

mais aussi, pour d'autres raisons, de celle de Bruno Latour. Je vais donc

récapituler, par un bref résumé, le caractère instrumentaliste que vous avez

attribué à la critique dans quelques uns de vos travaux précédents, à savoir

« Les cadres », paru en 1982, « De la justification », que vous avez publié

avec Laurent Thévenot en 1991, et « Le nouvel esprit du capitalisme », publié

avec Ève Chiapello en 1999.


1.1 La fonction de la critique dans « Les cadres »

Dans « Les cadres », vous avez interrogé la constitution d’une catégorie

sociale qui a marqué en France dans les années 1960 et surtout, la transition

du régime de Vichy vers l’État providence. Cet État optait pour une

introduction des stratégies du management américain dont « les cadres »

furent le modèle français. A contre-pied de la sociologie de profession des

années 1960 et 1970 qui se concentrait sur les conditions de travail des

ouvriers, vous avez choisi les cadres d’entreprise comme objet. Pourquoi les

cadres ? D’abord parce que les cadres constituaient, selon vous, la catégorie

sociale la plus dynamique, servant ainsi de sismographe culturel et social,

autour de laquelle les autres classes sociales se sont regroupées pour redéfinir

leur propre sort. Mais aussi parce que les paradigmes économiques de la

« modernité » et du « progrès » établis par l'État providence, étaient issus

d’une critique des survivants du nazisme contre le traditionalisme et le

paternalisme. Comme le montre l’exemple des cadres, l’effet de la critique se

traduit par une « idéologie de transition », comme vous dites dans « Rendre la

réalité inacceptable », votre commentaire de la recherche sur « La production

de l’idéologie dominante » que vous avez entrepris, au milieu des années

1970 avec Pierre Bourdieu. Les cadres incarnaient, en tant que catégorie

hybride et hybridisante, l’effet social de cette idéologie de transition constitué

par le biais de la critique. Les transitions historiques donnaient alors à la

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critique une fonction généalogique. C’est de cet effet de déplacement issu

de la critique dont vous allez, avec Laurent Thévenot tirer un modèle général

des régimes d’action.

1.2 La fonction de la critique dans « De la justification »

Dans votre ouvrage « De la justification », vous avez développé avec Laurent

Thévenot, et au sein du GSPM, une grammaire des pratiques critiques qui

s’appuyait sur un système moraliste. Comme vous l’affirmez dans un

commentaire récent : « La critique, qui consiste, par construction, à mettre

l’accent sur le différentiel entre le monde tel qu’il est et le monde tel que l’on

juge qu’il devrait être, perd tout sens si l’on se refuse à reconnaître les raisons

morales qui la soutiennent ». Vous ne ménagez pas votre distance vis-à-vis

d’une sociologie moralisante contre laquelle vous opposez une mise en

relation de la raison morale et de l’action ancrée dans l’expérience

quotidienne. Avec « De la justification » vous avez également prononcé, avec

Laurent Thévenot, une critique fondamentale de la sociologie critique

classique et de celle de Bourdieu. Puisque l’idée clé pour comprendre la

dynamique sociale n’était plus, comme pour Bourdieu, la reproduction sociale

des inégalités, mais la nécessité de tout un chacun dans des sociétés

industrielles, de négocier et de justifier ses actes et ainsi de s’exposer à la

critique par le défi des épreuves dans son entourage le plus intime jusqu’au

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plan économique et étatique le plus général. Le succès de l'action critique

dépendait de sa capacité de faire converger deux pôles opposés dans un même

régime d’action, ou autrement dit, d’établir des équivalences. Ces

équivalences que vous avez nommées des cités comportent donc des pratiques

critiques aptes à se faire entendre et se faire comprendre dans l’espace social

– connu sous le concept de la « montée en généralité ». Vous appelez cette

démarche « Un constructivisme à l’épreuve du travail empirique ». Le

modèle de régimes d’action donne ainsi à la critique une fonction

symétrique.

1.3. La fonction de la critique dans « Le nouvel esprit du capitalisme »

Avec « Le nouvel esprit du capitalisme », votre livre le plus connu en

Allemagne, votre constructivisme empirique adopte une visée historique et

politique qui se distinguait de l’approche délibérément statique de votre

ouvrage précédent. On peut y retrouver aussi les traces de votre travail sur les

cadres d’entreprises, puisque, avec Ève Chiapello, vous ne vous êtes pas

bornés aux seuls mécanismes symétriques infléchissant des équivalences

grammaticales des régimes d’action. La critique exprime ici les deux

dynamiques du capitalisme occidental : d’un coté, la convergence des actions

d’accumulation et d’acculturation en tant qu’effet paradoxal des grands

mouvements critiques des années 1960 et 1970. Et de l’autre, l’émergence

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d’une nouvelle cité qui structure l’implication des technologies sociales

critiques dans l’organisation du travail de nos sociétés que vous avez nommée

la cité par projet. Malgré les reproches que l’on pourrait faire à ce modèle, sa

force réside dans son élégance heuristique : à travers la cité par projet, il est

désormais possible de saisir une généalogie historique et une analyse

symétrique des effets de la critique sur un même plan méthodologique. A

travers son effet socioculturel sur les modes de justification de

l’organisation économique du capitalisme, la critique trouve ainsi un

statut moral.

