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Émotions patrimoniales

Daniel Fabre (dir.)

Éditeur : Éditions de la Maison des


sciences de l’homme, Ministère de la Édition imprimée
Culture ISBN : 9782735116294
Année d'édition : 2013 Nombre de pages : 409
Date de mise en ligne : 23 octobre 2015
Collection : Ethnologie de la France
ISBN électronique : 9782735117987 Ce document vous est offert par Fondation
Maison des sciences de l'homme

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Référence électronique
FABRE, Daniel (dir.). Émotions patrimoniales. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison
des sciences de l’homme, 2013 (généré le 18 mars 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionsmsh/3580>. ISBN : 9782735117987.

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© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013


Conditions d’utilisation :
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Émotions patrimoniales
Dans les CAHIERS de la collection « Ethnologie de la France » sont déjà parus :

Répertoire de l’ethnologie de la France, 1990. CAHIER 14 — En pays kanak. Ethnologie, lingui­sti­


CAHIER  1 — Sociétés industrielles et urbaines que, archéologie, histoire de la Nouvelle-­
contemporaines, séminaire des 2 et 3 dé- Calédonie, sous la direction d’Alban Bensa
cembre 1983, Centre culturel de la Fonda- et Isabelle Leblic.
tion Royaumont. CAHIER 15 — Domestiquer l’histoire. Ethnologie
CAHIER 2 — Les Savoirs naturalistes populaires, des monuments historiques, textes réunis
actes du séminaire de Sommières, 12 et 13 par Claudie Voisenat sous la direction de
décembre 1983. Daniel Fabre.
CAHIER  3 — Habitat et espace dans le monde CAHIER  16 — Campagnes de tous nos désirs.
­rural, stage de Saint-Riquier, mai 1986. Patrimoines et nouveaux usages sociaux,
sous la ­direction de Michel Rautenberg,
CAHIER  4 — Cultures du travail. Identités et
André Micoud, Laurence Bérard et Philippe
­savoirs industriels dans la France contem- Marchenay.
poraine, séminaire de Royaumont, janvier
1987. CAHIER  17 — Limites floues, frontières vives.
Des variations culturelles en France et
CAHIER 5 — Patrimoines en folie, actes du sémi-
en ­Europe, sous la direction de Christian
naire « Patrimoines », 1987-1989, Collège Bromberger et Alain Morel.
international de philosophie, sous la direc-
tion de Henri-Pierre Jeudy. CAHIER  18 — Une histoire à soi. Figurations
du passé et localités, textes réunis par
CAHIER 6 — Savoir faire et pouvoir transmettre.
Claudie Voisenat sous la direction d'Alban
Transmission et apprentissage des savoir- Bensa et Daniel Fabre.
faire et techniques, Rencontres de Royau-
mont, 15-17 janvier 1990, sous la direction CAHIER  19 — Le Goût des belles choses. Ethno-
de Denis ­Chevallier. logie de la relation esthétique, sous la
direction de Véronique Nahoum-Grappe et
CAHIER 7 — Vers une ethnologie du présent, sous
Odile Vincent.
la direction de Gérard Althabe, Daniel
Fabre et Gérard Lenclud. CAHIER  20 — Économies choisies ? Échanges,
circulations et débrouille, sous la direc-
CAHIER 8 — Vert patrimoine. La constitution d’un
tion de Noël Barbe et Serge Latouche.
nouveau domaine patrimonial, Françoise
Dubost. CAHIER  21 — La Société des voisins. Partager
un habitat collectif, sous la direction de
CAHIER 9 — Paysage au pluriel. Pour une appro­
­Bernard H­ aumont et Alain Morel.
che ethnologique des paysages, sous la
direction de Claudie Voisenat. CAHIER 22 — Imaginaires archéologiques, sous
la direction de Claudie Voisenat.
CAHIER 10 — L’Europe entre cultures et nations,
actes du colloque de Tours, décem­bre 1993, CAHIER 23 — Ethnologie des gens heureux, sous
textes réunis par Claudie Voisenat et Éva la direction de Salomé Berthon, Sabine
Julien sous la direction de Daniel Fabre. Chatelain, Marie-Noëlle Ottavi et Olivier
Wathelet.
CAHIER 11 — Par écrit. Ethnologie des écritures
quotidiennes, textes réunis par Claudie CAHIER 24 — Les monuments sont habités, sous
Voisenat et Martin de la Soudière sous la la direction de Daniel Fabre et Anna Iuso.
direction de Daniel Fabre. CAHIER 25 — Des Tsiganes en Europe, sous la direc-
CAHIER 12 — La Fabrique des héros, textes réu- tion de Michael Stewart et Patrick Williams.
nis par Claudie Voisenat et Éva Julien sous CAHIER  26 — Le patrimoine culturel immatériel.
la direction de Pierre Centlivres, Daniel Enjeux d'une nouvelle catégorie, sous la
Fabre et Françoise Zobanend. direction de Chiara Bortolotto avec la colla-
CAHIER  13 — Carrières d’objets. Innovations et boration d'Annick Arnaud et Sylvie Grenet.
relances, sous la direction de Christian
Bromberger et Denis Chevallier.
Département du pilotage de la recherche
et de la politique scientifique

Ethnologie de la France
cahier
27

sous la direction de Daniel Fabre


textes réunis par Annick Arnaud

Émotions
patrimoniales

Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris


Directrice de la collection
Christine Langlois
Département du pilotage de la recherche
et de la politique scientifique

Responsable de fabrication
Nathalie Fourrier

Préparation
Annick Arnaud, Laurent Bruel

Relecture
Marie-Laure Portal

Mise en page
Cicero, Paris 11e

Photogravure
Fotimprim, Paris 11e

Conception graphique de la collection


Collectif Surletoit

Illustration de couverture
Mikael Cixous, 2013

ISBN 978-2-7351-1629-4
ISSN 0758-5888
© 2013
Ministère de la Culture et de la Communication
Département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique

Achevé d’imprimer en octobre 2013


par l’imprimerie XXX
adresse XXX
N° d’impression XXX
Dépôt légal novembre 2013
Imprimé en France
Sommaire

Avant-propos
Christian Hottin............................................................................................ 9

Introduction
Le patrimoine porté par l’émotion............................................................. 13
Daniel Fabre

I Entre nation et patrimoine :


les jeux de l’émotion
L’Angélus et La Joconde..................................................................................... 101
Émotions racontées, provoquées, oubliées
Frédéric Maguet

Guerre et patrimoine........................................................................................... 119


L’« Exposition des œuvres d’art mutilées » de 1916
Christina Kott

Le tombeau de Champlain................................................................................ 147


Émotion nationale et savoirs patrimoniaux
sylvie Sagnes
II Transports patrimoniaux
Le « patrimoine de proximité » : du coup de cœur au label....... 173
Irina Chunikhina

Esquisse d’une typologie des émotions patrimoniales................ 195


Nathalie Heinich

III L’institution au défi de l’émotion critique


Les jeux de l’émotion et de la raison........................................................ 213
La polémique autour des collections de la Bibliothèque nationale (1988-1992)
Claudie Voisenat

L’affaire du « fichier juif »,


ou l’éveil d’une nouvelle sensibilité documentaire........................ 237
François Gasnault

IV Catastrophe, déploration, action


« Salvare il possibile »...................................................................................... 261
L’inondation de Florence en 1966
Anna Iuso

Morale et politique dans le monument historique.......................... 283


L’incendie du château de Lunéville
Anthony Pecqueux & Jean-Louis Tornatore
V Révoltes et résistances
Le retour des camisards..................................................................................... 313
Émotion et mobilisation en faveur d’une vallée menacée
Françoise Clavairolle

Le non-alignement des Menhirs Libres.................................................. 335


L’avenir d’un site mégalithique
Bérénice Waty

VI Patrimoine, émotions et politique :


la double traduction

Émotions patrimoniales et passions politiques


(Sicile orientale)................................................................................................... 357
Berardino Palumbo

À la recherche du temps écrasé..................................................................... 377


Patrimoine et suppression des liens sociaux d’émotion (Grèce, Italie, Thaïlande)
Michael Herzfeld

Nostalgie et patrimoine.................................................................................... 393


Une esquisse de typologie
David Berliner

7
Les auteurs
Annick Arnaud, ingénieure d’études, ministère Anna Iuso, professeur d’anthropologie cultu-
de la Culture et de la Communication et membre relle à l’université de Rome La Sapienza et
du Laboratoire d’anthropologie et d’histoire membre du Laboratoire d’anthropologie et
de l’institution de la culture, Paris. d’histoire de l’institution de la culture.
annick.arnaud@wanadoo.fr annaiuso@gmail.com
David Berliner, anthropologue, professeur Christina Kott, historienne, maître de
associé à l’Université libre de Bruxelles et conférences à l’université Panthéon-Assas
membre du Laboratoire d’anthropologie des Paris-II, membre de l’Institut d’histoire du
mondes contemporains, éditeur de la revue temps présent et du Centre Marc Bloch, Paris.
Social Anthropology/Anthropologie sociale. christina.kott@free.fr
david.berliner@ulb.ac.be
Frédéric Maguet, anthropologue, conservateur
Irina Chunikhina, ancienne doctorante en en chef du patrimoine, membre du Laboratoire
sociologie à l’École des hautes études en d’anthropologie et d’histoire de l’institution
sciences sociales. de la culture.
irina.chunikhina@hotmail.com frederic.maguet@culture.gouv.fr
Françoise Clavairolle, anthropologue, profes- Berardino Palumbo, professeur d’anthropolo-
seure associée à l’université François-Rabelais gie à l’université de Messine, Italie.
de Tours, membre de l’équipe « Construction bpalumbo@unime.it
politique et sociale des territoires » de l’uni-
versité François-Rabelais. Anthony Pecqueux, anthropologue, chargé de
francoise.clavairolle@univ-tours.fr recherche au CNRS, Paris, membre du centre
de recherche « Sociologie, histoire, anthro-
Daniel Fabre, anthropologue, directeur pologie des dynamiques culturelles ».
d’études à l’École des hautes études en anthonypecqueux@yahoo.fr
sciences sociales, directeur de l’Institut
interdisciplinaire d’anthropologie du contem- Sylvie Sagnes, anthropologue, chargée de
porain, en son sein directeur du Laboratoire recherche au CNRS, membre du Laboratoire
d’anthropologie et d’histoire de l’institution d’anthropologie et d’histoire de l’institution
de la culture, et professeur extraordinaire à de la culture.
l’université de Rome Tor Vergata. sylvie.sagnes@bbox.fr
daniel.fabre@ehess.fr Jean-Louis Tornatore, anthropologue, profes-
François Gasnault, conservateur général du seur à l’université de Bourgogne, membre du
patrimoine, membre du Laboratoire d’anthro- Centre Georges-Chevrier – Savoirs : normes et
pologie et d’histoire de l’institution de la sensibilités, et du Laboratoire d’anthropologie
culture. et d’histoire de l’institution de la culture.
francois.gasnault@wanadoo.fr jl.tornatore@free.fr

Nathalie Heinich, sociologue, directrice de Claudie Voisenat, anthropologue, chargée de


recherche au CNRS, membre du Centre de mission pour la recherche au ministère de la
recherches sur les arts et le langage, Paris, Culture et de la Communication et membre du
chercheure associée au Laboratoire d’anthro- Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de
pologie et d’histoire de l’institution de la l’institution de la culture.
culture. claudie.voisenat@wanadoo.fr
heinich@ehess.fr Bérénice Waty, anthropologue, chargée de
Michael Herzfeld, anthropologue, professeur la valorisation de la recherche à l’UFR Lettres,
à l’université de Harvard, USA . sciences de l’homme et des sociétés, uni-
herzfeld@wjh.harvard.edu versité Paris-XIII et membre du Laboratoire
d’anthropologie et d’histoire de l’institution
de la culture.
berenice.waty@voila.fr
Avant-propos

Voici un livre très attendu. Plus que toute autre publication d’ethno-
logie au ministère de la Culture, il exprime de manière exemplaire
quels ont été, au cours des quinze dernières années, les choix de cette
administration en matière de programmation de la recherche et de
définition d’une ligne éditoriale.
Depuis la fin des années 1990, l’ethnologie du patrimoine s’est
imposée comme un thème structurant pour la recherche en ethno-
logie au sein de la direction des Patrimoines : simple thématique
parmi d’autres au commencement, elle est ensuite devenue un pro-
gramme de recherche à part entière, puis un réseau de programmes
de recherches. La création du Lahic 1 en 2001, et le partenariat
constamment réaffirmé entre cette équipe et l’administration de la
Culture, lui ont donné une armature et des moyens. Les uns après
les autres, les ouvrages de nos deux collections, « Ethnologie de la
France » et « Cahiers d’ethnologie de la France », offrent au public
les résultats de ces enquêtes : Domestiquer l’Histoire, Imaginaires archéo-
logiques, La Fabrique du patrimoine, Les monuments sont habités, Le Patrimoine
culturel immatériel… Encore ne s’agit-il là que des publications du
ministère de la Culture dans le cadre de notre coédition avec la
Fondation Maison des sciences de l’homme : un avant-propos ne
suffirait pas pour simplement ébaucher le catalogue des ouvrages ou
articles liés de près ou de loin à la recherche ethnologique sur les
patrimoines.

1. Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’insti­ plinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC , UMR


tution de la culture, rattaché à l’Institut interdisci- 8177 EHESS /CNRS).
LE PATRIMOINE CULTUREL IMMATÉRIEL

Tout en faisant l’objet d’un programme de recherche spécifique,


la question des émotions patrimoniales traverse toutes ces enquêtes :
plutôt que d’être concentrée sur un seul secteur de l’activité patri-
moniale, elle permet de les embrasser tous, et crée entre les différentes
branches du patrimoine analysées par les ethnologues des chemins
de traverse, des passerelles qui permettent de nouvelles lectures. Pour
traiter une question aussi vaste que celle des émotions liées au patri-
moine, une seule méthode, un seul mode opératoire ne suffisait pas.
Tout au long de ces années de recherche, ont alterné séminaire,
enquêtes de terrain, journées d’études et conférences. Les matériaux
assemblés sont considérables : un unique ouvrage collectif n’aurait
pas rendu justice au travail des chercheurs ni satisfait le désir de
connaissance des lecteurs. De même, il aurait été regrettable qu’une
recherche ayant mobilisé durant plusieurs années une équipe pluri-
disciplinaire ne soit restituée que sous la forme d’un seul article dans
le présent livre : l’enquête consacrée à l’incendie du château de Luné-
ville méritait, par exemple, une publication in extenso. Sans attendre
la publication de la synthèse finale de ce programme, nous avons
souhaité publier une première restitution, fût-elle partielle. Aussi
s’est-on rapidement orienté vers l’idée d’un maillage de publications
sur ce thème. Ce fut tout d’abord l’occasion de créer un rapproche-
ment avec la revue Livraisons d’histoire de l’architecture. En 2009, puis
en 2011, deux numéros de la revue ont été consacrés au thème des
émotions patrimoniales, associant parfois des chercheurs qui
n’avaient pas pris part aux journées mais trouvaient là matière à
revisiter tel ou tel de leurs travaux en histoire et en histoire de l’art.
C’est ensuite l’insertion du thème des émotions patrimoniales dans
la programmation des « Carnets du Lahic » : une collection électro-
nique coéditée par le laboratoire et le ministère de la Culture, lancée
en 2007, et qui compte déjà près d’une dizaine de titres. Cette col-
lection est apparue comme le lieu idéal pour publier les recherches
issues de l’appel à projets de la Mission du patrimoine ethnologique
sur le thème des émotions : deux titres sont d’ores et déjà disponibles,
le troisième ne saurait tarder. Après ces premières restitutions et ces
monographies, le présent ouvrage marque un aboutissement : il
rassemble, organisées autour de grandes thématiques, les meilleures
contributions issues des séminaires et journées d’études, et il offre,
surtout, la nécessaire synthèse, œuvre de Daniel Fabre, qui est l’ins-
pirateur et le chef d’orchestre de l’ensemble du programme. Ce livre
est aussi une clef de voûte.

10
LE TROUBLE DU PATRIMOINE CULTUREL IMMATÉRIEL

Il va maintenant aller à la rencontre de son public. Espérons qu’au-


delà de son lectorat « naturel » d’ethnologues et d’universitaires, il
sera aussi lu et utilisé par les administrateurs et les conservateurs du
patrimoine de tous les domaines. Dans nos métiers, la question de
l’émotion est centrale, la présence des affects toujours affleurante. La
structure administrative de nos organisations, le cadre normalisé de
nos échanges, l’importance des questions juridiques ou budgétaires
ne lui laissent pourtant que rarement l’occasion de s’exprimer. Puisse
ce livre libérer les émotions qui sont en nous… Puisse-t-il aussi nous
permettre de comprendre celles qui animent communautés, associa-
tions ou simples individus dès qu’il s’agit de patrimoine. Ce sont ces
émotions – parfois violentes ou tapageuses, véritables effrois ou com-
motions, qui sont au cœur du livre. Ce sont elles qui parfois nous
perturbent, nous inquiètent et nous déstabilisent. C’est à elles que
nous réagissons avec des mots et par des actes qui sembleront peut-être
au public froids, désincarnés, alors qu’elles sont, ces émotions, l’expres-
sion d’une passion pour le patrimoine qui nous anime aussi. Chacune
d’elles, à travers la perturbation qu’elle crée dans l’ordre patrimonial
et dans le ballet bien réglé des procédures, devrait être pour nous
l’occasion de nous interroger sur le sens profond de notre action, sur
la légitimité de celle-ci – et qui n’a rien à voir avec la légalité de nos
actes. On invoque souvent la nécessité d’agir, l’urgence de l’action, et
l’on remet à plus tard le temps de la réflexion… qui de ce fait, souvent,
ne vient jamais. C’est qu’en réalité le temps de l’action devrait toujours
intégrer l’urgence de la réflexion. Un livre tel que celui-ci est une
invitation à intégrer pleinement cette posture2 .

Christian Hottin
Adjoint au chef du Département du pilotage de la recherche et
de la politique scientifique, direction générale des Patrimoines,
ministère de la Culture et de la Communication.

2. Gardons-nous cependant de croire que cela nous prémunira contre les erreurs.

11
Daniel Fabre

Le patrimoine
porté par l’émotion
Toulouse, février 1979. Judicieusement placardée sur les lieux de pas-
sage, dans les universités et les musées, une affiche sérigraphiée, très
simple, capte le regard. On y reconnaît le dessin linéaire d’un supplicié
au milieu des flammes du bûcher, encadré de deux dates – 1229-1979 –
en graphie médiévale. L’image est connue, elle orne la couverture de
l’ouvrage à succès de Zoé Oldenbourg, Le Bûcher de Montségur. Mais
pourquoi ces dates ? Un article anonyme de La Dépêche du Midi en expli-
cite les raisons : « Émotion en Languedoc, des fêtes officielles pour
célébrer la défaite occitane de 1229. » Le journaliste révèle qu’une
commémoration se prépare. Le recteur compte accueillir le président
de la République et le chancelier allemand pour fêter non la victoire
de la croisade française, bien sûr, mais la fondation de l’université alors
même, rappelle l’article, que les « premiers maîtres de l’université de
Toulouse, notamment Roland de Crémone, déterraient des cimetières
les cadavres de suspects de catharisme et les brûlaient publiquement
pour terroriser la population ». Une de mes étudiantes en ethnologie
fait partie de la conjuration, elle m’en distille la chronique. Ce ne sont
pas seulement les militants occitanistes qui se mobilisent, les meilleurs
historiens viennent à la rescousse, révélant, documents à l’appui, les
conditions de création de cette université chargée de clore idéologi-
quement la croisade des Albigeois juste avant l’installation de l’Inqui-
sition, en 1233. Le conseil de l’université du Mirail se déchire – un
partisan de la commémoration quitte même l’assemblée en entonnant
La Marseillaise au plus fort de la mêlée. En dépit des sommes engagées
et des mois de préparation, le recteur, convaincu que des manifestations
hostiles se préparent, finira par renoncer à son grandiose projet.

13
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Toulouse, mai 1989. Trois universitaires adressent au ministre de


la Culture une lettre de protestation contre la dérestauration de la
basilique Saint-Sernin, en fait un changement de la forme des ouver-
tures, les mirandes, qui éclairent la nef et le chevet. Viollet-le-Duc en
avait fait des losanges, l’architecte actuel veut leur restituer une forme
plus romane. Le débat est ancien, il agite le milieu savant depuis dix
ans, d’un coup il devient public et durera une longue année. Depuis
mon laboratoire, à deux pas du monument, j’assiste à son dévelop-
pement. Plusieurs de mes étudiants, jeunes musiciens engagés dans
l’animation du quartier populaire Arnaud-Bernard, tout proche, sont
au premier rang de la bataille. Le parvis de l’église est occupé, des
banderoles appendues autour du portail appellent à la résistance, une
pétition relève des milliers de signatures, La Dépêche du Midi accom-
pagne et appuie la lutte. Le maire de Toulouse prend résolument
parti pour les défenseurs de Saint-Sernin et interpelle Jack Lang, le
ministre. Consultée par ce dernier, la commission supérieure des
Monuments historiques confirme sa décision de dérestaurer, et les
travaux, interrompus pendant des mois, reprennent à l’été 1990.
Carcassonne, mars 1991. Afin de construire des logements
modernes, un îlot insalubre est rasé dans une ruelle de la Ville Basse.
Il jouxte Saint-Vincent, la plus ancienne église. D’un coup, la façade,
qu’un manque de recul rendait pratiquement invisible, est révélée.
Le chantier attire des centaines de visiteurs et l’idée naît de rendre à
la bâtisse un parvis qui l’offrirait aux regards curieux ou contempla-
tifs. Une association est aussitôt créée pour la défense de cet angle de
vue. Pas question pour le maire d’arrêter les travaux, la majorité de
son conseil municipal se divise. Les résistants en appellent aux his-
toriens qui soutiennent d’enthousiasme tandis que la direction régio-
nale des Affaires culturelles reste très prudemment à distance. C’est
alors que le curé de la paroisse commence dans l’église même une
grève de la faim que son évêque lui demandera, dans un appel pathé-
tique, d’interrompre au bout d’une semaine. Les trois quotidiens
locaux déploient l’affaire, en publient chaque jour le récit et les
images ; j’en suis pas à pas le développement puisque je connais très
bien cette ville, j’y ai de proches parents qui participent à la lutte
« pour Saint-Vincent ». Au plus fort de la bataille, un soir, une marche
éclairée de bougies, draine des milliers de manifestants silencieux.
Tous les repères semblent brouillés : les militants communistes assistent
jour et nuit, dans une chapelle de son église, le prêtre en souffrance,
des personnalités politiquement conservatrices défilent dans les rues…

14
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

Pendant des mois, Carcassonne vivra au rythme de l’affaire. Au bout


du compte, l’entreprise accepte de laisser devant l’église un espace
dégagé mais elle le clôt d’une haute grille qui entretient le regret du
parvis ouvert dont les militants rêvaient 1 .
Un fil s’est tressé peu à peu entre ces situations dont je sentais à
quel point elles engageaient leurs acteurs et combien, la plupart du
temps, elles désarçonnaient l’administration de la Culture qui n’y
tenait pas le beau rôle. Or, dans les recherches sociologiques ou eth-
nologiques contemporaines tout comme dans les nombreux essais sur
le patrimoine, ces affaires n’apparaissaient pratiquement nulle part,
alors que dès que l’attention s’éveille ce sont des dizaines d’événements
de ce type qui, depuis un demi-siècle, avivent le rapport au passé,
restituant ses grands moments et ses monuments aux élans de la
passion et de l’engagement. Le mot « émotion » surgit alors, en plu-
sieurs sens, comme nous le verrons. Une émotion qui, toujours, sur-
prend, perturbe, déborde et parfois défait les cadres de la pensée et
de l’action patrimoniales. Une émotion qui appelait l’enquête et vers
laquelle nous nous sommes collectivement portés vers l’an 2000.

D’un programme de recherche déployé sur une douzaine d’années


et qui a traversé tant de vicissitudes politiques et administratives,
nous pouvons d’emblée inférer qu’il avait sans doute tout pour durer,
mais cette longévité fait peut-être question. En effet, l’association
explicite des deux termes – émotion et patrimoine – était généralement
absente de la rhétorique patrimoniale née en France au cours des
années 1960 et relancée de façon très vigoureuse vers la fin des années
1970. Lorsqu’elle émerge, dans les discussions qui préparèrent, en
1995 autour de Jacques Le Goff, les « Entretiens du patrimoine », vaste
réunion annuelle des professionnels du ministère de la Culture, des
représentants de la société civile (élus et associations) et du monde de
la recherche, alors dominé par les historiens, le contexte est tout à

1. La première affaire est le sujet du diplôme d’études en a ébauché un commentaire (2009a : 63-67) ; le
approfondies de René Soula (Toulouse, EHESS, 1999). prêtre qui en fut l’un des acteurs m’a confié les
La seconde a fait l’objet d’un rapport à la Mission du archives de la lutte, déposées par la suite à l’ethno-
patrimoine ethnologique de Bérénice Waty (2000), et pôle Garae, à Carcassonne, et j’ai le projet d’un
d’un article de la même auteure (Waty 2009) qui pré- ouvrage sur ce cas particulièrement foisonnant. Ces
lude à un ouvrage dans la collection électronique deux derniers exemples figuraient dans la première
« Les Carnets du Lahic ». J’ai fait de la troisième, sans esquisse de réflexion sur les émotions patrimoniales
nom du lieu, le point de départ emblématique du pro- (Fabre 2002).
gramme de création du Lahic (2000), Nathalie Heinich

15
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

fait particulier. Nous sommes en plein reflux de l’injonction patrimo-


niale lancée par l’État trente-cinq ans plus tôt et accélérée en 1980
avec l’« Année du patrimoine »2. Depuis quelque temps un cri d’alarme
parcourt les couloirs du ministère et les écrits des essayistes : la France
est en train de se muséifier, la demande de valorisation patrimoniale
explose, le corpus des objets proposés à la protection ne cesse de
s’amplifier, l’État ne pourra bientôt plus faire face à la fièvre qu’il a
inoculée3 ! C’est alors qu’on imagine de redistribuer aux régions les
f leurons de l’action patrimoniale régalienne – L’Inventaire des
richesses artistiques, créé par André Malraux et André Chastel, puis
certains monuments historiques – et de favoriser, sur le modèle anglais,
une Fondation du patrimoine, idéalement alimentée de dons et de
legs, à laquelle incombera, pour commencer, la prise en charge du
« petit patrimoine ordinaire » – lavoirs, pigeonniers, moulins, croix
des rogations et autres édifices discrets dont les paysages ruraux sont
ponctués. Quand Jacques Le Goff propose de centrer les « Entretiens »
qu’il doit animer sur les « passions identitaires », l’accueil de la direc-
tion du Patrimoine est aussitôt favorable car on attend des solutions
ou, du moins, des réflexions en vue de contenir et canaliser le flux
incessant des demandes de reconnaissance.
À lire le volume qui rend compte de ces débats, un doute ne
manque pas de surgir 4 . Visiblement, la philosophie générale qui
sous-tend ces rencontres oscille entre une condamnation cartésienne
des passions et une exaltation, mettons rousseauiste, de leur néces-
sité, source de la vigilance et de l’action patrimoniales. L’attente
officielle de techniques de refroidissement de l’ardeur collective n’est
qu’en partie satisfaite. La dénonciation plus ou moins explicite d’un
amateurisme diffus soude toujours les experts mais ceux-ci ne
peuvent, en refusant l’élargissement de l’emprise patrimoniale et

2. Les conjonctures politiciennes de cette promotion Melot (2012) revient, de façon beaucoup plus nuan-
du patrimoine sont utilement précisées par Philippe cée, sur ces inquiétudes de l’administration
Poirrier (2000). patrimoniale.
3. Les essais sur le patrimoine évoquent de façon plus 4. La série des titres, publiés aux éditions Fayard
ou moins directe cette soudaine inflation (Guillaume entre 1996 et 1999, et dirigés successivement par
1980 ; Bourdin 1984 ; Lamy 1996 ; Choay 1992). Dès Pierre Nora, François Furet, Jacques Le Goff, Henry
1990, avec la publication de Patrimoines en folie, sous Rousso et Régis Debray, est une source très précieuse,
la direction d’Henri-Pierre Jeudy, talentueux procu- autant par les interventions, heureusement très hété-
reur de l’« obsession patrimoniale », au discours rogènes, que par la transcription intégrale des débats
d’inspiration situationniste, la Mission du patrimoine entre les intervenants et avec le public. Je me réfère
ethnologique avait apporté sa pierre à cette dénon- à ma « Conclusion », transcrite dans le volume dirigé
ciation. Voir aussi Jeudy (2008). Le livre de Michel par Jacques Le Goff (1998).

16
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

l’engagement des associations, scier la branche sur laquelle repose


l’essor de leurs professions. Nul ne souhaite sérieusement brider
l’élan du patrimoine et les discours politiques qui s’inquiètent de
son coût ne sont, on s’en serait douté, guère mobilisateurs, d’autant
que certains élus locaux sont prompts à les contredire au nom de
la demande qu’ils sentent monter chez leurs électeurs. Devant
conclure la deuxième journée de ces « Entretiens » où la situation
m’apparaissait bien confuse, je choisis de revenir, avec la modestie
un peu surjouée de l’ethnographe, sur le terrain des pratiques ordi-
naires du patrimoine. Et je fis remarquer, en donnant quelques
exemples précis, que la lucidité des décisions administratives et la
compétence des professionnels n’étaient pas toujours en cause dans
les mouvements que l’on voyait naître ici et là. Ils témoignaient plutôt
de la force des appropriations locales et d’investissements émotion-
nels qui, aujourd’hui, manifestent l’attachement à des objets dotés
d’une valeur nouvelle. Attachement très profond mais souvent perçu
comme hétérodoxe par ses formes et, surtout, par ses acteurs. De
plus – et je citais à ce propos le cas de Montaillou (Ariège), récem-
ment devenu un village exemplaire du Moyen Âge occitan et
cathare – la promotion patrimoniale, lorsque seuls des intérêts
commerciaux la suggèrent, se heurte souvent à des résistances qui
me semblaient marquer le souci d’une définition où l’« en soi » et le
« pour soi » se confondraient : non plus « le patrimoine c’est à nous »
mais « le patrimoine c’est nous ». Formulation extrêmement trou-
blante – elle m’était venue fin 1993 sans autre explicitation 5 – mais
qui, au fond, justifiait le choix du thème à débattre ainsi que les
hésitations des participants. Les « passions identitaires », expression
qui, pour beaucoup, montrait du doigt les ressorts obscurs de la
ferveur patrimoniale, n’étaient donc ni condamnables ni louables,
elles demandaient à être comprises et, en l’état de la recherche, elles
me semblaient à ce moment-là échapper à toute saisie, à toute éla-
boration. Vue à distance d’une vingtaine d’années cette insatisfac-
tion s’est révélée fertile. En effet, je puis aujourd’hui affirmer que
c’est elle qui poussa à la création d’un laboratoire permanent de
recherche, le Lahic, et qui aida grandement à la formulation d’un
programme de savoir alors inédit. Au moment de conclure, très

5. Voir les « Conclusions et perspectives du colloque de Tours » placées en tête du volume des actes (Fabre 1996 :
1-6).

17
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

provisoirement, par cet ouvrage, de longues années d’enquêtes, de


discussions et de publications, il est possible de tresser beaucoup
plus solidement le lien qui tient la gerbe et d’énoncer en clair ce que
nous avons partagé, intuitivement au début puis en l’explicitant pas
à pas.
Cette présentation ne saurait donc résumer un ensemble aussi
riche de travaux6. Elle vise, au contraire, à élargir les perspectives
en identifiant les rapports du patrimoine et des émotions qu’il suscite.
En effet, il a paru aujourd’hui possible non seulement de tracer la
généalogie du lien institutionnalisé aux traces du passé – les travaux
des historiens sont ici des plus précieux et le regard rétrospectif
éclaire comparativement notre présent – mais, surtout, de caracté-
riser les engagements émotionnels que ce lien redéfini mobilise.
J’ajoute que trop de travaux récents semblent accepter passivement
les définitions administratives en cours. On oublie que l’idée opé-
ratoire de « patrimoine » englobe non seulement ce que le découpage
ministériel du moment (et il a beaucoup évolué en France) ou les
conventions de l’Unesco (organisation qui se manifeste en produi-
sant sans relâche des catégories nouvelles) désignent comme tel mais
aussi quantité de pratiques professionnelles et profanes qui mettent
en jeu l’investissement de valeurs dans des éléments matériels ou
immatériels censés présentifier le passé, lointain ou proche. L’ar-
chive, le monument historique, le site archéologique et le musée, au
même titre que la collection personnelle, le folklore et la commé-
moration, forment donc des concrétions patrimoniales – qui insti-
tutionnalisent l’action ou simplement la justifient, l’orientent, la
configurent – susceptibles d’élans émotionnels forts. La coupure
entre patrimoine, création vivante et médias, qui tend à s’imposer
dans le classement administratif des « affaires culturelles », n’est
qu’une commodité trompeuse puisqu’aujourd’hui il n’est pas de
domaine – livre, cinéma, danse, art contemporain, télévision, inter-
net… – qui n’ait sa face patrimoniale, traduisant le souci de son
propre passé – à capitaliser, partager et transmettre. Les pratiques
les mieux ancrées tout comme les plus récentes, les objets les plus
prestigieux tout comme les moins légitimes appellent également
l’enquête sur les pratiques patrimoniales qu’ils cristallisent. Dans

6. Le déroulement des recherches a été impeccable- dialogue Fabre et Hottin (2011), je ne le reprends donc
ment détaillé par Christian Hottin (2011a) et dans un pas ici.

18
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

ce cas et plus que jamais l’anthropologue ne peut se cantonner dans


le monde marginal et dominé pour lequel le patrimoine ne serait
qu’une retombée exogène. Les deux pôles ou les deux bords – high
and low, légitime et ordinaire, hégémonique et subalterne, centre et
périphérie, ici et ailleurs… – tiennent tellement ensemble que les
configurations qui se révèlent sous le regard de l’enquêteur sont
infiniment plus complexes que ne le laissent entendre ces dichoto-
mies pourtant actives. Enfin, le regard en arrière sur les façons de
faire collectives à l’égard des traces du passé découvre une histoire
qui n’a rien de linéaire, dans laquelle les décalages et les anticipa-
tions, les réticences et les résistances sont constants. On les saisit
particulièrement dans les discours singuliers, émanant souvent des
artistes et des écrivains, à la fois acteurs publics et penseurs privés
du mouvement qui les porte, eux aussi. Ces figures n’apparaissent
guère dans les monographies qui composent ce livre, précisément
situées, attachées à expliciter, par l’ethnographie, les compétences
et conduites ordinaires dans leur rapport aux valeurs générales.
Sans aucun esprit systématique, cette introduction fait çà et là une
place à ces intelligences intuitives et, si j’ose dire, profite de la densité
anticipatrice ou réactive de leur réflexion.
Le champ de nos curiosités de départ est nettement circonscrit.
Nous avons pris la France comme terrain central de notre enquête,
non par simple effet de localisation de nos recherches mais parce
qu’elle offre un modèle généralement reconnu d’invention du lien
collectif au passé comme catégorie de l’action publique, d’indexation
nationale de celui-ci et de conversion récente et problématique du
champ de cette attention au passé sous la bannière unique du patri-
moine. En d’autres termes, les grandes inflexions y furent à la fois
plus précoces et plus exaltées. Nous avons cependant souhaité que ce
paradigme soit soumis aux regards de collègues venus d’ailleurs,
familiers d’expériences différentes et confrontés à des situations autres,
issues d’une Europe diverse (Allemagne, Italie, Grèce), de son expan-
sion occidentale (Québec) et de tout autres horizons culturels
(Thaïlande, Laos).
Pourtant, à mes yeux, le moment n’est pas tout à fait venu d’une
anthropologie globale du phénomène patrimonial. Les concepts
qui le saisissent restent encore trop liés aux cadres institutionnels
de sa production ; le chercheur, souvent pris dans la logique de leur
effet classifiant, est conduit subrepticement à parler le langage de
son objet pour éviter de tomber dans la critique trop générale de

19
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

la « marchandisation culturelle », de la « société du spectacle » ou


de la mondialisation post-coloniale… Certes, l’ethnographie et la
microhistoire proposent des prismes alternatifs mais au risque de
dissoudre la spécificité et l’historicité – la puissance de rupture
proprement anthropologique – de l’acte patrimonial, dernière
­configuration, très complexe en elle-même, d’un phénomène beau-
coup plus ample en profondeur et en extension que j’ai proposé
naguère de nommer l’« acte d’instituer la culture » et qui tranche
dans la manière d’être et de se penser à la fois comme collectif et
comme personne. Il y a, de plus, un entêtant problème terminolo-
gique que le lecteur aura peut-être perçu dans l’embarras lexical
qui est le mien depuis le début de ces pages. Aujourd’hui, le mot
« patrimoine », qualifié globalement de « culturel », est partout
– direction du ou des Patrimoines, Entretiens du, Fondation du,
Éditions du, Journées du… –, escorté, en outre, d’une foule d’adjec-
tifs entés sur des objets ou des catégories. On peut citer en vrac :
artistique, culinaire, ethnologique, immatériel, industriel, littéraire,
naturel, petit, photographique, oral, ordinaire, rural… Rien ne
semble pouvoir y échapper. Cette formidable gloutonnerie a peu
d’exemples dans l’histoire et cela aurait dû nous alerter. En quel
sens ? Je suis aujourd’hui convaincu que l’âge du Patrimoine, né
dans les années 1960, est, en effet, l’ultime et singulier avatar de la
valorisation des traces objectales du passé – lourde périphrase, pos-
sible parmi plusieurs autres et dont je m’excuse. Cet âge-là fait la
somme et prend le relais d’autres façons de faire : tout en conservant
l’essentiel de ce qui fut valorisé, il en étend le périmètre, il en refor-
mule certains principes, il en relègue d’autres. En effet, toute une
série d’objets et surtout de pratiques et de choix antérieurs relèvent
plutôt de ce qu’on pourrait appeler l’âge du Monument. Ce dernier
terme fut, ne l’oublions pas, dans les premières décennies du
XIXe siècle, tout aussi polysémique que celui de patrimoine. On
l’utilisa comme un synonyme hyperbolique de « document » (Le Goff
1982), autre mot clé de l’époque, on l’appliqua également à des
ensembles non bâtis, voire immatériels (langues, littératures, savoirs
populaires…), il désigna à la fois le contenu et le contenant des lieux
consacrés à la célébration des traces et des œuvres, en lui se condensa
une conception dominante de la valeur culturelle. Or, l’ombre du
monument est toujours là, au point qu’en Occident la redéfinition
patrimoniale la plus active porte souvent sur des objets jadis saisis
et convertis par le dispositif monumental au sens large. Le choix

20
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

est alors très simple. Ou bien on utilise le mot « patrimoine » dans


un sens générique, pour désigner toute mise en valeur des traces
du passé, ce qui revient à unifier d’entrée la diversité historique (et
géographique si l’on déplace le cadre vers d’autres civilisations) sous
la dernière bannière terminologique apparue. Ou bien on réserve
le mot avec ses importants et utiles dérivés – patrimonial, patrimo-
nialiser, patrimonialisation – à ce qui est en train d’advenir depuis
un demi-siècle, en ce cas il faut inventer une autre façon de nommer
l’attention particulière aux choses du passé qui ne date pas d’au-
jourd’hui et qui existe ailleurs mais d’autres manières. Autrement
dit, si on utilise « patrimoine » pour désigner la généralité du phé-
nomène, l’évidence de ses différences internes et de sa spécificité
présente est perdue 7. Claude Lévi-Strauss, reprenant les mots de
Jean-Jacques Rousseau, ne nous a-t-il pas rappelé que l’inventaire
des différences doit toujours logiquement précéder l’expression des
propriétés les plus générales, et que la bonne comparaison apprend
à se méfier des ressemblances de surface, miroir aux alouettes de
l’anthropologie ? Cette question n’est généralement pas posée par
les historiens « du patrimoine », ils usent de ce terme commode telle
une étiquette transhistorique dont le signifié, ou le référent, changent
dans le temps. De même pour les ethnologues qui, eux, récupèrent
l’usage contemporain comme un cadre nouveau (non un concept
mais plutôt un dispositif, à la fois local et mondial8) sans se préoc-
cuper de la généalogie des pratiques qui le précèdent, l’accom-
pagnent, le contredisent et, en bonne partie, le nourrissent. Si cette

7. Il faudrait reprendre ici l’histoire lexicale. Édouard cite et commente à son tour ces textes, n’en souligne
Pommier a découvert et signalé en 1986 le texte d’un pas particulièrement l’innovation lexicale. André
acteur de la Révolution française, Puthod de Maison- Desvallées (1995) y salue l’apparition, ensuite
Rouge, qui, le premier, en 1790, élargit le sens du mot oubliée, de la notion moderne de patrimoine. Les deux
« patrimoine » dans une brochure adressée à l’Assem- ont raison : Puthod invente une métonymie qui
blée nationale. Il s’inquiète que les futurs « biens reviendra en force cent quarante ans plus tard, mais
nationaux », pris au clergé et pleins de « monuments il l’invente à titre personnel puisqu’elle ne sera pas
intéressants », tombent dans des mains majoritaire- reprise à son époque. Seul le terme « monument » a,
ment ignorantes ; certes, il y aura quelques nouveaux sous la Révolution, valeur générale, et ce dans le texte
propriétaires curieux mais « le patrimoine de même de Puthod. Je remercie Claudie Voisenat d’avoir
quelques particuliers ne serait pas celui de la nation » repéré tous les textes où s’exprime ce débat.
(Puthod de Maison-Rouge 1790-1798 : 11). Un peu 8. Le terme « dispositif » est à entendre ici dans un
plus loin, il enjoint les aristocrates d’offrir aux sens conceptuel, introduit par Michel Foucault dans
citoyens la connaissance des monuments qu’ils pos- Surveiller et punir (1975), finement commenté par
sèdent, ils jouiraient de « l’orgueil de voir un patri- Gilles Deleuze (2003) et affiné récemment dans plu-
moine de famille devenir un patrimoine national » sieurs zones des sciences sociales. Il rend vains les
(ibid. : 15). Dominique Poulot (1997a : 123-126), qui débats sur le soi-disant « concept » de patrimoine.

21
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

question – de mots et d’histoire – n’entrave en rien chacune des


monographies qui composent ce livre, elle court tout au long de
cette présentation et introduit une troisième dimension, celle d’une
temporalité complexe faite d’inventions et de relectures, d’expan-
sions et de plis. Dimension tout à fait nécessaire car elle révèle la
spécificité de notre objet précisément sous l’angle émotionnel que
nous avons choisi. En effet, dans le fond, presque tous ces travaux
montrent qu’une part de la différence entre le moment du patri-
moine et les modes d’institution de la culture qui l’ont précédé tient
à la présence nécessaire, à la forme renouvelée, à l’impact et, surtout,
à l’extension très amplifiée des émotions qui le caractérisent.

Valeurs et émotions : toute une histoire


La matrice du phénomène qui nous occupe est sans conteste l’opé-
ration de « mise en valeur », et je tiens beaucoup à rendre à cette
expression sa pleine force originelle. Cette opération consiste à
mettre entre guillemets un certain nombre de choses, matérielles
et immatérielles, qui sont donc, par ce fait même, transférées de
leur régime d’existence antérieur à un régime autre, à vrai dire
radicalement nouveau9 . On ne peut pas dire d’emblée que cette
translation est un changement de sens, on doit d’abord constater à
quel point elle transforme les positions et les usages des objets, des
sites et des personnes qui sont saisis par ce rehaussement. En fait,
ces opérations sont tellement fréquentes et ancrées, en Occident,
dans notre rapport au monde qu’elles nous semblent, paradoxale-
ment, d’une part très banales – et donc perçues comme « naturelles »,
appartenant à l’ordre déjà-là de la société – et, d’autre part, tout à
fait techniques, mettant en jeu un appareil juridique, réglementaire
et organisationnel spécialisé, qui fut autonomisé par à-coups et
possède sa propre histoire. À vrai dire, le caractère conventionnel
de cette « fonction sociale » qui consiste à conserver à part – pour
en partager la jouissance, les présenter aux visiteurs et les trans-
mettre aux descendants – des traces de l’existence commune en tant
qu’œuvres et témoins précieux de ce qui a eu lieu ne devient sensible,
évident, que lorsque les fondements mêmes de la société sont en

9. Cette proposition générale est bien explicitée par Nathalie Heinich (2009a).

22
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

question. Et c’est pour cela que la Révolution française, si elle


n’invente pas ex nihilo l’attention publique au passé objectivé, n’en
demeure pas moins un grand moment de prise de conscience de cet
acte singulier, et une occasion de réflexion fondamentale sur
ses ressorts10.
À ce point, l’éclairage dans les termes les plus généraux de la
philosophie politique me semble toujours aussi nécessaire, car il
fournit un repère pour une comparaison contrastive à l’heure où
la notion et la pratique patrimoniales sont transformées dans le
monde qui les a vues naître et, de fait, mondialisées, dans le sens
où il n’y a plus sur la Terre de groupe qui en soit tout à fait exempt
même si cette intrusion contredit ses propres manières de faire avec
le passé. La Révolution française est éminemment paradoxale dans
la mesure où, essentiellement, elle refonde et le temps et l’espace,
annulant ce qui lui est antérieur, tout en manifestant un tropisme
pour certains éléments du passé qui lui servent de références exem-
plaires. On peut se contenter de constater cette contradiction et
proposer de la résoudre en soulignant que le passé ici retenu et
exalté n’est que le fruit du présent révolutionnaire. La réflexion est
juste mais semble un peu courte, on peut lui préférer une vision
plus attentive à l’opération qui fonde le corps national 11 . Rappelons
que la rupture révolutionnaire s’est attaquée aux fondements sym-
boliques de l’ordre social en désacralisant radicalement l’édifice
monarchique dont Marc Bloch, dans son chef-d’œuvre longtemps
méconnu, a établi, en 1924, qu’il reposait sur les pouvoirs thauma-

10. Je ne souhaite évidemment pas rouvrir le débat, de les penser. La réflexion s’est nourrie de quelques
aujourd’hui apaisé, sur le caractère inaugural de la œuvres philosophiques, anthropologiques et histo-
Révolution en matière de valorisation des présences riques (Claude Lefort, Éric Hobsbawm, Benedict
du passé. La notion d’invention est comme toujours Anderson…) qui ont mis en forme ce champ. Deux
très relative, en revanche la montée, au sein de l’État, ateliers internationaux ont rassemblé nos échanges
de la conscience conservative, et des innovations (Fabre 1996 ; Centlivres, Fabre & Zonabend 1998), et
institutionnelles qui la traduisent chez les élites une enquête collective sur la production contempo-
politiques, me semble peu discutable, de même, en raine de l’histoire locale a commencé à repérer la
l’occurrence, que le rapport entre ce traitement spé- rupture entre âges monumental et patrimonial dans
cifique du passé et la nation. L’œuvre pionnière de un contexte de repli de la transcendance nationale
Dominique Poulot a fondé ce terrain de recherche. (Bensa & Fabre 1998). Depuis lors, la réflexion n’a pas
11. Vers 1992, le tournant réflexif de l’ethnologie du cessé et nous avons tiré parti d’autres analyses de
patrimoine en France s’est, dès l’abord, appuyé sur le longue haleine : Étienne Balibar (2001), François
questionnement politique de la « nation » et des rap- Hartog (2003), Pierre Bourdieu (2012), entre autres.
ports entre « nation », « État », « patrie » et « culture », Les pages qui suivent font écho, sans forcément le
dont les guerres au sein de l’ex-Yougoslavie impo- signaler, à ces étapes fondatrices de la réflexion.
saient alors à l’anthropologie européenne l’urgence

23
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

turges du roi, pouvoirs guérisseurs qui émanent de son corps consa-


cré. La nation, comme communauté des natifs, n’était concevable
et n’offrait un référent d’identification efficace qu’à travers la dynas-
tie régnante qui, selon la suggestion d’Ernst Kantorowicz (1957),
lui conférait donc un corps, au sens allégorique cette fois. Supprimer
le roi, sa maison et ses fastes faisait courir à l’État le risque d’une
atomisation du signifié « nation ». Aussi les acteurs de la Révolution
semblent-ils véritablement voués jusqu’à l’obsession à remplir ce
vide, à lui restituer un référent sensible. Que cette tâche s’impose
comme la plus haute exigence du moment me semble confirmé par
le fait que les actes inauguraux de la refondation politique ont été
les premiers proposés comme bases de l’héritage commun. D’ail-
leurs, la métaphore et la figure visible de l’édifice, de la maison et
du monument – avec son fronton et ses colonnes – sont constantes
dans les discours, les images et les cérémonies qui décrètent et dif-
fusent dès 1789 la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen »
puis les constitutions successives. Les lois, avec la langue française
qui les répand dans le peuple, sont sans aucun doute les éléments
fondamentaux d’un monde nouveau qui doit être exposé, appris et
transmis à tous les citoyens (Pomian 1996). Et ces fondations portent
en elles une relation particulière au passé. Le XIXe siècle, contre-
révolutionnaire et romantique, a retourné ce geste et construit à ce
propos l’image d’un pays saisi par la folie de la table rase et boule-
versé par les convulsions du vandalisme. C’est, pour l’essentiel, une
légende noire qui écarte l’immense travail révolutionnaire puis,
dans la continuité, impérial, de réincarnation monumentale de la
nation. Dominique Poulot a exploré, au plus près des textes et des
actes, le souci intense de ces années qui donnent une mission nou-
velle à la bibliothèque, aux archives, aux musées devenus des ins-
titutions, nationales bien sûr. Il démontre aussi que le couple van-
dalisme-monumentalisation est indissociable. L’un effectue un tri
à l’intérieur des alluvions du passé, l’autre recueille et restaure tout
ce qui est sauvegardé au nom de l’authenticité communautaire et
de l’utilité civique. Certes, on a martelé sur les monuments les
emblèmes honnis de la tyrannie et de la superstition, on est allé
jusqu’à repeindre certains détails des tableaux et gratter les manus-
crits mais ces actions – dont il fallait sans cesse éviter qu’elles ne
deviennent aveugles – préludent à une panthéonisation républicaine
des œuvres dont les valeurs de travail artistique, d’exemple histo-
rique et de grandeur esthétique sont comme restituées à tous par

24
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

l’entremise du musée qui s’impose comme la plus présente et la plus


polymorphe des institutions de la nouvelle ère12 . Faut-il aussi souli-
gner que pour ces révolutionnaires un flux continu articulait le
national à l’universel ? Il ne s’agissait pas, ou pas seulement, d’accu-
muler les traces du passé commun de la France, la République se
donnait l’humanité comme horizon : telle était, non sans contra-
dictions et malentendus, son intime utopie. Il fallait remettre cette
histoire complexe sur ses pieds. C’est aujourd’hui accompli. L’accent
mis sur la refondation politique ne nie pas l’existence antérieure
d’un sentiment du passé et de pratiques du monument mais souligne
le déplacement du fondement de celles-ci et, par voie de consé-
quence, de leur traduction institutionnelle. Cette refondation intro-
duit, en outre, et développe tout au long du siècle suivant, trois
caractéristiques qui vont marquer durablement les manières d’ériger
l’héritage commun, et pas seulement en France. On peut les décrire
en répondant à trois questions : qui choisit et décrète la valeur ?
Comment celle-ci est-elle mise en commun ? Quels effets directs
sont attendus de ce partage ?
La première demande conduit à identifier une forme particulière
de gouvernement : une démocratie de la délégation. Les auteurs
législatifs de la fondation de l’État-nation sont issus de la représenta-
tion politique et le premier personnel des institutions appelées à choisir
le grand héritage est composé d’antiquaires de haut vol (Lenoir,
Dulaure, Vivant Denon…) dont l’érudition plonge dans la République
européenne des lettres, des arts et des savoirs mise en œuvre par le
XVIIIe siècle. Ils prennent, au nom du peuple, le relais des groupes
– cour royale, aristocratie, Église – dont le faste monumental et artis-
tique était auparavant le mode d’expression, le signe distinctif et, pour
tout dire, le prolongement visible. L’alliance des gouvernants et des
connaisseurs, traduite dans le travail de persuasion qui unit les
seconds aux premiers, devient le ressort élémentaire de la décision
conservative. Même si celle-ci est déployée sous les formes collectives
du « comité », de la « commission » ou du « conseil » – inventions
révolutionnaires que la monarchie de Juillet reprendra et qui durent
jusqu’à nos jours –, même si l’émergence d’abord timide d’un corps
de spécialistes introduit une certaine autonomie professionnelle, le

12. François Dagognet (1993) aborde de façon cri- contient une commode anthologie de textes
tique cette généralisation du musée. Son essai essentiels.

