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Revue Philosophique de Louvain

La notion de « grammaire » chez W. von Humboldt


Luce Fontaine-De Visscher

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Fontaine-De Visscher Luce. La notion de « grammaire » chez W. von Humboldt. In: Revue Philosophique de Louvain.
Quatrième série, tome 75, n°27, 1977. pp. 436-452;

doi : 10.3406/phlou.1977.5945

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_27_5945

Document généré le 24/05/2016


Résumé
La grammaire générative a sorti de l'oubli des textes de W. von Humboldt, qui s'inscrivent dans le
courant idéaliste de la grammaire philosophique du XVIIe siècle. L'auteur tente de montrer que si, dans
l'ensemble de son œuvre, Wilhelm von Humboldt demeure pris entièrement dans une conception du
langage comme traduction de la représentation du monde par le sujet pensant, sa vaste culture
linguistique l'a néanmoins porté jusqu'aux frontières du « logocentrisme », notamment lorsqu'il
s'interroge sur le type de grammaire qui pourrait rendre compte de certaines langues comme le
chinois. Il semble alors douter de l'universalité des schèmes occidentaux, ce qui provoquerait une
certaine fêlure dans l'idéalisme de sa philosophie du langage.

Abstract
Generative grammar has drawn attention to forgotten texts of Wilhelm von Humboldt which belong to
the idealist current of 17th century philosophical grammar. The A. aims to show that if, in the whole of
his work, W. von Humboldt remains entirely attached to a concept of language as a translation of the
representation of the world by the thinking subject, nonetheless his vast linguistic knowledge brought
him to the verge of « logocentrism », particularly when he raises the question of what type of grammar
could account for certain languages like Chinese. Thus he seems to doubt the universality of Western
schémas, which would lead to a certain cracking in the idealism of his philosophy of language.
La notion de «grammaire»
chez W. von Humboldt

Désormais Humboldt n'est plus ce «grand précurseur, qu'on


nomme et qu'on salue toujours, mais qu'on ne fréquente guère»1.
Grâce aux éditions Ducros de Bordeaux (qui nous avaient déjà rendu
accessible en 1968 Y Essai sur l'origine des langues de J.J. Rousseau),
nous pouvons maintenant apprécier la modernité parfois étonnante
de ce penseur du langage, telle qu'elle se manifeste dans deux courts
écrits consacrés à la question de la grammaire2. Depuis, les éditions
du Seuil ont publié sa célèbre Introduction à l'œuvre sur le kavi ou
La différence de construction du langage dans l'humanité et
l'influence qu'elle exerce sur le développement de l'espèce humaine3.
Comme on sait, La linguistique cartésienne de Chomsky (1966)
est largement redevable de cette résurrection. Et pourtant, à première
vue, quelle distance entre une grammaire hautement philosophique
qui était celle du xvne siècle et dont Humboldt est manifestement
l'héritier, et une entreprise aussi purement descriptive et non normative
que celle de Chomsky !
Cette curieuse rencontre fait toucher du doigt à quel point
l'enjeu d'une recherche, si strictement scientifique soit-elle, est toujours
aussi philosophique. Ainsi toute grammaire est philosophique au sens
où elle présuppose une certaine pensée de l'essence du langage
indispensable à la constitution même de son objet. Humboldt s'en prend
au positivisme stérile des historiens comparatistes qui renoncent
à «comprendre l'intelligence du tout unifié que forme une langue
donnée ... et à réfléchir au phénomène même du langage. C'est la
rigueur philosophique qui doit toujours être au fondement de toute

1 G. Mounin, Histoire de la linguistique, Paris, P.U.F., 1967, p. 188.


2 De l'origine des formes grammaticales, suivi de Lettre à M. Abel Rémusat,
Bordeaux, Ducros, 1969 — reproduit en traduction de Tonnele (1859); la Lettre fut
écrite en français.
3 Introduction à l'œuvre sur le kavi et autres essais, traduction et introduction
de Pierre Caussat, Paris, le Seuil, 1971.
La notion de «grammaire » chez W. von Humboldt 437

recherche linguistique»4. Si Chomsky retrouve chez Humboldt la


mise en évidence de la créativité du langage, c'est qu'au départ il se
fait à peu près la même idée du langage qu'il va tenter d'expliquer
par la science.

Mais ce n'est pas seulement là toute la modernité de Humboldt.


Elle éclate singulièrement dans les deux courts écrits sur la grammaire
cités plus haut, et que nous voudrions analyser ici5. Au moment même
où, après la découverte du sanscrit, Humboldt doit considérer avec
Schleicher que le modèle indo-européen des langues infléchies est le
plus parfait, il pose une étrange question qui fait vaciller les catégories
mentales de l'Occident. Tout au long du deuxième écrit {Lettre à
M. Abel Rémusat, linguiste dont Humboldt a étudié la grammaire
chinoise) il se demande: comment peut-on parler sans grammaire
apparente ou tout au moins sans grammaire telle que nous la
concevons dans nos langues occidentales?6 Dès lors qvCest-CQ que la
grammaire? Ayant traité de son origine dans le premier écrit,
Humboldt pose là une redoutable question, qui risque de le faire
entrer en contradiction avec lui-même. Son érudition est telle qu'elle
va lui faire toucher les limites de l'ethnocentrisme de son temps.
Le dépassement du « logocentrisme » serait plus ancien que Derrida
et la mise en question des termes de nature et de culture ne daterait
pas seulement de Lévi-Strauss . . .
C'est surtout dans le second essai que Humboldt va débattre
longuement de ce qui est essentiel à la grammaire. Car c'est l'étude
d'une langue non-occidentale qui va l'amener à prendre conscience
de cette évidence: que toute langue doit avoir une grammaire quelle
qu'elle soit. Or, si les modèles de ces systèmes peuvent si
profondément différer, ils doivent quand même avoir un dénominateur
commun, et il nous faut donc tâcher de poser une base minimale.
Nous trouvons alors ceci : que toute langue possède un « système
de liaison des mots entre eux et des mots à l'ensemble de l'idée»7.

