Professional Documents
Culture Documents
ANNALISA BUSSI1
Une langue doit avant tout son existence à ceux qui la parlent. En effet, une
langue existe dès lors qu’un nombre minimal de deux locuteurs communiquent
entre eux ; ils communiquent alors nécessairement d’une certaine façon, qui prend
alors le nom de langue parlée. Ainsi, l’identité linguistique fonde en premier lieu
son existence sur la nécessité de communiquer que présentent deux locuteurs.
Ajoutons à cela que l’identité linguistique est d’autant plus renforcée qu’une autorité
politique stable renforce le sentiment de cohésion au sein du peuple, au sens où
l’institution d’une nation suppose la formation d’une identité au sein du peuple ;
aussi peut-on dire que plus le peuple ressent sa propre unité, plus la communication
au sein de lui-même sera uniforme, ce qui crée alors une identité nationale, définie
par l’identité du peuple, qui elle-même définit l’identité linguistique.
La réalité de la fragmentation dialectale, toutefois, reflète une hétérogénéité
intrinsèque de la langue, au sens où, plus le territoire sur lequel se parle cette langue est
étendu, plus les variations sémantiques ou de prononciation sont notables. Ainsi,
l’autorité politique en vigueur aura beau vouloir affirmer l’identité nationale du
territoire en imposant une homogénéité de la langue parlée à son peuple, il ne peut
aller contre l’usage d’idiomatismes locaux, propres à la langue maternelle du locuteur ;
idiomatismes dont Machiavel prône l’usage au sein de la langue littéraire, dont il est
attendu qu’elle soit la codification de la langue parlée. Il est mieux, en effet, de se servir
d’un usage naturel de la langue au sens où la langue maternelle du locuteur est ce qui
correspond à cet usage naturel, celle-ci étant plus facile à employer pour lui qu’une
langue qui lui serait étrangère. Si celui s’acharne à employer en guise de langue littéraire,
une langue qui lui est étrangère à la base, il résultera de son travail un « vêtement
retouché »,2 comme le fait l’Arioste dans la rédaction des Suppositi, critiqué en cela par
Machiavel. L’Arioste en effet, cherche à rejoindre à travers son travail l’idéal de
langue littéraire qui, pour lui, se trouve dans l’usage de la langue florentine, portée
aux nues par l’oeuvre magistrale de Dante, monument de la littérature italienne,
déjà au temps de l’Arioste ; il se trouve alors critiqué par Machiavel du fait de son
usage erroné d’une langue qu’il ne maîtrise pas, sa langue maternelle étant le ferrarais.
Aussi convient-il de s’en tenir à la naturalité du parler dès lors qu’on cherche à mettre
en place une langue littéraire, naturalité qui correspond alors à l’usage de la langue
maternelle. Aussi est-on en droit d’attendre que la langue littéraire corresponde à
l’idéal que nous nous faisons de la langue commune.
2
Cf. Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua, § 68. Traduction personnelle.
212
Il semble, avant tout, que la langue, pour qu’elle soit reconnue comme étant
commune à ses interlocuteurs présente des signes distinctifs propres à cette langue, qui
indiquent qu’ils parlent bel et bien la même langue, et que c’est précisément cette
langue et non une autre. Machiavel examine ainsi trois critères : dans un premier
temps, la particule affirmative si’, prônée par Dante comme ce qui fait l’italianité de la
langue italienne. Ce critère est toutefois insuffisant car il implique que d’autres langues
romanes méritent l’appellation de langue italienne ; en effet, l’espagnol par exemple
utilise également ce type de particule pour signifier la même chose. Machiavel évoque
dans un deuxième temps le critère plus satisfaisant du verbe, désigné comme le « nerf »
de la phrase, et qui a pour fonction de relier les différents syntagmes de la phrase, et
attribue ce-faisant une signification de la phrase et aide à la compréhension de celle-ci
par l’interlocuteur. Dans un troisième temps, il convient de noter que l’aspect phono-
morphologique de la langue peut être employé comme critère de distinction entre les
langues, qui fait que les langues sont différentes, mais peut ne pas empêcher leur
compréhension, comme l’atteste par exemple le cas italien, dont le parler se différencie
en dialectes reconnaissables grâce à ces critères, lesquels peuvent ne pas empêcher pas
les locuteurs de chaque dialecte de se comprendre entre eux.
