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Voss Josef. Aristote et la théorie énergétique du langage de Wilhelm von Humboldt. In: Revue Philosophique de Louvain.
Quatrième série, tome 72, n°15, 1974. pp. 482-508;
doi : 10.3406/phlou.1974.5801
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1974_num_72_15_5801
Abstract
This study has a twofold aim : firstly, to show how outstanding is the concept of energeia in Humboldt's
philosophy of language ; and secondly, to point out the Aristotelian roots of what may be termed the
key-word of the « Sage de Tegel ». The evaluation of the first point gives rise to the outline of a theory
maintaining essentially that language is productive actuality (ένέργεια) before being a product of
actuation (έργον). The examination of the second aspect calls for an historical — and at the same time
etymological and metaphysical — confrontation of Humboldt's and Aristotle's views in regard to the
notion of energeia. This comparison, the limitations of which we are fully aware of, brings out the
urgency for revising the commonly-held thesis which tends to reduce Humboldtism to its idealist
framework. What he has inherited from Kant, the weight of which there is obviously no question of
underestimating, cannot lead us to forget the fundamental indebtedness of Humboldt to the Stagirite
Aristote
AVANT-PROPOS
1. La proposition ergon-energeia
Parmi les nombreuses tentatives de Humboldt pour rendre compte
du langage dans ce qui constitue sa nature la plus intime, il en est une
qui, de tous temps, polarise l'attention des commentateurs. Selon
l'avis notamment de Heidegger, Weisgerber et Cassirer (3), cette
définition, citée souvent et souvent « exploitée », est des plus célèbres,
ce qui ne l'empêche point de rester, d'après ces mêmes auteurs, profon-
(!) Cf. E. Cassieer : « Noch immer ist es, wie man sieht, der Begriff der Form
und der geistigen Energie, der im Mittelpunkfc von Humboldts Denken steht. » (Freiheit
und Form. Studien zur deutschen Geistesgeschichte, abrév. FF, 1916, p. 525). Dans
Philosophie des formes symboliques I (Philosophie der symbolischen Formen I), abrév. PSF,
1923, le même auteur ramène schématiquement la philosophie du langage de Humboldt
à trois antinomies fondamentales : 1) objectivité-subjectivité ; 2) ergon-energeia ; 3) forme-
matière (pp. 99-104). Cf. également G. Mounix, Histoire de la linguistique, 1967, p. 191,
et H. Arens, Sprachwissenschaft, 1969 (2e éd.), p. 205 : « Dièse Sicht (= langage comme
energeia) (...) ist es, die den wesentlichen Unterschied zu seinen (= Humboldt) sprach-
forschenden Zeitgenossen und Nachfolgern ausmacht ».
(2) Entre autres H. Lefebvre dans Le langage et la société, 1966, p. 75, et E.
Cassirer, PSF, p. 87 :«(...) die durchgehende Tendenz, ailes geistige Sein auf den ursprûng-
lichen schôpferischen Prozess, in dem es wurzelt, aile « Gebilde » auf Grundformen und
Grundrichtungen des « Bildens » zurûckzufùhren ».
(3) M. Heidegger: «(...) prâgt Humboldt jene Sâtze, die zwar oft angefiihrt,
aber selten bedacht werden, (...)» (Unterwegs zur Sprache, 1960 (2e éd.), p. 246).
L. Weisgerber : « Als Sinn dieses viel umrâtselten Wortes (=prop.
ergon-energeia) ...» Die sprachlichen Zugriffe in der Erkenntnislehre, dans Sprache und Erhenntnis,
1972, p. 33.
E. Casstrer : « Ihren knappsten und schârfsten Ausdruck erhâlt dièse Gesamt-
ansicht ( = linguistique énergétique) in der bekannten Humboldtschen Formulierung,
daB die Sprache kein Werk (Ergon), sondern eine Tâtigkeit (Energeia) sei und daB daher
ihre wahre Definition immer nur eine genetische sein kônne ». (PSF, p. 104).