4 Dans Traits fondamentaux ..., p. 91 (cfr infra).


5 Nous les éclairerons de quelques pages, probablement contemporaines du
2ème écrit (1826) et qui sont reprises par André Jacob: «Traits fondamentaux
définissant dans toute sa généralité le schéma générateur de la langue», dans Genèse de la
pensée linguistique, pp. 90-97, Paris, Armand Colin, 1973.
6 «II serait impossible de parler ou d'écrire sans être dirigé par un sentiment
vague des formes grammaticales des mots ... », Lettre à M. Abel Rémusat, p. 72.
7 Lettre à M. Abel Rémusat, p. 64.
438 Luce Fontaine- De Visscher

Autrement dit, il y a langage lorsqu'un énoncé forme un ensemble


dont la cohérence est toujours plus ou moins hiérarchisée, même si
cette hiérarchie ne comporte qu'un seul degré. En effet, l'axe de la
parole, ce qui lui donne un sens, c'est l'unité de la proposition.
Mais en quoi consiste cette unité? Que faut-il pour qu'elle se
produise? Humboldt se sert d'une comparaison mathématique : les
propositions sont des «équations», ce qu'il explique d'une manière
assez vague par le fait de «comparer des idées»8. Nous pensons tout
de suite au principe d'identité, au jugement kantien qui repose sur
la liaison établie par la copule, et qui tient enfermée dans sa
coquille toute la métaphysique occidentale. Mais Humboldt se garde
d'être aussi explicite ; car il sent venir la question : un tel schéma
est-il assez large pour inclure toute grammaire possible? Laissons
pour le moment cette question en suspens; il sera temps de la
reprendre lorsque nous aborderons avec l'auteur le problème
particulier posé par le chinois.

Penchons-nous d'abord sur le premier écrit, de portée


apparemment plus générale. Humboldt décrit le fonctionnement de la
grammaire des langues qu'il connaît le mieux — les langues indo-européennes
— , et, armé de ce point de départ, il s'efforce d'atteindre à une idée
universelle de la grammaire. Comme on pourra le constater, son
effort se soldera par un demi-échec.
Sa méthode consiste à observer comment naissent — au sens
à la fois historique et logique — les formes grammaticales et quelle
est l'influence qu'elles exercent en retour sur l'esprit qui les a à sa
disposition. Car on ne peut jamais séparer l'esprit de la langue;
c'est ce qui l'oppose à Schleicher.
Comme système combinatoire, toute langue doit avoir une
grammaire, que Humboldt définit ici provisoirement comme un système
de liaison entre des unités toujours définies jusqu'à un certain point.
Il emprunte à Schleicher son schéma d'inspiration naturaliste : état
isolant-agglutinant-infléchi, en le nuançant largement, et surtout en
lui donnant une interprétation philosophique diamétralement opposée :
en effet, pour lui le langage n'est pas un fait de nature, mais une
activité spirituelle qui se reconquiert sans cesse sur la passivité du
sensible ; le langage ne saurait être considéré uniquement de l'extérieur.

8 Idem, p. 69.
La notion de «grammaire» chez W. von Humboldt 439

Néanmoins, Humboldt marque d'abord sa méfiance à l'égard


de toute généralisation; et son premier souci est de s'entourer d'un
certain nombre de précautions afin de donner à sa thèse une allure
de prudente proposition.
Une première mise en garde consiste à ne pas assimiler la
présence de la grammaire à l'existence de formes purement
grammaticales. La liaison des mots peut consister en des assemblages
lexicaux qui font apparaître le lien sans que celui-ci soit exprimé
comme tel. Ainsi ce que nous prenons pour une forme de conjugaison
en mexicain est un rapprochement de formes substantives : aveiridaco
que nous traduisons par un imparfait du subjonctif : « que tu fusses »,
signifie littéralement : «au jour de ton être»9. Ainsi la grammaire peut
avoir des formes très variées; et ce qui peut apparaître comme une
forme «primitive» en soi n'est pas nécessairement le signe d'une pensée
pauvre. Ceci entraîne un deuxième correctif préalable au principe
d'évaluation des langues : comme la langue a toujours aussi un aspect
passif, instrumental, l'esprit peut être capable de se servir des moyens
les plus variés pour exprimer les rapports les plus délicats et les plus
nuancés. Peut-être pouvons-nous lire déjà ici une première tentative
de résoudre le problème assez troublant offert par le chinois.
Cependant tout en tenant compte de ces réserves, il faut
néanmoins poser la question sur un plan idéal, apriorique. Quelle est
la langue qui, par elle-même, permet à l'esprit de se développer au
maximum? Ce qui revient à demander : quelle est la langue la plus
rationnelle, puisque la raison est langage, selon la parole de Hamann?
Alors il semble qu'il faille que l'esprit soit «débarrassé de cette
nécessité de suppléer par un acte de pensée à l'expression du
rapport, et que ce rapport ait dans la langue un signe véritable qui le
représente aussi bien que les objets eux-mêmes»10. Et Humboldt de
se livrer dans une page admirable à un éloge du grec, propre à
émouvoir les humanistes de tous les temps11. La langue grecque
n'est-elle pas l'illustration de l'idéal de la grammaire comme
«reproduction fidèle des procédés de l'esprit au moyen des sons»? L'étude

