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Fontaine-De Visscher Luce. La notion de « grammaire » chez W. von Humboldt. In: Revue Philosophique de Louvain.
Quatrième série, tome 75, n°27, 1977. pp. 436-452;
doi : 10.3406/phlou.1977.5945
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_27_5945
Abstract
Generative grammar has drawn attention to forgotten texts of Wilhelm von Humboldt which belong to
the idealist current of 17th century philosophical grammar. The A. aims to show that if, in the whole of
his work, W. von Humboldt remains entirely attached to a concept of language as a translation of the
representation of the world by the thinking subject, nonetheless his vast linguistic knowledge brought
him to the verge of « logocentrism », particularly when he raises the question of what type of grammar
could account for certain languages like Chinese. Thus he seems to doubt the universality of Western
schémas, which would lead to a certain cracking in the idealism of his philosophy of language.
La notion de «grammaire»
chez W. von Humboldt
8 Idem, p. 69.
La notion de «grammaire» chez W. von Humboldt 439
22 Idem, p. 55.
23 Ibidem.
24 Lettre à M. Abel Rémusat, pp. 123-124.
25 De l'origine ..., p. 57.
26 Cfr Traits fondamentaux ..., dans Genèse de la pensée linguistique, p. 95.
La notion de «grammaire » chez W. von Humboldt 445
avoir des idées claires et précises! Il faut donc bien conclure — bien
que Humboldt ne s'en explique pas — qu'il a le pressentiment non
seulement d'une autre langue possible — et aussi parfaite — mais
aussi d'une autre pensée « pure » ; une pensée que les catégories
grammaticales risqueraient de rendre prisonnière de ses propres créations.
Ainsi c'est à deux modèles de pensée que correspondent deux modèles
de langues, au sujet desquels il est risqué d'émettre des jugements de
valeur.
Dans les langues classiques, le langage parle d'abord par sa
construction; tous les élèves d'humanités connaissent le refrain: pour
faire une version grecque ou latine, il faut d'abord faire la construction
des phrases, alors seulement se fera jour la signification. Pour le
chinois, c'est exactement le contraire : c'est le sémantique qui prime,
c'est le sens qui va permettre au lecteur la construction que l'esprit,
pratiquement sans appui formel, va devoir constituer. Ces moyens
grammaticaux se réduisent, selon la grammaire de Rémusat,
essentiellement à deux procédés29 : quelques particules «vides» et l'ordre
des mots. Ces particules «vides» sont très difficiles à comprendre
pour un Occidental. Elles ne sont nullement comparables à nos mots
vides qui — rattachés à un mot «plein» — donnent toujours la
catégorie grammaticale. Humboldt nous donne l'exemple du «tchi»,
dont il est impossible de trouver un équivalent dans nos langues : il se
rapproche tantôt d'un pronom démonstratif, tantôt d'un relatif,
tantôt d'une marque du génitif. Quant à l'ordre des mots, il exprime
une liaison, mais jamais définie au point de donner aux termes une
véritable catégorie grammaticale. Il suggère principalement deux
possibilités de liaison : soit le premier terme peut spécifier l'idée qui suit,
soit il y a dépendance du deuxième mot par rapport au premier.
Des liaisons aussi vagues, on le voit, rendent impossible une
construction tant soit peu complexe. Les phrases chinoises sont
nécessairement simples et brèves. Quant aux mots chinois, dont on a cru
longtemps qu'ils étaient tous monosyllabiques — mais A. Rémusat
n'est pas de cet avis — ils sont en tout cas marqués d'un accent qui
les frappe d'insularité, et leur insuffle ainsi avant tout une force
puissante de nomination; ces noyaux sémantiques sont comme
entourés de «blancs» qui laissent au lecteur ou à l'auditeur le soin
de les interpréter. C'est donc la signification qui fait naître la
construction. Humboldt remarque néanmoins qu'il ne faut pas voir là
une opposition absolue avec nos langues, dans lesquelles on rencontre
aussi certaines ambiguïtés de construction, et où alors seul le sens
décide. Seulement dans la langue chinoise, le sémantique l'emporte
beaucoup plus largement sur le syntaxique.
La comparaison du chinois avec le groupe indo-européen ne doit
donc pas nous amener à le considérer comme un type de langue peu
évolué. Humboldt se rend parfaitement compte de l'ethnocentrisme
qu'il y aurait à porter pareil jugement : le chinois ne saurait être
considéré comme une langue qui n'aurait «pas encore » une grammaire.
Ce serait plutôt le cas des langues américaines, «débris échappés à
un naufrage commun», comme l'a écrit son célèbre frère dans sa
Relation historique. Alors que la langue chinoise est pratiquement sans
formes, ces langues au contraire présentent un foisonnement, une
redondance de formes qui marquent leurs premiers pas vers une
formalisation à laquelle elles tendent, mais dont on ne peut jamais dire
si elles l'atteindront30. Mais il faut concevoir le chinois comme
l'aboutissement d'une évolution divergente de celle de l'indo-européen.
Humboldt va même plus loin : l'« avantage » 3 1 du chinois est peut-être
d'atteindre, grâce à ce dépouillement maximal, une plus grande
« transparence » de la pensée : les paroles chinoises seraient comme
des feux qui s'allument dans la nuit et font surgir un monde pour
l'homme sans que celui-ci lui impose ses propres formes mentales . . .
La rencontre du chinois semble bien faire ressurgir pour Humboldt
le problème du langage dans une toute nouvelle dimension. Jusqu'alors
ses recherches linguistiques l'avaient peut-être maintenu dans le cadre
indo-européen, les langues amérindiennes pouvant lui apparaître
comme des langues peu évoluées par rapport à ce modèle idéal . . .
Son honnêteté et son envergure intellectuelles l'entraînent maintenant
à ce que nous oserions appeler une fêlure philosophique, qui se
manifeste par un certain embarras, lequel n'échappe pas à un lecteur
attentif.