25
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

pacte entre le pouvoir et les experts alimente la conscience monu-


mentale et prépare la législation en ce domaine. À la deuxième
demande – Comment s’opère la mise en commun ? –, la réponse
semblera forcément laconique, tant elle exigerait un développement
qui n’a pas sa place ici. La Révolution n’aura pas le temps de mettre
en œuvre son programme d’incarnation faute d’avoir créé l’institution
en charge de sa diffusion massive, c’est-à-dire l’école. L’Empire com-
mencera par le haut de la pyramide scolaire (grandes écoles, Univer-
sité, lycée), il faudra tout le XIXe siècle pour en établir la base et rendre
obligatoire l’instruction de tous. On a souvent réduit la mission
scolaire à l’apprentissage des savoirs élémentaires – lire, écrire, comp-
ter –, or ils sont inséparables d’une pédagogie de l’incarnation natio-
nale qui commence avec la langue et comporte l’ensemble des conte-
nus textuels, visuels, musicaux, bâtis et paysagers qui actualisent le
grand récit et l’imposent comme « culture » partagée. La pédagogie
devient dès lors l’instrument par lequel un passé (une histoire, une
mémoire) se transmet non comme un « bagage » extérieur aux sujets
mais comme la substance même de leur régénération, pour les révo-
lutionnaires de 1789, puis de leur appartenance nationale, objectif
majeur de la politique culturelle depuis Guizot 13 . Sur la dernière
question – Quels sont les effets attendus de cette « monumentalisa-
tion » ? – l’expression officielle est dominée en toute clarté par la
référence patriotique, si l’on admet que, très tôt dans la période
révolutionnaire, le couple de la nation et de la patrie fonctionne
comme celui du principe et de son incarnation. La patrie appelle une
identification absolue (« enfants de la patrie », « mourir pour la patrie »)
mais qui nécessite de multiples médiations sensibles pour que soit
réalisé et individualisé le lien de chacun à cette transcendance
moderne. Voir un monument, un emblème, un paysage, entendre un
air, lire une page de littérature, écouter un récit historique sont autant
d’expériences qui articulent une identité qui intègre (« Je suis français
comme tous les Français ») et une autre qui singularise (« C’est moi
qui ressent, dans mon corps, dans ma mémoire, ce rapport qui me
fonde en tant que sujet politique ») 14 . Nous verrons plus loin que ce

13. Je renvoie bien sûr à Mona Ozouf (1989) et 14. Dans cette perspective se situe le travail d’Arlette
Dominique Poulot (1997a). Sur la diffusion d’une Auduc (2008) sur la monumentalisation nationale.
conscience patrimoniale nationale via l’école
primaire, les ouvrages d’Anne-Marie Thiesse (1997)
et Patrick Cabanel (2007) sont décisifs.

26
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

double registre de l’identification est bien le lieu où les émotions


s’enracinent. Retenons pour le moment son extraordinaire efficacité
par laquelle se vérifie le fait que l’héritage culturel avait bien pour
mission de personnifier le corps national, dans sa différence, son
unité et sa continuité. En fait, cette unification a rencontré parfois
de vives résistances, que la notion politique de « petite patrie », reflet
et résumé de la grande, a peu à peu et en partie désamorcées15 . Mais
ce triomphe aboutit à une inversion du rapport de la patrie à cet
héritage. Les révolutionnaires étaient, nous l’avons vu, attachés de
façon plus ou moins explicite à combler le grand vide créé par l’extir-
pation de la souche dynastique, pour cela ils triaient le bon grain de
l’ivraie. Les libéraux puis les républicains du XIXe siècle, qui tradui-
sirent en termes institutionnels cette ambition, ont délibérément
construit, au moyen d’un appareil pédagogique capillaire, le miroir
de la nation – un récit et tous les objets qui le figurent –, source d’une
identification plus ou moins homogène. À la veille de 1914, la fusion
est accomplie. Selon les mots d’Alphonse Dupront, « la patrie est
devenue patrimoine » : elle procure à la plupart des Français les res-
sources identitaires de base et ceci dans toutes les classes de la société
avec une expression plus convergente qu’on ne l’imagine. Il suffit
d’évoquer la passion persistante pour l’orthographe, ou encore le fait,
si bien évoqué par Roland Barthes, que la littérature est devenue,
dans l’esprit de chaque ancien collégien, un « souvenir d’enfance »,
pour vérifier la force de cette appropriation, juste avant qu’elle ne
quitte le centre de la scène et ne se transmue peu à peu, dans les
années 1960, au moment même où s’ouvre l’âge patrimonial, en
nostalgie d’un temps disparu16.

15. L’ouvrage d’Eugen Weber (1983), du fait de la idéalement française, également mise en image par
stricte unité de son point de vue, reste une réfé- les photographes, Robert Doisneau en particulier.
rence majeure dans la mise en évidence de ces Plusieurs écrivains français contemporains, issus
résis­t ances. d’un monde provincial marginal, ont reformulé une
16. On peut lire l’ouvrage très engagé de Bernard sorte de vision nostalgique de l’ancien enseignement
Traimond (2001) sur la construction académique puis (entre autres Jean Follain et Pierre Bergougnioux) et
scolaire de l’orthographe, l’article de Valérie Feschet l’essor des « musées de l’école » (dans lesquels on
(1998) sur les concours d’orthographe et les repasse aujourd’hui les anciennes épreuves du certi-
réflexions de Pierre Bourdieu (2012) sur l’État et la ficat d’études primaires…) en est la traduction popu-
doxa orthographique après le texte séminal de Roland laire dont l’ethnographie reste à faire. Sur cette
Barthes (1969). Gaston Bonheur (1963) inaugure le référence, voir l’ouvrage pionnier de Patrick Cabanel
filon ininterrompu d’une évocation de l’école primaire, (2002).

27
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Cette généalogie politique et institutionnelle du grand héritage


national fait-elle une place à l’émotion ? Oui, sans doute, encore que
l’enquête commence à peine sur ce sujet. Si la Révolution française
a été le premier des grands événements historiques à suggérer l’émo-
tion collective comme objet de recherche – je pense à l’admirable
Grande Peur de 1789 de Georges Lefebvre17 –, la question des traces du
passé, à abolir ou à conserver, comme stimulus de la colère, de la
compassion ou du regret mérite une attention nouvelle. Elle renvoie,
bien sûr, au problème déjà évoqué du vandalisme. Nous avons vu
que celui-ci avait à la fois ses raisons et ses pratiques, presque routi-
nières. Les nouvelles municipalités nommaient un de leurs membres
comme « expert en effacement » des signes de l’Ancien Régime, poli-
tique et religieux, comme ce fut le cas à Vézelay où un seul homme,
l’ancien curé du lieu, décida du destin des images qui constellaient
l’abbatiale de Marie-Madeleine. En revanche, en d’autres occasions,
une « émotion populaire », c’est-à-dire une émeute de rue dans le
vocabulaire policier et juridique du XVIIIe siècle, pouvait mettre à
bas les monuments et jeter au feu les documents fruits de la tyrannie.
Ce fut le cas à Carcassonne où les papiers et parchemins que renfer-
mait l’Hôtel de Ville furent livrés aux flammes en août 1792 devant
la porte Narbonnaise de la Cité, à l’occasion, semble-t-il, d’une émeute
de la faim. Deux gestes bien différents donc, qui renvoient à deux
formes de l’élimination du passé. L’une concertée, sélective et modulée
prend tout le temps nécessaire ; l’autre spontanée, totale et soudaine
sacrifie dans l’instant l’objet de sa vindicte. La première, plutôt soli-
taire ou, en tout cas, polarisée hiérarchiquement, semble nier l’émo-
tion alors que l’autre en fait l’instrument premier de mobilisation de
la foule. Cependant, à un regard plus attentif cette opposition perd
de son tranchant. Les tenants rationnels de l’iconoclasme avancent
comme justification première la prévention de l’émotion que pourrait
susciter dans le peuple la vue des signes détestés de l’Ancien Régime.
On martèle, on repeint, on gratte pour éviter ou faire oublier aux
citoyens la souffrance qui s’y attachait et esquiver leur irrépressible
élan destructeur. Les cas où celui-ci explose sont donc considérés, au
regard de la bonne administration, comme accidentels ou mal gérés.

17. La réédition de l’ouvrage de Georges Lefebvre protestations collectives saisies dans la longue durée
(1988) est utilement commentée par Jacques Revel. doit beaucoup à la sociologie historique de Charles
Sophie Wahnich (2009) a revisité la question dans des Tilly (1986).
travaux importants. La réflexion d’ensemble sur les

28
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

Mais l’entrée en scène du vandalisme, terme lancé par l’abbé Gré-


goire en nivôse de l’an II – « Je créai le mot pour tuer la chose » écrit-il
dans ses Mémoires18 – afin d’arrêter les destructions pour faire entrer
tout le passé des arts dans le bien commun national, a surtout des
effets dans l’après-coup révolutionnaire, au point que ce stigmate,
attaché à la foule ignorante et aux doctrinaires fanatiques, va consti-
tuer le filigrane de deux siècles de débats ouvertement politiques sur
le patrimoine. Dominique Poulot a proposé une superbe analyse de
cette ombre portée sur le XIXe siècle. J’ai le sentiment que la référence
aux « vandales » demeure aujourd’hui latente chez les défenseurs
traditionnels de l’âge monumental, celui-là même que la Révolution
a déployé19. Est-ce un hasard si, en 1994, dans les lendemains d’un
deuxième centenaire assez discuté, l’archéologue Michel Fleury pro-
cure une édition nouvelle et actualisée des gros volumes de Louis Réau
sur l’Histoire du vandalisme, d’abord publiés en 1959 ? Aujourd’hui
encore, les dénonciations d’interventions bénignes sur le patrimoine
architectural ont toujours ce mot à portée de la plume. Il fonctionne
comme le repoussoir, idéal car syncrétique, du souci de conservation
des objets et des messages du passé. À vrai dire, le vandalisme ainsi
dramatisé et absolutisé établit un rapport constamment ravivé entre
le passé et l’émotion. Il est la source inépuisable de la déploration et
de l’indignation qui caractérisent, comme une basse continue, l’émer-
gence progressive des institutions de conservation, de savoir et de
mise en commun et donc l’inscription effective de l’héritage – national
et local conjugués – au cœur de la cité. Le spectre, constamment
enrichi par les historiens locaux, des mises à bas révolutionnaires
crée au XIXe siècle, chez les intellectuels de tout bord, un remords
qui, très souvent, se prolonge et se transmue en une ferveur gothique
et même, chez les plus grands, tel Nerval, en une poétique de l’Ancien
Régime indépendante de leur opinion et de leurs engagements poli-
tiques immédiats. Quelques figures majeures, qui ont quasiment tenu
le journal de leur répulsion face au vandalisme – je pense à François-
René de Chateaubriand, à Victor Hugo, à Eugène Delacroix, à Jules
Michelet et à Prosper Mérimée – permettent d’évaluer à quel point
le respect dû au legs du passé en vient, dans cette période intensément
vouée au culte du progrès, à façonner un cosmos personnel dont la

18. Voir leur édition présentée par Jean-Michel consacré à cette présence plus ou moins latente et à
Leniaud (Grégoire 1989). ses effets à l’intérieur de la notion moderne d’art.
19. Le livre original de Dario Gamboni (1997) est

29
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

contradiction n’est pas exempte, comme dans toutes les morales qui
se construisent hors d’un cadre idéologique unifié, dans la délibéra-
tion intime.
Hugo est sans doute, de ce point de vue, le plus riche en désaccords
intérieurs. On connaît les invectives du jeune homme – « Halte aux
démolisseurs ! », dès 1825. Elles ne quitteront jamais la scène. Ainsi,
vers 1845, jette-t-il sur son carnet : « Démolir, ruiner, raser, jeter bas,
défaire pour refaire, tel est le cri perpétuel de nos architectes.
Construisent-ils du moins quelque chef-d’œuvre qui fasse oublier les
chefs-d’œuvre qu’ils détruisent ? Non 20 ! » Lorsqu’il observe, vit et
raconte les journées révolutionnaires qui secouent Paris, il capte les
gestes destructeurs et ne manque pas d’en repérer les contradictions.
Ainsi, en février 1848 note-t-il sans commentaire cette « chose vue »
qui le trouble : « Dans la nuit du 23 au 24, à une heure du matin la
grille de l’église Notre-Dame-de-Lorette fut arrachée et servit à armer
[…] une barricade […] devant le n° 61 de la rue de Provence (Il y
avait à cette maison une fort belle grille qui eût pu servir […] et que
les constructeurs de la barricade ne touchèrent point. Ils dirent :
Respect aux propriétés particulières et allèrent chercher la grille de Notre-
Dame-de-Lorette)21 . » Dans ce cas éclate l’aporie qui affecte tout bien
commun lorsqu’aucune communauté réelle ne se l’approprie : s’il est
à tous c’est qu’il n’est à personne, on peut donc en user à sa guise.
Selon l’antithèse que Hugo a souvent formulée, le peuple qui n’est pas
encore éclairé sur ce qu’il détient, en corps et légitimement, reste une
populace ravageuse. Plus profondément sans doute, Hugo, défenseur
sourcilleux des traces du passé, y compris des incohérences conser-
vatrices de l’orthographe22 , dresse parfois contre lui-même le plus
radical des réquisitoires : « Conserver ! Conserver quoi ? Tout ? Le
bien et le mal, le vrai et le faux, le grand et le petit, le juste et l’injuste,
le neuf et le vieux ? Conserver aujourd’hui ? Conserver hier ? Conser-
ver l’épée de Napoléon et le comptoir du cardinal Dubois ? […]
Conserver le chaud et le froid, le oui et le non, et leur faire faire bon
ménage ? Conserver le chaos ? Conserver pour conserver ? Pour dire
que l’on conserve ? Et si l’on a par hasard un cadavre en putréfaction,
le conserver – chez soi23 ? » (1838-1840). Il ne résoudra pratiquement

20. Choses vues (Hugo 1985-1990 : vol. Histoire, 877). 21. (Ibid. : 1013-1014.)


Voir également un premier texte de même substance 22. (Ibid. : 837-838.)
(ibid. : vol. Critique, 177). 23. (Ibid. : 799-800.)

30
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

ce dilemme qu’en se prenant lui-même pour objet d’une conservation


intégrale – il amassa pièce à pièce, à l’état manuscrit, tout ce qui sortit
de sa plume –, mais en l’orientant vers la postérité – il fut le premier
écrivain à léguer par testament toutes ses archives à une institution
publique, la Bibliothèque nationale, s’offrant en 1885 comme patri-
moine, au plein sens juridique du terme, des « futurs États-Unis
d’Europe24 ». Soulignons enfin que cette perpétuelle ressaisie du temps
est, chez Hugo, constamment associée à toute l’expérience affective.
Il invoque au seuil de ses Choses vues « les émotions, les passions, les
affaires, les ennuis, les catastrophes, les événements, la vie », et
conclut : « D’ailleurs être ému, c’est apprendre25 . »
L’évocation outrée ou mélancolique de la perte, plus ou moins
explicitement ancrée dans la dramaturgie politique révolutionnaire,
est donc l’aiguillon de deux siècles de construction monumentale puis
patrimoniale. La litanie des grandes dates institutionnelles françaises
– 1837, Commission des monuments historiques ; 1906, loi sur les sites ;
1913, loi sur les monuments historiques ; 1942, loi sur l’archéologie ;
1962, création des Secteurs sauvegardés ; 1964, création de l’Inven-
taire général ; 1980, création d’une Mission du patrimoine ethnolo-
gique ; 2006, signature, ratifiée par les deux chambres, de la Conven-
tion Unesco sur le patrimoine culturel immatériel – est escortée de la
déploration des méconnaissances, des oublis, des irrémédiables dis-
paritions et de l’évocation des périls qui menacent et de la catastrophe
qu’il faut prévenir. Mais on notera aussi que ce mouvement n’est
jamais anonyme, et ce depuis les premières réactions révolutionnaires
face au vandalisme. Après l’abbé Grégoire et Quatremère de Quincy
et Alexandre Lenoir, entrent en scène Prosper Mérimée, Charles
Beauquier, André Malraux… comme autant de hérauts d’une
conscience minoritaire, capables d’imposer contre l’ignorance, et aussi
contre la logique exclusive du progrès matériel et de la rentabilité
économique, le souci conservatif comme un hommage dû au passé
et un devoir à l’égard des générations futures. La source de leur force
de contradiction est toujours sentimentale : « Le recours à l’authenti-
cité et à la singularité de l’émotion acquiert alors une valeur politique,

24. Je me permets de renvoyer pour plus de détails à 25. (Hugo 1985-1990 : vol. Histoire, 595). On se sou-
Fabre (2005, 2006) où le « culte des écrivains », qui viendra que ce recueil posthume est une anthologie
fait l’objet de ces travaux, pourrait être donné en des carnets personnels où Hugo souhaitait enregis-
exemple du passage d’un âge monumental (national) trer ce qu’il avait appris de nouveau chaque jour.
à un âge patrimonial.

31
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

qui dresse la ­sensibilité personnelle en rempart du Bien » (Poulot 1997a :


189). Mais il n’en reste pas moins que cette sensibilité d’élite se déploie
sur le fond d’une adhésion collective que des événements singuliers
cristallisent, tout particulièrement sous la IIIe République. Ainsi, les
émotions qui ouvrent ce volume, étudiées par Frédéric Maguet (à
propos de la vente de L’Angélus de Jean-François Millet et du vol de La
Joconde), par Christina Kott (à propos des expositions du patrimoine
mutilé par la guerre de 1914-1918) et par Sylvie Sagnes (au sujet du
corps de Champlain, fondateur du Québec) nourrissent, à cause du
caractère exceptionnel de leurs occasions, la démonstration lumineuse
de la relation charnelle alors scellée entre le monument et la patrie.
Qu’en est-il lorsque se profile l’âge du Patrimoine ? C’est le cœur
même de ce livre. Notons d’emblée que l’individualisation affective
s’impose et s’élargit plus que jamais, vérifiant la profondeur et
l’intensité, parfois perturbantes, de l’appropriation des valeurs. Dans
un essai méconnu – « Vivre avec les belles choses » –, la romancière
et intellectuelle américaine Mary McCarthy développe, en 1974,
de brillantes variations sur ce thème dont elle pressent avec finesse
qu’il est le symptôme d’une grande transformation. Elle part d’un
fait divers récent : l’enlèvement d’un tableau de Jan Vermeer à
Kenwood House, à Hampstead. Les ravisseurs exigeaient une ran-
çon de 500 000 livres et le transfert dans une prison irlandaise des
deux sœurs Price, accusées d’avoir fomenté un attentat à la voiture
piégée pour le compte de l’Armée de libération irlandaise. Les
autorités britanniques ne cédèrent pas et le tableau fut retrouvé
intact, des mois plus tard, dans un cimetière. Cas exemplaire, inscrit
dans une série inaugurée par l’enlèvement de La Joconde en 1911
– événement retentissant sur lequel Frédéric Maguet revient ici –,
l’affaire manifeste un ensemble impressionnant de propriétés patri-
moniales et de tensions éthiques qui leur sont désormais attachées.
Retenons, surtout, la double personnalisation de l’objet et de l’acteur
patrimoniaux. Le premier devient ce que Nathalie Heinich (1993)
a heureusement nommé un objet-personne. On l’enlève – le mot dit
bien que ce n’est pas un simple hold-up –, on atteste son existence en
découpant un fragment de son « corps » et en l’adressant aux pro-
priétaires et à la police (procédé que la mafia a mis au point), on
prétend l’échanger non seulement contre de l’argent mais contre
des personnes, enfin, tout comme un humain, on menace de l’« exé-
cuter ». La réaction des autorités anglaises devant ce chantage
suscite un dilemme moral difficile à exprimer. Si les terroristes de

32
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

l’IRA avaient enlevé un otage, la question du prix d’une vie se posait,


elle pouvait conduire à un refus de négocier pour ne pas encourager
la répétition du même acte, abandonnant à son sort éventuel une
victime qui, au-delà de sa singularité, était un humain comme
l’espèce ne cesse d’en produire depuis l’origine. En revanche, la
disparition d’un Vermeer est irrémédiable : les peintures de l’artiste
hollandais sont peu nombreuses, et lui-même n’est plus là pour les
peindre. Cette singularité est, au fond, le cœur de la définition de
l’œuvre d’art, et, pour une part au moins, du patrimoine qui en est
l’expansion englobante. Le gouvernement britannique de l’époque
refusant par principe de traiter avec qui que ce soit, l’émotion sus-
citée par l’enlèvement du Vermeer fut considérable puisque celui-ci
est apparu à tous comme sans prix et sans substitut. À cette per-
sonnalisation de l’objet correspond une individualisation de plus
en plus marquée de ses modes d’appropriation. Du côté des posses-
seurs d’abord. On peut admettre que le collectionneur tente de
déclencher une sorte de mutation ontologique de sa personne en
assimilant l’absolue singularité de l’œuvre d’art qui révèle, pour lui
seul, sa vraie valeur d’usage. D’ailleurs, dans la ligne de l’indivi-
dualisme possessif, nos plus modestes « objets d’affection » ne
portent-ils pas une intention similaire mais dont le mécanisme est
inversé : la valeur n’étant plus constituée du dehors mais attribuée
par le sujet lui-même, généralement au nom du souvenir, aux objets
dont il s’environne26 ? Mais toutes les autres approches se colorent,
selon Mary McCarthy, de la même aspiration. Le faussaire au
sommet de son art ne vise plus seulement le gain, il prétend faire
une œuvre indiscernable et donc réincarner l’artiste dans ses « créa-
tions 27 ». Certains visiteurs de musée ou d’exposition, rêvant d’une
jouissance privée que l’institution de masse a rendue impossible
– dix secondes d’arrêt autorisé devant La Joconde lors de sa présenta-
tion au Japon ! –, en deviennent agressifs à l’égard de l’œuvre qu’on
maintient, à leur gré, à trop grande distance. Généralement ils se
font un nom, ou jouissent anonymement et en silence d’une soudaine

26. Sur les collectionneurs et leurs constructions sujet de l’ouvrage très novateur de Véronique Dassié
identitaires, voir le volume dirigé par Odile Vincent (2010).
(2011). Sur la théorie de l’individualisme possessif, 27. C’est en cela que le faux en art ne saurait se
appuyée, en particulier, sur la thèse de John Locke confondre avec la contrefaçon en général. Pour
– l’être se constitue par l’avoir – voir le livre important quelques portraits de faussaires artistes, voir Michel
et un peu oublié de Crawford Macpherson (1962). Les Braudeau (2006) et aussi Nathalie Heinich (2009b).
objets d’affection, expression due à Man Ray, sont le

33
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

célébrité médiatique, en lui infligeant les mutilations les plus


diverses : ­projection de peinture rouge sur la vitre qui protégeait
La Joconde à Tokyo, piqures d’épingle dans les yeux des saintes sur
des tableaux du Trecento au musée des Offices de Florence, bris
récurrents des vagues de pierre de la fontaine du Bernin, place
Navone à Rome, signature au stylo feutre sur un grand Delacroix
à l’occasion de l’ouverture du Louvre à Lens… En ce moment même,
la fréquence de ces agressions ne cesse de croître au point de néces-
siter la mise en place discrète d’un gardiennage spécialisé et d’une
surveillance électronique d’autant plus stricts que le danger peut
venir de partout, c’est-à-dire de n’importe qui. Au fond, après les
années 1960, la prétendue pathologie du vandalisme, qui était pré-
cédemment assignée, dans l’esprit des anti-vandales et de la socio-
logie fin de siècle d’un Gustave Le Bon, à une foule anomique,
semble s’être individualisée, elle se pose désormais en miroir de la
figure héroïque des défenseurs du patrimoine.
Au-delà de leur puissance dramatique, et romanesque, considé-
rons ces passages à l’acte comme indices d’une transformation en
profondeur de la sensibilité au cours du demi-siècle écoulé. Ils nous
conduisent vers la situation présente qui a suscité nos enquêtes. Le
grand héritage du passé conçu comme corps de la nation et res-
source d’un apprentissage sensible de sa « communauté imaginée »
était intrinsèquement « protégé » par des fonctionnaires spécialistes
et des barrières réglementaires et matérielles qui projetaient dans
le réel le corpus constamment enrichi des lois de sauvegarde. Le
récit national scolaire et la dissémination de ses figures gouvernée
par les élites de l’érudition locale en assuraient le partage intégral
tout en lui conférant un sens relativement homogène. Sans doute
se manifestent très tôt, face à cette charte de l’identité commune,
des écarts critiques dont il faudrait entreprendre l’analyse. Le jour-
nal posthume du voyage en Bretagne des très jeunes Gustave
Flaubert et Maxime du Camp, en 1847, fourmille de ces pas de côté
que Bouvard et Pécuchet explicitera. Une critique artiste, indignée et
ironique, de la « bêtise antiquaire » est, en effet, inséparable de son
essor. D’un autre horizon émerge un autre style de refus, celui qui,
déniant à l’État la place de grand ordonnateur de la ferveur conser-
vative, excluant donc tout lien direct avec la construction politique
de la citoyenneté, exalte au contraire l’attachement émotionnel au
plus modeste cadre de vie : les petites églises de village d’Eugène
Delacroix puis Maurice Barrès, les modestes chemins ruraux, la

34
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

langue régionale et l’accent du pays… Peut-on, dans le cas de la


France, ramener exclusivement à l’idéologie de la réaction antiré-
publicaine ces célébrations du lien charnel au lieu natal ? Certai-
nement pas. Le rôle d’éminentes personnalités de gauche, fonda-
trices, comme Paul Sébillot, du folklore et aussi, comme Charles
Beauquier, de la préservation des sites et paysages, suffirait à nuan-
cer le tableau28. Évidemment, les années 1960 ont vu le militantisme
politique de gauche et d’extrême-gauche investir ce registre des
micro-appartenances que la construction autoritaire et centralisée
de l’État aurait laminées ou détournées à son profit. En une décen-
nie tout le paysage de l’engagement patrimonial, jusqu’alors encadré
par l’administration, la pyramide des académies et une militance
plutôt aristocratique, s’en trouva bouleversé. Nous aurons à y reve-
nir. Les révoltés, qu’évoque Mary McCarthy, saisis d’une sorte
d’identification hystérique à l’Unique incarné par le chef-d’œuvre,
violent les frontières instituées dans les lieux de la plus haute célé-
bration patrimoniale, les nouveaux militants affirment plutôt l’exis-
tence de patrimoines effacés, oubliés et méconnus qu’il serait temps
que les collectivités publiques reconnaissent. Si éloignés en appa-
rence, les deux gestes convergent mais le second, en déplaçant et
élargissant le territoire, se donne toutes les chances de parvenir à
ses fins, d’autant qu’il peut habilement s’appuyer sur l’unique argu-
ment désormais appelé à fonder la politique des États, à savoir le
partage démocratique de l’accès aux valeurs culturelles. Mais que
devient celui-ci à l’âge du Patrimoine, moment où la production
même de ces valeurs, leur origine, entre en question ? Peut-il rester
imperturbable dans l’époque dite, un peu schématiquement, « post-
nationale » qui est la nôtre en Europe occidentale ?
De ce parcours historique, à peine esquissé et qui sera sûrement
nuancé par des enquêtes futures, nous n’avions qu’une conscience
assez vague à l’époque du lancement du séminaire puis du programme
de recherche sur les émotions patrimoniales. Cette vision diachro-
nique s’imposait d’autant moins que nous disposions d’une extraor-
dinaire profusion d’affaires29 dans une actualité qui avait à peine
l’épaisseur du quart de siècle. Mais le regard rétrospectif confirme
avec une force assez surprenante le passage, s’agissant du patrimoine,

28. Voir sur ces fondateurs de la sensibilité patrimo- 29. Je reprends ce terme dans le sens que lui ont
niale, traduite en termes savants et institutionnels, donné Luc Boltanski, Élisabeth Claverie et leurs
l’encyclopédie en ligne Bérose. ­coéquipiers (2007).

35
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

à un nouveau régime émotionnel ou du moins l’enrichissement sou-


dain des expressions communes de l’engagement. En ce sens, le choix
par Jacques Le Goff, en 1995, du thème des « passions identitaires »
relevait d’une intuition très juste. Oui, nous étions entrés dans une
époque où, à côté, en face et même à l’intérieur d’une gestion savante,
institutionnelle et administrative de l’héritage national, s’exprimaient
d’autres raisons d’agir dont l’émotion était le principe et, étymologi-
quement, le moteur. Comme souvent, le geste efficace pour maîtriser
cette effervescence fut d’en proposer une typologie, suivant en cela
la démarche d’un ancêtre bien vivant, Aloïs Riegl, dont il faut toujours
rappeler la proposition, aussi mystérieuse qu’anticipatrice, qu’il eut
en 1903 l’audace de lancer : la valeur d’ancienneté qui s’attache
aujourd’hui aux objets du patrimoine n’est plus le fruit d’une volonté
régalienne et d’une expertise savante mais exprime l’irruption d’un
sentiment démocratique du passé. On nous permettra de reconnaître
dans ce sentiment « moderne » l’entrée, par Riegl pressentie, dans
l’âge patrimonial 30.

L’échelle des émotions


Comment classer dans une perspective idéal-typique les émotions,
qui sont, si l’on admet les conclusions que le parcours historique
suggère, non simplement celles dont le patrimoine est le prétexte mais
bien celles qui le constituent comme tel, qui font passer une série
d’objets valorisés, rehaussés, dans le régime proprement patrimonial
du rapport au passé ? À sa manière, le lexique nous met, comme
souvent, sur la voie. Au XIXe siècle, selon le Dictionnaire de Littré, le
sens premier du terme « émotion » renvoie toujours à un « mouvement
qui se passe dans une population » et, plus précisément, à une « agi-
tation populaire qui précède une sédition et quelquefois la sédition
elle-même ». Cependant, un second sens est aussitôt invoqué qui
utilise les mêmes termes mais avec un point d’application différent :
« Mouvement excité par les humeurs dans l’économie [du corps] » ; le
XVIIe siècle a introduit, dans ce cas, un intéressant synonyme, « trans-
port », au singulier ou au pluriel, également inscrit dans le champ

30. Sur ce point, à mon sens un peu édulcoré par les mets de renvoyer à Fabre (2000) où est esquissé un
très nombreux commentateurs de Riegl, je me per- dialogue entre Aloïs Riegl et Paul Veyne.

36
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

sémantique de la motion, du mouvement 31 . Émotion désigne donc


deux « désordres », l’un social, l’autre physiologique, qui découlent
de la mise en mouvement : du peuple, pour le premier, des humeurs,
pour le second. Ils relèvent évidemment des deux domaines distincts
de la politique et de la médecine ramenés à leur finalité pratique
commune : gouverner les esprits et les corps. Mais il n’a pas échappé
au lexicographe que ces deux acceptions sont liées, ainsi écrira-t-on
de l’agitation (ou sédition) populaire qu’elle est un « mouvement moitié
physique, moitié moral ».
Contrairement à ce qu’affirment souvent les innovateurs autopro-
clamés, l’anthropologie n’a pas ignoré les phénomènes d’émotion. Elle
les a simplement traités suivant les deux pentes que suggérait la dualité
sémantique du terme. Ou bien, selon la psychologie, c’est-à-dire la
science naturelle de l’esprit, en interrogeant de ce point de vue l’ani-
malité de l’homme – qui, au temps de Charles Darwin, était conçue
comme plus émotionnelle (et donc instinctive) qu’intellectuelle32 . Ou
bien, selon la sociologie, en doutant du caractère individuel de cer-
taines émotions qui semblaient plutôt « suggérées par la collectivité ».
Ainsi « l’expression obligatoire des sentiments » du deuil ou de l’allé-
gresse politique était pour les durkheimiens un fait pleinement social33.
En cela, l’école française de sociologie renouait, sans le savoir, avec
les médecins de l’âge classique et leurs analyses de la nostalgie, pre-
mier sentiment clairement identifié comme aussi physique que moral,
aussi personnel que collectif, aussi psychologique que politique34. Dans
ce paysage initial, une nouvelle génération d’ethnologues, suivie par
des historiens, en constant dialogue avec la psychologie des affects,
introduira la dimension de la censure et de la pudeur opposées à
l’encouragement et à l’exhibition de l’expression émotionnelle, démon-
trant qu’il existe des cultures et des époques nettement distinctes sur
ce plan et que cette différence se conjugue, de façon récurrente, avec

31. Voir l’article de Véronique Nahoum-Grappe (1994) 34. Le retour en force de la nostalgie, comme « sen-
sur quelques usages de ce terme au XVIIe siècle. timent social » typique, dans l’anthropologie améri-
32. Faut-il rappeler le travail de Darwin sur caine actuelle est signalé dans l’article de David
L’Expression des émotions chez l’homme et les ani- Berliner ci-après. Je me permets de renvoyer à ce
maux, paru en 1872, récemment réédité par le CTHS propos à un travail à paraître, étayé par la réflexion
(Darwin 1998) ? musicale de Rousseau, sur la relation de la nostalgie,
33. Je cite au passage des expressions fameuses dues patriotique et personnelle, avec la chanson.
à Marcel Granet et Marcel Mauss que Lévi-Strauss
reprendra après-guerre dans ses deux essais clas-
siques sur l’efficacité symbolique.

37
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

l’opposition des âges et, surtout, celle des genres35 . Ces acquis condui-
sirent à penser autrement la relation du collectif et de l’individuel,
opposition dont l’émotion met fondamentalement en cause la rigidité
et même la pertinence. On tendit à figurer schématiquement le flux
émotionnel comme un cercle ouvert où l’individu ému peut déclen-
cher un mouvement collectif qui par sa simple existence infuse en
retour une émotion à l’individu et ainsi de suite, les notions d’imitation
ou de contagion – récemment remises en vedette entre psychologie
et anthropologie – tentant de mettre un nom sur ce mécanisme fon-
damental et obscur. Ajoutons enfin que les catégories d’émotions – et
de sentiments si l’on considère ceux-ci comme des émotions stabilisées
dans un langage verbal et corporel et dans des images – posent des
problèmes en soi et plus encore si nous les plongeons dans le bain de
la diversité historique et culturelle.
Cependant, pour nous, le champ se restreint du fait que les émo-
tions qui nous intéressent ont une source, une visée, un point d’appli-
cation particuliers : le patrimoine, le souci actuel de l’héritage venant
du passé. Bien sûr cela ne réduit pas d’emblée le spectre des émotions
possibles. Beaucoup de nuances de la colère et de la compassion, de
l’indignation et de la mélancolie, de la haine et de l’amour… sont
présentes, mais leur mise en œuvre dans la relation à un objet rela-
tivement cerné en limite le répertoire et les formes d’expression. En
fait, la lecture de l’ensemble des travaux inspirés par la question des
émotions patrimoniales suggère, selon une métaphore banale, une
échelle qui emprunte à celle des températures. On va du plus tiède
au plus ardent et inversement. Mais surtout, et ce sera mon hypothèse,
chaque degré significatif semble correspondre à une mise en forme
de l’émotion, à une situation que l’on peut décrire et donc caractériser.
C’est ainsi que nous passons de l’émotion bien tempérée de la quoti-
dienneté patrimoniale – le terme « émois » aurait convenu, n’était la
nuance précieuse et péjorative dont il est généralement connoté, je
lui préfère donc la suggestive polysémie du terme « transport » –, à
l’exaltation collective extrême de la « sédition » en passant par l’émo-
tion vive mais limitée, réglée et canalisée de la « dispute » et celle,

35. L’école « Culture et personnalité » a introduit, dès exemple significatif parmi d’autres de l’enquête his-
les années 1930, les styles moraux comme objet de torique en ce domaine : le travail pionnier d’Anne
l’anthropologie. Sur la redécouverte des émotions Vincent-Buffault (1986) sur l’histoire des larmes
dans les années 1970-1980, voir la bibliographie amé- resitué dans un courant de travaux actuels par Sophie
ricaine (Pandolfi, Bloch & Crapanzano 1994). Un Wahnich (2009).

38
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

aujourd’hui plus diffuse et complexe, de la « déploration ». Quatre


positions donc, que nous allons détailler en gardant à l’esprit qu’elles
ne définissent surtout pas, de façon rigide, des types de causes patri-
moniales. En effet, beaucoup d’affaires passent par une succession,
une simultanéité ou même une alternance de ces graduations et
situations corrélées et finissent par suggérer à l’ethnographe une sorte
de diagramme chronologique polyédrique sur lequel seraient enre-
gistrés ces « sautes d’humeur », ces changements de climat émotionnel
et ces amplifications des collectifs émus, dans les différents registres
sur lesquels se déploie la fièvre patrimoniale.

Transport
Une série dense d’indices historiques nous a conduit à identifier un
tournant patrimonial en France au cours des années 1960-1970. Pré-
cisons d’emblée qu’il n’a pas instantanément transformé les politiques
du patrimoine, loin de là. Ainsi des choix faits pendant cette période
qui marque le sommet des Trente Glorieuses économiques ne seraient-
ils plus concevables aujourd’hui. On ne pourrait, sans une très haute
compensation culturelle, détruire, comme en 1971, les Halles Baltard,
effacer les implantations usinières du 13e arrondissement de Paris
après les avoir disqualifiées comme « friches industrielles », mettre à
bas une part importante du vieux Metz ou même raser un village de
cabanes tels Le Bourdigou ou Beauduc sur le golfe du Lion36. Au fond,
le climat urbanistique n’avait guère changé en un siècle, depuis que
le préfet Haussmann avait entrepris – sans être contrarié par trop de
protestations véhémentes, Louis Veuillot excepté – l’assainissement,
l’alignement et la monumentalisation du centre de Paris ( Jordan 1996).
Aussi Michel Fleury a t-il eu beau jeu de poursuivre la chronologie
du vandalisme de 1960 à 1990 en montrant à quel point la volonté,
la complicité ou la passivité de l’État ont abouti à des effacements
dont le caractère négatif et blâmable s’est, en une génération, imposé
dans l’opinion commune au point qu’il n’est plus du tout question
aujourd’hui de pareil nettoyage architectural au cœur des villes. On

36. Ce ne sont là que quelques exemples d’échelle très Leonetti (1986). Sur la destruction du Bourdigou – qui
différente. Sur l’affaire des Halles nous avons surtout suscita une émotion collective forte mais sans issue –,
des témoignages photographiques ; elle est aussi voir le volume portant ce titre (Bourdigou 1979). La
présente dans l’importante recherche de Laurent construction et la destruction de Beauduc fait l’objet
Ferri (2003) sur les pétitions patrimoniales d’intel- de l’enquête ethnographique de Laurence Nicolas
lectuels. Sur la rénovation urbaine du 13e arrondisse- (2008).
ment, voir Michelle Guillon et Isabelle Taboada

39
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

construisait, depuis 1965 déjà, les villes nouvelles à la campagne,


espace dont le réveil patrimonial fut plus tardif ; on laissera, après
1980, les mégalopoles des pays dits émergents, singulièrement de la
Chine, assumer le rasage au sol de leurs quartiers anciens et la charge
de l’opprobre universel. En conséquence, chez nous, à partir des
années 1980, ce jugement rétrospectif se fonde moins sur le choc
émotionnel né du spectacle de la démolition massive que sur l’évidence
intériorisée de valeurs inquestionnables dont il est intéressant de saisir
la genèse, la cristallisation et les scènes expressives.
À ce point, l’hypothèse d’une convergence entre la sociabilité
volontaire et la pédagogie médiatique me semble assez efficace. Elle
souligne en effet le double débordement du modèle forgé par le
XIXe siècle : l’école n’est plus l’organe central de profération du grand
récit national, l’État n’en est plus le garant direct et principal, et de
ce fait l’élection patrimoniale change d’assises. Un nouveau militan-
tisme de l’inclination investit le patrimoine. Il mobilise une « classe
de loisir » (Veblen 1899) redéfinie puisqu’il ne concerne plus priori-
tairement les descendants enracinés de l’aristocratie, gardiens « natu-
rels » du cadre de vie ancien et leaders de toutes les associations de
défense jusqu’au plein XXe siècle37, mais des jeunes gens, des retraités
d’extraction populaire et petite bourgeoise, des nouveaux résidents…
Au cours de notre enquête, quelques coups de sonde ont ouvert des
aperçus sur ce registre des émotions tranquilles. Si le mouvement des
associations patrimoniales commence à être, pour la France, globa-
lement connu (Glevarec & Saez 2002) – on en évalue le nombre à six
mille dans les années 1980 –, il reste en effet à en conduire l’ethno-
graphie fine et différenciée puisque ces lieux collectifs bien divers
furent sans doute, pendant quelques décennies, le laboratoire discret
de l’expérience et de l’expression des nouvelles valeurs, le lieu où le
transport patrimonial s’est éprouvé.

37. Dans les années 1960-1970, la Société pour la s’inscrit dans cette continuité qui marque, également,
protection des paysages et de l’esthétique de la le choix des dirigeants de la Fondation du patrimoine
France est présidée par Jacques de Sacy, celle de la portée sur les fonts baptismaux, en 1996, par
Sauvegarde de l’art français par la marquise de Maillé Maryvonne de Saint-Pulgent, alors directrice du
et les Vieilles Maisons françaises par Anne de Amodio patrimoine au ministère de la Culture. L’engagement
(Laurent 2009 : 42). La transformation récente par les des descendants, très minoritaires dans la société
propriétaires nobles des châteaux de famille en française, de l’aristocratie dans l’action patrimoniale
monuments à visiter, phénomène bien étudié par Éric mériterait une étude synthétique qui ne s’arrêtât pas
Mension-Rigau, qui participa au programme de à la dénonciation critique.
recherche sur les émotions patrimoniales (1999),

40
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

Un fil continu et solide part, à mon avis, d’une forme d’appréhen-


sion directe du savoir encyclopédique inventée et pratiquée par toutes
les sociétés savantes, et généralisée à la veille de la guerre de 1914-
1918, je pense à l’excursion conçue comme le moment où la « com-
munication », cet exercice rhétorique, attaché au lieu clos et solennel
du théâtre académique, va se déployer et se vérifier in situ, devant les
paysages, les édifices, les œuvres et les objets38. Dans la diffusion d’un
savoir patrimonial diversifié et élargi, le transport sur le terrain a
joué un rôle à mes yeux décisif39. Le mouvement dit « excursionniste »
a connu en Europe occidentale une croissance exceptionnelle. Il
déborde le monde de l’université réformée et la sociabilité locale des
érudits pour accompagner la première poussée du tourisme – liée à
l’essor de l’automobile –, non sans interférer avec les réveils nationaux
les plus tardifs, en Catalogne par exemple 40. Mais cette première
vague, institutionnalisée par le Touring Club et mise en forme dans
une nouvelle génération de guides touristiques, a connu dans les
années 1960 une conversion qui en transforme radicalement l’aire et
l’intensité. Loin des mises en application de l’érudition spécialisée,
tout aussi loin des premiers parcours pour touristes, la nouvelle sen-
sibilité patrimoniale s’exprime en intensifiant jusqu’au rêve d’exhaus-
tivité le repérage des objets-valeurs dans les espaces du séjour ordi-
naire, à la ville et à la campagne. Il ne s’agit donc plus de reconnaître
ce que les savoirs constitués – historiques d’abord mais aussi artistiques,
naturalistes, ethnographiques… – ont déjà fait entrer dans leurs
répertoires, fussent-ils d’échelle locale, mais de se demander, devant
le fourmillement du réel que l’on a constamment sous les yeux sans
le voir, ce qui pourrait ou devrait « faire patrimoine » au nom de
l’histoire et de la mémoire – définie comme l’organe d’une épiphanie
du passé – et ce dans une confrontation directe avec le territoire qui
mette en œuvre tous les ressorts d’une phénoménologie spontanée.