9 De l'origine ..., p. 19.


10 De l'origine ..,, p. 23.
11 Idem, p. 26; aussi dans Traits fondamentaux ... : «Les Grecs sont considérés
comme le peuple qui a possédé la plus accomplie de toutes les langues» (Genèse
de la pensée linguistique, p. 93).
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de la langue relève ainsi de la psychologie12 : elle montre comment


l'esprit œuvre dans le langage pour se forger un instrument de plus
en plus parfait. Car l'esprit est essentiellement parlant. «Le langage
se trouve toujours tout entier dans l'homme, et jamais par fragments » 13.
Et dans les Traits fondamentaux ..., nous lisons que «... la langue
provient par nécessité interne de l'être de l'homme»14.
Si toute langue a une grammaire, il faut donc néanmoins
reconnaître que celle-ci n'existe à l'état parfait que dans les langues où
l'articulation apparaît d'une part dans les modifications des mots qui
représentent des objets et, d'autre part, dans des mots qui expriment
seulement un rapport grammatical, dans des formes pures. Seulement
dans de telles langues, l'esprit pourra prendre son essor. Se reflétant
pleinement dans la langue, il jouira de ses propres productions : et plus
la forme est pure, plus le plaisir sera grand, comme dans l'esthétique
de Kant. C'est l'accomplissement du mouvement circulaire qui va de
l'esprit au langage et du langage à l'esprit : là où l'esprit s'éveille, il
transforme le langage, et là «où la langue s'est déjà enrichie de ses
formes, il sera excité par leur présence»15. L'intimité des deux termes
est telle qu'il est impossible de penser un « avant » du langage.
Cependant les langues, si elles contiennent toujours déjà l'essentiel
de la grammaire, ne se perfectionnent qu'au cours du temps. C'est
ici que Humboldt reprend les données de l'évolutionnisme de Schleicher,
mais dégagées de leur a priori naturaliste. On constate que jamais
n'apparaît tout d'un coup une langue formellement perfectionnée
du type infléchi. En effet, même les langues les plus avancées à cet
égard conservent des vestiges des états antécédents. Le moyen « le plus
naturel et le plus convenable»16 (c'est-à-dire rationnel) est le stade
de la flexion, celui de l'adjonction et de l'insertion d'éléments dépourvus
de signification (par exemple les changements de voyelles et de
consonnes). Mais jamais dans aucune langue, il n'y a eu départ de
représentations nettes de formes; et c'est d'ailleurs pourquoi il est
artificiel d'adopter une classification évolutive aussi systématique que
12 De l'origine..., p. 23; ce que réitère Chomsky dans Le langage et la pensée,
p. 45.
13 De l'origine..., p. 16. De la même manière, Chomsky invoque l'innéisme du
système pour réfuter le behaviorisme de Skinner dans sa théorie de l'apprentissage
(cfr Idem, chap. 3).
14 Genèse de la pensée linguistique, p. 91.
15 De l'origine ..., p. 24.
16 Idem, p. 29.
La notion de «grammaire » chez W. von Humboldt 441

celle de Schleicher. On décèle ainsi des flexions dans des langues


agglutinantes, et, d'autre part, on constate dans des langues infléchies des
rapports non exprimés (le pronom personnel sous-entendu dans les
formes de conjugaison grecques et latines). De plus, Schleicher ne
tient pas compte de contingences psychologiques comme le caractère
ou les dons intellectuels variant d'un peuple à l'autre.
Mais on peut cependant affirmer une règle générale : plus une
langue est ancienne et plus elle aura accompli de progrès vers la
forme. L'usage même de la langue, c'est-à-dire aussi son usure
matérielle, bien observée par le point de vue naturaliste de Schleicher,
doit favoriser l'avènement des formes, dans la fusion toujours
croissante des éléments de combinaison avec les mots. C'est ainsi
que se produit le passage de l'agglutination à l'inflexion : on élimine
les signes de rapports peu fréquents et l'on fixe par contre ceux
qui expriment les rapports les plus fréquents. Humboldt passe donc
du terrain positiviste de l'« usure» vers l'optique idéaliste de l'esprit
qui «use» du langage, c'est-à-dire qui y manifeste sa créativité dans
l'apparition des «cas». Ce système va servir à son tour de support
sensible à la pensée pour lui permettre d'aller toujours plus loin dans
l'architecture des rapports entre les idées. La production devient de
plus en plus spirituelle, car l'esprit se développe de plus en plus
librement par rapport au concret singulier : le système lui permet
d'atteindre les plus hautes généralités17. C'est pourquoi l'abondance
d'expressions grammaticales comme les formes de conjugaison dans
certaines langues amérindiennes est en fait trompeuse : ce sont des
langues encore formellement peu avancées et très liées aux contenus
concrets. Le perfectionnement formel est la rationalité, c'est-à-dire
l'économie de la forme (dire le plus avec le moins). Par exemple un
trop grand nombre de prépositions marque une attache avec le concret
qui paralyse l'organisation des contenus18.
La montée de la grammaire peut se résumer en trois stades :
— d'abord on crée des signes pour les objets : c'est à l'auditeur
de les ajuster, de trouver les rapports grâce aux combinaisons telles
que les locutions, les phrases (ce qui fait singulièrement penser au
chinois...);
17 «Car la liberté a besoin de la garantie que lui offre la légalité». Cfr Traits
fondamentaux ..., dans Genèse de la pensée linguistique, p. 92.
18 De l'origine..., p. 40; en mistèque «devant» se dit: «centre»; «derrière»:
«dos»; cfr Idem, p. 42.
442 Luce Fontaine- De Visscher