Aristote et W. von Humboldt 485
récurrence d'un terme dans une œuvre n'est pas toujours essentielle
à l'importance de l'idée qu'il est censé incarner.
3. L'énergétisme humboldtien
Comme pierre angulaire d'une approche énergétique du langage,
la proposition ergon-energeia s'ancre naturellement dans un vaste
contexte énergétique qu'il nous suffira d'« évoquer », compte tenu des
impératifs spécifiques de notre enquête (10).
Humboldt situe l'être du langage dans une sorte d'activité (Thâtig-
keit), de spontanéité (Selbstthâtigkeit) ou d'émanation spontanée (un-
willkurliche Emanation) de l'esprit (VII, 17ss, 38ss). « Le langage,
dit-il, naît de l'effort sans cesse répété de l'esprit, pour rendre le son
articulé capable d'exprimer la pensée. Stricto sensu, c'est là la
définition de la "parole". Mais au sens large et essentiel, on ne peut pour
ainsi dire considérer comme la "langue" que la totalité de cette parole »
(VII, 46). D'où un intérêt accru non seulement pour le discours (Rede),
la parole (Sprechen), mais encore pour le son articulé (der articulirte
(9) Le langage est « produit à la fois individuel et social, forme et contenu, objet
et outil, système stable et processus évolutif, fait objectif et réalité subjective » (G.
Mounin, Histoire de la linguistique, 1967, p. 191). Sur les antinomies du langage, cf.
également A. Diemee, Philosophie, 1958, p. 313.
(10) II est peut-être intéressant de signaler que la linguistique actuelle, à
considérer ses plus récents développements avec la grammaire generative transformationnelle
de Chomsky, semble être particulièrement «friande» d'énergétisme humboldtien. Dans
l'introduction à Points de vue sur le langage (1969), A. Jacob écrit : « D'ailleurs, ce qui
est beaucoup plus en cause dans la conjoncture linguistique actuelle, c'est le besoin
de passer de perspectives assez strictement formelles, caractéristiques du «
structuralisme » le plus courant, à des perspectives qui veulent restituer à l'expérience linguistique
sa dimension d'activité. D'où la référence à Humboldt (...)» (P- 13).
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(14) « Wie sich das Dasein des Geistes uberhaupt nur in Tâtigkeit und als solche
denken lâBt (...)» (E. Cassiree, PSF, p. 103).
(15) Cf. également Cassiree, FF, p. 516.
(16) Cf. Cassieer, PSF, p. 43.
(17) Cf. L. Jost, Sprache als Werh und wirkende Kraft, 1960, pp. 45-47.
490 Josef Voss
II
SOUKCES ARISTOTÉLICIENNES DU CONCEPT
HUMBOLDTIEN d'eNEEGEIA
(28) « to yàp oÎKeîov €K<ioTœ rf} <f>v<jei Kpariorov Kal -qSiarov èanv é/cacrr<w. Kal r<p
âv6pû>TT<i) 8^ â Kara tov vovv jStos, e?7re/> tovto fxâXiara âvdpœnos. OStos âpa Kal eùSai/xove'cr-
totos ».
(29) « Aristoteles griindet genauere Naturforschung und grôssere Strenge in jeder
wissenschaftlichen Behandlung» (VI, 114).
494 Josef Voss
théen pour fonder une science logiquement cohérente (in einem nach
Begriff geordneten Zusammenhang), lucide, soucieuse de clarté (in
bis dahin unbekannter Klarheit) et entièrement systématisée, c'est-à-
dire atteignant à la perfection de son essence (Vollendung des Begriffs).
Il souscrit de manière inconditionnelle à la méthode empiriste de la
philosophie aristotélicienne de la nature : procéder par induction
généralisatrice des données de l'observation et de l'expérimentation.