38. J’ai tendance à voir dans ce « transport sur le ter- bureau qu’ils prennent pour un observatoire », alors
rain », une rupture aussi cruciale – dans les pratiques qu’ils « ne devraient vivre qu’à la campagne, près de
et les représentations communes de la science – que la nature », etc. (Journal, 6 mai 1852 [voir les indica-
celle que Christian Licoppe a repérée à la fin de l’âge tions bibliographiques en note 50]).
classique, qui voit passer l’expérimentation scienti- 40. Sur les conceptions patrimoniales des premiers
fique du théâtre public au laboratoire réservé clubs automobiles, voir l’ouvrage de Catherine
(Licoppe 1996). Bertho-Lavenir (1999). L’excursionnisme catalan,
39. Il faudrait citer ici les pages indignées et prémo- bien étudié déjà sous le franquisme, est une pièce
nitoires de Delacroix contre les « savants [qui] essentielle de l’histoire politique et de l’histoire des
aiment mieux causer autour des tapis verts des aca- sciences sociales dans cette région.
démies » et « qui font des systèmes du fond de leur

41
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Depuis le milieu du XIXe siècle, les savants et quelques politiques ont


bien sûr rêvé d’une « archéologie » totale de la nation, d’un recense-
ment exhaustif de ses fondements matériels et immatériels les plus
ténus, mais une telle entreprise restait impuissante à mobiliser les
volontés nécessaires. L’heure n’était pas encore venue et elle ne vien-
dra, paradoxalement, qu’au moment du déclin de la référence natio-
nale41 . Une expérience un peu oubliée me semble, de ce point de vue,
symptomatique d’un changement de climat. Le pré-inventaire, placé
sous l’autorité de l’archiviste départemental, était conçu, au début,
comme le préalable de l’Inventaire général des richesses artistiques
de Malraux et Chastel 42 . Il était confié à des équipes du lieu, mêlant
jeunes gens et érudits chevronnés, auxquels on attribuait une connais-
sance intégrale de leur territoire. Au temps où l’entreprise se donnait
le canton comme échelle d’enquête et de publication, il produisit des
millions de fiches de repérage témoignant d’une fascinante saisie
indigène de la patrimonialité en France, entre 1965 et 1980. Cette
entreprise, que les fonctionnaires spécialistes de l’Inventaire durent
ensuite filtrer drastiquement tant elle se ressentait, à leurs yeux, d’une
passion sans limites pour la petite patrie, au point de superposer
quasiment la carte et le territoire, constitue le prélude utopique que
quantité d’initiatives, d’ampleur évidemment moindre, se sont effor-
cées de réanimer. Citons pêle-mêle : les associations vouées à la
« mémoire des lieux » et apposant des plaques commémoratives un
peu partout en France ; les chantiers de jeunes, souvent promus par
les mouvements d’éducation populaire, consacrés à la restauration et
à la fouille ; les politiques de signalisation de l’espace patrimonial que
les municipalités urbaines se sentent désormais obligées de conduire,
initiative maintenant étendue aux villages qui commencent par ins-
taller des plaques portant les noms des rues ; la création, en 1993, des
Zones de protection du paysage, de l’urbanisme et du patrimoine
(ZPPAUP) qui impliquent un travail de repérage, et donc de choix et
de désignation autochtones, des objets-valeurs les plus menus ; la
production, dans quelques parcs naturels, d’« archives du sensible »

41. Jean-Michel Leniaud (1992, 2002) propose un 42. Le climat « missionnaire » des premières années
précieux panorama de ces ambitions utopiques avor- de l’Inventaire général est bien évoqué par Nathalie
tées. On pourrait le prolonger en s’intéressant aux Heinich (2009a : 91-94).
tentatives d’inventaires nationaux des chants popu-
laires, des contes oraux, des dialectes, des sites
archéologiques…

42
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

qui reposent sur l’appréhension du territoire par quelques résidents


qui s’en font les interprètes au nom de la mémoire personnelle, de
l’enquête tous azimuts et de la création littéraire et artistique, trois
dimensions si intimement mêlées qu’elles en deviennent
indiscernables 43 .
Ces initiatives contemporaines témoignent d’une créativité dissé-
minée ; l’État n’en est plus nécessairement l’aiguillon et le partenaire
principal. Elles se nourrissent à l’évidence d’une sensibilité patrimo-
niale nouvelle dont la diffusion large et rapide doit beaucoup aux
médias – presse, radio, télévision, Internet – qui ont pris le relais des
pédagogies étatiques et académiques. Un des colloques consacrés aux
émotions patrimoniales a donné l’occasion d’un retour passionnant
sur les émissions de la radio puis de la télévision qui furent les lieux
d’élaboration d’une puissante rhétorique aussitôt popularisée44. Leurs
titres – Chefs-d’œuvre en péril et La France défigurée – suffisent à donner le
ton. La durée de leur présence sur le réseau national – de 1962 à 1993
avec quelques intermittences – correspond exactement au virage qui
nous intéresse ici. Le rapport difficile de leurs animateurs au pouvoir
politique – l’un, Pierre de Lagarde, est considéré comme incontrôlable
et sera d’ailleurs privé d’antenne pendant quatre ans, de 1972 à 1976,
les autres, Louis Bériot et Michel Péricard, classés à droite, n’en sont
pas moins accusés de démesure dans leur croisade pour le patrimoine –
nourrit l’idée que des intérêts immenses sont en jeu et que les citoyens
sont par le dévoilement médiatique appelés à en juger. Enfin et surtout,
la dramaturgie des émissions vise à transformer la moindre situation
locale en « affaire ». C’est ce qui justifie le transport sur le terrain des
journalistes – qui affrontent des résistances, parfois des violences, et
usent donc des moyens les moins orthodoxes pour accéder à la vérité –,
et l’antagonisme du pour et du contre qui toujours donne forme à
l’intrigue. Trois puissances anti-patrimoine sont régulièrement visées :
les antiquaires qui dépouillent les naïfs, les élus locaux prêts à toutes
les compromissions et les technocrates qui ignorent la valeur des
témoins du passé. N’imaginons pas que, sous l’impulsion de ces

43. Pour une ethnographie d’une des premières ZPPAUP de références. La figure du journaliste bataillant pour
voir Martine Bergues (2000). Sur les « archives du et autour du patrimoine occupe une place singulière
sensible » et les métamorphoses de la notion d’infor- en France, à la fin du XX e siècle. Georges Pillement fut
mateur et d’érudit, voir Gaetano Ciarcia (2011 : leur ancêtre (lire Pillement 1943) mais on retiendra
« Présentation »). aussi les noms d’André Fermigier (lire Fermigier 1991a
44. Thème de l’exposé de Xavier Laurent (2009), riche et 1991b) et d’Emmanuel de Roux (1999).

43
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

dénonciateurs publics, une sorte de dissidence patrimoniale ait ins-


tantanément émergé en France, en revanche la mise en circulation
voire le recyclage de leurs arguments semblent relativement rapides.
Ils coïncident, à peu près, avec la pénétration du souci écologique,
relation essentielle qui mériterait une enquête. Il est intéressant, par
exemple, de voir les thèmes de ces émissions militantes infiltrer, à
partir de la candidature de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence
de la République, en 1974, le discours politique sur la qualité du
« cadre de vie » et épouser fidèlement le mouvement d’élargissement
des objets patrimoniaux vers le paysager, l’industriel en déshérence,
le bâti récent, les lieux de mémoire et les objets ordinaires. Je serais
donc tenté d’identifier dans la nébuleuse large de ces combats jour-
nalistiques – ils gagnent en effet la presse quotidienne parisienne et
régionale – le répondant des engagements personnels et associatifs.
Les combattants locaux informent les porte-parole médiatiques
– ceux-ci reçoivent hebdomadairement des milliers de lettres qui
constituent sans aucun doute une source décisive, à repérer, retrouver
et explorer –, et les émissions reflètent et justifient leurs luttes ano-
nymes. C’est ce jeu de miroirs et d’alliances qui étaye la foi dans la
nouvelle valeur patrimoniale dont le fondement apparaît indiscutable
et demeure indiscuté. Il s’agit donc bien de transport, au double sens
de ce terme. L’élan amoureux vers le patrimoine se nourrit toujours
d’une confrontation sur le lieu aboutissant à un enrichissement réci-
proque du sujet et de l’espace, qui se retrouvent l’un et l’autre chargés
de toutes les présences ravivées du passé. Nous avons choisi de pré-
senter dans ce volume, deux situations différentes et bien particulières
qui se réfèrent également à ce « transport patrimonial », l’une à
destination des profanes, l’autre à l’usage des professionnels. Leur
mise en parallèle apparaît des plus éclairantes car, en combinant
similitudes et différences, elle confirme le lien désormais établi entre
émotions et valeurs patrimoniales.
Qui n’a rencontré dans les villes ces groupes de promeneurs, où
les femmes, me semble-t-il, dominent, équipés pour la marche et
parcourant les rues selon les méandres de ce qui ressemble à un jeu
de piste ? Parmi ces flâneurs certains montrent du doigt, désignant
des lieux et des éléments du décor architectural, déchiffrant des
traces écrites, et ils commentent d’abondance ce qu’ils proposent
ainsi à l’attention qu’ils éveillent. Ces explorations sollicitent deux
comportements étrangers à l’usage quotidien et pratique de la ville.
D’abord lever le nez en l’air afin de scruter tout ce qui dépasse le

44
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

rez-de-chaussée de la perception utile – généralement occupé par


les signaux qui balisent les circulations et attirent le regard du
chaland consommateur. Ensuite pénétrer les ouvertures, sans tenir
compte de la frontière du public et du privé : profiter d’un portail
entrouvert sur une cour ou un jardin, enfiler un couloir vers un
espace intérieur invisible. Ces deux gestes sont, chacun à leur façon,
décalés voire transgressifs. Ils signalent à l’observateur une quête
patrimoniale dans la ville. Patrimoniale ? Le mot peut sembler
écrasant et ces flâneurs intrépides ne l’emploient pas spontanément
sauf lorsqu’ils appartiennent à une de ces associations plus ou moins
volatiles dont la découverte du passé urbain est l’objet affiché.
Qu’est-ce qui pousse alors ces explorateurs un peu particuliers ?
L’enquête ici proposée par Irina Chunikhina est d’autant plus inté-
ressante qu’elle porte sur une expérience feuilletée : à un premier
niveau le parcours de découverte, à un second la réflexion immé-
diate, en commun dans un café, à un troisième la publication des
« coups de cœur » pour un lieu ou un décor découverts au hasard
de la déambulation, cependant sélectionnés et mis en forme par les
rédacteurs d’une revue patronnée par la Fondation du patrimoine,
à un quatrième la sollicitation d’une intervention de sauvegarde sur
certains éléments patrimoniaux révélés. Un parcours d’explicitation
des raisons d’agir – puisqu’une pareille promenade est déjà une
action efficace – forme le cadre de cette expérience, il se traduit en
un répertoire de termes qui servent à qualifier les « coups de cœur »,
à définir leur catégorie documentaire (« art » ou « histoire »), leur
état (« en péril » ou « conservé de façon exemplaire ») et à nommer
leur qualité saillante : « charmant », « secret », « insolite » ou
« curieux ». Cependant, le discours des acteurs reste dominé par les
justifications synthétiques que tout « amateur » avance – « J’aime
ça », « Cela me plaît », « J’adore » –, dans lesquelles il est parfois
difficile de discerner ce qui se rapporte à l’action ou à l’objet : dans
cette expérience, comme l’avait déjà noté Montaigne, la « chasse »
pouvant se révéler plus excitante que la « prise ». L’introspection
que l’enquêteur sollicite fait cependant affleurer la familiarité avec
des lieux qui mettent en mouvement chez ces promeneurs à l’affut
soit le souvenir de leur existence antérieure soit la conquête plus ou
moins récente d’un espace urbain où l’on se sent chez soi, comme
au « village », terme récurrent qui évoque dans l’intitulé même de
l’association (Paris villages) une vie collective harmonieuse, une
figure paisible du bonheur.

45
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

A priori, les raisons des fonctionnaires de l’Inventaire général sont


diamétralement opposées. D’ailleurs, les braconniers du patrimoine
urbain recherchent explicitement ce qui n’est reconnu par personne,
le « petit patrimoine ordinaire » : ni classé, ni inscrit, ni inventorié,
absent des listes et des guides. Cette obscurité garantit l’innocence
du regard et la spontanéité du « coup de cœur ». Aux antipodes, le
spécialiste patenté est investi d’une mission pour laquelle il est, en
principe, aussi armé qu’un naturaliste dont le regard est préformé
par la classification linnéenne. Il reconnaît les formes, les fonctions
et les styles, il appose aussitôt les dates de construction et de trans-
formation, il insère dans une typologie et un contexte, il en déduit
le rare et le représentatif… L’émotion ne serait-elle alors que le
masque de l’ignorance profane ? Pas du tout, démontre finement
Nathalie Heinich (2009a) : l’émotion est bien là et se révèle par le
soin qu’elle met à se dérober. Deux traits au moins la dénoncent
chez les spécialistes : l’ironie face à des élans jugés trop participatifs,
l’autocensure d’un lexique qui renvoie trop directement au plaisir,
au goût et au sentiment esthétique. La surprise est, sans doute, dans
le fait que le discours normé et contrôlé des chercheurs de l’Inven-
taire est, en présence de l’objet, soutenu par des réactions positives
ou négatives – quant à sa forme, son devenir et son état –, et discrè-
tement porteur d’expressions, euphémiques ou directes, qui ren-
voient à une beauté polysémique dont on affirme pourtant qu’elle
ne saurait à elle seule guider les choix 45 . Autrement dit, les ressources
du jugement savant non seulement ne parviennent pas à rompre
avec les émotions du sens commun patrimonial dont nous avons
repéré l’épanouissement récent mais, en sous-main, s’en renforcent
au point que les délibérations les plus incertaines des agents de
l’Inventaire – et sans doute de tout autre service patrimonial –
finissent par leur donner (ou leur refuser trop ostensiblement, ce qui
revient à les reconnaître) le dernier mot. Quoi qu’il en soit, c’est la
même sensibilité patrimoniale diffuse, génératrice d’une multiplicité
de transports émotionnels, qui s’affirme autant dans les engage-
ments militants les plus sereins que dans les vocations profession-
nelles les plus sévères.

45. Autant qu’à la contribution de Nathalie Heinich au Fabrique du patrimoine (Heinich 2009a) et à son
présent volume, je me réfère à son ouvrage La article de 2012.

46
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

Dispute
Dès qu’il est installé au centre de la scène publique, le patrimoine
s’affirme comme un lieu polémique au même titre et avec la même
force que la morale et la politique. On pourrait même suggérer
que l’autonomisation de ce champ pourrait quasiment se mesurer
à la quantité, à la constance et à l’intensité des controverses qui le
traversent et, dans le fond, le constituent. C’est là un des arguments
que pourraient développer les tenants de la chronologie courte du
souci de l’héritage culturel commun. La querelle du vandalisme,
déclenchée par l’abbé Grégoire, et celle du déplacement des œuvres
(opposé à leur conservation in situ), lancée par Quatremère de
Quincy (1989, 2012), deux causes mille fois reprises jusqu’à nos
jours tout en changeant de dimension et d’objet, sont bien les fruits
de la Révolution française. Les débats esthétiques les plus vifs ont,
certes, donné forme au monde culturel de l’Ancien Régime finissant
(querelle des Anciens et des Modernes, querelle des Bouffons), mais
avec la dernière décennie du XVIIIe siècle s’ouvre le temps de débats
sur la conservation du passé qui, à peine introduits par des cas
retentissants aussitôt mis en forme doctrinale, ne cessent de se
répéter en se renouvelant. À la différence des joutes esthétiques,
qui se livrent dans des champs relativement clos (entre artistes,
critiques et académies) et dont l’histoire retient généralement la
victoire du nouveau sur l’ancien, selon le schème progressif qui
gouverne la conception occidentale et moderne de la temporalité
artistique, les disputes patrimoniales tendent aujourd’hui à se
déployer très vite sur plusieurs niveaux d’échelle, autre indice fort
de leur rapport à une sensibilité collective diffuse qui adopte, selon
les situations, deux attitudes contrastées : exiger ou refuser l’inclu-
sion patrimoniale mais toujours au nom de la transmission respec-
tueuse du passé et, surtout, de la force du lien présent avec celui-ci.
De plus, ces affaires ont tendance à cristalliser des répertoires
argumentatifs stables et qui ne manquent pas de resservir au fil du
temps quand la situation les appelle, fût-ce à l’insu de leurs cham-
pions du moment, alors que les débats proprement esthétiques sont
plus souvent arrimés à la confrontation explicite de formes et de
goûts, singuliers par définition. Par exemple, la querelle de l’art
abstrait, dès sa période initiale, produit une batterie d’arguments
dont la question de la mimesis ou de son abandon constitue forcé-
ment le centre spécifique. Quels sont donc ces points de fixation
de la dispute patrimoniale dont l’émotion est à la fois le soutien et

47
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

le fruit ? Répondre à cette question appelle, encore une fois, un


petit détour historique 46 .
Jusqu’aux années 1980, l’injonction monumentale puis patrimo-
niale s’applique assez largement sans expliciter la nature de son
processus et sa dimension sociale, au nom d’un impératif présenté
comme allant de soi et capable, à ce titre, de s’imposer dans un monde
ignorant tout en s’appuyant sur le travail pédagogique diffus qui
« apprenait la France » à tous les écoliers de la République. Non que
les débats sur ce qu’il convient de faire soient absents mais leur jus-
tification s’élabore à la fois dans le cercle des concepteurs doctrinaires
et dans l’exercice quotidien de corporations restreintes, fortement
organisées et soucieuses de leurs prérogatives que la loi garantit
(architectes en chef des monuments historiques, architectes des bâti-
ments de France, conservateurs des bibliothèques et des musées
nationaux, directeurs des archives nationales et départementales etc.)47.
La vieille administration des Beaux-Arts a longtemps maintenu un
équilibre entre ces corps de représentants de la puissance régalienne,
le monde des créateurs, depuis longtemps liés à la commande et aux
achats publics, et le monde universitaire – dans lequel les disciplines
forcément patrimoniales (histoire de l’art, archéologie nationale,
préhistoire, histoire du livre, histoire de l’architecture, ethnologie…)
ont connu, en France, un développement très lent mais finalement
irrésistible. La soudaine explosion quantitative des objets patrimo-
niaux, des acteurs candidats à leur promotion et des savoirs qui leur
sont associés a déterminé une transformation profonde de ce domaine
dont l’histoire des institutions patrimoniales depuis un demi-siècle
est la traduction profuse et souvent tumultueuse, j’y reviendrai. Che-
min faisant le curseur s’est déplacé de la mission essentiellement

46. J’utilise les termes « dispute », « controverse » et Cette introduction utilise ces acceptions, elles sont
« polémique » comme des synonymes – « la dispute » un peu plus flottantes, ou autrement précisées, dans
au singulier ayant toutefois un sens plus générique. les chapitres de l’ouvrage focalisés sur l’analyse des
J’adhère ensuite à la différence, proposée par émotions. Sur les deux grandes querelles esthétiques,
Boltanski, Claverie, Offenstadt et Van Damme (2007) politiques et morales de l’Ancien Régime (Anciens et
entre le « scandale », qui est une accusation univoque Modernes, Bouffons) on lira à titre comparatif Anne-
appuyée par une unanimité et condamnant sans appel, Marie Lecoq (2001) et Andrea Fabiano (2005).
l’« affaire » qui est, généralement, un processus au 47. La question de la professionnalisation des ser-
cours duquel les places d’accusé et d’accusateur, de vants du patrimoine sous la iiie République est, de ce
procureur et de victime, se renversent au fil d’un che- point de vue, passionnante. Deux exemples d’études
minement tortueux, instable, souvent obscur, tou- (respectivement au niveau national et municipal) :
jours en partie irrésolu, et la « cause » qui est Marie-Claude Genêt-Delacroix (1997), Bruno Dumons
l’énoncé clair, stable et inébranlable d’une valeur. et Gilles Pollet (1997).

48
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

conservative du passé national et universel – pour laquelle, par


exemple, le musée d’art était d’abord le lieu de formation des artistes,
le musée naturaliste et anthropologique celui qui collectait et préser-
vait des spécimens pour les savants, les archives le domaine réservé
des historiens professionnels et amateurs, etc. – à une mission d’édu-
cation et de loisir visant tous les « publics ». À cela s’ajoute le mouve-
ment de déconcentration puis de décentralisation administrative qui,
en introduisant des échelons d’autorité et d’intervention nouveaux,
conduit à la prise en compte et à la mise en forme d’attentes patri-
moniales auparavant ignorées ou négligées. Au fond, chaque inno-
vation, depuis la création de l’Inventaire général en 1964, opère une
avancée sur cet échiquier dont les principes sont implicitement bou-
leversés, et suscite des alliances qui entérinent provisoirement ces
recompositions instables. Cette situation est sans doute particulière-
ment favorable à la floraison de grandes « décisions absurdes » qui,
bien souvent, reposent sur un état du monde qui n’existe plus ou dont
le changement en cours demeure inaperçu aux porteurs de projets 48.
Je pense, par exemple, s’agissant de la définition d’un patrimoine
populaire français – qui figurait en très bonne place (au Grand Palais !)
lors de l’« Année du patrimoine », en 1980 – au destin autrement
incompréhensible des musées en charge de l’ethnologie de la France
(ATP, MuCEM…), ou encore au projet d’un musée de l’Histoire de
France, aujourd’hui abandonné, deux affaires majeures dont les
dimensions émotionnelles furent et sont toujours considérables.
Pris au cœur de la mêlée, les cadres de l’administration culturelle
n’ont jamais qu’une vision partielle du champ et de ses enjeux. Les
lieux d’observation officiels de la « vie culturelle » se sont longtemps
concentrés sur les catégories de publics et leurs attentes, sur les pra-
tiques amateurs et sur l’histoire évènementielle et doctrinale des
institutions. Enquêtes infiniment précieuses mais clairement liées à
des perspectives et interrogations de l’action publique du moment.
L’introduction, en 1993, par Christian Jacquelin, de la notion de
« chaîne patrimoniale », explicitement démarquée de la « chaîne
opératoire » définie par André Leroi-Gourhan et ses disciples attachés
à découvrir les logiques stables de l’action technique, constitue, dans

48. Voir l’ouvrage très stimulant de Christian Morel volet sur les décisions absurdes dans le monde des
(2002) qui définit rigoureusement la décision absurde politiques culturelles d’où elles ne sont pourtant pas
comme le fait d’« agir de façon radicale et persistante absentes.
contre le but recherché ». Il manque cependant un

49
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

sa simplicité, un petit événement de grande portée intellectuelle. La


« chaîne patrimoniale » permet, en effet, d’objectiver une pragma-
tique globale du patrimoine – sans privilégier a priori des catégories
­d’acteurs –, de mettre en séquence les actions qui font les destins
patrimoniaux accomplis, et de cerner les points d’articulation récur-
rents du conflit, de l’émotion et de la mobilisation 49. Elle conduit à
saisir le patrimoine comme dispositif, ce qui fait la part des inves-
tissements émotionnels et passionnels qui l’innervent. Cinq moments
composent la séquence complète : désigner, classifier, conserver,
restaurer, publiciser. Ces moments sont tous présents dans ce que
j’ai appelé l’âge monumental. L’âge du Patrimoine va les accentuer
de façon différente, en enrichir les modalités, en pousser les tensions.
Toutes les disputes patrimoniales, au sens strict que nous avons à
peine défini, s’inscrivent à un point ou à un autre de ce processus si
nous tenons compte du fait que chaque phase de ce passage dans le
patrimoine peut être elle-même segmentée et ramifiée. De plus,
chaque action de la séquence pose en mode récursif les trois même
alternatives. Il s’agit de questions, préalables ou incidentes, qui
confirment l’ampleur du dispositif et ont un potentiel polémique
considérable.
La première, liée à l’objet, identifie sa qualité principale en rame-
nant la notion de patrimoine, ou, à l’anglaise, d’heritage, à son origine
intrinsèque et fondatrice : la perpétuation d’une société à travers son
système de dévolution des biens50. Elle se formule ainsi : à qui l’objet
candidat à la patrimonialisation appartient-il en propre ? Est-il privé
ou public ? Le passage au patrimoine implique-t-il un changement
total ou partiel de catégorie ? Cette question ne s’applique pas seule-
ment aux objets matériels ; les pratiques et les savoirs immatériels
aspirant à la reconnaissance la complexifient encore en incluant droits
intellectuels, droits d’auteur et droit à l’image qui sont des fictions

49. L’efficacité de cet instrument analytique n’a pas pologie de Pierre Bourdieu et des derniers cours de
échappé à Nathalie Heinich mais elle se concentre, Claude Lévi-Strauss, puis objet des travaux novateurs
justement, sur « l’entrée dans la chaîne patrimo- de Georges Augustins (1989) et Klaus Hamberger
niale » qui est la mission explicite de l’Inventaire (2010) dont aucun, cependant, n’envisage la question
général (Heinich 2009a : 43-88). de la collectivisation, d’abord nationale, du modèle
50. Ce qui introduit une question de portée anthro- patrimonial domestique, alors même que la projection
pologique, que l’on pourrait ainsi formuler : quel est du schème de la famille patriarcale ou conjugale sur
le rapport entre la notion occidentale de patrimoine le plan religieux et politique a fait l’objet d’études
et la forme dite des « sociétés à maison », attestée en assez nombreuses.
plusieurs lieux du globe – thème central de l’anthro-

50
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

juridiques traduisant d’autres manières de concevoir et de figurer le


lien de propriété51…
La deuxième, liée à l’acteur, pose la question de sa légitimité et
confronte généralement deux justifications opposées de la capacité
de dire la vérité patrimoniale. L’une relève de la proximité entre
l’objet et la personne, elle se réfère à une sorte de droit naturel de la
familiarité, de la localité et de l’autochtonie, l’autre relève de la cer-
tification objective d’une compétence générale, elle se réfère au droit
public, garanti par l’État, qui définit, avec le programme des connais-
sances, les normes d’une profession estampillée « patrimoine ». Bien
évidemment, plusieurs de ces professions publiquement certifiées
peuvent entrer en compétition en affirmant que leur compétence est
plus adéquate mais, généralement, l’argument de la proximité avec
l’objet patrimonial en question intervient à un moment ou l’autre du
débat qui vise à les départager.
La troisième alternative concerne le cadre institutionnel de l’action.
Elle oppose les différents niveaux de l’autorité publique dans un État
démocratique où les pouvoirs construisent leur aire sur des partages
exclusifs de compétence et des principes de subsidiarité négociée. Est-ce
que l’action patrimoniale inscrite dans la chaîne relève de la commune,
du département, de la région, de l’État ou d’un conglomérat ad hoc où
les capitaux privés sont de plus en plus présents ? Emboîtement
aujourd’hui extraordinairement compliqué par la création de circons-
criptions spécifiques de l’action patrimoniale et relevant de conventions
particulières entre collectivités et État (parcs nationaux et naturels,
secteurs sauvegardés, ZPPAUP, etc.). En outre, une autorité internatio-
nale, l’Unesco, qui énonce ses propres règles quant à la chaîne patri-
moniale, est devenue, au cours des quarante dernières années, un
référent constant pour tous les niveaux de l’action et une pièce maîtresse
du dispositif patrimonial. Chacun de ces territoires administratifs est
potentiellement rival ou allié des autres, au gré et au nom de classe-
ments politiques, ce qui suscite les discussions, affrontements et négo-
ciations qui font le grain et le sel quotidiens de l’action collective
administrée, en matière de patrimoine tout particulièrement.

51. D’où l’intérêt stratégique des études, aujourd’hui nales du domaine. Voir, entre des dizaines d’autres, les
florissantes, sur les droits du patrimoine culturel qui ouvrages de Catherine Rigambert (1996), et Marie
accompagnent, comme de juste, dans une perspective Cornu et Vincent Negri (2012).
normative, les expansions nationales et internatio-

51
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Gardant ces cadres en mémoire – puisqu’ils sont structurellement


disponibles et actifs dès que le débat patrimonial prend et se déploie –,
reprenons, nuançons et illustrons les cinq moments de la séquence
en nous inspirant de travaux réalisés et suscités par le programme
des émotions patrimoniales ou conduits parallèlement alors que le
chantier du Lahic s’ouvrait.

Désigner l’objet patrimonial est sans doute le moment le plus instable,


le plus incertain et le plus soumis à des révisions constantes. C’est à
ce point que se situe aujourd’hui la controverse majeure et jamais
apaisée sur les limites du patrimoine, opposant les tenants d’une
définition restreinte des valeurs à transmettre et ceux qui, sans tou-
jours le revendiquer, font le choix d’enregistrer les avancées du mou-
vement de patrimonialisation tel que des groupes et des personnes le
mettent en forme. Cette bataille générale a eu, au-delà de la scène
intellectuelle et médiatique, des traductions politiques particulières
qui devraient donner à penser. Les questions du patrimoine industriel,
du patrimoine autobiographique, du patrimoine immatériel… ont
ainsi suscité des querelles autour de leur « invention » ou de leur
adoption administrative, elles restent trop mal connues, souvent
prudemment feutrées, et leur écho fut plus ou moins large52 . Mais je
suis frappé par le fait que les effets potentiels d’une désignation trop
stricte ou trop généreuse sont aujourd’hui de plus en plus intériorisés
par les experts patentés. Ainsi, le cas des destructions d’archives,
activité essentielle, au cœur du métier d’archiviste, a pu prendre la
dimension d’un dilemme à la fois scientifique, social et moral dans
le cadre d’un débat à trois partenaires : un public particulier, des
historiens et des archivistes, ces derniers redoutant l’éclosion, portée
pourtant par la logique en marche de la démocratie patrimoniale,
d’une gestion des archives qui ferait toute leur place aux acteurs qui
se sentent les premiers concernés par celles-ci parce qu’ils les consi-
dèrent comme un héritage à rebours, non celui qu’ils ont reçu par
voie testamentaire mais celui qu’ils se sont choisi pour construire

52. Sur le patrimoine industriel, le débat fut assez Anna Iuso (2000). Sur la prise en compte du patri-
public (Bergeron & Dorrel-Ferre 1996 ; Tornatore moine culturel immatériel dans l’administration
2004). Philippe Lejeune (1998) a raconté les péripé- française de la culture, je me réfère à des souvenirs
ties de sa proposition de « patrimoine autobiogra- personnels en tant que membre de la commission
phique », finalement géré par les praticiens eux- ad hoc, et aux travaux réunis par Christian Hottin
mêmes. La diversité de sa définition à l’échelle (2011b).
européenne est explicitée dans Quinto Antonelli et

52
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

hic et nunc leur identité. Le chapitre de François Gasnault sur la brû-


lante « affaire du fichier juif » est exemplaire de ce revirement incertain
au cœur de la désignation patrimoniale. La même tension est sensible
dans la définition du patrimoine immatériel que l’Unesco promeut
(Bortolotto 2011). Elle suppose en effet la désignation conjointe du
patrimoine et de la communauté qui le reconnaît comme sien – le
choisissant donc comme élément fondamental de sa propre identifi-
cation. Cette double reconnaissance semble opérer la synthèse du
dilemme de l’expert que nous avons repéré plus haut mais elle affronte
potentiellement les façons de désigner que l’institution du patrimoine
avait forgées au fil de son histoire. En fait, la légitimité des « inventeurs »
du patrimoine a connu une série d’oscillations et une évolution dont
une vision rétrospective n’est sans doute pas inutile.
Aux temps héroïques de l’institution monumentale française, des
personnages devenus légendaires, Mérimée au premier chef, délé-
gués par l’État, parcouraient le pays et opéraient en présence des
édifices la désignation, premier anneau de la chaîne. En fait, ils
s’appuyaient, sans toujours le reconnaître, sur les relais locaux de
l’érudition académique mais leur puissance apparaissait comme
démiurgique aux yeux même de ceux qui, tout en la contestant, s’y
soumettaient. À l’exception du réseau homogène des archivistes,
premiers spécialistes de la conservation du passé à avoir leur école
et leur cadre professionnel défini, il n’existait de fait aucune admi-
nistration experte du patrimoine. Les architectes spécialistes des
monuments historiques vinrent à leur tour, avec un rôle très délimité.
Dans les années 1950 encore, il était commun qu’un professeur de
lycée versé dans les arts soit inscrit sur une liste d’aptitude et promu
conservateur quasi bénévole d’une bibliothèque ou d’un musée dans
un chef-lieu de département. Il pouvait, ou non, s’appuyer sur les
praticiens locaux de l’érudition pour désigner, sous le contrôle dis-
tant d’un inspecteur national, ce qui à ses yeux « faisait patrimoine »
et entreprendre les premières démarches pour sa « mise entre guil-
lemets » (achat, don, dépôt, exposition temporaire, etc.). Le souci
d’une formation approfondie et homogène qui accompagne l’essor
universitaire des disciplines et celui des professions a mis fin à cette
époque en installant au cœur de la gestion locale des différents
patrimoines des spécialistes diplômés et agréés, sur le modèle anté-
rieur des archivistes. S’est ouvert sous nos yeux, dans les musées
nationaux puis dans toutes les collectivités territoriales, le temps
des conservateurs, que la naissance récente de l’École nationale du

53
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

patrimoine (devenue Institut) a entériné53 . Cette généralisation de


l’autorité professionnelle – dans laquelle toutes les nouvelles profes-
sions du patrimoine ne trouvent d’ailleurs pas leur compte, les
historiens de l’art dominant largement les historiens tout court ainsi
que les archéologues et les ethnologues – a pu se heurter ici et là
aux associations patrimoniales en plein essor, actualisant la tension
structurelle des fondements de l’expertise, mais, incontestablement,
une première révolution tranquille de la gestion patrimoniale a bien
eu lieu en une trentaine d’années. Elle a partout imposé un person-
nel d’État patenté, mettant fin à la dominance relative des acteurs
du moment monumental qui étaient, pour la plupart, d’extraction
principalement locale et originellement bénévole. Une deuxième
révolution se profile aujourd’hui, avec l’appui largement invoqué
de l’Unesco, elle est en gros de sens inverse et fait de la désignation
du patrimoine – dévolue aux « communautés » qui se reconnaissent
en lui – le moment discriminant. Dans cette logique nouvelle, les
corps de métier que l’essor de la monumentalité puis du patrimoine
administrés a produits (archivistes, muséologues, archéologues,
ethnologues…) sont tendanciellement voués à mettre leurs capacités,
leurs moyens et leurs savoir-faire au service des attentes des com-
munautés, principales détentrices du droit de désigner un patri-
moine qui est leur être même en s’appuyant sur des porte-parole
localement sécrétés et admis. Un tel renversement de perspective
ne manque pas d’antécédents et de prolongements possibles qui
attendent une réflexion. L’enquête de Françoise Clavairolle sur la
mobilisation contre un projet de barrage dans la vallée des Cami-
sards met par exemple en évidence le travail ancien des protestants
cévenols pour désigner leurs « lieux du souvenir » en vertu de la
seule compétence qu’une histoire et une mémoire communes ont
forgée, mais elle souligne aussi à quel point cette « sacralisation »
du lieu peut poser à un esprit religieux un problème théologique
grave. Il ne faut donc peut-être pas attendre des « communautés »
qu’elles partagent toujours avec l’État ou l’Unesco la même concep-
tion normative de leur patrimoine…

53. On lira, sur cette progression irrésistible d’une du Patrimoine au ministère de la Culture, et premier
étatisation des cadres du patrimoine les réflexions directeur de l’Institut national du patrimoine.
de Jean-Pierre Bady (1991, 2000), qui fut directeur

54
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

Classifier, deuxième moment de la chaîne, renvoie à l’une des opé-


rations les plus constantes et les plus significatives de la mise en
patrimoine : le recensement puis l’ordonnancement des objets. Celui-
ci est techniquement calqué sur le recensement des personnes en ce
qu’il procède solennellement de la puissance régalienne seule habilitée
à établir et contrôler le rapport entre les sujets et leur résidence. Mais
si, depuis son apparition dans les cités-États du Proche-Orient, le
recensement des maisons et des gens a pour finalité de garantir le
prélèvement de toutes sortes d’impôts, celui du patrimoine établit la
liste des biens communs inaliénables. Il énumère, par conséquent, les
réceptacles singuliers de la valeur culturelle et, par le fait même, les
reconnaît et les proclame. Cependant, il est vite apparu nécessaire
de hiérarchiser les classements : depuis l’entrée simple dans un inven-
taire qui signale un intérêt patrimonial jusqu’à l’attribution du « titre »
de monument historique qui implique une gestion rapprochée de
l’État. Entre les deux, l’inscription sur la liste complémentaire des
monuments historiques est maintenant concurrencée, compensée ou
bien complétée par de multiples labels conférés par des collectivités,
la Fondation du patrimoine et, par-dessus tout, l’Unesco. Il faut bien
admettre que ces attributions – qui supposent l’expression de candi-
datures selon des formats préétablis – sont le véritable « passage de
la ligne », le rite d’institution qui ouvre, et d’une certaine façon impose,
le parcours patrimonial complet54 . On comprend donc à quel point
cette entrée peut polariser tensions et débats. La sociologie et l’histoire
sociale nous ont appris, sous l’impulsion de Pierre Bourdieu et de ses
disciples, que l’opération de classement était peut-être le poste d’obser-
vation le plus adéquat d’une société complexe dans la mesure où elle
n’exprime pas seulement des logiques classificatoires – instruments
universels de pensée du monde dont l’anthropologie a fait depuis
longtemps son miel – mais où elle produit des catégorisations sociales
que l’on interprète comme les conditions déterminantes d’un destin,
celui qui sépare le classé du non-classé. D’où la tentation de qualifier
a priori toutes les opérations patrimoniales en terme d’accroissement
du capital social, d’assujettissement du bas par le haut, de production
de traits discriminants ostentatoires ou de scène euphémisée des

54. Je rencontre, dans cette référence à un article l’Unesco. On pourrait retracer le même parcours à
célèbre de Pierre Bourdieu (1982) sur les rites d’insti­ propos des objets de musée (collectés, collectionnés,
tution, Ellen Hertz et Suzanne Chappaz (2012) qui, intégrés par don, legs ou achat, exposés…) où le rite
quant à elles, visent surtout l’entrée sur les listes de d’institution voit ses étapes multipliées.

55
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

rapports de pouvoir. La détention par des groupes très restreints de


l’autorité légitime qui permet de classer est, au fond, l’argument qui
d’emblée emporte la conviction qu’il s’agit d’un des champs de la
pratique culturelle les plus directement articulés aux rapports de
domination. En effet, le classement qui tranche d’un coup dans
l’espace local et ses usages est souvent apparu, dans les premiers temps,
comme une contrainte arbitraire, débouchant sur l’expulsion des
occupants sans titre lorsqu’il s’agissait, par exemple, d’ensembles
monumentaux qui avaient souvent été abandonnés aux plus pauvres55.
Une nouvelle coupure du légal et de l’illégal s’installe de toute façon
dans l’existence quotidienne, elle peut toujours nourrir, à distance
des années, un discours récriminant contre la brutale intervention,
au nom de la loi, de l’État qui monumentalise (Piniès 2009, 2010).
Aujourd’hui, le soin mis à éviter les mouvements de révolte contre ces
extensions jugées arbitraires du domaine public conduisent, en
France, à raréfier les expropriations négociées et coûteuses, et donc
à freiner l’agrandissement souhaité du domaine patrimonial. Cepen-
dant, le classement, l’inscription, le tracé des abords ou la création
d’un secteur sauvegardé, en faisant peser leurs nouvelles servitudes
sur la propriété privée et sur l’espace public, sont souvent reçus comme
autant d’entraves à la liberté alors même que les particuliers et les
collectivités tiennent à bénéficier aussi – d’où les délibérations et dis-
putes – de l’aura du nouveau statut et des compensations, financières
et fiscales, que ce changement peut éventuellement comporter. D’autre
part, si l’on pense à certains processus d’inscription sur les listes de
l’Unesco, cette perspective critique ne manque pas d’occasions de
s’exercer dès lors qu’on fait entrer en jeu la nature même du politique
dans les États plus ou moins démocratiques ou despotiques effective-
ment présents dans cette organisation internationale et porteurs de
projets qui ne prennent tout leur sens qu’à l’échelle interne du gou-
vernement de la société. Néanmoins, dans la plupart des affaires
patrimoniales que nous avons analysées en France et en Europe, le
classement apparaît aujourd’hui tout autant comme un instrument

55. J’ai proposé de faire entrer ce « déclassement » leurs marginaux et « déblayés » sous l’Empire et la
dans le parcours patrimonial typique des monuments Restauration. L’histoire de l’évolution, quant à la
devenus, à l’âge classique et au XIX e siècle, des lieux perception populaire du classement, de la Cité de
d’enfermement des militaires, des prisonniers ou des Carcassonne, « nettoyée » par Viollet-le-Duc et ses
prolétaires (Fabre 2010). D’intéressantes études de successeurs, est essentielle à cet égard (Fabre 1984 ;
cas portent sur les monuments romains d’Arles et de Amiel & Piniès 1999, 2010).
Nîmes (Durand 2000, 2002), habités par des travail-

56
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

de résistance dans les luttes d’usage qui affectent les lieux et les objets.
Autrement dit, l’opération classificatoire, du fait même qu’elle s’est
relativement démultipliée et banalisée et qu’elle a vu se diversifier les
échelles de la proposition et de la décision, est devenue aussi un moyen
efficace et relativement disponible d’affirmation d’un collectif qui
aspire à la reconnaissance ou tout simplement à l’action autonome.
C’est bien pour cela qu’elle peut cristalliser la dispute patrimoniale
et les émotions qui vont avec.
Il faudrait, à ce point de la chaîne, introduire une bifurcation qui
joue un rôle capital s’agissant des émotions patrimoniales. « Classi-
fier », le terme que j’ai finalement choisi, doit être conventionnellement
entendu comme plus large que « classer ». En effet, il inclut non seu-
lement les opérations de recensement et de qualification mais aussi
tout processus de reconnaissance officielle d’un élément candidat à
la valeur patrimoniale, quelle que soit sa nature. C’est à ce point que
s’inscrivent les décisions concernant la mémoire des faits et des per-
sonnes, et leur commémoration. Immatériels par essence, ils n’en
aspirent pas moins à une incarnation : éphémère lorsqu’elle est céré-
monie ou exposition, durable lorsqu’elle est monument ou musée. Ils
peuvent, de plus, déclencher la quête infinie d’un fondement matériel
du cérémonial de la mémoire. La question du tombeau de Champlain
à Québec, ici présentée et analysée par Sylvie Sagnes, apporte une
démonstration remarquable de ce qui finit par devenir l’attente d’une
découverte, celle du corps de Champlain, qui mettrait d’un coup en
présence de la plénitude physique du passé. Toute l’histoire récente
de la figuration nationale vient donc se projeter dans ce drame tou-
jours recommencé au sein duquel la dispute est finalement entretenue
par la confrontation entre les visionnaires de la nation imaginée et
les savants, archéologues et historiens, en charge d’énoncer la réalité
passée, mais qui n’en demeurent pas moins justifiés dans l’exercice
de leurs travaux par la vérité supérieure du patrimoine québécois. Il
faudrait faire une place particulière à ces combats autour de la
mémoire – dont l’essor, en France, coïncide assez exactement avec la
redéfinition de l’enjeu patrimonial – qui voient cohabiter les prises de
parole des oubliés (ou plutôt de leurs descendants) et les refus véhé-
ments de se plier à de faux devoirs de mémoire. Je pense, par exemple,
à une émotion des années 1970 qui préluda à la commémoration
ratée de l’an 1229, où fut fondée l’université de Toulouse, affaire par
laquelle j’ai ouvert ce texte. Elle fut, avec d’autres, la raison de la
confirmation d’un service des célébrations nationales, désormais situé

57
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

au sein de la direction des Archives de France, chargé de publier


chaque année, dans un riche volume, la liste des événements que la
République estime dignes de mémoire et donc de commémoration.
Ce qui n’est qu’une manière de produire un classement pour, dit-on,
« n’oublier personne » tout en prévenant si possible l’explosion incon-
trôlée de conflits. Précaution souvent inutile si l’on en croit le débat
qui fit rage à propos de la célébration du baptême de Clovis, en 1996,
de la commémoration de la bataille d’Austerlitz en 2005, ou encore
la dénonciation locale, à Besançon, de Vauban comme bourreau de
la Franche-Comté, en 2007, au moment de la candidature française
au classement Unesco des forteresses conçues par le célèbre maréchal
(Barbe & Notteghem 2011).

Conserver – troisième temps de la chaîne – désigne le moment de


mise à l’épreuve du traitement patrimonial, celui où émergent les
débats doctrinaux les plus récursifs, qui donnent forme aux règle-
ments et aux opinions en matière de patrimoine en tant que machine
à manipuler le temps. Bien entendu, cet anneau de la chaîne patri-
moniale s’est trouvé, en Europe occidentale, placé au cœur de l’âge
monumental qui a vu se former, à l’occasion des premières contro-
verses, les répertoires d’arguments. En principe, en effet, l’objet
matériel ou immatériel classé entre dans un nouveau régime d’exis-
tence qui exige, explicitement, sa pérennité intégrale, sa fixation tel
qu’en lui-même dans un présent éternel. Valeur dont on sait qu’elle
apparaît comme une des caractéristiques les plus singulières de la
version occidentale du monument, d’autres cultures, en particulier
orientales, préférant une conservation de la forme, infiniment recons-
truite par les hommes, à une pérennisation de la matière qu’elle
organise. L’idée de monument puis de patrimoine semble donc offi-
ciellement imperméable au fameux paradoxe de Thésée, dont le
vaisseau parvenu au terme de sa course ne possédait plus rien des
matériaux qui le composaient au départ56. Les vicissitudes du village
martyr d’Oradour-sur-Glane dont une loi de 1945 avait stipulé qu’il
devait être conservé tel quel « pour l’éternité » sont une démonstration

56. Sur le paradoxe de Thésée, central dès que l’on Ogino (1997). J’ai synthétisé ces débats cruciaux à
réfléchit au patrimoine (et, à mon sens, à l’anthropo- propos de la valeur de « pérennité » dans l’ouvrage
logie des cultures), voir Fabre (1980 : 1999) et Par delà le beau et le laid dirigé par Nathalie Heinich,
Stéphane Ferret (1996). Sur les définitions orientales Jean-Marie Schaeffer et Carole Talon-Hugon
du patrimoine comme réitération des formes, lire (à paraître).

58
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

éclatante de l’aporie qui est au principe de cette conception de la


conservation. On ne fige pas la marche du temps, la progression
insidieuse de la ruine est irrésistible (Farmer 2004). Conserver, au
sens strict, est impossible à moins d’isoler totalement l’objet de tout
contact extérieur, seule solution actuellement mise en œuvre, non
sans tensions et compensations très coûteuses, pour les grottes ornées
préhistoriques 57. Mais peut-on aujourd’hui imaginer tout le patri-
moine maintenu dans une inaccessibilité qui en garantirait l’existence
pérenne ? De fait, dans les disputes patrimoniales actuelles, la conser-
vation n’est pas conçue comme l’antithèse de l’érosion naturelle mais
comme celle de la destruction intentionnelle, qu’elle résulte de l’aban-
don résolu aux injures du temps ou, plus souvent, de l’action ignorante,
agressive et intéressée des hommes. Dans un régime où la puissance
publique est tenue pour responsable de la gestion du patrimoine
comme bien commun, il suffit, dans un contexte sensible, de prendre
à témoin l’opinion en montrant du doigt la situation – « Regardez
comment ils préservent notre patrimoine, celui-là même qu’ils ont
classé ! » – pour que s’ouvre l’espace d’une polémique possible. Au
fond, nombre de grands chantiers ont puisé dans cette vigilance
critique extérieure les ressorts de leur continuité et de leur élargisse-
ment. On pense, par exemple, à la Cité de Carcassonne, où la conser-
vation qui s’était à l’origine donné un but très modeste – une simple
chapelle funéraire à l’intérieur de la cathédrale – s’est élargie à la
dimension de l’église, du château puis de la ville, sans doute grâce
au plaidoyer d’un grand architecte – Viollet-le-Duc – mais dûment
appuyée par la mobilisation accusatrice de quelques élites locales
(Amiel & Piniès 2010).
Bien des dissensions qui germent à propos de la conservation s’ali-
mentent à une différence doctrinale qui distingue toujours, par
exemple, les administrations française et italienne, et suscite des
polémiques dans l’un et l’autre pays. Au-delà des Alpes, la règle veut
que toute découverte patrimoniale d’un bâti en élévation entraîne

57. Le cas de Lascaux est emblématique. Découverte lire l’article de Véronique Moulinié (2008). Il fallut
en 1940, la grotte est ouverte au public en 1948 et une émotion patrimoniale limitée aux experts autoch-
exploitée touristiquement selon le vœu de sa proprié- tones et nationaux pour que le ministre André Malraux
taire, la comtesse de La Rochefoucauld. Elle contredit interdise la réouverture de Lascaux en 1962.
en cela la décision d’un aristocrate savant, le comte L’émotion patrimoniale mondiale, toujours en cours,
Henri Bégouën qui avait quant à lui fermé en 1915, les à propos de la survie des peintures s’est en fait
grottes ornées (Trois-Frères et Tuc d’Audubert) déclenchée beaucoup plus tard.
découvertes sur sa propriété ariégeoise. Sur ce thème,

59
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

une décision de conservation en l’état. Ce qui explique certaines


friches patrimoniales romaines, comme à Torre Argentina, où des
bâtiments en ruines, révélés plusieurs mètres sous le niveau actuel
des rues et conservés tels quels sur leur sol d’origine, n’accueillent,
sous le regard plongeant des passants, que quelques fouilles spora-
diques et des colonies de chats. En France, lorsqu’un gisement est
découvert, l’étude archéologique s’impose mais, sauf décision
contraire dûment négociée par les édiles, elle n’immobilise pas le sol
public. On referme la fouille, et d’autres lieux de mise en valeur sont
proposés – les musées par exemple. Pour les Italiens, la conservation
consiste à donner à voir en contrôlant autant que possible les effets
du temps. Pour les Français, elle implique un effacement suivi d’une
transposition : du site au savoir puis à sa représentation. Nombreuses
sont alors les querelles où se trouve dénoncé ce que l’on ramène, en
Italie, à l’impuissance de l’État et à l’incurie des conservateurs, en
France à une destruction volontaire et intéressée. Les journaux ita-
liens fourmillent de ces affaires – dont celle des écroulements de
Pompéi ou, plus récemment, de l’abandon du site de la bataille de
Cannes dans les Pouilles – qui nourrissent des confrontations infinies.
La France n’est pas en reste. Je retiendrai deux émotions particuliè-
rement significatives. La découverte fortuite d’un tronçon de la
via domitia à l’occasion de la pose de collecteurs d’égouts à Narbonne,
en 1996, fut l’occasion d’une émotion collective particulièrement vive,
comme j’ai pu directement l’observer, qui, contre le premier avis de
la municipalité, aboutit à la conservation de quelques mètres de la
voie romaine au-dessous du niveau du sol, à l’italienne, décision
imposée au maire de la Ville par une alliance des services de l’État,
d’une association académique locale et d’une mobilisation populaire
de plusieurs semaines. La révélation, en 1992, au cours du creusement
d’un parking devant la mairie du 3e arrondissement à Paris, d’un
cimetière mérovingien, provoqua, pendant toute la durée de la fouille,
un face à face de plus en plus dur entre les habitants, venus au secours
des archéologues, et le promoteur des travaux, pressé d’en finir ;
situation qui donna lieu à un film exceptionnel, l’un des rares travaux
documentaires en prise directe sur la temporalité de l’émotion
elle-même58.

58. Il s’agit de l’œuvre de Patrick Rebeaud, belle Films associés/La Compagnie de Rosifleur/
Concessions à perpétuité, 1997, 52 min (La Vie est Images Plus).