— au stade suivant les combinaisons se régularisent; les mots


perdent leur indépendance; certains termes apparaissent comme
intermédiaires entre la désignation d'objets et celle de leur forme; certains
noms d'objets reçoivent des affixes signifiant un rapport, mais le lien
reste lâche;
— enfin la représentation grammaticale vient au jour quand il y a
utilisation d'« analogues de formes», quand apparaît un système qui
correspond à des structures de sens; système formel qui ne doit plus
rien aux contenus sensibles véhiculés.
Tels seront par exemple dans les langues infléchies les
déclinaisons, les conjugaisons. Plus rien ne trouble alors le travail de
l'intelligence. Le point suprême de l'articulation se marque dans
Yaccent, qui est comme l'âme du discours, son attache matérielle
la plus ténue. Le discours devient alors «la vivante émanation du
sentiment qui l'anime»19.
Humboldt envisage ensuite les effets en retour de la langue sur le
développement de l'esprit qui la parle. Qu'apporte à la pensée la
disposition d'une langue plus ou moins parfaite? La pensée a toujours
simultanément deux directions : elle va vers les choses et, à travers
celles-ci, revient sur elle-même. Or, la clarté et la précision des idées
(Humboldt se tient encore très près des idées «claires et distinctes»)
dépendent «en grande partie» du mode de représentation des formes
grammaticales. Quand la langue n'est pas précise pour distinguer
des objets, elle ne l'est pas non plus pour cerner les idées qu'on
en tire. Et plus difficile encore sera le retour sur soi d'une pensée
confuse dans la représentation de ce qui lui est extérieur.
La pensée cherche toujours une «loi», dit Humboldt. Par là
il faut entendre son essentielle rationalité, c'est-à-dire cette propriété
de la pensée de tendre toujours à s'égaler, à se maîtriser entièrement.
C'est pourquoi la langue dans laquelle elle se produit tendra à la
structure la plus parfaite possible afin que l'esprit puisse s'y retrouver
plus clairement lui-même. Tant qu'elle n'y arrivera pas, cette langue
ne sera qu'un symbole infidèle; si les mots symbolisent les choses,
c'est la grammaire qui reflète l'« organisme » de la pensée. Dès lors,
la langue la plus parfaite est celle qui m'assure le maximum de

19 De l'origine..., p. 47. Chomsky montre qu'en anglais le profil accentuel n'est


pas un événement physique, cfr La linguistique cartésienne, p. 148 : «II est fort possible
que rien dans les signaux physiques ne représente les profils accentuels tels qu'ils sont
perçus en détail ».
La notion de «grammaire » chez W. von Humboldt 443

conscience. Plus je séparerai nettement les choses du lien que je


crée entre elles, mieux l'œuvre de mon esprit sera reconnue comme
telle. C'est donc le degré (X articulation de la langue qui est le
critère de sa valeur au service de l'esprit, parce que l'articulation
est la marque de l'esprit dans le langage, ce grâce à quoi il s'y retrouve.
Parler devient ainsi l'équivalent d'être conscient. Cependant —
et Humboldt annonce ici une notion étrangement moderne — cette
conscience n'est pas du tout nécessairement celle du sujet parlant,
qui peut fort bien parler sans avoir conscience du système au moyen
duquel il parle. La rationalité du langage se tient ainsi, pour
Humboldt, entre la conscience individuelle et une conscience linguistique,
et cela d'une manière qui demeure ambiguë. Nous ne sommes pas
loin de la structure de Lévi-Strauss . . .
Mais ne sollicitons pas trop le texte. Explicitement Humboldt
développe une pensée du langage en parfait accord avec l'idéalisme
de son temps, même si un certain flottement apparaît lorsqu'il s'agit
de démêler les rapports de la pensée et de la langue. Il affirme encore
en 1 826 dans les « Traits fondamentaux ...» : « la légalité qui règne
dans le langage rayonne avec un éclat particulier dans la structure
grammaticale, qui est la forme même de la pensée en acte comme
unité et totalité»20. Or ce rationalisme de principe doit écarter tout
naturellement d'une culture tant soit peu développée les nations peu
favorisées par ce degré de perfection de la langue. Alors surgit la
fameuse objection, déjà soulevée, paraît-il, par M. de Sacy, à propos
des hiéroglyphes21. Humboldt se pose la même question à propos
du chinois, dont il a étudié la grammaire sous la conduite d'A. Rémusat
(étude qu'il poursuivra de 1823 à 1826, entre les deux écrits étudiés
ici) : qu'est donc un langage sans grammaire apparente, c'est-à-dire
sans formes ni catégories grammaticales? Le problème sera repris
plus en profondeur et de front cette fois dans la Lettre à M.
Rémusat. Entre-temps Humboldt aura perfectionné sa connaissance du
chinois. Ici il n'aborde le problème que par une sorte de scrupule
final; il le liquide d'ailleurs assez vite et s'en tire plutôt par une
dérobade : en ce qui concerne le chinois, le «vieux style» est vague et haché.
Le chinois dut se transformer pour devenir plus précis (mais il n'a pas

Cfr Genèse de la pensée linguistique, p. 90.