A quel niveau, par conséquent, faut-il situer l’intercompréhension entre les
locuteurs ? Faut-il situer la langue commune à une échelle supradialectale ou bien faut-il se
tenir à une fragmentation dialectale comme reflétant une absence d’identité linguistique au
sein même d’un territoire national, et nier par là toute possibilité d’une langue commune ?
Pour que l’idée même d’une langue commune soit pensable, il convient de
dépasser le problème inhérent à la particularité propre à l’expression individuelle ; en
effet, chaque individu tend à projeter, dans ce qu’il dit, son propre vécu, au sens où il
attribue telle signification à tel mot, parce que sa propre expérience lui aura appris que ce
mot précis a cette signification précise. Cependant, il peut lui arriver d’être confronté à
une éventuelle incompréhension de la part de son interlocuteur, lequel aura eu une
expérience différente avec ce mot ; il semble, de ce fait, légitime de nous demander
comment une langue commune est alors possible, ou plutôt ce qui peut faire qu’une
langue dépasse les particularités individuelles et idiomatiques, propres à chaque locuteur,
et ce qu’il fait qu’elle devient commune et, par là, la langue qui est propre à ce peuple, la
langue qui fait l’identité du peuple. Machiavel répond à cette question par un critère
exclusivement lexical :
Un parler commun à l’Italie serait celui où on trouverait plus d’éléments appartenant
au commun que d’éléments propres à chaque langue ; et de même, un parler propre
serait celui où on trouverait plus d’éléments propres que dans quelque autre langue que
ce soit ; parce qu’on ne peut trouver une langue qui parle de tout sans n’avoir rien
emprunté à d’autres et parce qu’en conversant, les hommes d’origines diverses, partagent
chacun leurs propres expressions. […] Cette langue peut s’appeler commune dans une
région, là où la majorité de ses mots avec leurs locutions ne s’emploient dans aucune
langue propre de cette région ; et cette langue s’appellera propre là où la majorité de
ses vocables ne s’utilisent point dans les autres langues de cette région.3
3
Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua, § 28 et 33. La traduction est personnelle. Cette interprétation
est inspirée de la thèse de FOGARASI M., “Teoria e prassi linguistica nel Dialogo del Machiavelli”,
Acta linguistica Academiae Scientiarum Hungaricae, Budapest, 1970, 20, p. 87-109.
213
7
Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua § 65 et 67.
8
Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua § 65.
9
Ibidem
215
aucun doute une structure […] brillante, capable d’une richesse innée de significations
ironiques, qui se distingue de l’intonation malicieuse et cancanière du vénitien et
de l’humour amère et résigné du napolitain.10
Ainsi, l’esprit d’un peuple se développe de façon parallèle à sa langue et
aux circonstances historiques, culturelles et sociales dans lesquelles il évolue, et forme
de cette façon, sa propre identité. Par exemple, si je dis les mots français « arbre » et
« bois », je désigne certes les mêmes objets qu’un danois qui dirait « troe » et « skov »,
cependant « La ligne qui sépare ‘arbre’ et ‘bois’ n’est pas la même que la ligne qui sépare
troe et skov : la variante sémantique ‘bois en tant que matériau’ par opposition à
‘bois en tant que plante’ prend en français la forme d’une variante contenue dans le mot
bois, et en danois celle d’une variante dans le mot troe ».11 Cet exemple de différence
sémantique montre combien l’esprit du peuple se reflète dans la langue : c’est à
dire qu’un danois et un français pensent l’idée de bois de façons différentes, dans la
mesure où l’un distingue l’idée de bois comme matériau de l’idée de bois comme
plante, tandis que l’autre les réunit comme deux acceptions d’un même mot. Ainsi,
un peuple se définit par son esprit, lequel est reflété par sa langue au sens où celle-ci
exprime la manière qu’il a de penser le monde en le signifiant. La langue rend
possible la manifestation de cette identité à autrui, en exprimant le folklore qui est
propre à l’identité de la communauté qui la parle ; ce-faisant, la langue crée l’identité
sociale de cette communauté grâce au pouvoir performatif qui est propre au langage ;
et cette identité est perçue par autrui grâce à la langue, puisque cette dernière lui
permet de se manifester.