60
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

Dans ce dernier cas, affleure le paradoxe du temps urbain des


capitales. Il repose sur la tension, aujourd’hui intériorisée par tous
les responsables politiques et administratifs, entre le devoir de réca-
pituler le passé national (ou régional) en conservant ses traces, la
nécessité d’améliorer continûment le cadre de vie présent des citadins
et la mission d’anticiper l’avenir, généralement par une architecture
très novatrice, dans une cité qui prétend donner l’exemple d’une
réponse inventive – futuriste – aux évolutions de la vie en commun59.
Tout ceci sur un sol limité en surface, matière première rare, et donc
éminemment rentable, de la spéculation foncière. Dans le cas de la
nouvelle Bibliothèque nationale, à Paris, à l’origine d’une polémique
qui agita pendant plusieurs années le milieu scientifique, analysée ici
par Claudie Voisenat, ce paradoxe est d’autant plus criant qu’il est
au principe d’un seul et même projet. Il s’agit, en effet, de créer un
« monument forme », selon la terminologie de Régis Debray (1999),
geste architectural qui se veut projection prophétique vers la ville de
demain tout en étant destiné à la conservation du trésor national des
imprimés, héritage toujours enrichi de la première bibliothèque
royale. Sans doute l’antithèse, largement soulignée dans l’affronte-
ment, est-elle entre la forme et la fonction – les minces tours de verre
se sont révélées peu adaptées à la conservation des livres, le sous-sol
profond est inondable et la distribution interne d’un vaste bâtiment
linéaire s’accorde difficilement aux commodités de la conservation
et de la communication –, mais elle renvoie plus profondément aux
injonctions multiples qui pèsent aujourd’hui sur l’orientation affichée
du temps parisien. Injonctions que l’urbanisme de la capitale règle
par l’intrication synchronique, et forcément très inégale, des espaces
concédés pratiquement et symboliquement au passé, au présent et au
futur. Au-delà de la rhétorique politique dont un trait saillant est de
toujours associer ces pôles temporels, était-il possible de les faire
harmonieusement coïncider au sein d’un objet unique, la nouvelle
bibliothèque ? Oui, sans doute, à condition d’avoir conscience qu’une
partie du problème était là.

Restaurer – quatrième anneau de notre chaîne patrimoniale – pour-


rait être paresseusement considéré comme le simple prolongement et

59. Je me permets de renvoyer sur la longue durée de un dialogue tacite avec les propositions de François
ce « temps paradoxal » à Fabre (2013) où j’esquisse Hartog (2003).

61
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

le moyen technique de la conservation. Il n’en est rien. Il s’agit au


contraire du point de fixation le plus ancien, le plus durable et le plus
virulent de la dispute, par lequel le passage et la transformation du
monumental au patrimonial s’effectuent mais sans solution de conti-
nuité. Il suscite d’abord des positions doctrinales variées qui divisent
les professionnels du patrimoine – portant essentiellement sur l’exac-
titude, la vraisemblance ou l’authenticité de la restitution du passé –,
mais il requiert aussi des opinions qui relèvent explicitement de
l’appréciation esthétique. C’est, au fond, la restauration des monu-
ments historiques et des œuvres plastiques – les tableaux d’abord – qui
a ouvert le patrimoine à l’expression des goûts et aux confrontations
qui en découlent. Nous évoquerons plus loin quelques affaires reten-
tissantes centrées sur cette question, mais il faut d’emblée souligner
que la réaction devant l’objet restauré est entrée depuis longtemps
dans le discours des artistes, des critiques et, peu à peu, des profanes
habitués à manifester leur plaisir ou leur déplaisir devant n’importe
quelle œuvre d’art ou performance artistique. Il suffira d’un seul
exemple pour vérifier la longue durée de cette équivalence : celui,
peut-être inattendu, d’Eugène Delacroix, auteur d’un journal tout à
fait privé où nous voyons se mettre en place les principales catégories
du jugement de goût à l’époque où la monumentalisation connaît son
plein essor. Ces critères me semblent toujours à l’œuvre aujourd’hui.
En tant que peintre, Delacroix n’a pu qu’être attentif à l’action des
restaurateurs dans les musées, lui-même ayant fait bénévolement
l’expérience de ce travail en 1843-1844, à l’hôtel Lambert, en l’île
Saint-Louis. Ainsi, en 1853, dénonce-t-il « imprudemment » devant
Madame Villot le traitement par son mari, Frédéric Villot, ami du
peintre, conservateur des peintures du Louvre depuis 1848, du grand
Véronèse (Les Noces de Cana) qu’il « a tué sous lui ». Ce faisant, il
devance la destitution de Villot, en 1860, à la suite d’une émotion
considérable déclenchée par ses restaurations, jugées décapantes, des
Rubens de la galerie Médicis et du Saint Michel de Raphaël. Deux
affaires largement alimentées par la presse parisienne. Cette doléance
va, chez Delacroix, avec la certitude fataliste que les œuvres du pré-
sent sont vouées à la destruction rapide du fait de leur fragilité maté-
rielle, mais que les restaurations les plus ineptes n’en laissent pas
moins toujours deviner l’ombre du vrai chef-d’œuvre. Il semble, en
revanche, excédé par ce qu’il qualifie de restaurations inutiles des
bâtiments, tout particulièrement des églises. Le voici en août 1850,
en Allemagne, dans la cathédrale de Cologne : « Plus j’assiste aux

62
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

efforts qu’on fait pour restaurer les églises gothiques, et surtout pour
les peindre, plus je persévère dans mon goût de les trouver d’autant
plus belles qu’elles sont moins peintes. On a beau me dire et me
prouver qu’elles l’étaient, chose dont je suis convaincu, puisque les
traces existent encore, je persiste à trouver qu’il faut encore les laisser
comme le temps les a faites ; cette nudité les pare suffisamment ;
l’architecture a tout son effet, tandis que nos efforts à nous autres,
hommes d’un autre temps, pour illuminer ces beaux monuments, les
couvrent de contresens, font tout grimacer, rendent tout faux et
odieux. » L’argumentation est remarquablement explicite. Delacroix,
dans cette circonstance, se dit indifférent à la vérité de l’histoire, dont
il admet néanmoins les preuves, pour lui préférer le gothique nu,
rendu à la beauté de son architecture. Mais ce beau s’il n’est pas
« historique » n’en est pas moins le produit du temps qui en est qua-
siment l’auteur, un temps long qu’il souhaite et imagine exempt
d’interventions humaines. Il est donc logique qu’en août 1854, visitant
à Dieppe une église de construction récente, le peintre s’insurge
contre le « modèle italien que les architectes affectionnent dans ce
moment [et qui] présente la nudité la plus complète », celle-ci, loin
de lui convenir, lui semble un artifice qui témoigne du conformisme
des modes. Autrement dit, le gothique dénudé par le temps combine
à ses yeux la beauté pure des lignes et celle de l’ancienneté qui les a
épurées. Ranimer le gothique en peignant les voutes et les colonnes
ou l’évoquer en fabricant la nudité d’un néo-gothique contemporain
lui semble deux injures symétriques et inverses. La restauration, que
Delacroix récuse aussi bien pour les édifices que pour les tableaux
– qui peuvent être délicatement nettoyés mais non comme remis à
neuf –, a l’énorme défaut de choisir une version et d’imposer autori-
tairement une unique perception de l’œuvre ancienne alors que celle-
ci doit rester ce qu’elle est devenue, ce lieu pluriel et ouvert où l’ima-
ginaire trouve à se déployer. Autre scène qui explicite ce dernier point,
toujours à Dieppe, en septembre 1854 : « Dans le quartier de Saint-
Rémy, voyant la porte ouverte, je suis rentré et j’ai joui du spectacle
le plus grandiose, celui de l’église sombre et élevée, éclairée par une
demi-douzaine de chandelles fumeuses placées çà et là. […] Sorti de
là enchanté et désolé de la difficulté de rendre sans prendre sur nature,
non pas le sentiment, mais les lignes et perspectives compliquées,
projections d’ombres, etc., qui faisaient de ce que j’ai vu un tableau. »
Les restaurateurs doctrinaires du patrimoine transforment tout édi-
fice en « dessin d’architecture » alors que la véritable sensibilité aux

63
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

formes ressurgies du passé attend un « dessin de Rembrandt » dont


le « vague » est, en outre, pour le peintre, un entêtant défi 60.
Voilà, en plus nuancé, la poétique (et la politique) des ruines qui,
après 1840, affronte la multiplication des restaurations savantes du
Moyen Âge avec une virulence critique que l’on a du mal à se repré-
senter aujourd’hui. Dispute d’autant plus vive que le plus grand
architecte du monument, Eugène Viollet-le-Duc, ne se contente pas
de restaurer l’existant, il lui arrive de le reconstituer. Les pages dans
lesquelles le romancier américain Henry James raconte sa visite de
la Cité de Carcassonne en 1882 concentrent remarquablement tous
ces griefs, tout en admettant prudemment que « la restauration est
une splendide réussite61 ». Mais fallait-il vraiment restaurer de cette
façon ? Telle est la question qui court en filigrane dans son texte très
subtil. Au premier regard, il saisit la « presque trop parfaite » citadelle
comme « une énorme maquette disposée sur la table verte d’un
musée ». Il ajoute plus loin que, sans vouloir se mêler de juger Viollet-
le-Duc au nom de la vérité historique, « l’image d’une Carcassonne
plus délabrée se lève dans l’esprit et il n’y a aucun doute que ces lieux
quarante ans plus tôt étaient plus émouvants ». Voilà le grand mot
lâché : la très savante reconstitution d’une ville forte du XIIIe siècle
est une machine à tuer l’émotion. Ce que James exprime carrément
dans la conclusion de sa visite écrite. Qu’on le veuille ou non, « [la
Cité] vous lance un défi puisqu’elle vous convie à vous prononcer sur
la manière dont elle a été restaurée. Je n’ai quant à moi aucune
hésitation : je préfère dans tous les cas les ruines, quel que soit leur
état de délabrement, à une reconstruction. Ce qui reste est toujours
plus précieux que ce que l’on rajoute : d’un côté nous avons affaire à
l’histoire, de l’autre à la fiction, et je préfère la première attitude qui
est beaucoup plus romantique. L’une est positive, aussi loin va-t-elle,
l’autre se contente de combler les vides à l’aide de choses qui sont plus
mortes que le vide lui-même puisqu’elles n’ont jamais eu de vie

60. Je parcours, sur cette piste, le Journal de de Viel Castel (2005 : 603-605), les 13 et 14 août 1857.
Delacroix en citant ou condensant les entrées sui- Parmi les nombreuses publications relayant les polé-
vantes, que le lecteur peut retrouver dans l’une ou miques liées à la restauration, on peut lire le pam-
l’autre des deux éditions disponibles (Delacroix 1932, phlet de Sarah Walden (2003).
établie par André Joubin ; ou, de préférence, Delacroix 61. Je m’appuie sur la dernière édition de ce texte,
2009, établie par Michèle Hannoosh) : 6 août 1850 ; présenté et traduit par Jean-Pierre Piniès, ethno-
13 mai, 12 octobre 1853  ; 29 juin, 23 août, 12 sep- logue dont la Cité de Carcassonne fut le terrain de
tembre 1854. Sur les restaurations calamiteuses recherche (James 2010).
conduites par Frédéric Villot, voir le journal d’Horace

64
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

propre ». Argumentaire assez retors qui, tout en opposant à un pre-


mier niveau histoire et fiction, renvoie à cette dernière la science de
Viollet-le-Duc pour mieux identifier positivement histoire et roman-
tisme, exaltant ainsi la capacité positive d’imaginer le passé que toute
reconstruction stérilise. On connaît bien les deux conséquences
paradoxales qui découlent de ces choix opposés lorsqu’ils s’inscrivent
eux-mêmes dans le temps : d’une part, il faut tout de même conserver
les ruines dans leur intégrité de ruines, sinon elles s’écroulent dans
l’informe puis le néant, d’autre part le monument reconstitué
n’échappe pas à l’érosion du temps et finit par devenir lui-même un
témoin de sa restauration passée, digne, à ce titre, de classement et
de protection. Et d’abord digne d’affection, si l’on en croit le déve-
loppement extraordinaire, que j’ai déjà longuement évoqué et sur
lequel il faudra encore revenir, de l’émotion patrimoniale autour de
la dérestauration de l’abbatiale Saint-Sernin de Toulouse. Comme
le débat sur ce type de projet était typiquement doctrinal, et donc
confiné dans les colloques d’architectes, la vivacité et la pugnacité de
la résistance populaire toulousaine ont littéralement sidéré tous les
niveaux de l’administration qui restèrent arc-boutés sur une décision
experte62 . Ce qui confirme que le fait de restaurer – et de dérestaurer –
un monument ouvre la boîte de Pandore d’un conflit qui oppose
l’objectivité de l’histoire à l’intimité des habitudes et du souvenir,
symptôme remarquable s’il en est d’un basculement patrimonial de
notre lien au passé.
Aujourd’hui, les deux registres de la vérité historique et de la
beauté sensible des œuvres familières qui ont traversé le temps sont
couramment convoqués – tantôt associés, tantôt opposés – pour
dénoncer les errements d’architectes sans savoir ni goût. Il est cepen-
dant une situation où le savoir-faire de la reconstitution est forcément
requis : celle où l’émotion devant l’œuvre détruite ou gravement
endommagée fait jaillir instantanément le vœu collectif d’une
« reconstruction à l’identique ». Ce fut le cas en Europe après les
démolitions dues aux guerres du XXe siècle – cathédrale de Reims,

62. Il est donc très significatif qu’un directeur régio- (ou rien exprimé) de ce qui se révélait dans ce soulè-
nal des Affaires culturelles tel Patrice Béghain, fin vement toulousain. Sur la question doctrinale des
connaisseur des questions patrimoniales et éditeur dérestaurations, lire Louis Grodecki (1991) et le col-
des premiers pamphlets de Victor Hugo, et qu’un loque de l’Icomos à Toulouse, Restaurer les restaura-
ministre comme Jack Lang, particulièrement sensible tions (1981).
aux frémissements de la modernité, n’aient rien senti

65
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

vieille ville de Varsovie, pont de Mostar, etc. – et après certaines


catastrophes naturelles, accidentelles ou criminelles – pont de bois
de Lucerne, Liceo de Barcelone, Parlement de Bretagne à Rennes,
théâtre de la Fenice de Venise, pavillon d’art contemporain de Milan,
château de Lunéville, parc de Versailles, etc. A priori, les reconstruc-
tions consécutives, portées par un souci documentaire qui élimine
par principe toute interprétation fantaisiste échappent à l’accusation
d’inexactitude historique ; quant au jugement « esthétique » il est
absorbé dans les manifestations d’attachement dont les raisons évi-
demment multiples convergent autour du « plaisir » que suscitait
naguère cet élément majeur du passé. Toute dispute serait donc
conjurée. Or, il n’en est rien. La décision même de rétablir dans son
intégrité le monument disparu contient en puissance de multiples
controverses. Elles portent sur deux questions principales. L’une
concerne les limites de l’intégralité : s’en tient-on aux apparences les
plus visibles ou pousse-t-on jusqu’aux structures les plus cachées ?
L’autre conteste l’adéquation entre les formes de l’objet perdu et ses
fonctions actuelles : pourquoi ne pas en profiter pour « améliorer »
l’acoustique d’un théâtre, les commodités d’un immeuble de bureau,
la solidité d’un pont ? Par exemple, une émotion aussi profonde et
unanime que celle qui a suivi l’incendie du Parlement de Bretagne,
en 1994, n’en a pas moins débouché sur d’aigres débats de restaura-
tion. Un premier point de fixation fut la charpente, entièrement
détruite par le feu qui a pris dans les combles. On l’appelait fami-
lièrement « la Forêt », à cause de la densité spectaculaire de ses
madriers dressés, de son origine prétendue – mille arbres coupés
dans les bois de Rennes et de Fougères – et de son montage avec
chevilles de bois effectué par les charpentiers de marine de Saint-
Malo. Un chef-d’œuvre invisible, par conséquent, émanant de la
nature, du pays et d’un métier manuel aussi populaire que presti-
gieux, de plus situé au-dessus des fastes surchargés d’un palais parfait,
à l’italienne. En fait, selon le mot des architectes, tout ceci n’était
qu’un « mythe » : il a bien fallu se rendre à l’évidence que la charpente,
maintes fois remaniée, était très composite et que les clous de fer n’y
manquaient pas. Fallait-il la reconstituer telle qu’elle était au soir de
l’incendie ou bien la recréer conformément à la légende populaire ?
Ni l’un ni l’autre. Fidèles, en un sens, à l’esprit d’innovation dont
témoignèrent les nombreuses réfections anciennes – au moins cinq
très importantes depuis le début du XVIIe siècle –, les architectes
actuels ont fait la part belle à l’acier et au béton. Ce qui ne manqua

66
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

pas d’outrer les tenants de la reconstitution idéale. Par ailleurs,


l’aspect d’un palais classique remis à neuf dans tout son décorum, et
fixant l’extrême attention du regard critique ne pouvait que décevoir
plus encore que les grands monuments médiévaux redressés par
Viollet-le-Duc. Voici un avis, parmi d’autres tout aussi rudes : « L’im-
pression d’ensemble est celle d’un luxe violent, ou qui paraît tel
aujourd’hui, mais qui est peut-être assez proche des exigences
sociales d’Ancien Régime. » Loin de le rendre plus présent, la « résur-
rection » du Parlement de Bretagne l’a donc remis dans son époque,
mais cette distance historique, matérialisée par l’or des décors, est
jugée « violente » et scandaleuse par ce critique car elle ne correspond
plus à ce que les citoyens attendent d’un lieu qui, aujourd’hui, n’est
après tout qu’un tribunal63 . La dispute n’est plus seulement ici entre
vérité de l’histoire et esthétique de l’ancien familier, selon le schème
qui domine aujourd’hui les débats publics de la restauration : elle
introduit, sans l’afficher, les registres civique et économique, ampli-
fications courantes dans les confrontations radicales sur la culture.

« Publiciser », terme qui rassemble toutes les manières imaginables


qui concourent au partage public du patrimoine, a connu de tels
changements, déjà maintes fois évoqués dans les pages précédentes,
que cet acte, qui eût pu sembler périphérique, est lui aussi devenu
un vif foyer de la dispute et de la confrontation passionnée. Un des
« marronniers » de l’été 2012, qui a fait les délices des journalistes,
concerne les nouvelles conditions d’accessibilité du mont Saint-
Michel. Il condense tous les paradoxes qui travaillent ce dernier
anneau de la chaîne patrimoniale. Voilà un des monuments les plus
célèbres et les plus visités de France, classé, bien sûr, et même « sur-
classé » par l’Unesco. Conjoignant les ferveurs catholique, régionale
et nationale, il attire de vastes foules estivales. Son partage est d’ail-
leurs ancien. L’image y a joué un rôle considérable, chaque écolier
français a au moins le profil du mont dans sa rétine, et des millions
de cartes postales l’ont répandu. Deux menaces bien différentes
pèsent sur ce site. La première est due à sa position topographique :
l’ensablement progresse si bien que le rattachement complet de la
presqu’île au continent devrait inéluctablement advenir. La seconde

63. J’emprunte les détails factuels à l’ouvrage, Szambien, Talenti et Tsiomis (2000). Le passage cri-
conformiste mais riche de documents visibles, de tique est de Jean-Claude Garcias (ibid. : 73).

67
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

découle du succès d’un lieu initialement voué à la contemplation et


à la prière interrompues par la ferveur de pèlerinages saisonniers.
L’afflux touristique, avec le cortège des petits commerces qui l’accom-
pagne, a saturé l’espace intérieur du Mont tout comme ses abords,
voués au stationnement des autobus et des voitures particulières. Le
projet en cours conjoint donc deux restaurations. L’une, encore toute
à réaliser, agissant sur le cours de la nature, vise à refaire du mont
Saint-Michel une île à marée haute. L’autre, par la dévolution reli-
gieuse récente du site à un nouvel ordre religieux – la Fraternité
monastique de Jérusalem – marque une volonté de rétablir sa fonc-
tion spirituelle. La première étape consiste, depuis l’été 2012, à
desserrer l’étreinte touristique en éloignant considérablement les
parkings et en installant des navettes qui laissent les visiteurs à dis-
tance du monument, les obligeant à parcourir à pied les derniers
hectomètres. Un espace marchand a été aménagé au point où sont
déposés les touristes, à bonne distance du haut lieu. Éclate alors la
controverse, vive et très largement diffusée. Elle dénonce, bien sûr,
les restrictions de l’accès, invoquant les anciens, les jeunes enfants
et les handicapés lésés dans leur droit au partage patrimonial.
D’autres voix s’indignent à propos du nouveau marché destiné aux
touristes dont la traversée serait obligatoire, selon la tactique bien
connue des galeries marchandes. Bien sûr, les réponses techniques
sont prêtes : une seconde navette, réservée à ceux pour qui la marche
est difficile, est envisageable, et il existe un passage, discrètement
signalé, qui permet d’éviter la zone marchande. Au prix de l’éloi-
gnement, les visiteurs, toujours très nombreux cependant, apprécient
l’impression d’isolement visuel et de calme intérieur que le mont
Saint-Michel a retrouvé. Car telle est la contradiction qui gouverne
l’offrande publique de patrimoine : chaque visiteur ou groupe de
visiteurs peut prétendre à un contact individuel avec l’objet-valeur,
mais la convergence sollicitée de tous ces désirs accroît l’attraction
de masse. Elle incite à la visite tout en interdisant le rapport singulier
et librement éprouvé à l’objet patrimonial. Il est rare, pour les sites
les plus prestigieux, qu’un équilibre soit possible entre les diverses
façons de les appréhender – lente ou rapide, méthodique ou
papillonne, méditative ou passagère –, ce qui entretient une polé-
mique latente qui ne demande qu’à s’éveiller. En conséquence, les
émotions patrimoniales se fixent sur ce moment de la chaîne suivant
un axe dont les deux pôles sont, d’une part, l’excès d’ouverture qui
sature l’espace et interdit le contact et, d’autre part, la fermeture

68
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

pure et simple de l’accès à l’objet au nom de la préservation de son


existence même. Entre les deux se situent les situations mixtes qu’un
changement autoritaire des pratiques suffit à envenimer, comme ce
fut récemment le cas au mont Saint-Michel.
Or, l’âge patrimonial coïncide historiquement avec l’expansion du
tourisme. Ces deux domaines de l’action publique et de l’expérience
commune se recouvrent, fonctionnent tels de quasi synonymes, et
déclenchent des stratégies totalement entremêlées mais dont les
contradictions sont devenues un ressort émotionnel spécifique. L’éco-
nomie du patrimoine ne concerne que secondairement les métiers
qui concourent directement à sa mise en valeur, son objet central est
constitué par les flux économiques que génère son attractivité. On
définit donc le patrimoine comme un dispositif producteur de
richesses, alors même que la logique de sa construction exige qu’il
soit rigoureusement abstrait du marché. Dans les sphères de la poli-
tique locale et régionale, parler patrimoine n’est autre, aujourd’hui,
que parler tourisme, et réciproquement 64 . Aussi, des décisions de
grande portée, par exemple celle qui a défini dans les années 1990
un « pays cathare », sont-elles principalement gérées par les services
du tourisme appelés à transformer la référence patrimoniale en res-
source du développement local, aujourd’hui uniformément devenu
« durable » (Garcia & Genieys 2005). Les élus, soucieux du bilan
économique de leur mandat, donnent forcément la priorité à cette
perspective, fût-elle en partie illusoire. On assiste alors à des contro-
verses à front renversé dans lesquelles, au nom de la pureté patrimo-
niale, l’administration de l’État met toute son autorité scientifique et
culturelle au service des militants du patrimoine, dont on a vu par
ailleurs combien ils sont prompts à dénoncer l’interventionnisme
extérieur. Tandis que les acteurs de l’économie locale sont sollicités
par les élus pour faire fructifier l’attraction que les campagnes publi-
citaires sollicitent. Tout dépend alors d’un équilibre négocié au sein
duquel sont évalués les garanties patrimoniales et les bénéfices éco-
nomiques attendus. Généralement circonscrits au champ des rapports
de force institutionnels, ces débats peuvent facilement s’en évader et
devenir de véritables affaires, éclatantes ou souterraines. Cette ten-
sion structurelle est, dans le fond, placée au cœur de la question du
patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Il s’agit en effet de repérer

64. Ce lien est bien mis en évidence, y compris dans un cas très discret, par Saskia Cousin (2011).

69
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

les éléments les plus remarquables – puisque la convention, initiale-


ment prévue pour assurer la sauvegarde des pratiques menacées,
produit, essentiellement, un palmarès des pratiques dites « représen-
tatives » (Bortolotto 2011). Or, tout comme la fameuse Liste du patri-
moine mondial des sites et monuments, celle-ci sécrète une distinction
qui se traduit mécaniquement par un afflux de visiteurs et une pro-
motion économique dérivée. Phénomènes exclus par définition de la
reconnaissance en termes de patrimoine culturel immatériel puisque
celle-ci désigne le tourisme comme premier destructeur de l’authen-
ticité communautaire, ce qui n’empêche pas les États de chercher à
acquérir ce qu’ils considèrent a priori comme un label bon pour l’image
nationale et donc, implicitement, pour le tourisme. De façon générale,
les travaux ethnologiques qui, revenant sur le terrain – tel celui de
David Berliner inclus dans ce volume –, explicitent les effets du sur-
classement mondial distribué par l’Unesco, constatent que la contra-
diction s’exalte jusqu’à susciter des conduites de rejet ou, plus subti-
lement, de détournement et de déplacement – la fameuse « culture
pour les touristes » – des populations excédées par la mise en vitrine
de leur cadre de vie, et cependant déterminées à profiter de cette
manne à leur manière.

La chaîne patrimoniale – désigner, classifier, conserver, restaurer,


publiciser – apparaît donc comme un algorithme dont chaque élé-
ment détient un très fort potentiel de mise en question de l’opération
étatique de patrimonialisation. Ces controverses en puissance, géné-
ralement étayées par des cas emblématiques, sont à peu près stabi-
lisées dans leurs déploiements rhétoriques – c’est-à-dire dans leurs
raisons de croire au choix d’une vérité, et dans leurs moyens de la
défendre –, en revanche deux inconnues, corrélées entre elles, inter-
viennent dans l’emballement du processus et dans son amplification,
de la controverse jusqu’à l’affaire et même à l’affaire d’État. La
première est le facteur d’intensification émotionnelle du débat.
L’échange des arguments peut rester académique et doctrinal – et
donc tenu à des règles de courtoisie et, surtout, à l’acceptation des
arbitrages émanant des autorités supérieures –, ou peut se radicaliser,
c’est-à-dire mettre en question la légitimité des règles et l’autorité de
qui les profère. L’émotion qui s’est greffée sur la dérestauration de
l’abbatiale Saint-Sernin à Toulouse est de ce type. Elle aboutit à une
généralisation du débat dans tous les lieux d’expression possibles :
arènes savantes – en particulier universitaires –, médias, assemblées

70
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

politiques – du conseil municipal à l’Assemblée nationale – et mani-


festations de rue. Cette amplification nous conduit vers la deuxième
inconnue, celle qui établit un rapport entre l’objet et des collectifs
hétérogènes, rapport qui actualise une diversité d’attachements, de
liens émotionnels flottants sur lesquels il faudra plus loin revenir.
Sans doute la dispute est-elle, dès l’âge monumental, une réponse
– souvent solitaire, marginale, discrète et, en tous cas, lettrée comme
tant d’exemples le montre – à l’unanimisme requis par la dévotion
au passé national. Avec l’entrée dans l’âge patrimonial, nous pouvons
affirmer qu’elle devient l’étoffe même de l’expérience, qu’un choix
quelconque doit être controversé et qu’il le sera toujours car l’impu-
tation réciproque d’inauthenticité tend à remplacer la communion
unanime et à devenir le mode dominant de constitution des groupes
que le patrimoine passionne et mobilise.

Déploration
Il n’en est pourtant pas toujours ainsi et notre travail collectif sur les
émotions patrimoniales s’est d’abord attaché à ces cas qui semblent
échapper aux formes ordinaires de la controverse pour atteindre d’un
coup un certain unanimisme. Deux terrains sont ici analysés, celui
de la grande inondation de Florence par Anna Iuso, celui de l’incen-
die du château de Lunéville par Anthony Pecqueux et Jean-Louis
Tornatore. Ils présentent, à quarante ans de distance, de fermes
correspondances et invitent à proposer un modèle de réplique col-
lective face à la catastrophe patrimoniale. Mais repartons d’un pre-
mier exemple, à peine évoqué.
Dans la nuit du 4 au 5 février 1994, un incendie éclate donc à
Rennes dans les combles de l’ancien Parlement de Bretagne, un palais
du début du XVIIe siècle, siège actuel de la cour d’appel. Le feu se
répand très vite et une foule dense se rassemble devant l’édifice
embrasé. On arrive des quartiers centraux puis, très vite, de la péri-
phérie urbaine. Le spectacle suscite des larmes devant l’impuissance
à arrêter les flammes, les écroulements successifs et le risque croissant
d’une disparition complète du monument. Après un moment de
sidération certains s’organisent pour se porter à son secours. Les
flammes descendent du toit, on va donc vider le premier étage des
œuvres d’art mobilier et des tableaux, les étendre à même le sol de la
place, les protéger. On agit ensemble, sous la gouverne des pompiers
et la conduite improvisée des plus compétents, comme devant une
soudaine catastrophe où chacun est requis pour sauver ce qui peut

71
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

l’être. Le lendemain, le lamento envahit toute la presse, régionale et


nationale, qui insiste sur la dimension symbolique et historique d’un
bâtiment qui, par son titre, évoque le temps des libertés bretonnes.
La litanie de quelques manchettes suffit à évoquer les nuances de
cette atmosphère : « La blessure », « Le silence et la consternation »,
« Un peu de ma famille qui brûle », « Les pages ruinées d’un livre
d’art », « L’emblème fort de la Bretagne », « Sa restauration : un devoir
sacré ». Le chanteur Alan Stivell compose un chant de déploration
dont le peuple breton est le héros malheureux. Par ailleurs, est créée
une Association pour la renaissance du Palais du Parlement de Bre-
tagne. Elle collectera la somme considérable de trente millions de
francs, en cumulant des participations de mécènes et quantité de
petits dons particuliers. Le vœu collectif est la reconstruction à l’iden-
tique, les collectivités et l’État le mettront en œuvre, non sans quelques
controverses tardives que j’ai déjà évoquées. Sur place, des sociolo-
gues, soucieux de la saisie de l’événement, dans le sillage d’Edgar
Morin, réalisent une enquête et publieront un petit ouvrage qu’il
convient de saluer comme un des tout premiers essais sur une émotion
patrimoniale (Sauvage & Dartiguenave 1999). Plusieurs cas, présents
dans ce volume ou dans ceux que notre programme a produits,
insistent sur la même primauté des larmes : devant Florence noyée
sous les flots de l’Arno en 1966, devant le parc de Versailles dévasté
en décembre 1999, devant le château de Lunéville incendié en 2003.
Émotion irrépressible qui trouve ensuite son chemin vers plusieurs
modes d’engagement, de participation et d’action. Émotion qui
débouche toujours sur un projet d’effacement du traumatisme par
reconstitution de l’objet perdu. Il est décisif que, dans tous ces cas, la
déploration demeure centrée sur elle-même puis sur les gestes de
premier secours et enfin sur la renaissance espérée, qu’elle ne soit pas
prolongée d’une accusation et relayée par la recherche d’un coupable.
Or, l’enquête sociologique immédiate réalisée à Rennes insiste juste-
ment sur cette diversion que le pouvoir central a aussitôt suggérée.
La journée du 4 février 1994 a vu défiler en ville les marins-pêcheurs
en colère, leur confrontation assez violente avec la police a été ponc-
tuée du lancement de fusées de détresse, le ministre de l’Intérieur de
l’époque insinue donc dans les colonnes du Figaro que ces dernières
ont mis le feu aux combles du palais. Cette version des faits ne prendra
pas, pour la raison qu’elle introduit un clivage qui brise l’unanimité
de la douleur et de la pitié. Il est capital pour la dynamique générale
qui convertit l’émotion en action d’échapper à l’arène judiciaire où

72
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

les responsabilités s’établissent dans l’incertitude. Aussi la conviction


que l’incendie est la conséquence d’une agression involontaire ou
même d’un acte criminel perdure sans aucun doute mais dans l’ombre
et le silence, elle n’entre pas dans la lecture partagée de l’événement.
Il en est de même pour Florence, Versailles, Lunéville et la plupart
des autres cas de catastrophes patrimoniales dans lesquelles la
recherche des fautes, des imprévisions ou des imprudences reste
confinée dans la discrétion de l’enquête administrative. Rien ne vient
briser l’effondrement du deuil et le réveil des énergies réparatrices.
Il n’en est pas du tout de même lorsque le collectif des témoins du
désastre est placé dans l’impossibilité d’agir. Dans ce cas la déplo-
ration se convertit en indignation et toute indignation vise une cible,
retrouvant la logique des dénonciations du vandalisme mais avec
une intensité supérieure. L’information à distance et quasi instanta-
née, qui permet aujourd’hui de connaître et de voir « en direct » les
agressions contre les biens patrimoniaux, est, en effet, un extraor-
dinaire multiplicateur d’émotion qui repose sur l’impression de la
proximité et le simulacre de la participation. Paradoxalement, la
mise en présence par le son et l’image va avec une distance physique
et politique qui interdit toute action immédiate, développe un sen-
timent d’impuissance chez le spectateur informé et absolutise la
déploration. Nous savons minute par minute que des destructions
sont en marche, nos sens en éprouvent le témoignage, notre esprit
en est affecté mais nous ne pouvons que protester ou, plutôt, que
nous associer dans notre for intérieur à la protestation que les médias
mettent également en scène. Là encore nous nous sommes éloignés
de la situation où la nation s’incarnait dans ses monuments et où
toute atteinte à leur intégrité était une affaire politique nationale
articulée à l’état de guerre entre les nations. La destruction volontaire
de la cathédrale de Reims, bombardée puis incendiée en 1914, par
l’armée allemande, fut ressentie comme un atroce fait de guerre dont
l’impact vint aussitôt nourrir la volonté collective de vaincre l’Alle-
magne. Il est frappant que les expositions, étudiées ici par Christina
Kott, du patrimoine détruit par la Première Guerre mondiale, inven-
torient moins des monuments que des corps, ceux des statues brisées
qui appellent de façon saisissante la vision des cadavres sur le champ
de bataille, vision dont on sait combien elle fut, à l’époque, soigneu-
sement censurée. C’est donc bien une figure obsédante du corps
mutilé de la patrie qui soutient ces mises en scène. La situation a
changé, par exemple, au cours de la dernière guerre de Yougoslavie.

73
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Le patrimoine n’y fut plus seulement le substitut émouvant des soldats


et des civils morts. La destruction du pont de Mostar ou de la biblio-
thèque de Sarajevo ravala les auteurs de ces actes au rang de bar-
bares parce qu’ils s’étaient attaqués à des objets que la conscience
patrimoniale générale considère comme soustraits à tout conflit.
Objets qui ne se vendent ni ne s’échangent mais aussi ne se détruisent
dans des affrontements circonstanciels. Toutes les directives de
l’Organisation des nations unies (ONU) et de l’Unesco sur le patri-
moine en temps de guerre opèrent cette dissociation entre la turbu-
lence aveugle des affaires humaines et la pérennité de principe des
œuvres et des biens patrimoniaux qui échappent au temps convulsif
des sociétés et doivent être préservés du chaos qu’il engendre. L’indi-
gnation qui accompagne ces attaques se justifie d’une réprobation
qui outrepasse l’identification à la nation et met en jeu une valeur
universelle. Or cette valeur, aujourd’hui affirmée par les instances
internationales, n’est pas partagée, au point que les destructions
visent dans le même mouvement les biens de l’ennemi et ceux que
la morale internationale protège, ce qui contribue à alimenter à tout
moment l’indignation patrimoniale.
Bien sûr, lorsque la mafia italienne décide, en 1993, de détruire
des œuvres d’art – bombe au musée des Offices à Florence, destruc-
tion du pavillon d’Art moderne de Milan (Piscaglia 2006) –, elle
pratique une sorte de chantage en attaquant la ressource symbolique
et économique du pays, manifestant son choix de livrer une guerre
totale à l’État qui interdit pratiquement à ses chefs emprisonnés de
continuer à gérer tranquillement leurs affaires. Dans ce cas, l’indi-
gnation internationale n’a pas d’adversaire, elle n’affronte qu’une
stratégie criminelle qui provoque un scandale sans contradiction
possible. Comme l’analyse anthropologique le révèle, il n’en est pas
toujours ainsi.
Tout récemment, après avoir conquis le nord du Mali avec l’aide
de tribus touaregs, des groupes d’intégristes islamistes ont détruit
les mausolées des saints musulmans honorés à Tombouctou, et
menacé de vénérables archives rédigées en écriture arabe. Ce faisant,
ils prenaient évidemment modèle sur la destruction par les talibans
afghans, en 2001, des bouddhas de Bâmiyân et des statues du musée
de Kaboul. Toutes les conditions d’une unanime indignation inter-
nationale semblaient encore une fois réunies. Or, l’enquête pionnière
menée par Pierre Centlivres sur l’affaire des bouddhas attire notre
attention sur deux phénomènes qui limitent à juste titre l’impression

74
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

d’unanimité. D’abord, les raisons de l’émotion sont très différentes


selon la valeur investie dans ces objets remarquables. Pierre et
Micheline Centlivres se trouvent au Cambodge puis en Thaïlande
à la fin du mois de mars 2001 lorsqu’arrivent sur les écrans les images
de la destruction des bouddhas. Dans ces pays, la déploration s’ex-
prime au nom de la foi bouddhiste, qui voit dans ces statues des
objets que la religion consacre. La distance avec l’émotion stricte-
ment patrimoniale qui se déclenche ailleurs est patente. Ensuite, et
ici l’analyse diachronique du discours des talibans devient détermi-
nante, la décision de détruire les statues à Kaboul et à Bâmiyân ne
fut pas immédiate. Elle résulte de délibérations et de négociations
dans lesquelles le rapport des talibans et de leurs opposants et cri-
tiques occidentaux fut le principal moteur. On peut même être
quasiment certain que le passage à l’acte fut, pour le mollah Omar,
chef doctrinaire et politique, une façon de proclamer avec un éclat
inespéré que la valeur patrimoniale (esthétique et historique) était
une invention occidentale qui ne pouvait d’aucune façon supplanter
l’enseignement du Coran chez les vrais croyants musulmans. Le
livre saint condamne toute représentation mimétique : les statues
– liées en outre à l’univers bouddhique païen – devaient donc être
mises en pièces. À la limite, les efforts diplomatiques, appuyés sur
la notion laïque et universelle de « patrimoine de l’humanité »
offraient la scène idéale d’une affirmation de la prééminence de la
religion, seule détentrice du sacré, c’est-à-dire du pouvoir de sacra-
liser. J’ajouterai que la quantité remarquable de monuments religieux
– et aussi d’éléments originellement rituels et liturgiques – parmi les
objets matériels et immatériels que l’Unesco protège ne fait que
confirmer cette position radicale qui voit dans la moderne institution
de la culture non seulement un instrument de dépossession mais un
acte sacrilège. Comme on l’a bien perçu dans la crise de Tombouctou,
les interventions indignées de ce qu’il est convenu d’appeler l’« opi-
nion internationale » ont eu pour effet de décupler les risques encou-
rus par les monuments et les archives menacées, au point que très
rapidement, au nom de l’efficacité, le silence s’est imposé afin d’éviter
les destructions en réponse – au risque de relancer ces dernières
lorsqu’un retour médiatique sur la scène internationale semble stra-
tégiquement nécessaire aux iconoclastes. Il n’est donc plus aujourd’hui,
sur la scène mondiale, de déploration qui soit candidement certaine
de son bon droit et, surtout, de son efficience tant l’universalité
postulée de la notion de valeur patrimoniale se trouve contestée à

75
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

la mesure de sa position dominante et de son succès. On peut même


se risquer à prévoir que ces conflits se multiplieront dans l’avenir,
sollicitant des poussées émotionnelles contradictoires.

Sédition
Cet ultime palier de l’échelle des émotions pourrait, au premier abord,
sembler excessivement hyperbolique. Retrouve-t-on dans les affaires
patrimoniales la réalité de ces rassemblements soudains, imprévisibles,
délibérément illégaux, violents – pour attaquer ou se défendre – que
décrivait d’abord le terme « émotion » il y a à peine deux siècles ?
Même si le présent volume n’a pas choisi d’insister sur cette dimension,
elle demeure très présente dans nos études et plusieurs monographies
d’affaires l’ont rencontrée dans des situations très spécifiques. Il suffit,
pour mieux en saisir la substance, de recourir à quelques-uns des
moments que nous avons déjà entrevus.
Les militants bretons qui lancent le mouvement « Menhirs Libres »
pour s’opposer aux aménagements du site de Carnac utilisent, comme
le montre bien Bérénice Waty dans son article, la panoplie complète
des protestataires : marche sur Paris, pétition, occupation des lieux,
bagarres avec la police, et même évocation à la tribune de l’ONU au
nom des droits des peuples autochtones. Les résistants cévenols qu’a
rencontrés Françoise Clavairolle n’hésitent pas à affronter les forces
de l’ordre et à bloquer les engins de terrassement, organisant, pour
défendre la « vallée des Camisards », une sorte de guérilla rurale dont
on pressent qu’elle aurait pris une autre ampleur si le projet n’avait
pas été abandonné. La sauvegarde du point de vue sur Saint-Vincent,
à Carcassonne, a déclenché des mouvements de foule assez similaires
– avec le blocage des engins – mais impose surtout l’action, non vio-
lente mais suprêmement illégaliste, de la grève de la faim, qui plus
est de la part d’un prêtre à l’intérieur de son église. Situation très
embarrassante pour les autorités civiles et religieuses dans la mesure
où elle introduit la dimension du sacrifice, et donc l’ombre de la mort,
dans un débat qui pouvait paraître moins grave. De plus, n’oublions
pas que le refus de s’alimenter a été promu comme arme radicale par
les républicains catholiques de l’Irish Republican Army (IRA), en
Irlande du Nord, dans les décennies 1970-1980. De même, la défense
de Saint-Sernin de Toulouse contre des dérestaurations assez minimes
finit, faute d’avoir été entendue, par utiliser des moyens tout à fait
illégaux : déploiement de banderoles sur le monument, occupation
continue du parvis. Dans ce contexte, la visite impromptue de

76
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

Jack Lang connaît un dénouement farcesque : le ministre de la Culture


venu à Toulouse pour se faire une idée et, si possible, dialoguer avec
les opposants, doit reprendre précipitamment l’avion sur les conseils
de son administration qui a pris la mesure de l’échauffement des
esprits. Une séquence du beau film, déjà cité, de Patrick Rebeaud sur
le parking de la mairie du 3e arrondissement de Paris montre de même
Jacques Toubon filant discrètement en voiture après avoir entraperçu
le face à face entre les promoteurs et les archéologues – appuyés par
leurs soutiens – auquel il renonce à se mêler. Même si, à la fin, ces
affaires ne débouchent pas toutes sur un abandon des projets contestés,
il n’en reste pas moins que dans ces divers cas l’autorité administrative
et politique – étatique ou municipale – est bafouée selon un répertoire
qui voit alterner le sérieux des affrontements et la dérision de la satire
dans un style de manifestation qui reprend, pour une part, les
manières de protester de l’époque.
Ce point de vue peut-il nous éclairer sur la position de la sédition
patrimoniale dans le champ des mobilisations de notre temps ? Je ne
risquerai, en ce domaine, que deux ordres de réflexions susceptibles
de nourrir de futures enquêtes. Le premier part du constat que la
sédition patrimoniale peut être mieux comprise si nous la pensons
en regard de ce qu’il est convenu d’appeler la révolte Nimby (« Not in
my backyard », autrement dit : « Pas de ça chez moi ! »). Celle-ci mobilise,
d’une façon qui peut aller jusqu’à la violence, les habitants d’un lieu
qui refusent que celui-ci fasse l’objet d’une intervention extérieure, et
donc d’un changement de forme ou de fonction au nom de l’intérêt
public. Dans ce cas, la mobilisation opère d’abord sur la base d’une
appartenance territoriale et, secondairement, d’une référence à des
valeurs dont le répertoire très polymorphe ne peut être, par définition,
stabilisé. On peut se mobiliser contre l’installation d’une centrale
nucléaire, l’implantation d’un campement de nomades, d’un camp
militaire ou d’un aéroport sans être, par principe, hostile à l’énergie
nucléaire, aux Tziganes, à l’armée ou au transport aérien. Pourtant
le discours réactif n’est recevable par la collectivité et ses représentants
politiques que si les arguments mobilisés sont de portée assez générale
pour faire oublier l’égoïsme du résident, toujours apposé comme un
stigmate honteux par les autorités administratives. Cependant, toutes
les recherches dans ce domaine en pleine extension conviennent que
de telles révoltes antiautoritaires nourrissent leur radicalité de l’atta-
chement à un lieu. Dans une étude fort subtile de deux conflits sur le
paysage, Danny Trom (1999) a montré de façon convaincante que

77
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

l’argument ultime des opposants – une fois la cause étayée par des
considérations expertes sur la santé et la sécurité des citoyens – est
la « beauté » du lieu, invoquée dans un jugement esthétique de forme
universelle. Mais il reconnaît aussi que cette valeur ne relève pas de
canons a priori mais d’une élaboration où l’histoire a sa part (Trom
1997). Je fais l’hypothèse que cette « beauté » se nourrit généralement
d’une relation particulière au passé, qu’elle absorbe l’attachement au
lieu où l’on est né, où l’on a vécu, où sont enterrés les parents… ou
bien que l’on a choisi pour y vivre et même y mourir. C’est à ce point
que se réalise le branchement sur la notion contemporaine de patri-
moine, celle qui, dépassant la dimension de l’objet possédé, s’élargit
jusqu’à inclure le sujet collectif qui s’identifie à travers lui (« Le patri-
moine c’est nous »). À ce moment, la révolte peut devenir totale car
elle exprime la complétude de l’existence et la défense légitime de sa
survie. Par exemple, dans le cas de la mobilisation pour le point de
vue sur Saint-Vincent, à Carcassonne, la résistance des tenants du
patrimoine avait été précédée par celle d’un habitant qui, refusant
toute expropriation, obligea le promoteur à construire son grand
immeuble autour de sa maisonnette laissée intacte. Situation emblé-
matique, incarnée aux yeux du monde par la célèbre photographie
de l’homme de Shanghai, seul au côté de sa maison au milieu d’un
immense horizon bouleversé par un chantier de construction gigan-
tesque. L’attachement émotionnel au patrimoine s’exprime aujourd’hui
de la façon la plus intense dans ces scènes emblématiques qui figurent
la destruction injuste de la demeure. La plus saisissante, plusieurs fois
décrite et filmée, est la visite des bannis sur les lieux qu’un grand
projet d’État a forcés d’abandonner, par exemple pour construire un
barrage dont les eaux ont enseveli un monde villageois. En pareil cas,
la sédition, lorsqu’elle a la possibilité politique de s’exprimer, découvre
et met à nu, spontanément, le cœur de l’argumentaire patrimonial :
le droit, personnel et collectif, d’être soi-même, en osmose avec un
passé objectivé et localisé, hérité ou choisi, qui est donné comme
source présente de la perpétuation. Référence éminente, presque
inquestionnable, qui ne manque pas de s’appuyer sur la reconnais-
sance internationale de la valeur d’un site naturel ou culturel lorsqu’il
s’en trouve un à proximité. Berardino Palumbo développe cette
situation très parlante dans un des chapitres, à propos du Val de Noto,
en Sicile, où le Patrimoine mondial est brandi contre les prospections
pétrolières. L’application stricte de ce « droit » – dont l’histoire, rap-
pelée plus haut, de l’institution autoritaire des Monuments historiques

78
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

démontre qu’il est d’expression très récente – pourrait avoir pour effet
d’interdire toute intervention sur le cadre de vie. Il n’en est pas ainsi,
évidemment, mais les sociétés démocratiques ne peuvent qu’être très
attentives aux cristallisations de ces refus au point de placer l’action
publique sous l’empire et sous la menace de telles patrimonialisations
absolues qui sont, j’en ferai l’hypothèse, le ressort le plus profond et
le plus constant de ce que l’on désigne de façon méprisante et simpli-
ficatrice comme les révoltes Nimby.
Donc, même si la nature intouchée est souvent invoquée dans les
conflits localisés sur l’environnement, sa dimension patrimoniale est
toujours étayée de références à la fréquentation habituelle, à la répé-
tition rituelle, au souvenir personnel et domestique… Autant de
formes de la familiarité dont on ne souffre pas d’être séparés par une
simple décision impérieuse et impersonnelle. Mais comment ne pas
être sensible au fait que ces références à une histoire incorporée et
productrice d’affects sont également très présentes dans les conflits
sociaux plus radicaux dont, ajouterai-je, elles alimentent la radicalité ?
Telle est la deuxième perspective que les séditions patrimoniales me
suggèrent. Considérons, en effet, dans la durée d’un demi-siècle, les
luttes les moins encadrées par les appareils et les formes homologuées
de la revendication et de la négociation. Elles font une place, centrale
mais généralement inaperçue, à la référence au patrimoine entendu
comme legs vivant, savoirs et savoir-être, monde social incorporé,
histoire d’en bas. Il suffirait de reprendre les références de la révolte
des éleveurs du Larzac contre le camp militaire pour y reconnaître
l’identification à un espace culturel menacé, produit d’une longue
histoire anonyme qui plonge dans le Néolithique naissant. L’expé-
rience autogestionnaire de l’entreprise Lip, à Besançon, se fonde
largement sur l’héritage revendiqué de savoir-faire ouvriers insérés
dans une expérience du travail en commun et du vivre ensemble
assez caractéristique d’une région – la Franche-Comté – où les formes
populaires de la coopération furent très présentes. De façon très
troublante, la lutte autour de la dernière implantation de la sidérurgie
à Florange, en Lorraine, invoque aujourd’hui avec insistance la
nécessité de sauver les « derniers hauts-fourneaux », opposant impli-
citement leur vitalité présente aux entreprises d’embaumement com-
mémoratif que la désindustrialisation, en Lorraine et ailleurs, a
suscitées depuis trente ans (Debary 2002 ; Tornatore 2004, 2010). J’ai
tendance à penser que ces invocations non seulement complètent et
équilibrent, dans les trois cas cités, la démonstration de la modernité

79
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

technique et sociale des milieux de travail que l’on s’apprête à éliminer,


mais qu’elles renforcent la révolte et l’émancipent des « bonnes
manières » de la négociation en associant la disparition de l’activité
et des emplois à une mort historique collective au regard de laquelle
les décideurs sans mémoire doivent être jugés.