De l'origine ..., p. 54.
444 Luce Fontaine- De Visscher

pour autant constitué de formes grammaticales véritables)22. Quant


à l'Egypte, elle a développé «une civilisation sévère purement
scientifique » ; or ce que la grammaire engendre, ce sont surtout « des œuvres
de dialectique et d'art oratoire»23. Humboldt pense évidemment à la
prose attique. Mais il se contredira dans la Lettre en montrant que
la science suppose précisément une langue bien articulée24.
En conclusion pour l'instant, c'est le sanscrit qui reste le modèle
des langues grâce à son développement des formes grammaticales; le
modèle sémitique le suit immédiatement; et la langue qui a réalisé le
plus haut degré de perfection formelle est, bien sûr, le grec.
Mais il ne faut toutefois rien affirmer sans réserve. Humboldt
termine par une remarque prudente: «il est toujours très délicat de
classer les langues...»25, car la grammaire n'est pas une forme sur
une matière fixe, mais une forme sur une forme26. Le langage est
energeia, non seulement ergon.

Passons maintenant à la Lettre à M. Abel Rémusat sur la nature


des formes grammaticales et le génie de la langue chinoise en
particulier. Humboldt reprend l'objection soulevée à la fin de l'écrit
précédent sur les langues «sans formes», objection qui ne le laisse
pas sans inquiétude sur ses propres théories du langage. Le titre complet
de la Lettre montre l'impact du problème sur la question générale
de la grammaire.
Rappelons comment Humboldt tente ici de définir la grammaire :
un système de liaisons, indépendant des idées particulières, et qui
se hiérarchise en un lien des mots entre eux d'une part, et des
mots à l'ensemble de l'idée, d'autre part. Définition très large comme
on l'a vu, et grâce à laquelle Humboldt va essayer maintenant de
nous montrer que différents types de grammaire sont possibles. Nous
pouvons déjà sous-entendre que le type infléchi n'est pas
nécessairement le seul à réaliser l'idéal de la grammaire. (Ou plutôt, qu'il
n'y a peut-être pas de grammaire «idéale» au sens d'une norme
absolue?) Que toutes les langues ont une grammaire revient seulement
à dire que parler suppose des archétypes de structure, que ces

22 Idem, p. 55.
23 Ibidem.
24 Lettre à M. Abel Rémusat, pp. 123-124.
25 De l'origine ..., p. 57.
26 Cfr Traits fondamentaux ..., dans Genèse de la pensée linguistique, p. 95.
La notion de «grammaire » chez W. von Humboldt 445

archétypes sont innés27, et que donc tout le monde fait de la


grammaire, même si on ne prend pas conscience par la réflexion de ces
archétypes; ce que Saussure redécouvrira à peu près un siècle plus
tard. Il y a une logique immanente au langage, et elle peut s'actualiser
de diverses manières. Cette logique est l'axe de la proposition, dont
Humboldt nous dit qu'elle consiste à mettre des idées ensemble : on
dit quelque chose à propos de quelque chose. Sans ce système de
relations, la notion même de langage disparaît. Donc la grammaire
est universelle.
Seulement il semble que ce système ait évolué, dans l'histoire
des civilisations, dans deux directions très différentes :
— soit vers la formation très poussée de catégories grammaticales :
c'est le cas des langues classiques ;
— soit vers un système de liaison d'idées dépouillées au maximum
de formes grammaticales exprimées : c'est l'exemple offert par
le chinois, avec lequel Humboldt semble avoir acquis
maintenant une certaine familiarité.
Dans le premier groupe de langues, la grammaire est explicite,
dans le second, elle est pratiquement sous-entendue. Dans toutes les
langues, il y aurait un minimum nécessaire de catégories, un noyau
logique si l'on peut dire, sans lequel il serait impossible de parler.
Mais il n'est peut-être pas nécessaire pour autant de pousser la
distinction des catégories au-delà d'une certaine limite qui représente
le niveau de l'intelligible. Notons déjà ici combien cette explication
confuse n'est guère en accord avec les nécessités de clarté et de
précision qui font la valeur d'une langue comme moyen intellectuel, et
dont il a été abondamment question dans le premier écrit. Que veut
insinuer Humboldt? Force nous est bien de comprendre comme suit:
que ce qui est dit dans le langage et vise à être transmis n'est pas
nécessairement et essentiellement la construction opérée par l'esprit à
partir du réel. Mais alors que dit le langage? Bien sûr, Humboldt ne
va pas aussi loin dans son questionnement, mais l'essence du langage
l'inquiète, et c'est ce qui nous intéresse.