Il ne tarit pas d'éloges dès lors qu'il s'agit, dans des envolées
dithyrambiques, de décrire la profondeur (tief strebenden) et l'universalité
(weitumfassenden) du génie (riesenmâssiger Geist) d'Aristote. Cet
endroit (VII, 200ss) se termine par une apologie de la prose
aristotélicienne, qui pourtant n'a pas toujours eu que des admirateurs. Souplesse
(Gediegenheit), concision logique (Abgeschlossenheit der Begriffe) et
une certaine solennité à la mesure de l'élévation de la pensée (eine
mit der inneren Tiefe zusammenpassende Erhabenheit), telles sont,
d'après Humboldt, les principales qualités du style d'Aristote. Deux
pages plus loin (VII, 203), l'auteur tient des propos similaires où il
ne dissimule pas son admiration pour le Stagirite (30). Le compte
rendu de Woldemar, roman philosophique de Jacobi, (I, 303) aborde
la relation aristotélicienne entre le bonheur et la vertu (31). Enfin,
dans une dissertation sur les différences entre les sexes (I, 322),
Humboldt oppose la « masculinité » de la raison (die mànnliche
Vernunft) à la «féminité» de l'imagination (die weibliche Phantasie),
l'austérité toute « masculine » du rationalisme aristotélicien (Vernunft
mit einer fast an Hârte grânzenden Bestimmtheit) à l'exubérance
toute :< féminine » de l'imagination platonicienne (Ueppigkeit der
Phantasie).
Ces quelques exemples donnent une idée de l'assiduité avec
laquelle l'humaniste Humboldt a fréquenté Aristote (32).
III
LA TENEUR DU CONCEPT ARISTOTÉLICIEN D'ENERGEIA
(32) Cf. E. Speanger, Wilhelm von Humboldt und Kant, 1908, et Wilhelm von
Humboldt und die Humanitâtsidee, 1909.
(33) Art. energeia, col. 1064 A 19 - 1065 A 4.
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(35) « réXos S'17 èvépyeia, Kaî rovrov X^-Plv V Swa/us A<tytj8av€T<zi ». (Ibidem, 0, 8,
1050 a 9-10).
(36) Pour un complément d'information sur la solution aristotélicienne au problème
métaphysique du devenir cf. La Physique d'ARiSTOTE, et les travaux de F. Van steen-
beeghen, Ontologie, 1961 (3 éd.), pp. lllss, et L. Fuetscher s.j., AUundPotenz, 1933.
(37) E. Zeixer, dans Die Philosophie der Griechen, II, 1921 (4e éd.), admet qu'en
Métaphysique Aristote emploie indistinctement energeia pour entelecheia (pp. 302ss).
(3^) « iXrjAvde S'ij ivépy eia, rovvofj,a, ■>} ■npos ttjv ivreXexeiav arvVTiOeix.évr) /cat inl rà
ôAAa, eK TÛ)v Kivrjaeoiv fiâXiara • 8ok£Î yàp 17 èvépyeia juaAiara 77 Kivqais eîvai ».
(39) B, 5, 417 b 22; T, 2, 425 b 28; F, 2, 426 a 11, 16.
(40) A, 1, 403 a 10; A, 4, 408 a 4.
498 Josef Voss
de faire le point sur les sens variés d'energeia, tels que nous les a révélés
l'analyse précédente et tels que Humboldt a pu les connaître. Ce
schéma récapitulatif (cf. fig. I) fait apparaître une signification
fondamentale et générale du terme energeia. Cette signification première
définit le centre de gravité du réseau conceptuel énergétique, centre
autour duquel gravitent les différents ensembles « satellisés » des
connotations secondaires d'energeia. Nous distinguons deux coordonnées à
l'intérieur de ce champ sémantique : l'axe vertical du langage ordinaire
et l'axe horizontal du langage philosophique.
Le « tronc » sémantique commun d'energeia semble assuré par
la traduction française : activité (ail. Tâtigkeit; cf. Humboldt VII,
46). Sur le plan du langage courant s'inscrivent, en deçà de ce sens
large, les sens quelque peu édulcorés d'action et d'efficacité, au-delà,
les sens plus musclés de force agissante et d'énergie violente. Sur
l'axe horizontal s'échelonnent les nuances proprement philosophiques
du terme avec, aux extrémités de cette hiérarchisation, les notions
de puissance et d'entéléchie. Faut-il ajouter que ce tableau n'a
aucunement la prétention d'être exhaustif?