Pour conclure : émotion, mobilisation, mouvement


Transport, dispute, déploration, sédition : j’ai insisté d’emblée sur le
fait que la plupart des émotions patrimoniales qui ont fait l’objet de
nos travaux, combinaient, en synchronie ou en succession, quelques
nuances de ces formes et moments expressifs. Cependant la progres-
sion de leur intensité n’en reste pas moins significative. Il est évident
qu’il y a loin de la sensibilité intime aux traces du passé qui innerve
l’ensemble des attachements suscités par le patrimoine – et qui consti-
tue aujourd’hui l’humus indispensable à sa constitution comme
catégorie légalisée – à la violence verbale et physique proclamées par
un « Touche pas à mon patrimoine ! », ou bien un « Il faut sauver mon
patrimoine » devenus militants. Mais comment ne pas voir que la
sédition suppose le partage du transport, l’épreuve de la déploration
collective et la mise en forme argumentative des disputes ? Sur ce
point, l’accord me semble assez aisé et les études de cas publiées tout
à fait démonstratives.
En revanche, les contributeurs qui n’étaient pas impliqués dans
notre premier programme de recherches, et qui ont accepté avec
amitié de mêler aux nôtres des réflexions étayées par une longue
expérience de terrains différents, voire exotiques, introduisent
d’autres interrogations et conduisent à préciser des perspectives et
des contextes, les nôtres, sensiblement différents des leurs. L’examen
des variantes de ces objections possibles nous conduira vers une
conclusion.
Berardino Palumbo, à partir d’une situation complexe où, en
particulier, la reconnaissance d’un patrimoine monumental restauré
(le baroque du Val de Noto) vient croiser le refus d’une campagne de
prospection pétrolière américaine dans le sud-est de la Sicile, attire
notre attention sur le contraste des réactions locales face au surclas-
sement patrimonial. Dans les communes intéressées par la production
de l’image culturelle se développe une adhésion qui voit converger
trois types de population et autant d’intérêts, de raisons et de manières

80
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

d’agir : les meneurs politiques locaux qui ont su nouer des alliances
efficaces pour obtenir le classement, les petits entrepreneurs qui ont
immédiatement organisé le marché immobilier et touristique induit
par cette promotion d’image, et les jeunes éduqués, les nouveaux
habitants, les résidents secondaires étrangers, les émigrés de retour
qui s’approprient intimement la « beauté » du patrimoine désigné à
l’attention du monde. Au fond, la notion d’émotion patrimoniale, telle
que nous l’avons définie dans les pages qui précèdent, ne concernerait
que cette minorité active qui s’identifie à travers la nouvelle valeur
et qui descend dans la rue pour manifester contre l’« agression » par
la compagnie pétrolière américaine d’un paysage culturel reconnu
comme unique. En revanche, dans une commune que Palumbo
connaît bien pour y avoir conduit une longue enquête, le nouveau
pouvoir municipal a organisé une prise de distance systématique à
l’égard du classement Unesco, dissolvant cette irruption de la valeur
patrimoniale mondialisée dans les très anciens conflits qui organisent
l’espace politique local en « parti » et « contreparti ». L’analyse est
précieuse car elle met d’une part l’accent sur le registre mal connu
du refus de la conversion patrimoniale exogène et d’autre part
débouche sur une hypothèse proposant d’identifier avec une certaine
précision sociologique la petite partie de la population qui s’empare
du Patrimoine mondial – et du rapport esthétique au monde qui le
nimbe – comme d’un bien propre. Cette minorité d’avant-garde,
réceptive aux valeurs universellement promues « pour l’amour de
l’humanité », ouvrirait le pays à une mutation culturelle profonde
que soutiennent sur place des alliés économiques et politiques aux
intentions moins idéales mais qui ne manquent pas de reprendre la
rhétorique de la conversion patrimoniale, sésame actuel d’une voie
vers la modernisation.
Par un chemin un peu différent, David Berliner en vient à éclairer
lui aussi les résistances à une injonction patrimoniale venue d’en haut.
L’inscription par l’Unesco de Luang Prabang, capitale royale et reli-
gieuse du Laos, sur la Liste du patrimoine mondial est tout à fait
emblématique de la sollicitude appliquée à un site historique d’un
pays du Sud. Ce surclassement détermine l’arrivée d’une nuée d’inter-
venants internationaux financés par des agences européennes et
asiatiques ; souvent architectes de formation, ils développent un plan
de sauvegarde du centre historique. Le socle idéologique de leur
action est la « nostalgie » pour la ville des temples et des édifices
coloniaux, en train de disparaître devant le « monde moderne »

81
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

incarné contradictoirement par l’ignorance autochtone de la valeur


du passé et par l’avidité envahissante de l’industrie touristique qui
vient ici exploiter l’exotisme. Toutes les nuances de la valeur patri-
moniale organisent les discours justificatifs des intervenants portés
par une bonne conscience sans faille, teintée, en outre, de la convic-
tion morale d’agir pour un pays pauvre dans un souci humanitaire.
Or, dès que l’ethnographe change de perspective en explicitant le
point de vue des habitants, le tableau s’inverse et, pour faire bref, la
sollicitude devient contrainte, la sauvegarde dépossession et la pro-
motion invasion menaçante pour la culture locale. La majorité des
habitants en vient à considérer que le classement prestigieux conduit
à les priver de ressources et à bloquer le développement. Certes, la
notion de valeur des monuments et des pratiques « immatérielles »
venus du passé est présente chez les élites intellectuelles laotiennes
mais elles souhaitent en maîtriser la connaissance et la transmission.
Deux points clés, liés à la perpétuation évolutive des sociétés locales,
dont on a l’impression qu’ils perdent tout sens d’être réduits à des
techniques d’inventaire, de conservation et de restauration65 . Dans
une sorte de flash back historique saisissant, David Berliner nous met
devant les yeux ce qui s’est produit il y a presque deux siècles en
Europe occidentale, lorsque la création des catégories monumentales
s’imposait, au nom de la nation, à des populations jugées ignorantes
mais qui, généralement, n’avaient aucun moyen de résister à l’expul-
sion ou au très modeste rachat. À l’inverse, de nos jours à Luang
Prabang s’exprime une réticence : la contrariété antipatrimoniale est
sensible dans des discours, des images, des comportements qui disent
la lassitude d’être dépossédé, qui plus est par des étrangers. Mais elle
ne prend pas, pour l’instant, la forme d’un mouvement organisé ou
spontané de rejet.
Défenseur d’un déplacement de point de vue plus radical encore,
Michael Herzfeld a centré son propos sur la catégorie d’« émotion
collective » qui lui semble mécaniquement liée à la dépossession des
individus et des communautés absorbés par la logique dominante de
l’État. Celui-ci, comme nous l’avons détaillé, a constitué le patrimoine
comme mainmise de ses idéologues et de ses bureaucrates sur les

65. Sur ce point de la transmission, voir les réflexions François Chappé (2010), met en évidence la « crise de
proposées et rassemblées par Nicolas Adell et Yves l’expert » dans le nouveau contexte local de l’appro-
Pourcher (2011), et aussi par Jean-Yves Andrieux priation patrimoniale.
(2011). L’ouvrage posthume d’un historien engagé,

82
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

biens culturels locaux dont il s’empare juridiquement et symbolique-


ment en les désignant comme réceptacles et incarnations de la trans-
cendance nationale. On pourrait comprendre alors les émotions que
ces monuments suscitent chez leurs habitants comme un langage
induit qui, loin de l’effervescence collective chère à Émile Durkheim
– et dont Herzfeld pense qu’elle est illusoire et dangereuse –, relèverait
plutôt d’une « expression obligatoire des sentiments », d’inspiration
plus maussienne, dans laquelle la théâtralité serait le signe de
l’inauthentique, et même d’une forme subtile de « servitude volon-
taire » ou d’aliénation. Il n’en reste pas moins que les engagements
des personnes ordinaires pour des objets qui cristallisent le patrio-
tisme local, en Crète par exemple, sont évidemment chargés d’émo-
tions que l’on peut reconnaître comme patrimoniales… Ce qui ravive
le scepticisme du chercheur quant à la possibilité de préciser le fon-
dement et la signification de toute émotion collective.

Ces terrains comparatifs, et les propositions analytiques et théoriques


qu’ils suscitent, nous amènent pour finir à souligner deux dimensions
tout à fait essentielles de ce grand chantier des émotions patrimoniales.
La première concerne l’indétermination apparente et l’orientation
instable de toute expérience émotionnelle liée au patrimoine – point
sur lequel met le doigt Michael Herzfeld. La seconde tente d’éclairer
le passage et le trajet circulaire de l’émotion à la mobilisation et à la
militance en interrogeant la spécificité possible des causes patrimo-
niales au sein de la déroutante variété des mouvements sociaux.
Nous fîmes collectivement l’expérience de l’embarras devant
l’objet « émotions patrimoniales » au cours d’une journée d’étude
qui rassemblait les chercheurs et des représentants de l’administra-
tion centrale du ministère de la Culture. À l’écoute des résultats de
nos enquêtes, un représentant éminent de l’administration concluait :
au fond, il y a deux types d’émotions, les positives et les négatives.
Dans les premières, il classait la mobilisation internationale des
jeunes, ici analysée par Anna Iuso, pour sauver la bibliothèque de
Florence inondée en 1966, mais aussi l’indignation devant la des-
truction des bouddhas de Bâmiyân, présentée par Pierre Centlivres,
et la mobilisation pour la replantation du parc de Versailles, mis à
bas par la tempête de 1999, que Véronique Dassié a étudiée. Dans
les secondes, les négatives, il enrôlait sans hésitation la révolte contre
la dérestauration de Saint-Sernin de Toulouse et contre l’aména-
gement du site de Carnac, présentées par Bérénice Waty, mais aussi

83
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

la critique, explicitée par Jean-Pierre Piniès, des habitants de Ville­


neuve-lez-Avignon face à la complète restauration – et donc à la
fermeture – de la Chartreuse66. On saisit bien la logique de ce point
de vue manichéen : sont admissibles, car correctes politiquement,
les émotions qui vont dans le sens de l’intervention patrimoniale
d’État, sont critiquables – comme ignorantes, manipulées et inté-
ressées – celles qui expriment une distance voire une résistance aux
raisons solidement informées de l’intervention patrimoniale homo-
loguée. Le problème est évidemment que rares sont les situations
qui se prêtent à un tri aussi simplificateur. La lutte contre la déres-
tauration de Saint-Sernin exprimait par exemple l’attachement à
un monument historique dans la forme où la restauration par l’État,
représenté par Viollet-le-Duc, l’avait remis aux Toulousains en 1860.
En dérestaurant, l’État se contredisait et, surtout, admettait le
caractère relatif de toute restauration – ce qui, aux yeux des résis-
tants, retirait toute nécessité à l’intervention projetée. Mais, plus
généralement encore, les émotions dites « négatives » partagent avec
les émotions légitimes les mêmes références à la valeur du passé
local, le même amour pour les monuments, les objets et les pratiques
sources d’un plaisir identitaire, le même désir de défendre un bien
culturel commun. On peut même affirmer avec François Gasnault,
à propos de l’« affaire du fichier juif », que l’émotion collective qui
s’est dressée contre des pratiques éprouvées de l’administration
préludait à une transformation radicale de la relation du public au
document qui a fait évoluer les pratiques de l’institution archivis-
tique. De plus, au sein de la situation qui semble représenter la
forme canonique de l’émotion positive – celle qui repose sur la
déploration collective devant une catastrophe – il était presque
gênant pour la doctrine patrimoniale officielle de constater avec
les ethnologues que les raisons de l’attachement populaire s’enraci-
naient dans des usages tout à fait profanes du monument – où l’on
se rendait en promenade, où l’on avait passé le conseil de révision,
où l’on se faisait photographier pour les mariages comme c’était le
cas à Lunéville (Tornatore & Barbe 2011) et à Carcassonne (Amiel
& Piniès 2010). Autant de façons de faire qui, en fait, ne rabaissaient
pas la grandeur monumentale – comme le concluait un regard
superficiel – mais au contraire l’utilisaient pour solenniser la coutume

66. Ces études figurent dans la bibliographie finale au nom de leurs auteurs.

84
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

et son souvenir, entérinant donc l’éminence de sa valeur. Le très


large éventail des situations de crise que nous avons étudiées
démontre plutôt l’émergence vers les années 1960, au moment où
s’ouvre l’âge patrimonial, d’une arène où toute décision à l’égard
du passé objectivé est susceptible d’ouvrir un débat dans lequel
l’autorité experte n’a plus nécessairement la prééminence. Bien
évidemment, celui-ci, comme tout débat public sur un bien public,
fait entrer en jeu le capital et les intérêts des protagonistes au point
que toute affaire patrimoniale est, comme nous l’avons suggéré pour
Saint-Vincent à Carcassonne, un moment de cristallisation riche
en reclassements paradoxaux et un poste d’observation idéal des
passions et des actions politiques. C’est aujourd’hui une évidence
admise que le patrimoine est un des lieux où le politique local
reprend en main sa puissance de décision tout en prenant le risque
d’affronter, au nom des mêmes valeurs, des contre-pouvoirs critiques
dont nous avons pu mesurer la pugnacité.
Mais alors, que penser des solides ethnographies qui décèlent dans
les politiques patrimoniales une des formes modernes les plus insi-
dieuses de contrainte des corps, d’assujettissement des consciences,
de marchandisation de l’espace et de domestication des émotions ?
La première réponse pointe le doigt vers le mouvement même de
l’histoire. En Europe occidentale et en Amérique du Nord, la poli-
tique monumentale fut, nous l’avons abondamment évoqué au début
de cette introduction, un acte étatique régalien explicitement lié à
la construction nationale, et donc disponible pour la dérive natio-
naliste et chauvine qui trace une frontière étanche entre les élus et
les exclus de l’identité monumentale – formule qui connut une appli-
cation brutale dans les mondes totalitaires. Sous une forme généra-
lement adoucie, cette situation vaut aujourd’hui pour la plus grande
partie du monde où le modèle de l’État-nation s’est récemment
multiplié. Il vaut aussi, avec quelques variantes, pour les empires
– je pense à la Chine qui investit beaucoup dans l’exaltation patri-
moniale de son unité bâtie à partir du multiple. Et également, étrange
paradoxe, pour les organisations mondiales où s’élaborent les doc-
trines universelles de la valeur patrimoniale. Ne sont-elles pas prises
au piège de la condescendance quand elles se mêlent, avec le soutien
des États, de l’imposition de « bonnes pratiques » selon une logique
parfois dénoncée comme néocoloniale, puisqu’elle tend à figer les
apparences du monde local en le protégeant de l’exploitation mer-
cantile tout en proclamant des palmarès qui attirent les touristes

85
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

nomades et transforment en chaque lieu célébré l’économie et les


manières d’être ensemble ? Le passage dans l’âge patrimonial, dont
la France présente un exemple particulièrement fertile, objet même
de ce livre, n’intéresse que quelques sociétés post-nationales avec,
cependant, deux très importants corollaires. D’abord la distance à
la nation est loin d’être acquise puisqu’une très forte nostalgie se
manifeste de façon chronique, par la voix de partis politiques de
moins en moins minoritaires en Europe, pour un recentrement du
patrimoine autour de cette référence qui, dans le monde, domine
les politiques patrimoniales étatiques. Ensuite, ce modèle patrimo-
nial particulier a influencé très fortement l’Unesco au point de se
heurter à des conceptions antagonistes dont la Convention du patri-
moine culturel immatériel me semble la parfaite expression (Fabre,
à paraître). Par conséquent, dans la plupart des pays du monde,
l’injonction patrimoniale à l’occidentale est susceptible d’être utilisée
comme un nouvel instrument de domination à moins d’être locale-
ment appropriée et transformée comme le fut peu à peu, en Occident,
au cours du dernier siècle, l’injonction monumentale nationale. Dans
cette optique, les émotions patrimoniales, telles que nous les avons
saisies à la fois comme des attachements diffus aux traces présentes
d’un passé sensible et comme des engagements résolus au nom d’une
« histoire à soi », peuvent paraître très exotiques. Elles pourraient ne
pas évoquer grand-chose à nos collègues sur le terrain – en Thaïlande
aujourd’hui, dans la Sicile fin-de-siècle ou dans la Crète des années
1980 –, et pourtant une force émotionnelle porte en chacun de ces
lieux les discours engrenés de l’adhésion et de la prise de distance.
En attendant de voir dans quels sens changent ces mondes.
Cette réflexion nous conduit vers le deuxième élément de réponse
qui rejoint notre point de départ et referme la boucle. Il porte sur le
choix du mot « émotion » pour désigner l’objet de nos enquêtes. C’est
bien parce que ce terme, restreint au sens psychologique, renvoie
aujourd’hui à une expérience naturelle, isolée de tout contexte, de
toute intention et de toute signification que nous avions dès le départ
choisi de l’entendre dans son acception classique qui le lie à la mise
en mouvement collective, à la mobilisation voire à l’émeute. Je sais
bien que la pratique d’une anthropologie sociale sans société où les
« facultés de l’âme » – imagination, émotions, passions, cognition,
pensée –, soumises à la réduction abstraite d’expériences de labora-
toire, semblent exister et agir pour elles-mêmes, est aujourd’hui à la
mode. Je lui préfère une approche plus attentive à la création de

86
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

situations, d’actions et d’institutions qui articulent, non sans polé-


mique, des collectifs et des productions signifiantes. Les études qui
suivent et toutes celles que le programme « émotions patrimoniales »
a suscitées apportent donc des matériaux neufs à la réflexion classique
sur les mouvements sociaux67. Nous voyons à l’œuvre aussi bien la
construction de minorités actives, très liées au charisme de leur ins-
pirateur, que le déploiement sur la scène patrimoniale du capital
organisationnel formé dans d’autres luttes, plus institutionnelles. Nous
saisissons l’alliance entre le moment solidaire du coude à coude et le
moment médiatique de la diffusion des mots et des images que l’usage
d’internet a décuplée au point qu’une émotion patrimoniale peut
reposer essentiellement sur l’activation de ses réseaux. Nous interro-
geons aussi la question capitale du tempo émotionnel et celle, liée, du
caractère éphémère ou durable des collectifs militants. Sur ce point,
l’approche de la mobilisation pour la bibliothèque de Florence est
stimulante puisqu’elle met l’accent sur l’exemplarité de cette brève
épreuve collective et suggère la construction d’une sorte de chaîne
des émotions patrimoniales qui stabiliserait cette épreuve comme
moment-clé de la conscience culturelle.
De tout cela monte une certaine idée générale de l’anthropologie.
Au fond, sur son terrain l’ethnographe ne vient pas étudier l’organi-
sation de la parenté, de la religion ou du pouvoir, moins encore les
classifications ou les techniques. S’il veut sortir des carcans descriptifs
que sa discipline lui impose au gré des modes dominantes, il doit se
saisir avant tout des raisons qui préoccupent ses hôtes, suscitent chez
eux des délibérations infinies, les empêchent de dormir, les occupent
jusqu’à la fatigue, les font sortir de leurs gonds, parfois jusqu’à la
colère et la violence, bref mobilisent leurs émotions et leurs passions.
L’âge patrimonial a ouvert, sans parvenir à le baliser, un monde à
ces investissements personnels et collectifs. On peut dire aujourd’hui
qu’en certaines circonstances les modernes que nous sommes se
révèlent prêts à s’engager envers et contre tout, à déployer une pano-
plie toujours plus riche de savoir-faire, à inventer des modes inédits
d’action pour assurer ou pour défendre le droit d’instaurer de nou-
velles présences sensibles du passé.

67. Un bilan très riche des façons de poser cette ques- 2006 ; Neveu 2005 ; Fillieule, Agrikolianski & Sommier
tion est tracé par Daniel Cefaï (2007). Cette somme 2010), ainsi que des propositions spécifiques de Jean-
ne dispense pas de la lecture d’autres synthèses Louis Tornatore (2007) à propos des engagements
utiles (Braud 1996 ; Lafargue 1998 ; Fillieule & Péchu patrimoniaux.

87
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

R ÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

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89
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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CENTLIVRES PIERRE, FABRE DANIEL Code du patrimoine et autres textes relatifs
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« Cahiers ». de la Touraine du Sud, Paris,
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CHAPPÉ FRANÇOIS, 2010
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

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ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

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ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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96
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION

QUATREMÈRE DE QUINCY THIESSE ANNE-MARIE, 1997


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QUATREMÈRE DE QUINCY la France ».
ANTOINE CHRYSOSTOME, 2012 [1796]
Letters to Miranda and Canova on the TILLY CHARLES, 1986
Abduction of Antiquities from Rome and La France conteste. De 1600 à nos jours,
Athens, Los Angeles, J. Paul Getty Museum Paris, Fayard, coll. « L’Espace du politique ».
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TORNATORE JEAN-LOUIS, 2004
RÉAU LOUIS, 1994 [1959] « Beau comme un haut-fourneau.
Histoire du vandalisme. Les monuments Sur le traitement en monument des restes
détruits de l’art français, Paris, industriels », L’Homme, n° 170,
Robert Laffont, coll. « Bouquins ». « Espèces d’objets », pp. 79-116.

RESTAURER LES RESTAURATIONS, 1981 TORNATORE JEAN-LOUIS, 2007


Actes du colloque organisé par la section « Les formes d’engagement dans l’activité
française de l’Icomos (Toulouse, 22-25 avril patrimoniale », in Vincent Meyer & Jacques
1980), Paris, Icomos, coll. « Les Cahiers de Walter (dir.), Formes de l’engagement et
la section française de l’Icomos ». espace public, Nancy, Presses
Disponible en ligne, http://openarchive. universitaires de Nancy, pp. 515-538.
icomos.org/244/[valide en mars 2013].
TORNATORE JEAN-LOUIS (dir.), 2010
RIGAMBERT CATHERINE, 1996 L’Invention de la Lorraine industrielle.
Le Droit de l’archéologie française, Quêtes de la reconnaissance, politiques
Paris, Picard. de la mémoire, actes de la journée d’étude
« Politiques de la mémoire et de la
ROUX EMMANUEL (DE) reconnaissance et sciences sociales :
& ROLAND-PIERRE PARINGAUD, 1999 le cas de la Lorraine industrielle »
Razzia sur l’art. Vols, pillages, recels à (Metz, 30 juin 2006), Riveneuve éditions,
travers le monde, Paris, Fayard. coll. « Actes académiques ».
SAUVAGE ANDRÉ & JEAN-YVES TORNATORE JEAN-LOUIS, 2011
DARTIGUENAVE, 1999 « Du patrimoine ethnologique au patrimoine
L’Incendie du Parlement de Bretagne. culturel immatériel : suivre la voie politique
La genèse et l’écho d’une catastrophe, de l’immatérialité culturelle », in Chiara
Rennes, Apogée. Bortolotto (dir.), Le Patrimoine culturel
immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie,
SZAMBIEN WERNER, TALENTI SIMONA
Paris, ministère de la Culture et de la
& YANNIS TSIOMIS, 2000
Communication/Éditions de la Maison des
Le Parlement de Bretagne. Naissance et
sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de
renaissance d’un palais, Marseille, Éditions
la France », série « Cahiers », pp. 213-232.
Parenthèses.

97
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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ministère de la Culture et de la
VINCENT-BUFFAULT ANNE, 1986
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Rivages, coll. « Rivages-histoire ».
Lahic » [en ligne], http://www.iiac.cnrs.fr/
lahic/les-carnets-du-lahic/ WAHNICH SOPHIE, 2009
Les Émotions, la Révolution française et le
TRAIMOND BERNARD, 2001
présent. Exercices pratiques de conscience
Une cause nationale : l’orthographe
historique, CNRS éditions.
française. Éloge de l’inconstance,
Paris, PUF, coll. « Ethnologies ». WALDEN SARAH, 2003
Outrage à la peinture. Ou comment peut la
TROM DANNY, 1997
restauration, violant l’image, détruire les
« Voir le paysage, enquêter sur le temps.
chefs-d’œuvre, Paris, Ivrea.
Narration du temps historique, engagement
dans l’action et rapport visuel au monde », WATY BÉRÉNICE, 2000
Politix, vol. 10, n° 39, « Se référer au « “L’Affaire des mirandes”. Les conflits
passé », pp. 86-108. autour de la dérestauration de Saint-
Sernin », rapport du Groupe de recherches
TROM DANNY, 1999
en ethnologie du Midi occitan à la Mission
« De la réfutation de l’effet NIMBY
du patrimoine ethnologique, ministère de
considérée comme une pratique militante.
la Culture et de la Communication, Paris.
Notes pour une approche pragmatique de
l’action revendicative », Revue française de WATY BÉRÉNICE, 2009
science politique, vol. 49, n° 1, pp. 31-50. « Saint-Sernin de Toulouse : la basilique de
Disponible en ligne, http://www.persee.fr/ la discorde », Livraisons d’histoire de
web/revues/home/prescript/article/ l’architecture, n° 17, « Émotions
rfsp_0035-2950_1999_num_49_1_395353 patrimoniales », pp. 73-91.
[valide en mars 2013].
WEBER EUGEN, 1983 [1976]
VEBLEN THORSTEIN, 1970 [1899] La Fin des terroirs. La modernisation de la
Théorie de la classe de loisir, Paris, France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des coll. « Nouvelles études historiques ».
sciences humaines »

VIEL CASTEL HORACE, 2005


Mémoires sur le règne de Napoléon III.
1851-1864, Paris, Robert Laffont,
coll. « Bouquins ».
I. Entre nation
et patrimoine :
les jeux de l’émotion
Qu’elle coïncide avec un État ou se réalise dans des communautés
dominées et plus restreintes, la nation en tant qu’ensemble identifié
des natifs, fut et demeure encore, dans la plupart des pays du monde,
le seul fondement politique et l’unique source de toute attribution de
valeur culturelle. L’émotion collective est son vecteur périodiquement
ravivé, généralement d’en haut. En Occident d’abord, l’essentiel de
son efficace tient à sa capacité d’incarnation dans les corps vivants
ou morts, dans les images et les œuvres d’art qui souvent les repré-
sentent, dans les monuments qui les héroïsent et les commémorent,
dans les sites qui les déploient en paysages familiers… Objets d’autant
plus vénérés qu’ils sont menacés du rapt, de la disparition et de la
destruction puisque l’état normal de ce monde est la confrontation
entre nations.
Frédéric Maguet

L’Angélus et La Joconde
Émotions racontées, provoquées, oubliées

Mis aux enchères en 1889, L’Angélus peint par Jean-François Millet


atteint une cote inédite pour un tableau moderne. Après diverses
péripéties, il part pour les États-Unis avant de revenir en France un
an plus tard. En 1911, La Joconde disparaît du Louvre. On découvre
très vite qu’il s’agit d’un vol et, au fil des jours, les chances de la
retrouver se font de plus en plus minces. Elle réapparaît deux ans
plus tard à Florence. À vingt-deux ans de distance, les aventures de
ces deux tableaux font les gorges chaudes des journalistes qui, en
même temps qu’ils en produisent la narration, construisent l’opinion
du public et transforment son horizon d’attente1 .
Récit d’une vente, récit d’un vol, ces deux histoires de disparition
mettent en scène des émotions et cherchent à en susciter de semblables.
Toutes deux ont trait à des circonstances exceptionnelles concernant
une œuvre d’art à un moment très particulier de son existence sociale,
moment dans lequel, bien que pour des raisons différentes, le récit
dramatique peut se déployer avec le maximum d’efficacité et étendre
la notoriété de l’œuvre à un public très large.

1. Du point de vue de l’horizon d’attente, le vol de La romanesque : en 1905 en effet, La Joconde avait déjà
Joconde constitue un cas d’école en laissant voir à été volée… par Arsène Lupin, le personnage de
quel point le récit médiatique peut faire écho au récit Gaston Leroux !

101
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

La vente de L’Angélus.
« Rien ne saurait donner une idée
du délire qui s’empare alors du public. »
Le premier juillet 1889, L’Angélus est présenté comme la pièce maî-
tresse de la vente Secrétan2 . Le catalogue désigne le tableau comme
« le plus beau de l’école moderne et […] certainement le chef-d’œuvre
de Jean-François Millet ». C’est Albert Wolff, journaliste de renom,
qui suit la vente pour Le Figaro. Le 2 juillet, sur un ton passionné, il
décrit l’événement mondain le plus médiatique du début de l’été.
L’article suit une progression dramatique qui culmine avec la scène
soigneusement préparée de l’apparition du tableau dans la salle des
ventes. Wolff fait immédiatement de l’événement quelque chose de
spectaculaire : « L’entrée publique est réservée à la foule qui fait la
queue depuis une heure, comme pour une représentation gratis. »
On attend un public nombreux :
Bientôt la longue galerie ne peut plus contenir les curieux ; ils se tiennent
aux portes qui donnent sur le jardin. Tout Paris est là et plusieurs députa-
tions de l’Amérique. Les marchands de tableaux belges sont mêlés en
nombre aux nôtres. Tous les grands et petits collectionneurs de Paris y sont
aussi, plus des mondains, beaucoup de dames et des artistes, des journa-
listes.

Commence alors la narration de la vente proprement dite, qui met


en parallèle l’échauffement des esprits et le climat estival :
Une température des tropiques quand le commissaire-priseur monte à son
bureau. Les amateurs sont chauffés à blanc et les marchands aussi. Et les
prix suivent la progression de la température qui monte à des degrés incal-
culables.

Mais il ne s’agit encore que d’escarmouches précédant la bataille


véritable (toute la page renvoie à un traitement martial de l’événe-
ment). L’Angélus est attendu mais il n’est toujours pas là :

2. Grand collectionneur, l’industriel Pierre-Eugène Secrétan (1836-1899) est ruiné en 1889 par l’effondrement
des cours du cuivre.

102
L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE

Dès maintenant il était à prévoir que L’Angélus dépasserait tout ce qu’on


avait rêvé et qu’il se livrerait autour de ce chef-d’œuvre une bataille sans
précédent dans l’histoire des tableaux, comme on n’en avait jamais vu et
telle qu’on n’en reverra plus de sitôt. […] Les trois quarts des personnes
présentes sont évidemment venues pour L’Angélus. On applaudit à quelques
adjudications, mais du bout des doigts seulement, car on se réserve pour la
grande page attendue depuis trois heures, et on commence à trouver qu’elle
tarde bien à venir3.

L’apparition du tableau est soudaine, et le récit insiste sur l’ampli-


fication immédiate de l’émotion que produit sa présence :
Jusqu’alors on était assis ; à présent, toute la salle est debout, avec une émotion
visible de ce qui va se passer. En une minute, L’Angélus est à 300 000 francs ;
poussé, d’un côté, par deux groupes américains, dont l’un représente la Cor-
coran Gallery, et l’autre l’American Artistic Association ; du côté français,
M. Georges Petit pousse les enchères pour M. Antonin Proust, très pâle
d’émotion sous la responsabilité qu’il va endosser. Chaque fois que L’Angélus
atteint cent mille francs de plus, les applaudissements éclatent.

Antonin Proust est le commissaire de l’Exposition universelle de


1889. Personnalité de premier plan dans le monde des arts, sa pré-
sence à la vente Secrétan est interprétée comme une marque de
l’importance que le gouvernement français accorde à L’Angélus 4 . Le
texte de Wolff adopte un ton épique, mettant en scène concomitam-
ment un objet sacralisé (L’Angélus est nettement distingué des autres
lots de la vente) et un héros représentant la communauté nationale :

3. Depuis la mort du peintre (1875) puis la publication l’achète 38 000 francs. En 1881, lors de la vente
de sa biographie par Alfred Sensier (1881), la faveur Wilson, Secrétan l’achète 160 000 francs, il le revend
du public pour les œuvres de Jean-François Millet n’a pour 200 000 francs la même année à la galerie
cessé de croître et leur cote de grimper. L’itinéraire Georges Petit pour le racheter aussitôt après
de L’Angélus est révélateur à cet égard. Millet le peint 300 000 francs. En 1887, il le prête à l’École nationale
entre 1855 et 1857 en réponse à la commande d’un des beaux-arts pour l’exposition rétrospective des
Américain, Thomas J. Appleton ; celui-ci ne viendra œuvres de Millet qu’elle organise quai Malaquais.
jamais chercher le tableau mais le souvenir de cet 4. Ami d’Édouard Manet, Proust est d’abord un peintre,
épisode n’est peut-être pas étranger à l’intérêt de ses avant de devenir journaliste puis député républicain
compatriotes lors de la vente Secrétan. Quoi qu’il en des Deux-Sèvres, secrétaire de Léon Gambetta et
soit, Millet vend L’Angélus au baron Papeleu en 1859 fondateur du journal La République ; il est ensuite
pour la somme de 1 000 francs. Après être passé entre ministre des Beaux-Arts en 1881, président de l’Union
plusieurs mains, le tableau est acquis dix ans plus tard centrale des arts décoratifs en 1882, et enfin commis-
par la galerie Durand-Ruel pour la somme de saire général des Beaux-Arts en 1888.
30 000 francs. En 1872, un Bruxellois, John J. Wilson,

103
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

On ne peut se faire une idée de la passion qui s’empare maintenant des


esprits. Il n’y a plus de secret car M. Antonin Proust, entraîné lui-même par
l’émotion, est sorti de la réserve et pousse directement les enchères. On
prévoit que c’est pour le compte de l’État, si, dès ce moment-là, le senti-
ment patriotique se mêle de la partie. Personne n’est plus à sa place. On se
presse autour de M. Proust, qui fait mine d’abandonner la lutte, et on lui
crie : Bravo ! Ne vous découragez pas ! Ne laissez pas partir L’Angélus ! Nous
vous aiderons. Si vous n’avez pas assez d’argent, nous nous cotiserons.
Cinq cent cinquante mille francs ! murmure enfin M. Proust d’une voix
étranglée par l’émotion. Cinq cent cinquante deux, riposte le groupe amé-
ricain. Cinq cent cinquante trois ! dit M. Proust. Un long silence, le marteau
est levé, il s’abat : L’Angélus reste à la France. Rien ne saurait donner une
idée du délire qui s’empare alors du public ; on entoure M. Proust, on lui
serre les mains avec effusion. La vente est positivement interrompue pen-
dant un moment. Du fond de la salle, enjambant les barrières et les chaises,
le public arrive pour complimenter le représentant de l’État.

Le camp adverse n’est pas en reste. Le public américain est lui


aussi invité à partager le récit d’une émotion épique :
Rien ne peut décrire la frénésie, la passion de cet instant. Si, peut-être, une
image pourrait l’évoquer : la vision d’une table de jeu à Monte-Carlo
lorsqu’un joueur chanceux fait sauter la banque. La moitié du public au
moins vient de Yankeeland. M. Knoelder est assis au premier rang avec la
Corcoran Art Gallery, et très vite le bruit court que ces messieurs sont arri-
vés par train spécial pour emporter L’Angélus. L’American Art Association
dispose également, dans la même intention, d’une machine prête au départ,
et les Français toisent ces ingénus souriants avec des froncements de sour-
cils meurtriers. Puis vient L’Angélus ; les Français disent très distinctement :
« Adieu », et toutes les personnes présentes dans la salle se précipitent au
premier rang. Monsieur Proust entre sur le champ de bataille, faisant avan-
cer et monter les enchères de sa propre voix. Les enchérisseurs ont des
mines de colère et de défi. Les femmes brisent leur éventail et les hommes
jettent leur chapeau en l’air, puis le marteau s’abat 5.

La France l’emporte donc mais, dans les semaines qui suivent, le


récit se poursuit en prenant la forme d’un feuilleton car Antonin
Proust ne dispose pas de la totalité de la somme d’adjudication ; pour
que L’Angélus reste en France, il lui faut réunir pour de bon les

5. New York Times, 11 août 1889 (ma traduction).

104
L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE

553 000 francs. Des solutions sont évoquées : il est question de faire


appel à la Chambre pour débloquer des crédits d’État ou ­d’ouvrir
une souscription publique dans les journaux ; aucune de ces idées
n’ira à son terme. La souscription semble bien partie, mais une actua-
lité dramatique vient mettre un terme à cette initiative : le surlende-
main de la vente, une explosion de grisou a lieu dans une mine près
de Saint-Étienne, deux cents dix-sept ouvriers sont tués, cinquante
sont blessés. La souscription ouverte par Le Temps a désormais pour
objet d’apporter une aide aux familles des victimes, l’intérêt pour
L’Angélus passant au second plan. Dans les deux semaines qui suivent,
seuls quelques entrefilets informent le public de la fin de la vente et
des tentatives entreprises pour réunir la somme nécessaire à l’acqui-
sition du tableau. Le 17 enfin, à bout de ressources, Antonin Proust
publie un message de défaite :
Ce sont eux qui vont posséder ce symbole de notre vieille Europe où le
travail est glorifié sous sa forme la plus rude, avec la foi religieuse et traduite
dans sa ferveur la plus naïve. […] Quand L’Angélus nous a été adjugé au
milieu d’une véritable explosion de patriotisme – sur ce point on n’a rien
exagéré – les Américains sont venus séance tenante nous déclarer qu’ils
s’étaient arrêtés par égard pour la France ; mais qu’ils demandaient, dans le
cas où l’État français ne deviendrait pas propriétaire de L’Angélus, que la
toile leur fût cédée au prix d’adjudication. Je leur adresse aujourd’hui, au
nom de mes amis et au mien, l’expression de mes plus vifs remerciements
pour cet acte de courtoisie, et je les avise que L’Angélus est la propriété de
l’American Art Association.

Dès lors, les journaux français se désintéressent totalement de


L’Angélus, c’est dans la presse américaine qu’on peut trouver un récit
de son périple. Le tableau arrive à New York le 12 octobre 1889. Du
16 novembre au 12 janvier 1890, il est présenté au public new-yorkais
dans l’exposition consacrée au sculpteur animalier Antoine-Louis
Barye, un ami de Millet fort apprécié des Américains6. Par la suite,
L’Angélus est exposé dans plusieurs villes américaines, notamment
Buffalo et Chicago.
Au terme de ce parcours, il revient en France. Un an après la vente,
les Américains se trouvent en effet à leur tour dans l’impossibilité de

6. L’exposition a pour objectif de réunir des fonds en mémoire de Barye, monument qui finira par être érigé
vue de financer la réalisation d’un monument à la à Paris, à l’extrémité de l’île de la Cité

105
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

conserver L’Angélus. Lors de son entrée aux États-Unis, les douanes


avaient accepté de ne pas percevoir de taxes mais, en 1890, l’Ameri-
can Art Association, se voyant réclamer une somme dont elle ne peut
s’acquitter, revend L’Angélus pour 800 000 francs à Alfred Chauchard,
le richissime fondateur des Magasins du Louvre7. Autant le départ
du tableau avait provoqué une très forte émotion, autant son retour
en France passe quasiment inaperçu. Quelques entrefilets dans les
journaux en font état, le plus souvent sur le registre de l’anecdote (un
« entrepreneur indélicat » est surpris à exhiber un Angélus de « retour
d’Amérique » qui se révèle être un faux), mais on ne trouve rien de
comparable à l’émotion suscitée par la vente. Le dénouement de cette
aventure est donc marqué par un total épuisement : épuisement des
acteurs en compétition pour la possession du tableau, mais aussi
épuisement du récit et de l’intérêt du public.
En attendant, l’été 1889 aura été le moment de l’émotion collective
racontée et celui d’un unanimisme de l’opinion. Que Millet puisse ne
pas être le plus grand peintre du siècle et que L’Angélus ne soit pas son
chef-d’œuvre insurpassable sont alors pour un temps des positions
inaudibles. Plusieurs mois s’écouleront avant qu’elles puissent s’exprimer
dans la presse. Début 1890, la livraison annuelle de L’Artiste tire le bilan
d’une année d’actualités dans le champ artistique. La vente Secrétan
y est traitée comme un événement majeur eu égard à l’ampleur de son
catalogue, mais concernant L’Angélus le compte rendu signé par
Alphonse de Calonne adopte un ton singulièrement désenchanté :
Millet fut sans doute un peintre exquis de la vie et de la poésie rustique,
mais il lui a manqué certaines qualités de correction, de coloris, de transpa-
rence dans les chairs, sans lesquelles on peut être un poète élégiaque et
demeurer pourtant, en tant que peintre, un artiste de deuxième ordre. […]
Le prix qu’on donne d’une peinture n’est pas une preuve de sa valeur. Les
particuliers sont libres de faire, par vanité, toutes les folies du monde ; l’État
n’a pas cette licence. Les gens éclairés et très connaisseurs en matière d’art
se demanderont quel exemple et quel enseignement ce tableau ajoutera
aux galeries du Louvre, qui contiennent déjà tant de peintures de second
ordre. Il leur sera permis également de rapprocher les chiffres des enchères
et de s’étonner qu’un méchant tableau de Couture ait pu être payé le double
d’un chef-d’œuvre d’Ingres. L’Œdipe pourtant vaut bien trois millions
puisque L’Angélus vaut plus de cinq cent mille francs. (Calonne 1889 : 25-31.)

7. Chauchard fera par la suite un legs important aux musées nationaux, c’est ainsi que L’Angélus entrera dans
les collections publiques françaises en 1909.

106
L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE

Une fois l’euphorie retombée, la critique s’empare du peintre, de


son tableau et du prix atteint par ce dernier, qu’on estime désormais
injustifié. Ce prix fait sensation, il donne matière à scandale comme
étant déraisonnable pour un tableau moderne et comme constituant
un gâchis de l’argent public. Pour ceux qui continuent de vouer une
admiration à Millet et à son œuvre, il est en outre le signe de la
dégradation de cette œuvre dans la vulgarité représentée par la pro-
duction massive d’avatars domestiques qui voient le jour dès 1889.
En 1921, dans sa célèbre biographie du peintre, Étienne Moreau-
Nélaton estimera que :
Son image, vulgarisée par la photographie et les chromos, circulait par
toute la France et peuplait les plus humbles chaumières. Imprimée au fond
d’une assiette, tissée dans la trame d’un tapis ou brodée sur un rideau de
vitrage, elle faisait fortune grâce à la pathétique éloquence du demi-million
dont elle propageait l’emblème. (Moreau-Nélaton 1921 : t. 3, 120.)

Sur le fond, Moreau-Nélaton frappe juste : c’est bien le prix atteint


par le tableau qui a, sur le moment, suscité les passions, alimenté le
suspens, été le moteur de l’aventure américaine. En revanche, on ne
peut réduire comme il le fait la faveur qu’a connue la reproduction
de L’Angélus à un effet de mode directement induit par une fascination
pour le scandale causé par son prix : les avatars domestiques restent
en vogue dans les milieux populaires, en France comme aux États-
Unis, jusque dans les années 1960, alors que la mémoire du scandale
initial est depuis longtemps perdue. La vente constitue le moment
inaugural d’un mode d’existence de l’image qui se déploie sur deux
plans distincts : celui du tableau original et celui de sa reproduction
sur des supports familiers à usage domestique. Le premier ressortit
au registre de la sacralité, de la distance, et l’entrée du tableau au
Louvre en 1909 efface la tache temporaire que constitue la vente. Le
second suppose une appropriation inter-individuelle, il maintient
l’image dans la zone du proche, voire de l’intime, et donne à L’Angélus
cette présence obsédante plus tard décrite par Salvador Dalí :
J’aperçois dans un petit étalage un service à café complet, en porcelaine,
dont chaque tasse est ornée d’une reproduction en couleurs, inscrite dans
un halo, de L’Angélus. J’en reçois un choc considérable, la répétition du
thème faisant prendre à l’image obsédante un caractère de stéréotypie
atroce et bouleversant. Les petits Angélus de Millet répétés par deux fois sur

107
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

chacune des douze tasses (une fois de chaque côté) me semblent absolu-
ment irrésistibles et d’une telle violence irrationnelle que je dis à mes amis :
« C’est à devenir fou. » (Dalí 1963 : 59.)

Le vol de La Joconde.
« Celui-là, c’est une fortune. »
L’émotion suscitée par la vente de L’Angélus tient en un seul épisode
puisqu’il revient en France dans l’indifférence générale. L’émotion
liée à la disparition de La Joconde, au contraire, s’étend sur deux
périodes distinctes : le vol en 1911, le retour en 1913.
Au matin du 22 août 1911, La Joconde disparaît du Louvre. Le récit
donné le lendemain dans la presse est celui de la prise de conscience
progressive d’un fait a priori impossible. En même temps qu’ils
apprennent la nouvelle, les lecteurs partagent les tout premiers
moments de sa transmission. Comme pour la vente de L’Angélus, le
récit procède par amplification ; mais cette fois ce n’est pas la montée
en puissance d’une tension collective autour d’un événement attendu,
mais l’extension progressive du cercle des personnes concernées
confrontées à un événement incroyable. Le début du récit entraîne
les lecteurs au cœur du fonctionnement quotidien du musée :
Hier matin, à sept heures vingt, le brigadier Poupardin, qui venait de
prendre son service, constatait en traversant le grand Salon carré que
La Joconde avait disparu. Sa place, au centre du panneau qui fait face à celui
des Noces de Cana, était vide. Tout d’abord, le brigadier Poupardin ne s’en
émut point : « La Joconde, pensa-t-il, est sans doute à l’atelier de photogra-
phie de M. Braun. On n’aura qu’à aller l’y chercher, tout à l’heure avant
l’ouverture du musée au public. » […] Mais le moment de l’ouverture du
musée approchait, les peintres autorisés à dresser leurs chevalets dans les
salles et à prendre des copies ou des vues arrivaient. L’un d’eux, M. Louis
Béroud, qui devait justement commencer hier un tableautin représentant le
Salon carré, remarqua tout de suite l’absence de La Joconde, et s’enquit
auprès du brigadier. Celui-ci se décida alors à envoyer le gardien des che-
valets à l’atelier de photographie pour y reprendre La Joconde. Mais
La Joconde n’y était pas ! Le gardien revint les mains vides, au grand ahuris-
sement du brigadier, de M. Louis Béroud et de tout le personnel des salles
du Louvre, où la nouvelle avait fait traînée de poudre8.

8. Le Figaro, 23 août 1911.

108
L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE

À partir de cette scène inaugurale, les lecteurs sont invités à suivre


le déroulement de la journée au cours de laquelle la transmission de
la nouvelle s’effectue à la fois verticalement – par la saisine des auto-
rités en remontant la voie hiérarchique – et horizontalement, par
l’extension à des cercles de publics de plus en plus larges. Parallèle-
ment, l’événement, d’un simple problème de tableau déplacé, prend
la forme d’une enquête, commencée comme une opération interne
au Louvre, pour très vite devenir une affaire d’État. Le récit de cette
extension, qui suppose un changement d’échelle, constitue un motif
puissant pour la mise en scène de l’émotion. Lorsque paraît ce premier
article, on a la preuve de la disparition, même si l’on peut encore
douter de la réalité du vol. Mais le récit puise sa force dans un retour
en arrière à un point zéro, le dernier moment d’innocence où le
brigadier Poupardin peut encore croire à un simple incident sans
conséquences. Se déploie à partir de là un cadrage progressif dont
la mise en place va durer plusieurs jours, et qui suppose de multiples
corrections (il ne s’agit pas d’un simple déplacement, il s’agit bien
d’un vol et non d’une mauvaise plaisanterie, l’itinéraire du voleur est
reconstitué, des responsables sont désignés, etc.). Le premier article
continue ainsi :
Le brigadier Poupardin alla aussitôt prévenir M. Galbrun, secrétaire agent
comptable de la Réunion des musées nationaux, qui courant au plus pressé,
fit fouiller tous les abords du Salon carré. Bientôt on retrouvait non
La Joconde, mais son cadre – le cadre en bois sculpté renaissance, donné il y
a quelques années par la comtesse de Béarn – et sa glace. Le voleur avait
abandonné ce poids inutile dans un petit escalier conduisant à la cour Vis-
conti, sur laquelle s’ouvrent les ateliers des moulages et d’où l’on sort par
une des portes donnant sur le quai du Louvre.

La liste des personnalités contactées suit une logique hiérarchique :


M. Galbrun se rend chez le conservateur qui assure l’intérim en
l’absence de Théophile Homolle, le directeur. Ce dernier, contacté
par télégramme, rentre de vacances précipitamment et prévient le
sous-secrétaire des Beaux-Arts ainsi que Louis Lépine, préfet de
police. Dès lors, l’affaire prend un tour plus radical :
À trois heures M. Lépine, accompagné de M. Hamard, directeur [de la
Sûreté], et de nombreux agents de la Sûreté, arrivait au musée. On fit éva-
cuer les salles, on ferma les portes du palais, on manda tout le personnel et

109
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

on l’interrogea, pendant que M. Hamard et ses agents fouillaient le Louvre


des caves aux combles.