27 Nous lisons dans Traits fondamentaux ... : «... la grammaire elle-même


implique la présence dans l'homme d'un fond commun, qui présente toutefois, dans
le concret, des réalisations différentes selon les aptitudes spirituelles et les vocations
propres des nations, ainsi que selon l'origine historique de leurs langues» (cfr Genèse
de la pensée linguistique, p. 90).
446 Luce Fontaine- De Visscher

II y aurait comme deux manières de parler. On peut considérer


le langage tout entier comme une sorte de prosopopée. Enoncer un
jugement, ou rapprocher des idées, c'est en fait personnifier un sujet
quel qu'il soit, et lui attribuer un prédicat. Mais à partir de là, le
développement du langage peut se faire dans deux directions opposées,
dont le grec (sanscrit) et le chinois représentent au mieux les pôles.
D'un côté, la faculté imaginative des peuples indo-européens les
a incités à pousser au maximum cette prosopopée, jusqu'à faire du
langage la construction d'un monde idéal parallèle au monde réel.
(Remarquons en passant une certaine relativisation des catégories de
la métaphysique). Dans cette construction, tous les personnages, les
êtres — c'est-à-dire les mots — ont un rôle, une fonction bien
déterminée. Grâce à ce génie particulier de pousser très loin les
ramifications des catégories exprimées, ces langues peuvent représenter les
nuances les plus délicates de la pensée. Témoin la période, sommet
des langues infléchies, dont le grec offre les exemples les plus parfaits.
Songeons aussi à Cicéron, à Bossuet. La solidité de la construction
y est alliée à d'infinies possibilités de nuances. Il est indéniable que
cette faculté grammaticale doive influer sur la pensée, la stimuler
à se définir, à se réanimer sans cesse dans une représentation toujours
mieux structurée du monde. Elle lui permet aussi d'en avoir une
représentation scientifique; et Humboldt, avant Heidegger, de nous
montrer que la science est fille de la métaphysique, comme
domination du monde sensible, comme rationalisation et système de valeurs.
Dans cette optique, les langues agglutinantes sont évidemment un
instrument moins parfait.
Mais il semble que le langage puisse aussi prendre une autre
direction, dont le chinois constitue l'exemple le plus représentatif.
Au lieu de développer cette prosopopée qu'est le langage par toute
une architecture de formes explicites, on peut, au contraire, dans un
idéal de pureté, de transparence des idées, n'utiliser qu'un petit nombre
de formes, le moins possible, afin de ne pas faire écran à la pensée
pure...28. Voilà qui est étrange et serait franchement contradictoire
avec les assertions précédentes sur la nécessité des catégories pour

28 «Elle s'en tient purement et nettement au fond essentiel de la pensée, et


prend, pour la revêtir de paroles, aussi peu que possible de la nature particulière
du langage» {Lettre..., p. 119); «la pensée, libre des liens de la parole, nous paraît
plus entière et plus pure» {Idem, p. 121).
La notion de «grammaire» chez W. von Humboldt 447

avoir des idées claires et précises! Il faut donc bien conclure — bien
que Humboldt ne s'en explique pas — qu'il a le pressentiment non
seulement d'une autre langue possible — et aussi parfaite — mais
aussi d'une autre pensée « pure » ; une pensée que les catégories
grammaticales risqueraient de rendre prisonnière de ses propres créations.
Ainsi c'est à deux modèles de pensée que correspondent deux modèles
de langues, au sujet desquels il est risqué d'émettre des jugements de
valeur.
Dans les langues classiques, le langage parle d'abord par sa
construction; tous les élèves d'humanités connaissent le refrain: pour
faire une version grecque ou latine, il faut d'abord faire la construction
des phrases, alors seulement se fera jour la signification. Pour le
chinois, c'est exactement le contraire : c'est le sémantique qui prime,
c'est le sens qui va permettre au lecteur la construction que l'esprit,
pratiquement sans appui formel, va devoir constituer. Ces moyens
grammaticaux se réduisent, selon la grammaire de Rémusat,
essentiellement à deux procédés29 : quelques particules «vides» et l'ordre
des mots. Ces particules «vides» sont très difficiles à comprendre
pour un Occidental. Elles ne sont nullement comparables à nos mots
vides qui — rattachés à un mot «plein» — donnent toujours la
catégorie grammaticale. Humboldt nous donne l'exemple du «tchi»,
dont il est impossible de trouver un équivalent dans nos langues : il se
rapproche tantôt d'un pronom démonstratif, tantôt d'un relatif,
tantôt d'une marque du génitif. Quant à l'ordre des mots, il exprime
une liaison, mais jamais définie au point de donner aux termes une
véritable catégorie grammaticale. Il suggère principalement deux
possibilités de liaison : soit le premier terme peut spécifier l'idée qui suit,
soit il y a dépendance du deuxième mot par rapport au premier.
Des liaisons aussi vagues, on le voit, rendent impossible une
construction tant soit peu complexe. Les phrases chinoises sont
nécessairement simples et brèves. Quant aux mots chinois, dont on a cru
longtemps qu'ils étaient tous monosyllabiques — mais A. Rémusat
n'est pas de cet avis — ils sont en tout cas marqués d'un accent qui