Fig. i
Aristote-Humboldt
Tableau sémantique d'energeia
énergie
energia
Energie
t
force agissante
vis efficax
Thatkraft
t perfection
puissance projet œuvre ACTIVITE énergie acte d'être
Swa/its — > - disposition epyov — >■ ENEPrEIA —> physique —^ èvépyeia —>
Potenz affection Werk THÂTIGKEIT physiolog. Verwirklichung perfectio re;
npoalpeais, e< râOos psychique (Prozess) Wesensvol-
tI
Vorhaben action esthétique lendung
Veranlagung npâÇis (Wirklich-
Leiden Handlung keit)
efficacité
t
efficacitas
Wirksamkeit
502 Josef Voss
IV
LA TENEUR DU CONCEPT HUMBOLDTIEN D'ENERGEIA
FlG. II
Structure
superficielle du langage
ergon : potentionalité, phylogenèse, mode
d'être parménidien, objectivité,
synchronie, extériorité matière, fait
social, fini, inorganique, langue,
communication, Saussure, Behavioris-
tes, imitation, langue «
monolithique», unité, identité, paradigma
tique, phonétique, son, linguistique,
forma formata, écrit, signifiant, ...
perspectivisme des écarts sémantiques
valeur moyenne de chaque signe
linguistique
intersubjectivité, entente possible
Il h h \ ff entre individus, dialogue
Structure profonde
du langage
ENERGEIA : actualité, ontogenèse, mode d'être
héraclitéen, subjectivité, diachronie,
intériorité, forme, fait individuel,
infini, organique, parole, expression,
Humboldt, Chomsky, créativité,
langue « vision du monde»,
pluralisme, différence, syntagmatique,
sémantique, sens, philosophie du
langage, forma formans, oral, signifié, . . .
CONCLUSION
En posant la priorité du langage-energeia sur le langage-ergon,
Humboldt restitue au langage sa dimension première d'activité.
Interprétée au niveau du langage en catégories aristotéliciennes,
l'energeia est le « moyen linguistique qui concerne la possibilité même de
passer de la langue au discours » (52). Elle est «spontanéité» et «force
créatrice individuelle ». La langue prend vie à travers la parole actuante
et individuelle des locuteurs qui sont « les porteurs vivants, mais aussi
changeants de l'esprit collectif» (53).
Il se trouve que dans la conjoncture linguistique actuelle, on ne
compte plus les auteurs qui ont fait état de l'origine essentiellement
idéaliste de l'outillage conceptuel de Humboldt. A juste titre. Et nous
sommes loin de contester en quoi que ce soit le mérite qu'il y a à insister
sur une filiation intellectuelle que nul ne songerait à révoquer
sérieusement en doute (54). Mais tout n'a pas été dit, tant s'en faut. Ramener
l'énergétisme humboldtien au seul kantisme est une réduction à nos
ganz ungriechisch im Sinne von Leibnizens Monadologie als Tâtigkeit des Subjekts
versteht. Humboldts Weg zur Sprache nimmt die Richtung auf den Menschen, fûhrt
durch die Sprache hindurch auf anderes : das Ergrûnden und Darstellen der geistigen
Entwicklung des Menschengeschlechts » (op. cit., p. 249).
(52) A. Jacob, Points de vue sur le langage, 1969, p. 13.
(53) w. von Waetbukg, Problèmes et méthodes ..., p. 292.
(54) Mentionnons à ce sujet quelques-uns des travaux les plus importants : E.
Cassieer : FF et PSF; Die kantischen Elemente in Wilhelm von Humboldts Sprach-
philosophie, Festschrift Paul Hensel, 1923 ; E. Spranger, Wilhelm von Humboldt und Kant,
1908; W. Streitberg, Kant und die Sprachwissenschaft, 1909; E. Fiesel, Die Sprach-
philosophie der deutschen Romantilc, 1927 ; F. Kainz, Die Sprachphilosophie der deutschen
Romantik, 1938.
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