Durant les jours qui suivent, la disparition de La Joconde est traitée


comme un feuilleton qui, dans l’attente d’indices crédibles, cherche
à entretenir l’intérêt du public. Dans les faits, l’enquête est au point
mort, les journaux ne peuvent alimenter leurs colonnes qu’avec des
suppositions et des commentaires. La recherche de responsables
devient rapidement un thème journalistique récurrent : faute de pou-
voir s’en prendre à un voleur introuvable, les chroniqueurs s’attaquent
à l’administration des Beaux-Arts, dénonçant des « négligences
funestes ». La presse reçoit ainsi les confidences d’« experts », parmi
eux un voleur belge qui, en mai 1911, avait dérobé au Louvre un
buste de femme qu’il avait vendu à Paris-Journal. Le buste était exposé
dans la vitrine du quotidien pour dénoncer l’incurie d’une adminis-
tration qui n’avait pas même signalé le vol. La piste d’un vol de ce
type est assez tôt évoquée, certains journaux protestant au contraire
du fait que nul n’irait s’amuser à voler un tableau aussi célèbre que
La Joconde. Au fil des jours, l’hypothèse d’une farce devient de plus
en plus improbable, mais la presse, comme la police, n’arrive pas à
déterminer un mobile. Le 13 septembre, Guillaume Apollinaire
comparaît devant la justice. Son secrétaire s’étant déjà illustré dans
des vols dans les musées, le jeune poète est un temps considéré comme
suspect avant d’être relâché. Le problème, pour la police comme pour
la presse, est qu’il n’existe aucune piste sérieuse.
En l’absence d’éléments nouveaux, les journaux reviennent sur les
épisodes de la première journée. Les journaux illustrés ne se conten-
tent pas de reproduire les photos des protagonistes, ils publient le
plan qui montre l’itinéraire supposé du voleur. Parallèlement, de
nouveaux détails sont évoqués :
À sept heures du matin, lundi, des maçons ont traversé le Salon carré, pour
aller travailler dans une partie du palais. L’un d’eux, frappé des dimensions
des Noces de Cana, émit la réflexion que ce tableau devait valoir beaucoup
d’argent. À quoi le maître maçon Picquet répondit, montrant La Joconde :
— Moins que celui-là, celui-là c’est une fortune. Or, une heure et demie plus
tard, il repassait dans le Salon en compagnie d’un seul de ses camarades.
La Joconde avait disparu9.

9. Le Figaro, 24 août 1911.

110
L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE

Ce passage condense plusieurs éléments essentiels à l’entretien du


récit : un retour sur le dernier moment d’innocence, cette fois non
plus du point de vue des gardiens mais de celui des ouvriers, un autre
récit de la disparition, également du point de vue des ouvriers, et
surtout une pédagogie à l’intention du public qui passe par un dia-
logue entre un maître maçon (nommé) et un simple ouvrier (ano-
nyme) : la valeur d’un tableau ne dépend pas de sa taille et « celui-là »
c’est « une fortune ».
Faute d’éléments nouveaux, et dans un contexte où l’actualité est
très légère (ce qui n’était pas le cas pour la vente de L’Angélus) les
journaux insistent, encore et encore, sur la singularité absolue de ce
tableau et sur la gravité de la perte. Le fait qu’il s’agisse d’un portrait
féminin favorise en outre une anthropomorphisation du tableau sur
le thème de la chère disparue ; c’est la tonalité qui marque les récits
de la réouverture du Louvre :
Le public s’en fut à notre grand musée national ainsi qu’après les funérailles
on fait à la famille endeuillée une visite de condoléance. En l’espèce il s’agit
bien d’un deuil ; les jours ont passé et la place de La Joconde est toujours
inoccupée ; entre une allégorie du Titien et une Vierge du Corrège il y a
quatre clous plantés, dans un papier de tenture défraîchi ; mais l’œuvre
adorable est absente, et ceux qui n’en gardent pas un souvenir assez précis
n’ont plus, pour réveiller leur mémoire, qu’à aller dans la salle voisine, où
les photographies de Monna Lisa [sic] sont affichées – et se vendent – en
tous formats, en feuilles, montées sur bristol et même sous verre10.

La Joconde retrouvée.
« Le sourire de Mona Lisa revivait à Florence. »
« Après tant de bruit, après tant d’efforts faits par la police pour décou-
vrir le voleur, le silence se fit et plus personne ne parla de Monna Lisa
[sic]. L’oubli dans lequel tombèrent le vol et l’œuvre même me poussa
à agir. » C’est le voleur lui-même qui s’exprime ainsi, ou que l’on fait
s’exprimer ainsi, dans Le Figaro du 13 décembre 1913. Paradoxale-
ment donc, c’est l’indifférence dans laquelle est tombée La Joconde, le
degré zéro de l’émotion, qui a permis sa réapparition.

10. Le Figaro, 30 août 1911.

111
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Deux ans et trois mois ont passé, la presse et le public se sont


résignés à la disparition définitive du tableau qui ne survit que par
les multiples reproductions et un nombre important d’interprétations
satiriques. C’est donc un nouvel épisode qui commence le 12 décembre
dans les journaux italiens, le lendemain dans les journaux français.
Dans un premier temps, ce nouveau récit présente une très forte
similitude formelle avec celui de la disparition : la réapparition suit,
elle aussi, une progression par cercles concentriques, d’un homme
seul au grand public. L’homme est Alfredo Geri, un marchand bien
connu à Florence, qui reçoit au soir du 10 décembre la visite d’un
homme prétendant se nommer Leonard et qui lui propose ni plus ni
moins que de lui vendre La Joconde. Un rendez-vous est pris pour le
lendemain à l’hôtel où loge Leonard ; Alfredo Geri s’y rend en com-
pagnie du commandeur Poggi, directeur du musée des Offices, qu’il
a immédiatement prévenu. Le moment de la rencontre est ainsi décrit
dans Le Figaro du 14 décembre :
Elle était, dit M. Geri, dans un coffret en bois blanc à double fond, dans
lequel on trouvait des vêtements usagés et de vieilles chaussures. Après
avoir enlevé tous ces objets d’une vue peu attrayante, il souleva le fond de
la boîte, où nous vîmes le tableau placé de façon qu’il ne pût subir aucune
détérioration au cours du voyage. D’ailleurs, Leonard avait pris ce coffret
avec lui en chemin de fer et le portait comme un trésor dont on est jaloux ;
il faut lui rendre justice sur ce point. À peine le tableau apparut-il à notre vue
que nous eûmes l’impression qu’il s’agissait bien de la peinture authentique
de Leonard de Vinci. Le sourire de Monna Lisa [sic] revivait à Florence.
Nous éprouvâmes une vive émotion et Leonard nous regardait fixement,
souriant complaisamment. On eût dit que c’était lui qui l’avait peint !

« Leonard », de son vrai nom Vincente Peruggia, est un peintre en


bâtiment établi à Paris et employé au Louvre durant l’été 1911.
Patriote exalté, il aurait volé La Joconde pour la rendre à son pays
d’origine et compenser ainsi les pillages napoléoniens. Ces diverses
incohérences11 sont relevées par les journaux qui prêtent à Peruggia
le propos suivant : « Le panneau peint par un grand Italien, libre de
son cadre, ne pouvait être que d’un poids léger pour un Italien. » La
chronologie est facile à retracer : le 8 décembre 1913, Peruggia quitte
Paris avec La Joconde, il prend contact avec Geri le 10, et le 11, Geri

11. Pour mémoire, La Joconde a été offerte par Léonard de Vinci à François Ier en 1509.

112
L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE

et Poggi emportent La Joconde aux Offices « pour l’examiner ». Le


commandeur Poggi avertit Corrado Ricci, directeur général des
Beaux-Arts et sans doute le plus grand historien d’art italien de son
temps. Ricci arrive à Florence le 12, procède, avec Poggi, à une
première expertise du tableau ; le soir même Perrugia est arrêté.
Prévenu par un coup de téléphone de Ricci, le ministre italien des
Beaux-Arts annonce la découverte à la Chambre qui interrompt sa
séance pour fêter la nouvelle, puis, le gouvernement italien prévient
l’ambassadeur de France. La Joconde rentre en France le 31 décembre.
Dans l’intervalle, elle est exposée à Florence, Rome et Milan, où elle
est vue par de très nombreux visiteurs.
La foule a encore afflué ce matin à la galerie des Offices pour admirer le
tableau de Léonard de Vinci. À l’heure actuelle, plus de quarante mille
visiteurs ont défilé devant ce chef-d’œuvre, mercredi, La Joconde sera expo-
sée au palais Vecchio ; jeudi et vendredi à la galerie des Offices12.

Le récit du périple italien adopte un ton digne, presque solennel ;


le retour en France, au contraire, tourne rapidement à la farce. À
trop vouloir entretenir l’émotion, la presse tombe dans le ridicule, et
la plume acide de Louis Latzarus s’en prend à la surenchère
médiatique13 :
Je me trouvais au milieu d’une centaine de personnes, il y avait quarante
journalistes environ, trente photographes, dix hommes d’équipe et vingt
inconnus qui se saluaient entre eux du nom de brigadier. De curieux, point,
je ne me souviens pas d’avoir vu une foule plus strictement professionnelle.
Les premiers wagons défilent. Dans le quatrième, voici un homme à la
moustache blanchissante, et qui a des yeux bleus forts étonnés. C’est
M. Leprieur, paraît-il, conservateur des peintures au musée du Louvre. Il
veut descendre. Descendre ! Quelle est cette folie ? Les photographes se
rangent sur une double ligne que M. Leprieur ne pourra forcer. Le magné-
sium flambe, et voici les trente premiers clichés de M. Leprieur. Mais où est
La Joconde ? Lorsque la fumée se dissipe, on aperçoit la caisse de La Joconde.
Ah ! la belle caisse brillante, luisante, étincelante, et ornée d’une poignée
d’or. Une caisse ? Allons, c’est une cassette, un coffret, un écrin. M. Leprieur
la porte du côté droit, et un inspecteur de la Sûreté générale du côté gauche.
Il fait deux pas, et aussitôt les ­photographes reconnaissent qu’ils doivent

12. Le Figaro, 16 décembre 1913. 13. Le Figaro, 1er janvier 1914.

113
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

fixer ce spectacle. Ils se reforment en bataillon ; l’un d’eux crie : — Une


minute, arrêtez une minute ! Docilement M. Leprieur s’arrête, et derrière
lui M. Pujalet et M. Valentino s’arrêtent aussi. Nul reporter n’a pu savoir
exactement ce qui se passa dans cette École des beaux-arts. L’automobile
ayant pénétré dans la cour, M. Leprieur sauta à terre avec une merveilleuse
agilité, et bondit dans le bureau du secrétaire, tenant sa caisse. La porte se
referma aussitôt et l’identification commença. Elle dura trois quarts
d’heure… À quatre heures moins le quart, M. Valentino sortit de la salle
d’identification, et proclama solennellement, devant les quarante journa-
listes et les trente photographes, que La Joconde rapportée par M. Leprieur
est la vraie et seule Joconde et qu’on allait la remettre dans son cadre. Pour
cette seconde opération, il fallut un quart d’heure, après quoi les photo-
graphes connurent une excellente minute. En effet, on leur apporta le
tableau et on leur permit de la photographier tout à leur aise. Ils ne s’en
privèrent pas, et ils photographièrent en même temps tous les personnages
qui l’avaient identifiée et qui se trouvaient, par hasard, groupés.
La Joconde regagne le Louvre le 4 janvier
après une exposition sans succès à l’École des beaux-arts.

Comme l’aventure américaine de L’Angélus, le feuilleton de La Joconde


s’achève par un épuisement du récit. Certes, il ne s’agit pas cette fois
d’une absence de témoignages marquant une indifférence, mais au
contraire d’un trop-plein : exagération de la curiosité journalistique
et surenchère de l’expertise, mais ce trop-plein finit par avoir raison
du sérieux qui convient à la mise en scène d’une émotion de perte puis
de retrouvailles. En fin de compte, indifférence ou bouffonnerie
signalent également la désacralisation du récit et de son objet.

Organisation des récits et notoriété des œuvres


En 1889, de nombreux facteurs convergent pour permettre à L’Angé-
lus de devenir une vedette : la peinture de Millet, peu appréciée du
vivant du peintre, est désormais largement acceptée, la célébration
des vertus paysannes fait contrepoint à la mise à l’honneur de
l’industrie et de la technique que constitue l’Exposition universelle,
en même temps qu’elle permet des interprétations qui conviennent
aussi bien à la gauche (le peuple en majesté) qu’à la droite (la tra-
dition catholique). L’Angélus est donc une œuvre d’art nationale mais
son thème, comme le traitement qu’en fait Millet, conviennent
également aux sensibilités agrariennes des États-Unis ; dans les

114
L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE

années qui précèdent la vente, les Américains ont d’ailleurs tenté à


plusieurs reprises d’acquérir le tableau 14 .
En 1911, La Joconde, œuvre d’art reconnue de longue date par les
amateurs, bénéficie depuis quelques années d’un nouvel auxiliaire
de choix : la photographie. Alors qu’auparavant les techniques dédiées
à la reproduction des tableaux demeuraient celles de l’estampe (le
feuilleton de L’Angélus était servi par la chromolithographie), La Joconde
popularisée est, à la veille de la Première Guerre mondiale, fille de
la photographie. Mis à part le cas de dessins délibérément caricatu-
raux, les reproductions du tableau disparu sont des photographies,
or la généralisation des procédés de reproduction photomécanique
tombe à point nommé car, comme l’a fort bien remarqué l’historien
d’art André Chastel, La Joconde est un tableau qui ne se prête pas à
la reproduction par l’estampe : ce sont les premières photographies
qui amorcent l’extension de sa carrière publique.
C’est donc à partir de conditions très favorables que les deux his-
toires vont se construire suivant des trames semblables : il s’agit de
deux récits de disparition comportant un élargissement progressif du
cercle des personnes concernées, jusqu’à inclure les lecteurs eux-
mêmes, et ce sont deux récits qui s’épuisent dans la phase de réappa-
rition de l’œuvre. Au niveau des motifs du récit, on repère, entre
l’histoire de L’Angélus et celle de La Joconde, autant de convergences
que d’oppositions.
Une liste des motifs qui opposent les deux récits est assez simple à
dresser. En premier lieu, on a affaire d’un côté à un tableau moderne,
sur la valeur duquel il est possible de débattre, et de l’autre à un
tableau ancien qui se situe au-delà de toute cotation marchande en
renvoyant à l’absolu d’un génie indiscutable. On doit noter également
l’opposition entre une œuvre purement française (même si elle a des
échos américains) et une œuvre dont l’origine italienne compte moins
que la valeur universelle. De là la différence entre le couple
France - États-Unis de L’Angélus et le couple France-Italie de La Joconde :
dans le premier cas, l’autre pays est le rival alors que dans le second
il est un allié qui communie avec la France dans l’euphorie de la
redécouverte de l’œuvre. Du point de vue de la dynamique du récit,

14. On trouve dans le New York Sun du 23 janvier 1887 offre à Pierre-Eugène Secrétan pour 100 000  $ et
un article de Theodore Child intitulé : « Art news from qu’auparavant, Cornelius VanderBilt avait fait une
Paris. America misses the Angelus again ». L’auteur offre à Georges Petit pour 20 000 $.
indique que John D. Rockfeller a fait récemment une

115
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

on doit naturellement souligner l’opposition entre un événement


attendu et préparé et un événement qui constitue davantage qu’une
surprise : quelque chose d’impensable. En même temps, il faut rela-
tiviser cette opposition car la disparition de La Joconde est bien un
élément de l’horizon d’attente du public de l’époque puisqu’il constitue
déjà un motif littéraire, au moins pour les lecteurs des aventures
d’Arsène Lupin. En revanche, cette opposition fonctionne pour deux
motifs essentiels du récit : la nature du rival et le récit des aventures
de l’œuvre à l’étranger. Pour L’Angélus, ce concurrent est connu
puisqu’il s’agit d’une compétition entre deux pays – on peut qualifier
l’Amérique à travers son attitude, entre partenaire loyal et adversaire
sournois. Pour La Joconde, il est inconnu et laisse un vide que l’on
comble, faute de mieux, avec des accusations hâtives et des recherches
de responsabilité. La révélation de la personnalité du voleur lors du
coup de théâtre de la redécouverte est un des éléments qui assurent
le succès de cette seconde partie du récit. La redécouverte de La Joconde
donne lieu à dix jours d’expositions-surprises dans trois villes ita-
liennes, suivies avec intérêt par la presse française. La tonalité eupho-
rique de ce séjour italien tranche avec les six mois de présence annon-
cée de L’Angélus aux États-Unis dont on ne retrouve pas d’écho en
France. La presse française ne se montre pas bonne joueuse : l’Amé-
rique a gagné, ce qu’elle fait désormais du tableau ne regarde pas la
France.
Il y a donc un ensemble important de motifs qui opposent les deux
récits, mais ces oppositions ne doivent pas masquer la profonde
convergence qui les réunit, tant au niveau de la structure qu’à celui
d’un second ensemble de motifs, largement aussi importants que ceux
qui viennent d’être évoqués. Tout d’abord, dans les deux cas, le pivot
du récit repose sur deux figures : celle du deuil et celle de la fierté
nationale. Le deuil est plus facilement évoqué pour La Joconde, par le
biais de l’anthropomorphisation du tableau, mais il est également
tout à fait sensible dans le récit du suspense de l’adjudication de
L’Angélus, et surtout dans le renoncement et le fatalisme du message
d’Antonin Proust. Dans les deux cas également, les lecteurs se voient
imposer non seulement une pédagogie de l’importance (ce sont des
chefs-d’œuvre) mais aussi une pédagogie de l’autorité, cette dernière
étant mise en scène à travers l’expertise (jusqu’à l’excès pour La Joconde)
et la dénonciation du faux. Dans les deux cas toujours, le récit met
en scène des héros culturels de premier plan : Antonin Proust pour
L’Angélus, Corrado Ricci pour La Joconde, dont la présence et l’action

116
L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE

garantissent au récit une caution tout à la fois morale, savante et


institutionnelle. Enfin, ces récits journalistiques se déploient dans un
contexte marqué par ailleurs par un intense travail de popularisation
de l’image à travers la reproduction : pour l’un et l’autre tableau, la
multiplication des avatars domestiques et des caricatures garantit
une présence et une possibilité de pénétration dans les milieux les
plus divers.
Dans le cas de L’Angélus comme dans celui de La Joconde, l’extinction
de l’émotion, l’oubli même du récit inaugural, n’entraîneront pas
l’épuisement de l’image commune qu’ils ont contribué à forger. Bien
au contraire : les deux tableaux s’inscrivent durablement dans le cercle
très restreint des standards visuels de notre modernité15 – les grandes
icônes connues de tous 16 . Au sein de cet ensemble, ils occupent
aujourd’hui une place à part. Contrairement à la plupart des stan-
dards visuels incontestables (le portrait de Che Guevara, les photos
du premier homme sur la Lune, Marilyn à la robe volante, etc.), leur
existence sociale se déploie simultanément sur deux registres qui se
font écho sans se confondre : celui d’un prototype et celui de multiples
avatars.
Pour une part donc, il s’agit de deux chefs-d’œuvre reconnus, deux
peintures que le public est invité à visiter dans des musées éminents.
Mais d’un autre côté, ce sont deux images populaires déclinées à
travers une gamme impressionnante de supports allant des objets
domestiques – assiettes décorées ou draps de bain – aux posters, en
passant par les caricatures et les couvertures de presse, sans oublier
les reprises artistiques dont les Angélus évoqués par Dalí constituent
l’exemple le plus notable. La densité et la diversité des représentations
secondaires et des détournements se situent bien au-delà de ce qui
peut être constaté pour tout autre standard visuel, y compris chez
ceux pour lesquels existent un original et des reproductions (Tour

15. Je développe la notion de « standard visuel » dans plan de l’extension géographique, L’Angélus est
une thèse en cours à l’EHESS sous la direction de Jean- connu en France, aux États-Unis, un peu au Japon,
Louis Fabiani. J’utilise le terme « standard » non dans alors que La Joconde jouit d’une notoriété planétaire.
son acception industrielle mais dans un sens proche Sur celui de la durée, L’Angélus est aujourd’hui une
de celui qu’il a pour les musiciens de jazz : un objet se image en fin de carrière, bien connue des plus de
réalisant à travers des variantes qui, malgré leur cinquante ans mais beaucoup moins des jeunes, alors
diversité, sont immédiatement identifiées comme que La Joconde, promue au rang de logo incontour-
telles par tout membre d’une communauté donnée. nable des industries culturelles, présente un taux de
16. Si les mécanismes sont comparables, ces deux notoriété proche de 100 %.
images n’ont pas le même degré de notoriété. Sur le

117
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Eiffel, statue de la Liberté, etc.). La notoriété de L’Angélus et celle de


La Joconde sont fondées sur le destin croisé d’un prototype et d’un
ensemble de reproductions et d’interprétations qui prennent leur
source dans ces moments fondateurs que constituent la vente de l’un
et le vol de l’autre. Ces deux images doivent une part importante de
leur faveur publique à des événements qu’ont eu à subir leurs proto-
types, événements aujourd’hui sortis des mémoires, mais qui contri-
buèrent à inscrire durablement ces objets visuels dans l’imaginaire
collectif.

R ÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

C ALONNE ALPHONSE (DE), 1889 FRATELLO BRADLEY, 2003


« La collection Secrétan », L’Artiste, « France embraces Millet : the intertwined
t. II , pp. 25-31. fates of the Gleaners and the Angelus »,
The Art bulletin, vol. 85, n° 4, pp. 685-701.
CHASTEL ANDRÉ, 1988
L’Illustre incomprise. Mona Lisa, MOREAU-NÉLATON ÉTIENNE, 1921
Paris, Gallimard. Millet raconté par lui-même, Paris,
Henri Laurens.
DALÍ SALVADOR, 1963
Le Mythe tragique de L’Angélus de Millet.
Interprétation paranoïaque-critique,
Paris, Jean-Jacques Pauvert.
Christina Kott

Guerre et patrimoine
L’« Exposition des œuvres d’art mutilées »
de 1916

Le patrimoine culturel est généralement une des victimes les plus


déplorées des guerres et des conflits armés, à côté des êtres humains
avec lesquels il partage la vulnérabilité et l’insubstituabilité. La
nature des rapports entre guerre et patrimoine culturel est profon-
dément marquée par la destruction, le déplacement, la spoliation
et la perte ; plus encore, ces rapports sont inhérents à l’émergence
même de la notion de « monument historique », précurseur de celle
de « patrimoine », qui serait, selon l’historiographie française, une
réaction à la destruction (Heinich 2009). Un certain rapport dia-
lectique s’est installé depuis, qui peut se résumer de manière très
grossière à la formule suivante : « Plus le patrimoine est menacé de
destruction, plus sa valeur augmente. » Si ce que l’on appelle
« conscience patrimoniale » apparaît et s’amplifie au cours du
XXe siècle, c’est certainement le traumatisme collectif provoqué par
les conséquences de la Première Guerre mondiale, cette première
guerre « technologique », qui a été à l’origine d’une nouvelle prise
de conscience de la valeur identitaire du patrimoine artistique dans
les pays belligérants. Elle s’expliquerait par l’expérience de la perte
des objets, synonyme de la propre vulnérabilité des civilisations qui
« s’éprouvent concrètement mortelles, notamment dans la définition
de leur héritage » (Poulot 2001 : 141). Dès lors, il peut paraître para-
doxal que les belligérants aient aussi massivement montré en images,
et dans une moindre mesure, exposé publiquement leurs monuments
et œuvres d’art détruits, endommagés ou perdus, autant de symboles
de leurs propres faiblesses, même si le but de ces opérations est de
dénoncer la brutalité de l’ennemi ou de vanter ses propres vertus

119
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

en matière de protection du patrimoine. En effet, les nations en


guerre ont largement instrumentalisé leur patrimoine respectif
– qu’il soit détruit, endommagé, disparu, retrouvé ou resté intact –
pour accroître l’effort de guerre et la cohésion nationale, en exploi-
tant notamment – intentionnellement ou non – sa charge émotion-
nelle. Afin d’émouvoir les foules et d’attiser la haine de l’ennemi, le
patrimoine architectural et artistique est mis en scène dans la presse,
dans les supports de la propagande visuelle, et, dans une mesure
plus restreinte, dans des expositions.
Si patrimoine et émotion semblent indissociablement liés dans une
situation historique marquée par l’exacerbation de tous les sentiments
identitaires, peut-on pour autant parler d’« émotions patrimoniales »
telles qu’elles ont été décrites et analysées par Daniel Fabre et par
d’autres chercheurs participant au séminaire du même nom ? Peut-on
historiciser les « émotions patrimoniales » et appliquer au cas spéci-
fique du « patrimoine en guerre » les grilles de lecture proposées par
Nathalie Heinich (2009) à partir de cas récents d’expression émo-
tionnelle collective en faveur d’un objet patrimonial ? Rappelons
brièvement ce qu’on entend par « émotions patrimoniales » : une
mobilisation collective en faveur d’un patrimoine, la plupart du temps
pour son maintien à l’identique, et qui est nourrie par différents types
d’émotions ; la diffusion de la mobilisation qui devient une « affaire »
avec des victimes, des accusateurs, des accusés et des juges (Heinich
2009 : 63-72).
Selon la conception qu’expose Aloïs Riegl dans Le Culte moderne du
monument, c’est la valeur d’ancienneté (Alterswert) du monument qui
est susceptible d’émouvoir le spectateur, en ce qu’elle est non pas
attachée à l’état originel du monument, mais « à la représentation du
temps écoulé depuis sa création, qui se trahit à nos yeux par les
marques de son âge » (Rautenberg 2008 : 11-12). Ainsi, le monument
devenu « substrat sensible » produit sur le public l’« impression diffuse »
du « cycle du devenir et de la mort » (ibid.). Pour Daniel Fabre, c’est
justement la valeur d’ancienneté qui est primordiale lorsqu’on veut
comprendre le mouvement moderne de démocratisation du sentiment
patrimonial : elle est, selon lui, « exaltée par la reconnaissance des
foules et la multiplication des images » (Fabre 2000 : 204). Ce qui la
distinguerait nettement des deux autres valeurs, qui sont, rappelons-le,
la valeur historique (historischer ou kunsthistorischer Wert) et la valeur de
remémoration intentionnelle (ou valeur de mémoire, Erinnerungswert),
serait son ancrage du côté de la réception par un public de profanes

120
GUERRE ET PATRIMOINE

au sein de la société civile, à l’inverse des concepteurs du patrimoine,


c’est-à-dire les historiens, les experts et les administrateurs. On peut
alors se demander si les cas d’instrumentalisation du « patrimoine en
guerre » et de sa charge émotionnelle – la plupart du temps à l’initia-
tive des autorités publiques avec l’aide des experts dans un but de
propagande et de manipulation de l’opinion – rentrent dans cette
catégorie d’objets analysés que sont les « émotions patrimoniales » et,
sinon, ce qui les en différencie.

Exposer le « patrimoine en guerre »


L’un des moyens d’instrumentalisation qui s’offre aux contempo-
rains est l’exposition publique de ce patrimoine : outre des exposi-
tions photographiques, plusieurs expositions d’œuvres d’art et
d’objets soit endommagés par les opérations de guerre soit retrouvés
intacts ont ainsi été organisées pendant et après la guerre. Le
24 novembre 1916 est inaugurée au musée du Petit Palais, à Paris,
une « Exposition d’œuvres d’art mutilées ou provenant des régions
dévastées par l’ennemi 1 » (intitulée aussi « Exposition des œuvres
d’art évacuées de la zone des armées »). Ce n’était pas la première
manifestation de ce genre : elle était précédée d’une exposition
similaire mais probablement moins ambitieuse montrant des objets
et des œuvres d’art en provenance de Belgique, intitulée « Exposi-
tion d’œuvres d’art et d’objets précieux sauvés en Belgique dans la
région de l’Yser 2 ». Une exposition de propagande itinérante sur le
« vandalisme allemand », organisée par le Service de l’information
à l’étranger des Affaires étrangères aurait eu lieu à New York vers
1917 ou 1918, puis à Buenos Aires en Argentine et à Santiago du
Chili (Harlaut 2008 : 63). Mais les précisions manquent à son sujet,
au-delà du fait que certains objets présentés dans l’exposition pari-
sienne de 1916 ont par la suite été expédiés aux États-Unis pour y

1. Voir le catalogue Exposition d’œuvres d’art mutilées soixante-dix ans (musée du Petit Palais, service
ou provenant des régions dévastées par l’ennemi. Un Documentation, « Exposition d’œuvres d’art mutilées
dossier sur l’exposition se trouve au service de la 1916-1917 », 1916-1998).
documentation du musée du Petit Palais. Il contient 2. Avant d’ouvrir ses portes au musée du Petit Palais
des listes d’œuvres et des correspondances, dont la dans le courant de l’année 1915, l’exposition avait été
plupart concernent le retour des objets d’exposition présentée en février-mars 1915 au Havre, lieu d’exil
à leurs lieux d’origine qui s’est étalé sur plus de du gouvernement belge.

121
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

figurer. Une autre exposition du même genre était prévue à l’Aca-


démie de France à Rome (villa Médicis). Des objets montrés à Paris
devaient y être envoyés, mais là encore les informations n’ont pu
être trouvées. La France et ses alliés étant convaincus du caractère
volontaire de ces destructions commises par les troupes allemandes
et autrichiennes, l’objectif affiché de ces manifestations est de dénon-
cer le présumé « vandalisme allemand » et d’attiser la haine de
l’ennemi. Elles s’inscrivent donc pleinement dans ce qu’on appelle
la « culture de guerre ». Mais il s’agit également de susciter l’émotion
– celle des Parisiens, celle d’un public américain ou italien – ainsi
que leur empathie envers les régions ou les pays éprouvés par les
opérations de guerre, en l’occurrence les villes et villages « martyrs »
de la Belgique, du nord et de l’est de la France. Les objets sont en
effet censés évoquer « les édifices détruits, les cités presque anéanties,
les villages incendiés » dont ils sont les représentants (Exposition 1916 :
7-8). L’exposition parisienne de 1916 en particulier doit être vue
comme un trait d’union entre le front et l’arrière, entre le vécu des
combattants et celui de leurs familles. En outre, les expositions
parisiennes ont un objectif qui ne doit pas être sous-estimé même
s’il apparaît plutôt comme un effet : il s’agit de sauver des œuvres
patrimoniales des décombres, de les mettre à l’abri et de les conser-
ver. Le but est aussi d’informer le public sur ces activités de sauve-
garde et d’en établir une documentation photographique 3 .

L’« Exposition d’œuvres d’art mutilées » de 1916


Selon les informations fournies par le catalogue, le préfet de la Seine
Marcel Delanney aurait été saisi de la demande du quotidien Le
Journal d’organiser dans les salles du palais des Beaux-Arts (ou musée
du Petit Palais) une exposition d’objets d’art « mutilés » en prove-
nance des zones de guerre. Sans en savoir davantage, on peut penser

3. La Section photographique de l’Armée est chargée de l’architecture et du patrimoine, à Charenton. Une
d’effectuer des photographies des objets exposés et documentation photographique des monuments bom-
des salles d’exposition. Les tirages de ces photos, bardés occupe une des salles de l’exposition. Ces
dont nous reproduisons quelques-unes, sont photos ont été rendues aux municipalités représen-
aujourd’hui conservés à la photothèque du musée tées sur les documents dans les années 1985-1987
d’Histoire contemporaine situé aux Invalides ; tirages (documentation du musée du Petit Palais, op. cit.,
et négatifs se trouvent également à la Médiathèque correspondance 1985-1998).

122
GUERRE ET PATRIMOINE

que le sénateur de la Meuse, Charles Humbert 4 (1866-1927),


­nouveau propriétaire du Journal – à l’époque un des quatre plus
grands quotidiens français, d’obédience conservatrice et nationa-
liste –, est à l’origine de l’initiative : le département de la Meuse
est l’un des principaux théâtres de la guerre en cours. D’ailleurs,
un nombre important d’artefacts exposés provient de localités
situées dans la Meuse, en premier lieu de Verdun et de ses environs.
Après approbation du projet par le conseil municipal, son exécu-
tion est confiée au directeur des Beaux-Arts et des musées de la
Ville de Paris, ainsi qu’au conservateur du musée du Petit Palais,
l’historien et critique d’art Henry Lapauze (1867-1925) et à son
attaché, Adrien Fauchier-Magnan. L’État, en la personne du sous-
secrétaire d’État aux Beaux-Arts, apporte son soutien au projet,
dont le comité de patronage est composé d’un grand nombre de
personnalités issues du monde politique et artistique parisien,
parmi lesquels les sculpteurs Auguste Rodin et Albert Bartholomé,
l’Inspecteur général des musées Arsène Alexandre et plusieurs
conservateurs de musées parisiens. Figurent également au comité
des responsables locaux, en l’occurrence les maires des communes
dont les objets sont présentés dans l’exposition. Le projet jouit donc
d’un solide ancrage dans la société civile, incluant plusieurs
échelles (nationale, régionale, départementale, locale) et plusieurs
milieux (artistique, muséal, politique).
Comment le choix des objets s’est-il effectué, selon quels critères
et par qui ? Il est très difficile, aujourd’hui, au vu des documents
dont nous disposons, de retracer la manière dont les objets sont
d’abord repérés, puis sélectionnés. Certes, un spécialiste du patri-
moine, l’Inspecteur général des monuments historiques Paul Ginisty,
est chargé de recueillir « sur les diverses parties du front », les objets
« destinés à être exposés » (Exposition 1916). Mais il est difficile d’ima-
giner qu’il agit seul, vu l’étendue du territoire, les difficultés de
circulation et de communication, et l’état de certains sites suscep-
tibles d’abriter des objets de valeur artistique ou historique. Quelques
correspondances, et parfois les textes du catalogue, permettent de
reconstituer des chaînes d’interaction qui ont abouti au choix des

4. Voir la notice biographique de Charles Humbert sur général des services du Journal, Alexis Lauze, figurent
le site internet du Sénat, http://www.senat.fr/sena- parmi les membres du comité de patronage de
teur-3eme-republique/humbert_charles1020r3.html l’exposition.
[valide en avril 2013]. Humbert, ainsi que le directeur

123
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

objets. En voici deux exemples : le conservateur du musée de


­ hâlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne) apprend
C
en janvier 1916 l’endommagement d’une pietà en pierre peinte du
XVIe siècle, monument classé désormais enfoui sous les décombres
de l’église de Souain (Marne) – église dont les ruines seront d’ailleurs
immortalisées par Félix Vallotton en 19175 . Le conservateur du
musée demande au général Couraud de l’extraire des ruines. Elle
est ensuite transportée au musée de Châlons où Henry Lapauze, le
commissaire d’exposition, la choisit pour figurer au Petit Palais 6 .
Nous apprenons également, par les archives de l’exposition, qu’un
certain capitaine Outardel du 324e régiment d’infanterie, membre
de la Société française d’archéologie, a été chargé de rechercher
dans les décombres du château et de la chapelle de Tilloloy7, dans
la Somme, des statues et des dalles funéraires du XVIe siècle, et d’en
envoyer des photos à Henry Lapauze afin qu’il décide de leur sélec-
tion. Un certain nombre d’objets, le plus souvent des statues d’auteurs
anonymes, sont extraits des décombres par des militaires tout aussi
anonymes. Mais l’intentionnalité de l’exposition guide également
le choix d’objets opéré par certaines municipalités, parmi lesquelles
celles d’Arras, de Verdun, de Reims et de Nancy, qui envoient des
lots entiers d’artefacts à la capitale. Ainsi, le conservateur de la
bibliothèque municipale de Verdun écrit-il au conservateur du
Petit Palais : « Notre lot, tel qu’il est, fera, je crois, bonne figure et
frappera, selon vos intentions, à la fois les yeux et l’imagination
du public 8. »

5. Félix Vallotton, L’Église de Souain en silhouette, ment initial. Depuis 1994, les bâtiments sont classés
1917 (huile sur toile, 97 x 130 cm, National Gallery of monument historique, voir la fiche http://www.
Art, Washington). culture.gouv.fr/public/mistral/merimee_fr?action=
6. Voir les correspondances entre Lapauze et le chercher&field_1=ref&value_1=pa00116284 [valide
conservateur de la bibliothèque et des musées de en avril 2013].
Châlons-sur-Marne (documentation du musée du 8. « Le conservateur de la bibliothèque municipale de
Petit Palais, op. cit.). Verdun (nom illisible) à Monsieur Fauchier-Magnan,
7. Le château et sa chapelle avaient été fortement conservateur-adjoint au Petit Palais, le 2 octobre
endommagés lors des combats de 1914. La restaura- 1916 » (documentation du musée du Petit Palais, op.
tion des bâtiments n’a été achevée qu’en 1938, date cit.).
à laquelle les stèles ont pu rejoindre leur emplace-

124
GUERRE ET PATRIMOINE

La chapelle du château de Tilloloy (Somme), 1914-1915. Au fond, les statues funèbres


des trois frères Maximilien, Charles et Abdéas (ou Aldias) de Sayecourt (ou Soyécourt), XVIe siècle
(carte postale conservée au musée du Petit Palais, centre de ressources documentaires).

De l’œuvre d’art à la relique : une typologie


Quels types d’objets sont-ils donc jugés représentatifs ? Comme le
titre de l’exposition l’indique, le dénominateur commun des objets
présentés est leur provenance de la zone des opérations de guerre,
et l’empreinte qu’elles ont laissée sous forme de détériorations de tout
genre, allant du simple trou d’obus ou de traces de feu à la perte
quasi totale de l’objet dont il ne subsiste qu’un infime fragment.
Quelques œuvres d’art et objets intacts, « opportunément sauvés »,
font néanmoins partie du corpus, comme le tableau de Pierre Paul
Rubens, L’Adoration des Bergers de la cathédrale de Soissons (Exposition
1916 : n° 73). Dans ce cas, des photographies documentaires de la
localité d’où proviennent les objets sont censées rappeler « qu’ils
arrivent de points de notre territoire sur lesquels se sont étendus tous
les maux de la guerre, telle que l’ont conçue et réalisée les Alle-
mands » (ibid. : 8). Peu d’œuvres d’art autonomes et créées comme
telles figurent dans l’exposition, comme par exemple la statue en
bronze représentant Saint Jean-Baptiste enfant par Paul Dubois

125
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

(1829-1905), de l’église du château de Gerbéviller9 et qui porte des


traces de feu (ibid. : n° 246). Les monuments classés avant la guerre
sont également rares : les stalles et boiseries du chœur de la cathédrale
Notre-Dame-de-l’Assomption de Verdun, réalisées en 1760 par le
maître menuisier Lacour, de Toul, d’après des dessins du chanoine
de Plaine vers 1758, avaient été classées monument historique au

Stalles et boiseries du chœur de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption de Verdun (1760),


reconstituées au musée du Petit Palais à l’occasion de l’« Exposition des œuvres d’art mutilées ou
provenant des régions dévastées par l’ennemi », 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

9. Il s’agissait d’un autre exemplaire en bronze que 10. Les stalles ont fait l’objet d’une campagne pho-
celui conservé au musée d’Orsay (voir la fiche de tographique pendant leur exposition au Petit Palais
l’œuvre : http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/ (voir : http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/
catalogue-des-oeuvres/notice.html?no_cache=1 & palissy_fr?action=chercher&field_98=ref&value_98
nnumid=006469&cHash=11396a118e [valide en =pm55000643 [valide en avril 2013]). Selon les indi-
avril 2013]). Selon un courrier récent (donc non com- cations du catalogue et des correspondances conser-
municable) contenu dans le dossier d’archives vées dans les archives de l’exposition, la Pietà de
concernant l’exposition, l’exemplaire du Saint Jean- l’église de Souain était également classée monument
Baptiste du château de Gerbéviller n’a jamais retrouvé historique, mais nous manquons d’informations,
son lieu d’origine, mais aurait été exposé aux États- notamment sur son destin ultérieur et son lieu de
Unis, d’abord à New York, ensuite probablement au conservation actuel.
Philadelphia Museum of Art ou à la Free Library.

126
GUERRE ET PATRIMOINE

Vierge et Enfant de l’église de Curlu, dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917


(photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

127
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Buste décapité, provenant du palais Saint-Vaast à Arras, dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917
(photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

Sculptures en terre cuite du château de Vic-sur-Oise représentant des personnages de la mythologie


grecque dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

128
GUERRE ET PATRIMOINE

titre d’objet en 1904 10. Elles avaient été retirées à temps de leur
emplacement initial et reconstituées dans une salle entière du Petit
Palais (ibid. : n° 197). La majorité des objets exposés, n’appartenant
donc ni aux œuvres d’art, ni aux monuments historiques classés,
peuvent être divisés en deux catégories : il s’agit premièrement d’élé-
ments de décor ayant été intégrés auparavant dans un édifice reli-
gieux (église, cathédrale ou abbaye) ou séculier (hôtel de ville, beffroi
ou château). C’est le cas notamment des nombreuses statues de
Vierge à l’enfant, de facture anonyme, découvertes dans les décombres
d’une église de village, comme la Vierge à l’enfant de l’église de Curlu,
dans la Somme (ibid. : n° 58), sans tête ni bras, alors que l’enfant est
intact. Font partie de cette catégorie, pour citer des exemples du
domaine profane, des bustes décapités du palais Saint-Vaast à Arras
ou des sculptures en terre cuite du château de Vic-sur-Oise repré-
sentant des personnages de la mythologie grecque. Certains d’entre
eux appartiennent également à la deuxième catégorie, celle que nous
appellerons des « reliques sécularisées » lorsqu’elles sont les seuls
vestiges d’un monument détruit, comme par exemple les fragments
de boiseries du réfectoire des moines de Saint-Vaast, brûlées en
mars 1916 (ibid. : n° 13). En effet, même un objet « ayant appartenu
à une personne anonyme, que l’on ne connaît pas, que l’on n’admire
pas » peut devenir relique, comparable à une pièce archéologique,
à qui seul le temps écoulé confère « sa rareté, donc sa grandeur
– grandeur qu’atteste l’émotion ressentie face à l’objet qui porte témoi-
gnage de ce que quelqu’un, il y a très longtemps, exista » (Heinich
1993 : 30). Dans le cas des monuments détruits, les personnes aux-
quelles ont appartenu les objets-reliques sont la plupart du temps
anonymes, comme le prêtre, les moines, les habitants d’un village
détruit – si elles ne sont pas imaginaires ou abstraites. Si l’on consi-
dère que la guerre est un accélérateur du temps, la même émotion
face à la rareté a pu être ressentie par les visiteurs de l’exposition de
1916 devant ces objets dont certains ont été déterrés des paysages
ruinés par la guerre tels des tessons préhistoriques. La catégorie des
« reliques » comporte également des objets dénués de tout contexte
architectural ou artistique, comme les battants de cloche seuls reli-
quats d’une église détruite, des enseignes de restaurant comme celle
qui orne la couverture du catalogue11 , des missels percés d’obus, ainsi

11. L’enseigne de l’annexe de l’Hostellerie Le Coq Hardy à Verdun, n° 212 du catalogue.

129
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

que de la cathédrale de Reims une « larme de plomb » (ibid. : n° 150),


dont le matériau et la forme résument à eux seuls le drame de la
destruction de sa toiture, fondue lors de l’incendie.

La représentation des corps


Qu’il s’agisse d’œuvres d’art, intactes ou détériorées, d’éléments
de décor patrimonialisés ou de « reliques sécularisées », c’est la
représentation des corps ou des fragments de corps qui suscite les
émotions les plus intenses, à en juger par les commentaires des
contemporains (La Chronique des arts 1916 ; Lavedan 1916a, 1916b ;
Mauclair 1917). Les instigateurs de ces expositions ont en effet
saisi la force du langage des sculptures aux traits humains, « des
corps immobiles et pourtant si animés » (Lavedan 1916a), dont la
beauté est rendue plus émouvante par les mutilations ou les frag-
mentations. On connaît le mélange de fascination et d’effroi
qu’exercent sur les contemporains les ruines de tout genre – des
photographies, des dessins ou des tableaux abondent en effet dans
tous les pays en guerre. Les motifs issus de la culture chrétienne,
comme les calvaires, les croix, les églises, les vierges, plus ou moins
détériorés, sont également très prisés par les soldats photographes
amateurs. Ceci non seulement pour des raisons esthétiques, mais
aussi parce qu’au-delà de leur sens religieux, ils sont susceptibles
d’être investis d’un sens nouveau comme celui de la survivance et
de la croyance (Derwitz 1994 : 173-174). Le même glissement de
sens, du religieux vers le sacré, se produit dans l’exposition de 1916
lorsqu’il s’agit de sculptures créées initialement pour un contexte
religieux. Celles-ci – dont certaines deviendront des icônes – ont
subi un processus de réification en raison de leur endommagement
qui les a réduites à l’état d’objet, mais elles sont investies de nou-
velles significations extra-matérielles comme le sacrifice pour la
patrie et la haine de l’autre. L’impossibilité pour les contemporains,
à la fois témoins et acteurs du conflit, de représenter la mort,
conduit à la multiplication des représentations des atrocités alle-
mandes, mais « loin d’être des œuvres de bourrage de crâne ou de
refoulement de la réalité de la mort, elles sont presque l’unique
moyen de représenter l’exacerbation du conflit, en mettant en
accusation la « barbarie allemande » » (Audoin-Rouzeau & Becker
2000 : 221). D’où, dans le cas de l’exposition de 1916, l’hypothèse

130
GUERRE ET PATRIMOINE

que les sculptures mutilées se substituent en quelque sorte aux


morts qu’on ne peut représenter. Henri Lavedan (1916a), auteur
d’un article illustré sur l’exposition, demande en effet aux lecteurs
en arrière du front, a priori à l’abri des hostilités, d’accepter « ces
blessures, les seules que sont admis à recevoir ceux qui ne risquent
rien ». Cependant, en ce qui concerne la presse illustrée française,
on ne peut parler de non-représentativité systématique de morts
ou de blessés de son propre camp (Beurrier 2001 : 63-69). Ceci à
la différence d’autres fronts, comme par exemple le front italien,
où la mort des siens n’est montrée que pour dénoncer la brutalité
de l’ennemi ; alors que ses propres morts sont beaux, ceux de
l’ennemi sont laids, sans identité, mutilés, mélangés à la terre
(Holzer 2007 : 287-288). Certes, en France aussi, les blessés et les
morts qui apparaissent dès le début des hostilités sont d’abord ceux
des autres. Mais très rapidement, la mort des siens est montrée :
images de blessés, de membres sectionnés, de détails anatomiques
présentant à la fois les progrès de la médecine et les dégâts sur les
corps provoqués par l’armement moderne. Puis apparaissent des
cadavres dans leur intégrité, désignés comme français par la
légende, mais non reconnaissables et n’exprimant que peu d’émo-
tions si ce n’est l’héroïsme des combattants. Avec l’entrée dans la
phase de la guerre des tranchées, en 1915, la perception de la mort
se transforme : c’est la fin de la mort héroïque, et le début de la
mort collective et anonyme. Les représentations de la mort
deviennent rares dans la presse illustrée française à partir de fin
1916 (Beurrier 2001 : 66), date à laquelle l’exposition ouvre ses
portes. S’agit-il là d’une simple coïncidence ? Quels liens peut-on
établir entre ces images, photographiques pour la plupart, et l’ico-
nographie de l’exposition au Petit Palais, à la fois en ce qui concerne
leur conception et leur réception ? Comme nous venons de le voir,
l’évocation de la mort en montrant des corps démembrés ou des
fragments de corps n’est donc pas complètement étrangère aux
habitudes visuelles du public. La suggestion de la mort par l’image
d’une croix, d’une tombe rappelant la mort des siens, est également
un procédé répandu dans la presse illustrée. Ce qui différencie
l’iconographie de l’exposition de celle de la presse, c’est surtout
l’effet émotionnel immédiat qu’elle suscite grâce à la visibilité des
visages, représentant des hommes, femmes et enfants, et le contact
direct et rapproché que le public peut avoir avec ces objets origi-
naux en trois dimensions considérés comme authentiques. L’image

131
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Statues funéraires provenant de la chapelle de Tilloloy (Somme), mises en scène dans l’exposition du
Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

photographique, sous forme de cartes ­postales12 , ne fait qu’amplifier


leur « aura monumentale » (Fabre 2000 : 204). Tout en restant,
pour la plupart, des anonymes, les statues incarnent des êtres
humains auxquels les contemporains peuvent s’identifier, à diffé-
rents niveaux. L’esthétisation de la souffrance et de la mort opérée
par les commissaires de l’exposition permet au public de transférer
ses émotions vers ces objets de substitution. Souvent en effet, et
c’est un trait caractéristique de la Grande Guerre, les familles ne
peuvent faire leur deuil en raison de l’absence des corps des com-
battants (Audoin-Rouzeau & Becker 2000 : 286).