Si l’approche machiavélienne de la langue engendre une identité sociale
chez ceux qui la parlent, en unifiant le peuple grâce à sa fonction communicative
qui se fait alors force performative, la langue engendre de ce fait l’idée même de
peuple ; il convient donc d’examiner si elle n’engendre pas aussi l’entité sous-
jacente à l’idée de peuple, qui est la nation. Ainsi, le fait qu’une langue devienne
commune suggère non seulement la présence sous-jacente d’une identité sociale,
comme nous l’avons vu, mais aussi nationale. En effet, qu’une population parle une
même langue et appartienne donc à une même communauté identitaire, suggère
qu’elle fasse l’objet d’une cohésion sociale et politique ; c’est-à-dire que je me sens
intrinsèquement et génétiquement lié à la communauté d’où est originaire ma
langue maternelle, je la considère comme ma patrie.
L’attachement du locuteur à sa langue maternelle est justifié par son attachement
à sa patrie, pensée métaphoriquement comme mère procréatrice de ses membres ;
rappelons que Machiavel introduit le Discours par un plaidoyer en faveur de la patrie.12
Si, de ce fait, langue et patrie sont génétiquement liés, nécessairement l’aspiration ultime
des membres de la communauté est de faire coïncider les frontières linguistiques de
la communauté avec les frontières politiques de l’Etat. Citons :
10
TAFURO A., La formazione di N. Machiavelli, Napoli, Libreria Dante & Descartes, 2004, p. 218-219.
11
HJELMSLEV L., “La forme du contenu du langage comme facteur social”, Essais linguistiques, Paris,
Minuit, 1971, p. 100.
12
Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua § 1.
216
Conclusion
Les notions de langue, de peuple, et de nation sont donc intrinsèquement
liées ; de même, la formation de la langue sous-tend l’engendrement d’une identité
propre qui sert à distinguer, à travers la communication linguistique, une communauté
géographiquement, puis socialement. L’idéal suprême machiavélien correspond,
nous l’avons vu au maintien de la naturalité de la langue, en tant qu’elle est la langue
maternelle du locuteur ; et sert, ce-faisant, de support linguistique à la formation de
la nation, le modèle étant, pour Machiavel, la langue florentine, la plus apte alors à
mériter la dénomination de langue italienne.
13
DEVOTO G., Il linguaggio d’Italia. Storia e strutture linguistiche italiane dalla preistoria al nostri giorni,
Rizzoli, Milan, 1974, p. 295, montre également que si toute unité politique d’un Etat exige l’unification
linguistique, c’est parce que l’unité linguistique facilite la cohésion politique.
14
Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua § 73, 75 et 78.
217
BIBLIOGRAPHIE
CASTELLANI POLLIDORI O., Niccolo’ Machiavelli e il dialogo intorno alla nostra lingua,
Firenze, Olschki, 1978.
TROVATO P., Discorso intorno alla nostra lingua, Padova, Antenore, 1982.
Traductions françaises du Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua :
MACHIAVEL, « Discours ou plutôt dialogue dans lequel on examine si la langue dans
laquelle ont écrit Dante, Boccace et Pétrarque doit s’appeler italienne, toscane ou
florentine », Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952, trad. E. Barincou.
MACHIAVEL, « Discours ou dialogue sur notre langue », Oeuvres, Paris, R. Laffont, 1996,
trad. C. Bec.
Études monographiques sur le Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua :
CASTELLANI POLLIDORI O., Nuove riflessioni sul Discorso o dialogo intorno alla
nostra lingua, Roma, Salerno, 1981.
CHIAPPELLI F., Machiavelli e la lingua fiorentina, Bologna, Boni, 1974.
FOGARASI M., “Teoria e prassi linguistica nel Dialogo del Machiavelli”, Acta linguistica
Academiae Scientiarum Hungaricae, Budapest, 1970, 20, p. 87-109.
SFEZ G., Leo Strauss, lecteur de Machiavel. La modernité du mal, Paris, Ellipses, 2003.
SORELLA A., Magia lingua e commedia nel Machiavelli, Firenze, Olschki, 1990.
TAFURO A., La formazione di N. Machiavelli, Napoli, Libreria Dante & Descartes, 2004.
Sur la langue :
CROCE B., “Problemi di estetica e contributi alla storia dell'estetica italiana”, Saggi filosofici I,
Bari, Laterza, [1910], 6e éd. 1966.
DEVOTO G., Il linguaggio d’Italia. Storia e strutture linguistiche italiane dalla preistoria al
nostri giorni, Rizzoli, Milan, 1974.
HJELMSLEV L., “La forme du contenu du langage comme facteur social”, Essais linguistiques,
Paris, Minuit, 1971, p. 100.
DE CONDILLAC E. B., Essai sur l’origine des connaissances humaines, Galilée, Auvers-
sur-Oise, [1746] 1973.
218