2. « De la critique »

Dans « De la critique » vous avez rassemblé une série de conférences que

vous avez données dans le cadre de l’Institut de recherche sociale à Francfort

en 2008 où vous étiez invité par Axel Honneth. Cette invitation vous a donné

l’occasion de présenter une synthèse de vos travaux précédents. Et en outre,

comme le titre le suggère, vous vous exprimez pour la première fois de façon

explicite sur la place centrale que vous accordez à la critique. Toutefois,

comme on va le voir, sa fonction heuristique a considérablement changé.

Dans « De la critique », celle-ci n'est plus la charnière des régimes d'actions,

mais elle se situe, sur le plan éthique, au cœur même de la tâche du

sociologue. En un mot : la critique justifie l'existence de la science sociale.

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Vous essayez, par un effort considérable, de faire converger trois approches

qui, jusqu’à présent, s’étaient fortement distinguées les unes des autres, aussi

bien en France qu'en Allemagne. Premièrement, il s’agit de la sociologie

critique de Pierre Bourdieu, avec qui vous avez entretenu une relation

professionnelle étroite pendant une quinzaine d’années. Deuxièmement vous

abordez la théorie critique issue de l’École de Francfort. Et finalement, la

sociologie « De la critique » telle que vous l’avez fondée et développée aux

sein du GSPM à Paris. Je commence par la dernière.

2.1 Trois sociologies critiques

Afin de saisir cet effort de combinaison, il faut identifier les différences de ces

trois approches. Vos propos suggèrent un accord tacite avec l’École de

Francfort concernant ses prises de position par rapport à la sociologie critique

de Bourdieu. En ce qui concerne le GSPM, il s’agit d’une critique

méthodologique. Le reproche que vous avez adressé à Bourdieu était centré

sur sa notion de la domination, notamment son « caractère à la fois trop

puissant et trop vague » (p. 41). Perspective hiérarchique et hiérarchisante,

avec Bourdieu, il était d'après vous impossible de penser les relations sociales

autrement que sur le plan vertical. Pire encore les représentations que se sont

les acteurs mêmes ne s'y retrouvent pas, ou pas forcément et – ce qui est plus

important – « leurs capacités critiques sont sous-estimées, ou ignorées » (p.

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42). Mais si la sociologie, comme vous dites, s’est constituée d’abord pour

faire progresser l’émancipation des acteurs sociaux, elle doit développer des

instruments d’analyse aptes de s’emparer des facultés critiques des acteurs

pour appréhender « ce dont les gens sont capables ». Ce n’est donc pas

l’inconscient social, héritage psychanalytique du structuralisme

constructiviste de Pierre Bourdieu, qui doit attirer l’attention de la sociologie

critique, mais ce sont les expériences des acteurs mêmes qu’il faudrait,

d’après la sociologie pragmatique, prendre en considération. Analyse

symétrique et non pas analyse verticale, expérience et non inconscient. Il faut

ainsi amoindrir la position omniprésente du sociologue au profit d’une

attention accrue des connaissances des acteurs. Vous résumez ces

mouvements de la sociologique pragmatique par un effort de transparence de

la tension herméneutique qui habite la sociologie depuis ses débuts avec

Weber et Durkheim : celle de « l’articulation entre des orientations

descriptives et les visées normatives » (p. 45).

Mais les choses se compliquent si on compare la critique du GSPM et celle

représentée par l’École de Francfort. Cette différence s’articule notamment

sur l’héritage bourdieusienne. Pour Bourdieu, le travail du sociologue critique

consistait dans une approche qu’il nommait « praxéologique », c’est-à-dire

une pratique scientifique où le travail ethnographique était indispensable pour

saisir des structures inégales qui soutiennent la perception phénoménologique.

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Le terrain figurait ainsi en tant que ressource principale de la connaissance.