12. Selon les archives de l’exposition, 20 000 cartes sans autre précision (documentation du musée du
postales (sur 32 100), 934 pochettes de vingt cartes Petit Palais, op. cit.).
postales et 2 600 cartes à 10 centimes furent vendues,

132
GUERRE ET PATRIMOINE

Mises en scène
La mise en scène des corps permet de souligner davantage l’homo-
logie entre l’être humain et l’œuvre d’art, tout en créant un effet de
distanciation grâce au dispositif muséal. Quelques exemples de scé-
nographie particulièrement éloquents seront décrits et analysés par
la suite. Ces exemples ne sont pas choisis au hasard, mais pour leur
inscription dans l’iconographie religieuse, sécularisée et re-sacralisée
par et pendant la guerre : tombeau, pietà, martyr et crucifix.
Les statues funéraires de la chapelle du château de Tilloloy sont
montées sur des socles aux mêmes dimensions que les dalles sur
lesquelles elles étaient agenouillées dans leur site d’origine. Mais la
reconstitution s’arrête là : au lieu de restaurer ou du moins d’évoquer
l’état original des statues, leur état fragmentaire est exacerbé par
le placement des têtes sur des socles plus bas, sur le côté ou devant
le buste13 . Des photographies posées également en bas contre les
statues – à l’instar de plaques commémoratives sur des pierres tom-
bales montrant le portrait du défunt de son vivant – sont censées
rappeler l’état du monument soit avant sa destruction soit avant son
déplacement. Il est à ce propos intéressant de constater qu’au
moment de la prise de vue, intervenue selon la légende « après le
bombardement », les statues des tombeaux des trois frères Maximi-
lien, Charles et Abdéas (ou Aldias) de Sayecourt (ou Soyécourt)
portaient encore leurs têtes.
Le même constat s’impose pour la Pietà de Souain : sur la photo-
graphie, fortement retouchée et posée à côté du groupe, on l’aperçoit
sur le site de l’église en ruines, mais la tête de la Vierge est encore en
place, alors que dans l’exposition, la tête a non seulement été séparée
du buste, mais aussi disparu. Ces incohérences n’ont pourtant pas dû
atténuer l’effet sur le public, qui peut s’indigner de la profanation de
tombeaux, acte barbare par excellence, et s’émouvoir d’une mère qui
pleure son fils combattant, sacrifié à l’instar du Christ. La mater dolo-
rosa ainsi exposée fait écho à l’essor du culte de la Vierge Marie
constaté dans tous les pays belligérants à forte tradition catholique

13. Voir la stèle funéraire d’Aldias ou Abdéas, http:// mh018745_p.jpg [valide en avril 2013]. Les photo-
www.culture.gouv.fr/Wave/image/memoire/0320/ graphies ont été prises dans l’exposition par Henri
sap01_mh018744_p. jpg [valide en avril 2013], ou Heuze et sont conservées à la Médiathèque de l’archi-
celle de Ponthus de Belleferi, http://www.culture. tecture et du patrimoine.
gouv.fr/Wave/image/memoire/0321/sap01_

133
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

La pietà de l’église de Souain (anonyme, XVIe siècle), mise en scène dans l’exposition du Petit Palais,
1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

(Winter 1995 : 66). La pietà préfigure également les nombreux monu-


ments aux morts dont elle sera l’un des thèmes favoris (Audoin-Rou-
zeau & Becker 2000 : 250, 256).
La souffrance du martyre est exacerbée par la scénographie
particulièrement prégnante de la statue de Tarcisius, martyr chrétien,
par Alexandre Falguière, du château de Gerbéviller 14 . Isolée dans
une vitrine, à hauteur des yeux, la tête séparée du corps est placée
sur un petit socle couvert de velours ; en contrebas de la tête sont
disposés les autres fragments de la sculpture – une main, des bouts
de bras, des membres indéfinissables – et, entre les deux niveaux,

14. Acquise en 1868 par le Service d’achat aux artistes cHash=364d3fb062 [valide en avril 2013]). Reproduite
vivants, la statue couchée en marbre contribuera à la en un grand nombre d’exemplaires, celle qui s’est
gloire d’Alexandre Falguière. Elle est conservée au trouvée au château de Gerbéviller, propriété de la
musée d’Orsay (voir la notice de l’œuvre : http:// famille Lambertye, n’était probablement pas l’original
www.musee-orsay.fr/fr/collections/catalogue-des- en marbre contrairement à ce qu’indique le catalogue
oeuvres/ notice.html?no_cache=1&nnumid=016058& de l’exposition.

134
GUERRE ET PATRIMOINE

La pietà de l’église de Souain (anonyme, XVIe siècle), mise en scène dans l’exposition du Petit Palais,
1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

Tarcisius, martyr chrétien, par Alexandre Falguière, copie du château de Gerbéviller


mise en scène dans l’« Exposition d’œuvres d’art mutilées » au Petit Palais, 1916-1917
(photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

135
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

une photographie de l’état original de l’œuvre. Plusieurs lectures


s’offrent aux visiteurs de l’époque : celui qui dispose d’un catalogue15
peut y lire la référence au massacre de civils à Gerbéviller commis
par les troupes allemandes au cours duquel un garçon de 14 ans est
tué (Horne & Kramer 2005). L’imagination du visiteur de l’expo-
sition peut facilement faire le lien entre ce garçon devenu martyr
et la statue de saint Tarcisius. Pour le visiteur catholique et averti,
cette présentation rappelle en outre la légende du martyr chrétien,
qui est le patron des enfants de chœur et donc connu parmi la
jeunesse catholique : Tarcisius mourut à l’âge de huit ans pour avoir
voulu protéger les Saintes Espèces, c’est-à-dire le corps du Christ ;
les fragments de corps déposés en vrac pouvant évoquer à la fois
son propre cadavre et celui du Christ.
Intitulé Grand Crucifix, au n° 191 du catalogue, le Christ de l’église
de Revigny dans la Meuse est quasiment absent, et pourtant émane
de cette mise en scène une violence encore palpable aujourd’hui. Sur
un socle pyramidal à trois marches, construit à l’occasion de l’expo-
sition, une croix monumentale en bois est érigée, évoquant par la
simplicité de son matériau rugueux la croix de bois des combattants
sur le front. Du corps du Christ ne subsistent que la main gauche et
un bout de bras tombant dans le vide, un fragment de la main droite
et des restes de pieds ; des traces de brûlures sont visibles à l’endroit
où le buste se trouvait avant sa destruction. Volontairement ou non,
ce crucifix fait écho au vécu des soldats sur le front et le transpose en
un message déchiffrable par ceux de l’arrière, à savoir l’analogie entre
la mort pour la patrie et la Passion du Christ, telle que l’observe Henri
Ghéon dans un texte écrit en 1915 : « Le Christ, enfin, arraché de
cette croix sombre restée seule debout […] reposait à même le sol ;
blême et froid, les bras étendus. Il partageait le sort commun de nos
soldats » (cité par Audoin-Rouzeau & Becker 2000 : 176). Dans le cas
du Grand Crucifix, l’absence du corps et les traces de destruction ne
font qu’exacerber le sens de cette imitatio Christi, pour exprimer dans
un même élan le sacrifice du combattant et la haine de ceux qui s’en
prennent même au corps du Christ, donc à Dieu. Ceux-ci d’ailleurs
n’étaient pas insensibles au symbolisme de la croix, comme le montrent
les « photos-trophées » de calvaires prises par les soldats allemands

15. Jusqu’au 5 décembre 1917, environ 1 500 catalo- donnés aux invités (selon d’autres chiffres, 5 000
gues sont vendus, environ 350 exemplaires sont catalogues auraient été vendus).

136
GUERRE ET PATRIMOINE

Grand crucifix ou Christ de Revigny, mis en scène dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917
(photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).

137
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

et autrichiens (Holzer 2007). Sur certaines de ces photographies, le


corps du Christ est étonnamment intact alors que la croix est détruite ;
le message est alors celui de l’espoir, témoignant de cette croyance
archaïque aux miracles très répandue pendant la Grande Guerre
(Holzer 2007 ; Audoin-Rouzeau & Becker 2000).

Le corps comme métaphore


L’image quasi matricielle du corps s’est imposée aux contemporains
pour la représentation du « patrimoine en guerre » dès le début des
hostilités. L’expérience du corps est universelle, partagée par tous les
membres d’une communauté et sert de facteur d’identification et
d’intégration. De plus, l’image du corps a l’avantage d’être multidi-
mensionnelle : religieuse (le Christ sacrifié, la douleur de la Vierge, etc.),
politique et géographique (la nation composée de ses membres, ses
organes, ses territoires, etc.), anthropologique (la souffrance, la mala-
die, la blessure, la mort de chaque individu). Ainsi, elle intervient à
plusieurs niveaux : de manière plus abstraite, un monument emblé-
matique, un groupe de monuments ou l’ensemble des monuments
d’une nation sont symbolisés par l’image du corps. De manière plus
concrète, des œuvres d’art (sculptures, peintures, etc.) représentant
des anonymes ou des personnages issus de l’iconographie religieuse,
mythologique, mais aussi nationale ou populaire sont choisies comme
objets d’identification. Parfois, les deux niveaux se mélangent, comme
dans le cas d’œuvres d’art qui représentent des personnages emblé-
matiques. La force du message de l’exposition de 1916 est ainsi ampli-
fiée grâce à l’intervention de l’image du corps à plusieurs niveaux et
à la projection de plusieurs représentations sur un même type d’objets :
outre sa fonction de victime des atrocités culturelles allemandes,
chaque statue endommagée incarne à la fois le corps de l’être humain
souffrant en général et celui des habitants des régions envahies en
particulier ; l’ensemble des objets détériorés représente le patrimoine
national blessé, qui, quant à lui, est synonyme du corps de la nation
mutilée.
En France, cette image est omniprésente dans les supports écrits
et visuels dès les premières « atrocités culturelles » telles que le bom-
bardement de la cathédrale de Reims en 1914. Celle-ci, emblème
avant la guerre d’un militantisme catholique, est devenue l’incarna-
tion de la France en tant que nation : « Notre-Dame est blessée, elle

138
GUERRE ET PATRIMOINE

est meurtrie comme la France […]. Elle est debout. Elle ne veut pas
mourir ! Et comment pourrait-elle mourir si la France ne meurt ! »
(Maurice Landrieux cité par Harlaut 2006 : 127). Elle est aussi fré-
quemment associée à Jeanne d’Arc – dont la statue équestre se trou-
vait devant la cathédrale – qui elle-même personnifie la France
envahie et le martyre subi par elle. Après la guerre, cette représen-
tation reste ancrée dans l’imaginaire collectif : l’empathie de l’être
humain avec l’œuvre d’art est l’expression d’un rapport exclusive-
ment émotionnel et compassionnel établi pendant la guerre, comme
l’explique en 1919 un contemporain : « Telle est notre sensibilité
contemporaine, aiguë et complexe : elle vibre devant des pierres, des
toiles, des sculptures, comme devant des êtres de chair et d’os, elle
souffre de leurs mutilations, de leurs blessures ou de leur mort »
( J. B. 1919). Ce rapport persiste après que les dangers sont écartés
et lorsque des œuvres que l’on croyait disparues sont retrouvées, à
l’instar des pastels de Maurice Quentin de La Tour, le sentiment de
joie cède la place à celui de souffrance (Kott 2004, 2006). En effet,
pour exprimer le rapport quasi fusionnel entre le patrimoine artis-
tique et l’homme, le même auteur utilise l’image biblique du fils
prodigue : « Pour un peu, nous les presserions dans nos bras, ces
œuvres d’art sacrées, nous les couvririons de baisers comme un
enfant rendu par miracle » ( J. B. 1919).

Le patrimoine reconstitué ou amputé


Dans tous les pays belligérants, que ce soit les vainqueurs ou les
vaincus, on constate une sorte d’« union sacrée » autour du patrimoine,
portée par un patriotisme dépassant les barrières idéologiques. Le
recours à l’image du corps pour la représentation du patrimoine
artistique y est également répandu : ailleurs aussi, le patrimoine
détruit, endommagé, dont on a enlevé une partie ou que l’on recons-
titue après la guerre, est représenté par la métaphore du corps mutilé,
blessé, amputé ou reconstitué. En vertu de l’article 247 du traité de
Versailles et à titre de compensation, la Belgique obtient la livraison
par l’Allemagne des six volets manquants du retable de L’Agneau
mystique des frères Van Eyck, appartenant au Kaiser-Friedrich-
Museum de Berlin, et des quatre volets du retable de La Cène par
Thierry Bouts de Louvain, dont deux appartiennent au musée de
Berlin et deux à la Alte Pinakothek de Munich. La reconstitution des

139
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

deux retables, célébrée lors d’une exposition à Bruxelles en 1920,


revêt une forte symbolique nationale : « Les volets du polyptique de
L’Agneau et du retable du Saint-Sacrement [nous] reviennent comme
des provinces perdues depuis un siècle », écrit le conservateur
­Hippolyte Fierens-Gevaert dans la brochure accompagnant l’expo-
sition ; leur retour de l’exil signifie la fin du « martyre belge » et l’unité
de la nation. L’image du corps est récurrente : le retable, corps jadis
mutilé, a retrouvé ses membres dispersés ; le patrimoine artistique
belge est reconstitué et réconforté par le retour d’une des parties qui
le composaient jadis ; la nation, corps meurtri et divisé, est dès lors
« rétablie » et unifiée. La scène centrale du retable incarne non seu-
lement le sacrifice mais aussi la résurrection : la Belgique, innocente
victime « immolée » sur l’autel de l’Europe, est incarnée par l’Agneau
mystique, qui représente le Christ, sacrifié pour racheter l’humanité,
celle-ci étant symbolisée par les figures d’Adam et d’Eve (Kott 2004 :
246-249).
Dans le camp des vaincus, les restitutions, par ailleurs peu nom-
breuses, sont ressenties comme des « amputations » d’une partie du
patrimoine artistique national. En Allemagne, outre la « restitution »
jugée injustifiée des volets des retables de Gand et de Louvain, il s’agit
en particulier de celle du retable d’Issenheim (1512-1516), œuvre de
Mathias Grünewald appartenant à la ville de Colmar en Alsace,
rétrocédée à la France dans le cadre du traité de paix. À la suite d’un
accord entre la ville de Colmar et l’administration des musées bava-
rois, le retable avait été transporté à Munich en 1917 afin d’être
protégé des opérations de guerre. Après l’armistice, et jusqu’à son
retour à Colmar fin septembre 1919, le polyptique est exposé à la
Alte Pinakothek où il est visité par quelque 100 000 personnes. Si,
grâce à cette exposition à succès, le retable devient « propriété inté-
rieure des Allemands », c’est surtout la représentation très réaliste du
Christ souffrant dans le panneau de la crucifixion qui s’offre à l’iden-
tification, en ce sens que le crucifié reflète les blessures des combat-
tants dans les tranchées. Plus encore, la division du panneau, visible
à la hauteur du bras gauche, faisant apparaître l’un des bras du
crucifié « comme flottant dans l’air » augmente l’impression de
démembrement, de mutilation du corps même du Christ. La frag-
mentation du corps, soulignée également dans les nombreux ouvrages
de vulgarisation, et notamment le cadrage des illustrations devient
dès lors synonyme de l’amputation d’une partie du territoire national.
Ainsi, dans un article intitulé « L’Adieu à Grünewald » paru dans le

140
GUERRE ET PATRIMOINE

Fragment du panneau de la crucifixion, Retable d’Issenheim de Mathias Grünewald (1512-1516)


tel qu’il est présenté dans l’ouvrage d’August L. Mayer, Grünewald, der Romantiker des Schmerzes,
publié en 1919 (Munich, Delphin-Verlag, coll. « Kleine Delphin-Kunstbücher »).

journal Münchner Neueste Nachrichten du 28 septembre 1919 peut-on


lire : « On coupe un morceau de l’Allemagne, l’un des plus nobles,
l’Alsace, la province alémanique, Grünewald » (Kott 2004).

Une forme spéciale d’« émotions patrimoniales »


Revenons à la question de départ, à savoir si ces cas d’instrumenta-
lisation du « patrimoine en guerre » et de sa charge émotionnelle
peuvent être assimilés aux « émotions patrimoniales » et analysés en
tant que telles. Il nous semble d’emblée qu’il s’agit certes d’« émotions
patrimoniales », mais d’une forme spéciale, fortement tributaire de
la « culture de guerre » et de l’exacerbation du conflit. Si nous sommes
bien en face d’une mobilisation collective en faveur d’un patrimoine
alimentée par les différents registres émotionnels évoqués par ­Nathalie
Heinich (Heinich 2009 : 66-67), son but n’est pas prioritairement la

141
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

conservation matérielle des objets patrimoniaux mais leur mise au


service d’une conception de la guerre comme guerre de civilisation,
voire de croisade. Cette vision est loin d’être simplement octroyée
par les autorités, mais partagée par le plus grand nombre. Inverse-
ment, les modes de représentation et l’iconographie dans lesquels
puisent ces expositions tiennent compte de l’universalité du sentiment
face au patrimoine notamment par le recours à l’image du corps.
Dans le cas des « émotions patrimoniales » pendant la guerre, portées
dans un large consensus par différentes couches de la population, il
conviendrait d’abandonner la distinction nette entre concepteurs et
récepteurs, entre experts et profanes, à l’exception du cas des monu-
ments aux morts et d’autres sanctuaires dédiés à la mémoire des
combattants et des victimes civiles. En effet, dans les cas qui viennent
d’être étudiés, se situe en amont du processus soit le regard d’un expert
(conservateur de musée, historien de l’art, historien, critique d’art,
artiste) ou d’un responsable local en charge du patrimoine (un maire,
un préfet, un archiviste, etc.), soit celui d’un militaire dont les connais-
sances historiques ou archéologiques permettent de reconnaître la
valeur d’un objet. Les sociétés savantes, les associations et les com-
missions de musées actives à l’échelle locale et régionale, dont les
membres sont issus des deux catégories, jouent aussi un rôle important
en tant qu’amplificatrices de cet engagement patrimonial. Ce sont
en effet les interactions entre divers acteurs à différentes échelles qui
contribuent à créer une émotion collective en faveur d’un patrimoine,
comme c’est le cas de l’exposition parisienne des œuvres d’art « muti-
lées ». Dans les exemples évoqués, c’est indifféremment l’expert ou le
profane qui « reconnaît » la valeur d’ancienneté d’un objet non patri-
monialisé, lequel, par sa mise en scène hors de son contexte d’origine,
et accompagné d’un discours exaltant ses propriétés esthétiques,
mémorielles et historiques, suscite l’émotion du spectateur et entre
par ce biais – du moins temporairement – dans la « chaîne du patri-
moine16 ». Lorsque le monument rappelle un événement de la guerre
– un bombardement, une bataille, un massacre –, la valeur de remé-
moration intentionnelle peut parfois prendre le dessus sur la valeur
d’ancienneté ; son état doit alors rester figé, c’est-à-dire que les traces
de destruction doivent rester visibles, aucune restauration ne doit être

16. La patrimonialisation des objets envoyés par les à rentrer en possession de ce qu’elles considèrent
municipalités à Paris se fait jour lorsqu’après guerre comme étant « leur patrimoine » (documentation du
celles-ci demandent au conservateur du Petit Palais musée du Petit Palais, op. cit.).

142
GUERRE ET PATRIMOINE

effectuée. Mais il peut également s’agir d’un objet qui a obtenu le


statut d’œuvre d’art ou de monument auparavant ; dans ce cas,
l’expert ou le profane « reconnaît » sa charge émotionnelle, au-delà
de sa valeur historique, et il sait la médiatiser, permettant ainsi à ses
concitoyens de partager l’émotion provoquée par sa détérioration, sa
perte ou sa redécouverte. En ce sens, la Première Guerre mondiale
n’a peut-être pas simplement contribué à faire émerger cette nouvelle
conscience patrimoniale née d’un sentiment de vulnérabilité, mais
elle a aussi été un laboratoire pour expérimenter de nouvelles formes
de mobilisation en faveur du patrimoine qui ont constitué une étape
dans l’évolution vers la démocratisation du sentiment patrimonial au
cours du XXe siècle.

143
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

R ÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

AUDOIN-ROUZEAU STÉPHANE Paris, ministère de la Culture et de la


& ANNETTE BECKER, 2000 Communication/Éditions de la Maison des
14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de
coll. « Bibliothèque des histoires ». la France », série « Cahiers », pp. 195-208.

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« Voir ou ne pas voir la mort ? Premières « La Cathédrale de Reims du 4 septembre
réflexions sur une approche de la mort dans 1914 au 10 juillet 1938. Idéologies,
la Grande Guerre », in Thérèse Blondet- controverses et pragmatisme », thèse de
Bisch, Laurent Gervereau, Robert Frank & doctorat soutenue à l’université de Reims
André Gunthert (dir.), Voir, ne pas voir Champagne-Ardenne.
la guerre. Histoire des représentations
photographiques de la guerre, catalogue HARLAUT YANN, 2008
d’exposition (Musée d’histoire L’Ange au sourire de Reims.
contemporaine, Hôtel des Invalides, Paris, Naissance d’un mythe, Langres,
1er mars - 26 mai 2001), Paris, Somogy, Éditions Dominique Guéniot.
pp. 63-69.
HEINICH NATHALIE, 1993
DERWITZ BODO (VON), 1994 « Les objets-personnes. Fétiches, reliques
« Zur Geschichte der Kriegsphotographie », et œuvres d’art », Sociologie de l’art, n° 6,
in Rainer Rother (dir.), Die letzten Tage der « Œuvres ou objet ? », pp. 25-55.
Menschheit. Bilder des Ersten Weltkriegs,
catalogue d’exposition (Deutsches
HEINICH NATHALIE, 2009
La Fabrique du patrimoine. « De la
Historisches Museum, Berlin, 1994), Berlin,
cathédrale à la petite cuillère »,
Deutsches Historisches Museum/
Paris, ministère de la Culture et de la
Ars-Nicolai, pp. 163-175.
Communication/Éditions de la Maison
EXPOSITION, 1916 des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie
Exposition d’œuvres d’art mutilées ou de la France ».
provenant des régions dévastées par
l’ennemi organisée sous le patronage
HOLZER ANTON, 2007
Die andere Front. Fotografie und
du sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts
Propaganda im Ersten Weltkrieg. Mit
par la Ville de Paris sur l’initiative du
unveröffentlichten Originalaufnahmen aus
« Journal », catalogue d’exposition
dem Bildarchiv der Österreichischen
(musée du Petit Palais, Paris, 1916-1917),
Nationalbibliothek, Darmstadt, Primus
Paris, Ville de Paris.
Verlag.
FABRE DANIEL, 2000 HORNE JOHN N. & ALAN KRAMER, 2005
« Ancienneté, altérité, autochtonie », in
1914, les atrocités allemandes, Paris,
Daniel Fabre (dir.), Domestiquer l’histoire.
Tallandier, coll. « Bibliothèque d’histoire
Ethnologie des monuments historiques,
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144
GUERRE ET PATRIMOINE

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« Une forme de piété », Le Temps. « Le martyre de l’art français.
Une exposition au Petit Palais »,
KOTT CHRISTINA, 2004 L’Illustration, n° 3850, « Noël 1916 ».
« “Icônes de la nation” ou “lieux de mémoire
partagés” ? Des œuvres d’art comme objets MAUCLAIR CAMILLE, 1917
d’identification collective au sortir de la « Avant-propos » et « L'art assassiné »,
Première Guerre mondiale », in Hubert L'Art et les artistes. Revue d'art ancien
Roland & Sabine Schmitz (dir.), Pour une et moderne des deux mondes, numéro
iconographie des identités culturelles et spécial (seconde série de guerre), n° 5,
nationales. La construction des images « L'art assassiné », pp. 1-33.
collectives à travers le texte et l’image,
actes du colloque international (Bruxelles, POULOT DOMINIQUE, 2001
22-24 mai 2002), Francfort-sur-le-Main, Patrimoine et Musées. L’institution
Peter Lang, coll. « Studien und Dokumente de la culture, Paris, Hachette,
zur Geschichte der Romanischen coll. « Carré histoire ».
Literaturen », pp. 241-253.
R AUTENBERG MICHEL, 2008
KOTT CHRISTINA, 2006 « Du patrimoine comme œuvre
Préserver l’art de l’ennemi ? Le patrimoine au patrimoine comme image »,
artistique en Belgique et en France in Michel Rautenberg, Jean-Claude Nemery
occupées, 1914-1918, Bruxelles, Peter Lang, & Fabrice Thuriot (dir.), Stratégies
coll. « Comparatisme et société ». identitaires de conservation et de
valorisation du patrimoine, Paris,
L A CHRONIQUE DES ARTS, 1916 (20 déc.) L’Harmattan, coll. « Administration,
La Chronique des arts, aménagement du territoire », pp. 9-18.
n° 30, « 1914-1916 », p. 247.
WINTER JAY MURRAY, 1995
L AVEDAN HENRI, 1916a (25 novembre) Sites of memory. Sites of mourning.
« Les grandes heures (le cri et les larmes The Great War in European cultural history,
des choses) », L’Illustration, n° 3847, Cambridge, Cambridge University Press,
pp. 487-488, 505. coll. « Studies in the social and cultural
history of modern warfare ».
Sylvie Sagnes

Le tombeau de Champlain
Émotion nationale et savoirs patrimoniaux

Au pensionnat, on nous avait raconté la fondation de Québec par Samuel


de Champlain, en précisant qu’on n’avait jamais trouvé son tombeau.
J’avais proposé à mon ami Le Prince que nous partions à la recherche de
cette sépulture avec des cuillères à soupe pour fouiller les fonds de la cour
de la rue Buade dans l’espoir bien sûr d’en tirer une gloire toute juvénile.
« T’es marteau, Labrecque ! », m’avait-il répondu. « Quel intérêt pour nous
de traquer les restes d’un marchand du XVIIe ? » J’ai trouvé qu’il le prenait
de haut. J’étais déjà documentariste, mais lui ne le savait pas. Et je reste
intrigué encore aujourd’hui par le fait que personne n’ait réussi depuis à
déterrer ce fameux tombeau, comme si Champlain restait un personnage
mythique que notre imagination seule aurait inventé.

Ces commentaires, saisis au détour d’une image d’Infiniment Québec


(Labrecque 2008), film réalisé à l’occasion du 400e anniversaire de
la fondation de Québec, donnent le ton de l’émotion dont il est ici
question : une émotion entre exaltation et frustration, fierté et incom-
préhension, mythe et mystère. Cette émotion qui hante encore et
toujours le cœur d’un Jean-Claude Labrecque étreint tout Québec
et traverse, au-delà des jeunes années du cinéaste aujourd’hui sep-
tuagénaire, tout le XXe siècle et une bonne partie du XXIe siècle.

La valse des hypothèses


Chronique, ou plutôt récurrente, l’émotion ressurgit au fil des décen-
nies. L’affaire du tombeau de Champlain commence en 1866 avec la

147
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

publication de Découverte du tombeau de Champlain. Les auteurs de cet


opuscule, les abbés Charles-Honoré Laverdière et Henri-Raymond
Casgrain, tirent parti de la découverte, lors de travaux d’excavation
au pied de l’escalier Casse-Cou, d’une voûte contenant des ossements.
Leur démonstration accuse un certain retard sur la mise au jour, en
1854, de ces éléments, en tout cas suffisamment pour que les deux
abbés ne puissent remettre la main sur les restes humains retrouvés.
L’exploitation et l’interprétation de trouvailles en leur temps passées
inaperçues témoignent d’un intérêt soudain pour la localisation et
l’identification des restes de Champlain que l’on s’explique aisément
ramené à son contexte. Plus d’un siècle après la Conquête, à quelques
mois de la Confédération (1867), les travaux des deux curés prennent
place dans le temps ouvert par l’Union Act qui, en 1840, consacre la
fusion du Bas et du Haut-Canada, c’est-à-dire du Québec et de
l’Ontario. Dans ce Canada-Uni, la domination anglaise est d’autant
plus mal ressentie que les Canadiens français voient leur supériorité
numérique décliner. Aiguisé, le sentiment « national » des Canadiens
français favorise le développement d’une histoire « nationale » et la
fabrique de héros « nationaux ». Michel Bidaud, Jean-Baptiste-
Antoine Ferland, Benjamin Sulte, Charles-Honoré Laverdière et
Narcisse-Eutrope Dionne participent de cette émulation historienne,
que surplombent François-Xavier Garneau et les volumes de son
Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours, parus de 1845
à 1852.
La prétendue découverte ouvre sur la querelle dite « des anti-
quaires ». Épousant le tournant du siècle, la controverse porte tantôt
sur la paternité des découvertes, tantôt sur la validité des conclusions
avancées. Scandée par les publications de plaquettes (Drapeau 1867,
1880 ; Dionne 1880 ; Casgrain 1909), relayée par la presse (Le Journal
de Québec, Le Canadien, L’Opinion publique, L’Abeille…), parfois récupérée
par les partis politiques, la polémique est régénérée à chaque mise
au jour de nouveaux indices archéologiques, à chaque découverte de
nouveaux documents. De la ville basse à la ville haute, cette énergie
se déploie dans un climat politique toujours plus porté à la commé-
moration du passé et à la célébration de l’identité canadienne-fran-
çaise. Samuel de Champlain, considéré comme le « fondateur de l’état
civil », occupe alors une place de choix dans le panthéon québécois,
à côté de Monseigneur Laval, perçu quant à lui comme le « fondateur
de l’état religieux » au Québec. Comparativement, l’entretien de la
mémoire du premier évêque de la Nouvelle-France va davantage de

148
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

soi. Les restes de Laval, retrouvés en 1877, fournissent le prétexte à


toute une série de célébrations et d’initiatives (exposition des osse-
ments, organisation de nouvelles funérailles, lancement d’une cam-
pagne en faveur de sa canonisation) (Rudin 2002). Les restes de
Champlain restant introuvables, son culte doit emprunter d’autres
voies. La statuaire en est une : à Québec, un monument lui est consa-
cré, inauguré en grande pompe en 1898. Dix ans plus tard, le tricen-
tenaire de la fondation de la ville en 1608, qui coïncide avec le
bicentenaire de la mort de Laval, est l’occasion d’une nouvelle suren-
chère commémorative (Nelles 2003 ; Rudin 2005).
C’est dans l’élan du 350 e anniversaire de Québec, autour des
années 1950, que l’affaire du tombeau de Champlain rebondit. Signa-
lons, au tout début des années 1940, l’initiative isolée de Claude-
Vernon Johnson, qui use de radiesthésie, ou « télévision métaphy-
sique », pour mettre la main sur Champlain. Plus sérieusement mais
tout aussi inefficacement, Honorius Provost (1951) se lance dans une
quête qui tend à être de moins en moins personnelle. Tandis que Paul
Bouchard d’Orval (1951) publie sous l’égide de la Société nationale
Samuel de Champlain1 , Silvio Dumas fouille et publie avec l’appui
de la Société historique de Québec (1958). L’heure n’est plus vraiment
à la « chicane », mais aux résultats. Étant bien entendu qu’on ne trouve
que ce que l’on cherche, les fouilles entreprises aboutissent à la décou-
verte de ce qu’on pense être Notre-Dame-de-Recouvrance et la
chapelle Champlain. Deux plaques, apposées sur les murs de la rue
Buade, se chargent d’en faire une certitude :
En 1952, la Société historique de Québec a retrouvé les fondations de
Notre-Dame-de-Recouvrance, première église paroissiale du Canada.
Ici s’élevait la chapelle construite en 1636 pour recevoir les restes de
­Champlain. En 1953, la Société historique de Québec en a retrouvé les
fondations.

Ces conclusions doivent néanmoins composer avec l’absence


criante de toute trace d’inhumation. Dumas avance alors l’hypothèse,
déjà émise à la fin du XIXe siècle, d’une possible translation de la
dépouille dont la mention aurait été perdue. Il situe Champlain de
l’autre côté de la rue Buade, dans la crypte de la cathédrale-basilique

1. Cette société, créée en 1949, est tout spécialement vouée à l’exaltation et à la glorification du Saintongeais.

149
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Plaque commémorative apposée rue Buade, à Québec,


par la Commission des monuments et sites (photo S. Sagnes).

Notre-Dame, qui renferme par ailleurs quelque neuf cents sépultures.


Et comme pour se convaincre tout à fait qu’ils n’ont pas vraiment
perdu Champlain, à défaut de l’avoir retrouvé, les Québécois apposent
une nouvelle plaque dans la partie de la crypte ouverte à la visite,
inaugurée aux lendemains du 350e anniversaire, en 1959 :
Ci-gît Samuel de Champlain né à Brouage en Saintonge en 1567. Décédé à
Québec le 25 décembre 1635. Fondateur de Québec (1608). Commandant
en la Nouvelle-France de 1612 à 1635. Père et fondateur du Canada. […]

150
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

Dès 1636 Montmagny fit construire sur le tombeau de Champlain au che-


vet de l’église Notre-Dame-de-Recouvrance, un édicule que l’on nomma la
chapelle Champlain et dans lequel furent également inhumés François
Derré de Gand (1641) et le père Charles Raymault s. j. (1642). Quand cette
chapelle fut démolie, entre 1670 et 1682, il y a tout lieu de croire que ces
restes mortels furent placés dans la crypte de la cathédrale et ils doivent
reposer aujourd’hui dans cet ossuaire.

L’affaire n’est pas close pour autant. Une nouvelle génération


d’archéologues entre en scène dans les années 1970 et relance le débat,
suite à la découverte, dans les archives de la Société historique de
Montréal, d’une copie, par l’arpenteur Morin au XIXe siècle, d’une
carte de Jean Bourdon. En 1977, Michel Gaumond et Jacques Lan-
glois proposent une nouvelle hypothèse (Gaumond & Langlois 1981)
dont la teneur importe moins que le nom de Michel Gaumond qui
lui est associé. Celui-ci est souvent présenté comme le « père de
l’archéologie au Québec ». Et pour cause. Formé à l’université Laval,
cofondateur de la Société d’archéologie de Québec en 1959, Michel
Gaumond est aussi et surtout nommé en 1961 directeur technique
du service d’Archéologie tout nouvellement créé au sein du ministère
des Affaires culturelles du Québec (MAC), créé quant à lui trois mois
auparavant. À ce titre, il est incontestablement l’un des principaux
acteurs de l’institutionnalisation et de la professionnalisation de
l’archéologie au Québec. On lui doit, entre autres, la législation
réglementant la pratique archéologique, la conservation des vestiges
et la protection des sites au Québec. « Père », Michel Gaumond n’en
est pas moins « fils », et les pages qu’il consacre au tombeau de Cham-
plain s’inscrivent dans quelque chose d’une tradition archéologique
québécoise, toute tendue d’obsessions. La quête du tombeau de
Champlain, suivie de près par la localisation du fort Cartier-Roberval,
figure en tête de ces marottes de l’archéologie québécoise.
René Lévesque (1925-2007), plus habité encore par ces obsessions,
fait paraître une treizième hypothèse en 1978 dans Forces, une revue
publiée à grands frais par Hydro-Québec2 . Parfait homonyme du
fondateur du Parti québécois, ce Lévesque est lui aussi reconnu
« père », non de la Révolution tranquille, mais, comme Gaumond, de
l’archéologie québécoise. Il se passionne très tôt pour l’archéologie et

2. L’équivalent canadien du français EDF.

151
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

pour Champlain, deux termes chez lui indissociables. C’est à l’âge


de douze ans qu’il dit être « tombé en amour » de l’une et de l’autre :
Lors d’un rassemblement de plusieurs centaines d’étudiants devant le
monument Champlain, j’assiste à une conférence enflammée d’un brillant
orateur faisant l’éloge et l’histoire de notre fondateur. À la fin de sa presta-
tion, mentionnant que notre fondateur était décédé la nuit de Noël 1635, il
étend les bras vers le carré de maisons limité par les rues Buade, du Trésor,
Sainte-Anne et du Fort, où il laisse entendre qu’il pourrait être enterré. Fort
impressionné par son excellent exposé, dès le lendemain, je m’introduis
sous la terrasse, où, sous son monument, je suis saisi par les ruines des forts
et châteaux qui s’y sont succédés [sic]. Le jour suivant, j’entre visiter la cita-
delle où je tremble d’émotion devant ces couloirs et imagine les person-
nages historiques sortant du passé. C’est à ce moment que je commence à
lire divers volumes traitant d’archéologie classique3.

En 1978, Lévesque est donc un archéologue patriote de longue


date, mais dont la formation s’ancre dans d’autres disciplines que
l’archéologie, à savoir la géographie, la philosophie et la théologie.
Sa cure puis, à son retour à la vie civile, le poste qu’il occupe au
ministère des Loisirs, de la Chasse et de la Pêche lui donnent la
possibilité de fouiller sur tout le territoire du Québec et d’éveiller ici
et là des vocations d’archéologues.

Cacophonies
La quête du tombeau de Champlain prend un autre tour en 1988.
Au-delà de la simple controverse savante, prend forme cette année-là
une « émotion patrimoniale », en tout cas un phénomène suffisam-
ment inattendu et étrange aux yeux des archéologues pour que ces
derniers le désignent à la curiosité de l’ethnologue. Secondé par son
émule Charles Beaudry, René Lévesque revient à la charge, tenant
d’une nouvelle hypothèse inspirée d’un certain Thomas O’Leary
qui, en 1884 dans le Quebec Daily Telegraph, s’efforçait de démontrer
que Champlain ne pouvait reposer ailleurs qu’au-dessous de la
cathédrale-basilique, au niveau de la chapelle Saint-Joseph. Lévesque
et Beaudry entreprennent des fouilles secrètes, et, le 24 juin, trouvent

3. Extrait des pages ronéotypées d’une autobiographie inédite communiquées par Michel Gaumond.

152
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

effectivement un cercueil. Associé aux fouilles depuis le 21 mai,


Louis-Guy Lemieux, journaliste au Soleil, fait paraître ses premiers
articles sur le sujet le 2 juillet. Le moment est bien choisi. Comme
tous les ans à pareille époque, les médias doivent tant bien que mal
pallier une actualité creuse et tout mettre en œuvre pour limiter la
baisse des ventes. C’est donc bien volontiers que les journaux en
quête de sensationnel accueillent et répercutent l’information. En
cette veille du 3 juillet, et donc des célébrations du 380e anniversaire
de Québec, la nouvelle ne peut mieux tomber. Michel Gaumond ne
tarde pas à réagir en soulignant le caractère illégal de la fouille. La
presse rend compte de ses doutes, non seulement quant à la perti-
nence de l’hypothèse défendue par Lévesque, mais aussi quant à sa
légitimité de chercheur. Le bras de fer s’engage donc d’emblée entre
les archéologues patentés et René Lévesque soutenu par la presse.
Le MAC, bien embarrassé par la médiatisation de l’affaire, ne laisse
cependant pas traîner les choses. Voulant éviter le « cirque », la
« foire », et « devant l’intérêt que suscite dans l’opinion la découverte
de l’archéologue de Québec 4 », la ministre Lise Bacon accorde à
Lévesque un permis de fouilles, dès le 6 juillet, dans un délai excep-
tionnellement court, passant outre l’avis défavorable de la Commis-
sion des biens culturels. Néanmoins, afin de superviser Lévesque et
Beaudry, un comité d’experts est nommé, composé d’une archéologue
appelée de Montréal, d’un représentant du Centre de conservation
de Québec et d’un anthropologue-ostéologue. L’analyse du cercueil
(non de son contenu) est prévue le 13 juillet dans le sous-sol de la
basilique. Déjà, Radio-Canada se tient prête au cas où le ministère
en autoriserait l’ouverture. Mais les médias doivent remballer micros
et caméras. Au vu des éléments archéologiques à sa disposition (mobi-
lier, inscription), le comité d’experts conclut qu’« il ne s’agit pas du
tombeau de Samuel de Champlain5 » mais celui d’un père jésuite mort
en 1879, et s’oppose fermement à l’ouverture de la sépulture :
Moi la dernière chose que je voulais faire, se souvient l’archéologue appe-
lée de Montréal, c’était d’ouvrir ce tombeau, parce que j’étais convaincue
que ce n’était pas Champlain. Moi je n’aimerais pas que le hasard ait voulu

4. Le Soleil, 7 juillet 1988. Pour la présente étude, 5. Extrait du communiqué de presse.
nous avons dépouillé les parutions de juillet à
octobre 1988 des quotidiens Le Soleil, Le Journal
de Québec, La Presse et Le Devoir.

153
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

que ce soit ma tombe qui soit là et puis que là, tout d’un coup, il y ait un
quidam qui dit : « On va ouvrir Mme Barriault, là ! » Tu sais, il y a une espèce
de dimension de respect là, que, avec lequel moi je n’étais pas capable, je
ne pouvais pas composer avec l’irrespect qu’on pourrait avoir par rapport
à cette personne, là6.

L’émotion est à son comble : des télex affluent du Québec, du


Canada, de France aussi, au ministère où l’on se résout à organiser
une conférence de presse. D’une durée exceptionnellement longue
(deux heures et demie), « dans un climat d’hystérie à peu près totale »
ce rendez-vous avec la presse, au lendemain de l’expertise, tient de
l’épreuve pour les représentants du ministère, acculés à jouer les
« méchants » face à une centaine de journalistes rangés derrière
Lévesque et convaincus de la nécessité de l’ouverture. Quoi qu’il en
soit, pour le ministère l’affaire est close. Il en va presque de même
pour les journaux provinciaux tels La Presse ou Le Devoir dans les pages
desquels l’affaire Champlain fait rapidement place à d’autres actua-
lités. Nonobstant, Le Soleil entretient l’émotion et en poursuit la chro-
nique, jusqu’à la mi-octobre, relayé par les émissions radiophoniques
d’André Arthur, le morning man du moment, aussi controversé que
démagogue. En cette mi-juillet, l’émotion se fait déception et frustra-
tion, comme en témoigne le courrier des lecteurs du Soleil :
Je suis complètement ahuri de la décision du ministère des Affaires cultu-
relles de ne pas procéder à l’ouverture du tombeau découvert sous la cha-
pelle Saint-Joseph de la basilique de Québec. En tant que docteur ès sciences,
je trouve nullement objective l’approche de Monique Barriault : qu’il n’y
aurait pas plus de certitude sur l’identité de la personne que ce que révèle
déjà l’examen de l’intérieur du cercueil. Je tiens à vous [l’auteur de la lettre
s’adresse au directeur du Patrimoine] signaler que dans l’histoire des
sciences, si les chercheurs s’étaient contentés du contenant plutôt que du
contenu, Léonard de Vinci n’aurait jamais présenté des planches de l’ana-
tomie humaine, Pasteur n’aurait jamais découvert le vaccin, Rutherford,
l’intérieur de l’atome, Bohr, la mécanique quantique, etc. […] Alors, soyons
objectifs et intéressons-nous au contenu plutôt qu’au contenant : cela a tou-
jours été profitable pour la collectivité. (Le Soleil, 20 juillet 1988.)

6. Les citations sans référence renvoient à des 2008, avec le soutien de la Mission à l’ethnologie du
extraits d’entretiens réalisés dans le cadre d’une ministère de la Culture.
enquête conduite à Québec durant les étés 2007 et

154
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

De leur côté, les fouilleurs partagent cette déception, mais mani-


festent d’autant moins d’amertume qu’ils finissent par ouvrir secrè-
tement la tombe. Sans se laisser décourager, avec le soutien de la
Société historique de Québec, ils demandent l’autorisation de pour-
suivre la fouille dans les zones encore inexplorées du sous-sol de la
chapelle Saint-Joseph. Le permis de fouilles est accordé à Charles
Beaudry le 2 août, sous conditions. Le chantier ne reprend cependant
que le 12 septembre, et avec lui le dialogue engagé avec l’opinion
publique. Il se clôt un mois plus tard sur un échec, non sans quelques
ultimes passes d’armes. Radio-Canada n’ayant pas attendu la confé-
rence de presse du 12 octobre pour annoncer cette déconfiture, le
camp Lévesque impute la fuite à Michel Gaumond ; il est aussi ques-
tion de poursuivre en diffamation Jocelyne Séguin et l’Association
des archéologues du Québec (AAQ ).
Arrêtons-nous sur ces trois mois et demi d’une émotion avortée, en
fin de compte sans objet. L’épisode n’est pas simplement réductible à
un « carnaval », à une « monumentale farce7 » que l’on ferait mieux
d’oublier. On ne saurait davantage ramener la mobilisation de la
population à une perverse instrumentalisation aux fins de servir un
« désir de gloire personnelle » ou d’infantiles rêves de « chasse au
trésor8 ». De même, on se méprendrait à inscrire la polémique qui
enfle au fil des semaines dans la lignée des « querelles » qui émaillent
l’histoire de la quête du tombeau de Champlain. Le débat, auquel
l’opinion est appelée à prendre part, est d’une autre nature.
Dans le camp de René Lévesque, la rhétorique déployée est clai-
rement celle de la lutte du pot de terre contre le pot de fer. De manière
assez manichéenne, on oppose les amateurs « sagaces » et « passion-
nés9 » ainsi que leur « audace » et leur « large contribution au savoir
humain10 » aux « spécialistes », « diplômés d’universités obsédés par
la rigueur scientifique11 », « archéologues antichampliniens », seule-
ment capables de « nous méduser avec [leurs] savoirs professionnels
et [leurs] connaissances diplômées12 ». En position de victimes, les
premiers subissent le « mépris », l’« ostracisme » et le « boycott 13 » des
seconds, accusés de rétention :

7. Le Soleil, 26 juillet 1988. 11. Le Soleil, 7 juillet 1988.


8. Le Soleil, 2 août 1988. 12. Le Soleil, 1er août 1988.
9. Le Soleil, 7 juillet 1988. 13. Le Soleil, 20 juillet 1988.
10. Le Soleil, 20 juillet 1988.

155
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Nous commencions à peine à comprendre vos activités, et voilà que nous


comprenons par vos remarques actuelles au sujet du tombeau de Cham-
plain que l’archéologie n’est exercée que pour vous-mêmes14.

Face à ces funestes « chercheurs isolés dans leur laboratoire15 », à


ces « blasés enfermés dans leur tour d’ivoire » qui oublient qu’« hypo-
thèses, thèses et théories […] se font sur le terrain, pas dans les offi-
cines ministérielles où les experts accrochent leurs diplômes16 », les
amateurs se distinguent encore par leur souci d’« intéresser le public17 ».
Se gargarisant de « transparence18 » et de « démocratisation 19 », le
camp Lévesque ne manque pas d’arguments pour flatter l’opinion,
notamment celui de la création d’une Fondation québécoise d’archéo-
logie pour « réaliser au Québec cet engouement populaire pour
l’archéologie20 ».
Du côté des professionnels et des institutions de l’archéologie, on
enregistre une critique en bonne et due forme de l’amateurisme et
de ses travers : pillage, voyeurisme, sensationnalisme, nécrophagie.
Plus directement, la légitimité de Lévesque est mise en cause, et avec
elle sa manie de fouiller sans autorisation, son manque de méthode21
et l’inexistence de ses rapports de fouilles. Mais les archéologues de
métier ne font pas que dire ce que l’archéologie n’est pas. L’été 1988
leur donne aussi l’occasion d’une manière de coming out, et d’affirmer
ce que leur discipline est devenue, non seulement en ce qui concerne
ses protocoles, ses règles et ses exigences, mais aussi du point de vue
de ses questionnements et de ses objets. Pour cette archéologie
moderne, au diapason de l’archéologie occidentale, « l’histoire des
héros, des guerres et des PÈRES fondateurs, comme l’a écrite en 1744
le jésuite Charlevoix (et tant d’autres après lui) n’est […] pas la seule.
[…] La vie quotidienne, les mentalités, la vie affective, les autochtones
font aussi partie intégrante de l’histoire22 ».
Dans cette perspective, le bien-fondé de la quête du tombeau de
Champlain perd en évidence : « La véritable question qu’il [Lévesque]

14. Courrier d’un lecteur « prochamplinien », Le Soleil, 20. Le Soleil, 27 juillet 1988.


1er août 1988. 21. « Depuis quarante ans, le “père de l’archéologie
15. Le Soleil, 16 juillet 1988. québécoise”, qui n’a guère de père que l’âge, ne fait
16. Le Devoir, 16 juillet 1988. pas des fouilles archéologiques mais bien des trous »
17. Le Soleil, 16 juillet 1988. (Le Soleil, 26 juillet 1988).
18. Le Soleil, 26 juillet 1988. 22. Le Soleil, 5 août 1988.
19. Le Soleil, 21 juillet 1988.

156
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

aurait dû se poser c’est celle de la valeur archéologique de cette fouille.


Que saurons-nous de plus sur Champlain et les débuts de la colonie ? »,
s’interroge l’archéologue Pierre Nadon23 , tandis que les trois experts
du MAC concluent :
Quant au tombeau de Champlain, sa découverte, malgré l’importance du
personnage, n’a d’intérêt que dans la mesure où cette recherche s’inscrit
dans une problématique beaucoup plus large et qui découle de l’archéolo-
gie urbaine telle que pratiquée à Québec par le ministère des Affaires cultu-
relles et la Ville. (Barriault, Bergeron & Gagné 1988 : 20.)