29 II va de soi que nous n'avons procédé à aucune investigation sur la


grammaire du chinois, ni passée ni présente; nous nous intéressons ici uniquement à ce
qui est apparu à Humboldt comme étant la grammaire chinoise et aux réflexions sur la
philosophie du langage qu'elle lui a suggérées. Les considérations d'un sinologue seraient
évidemment du plus haut intérêt, notamment concernant la grammaire de Rémusat.
448 Luce Fontaine- De Visscher

les frappe d'insularité, et leur insuffle ainsi avant tout une force
puissante de nomination; ces noyaux sémantiques sont comme
entourés de «blancs» qui laissent au lecteur ou à l'auditeur le soin
de les interpréter. C'est donc la signification qui fait naître la
construction. Humboldt remarque néanmoins qu'il ne faut pas voir là
une opposition absolue avec nos langues, dans lesquelles on rencontre
aussi certaines ambiguïtés de construction, et où alors seul le sens
décide. Seulement dans la langue chinoise, le sémantique l'emporte
beaucoup plus largement sur le syntaxique.
La comparaison du chinois avec le groupe indo-européen ne doit
donc pas nous amener à le considérer comme un type de langue peu
évolué. Humboldt se rend parfaitement compte de l'ethnocentrisme
qu'il y aurait à porter pareil jugement : le chinois ne saurait être
considéré comme une langue qui n'aurait «pas encore » une grammaire.
Ce serait plutôt le cas des langues américaines, «débris échappés à
un naufrage commun», comme l'a écrit son célèbre frère dans sa
Relation historique. Alors que la langue chinoise est pratiquement sans
formes, ces langues au contraire présentent un foisonnement, une
redondance de formes qui marquent leurs premiers pas vers une
formalisation à laquelle elles tendent, mais dont on ne peut jamais dire
si elles l'atteindront30. Mais il faut concevoir le chinois comme
l'aboutissement d'une évolution divergente de celle de l'indo-européen.
Humboldt va même plus loin : l'« avantage » 3 1 du chinois est peut-être
d'atteindre, grâce à ce dépouillement maximal, une plus grande
« transparence » de la pensée : les paroles chinoises seraient comme
des feux qui s'allument dans la nuit et font surgir un monde pour
l'homme sans que celui-ci lui impose ses propres formes mentales . . .
La rencontre du chinois semble bien faire ressurgir pour Humboldt
le problème du langage dans une toute nouvelle dimension. Jusqu'alors
ses recherches linguistiques l'avaient peut-être maintenu dans le cadre
indo-européen, les langues amérindiennes pouvant lui apparaître
comme des langues peu évoluées par rapport à ce modèle idéal . . .
Son honnêteté et son envergure intellectuelles l'entraînent maintenant
à ce que nous oserions appeler une fêlure philosophique, qui se
manifeste par un certain embarras, lequel n'échappe pas à un lecteur
attentif.

30 Lettre..., pp. 108 et 139.


31 Lettre ..., p. 122.
La notion de «grammaire » chez W. von Humboldt 449

Quelle est en fait sa position en matière de philosophie du


langage? Explicitement, si nous nous reportons à la célèbre
Introduction, le langage est pour Humboldt la traduction de la pensée.
Dès lors le type le plus parfait du langage, celui qu'on sera tout
naturellement amené à considérer comme la norme de tout langage, ce
sera le système du sanscrit : en effet, c'est celui qui permet les liaisons
les plus fines, les plus précises et qui reflète ainsi la pensée dans ses
moindres ramifications, tandis qu'elle construit ce monde idéal par
lequel je me représente le réel. Le réel étant, selon Kant, phénomène,
c'est-à-dire la manière dont j'assume le donné de l'expérience par les
formes a priori. C'est pourquoi le grec est la langue suprême en tant
qu'instrument de l'esprit qui trouve en elle les moyens à la fois les
plus riches et les plus précis pour s'accomplir.
Comparé à ce type de langue, il semblerait que le chinois soit très
pauvre, peu propre à délier la pensée, à la rendre fidèlement et à
exciter sa productivité. Cependant Humboldt ne peut s'empêcher de
reconnaître ses mérites, sa puissance évocatrice, sa transparence à la
pensée! ... Comment tirer au clair cette contradiction assez manifeste?
Où réside l'ambiguïté qui la produit?
— D'une part, la langue la plus parfaite est la langue la plus
explicitement articulée, car elle est la traduction la plus fidèle
de la pensée, en tant qu'activité de l'esprit qui se représente le
monde ;
— d'autre part, il y aurait une langue tout aussi parfaite en ce
sens que l'« activité» spirituelle jaillit en quelque sorte de
l'inexprimé, et on y trouve alors une transparence plus
grande encore à cette « activité ».
On voit l'ambiguïté qui plane sur l'« activité de l'esprit», sur la
nature de la pensée dont le langage a l'air d'être le medium à la fois
comme moyen et comme milieu. D'une part, la pensée serait une
représentation sur laquelle le langage doit poser un voile aussi léger
et aussi fin que possible, voile dont le chinois paraît se passer au
maximum, ce qui lui donne un certain avantage de transparence,
mais aussi le prive d'un instrument de productivité. Mais, d'autre
part, la pensée représentative reposerait elle-même sur une articulation
plus profonde, nous dirions un ordre symbolique, un ordre de
manifestation. Et tout langage, y compris le sanscrit, serait toujours plus
qu'un instrument, il serait l'effectuation même de cette pensée, il
serait la pensée au sens le plus originaire, celle qui permet précisément
450 Luce Fontaine- De Visscher