Par contre, la théorie critique était, avant tout, une philosophie de l’action

détachée des données empiriques. Il en résulte alors des problèmes bien

différentes vis-à-vis de la sociologie de la domination de Bourdieu. Les

commentaires du concept d’habitus en donne l’exemple. Alors que pour le

GSPM, le concept d’habitus consistait à affaiblir les instruments de

description en faveur d’une visée critique normative et à écraser les

compétences des acteurs à modéliser leur situation, Axel Honneth voyait

quant à lui dans l’habitus un concept utilitariste d’action. Vu de Paris, il est

quand même difficile de voir de l’utilitarisme dans le travail de Bourdieu et

ceci s’explique justement par le fait que les critiques français de Bourdieu,

tout au moins ceux qui sont sortis de son école, étaient confrontés aux limites

de l’habitus au moment où ils l'ont appliqué au terrain. Les deux critiques de

Bourdieu apparaissent donc tout à fait différentes. Contrairement à l'École de

Francfort, la sociologie pragmatique du GSPM avait marqué sa distanciation

vis-à-vis de Bourdieu avant tout sur le plan de la description: « Nous voulions

poursuivre et même amplifier l’ancrage dans une sociologie empirique

rigoureuse, qui constituait pour nous un apport du travail développé dans le

cadre de ce paradigme » (p. 46). Ceci n'était pas du tout le cas des

francfortiens. On peut résumer cette différence par le dilemme sociologique

que vous explicitez dans votre livre, entre description et normativité : alors

que le GSPM critiquait le coté descriptif de l'habitus et aspirait à affiner les

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outils méthodologiques d’une sociologie empirique des acteurs, l’École de

Francfort se réclamait d’une philosophie critique normative, issue de

l’idéalisme allemand. Du fait de cette asymétrie fonctionnelle, je ne suis pas

convaincue qu'il y ait de convergence entre ces deux écoles autour de la

question de la critique.

2.2 La normativité de la critique et ses problèmes heuristiques

Un des apports principaux de la conceptualisation de la critique dans votre

œuvre et celle du GSPM consiste certes à échapper à une contrainte que la

sociologie critique classique n’a jamais résolue : la recherche d’un fondement

sociologique qui se rend capable, comme le dit Danny Trom « de fonder un

point de vue sociologique à partir duquel se peut déployer une science sociale

positive » (Trom 2008 : 123). C'est à partir de ce point de vue, de cette

extériorité complexe, que vous distinguez la sociologie critique en tant que

« métacritique », qui sera « élaborée en recueillant et en synthétisant les

critiques développées par 'les personnes elles-mêmes' dans le cours de leurs

activités quotidiennes » (p. 30). Quant au problème de la normativité, vous

avez pris parti pour une « normativité procédurale » au lieu d'une normativité

substantielle. Sur le plan méthodologique, il s'agissait surtout de comprendre

et de fixer le caractère de la différence entre les attentes des acteurs et les faits

réels du monde social en tant que base d'une pratique critique. Pour ce faire,

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vous avez mis « entre parenthèses un dispositif explicatif trop puissant », dans

un but que vous avez résumé en disant : « La sociologie atteint son objectif

quand elle donne un tableau satisfaisant des compétences sociales des

acteurs » (p. 49). Mais comment la sociologie peut-elle saisir des

compétences sous l'angle conceptuel de la critique en tant que devoir éthique

du sociologue ? Ne risquerait-elle pas de reproduire les problèmes classiques

de la science critique ? Ne serait-il pas plus aisé de revenir à la fonction

instrumentale de la critique, pour affiner les instruments heuristiques afin de

saisir de près les activités critiques du quotidien ?

3. Conclusion

Vous justifiez votre passage d'une pensée instrumentaliste, issue du

pragmatisme vers une pensée éthique de la critique par un motif qui constitue

le cœur de votre œuvre, à savoir l'inquiétude radicale qui marque des sociétés

contemporaines. Est-ce dire que vous pensez qu'il n'y a plus moyen d'établir

d'équivalences par la critique? Que la critique ne peut plus être mise en

pratique par le biais instrumentaliste qui rend possible la traduction d’un

régime d'action (issu de ce que vous appelez « monde ») vers un autre (issu de

ce que vous appelez « réalité »), mais qu’elle devrait revenir à son ancienne

préoccupation qui est de dire « c'est qui est » ? Mais dans ce cas, qu'est-ce qui

autorise le sociologue de le dire ? Si on admet que la critique constitue un

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concept clé de votre œuvre en tant qu'outil double – outil méthodologique et

épistémologique, une dernière question se pose : que devient la critique

lorsque vous la transférez du coté descriptif au coté normatif? Quel sera donc

l'outil – et pas la rhétorique – qui constituera la charnière de ce déplacement ?

C'est-à-dire : comment mettre en liaison cette métaphysique et le terrain ?

Autrement dit : Quel impact épistémologique accordez-vous encore au terrain

lorsque la critique perd de ses fonctions généalogiques, symétriques et

morales ? Bref, lorsqu’elle passe d’un statut instrumentaliste à un statut

éthique ?

Je vous remercie de votre attention.

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