à l'esprit de se construire et de se représenter un monde. Dans ce sens,


c'est la pensée même qui est parole; la transparence du chinois est
peut-être la transparence à cette parole première. Nous pourrions
appuyer ceci sur un passage, plus ou moins contemporain, des «Traits
fondamentaux...», où il est question d'un renversement. Après avoir
porté le grec aux nues, Humboldt reconnaît qu'une langue comme
le chinois paraît suggérer que le «fond commun» de la grammaire
puisse présenter un aspect « entièrement différent, et sous une forme
qui renverse la signification reçue» (nous soulignons)32. Humboldt
franchit ici le cadre idéaliste qui le contraindrait à privilégier l'indo-
européen. Si le chinois n'est pas moins parfait, s'il parle autrement,
c'est peut-être bien parce que Humboldt pressent que la pensée chinoise
est moins orientée sur la représentation — à soi — d'un sujet
pensant qui reconstruit le monde (et dont l'idéal est Hegel), que sur
l'écoute d'une fusion primitive avec l'apparaître des choses; ce qui
donne à leur langue une force d'originarité et un pouvoir de
nomination remarquables. À quoi s'ajoute encore le caractère idéographique
de l'écriture, dont Humboldt prétend qu'il est toujours présent à
l'imagination du locuteur doué d'une certaine culture33. On comprend
maintenant ce que Heidegger a perçu chez Humboldt, dont il
commente longuement Y Introduction dans Unterwegs zur Sprache34. En
abordant le problème du chinois, Humboldt saisit, pour la première
fois peut-être, «que la pensée doit à l'expression d'être la pensée»,
comme l'écrit Merleau-Ponty. Implicitement il aurait toujours
transgressé la conception purement instrumentale du langage. «Au fond,
toute mon activité est d'étudier le langage», écrivait-il à Wolf en
1805 35. La fécondité d'une notion aussi ambiguë — et obscure, il faut
bien le dire — que YInnere Sprachform est qu'elle ne se laisse cerner
ni comme un système sémantique ni comme une structure syntaxique,
mais qu'elle essaie de penser le langage comme une origine au sens
d'un lieu philosophique : la structure symbolique. Pensée qui rencontre
le système de créativité dont les linguistiques récentes essaient de
rendre compte.

32 Cfr Genèse de la pensée linguistique, p. 94.


33 Cïï Lettre..., p. 143.
34 Dans «Der Weg zur Sprache», pp. 241-268.
35 Cité par E. Cassirer, dans La philosophie des formes symboliques, 1, p. 103.
La notion de «grammaire» chez W. von Humboldt 451

Risquons de conclure par une considération plus générale. Si


l'historicité, la « provincialité » de notre culture occidentale est un
thème des plus à la mode aujourd'hui, le cas de Wilhelm von
Humboldt est peut-être propre à nous rappeler à la prudence; à ne pas
démolir sauvagement notre culture, mais à comprendre que cette
«sauvagerie» même n'est possible que grâce à elle. Notre rationalité
« étroitement occidentale » n'aurait-elle pas aussi une destinée
impérissable? Ne s'est-elle pas, par ses forces de contestation internes, si
manifestes actuellement, toujours prouvée capable de dépassement?
Si nous nous tournons vers notre passé, nous voyons qu'elle n'est
que l'histoire de cet auto-dépassement; n'a-t-elle pas engendré
l'admirable pensée de la limite — la philosophie kantienne — dont se
nourrit essentiellement l'humanisme de Humboldt?
Sur un autre plan, celui de la pensée politique, on pourrait
montrer que la démocratie, fille de la raison grecque et tant décriée
aujourd'hui à cause de ses contrefaçons, est aussi le seul régime capable
d'engendrer les remèdes à ses propres maux.
La viabilité d'une culture est sa capacité de se ressaisir à sa
source. Si Parménide est le père de la bombe atomique, il nous a
aussi donné Heidegger et tous ceux qui tentent de le «répéter»
aujourd'hui.

avenue Mostinck, 72 Luce Fontaine-De Visscher.


11 50 -Bruxelles. .

Résumé. — La grammaire generative a sorti de l'oubli des textes


de W. von Humboldt, qui s'inscrivent dans le courant idéaliste de la
grammaire philosophique du xvne siècle. L'auteur tente de montrer
que si, dans l'ensemble de son œuvre, Wilhelm von Humboldt demeure
pris entièrement dans une conception du langage comme traduction
de la représentation du monde par le sujet pensant, sa vaste culture
linguistique l'a néanmoins porté jusqu'aux frontières du «logocen-
trisme», notamment lorsqu'il s'interroge sur le type de grammaire
qui pourrait rendre compte de certaines langues comme le chinois.
Il semble alors douter de l'universalité des schemes occidentaux, ce qui
provoquerait une certaine fêlure dans l'idéalisme de sa philosophie
du langage.
452 Luce Fontaine- De Visscher

Abstract. — Generative grammar has drawn attention to


forgotten texts of Wilhelm von Humboldt which belong to the idealist
current of 17th century philosophical grammar. The A. aims to show
that if, in the whole of his work, W. von Humboldt remains entirely
attached to a concept of language as a translation of the representation
of the world by the thinking subject, nonetheless his vast linguistic
knowledge brought him to the verge of «logocentrism», particularly
when he raises the question of what type of grammar could account
for certain languages like Chinese. Thus he seems to doubt the
universality of Western schémas, which would lead to a certain
cracking in the idealism of his philosophy of language. (Transi, by
J. Dudley).

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