L’analyse de cette émotion ne saurait donc s’épuiser dans l’idée


d’un banal antagonisme entre catégories d’acteurs, pris dans un
conflit d’intérêt. On a plus fondamentalement affaire à une crise
d’identité de l’archéologie québécoise, à la collusion de deux âges de
la discipline. Le Québec n’est certes pas le premier théâtre de cette
concomitance problématique. Sa traduction en termes et à l’échelle
d’une émotion patrimoniale est peut-être plus exceptionnelle. Le
rapport de forces qui s’engage s’avère en fait plus égal que ne le laissent
entendre les amateurs brimés. Car la nouvelle archéologie n’est pas
si bien assise qu’on pourrait le croire. En 1988, elle est encore peu
représentée numériquement, et son institutionnalisation et sa profes-
sionnalisation sont le fait d’une histoire toute récente, encore balbu-
tiante : les cursus universitaires se mettent tout juste en place, et la
loi sur les biens culturels n’a que seize ans d’âge. Les archéologues
sont non seulement confrontés aux résistances inhérentes à l’applica-
tion de nouvelles dispositions, mais également à la difficulté que
représente une loi qui « n’a pas de dents ». Ne définissant pas préci-
sément le rôle des uns et des autres, elle laisse en effet les interventions
s’organiser au cas par cas.
S’ajoute à ces facteurs de fragilité le fait que la communication
avec le grand public n’est pas des plus évidentes, pas plus que ne va
de soi, pour celui-ci, le patrimoine mis au jour. Les traces ressuscitées
du passé sont de « petites » traces, dépourvues de monumentalité et
dénuées de l’éclat de la grande Histoire. Les artefacts amérindiens,
aussi bien que les vestiges de la période historique, ne témoignent
jamais que d’un passé laborieux, domestique, religieux, de vies

23. Le Soleil, 13 juillet 1988.

157
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

nombreuses et anonymes. Cette « archéologie de poussière », comme


le dit joliment Charles Beaudry va de pair, en archéologie historique,
avec une carence avérée en termes d’ancienneté. La restitution au
public nécessite ici un travail de patrimonialisation et de spectacu-
larisation de la découverte archéologique, une somme d’efforts moins
à l’ordre du jour en 1988 que d’autres nécessités, comme la conduite
des chantiers de fouilles ou la sauvegarde des sites. Depuis, le souci
de vulgarisation, indexé sur le besoin de justification sociale, est
passé au centre des préoccupations, comme l’indiquent, entre autres
indices, l’attention portée à l’archéomuséologie (Desrosiers 2005) et
l’organisation annuelle, en août, du Mois de l’archéologie. L’affaire
Champlain-Lévesque n’est sans doute pas étrangère à cette évolution
de l’ordre des priorités. Pour achever de brosser le tableau circons-
tancié de cette nouvelle archéologie, notons encore qu’elle jouit d’une
indépendance très relative. En amont de l’intervention archéolo-
gique, la décision de fouiller relève, au Québec comme en France,
d’instances diverses (privées, municipales, régionales, gouvernemen-
tales, paragouvernementales), mais se complique au Québec de la
juxtaposition des niveaux provincial et fédéral. Pris dans des stra-
tégies parallèles et concurrentes d’affirmation nationale, le patri-
moine ressuscité par Québec et Ottawa n’est appelé à témoigner ni
du même passé, ni de la même identité. Le phénomène est loin d’être
nouveau. Perdurant depuis le XIXe siècle, il prend dans la ville de
Québec un tour quasi caricatural. Ici, la présence de l’Agence Parcs
Canada (APC) est d’autant plus forte qu’est affirmé le québécocen-
trisme des interventions archéologiques. Dans pareil contexte de
surenchère, la conduite d’une archéologie froide et objective détonne.
À l’inverse, l’aventure archéologique de René Lévesque s’inscrit
pleinement dans la veine de cette archéologie impliquée, asservie
au propos souverainiste, lui-même revisité à la lumière de la « fran-
cité 24 ». De ce point de vue, l’émotion fomentée avait toutes les
chances de prendre.

24. Dans la foulée de l’affaire de 1988, Lévesque crée anglo-saxon » (ibid. : 231). En dépit d’un organi-
un mouvement dont l’ambition principale est le sau- gramme élaboré (compagnons du Mérite, chevalerie,
vetage de la Nouvelle-France, menacée de « dégéné- frairies, Arquebusiers du Québec, Ordre du Bon
rescence accélérée » et de « dissolution accélérée » Temps), et d’un programme d’actions tout aussi fourni
(Lévesque 1992 : 230) par « l’influence sans cesse (veillées du souvenir et de l’avenir, corvées tradition-
grandissante de la communauté anglo-saxonne » nelles, fêtes populaires…), le mouvement ne connaît
(ibid. : 233) et « l’arrivée massive de réfugiés et de développement que dans l’entourage très immé-
d’immigrants dont une bonne partie rejoint le bloc diat de son fondateur.

158
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

Écho et sourdine
Si la crise d’identité de l’archéologie québécoise éclate en émotion,
elle s’y résout aussi, du moins en partie. Deux caricatures, réalisées
à trois mois d’intervalle, témoignent en effet du basculement de l’opi-
nion prise à partie. Le ridicule a changé de camp. Cependant, la
légitimité de Lévesque et de sa quête obstinée est encore suffisamment
établie pour acculer le MAC à une troisième reculade. Il renonce à
poursuivre, comme le lui a recommandé par deux fois la Commission
des biens culturels, les deux archéologues coupables, du fait de leurs
fouilles secrètes, d’une flagrante infraction à la loi sur les biens cultu-
rels. De son côté, la justice, et plus exactement le Conseil de presse,
ne donne pas de réelle suite à la plainte déposée par l’AAQ dès la fin
juillet contre Le Soleil pour avoir donné « une information biaisée et
subjective », sans chercher à corriger son « manque de connaissances
sur la réglementation en matière d’archéologie », et manifesté une
« attitude méprisante à l’endroit des scientifiques25 ». Comme arbitré
par l’opinion, le rapport de forces s’équilibre, mais l’émotion, pour
un temps émoussée, continue à affleurer.
Ainsi, Lévesque récidive-t-il, héraut d’une énième hypothèse, celle
de Georges Gauthier-Larouche. Jusque-là discrète, la mairie de
Québec intervient, afin d’anticiper et de prévenir tout nouveau déra-
page. Au printemps 1989, elle annonce son intention d’engager des
archéologues pour une « étude de potentiel ». Persuadés de tenir là
un nouvel allié et la promesse de prochaines fouilles, les champliniens
se réjouissent avant de déchanter. Dans leur rapport, les archéologues
missionnés passent en revue, une à une, toutes les hypothèses émises
depuis 1866 pour en montrer les faiblesses, les insuffisances et les
failles. La conclusion est sans appel : la quête est non seulement impos-
sible, mais elle est aussi inutile (Niellon, Nadon & Faubert 1990). Au
nom du comité Champlain, mais aussi de la Société Saint-Jean-
Baptiste, René Robitaille monte à son tour au créneau, en janvier 1991,
et se heurte à une nouvelle fin de non-recevoir, appuyée par un
nouveau rapport, celui de l’archéologue municipal. William Moss
(1991) défend l’idée selon laquelle Champlain aurait déjà été trouvé,
en 1843, à l’occasion de la démolition du premier mur d’enceinte.

25. Décision D1988-07-027 du Conseil de presse, consultable en ligne : http://conseildepresse.qc.ca/decisions/


d1988-07-027/ [valide en avril 2013].

159
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Caricature de Gaboury, parue dans Le Soleil, 15 juillet 1988.

C’est ainsi qu’il pense devoir interpréter les lignes concernant la


découverte d’un sépulcre enfermant quelques sépultures, parues dans
le Quebec Mercury de 1843. Sur la base d’une argumentation différente,
l’archéologue de la Ville accorde ses violons, quant à l’inanité de tout
projet archéologique, avec ceux du rapport rédigé par Françoise
Niellon, Pierre Nadon et Denis Faubert.
La Ville n’en décide pas moins d’entreprendre des fouilles préven-
tives, confiées à Daniel Simoneau, avant la construction de la chapelle
commémorative de Laval, rue Buade, là où, précisément, Robitaille
situe les restes de Champlain. L’intention sous-jacente est de mettre
un point final à l’affaire Champlain. Mais ces fouilles, comme le
rapport Moss un an plus tôt, loin d’éteindre l’ardeur des « champli-
niens » du moment, l’alimentent de nouvelles données et inspirent de
nouvelles hypothèses. Quoi qu’il en soit des effets involontairement

160
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

Caricature de Gaboury, parue dans Le Soleil, 12 octobre 1988.

pervers des initiatives municipales, reste que la municipalité, à l’instar


du ministère en 1988, ne se situe pas toujours clairement. En 1998,
Lévesque n’obtient-il pas une subvention de 5 000 $ pour vérifier une
autre de ses hypothèses ? Sous l’œil des caméras convoquées, la fouille
se terminera de manière burlesque dans la chambre froide d’un
restaurateur chinois. De même peut-on souligner l’ambiguïté du
ministère qui autorise ces fouilles, comme il permettra, en 2006, à
Jean Morin d’effectuer des sondages au géoradar et des forages.
Malgré les appels réitérés à la raison de la « bonne » archéologie,
les fiascos successifs, le discrédit inhérent à ces déconfitures en série,
les mises à l’index de l’« archéologie folklorique », les carrières fragi-
lisées ou avortées, force est d’admettre que le désir partagé de retrou-
ver Champlain est toujours présent au cœur des « champliniens » et
jusqu’au sein des ministères. Il est là, discret, souterrain. Il se sait
illégitime dans l’échec, mais légitime dans le succès et capable d’at-
teindre à nouveau l’émotion. Ainsi continue-t-on de chercher Cham-
plain, mais loin de tout tapage médiatique. René Robitaille, Georges

161
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Gauthier-Larouche, Carl Lavoie, Yves Chrétien qui œuvraient


jusqu’en 2007 dans le sillage de Lévesque y travaillent encore, paral-
lèlement ou en association avec d’autres : Jean Morin, Pierre Dubeau,
Louis-Marie Côté, Réal Landry, Claude Breton. Un Comité Cham-
plain a même vu le jour, en 2007, stimulé par la perspective des fêtes
du 400e anniversaire de la fondation de Québec, mais aussi par la
conduite de la présente enquête – l’intérêt manifesté par une cher-
cheuse française du CNRS ayant valeur d’une sorte de consécration.
Du côté du commun des Québécois, moins sensible au partage entre
la « bonne » et la « mauvaise » archéologie, on n’a pas davantage tiré
un trait sur cette obsession, si peu d’ailleurs que les représentations
communes ramènent la recherche archéologique à la seule et unique
quête du tombeau de Champlain :
Partout où l’on fouille à Québec, que ce soit près de la Place-Royale ou
ailleurs, on nous demande toujours si on cherche le tombeau. Même sur la
rive sud de Québec. Les gens ont comme ça dans le jugement26.

Cette constance en clair-obscur ne laisse d’interroger. Qu’est-ce


donc qui contrarie le complet triomphe de la raison archéologique ?
En retournant la perspective, on peut tout aussi bien s’étonner de ce
commencement de triomphe et, avec lui, de cette manière de refou-
lement de l’émotion. L’archéologue Marcel Moussette répond à ces
questions en termes de réparation :
On se demande si le but premier de cette démarche, qui se poursuit main-
tenant de génération en génération, ne serait pas de réparer la négligence
des ancêtres. (Moussette 2000 : 15.)

Son analyse s’inspire des considérations de Morris Bishop, qui


dans les années 1950, écrivait :
On a du mal à penser que ses os, oubliés, inconnus, restent sous quelque
rue de sa belle ville, parmi les égouts et les conduites d’eau. Les camions
roulent dessus, les touristes jettent des bouteilles vides sur sa tombe. Il a
vécu dans des transes perpétuelles, et dans la mort il ne trouve pas de repos
(ibid.)

26. Témoignage d’une archéologue du Centre de conservation.

162
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

Le souci d’en finir avec ce sentiment collectif de culpabilité n’exclut


pas d’autres explications, en particulier l’attrait du mystère. Tandis
qu’à certains les échecs successifs n’inspirent qu’ironie et moqueries,
ils alimentent aux yeux de nombreux autres un mystère toujours plus
épais, une énigme toujours plus complexe, un défi toujours plus dif-
ficile à relever :
Moi qui suis historien, avoue un fonctionnaire du MCCCFQ [ministère de la
Culture, de la Communication et de la Condition féminine du Québec], ça
me fascine, le phénomène du tombeau. Champlain était de toute façon une
des personnalités les plus importantes de la Nouvelle-France. On a construit
une chapelle en son honneur lorsqu’il a été enterré. Et tout d’un coup, la
chapelle disparaît sans qu’on en parle ! Le journal des jésuites tout d’un
coup devient muet là-dessus. Alors, même moi, j’ai mes hypothèses pour le
trouver […]. C’est pour vous dire que je me suis pris au jeu, comme aussi
mon collègue Gaumond, comme plusieurs de mes collègues et c’est encore
un dossier qui me fascine. […] Même si on ne l’a pas trouvé, je reste per-
suadé qu’on ne l’a pas détruit.

De même, Joseph, étudiant en histoire et stagiaire aux Archives


nationales au moment de l’enquête, ne résiste pas au « côté romantique
de chercher un personnage historique ». Il en va du tombeau de
Champlain comme du tombeau d’Alexandre le Grand ou du tombeau
de Mozart. Cette affaire mobilise tous les ressorts à l’œuvre dans nos
imaginaires archéologiques (Voisenat 2008), et ce d’autant plus que
la question de la sépulture n’est jamais qu’un point obscur parmi
d’autres de la destinée de Champlain. La biographie du « père de la
Nouvelle-France » est effet tout du long auréolée d’inconnues27 qui
ajoutent aux mystères des unes et des autres. Entre silences et invrai-
semblances, le champ des possibles indéfiniment élargi livre la figure
de Champlain à des relectures à tout le moins surprenantes telle celle
de Jean de La Horbe (1959), qui en fait un repris de justice usurpateur
d’identité, ou celle de Michel A. Bradley et Deanna Theilmann-Bean
(1988), plus ésotérisante, selon laquelle Champlain serait un agent
du Graal. D’un roman l’autre, d’un héros l’autre, chacun des postu-
lants à la découverte se rêve en Indiana Jones. René Lévesque l’illustre

27. Les biographes se perdent en conjectures à propos jeune Hélène Boullé, de la validité de son testament,
de sa date de naissance, de ses éventuelles origines de son allure physique…
protestantes, des raisons de son mariage avec la très

163
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

bien dans le Journal qu’il fait paraître en 1992 [ill. n° 4]. Du reste,


l’enquête ethnographique n’a pas échappé à quelque chose d’un effet
de contagion. En dépit de toutes les explications données quant à la
nature de son intérêt pour l’affaire, les informateurs n’ont pas manqué
de « faire entrer » l’ethnologue « dans le portrait » et de la faire actrice,
bon gré mal gré, de cette épopée. La plus efficace (du point de vue
indigène) de ces tentatives a sans doute été son admission, le 3 juillet
2008, 400 ans jour pour jour après la fondation de Québec, dans un
café de la rue Buade, au sein du Comité Champlain. Mais l’implica-
tion s’est aussi jouée rendez-vous après rendez-vous, hypothèse après
hypothèse, confidence après confidence, révélation après révélation.
Et de fait, l’enquête a pris le tour d’un roman avec ses protagonistes,
ses accidents, ses rebondissements, l’ethnologue s’imaginant bien dans
la peau de la romancière… D’une manière ou d’une autre, le moins
que l’on puisse dire est que la séduction du mystère opère.
De même jouent dans cette affaire les représentations spécifiques
associées aux restes humains. En témoignent, a contrario, les faibles
réactions que suscitent, en 1988, les artefacts trouvés Place-Royale
sur le site de l’habitation Champlain. Les quatre campagnes conduites
depuis 1976 ont permis de mettre au jour quelque 14 000 vestiges
pour une bonne part contemporains de Champlain. Et pourtant,
comme le regrette Francine Bordeleau :
On n’a guère parlé […] des fouilles près de l’habitation Champlain à place
Royale, qui viennent de se terminer. Le site était pourtant d’une grande
complexité et, qui plus est, ouvert au public qui a pu bénéficier, tout le
temps des fouilles, de l’assistance d’un guide. (Le Soleil, 2 septembre 1988.)

À l’inverse, une autre archéologue constate vingt ans après :


Il n’y a rien qui passionne plus Québec que les translations d’ossements.
Alors là, ça, c’est une merveille ! Les reliques ! Il y a vraiment une fixation
sur les objets mortuaires. […] C’est-à-dire que Champlain ou pas Cham-
plain, les tombeaux ici fascinent.

Rien n’altère cet engouement, pas même la fréquence des décou-


vertes, conséquence d’une histoire singulière des cimetières de la
capitale. Jusqu’à l’entrée en vigueur, en 1855, de la loi interdisant les
inhumations dans la ville, les nécropoles sont en effet morcelées en
divers endroits de Québec, par manque d’espace. L’exiguïté n’explique

164
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

pas seule cet éparpillement, qui tient aussi au fait que sous le régime
français, c’est-à-dire avant 1760, catholiques et protestants ne pouvant
reposer ensemble, plusieurs lieux de sépulture anonymes et tempo-
raires ont existé parallèlement aux cimetières consacrés (Guay 1991a,
1991b). La presse, en bon baromètre de l’émotion, se fait l’écho de ces
trouvailles fortuites. En 1986, les « squelettes du rempart », ceux de
cinquante-deux prisonniers anglais enfouis dans le remblai d’argile
du mur de fortification, ont ainsi fait grand bruit. On pourrait mul-
tiplier les exemples et d’ores et déjà conclure à un irrépressible besoin
d’« enracinement » de la communauté francophone qu’exacerbe sa
séculaire position de dominée. Mais l’explication ne coule pas si bien
de source lorsqu’on sait que ces morts que l’on se plaît à retrouver ont
d’abord été perdus. Si l’oubli semble dans l’ordre des choses concer-
nant le commun des mortels, il l’est moins s’agissant des grands
hommes tels Champlain et Laval. On peut certes invoquer de mal-
heureux concours de circonstances (incendies, reconstructions, dis-
paritions d’archives…). D’aucuns, tel l’abbé Gosselin à la fin du
XIXe siècle, expliquent cet oubli en arguant que « les gens du Québec
étaient trop occupés à tenter de survivre dans un environnement
hostile […] et à apprendre à vivre sous une domination étrangère »
(Rudin 2005 : 21). L’argument est loin d’être satisfaisant dès lors qu’on
envisage le sort fait aux ossements retrouvés et mobilisés dans l’affaire
du tombeau de Champlain (découvertes de 1843 et de 1854). Aussitôt
retrouvés, aussitôt reperdus. Comment comprendre pareille ambi-
guïté, sinon en la rapportant aux oscillations qui marquent par ail-
leurs le mythe Champlain ?

Au diapason du mythe
Sans doute le mythe attaché à la figure de Champlain est-il à son
tour susceptible de rendre compte des résistances opposées à la raison
archéologique. On ne sera pas étonné du fait que René Lévesque
(1992) pousse le culte de Champlain à l’excès, l’érigeant en « modèle
de la francité », et ce, à différents titres : « grand navigateur », « fon-
dateur et colonisateur », « père des sciences humaines en Amérique »,
« expert en agriculture », « fin diplomate », « homme de guerre »,
« humaniste », « grand visionnaire ». Champlain est reconnu tout à
la fois comme un père, un fils et un frère. « Vous êtes père, écrit René
Lévesque en s’adressant à Champlain, car nous vous devons notre

165
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

vie de Françaises et de Français d’Amérique » (ibid. : 3). Il est « fils »


puisque « ressusciter une telle personnalité pour nos contemporains
qui vivent un vide culturel », c’est « lui redonner une certaine forme
de vie ». C’est aussi « une certaine façon de devenir son père » (ibid. : 35).
« Frère », Champlain l’est en substance, dans l’adversité. À travers cet
hommage en forme de trinité, Lévesque érige son héros en alter ego.
L’identification à Champlain, du reste, est telle qu’il en arrive à décla-
rer à la presse : « Champlain me cherche28. »
Tous les Québécois ne se prennent cependant pas pour Champlain.
Il en est même qui, dans le courant du XXe siècle, avec plus ou moins
de virulence, se sont employés à déconstruire le mythe, à commencer
par les historiens. Paul Desrosiers, Victor Tremblay mais surtout
Marcel Trudel ont en effet proposé une autre lecture des commen-
cements de la Nouvelle-France, déplaçant l’accent vers les oubliés de
l’histoire, et mettant en perspective le discours historique et sa rela-
tivité. Du reste, leurs « révisions » respectives de l’histoire empruntent
grosso modo les mêmes avenues. Ils mettent en exergue le rôle jusque-là
sous-estimé des Indiens, de Dugua de Mons et des protestants, et
s’évertuent à montrer que la fondation est un lent processus qui ne
s’arrête pas avec Champlain. Ce dernier n’est bien évidemment pas
l’unique héros québécois, ni même occidental, à souffrir alors de ce
désamour manifeste qui peut être entendu comme un symptôme
avant-coureur, parmi bien d’autres, du malaise qui s’est emparé de
toutes les histoires nationales depuis un demi-siècle, et en amont de
la crise des identités nationales que ces histoires étayaient. Au Québec,
le déclin des mythes fondateurs prend néanmoins un tour singulier.
Si l’histoire de la Belle Province s’avère plus désenchantée qu’une
autre – c’est du moins ce qu’il est permis de supposer à la suite de
Gérard Bouchard (2003) –, sans doute est-ce en raison des difficultés
que celle-ci rencontre à devoir composer avec la notion de pluralisme,
de plus en plus prégnante.
D’une génération à l’autre, on aurait tort de préjuger d’une évolu-
tion linéaire à la faveur de laquelle le mythe de Champlain, déjà
considérablement bousculé, finirait par se voir totalement renversé.
Certes, la relève est assurée dans le camp des démystificateurs, notam-
ment par Mathieu d’Avignon. Sa thèse consacrée à la fabrique du
héros Champlain montre comment Champlain lui-même, dans ses

28. Le Soleil, 6 avril 2000.

166
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

écrits, a balisé le chemin de ses futurs biographes en se donnant


systématiquement le beau rôle (Avignon 2008). Mais Champlain a
aussi ses inconditionnels parmi les historiens, tel l’ex-ministre et ex-
éditeur Denys Vaugeois (Litalien & Vaugeois 2004 ; Litalien, Palo-
mino & Vaugeois 2007). La confrontation de ces divergences, si elle
ne tourne pas à l’émotion, fait néanmoins l’affaire des documentaristes
(Nadeau 2008 ; Pouliot 2008) et de la commémoration publique qui
en joue et la met en scène. Le « Tribunal de l’Histoire » constitue l’une
des occurrences les plus significatives de ce débordement du débat
historiographique. Organisée sous l’égide de la Commission de la
Capitale nationale à l’occasion du 400 e anniversaire de Québec,
alliant les compétences d’un historien, de comédiens et de musiciens,
chacune des conférences publiques données dans ce cadre offre la
possibilité aux spectateurs de trancher. Pendant la mi-temps théâ-
tralisée, Madame Justice, attendant le verdict du public, se fait l’inter-
prète des historiens post-révisionnistes pour instruire le procès de
Champlain, accusé d’avoir éclipsé Dugua de Mons dans l’histoire du
Québec. Jugé tantôt coupable, tantôt non coupable, Champlain résiste
tant bien que mal. Dans ce mouvement de vacillement, il a perdu de
cette hauteur qui le mettait au-dessus de tous les autres héros de
l’histoire. Il n’est plus en effet « le » héros d’entre les héros. Avec les
historiens « post-révisionnistes », les Québécois s’accordent pour
réveiller à ses côtés la petite foule des « premiers » (colons, filles du
roi, religieuses, truchements…). L’espace de la commémoration
publique donne à voir cette inflation dans toute son amplitude. Lors
des manifestations du 400e anniversaire (conférences « Les grands
d’hier racontés par les grands d’aujourd’hui », élection du « héros
obscur de l’histoire de la capitale », spectacle « Rencontres », etc.),
non seulement les contemporains de Champlain et tous ceux, petits
et grands, qui ont fait l’histoire du Québec, ont été convoqués, mais
aussi Gilles Vigneault, Robert Charlebois, Ariane Moffatt… sans
oublier Céline Dion. Les brèches occasionnées par le défaut d’una-
nimité autour de la figure de Champlain expliquent la possibilité de
cette diversification des héros québécois. Cette mutation tient plus
encore au désir d’identification de tout un chacun. La quête d’un
héros à soi, projection possible de soi, enclenche tout aussi sûrement
ce processus de prolifération au sein du panthéon québécois. Cham-
plain lui-même doit à cette quête le phénomène de multiplication
dont son personnage fait l’objet et dont rend plus spectaculairement
compte le roman historique contemporain (Sagnes, 2013).

167
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Or, ce réflexe d’identification n’accorde plus qu’une place acces-


soire au sentiment national que le culte du héros servait à cultiver.
Au diapason des « nouvelles » mythologies fondatrices forgées dans
la foulée de la Révolution tranquille, de tout autres valeurs sous-
tendent aujourd’hui l’héroïsme contemporain : l’égalité des cultures,
des hommes, des sexes, la liberté et le droit d’être soi… Détaché de
la question territoriale, linguistique, religieuse, ce nouvel héroïsme
diffère et, à la limite, s’oppose, à celui, nationaliste, qu’incarnait et
qu’incarne encore, mais moindrement, Champlain. Cependant, on
s’attardera moins sur cet antagonisme que sur le fait que ces nouveaux
idéaux ne nécessitent plus ni ces restes, ni ce tombeau, ni cette quête
obstinée que requérait la célébration, à travers la figure de Champlain,
d’un Québec catholique et francophone. Ainsi, la plasticité du mythe,
les variations des investissements dont il fait l’objet, et, en amont, les
mutations du sentiment de « québécité » se combinent-ils pour fonder
le paradoxe d’une inlassable recherche de l’introuvable et de son
passage à la clandestinité.

168
LE TOMBEAU DE CHAMPLAIN

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II Transports
patrimoniaux
L’histoire du dernier demi-siècle est celle d’une révolution invisible.
Bien au-delà des injonctions de la pédagogie nationale, chacun s’auto-
rise à manifester des formes d’attachement au passé qui expriment
un parcours personnel et une sensibilité propre. Tous les jours de
nouveaux objets sont élus qui suscitent la fièvre des amateurs et des
collectionneurs. De multiples associations se cristallisent autour de
ces passions salvatrices et restauratrices. Elles conjuguent le plaisir
de toucher le passé et d’être touché par lui avec le sentiment d’une
mission qui mobilise autour des plus infimes traces de ce qui fut. En
inventant des objets d’affection, elles sécrètent de nouveaux savoirs.
Or, dès les années 1960 en France, l’État a accompagné et encouragé
cette conversion collective. Mais l’objectivité des critères d’un Inven-
taire, par lequel la nation se saisissait du local le plus infime, suffit-elle
à conjurer ce qui apparaît en profondeur comme un nouveau rapport
sensible de nos sociétés au temps que le mot « patrimoine » commu-
nément désigne ?
Irina Chunikhina

Le « patrimoine  
de proximité » :  
du « coup de cœur » au label
« À bien des égards, la notion de patrimoine s’est construite sur la
distance prise vis-à-vis de l’émotion », note Dominique Poulot dans
son introduction au numéro de Culture et Musées intitulé « Défendre le
patrimoine, cultiver l’émotion » (Poulot 2006 : 13). Cette capacité de
recul critique est largement associée à l’engagement professionnel dans
le domaine du patrimoine. L’action des conservateurs, des chercheurs,
des spécialistes de la protection et de la restauration est ainsi censée
être menée dans un cadre strict soumis à la législation, à l’idéal scien-
tifique de l’objectivité (Heinich 2009) et à la vision civique du patri-
moine national dont les fondements ont été posés au moment de la
Révolution (Poulot 1997). En revanche, cette distance par rapport à
l’émotion semble moins évidente dans l’engagement des associations
ou d’autres acteurs, perçus comme « amateurs » du patrimoine ­culturel.
Les recherches menées auprès des acteurs locaux montrent avant tout
une forte pluralité des formes, des objets et des objectifs de leurs « inves-
tissements » dans le domaine du patrimoine (Glevarec & Saez 2002).
D’autre part, ces engagements sont parfois associés à ce qui est vu
comme un excès d’émotion. Le combat militant des associations peut
être ainsi « prisonnier » de polémiques de la dénonciation du vanda-
lisme (Poulot 2006) ou même porteur de « passions identitaires » (Le
Goff 1998). Comment expliquer la présence de l’émotion dans l’action
des « amateurs » pour la sauvegarde du patrimoine culturel ? N’est-elle
pas liée au fait que leur engagement porte souvent sur des objets qui

175
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

sont perçus par eux à la fois comme des objets communs puisqu’ils
ressortissent du bien commun du patrimoine et comme des objets
familiers faisant partie du cadre de proximité ? Enfin, l’émotion est-elle
« une régression, altérant un certain modèle de démarche savante et
d’analyse » (Poulot 2006 : 21) ? Ou bien, prise dans une dynamique
de situation, peut-elle évoluer vers d’autres formes, notamment de
connaissance et d’action en commun ?
Une enquête de terrain effectuée en 2003-2004 nous a amenée
à suivre une série de visites, promenades, rencontres consacrées à
la découverte du « patrimoine de proximité » des arrondissements
parisiens 1 . Ces activités, gratuites et ouvertes à tout public, étaient
organisées à l’initiative de quelques bénévoles de la délégation
départementale de la Fondation du patrimoine. La principale mis-
sion de cet organisme privé reconnu d’intérêt public est l’action en
faveur du patrimoine non protégé par l’État, le « patrimoine ni
classé ni inscrit », autrement nommé « petit patrimoine » ou « patri-
moine de proximité ». Selon l’un des organisateurs des activités que
nous appellerons ici M., le principal objectif des premières « prome-
nades » dans les arrondissements parisiens 2 était d’« expliquer » aux
habitants de Paris la tâche de la Fondation du patrimoine et de
« donner des exemples du patrimoine de proximité ». Il apparaît vers le début
de notre enquête (décembre 2003), que cet objectif déborde le cadre
de la fondation. Car M., désireux d’élargir le public de ces prome-
nades, a décidé de publier « un petit guide ». Mais forte de son succès,
la publication intitulée Paris Villages a finalement pris la forme d’une
revue trimestrielle 3 . Les participants des activités, majoritairement
abonnés à cette revue, y trouvaient des annonces de nouvelles pro-
menades et pouvaient également participer à l’édition d’une sorte
d’inventaire du « patrimoine de proximité ».

1. Les premiers résultats de cette enquête ont été 2. Entretien avec M. réalisé le 18 février 2004. Ici et
explorés dans « Le “patrimoine de proximité” à tra- par la suite, le texte en italique correspond aux cita-
vers les représentations et usages sociaux », sous la tions des entretiens et aux remarques des acteurs
direction de Jean-Louis Fabiani, mémoire présenté notées au cours de l’enquête de terrain.
en vue de l’obtention d’un diplôme d’études appro- 3. Selon M. (directeur de la publication à l’époque), le
fondies (DEA) de l’ EHESS , Paris, 2004. Nous avons titre de la revue devait faire référence à Paris aux cent
également réfléchi sur la notion de « proximité » dans villages, une revue publiée dans les années 1970-
les activités de Paris Villages dans le rapport « À la 1980 qu’il avait lue et qu’il voulait « remettre en
recherche du patrimoine de proximité », rédigé à route ». Paris Villages a cessé de paraître en 2008.
l’attention de la Mission à l’ethnologie du ministère
de la Culture et de la Communication (Paris, 2007).

176
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

D’une manière générale, nous avons distingué trois aspects dans


l’action observée sur le terrain de notre enquête : la découverte au
cours des visites et des promenades d’objets considérés par les
acteurs comme étant du « patrimoine de proximité » ; la publication
de « coups de cœur » dans la revue Paris Villages ; enfin la sollicitation
de la Fondation du patrimoine pour la reconnaissance et la restau-
ration des objets retenus. Ces trois volets de l’action constituent une
démarche de patrimonialisation en apparence différente et indé-
pendante de la « chaîne patrimoniale » gérée par des organismes
publics (Heinich 2009).
Précisons, en premier lieu, que nous abordons les concepts d’émo-
tion et d’action dans une perspective qui n’assimile pas l’idée du
social au seul collectif. L’émotion serait sociale sans être nécessaire-
ment collective parce qu’elle fait partie du processus de « coordina-
tion » entre les êtres humains (Dumouchel 1995). S’agissant de
l’action, nous recourons à un modèle original d’analyse de l’« action
au pluriel » élaboré par Laurent Thévenot (2006). Il explore l’archi-
tecture de trois régimes d’engagement (celui de la familiarité, celui
du plan et celui de la justification) en mettant l’accent sur leur inégale
préparation à la mise en commun et sur la nécessité de leur « coor-
dination » dans la construction du rapport au monde. Notre approche
est attentive à la dynamique de la situation. Autrement dit, elle ne
s’intéressera pas à l’émotion et à l’action comme à des entités à part,
mais plutôt à leur « intrication », « à la dynamique de (leurs) coordi-
nations et à l’articulation des différents niveaux » (Thévenot 1995).
De la même manière, nous n’envisageons de traiter les usages sociaux
du concept de patrimoine ni comme des procédés purement nomi-
nalistes, langagiers, ni comme une sorte de réaction, voire d’oppo-
sition, aux représentations « dominantes » du patrimoine culturel,
en l’occurrence « politico-administratives » et ­« politico-scientifiques »
(Glevarec & Saez 2002). En revanche, nous étudierons ces usages
comme des justifications faisant appel à la « grandeur » (Boltanski
& Thévenot 1991) du patrimoine tout en tenant compte de l’impact
du recours à cette « grandeur » sur la dynamique de l’épreuve. Nous
proposons donc une approche pragmatique du rapport entre l’émo-
tion, l’action et le patrimoine, attentive à la pluralité et à la dyna-
mique de la situation à partir du cas concret de cette recherche du
« patrimoine de proximité ».

177
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Découvrir un patrimoine dont on se sent proche


Le terme « patrimoine de proximité » est apparu dans les années
1990 au sein du débat autour de nouvelles formes de financement
et de protection du patrimoine culturel. En juin 1993, le sénateur
de Maine-et-Loire Jean-Paul Hugot est chargé par le ministère de
la Culture d’étudier les conditions de la création d’une Fondation
du patrimoine en France. Dans le rapport qu’il dépose un an plus
tard, il constate « un attachement croissant » des Français à « leur
patrimoine », et appelle à l’instauration de procédures et d’instances
spécifiques pour la préservation de toutes les formes de patrimoine,
y compris « d’intérêt local » constituant « le patrimoine de proximité »
(1994). C’est par cette dernière notion que l’on a désigné les objets
de l’action de la Fondation du patrimoine, créée en 1996. Mais la
définition du terme reste relativement vague. Les documents édités
par la Fondation du patrimoine évoquent le plus souvent le fait que
ce patrimoine n’est pas protégé par l’État au titre des Monuments
historiques (il n’est « ni classé ni inscrit »), ou bien proposent une
liste d’objets susceptibles d’être reconnus « patrimoine de proxi-
mité » : fermes, logis, pigeonniers, granges, lavoirs, moulins… Les
points de suspension par lesquels se terminent toujours ces listes
laissent supposer que l’énumération des objets reste incomplète et
qu’elle peut être prolongée. Mais comment et par qui un objet est-il
qualifié de « patrimoine de proximité » ? L’analyse des résultats de
notre enquête apporte quelques observations sur les acteurs engagés
dans cette démarche et sur leurs façons, non privées d’un aspect
affectif voire émotionnel, de montrer et de découvrir le « patrimoine
de proximité ».
Voici, par exemple, un extrait de l’enregistrement effectué au
cours de la visite d’une chapelle. Celle-ci faisait partie des églises
parisiennes « peu ou mal connues » dont la découverte était organisée
par des bénévoles de la Fondation du patrimoine en décembre 2003.
La visite est guidée par une paroissienne qui raconte l’histoire de
la construction du bâtiment dans la première moitié du XIXe siècle.
Elle présente le mobilier de l’époque, quelques statues et tableaux,
des verrières exécutées à partir des dessins d’un peintre connu du
XIXe siècle. Mais elle juge utile d’ajouter quelques mots sur sa
paroisse et sur son propre lien avec ce lieu :

178
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

C’est une petite paroisse-village, ce qui moi, moi personnellement, m’a


énormément attirée parce qu’on est peu nombreux. […]. Donc viennent
quelques habitants du quartier mais surtout ceux qui sont attirés par une
collectivité chaleureuse, sympathique. Et comme à un moment, moi per-
sonnellement, j’avais beaucoup de tristesse, on m’a reprise comme une
pauvre chose. J’ai commencé à mettre quelques fleurs par ici, quelques
fleurs par là […]. Et maintenant vous voyez j’ai l’honneur de vous présenter
cette chapelle. Ce qui m’a plongée dans une époque historique qui n’est pas
forcément la mienne, et dans une époque artistique qui n’est pas forcément
la mienne non plus. Mais en étudiant les choses on devient passionné. Et
j’espère que j’ai le pouvoir de vous transmettre ma passion. Alors que vous
venez de voir Saint-Pierre-de-Chaillot, Notre-Dame, probablement, des
choses beaucoup plus… énormes. Mais je vais vous montrer quand même
que cette chapelle a du charme4.

Notre guide a une double connaissance de la chapelle. Celle-ci


lui vient en partie du proche, des attaches qui la relient à son envi-
ronnement. En paroissienne qu’elle est, la guide fréquente cette
chapelle régulièrement, elle côtoie au quotidien les objets qu’elle
contient. En mettant « quelques fleurs par ici, quelques fleurs par là », elle
a tissé des liens d’appartenance avec ce lieu au point d’en devenir
un jour son guide. L’aspect émotionnel est au cœur de cette appar-
tenance. Son lien à la paroisse s’est créé au moment de chagrins
personnels, et il a été favorisé par le ressenti d’« une collectivité chaleu-
reuse, sympathique ». D’autre part, le discours de la guide montre que
sa connaissance de l’objet de la visite a également une autre dimen-
sion. « L’honneur » de présenter la chapelle aux visiteurs l’a poussée
à l’étudier, à se plonger dans des époques historiques et artistiques
qu’elle connaît mal, autrement dit, à prendre une certaine distance
par rapport à l’aspect familier du lieu. Ce nouveau registre est
introduit par la catégorie de « passion ». D’après la guide, « en étudiant
les choses on devient passionné ». Et c’est justement sa « passion » qu’elle
souhaite transmettre aux visiteurs. Le terme « passion » dans le sens
que la guide lui attribue ne se situe pas dans le cadre de l’émotion
proprement dite. Il correspond plutôt à ce que Christian Bromberger
(1998 : 25) définit comme des « passions ordinaires » ou des « orien-
tations affectives stables vers des objets singuliers ». Dotée de stabilité,
cette « passion » ne perd néanmoins pas entièrement le lien avec

4.  Entretien enregistré le 17 décembre 2003.

179
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

l’émotion qui aurait plutôt un caractère dynamique. L’intérêt intel-


lectuel pour la chapelle peut être qualifié de « passion » parce qu’il est
accompagné d’un élément proche du cadre émotionnel, celui de
l’affection. Ainsi le discours adressé aux visiteurs évoque ces deux
registres en rapport avec l’aspect émotionnel/affectif : la chapelle
que la guide connaît lui est proche émotionnellement, la chapelle
qu’elle étudie et présente aux visiteurs comme un objet commun
ayant des qualités historiques et artistiques est un objet de sa « pas-
sion ». Nous pouvons supposer que la présence de cet aspect affectif
construit une forme particulière de communication où le caractère
patrimonial, et par définition commun, de l’objet de la visite, ne
remet pas en question, du moins totalement, les liens de proximité
entre le sujet et cet objet.
Ces attaches affectives, voire émotionnelles, aux objets qualifiés
de patrimoniaux ne sont pas propres aux guides du « patrimoine
de proximité ». Une partie significative des participants choisissaient
les promenades en fonction du lien qu’ils avaient avec le lieu de la
visite, dans le passé ou le présent. Nous citerons l’exemple des visites
des mairies des arrondissements parisiens organisées par les béné-
voles de la Fondation du patrimoine en février 2004. Présentés par
des membres des sociétés locales d’histoire et d’archéologie ou par
des employés municipaux, ces bâtiments construits en partie à
l’époque haussmannienne n’étaient pas vraiment inconnus des
visiteurs. Leurs questions et remarques traduisent une relative
familiarité avec cet espace en tant que résidents ou anciens habitants
des arrondissements parisiens.
Ainsi, à l’annonce d’un guide que sa mairie occupe une des pre-
mières places en nombre d’actes civils enregistrés en France en
raison de la présence sur son territoire de grands hôpitaux, de
maternités et de maisons de retraite, une participante déclare aus-
sitôt qu’elle est mentionnée dans deux actes d’état civil parce qu’elle
est née dans une maternité de l’arrondissement, et parce qu’elle s’est
mariée dans cette mairie.
L’information sur une procédure administrative, neutre et déper-
sonnalisée, est reliée à une histoire personnelle mettant en avant le
lien avec le lieu visité. Ce lien se manifeste encore plus fortement à
travers un autre sujet souvent mentionné au cours des visites, celui
des mariages civils. La particularité de cette procédure, qui a tradi-
tionnellement lieu dans le bâtiment municipal, est la rencontre entre
le côté administratif, formel, de l’événement et sa portée personnelle

180
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

et émotionnelle. Ceci explique probablement la présence dans le


discours des guides de détails dont la valeur est beaucoup plus affec-
tive qu’historique5 :
Malheureusement, le tapis de la salle de mariage a été récemment changé.
Je disais toujours de faire attention aux usures. Il était évidemment plus usé
à la place des mariés. Mais ce qui est intéressant : il l’était aussi sous les
pieds des beaux-parents. Ils devaient beaucoup s’inquiéter6.

Cette prospection du « patrimoine de proximité » n’est pas pour


autant privée de références artistiques ou architecturales. Les des-
criptions de détails de façades, les présentations de statues situées
dans le hall, de fresques dans la salle des mariages ou dans la salle
des fêtes sont des éléments récurrents des visites de mairies. Mais
c’est plutôt la présence de ce lien personnel et souvent marqué émo-
tionnellement entre le visiteur et l’objet de la visite qui distingue ces
activités des parcours touristiques classiques. D’ailleurs, les organi-
sateurs en tiennent compte dans les visites qu’ils proposent, ce que
nous explique M. :
Parce que j’écoute. Je pense que… c’est pas moi qui ai l’idée, c’est en fait
parce que j’entends autour de moi que beaucoup de gens, alors ils ne
l’expriment pas forcément comme ça, mais ils aiment bien, ils regrettent
la vie… Tous les Parisiens étaient en campagne autrefois, il y a deux géné-
rations. Et beaucoup cherchent à retourner à la campagne, au moins pen-
dant les vacances. On a besoin de parler à son voisin. Et donc c’est ce
qu’on appelle le village. Ça peut être… Paris était fabriqué avec des vil-
lages qui étaient accrochés, agglomérés à Paris. Ou bien…, eh, il y a des
nouveaux quartiers où on se connaît à cause du marché, parce que c’est
l’endroit où on peut se rencontrer, ou du café parce que c’est l’endroit où
on peut se rencontrer (vite), ou l’église parce que c’est l’endroit où on peut
se rencontrer. Et [ce sont] ces endroits-là qui ont donné en fait l’existence
à un village7.

5. Des souvenirs affectifs liés notamment aux céré- par l’incendie du château de Lunéville en 2003 (2006)
monies de mariage peuvent constituer un élément et à son texte (avec Jean-Louis Tornatore) dans ce
important de la réaction émotionnelle face à la des- volume.
truction d’un objet patrimonial. Voir par exemple, la 6. Discours du guide noté au cours de la visite, le
contribution d’Anthony Pecqueux à une analyse pluri­ 14 février 2004.
disciplinaire de l’« émotion patrimoniale » provoquée 7. Entretien avec M. du 18 février 2004.

181
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

La notion de « village » est au centre de ce discours et accompagnée


de plusieurs références. M. l’associe avant tout à l’histoire de la
construction de Paris, qui s’est élargi par l’annexion des communes
rurales limitrophes : Montmartre, Belleville, les Batignolles, Ménil-
montant, etc. Il évoque ensuite ce que Michel Rautenberg, André
Micoud, Laurence Bérard et Philippe Marchenay (2000) désignent
par la « charge quasi biographique » de la notion de « campagne » en
France : « Tous les Parisiens étaient en campagne autrefois, il y a deux
­générations. Et beaucoup cherchent à retourner à la campagne, au moins pendant
les vacances. » Enfin, M. attribue un aspect « villageois » à certains
endroits des « nouveaux quartiers ». En évoquant le « besoin de parler à son
voisin » comme un trait caractéristique du « village », il explique son
intérêt pour les marchés, cafés, églises, par le fait que ce sont des lieux
« où on peut se rencontrer ». D’ailleurs, il insiste sur le fait que l’idée de
vient pas de lui. Pour identifier ces lieux de rencontre et de partage,
il écoute les gens autour de lui. Même si les Parisiens « ne l’expriment
pas forcément comme ça », ils pensent avec nostalgie à « la vie de village »
qu’ils « aiment bien… ». Au-delà de l’architecture, il s’agit d’une quête
des objets capables de raviver chez les participants leur sentiment
d’appartenance à une communauté au sens large de la vie « en
­commun » (Thévenot 2006).
La découverte du « patrimoine de proximité » n’était pas perçue
par ses organisateurs comme une activité « passive ». Les « exemples
donnés » pendant les promenades étaient censés encourager les parti-
cipants à « avoir un regard nouveau » sur la ville et à rechercher des
éléments patrimoniaux dans leur propre environnement urbain.
Autrement dit, tout participant pouvait devenir le guide d’une nou-
velle promenade et présenter ainsi aux autres ses propres « coups de
cœur ». C’est le cas de Mme B., une postière. Munie d’« une clé PTT »,
elle nous emmène visiter les arrondissements du nord-est de Paris
par des parcours insolites passant par des petites rues, des cours
intérieures et des halls d’immeubles cachés derrière les portes à
digicode.
Comment cherchait-t-elle les pistes pour ses promenades ? En
distribuant le courrier, en promenant son chien, elle regardait autour
d’elle et notait l’emplacement des objets qui lui paraissaient « beaux »,
« curieux », « bizarres ». Aucun élément n’échappait à son attention, une
fresque urbaine, une enseigne, un détail de façade, devant lesquels
« les autres passent sans lever la tête ». Cette attention lui venait, disait-elle,
de sa jeunesse, de l’époque où elle était guide de personnes ­malvoyantes

182
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

auxquelles elle devait « décrire le monde qu’elles ne connaissaient que par


sensations ». Mais pour montrer ses découvertes aux visiteurs, B. ne se
contentait pas de noter leur emplacement, elle cherchait également
des informations dans des « bouquins » empruntés à la bibliothèque
municipale ou achetés à la librairie de son quartier. Une autre source
de références provenait probablement de différentes manifestations
culturelles auxquelles elle assistait plus ou moins régulièrement :
visites gratuites organisées par différentes associations, Journées du
patrimoine, Journées des jardins, expositions et festivals organisés
par des mairies8, etc.
B. découvre ses « coups de cœur » dans son environnement urbain
proche, dans le paysage familier des activités quotidiennes, mais leur
repérage passe par une transformation dans la manière de les perce-
voir ; on les distingue parce qu’ils sont « beaux », « curieux », « bizarres ».
Certes, les critères sur lesquels s’appuie le choix de B. seraient pro-
bablement jugés ambivalents, voire proscrits par les professionnels
du patrimoine (Heinich 2009), néanmoins ils constituent une forme
de l’expérience esthétique « ordinaire » (Fabiani 2005), qui suppose
de relier sa propre réaction face à un objet situé en dehors du monde
de l’art (ou du patrimoine reconnu dans notre cas) à une catégorie
de valeur esthétique afin de la partager avec les autres. Au premier
regard, l’aspect affectif est faible dans cette démarche soumise à une
double exigence de repérage et de présentation du « patrimoine de
proximité ». Pourtant, les émotions ne sont pas totalement absentes
des promenades de B. Elles sont le plus souvent exprimées par ceux
pour qui l’objet des promenades (cours ou halls d’entrée) est un lieu
familier, à savoir ses habitants. L’arrivée des visiteurs dont nous fai-
sons partie provoque en effet parfois les réactions des résidents. Cer-
tains s’approchent pour demander la raison de notre présence. En
apprenant qu’« on visitait le patrimoine de proximité parisien », ils expriment
de la curiosité, voire de la fierté à habiter un lieu « patrimonial ». Ils
jugent même parfois utile de partager avec les participants quelques
détails sur l’histoire du lieu (par exemple le fait qu’une personne
célèbre a habité cet immeuble dans le passé) ou de montrer des élé-
ments qu’eux-mêmes trouvent « beaux », « curieux », « intéressants ». Mais
ils réagissent parfois, bien que cela soit très rare, avec méfiance, ou
même mécontentement. L’entrée du groupe de visiteurs (dont le

8. Termes recueillis au cours de différentes promenades guidées par B.

183
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

nombre variait en général de dix à trente personnes) est alors perçue


par eux comme une intrusion dans leur espace privé, pouvant porter
atteinte à leur tranquillité. Ces réactions émotionnelles, en apparence
opposées, ne sont pas sans rapport avec la transformation, le « chan-
gement du monde » (Livet 2002), qu’entraîne la reconnaissance de
la valeur patrimoniale : un objet familier approprié devient ainsi au
cours de la promenade un « exemple du patrimoine de proximité » montré
au public.
De ce point de vue, la particularité du « patrimoine de proximité »
consiste en ce lien revendiqué entre le proche et le commun, la proxi-
mité et le patrimoine, qu’indique son appellation même. Mais ce lien
est-il vraiment stable ? Dans tous les exemples cités, nous avons certes
observé la présence d’un aspect affectif, voire émotionnel, mais aussi
la distance que les acteurs avaient dû adopter face à l’aspect familier
de l’objet. Pour qu’un objet soit reconnu comme patrimonial et par-
tagé comme tel, il devait être associé à des références, historiques,
artistiques, esthétiques. Qualifier un objet de bien patrimonial semble
contribuer au passage des attaches affectives, émotionnelles, à des
catégories de valeurs communes nécessaires à cette qualification.
Ceci nous amène à analyser la deuxième étape de la reconnaissance
du « patrimoine de proximité », la publication de l’inventaire des
« coups de cœur » par la revue Paris Villages.

Partager ses « coups de cœur »


sur les pages de Paris Villages
La création de la revue Paris Villages visait, comme on l’a dit, à par-
tager les découvertes des visites et des promenades avec un large
public. De fait, une partie significative des abonnés participaient à
ces activités. D’autre part, la présentation des nouveaux numéros et
la distribution de bons d’abonnement était une étape incontournable
des « cafés-patrimoine », rencontres autour d’une tasse de café faisant
suite aux visites. Mais ce lien entre la revue et les activités se révélait
aussi par l’esprit de Paris Villages. M., directeur de la publication,
voulait qu’elle soit celle des « amoureux » du patrimoine parisien. Les
lecteurs devaient y trouver toutes sortes d’informations concernant
différents événements patrimoniaux (expositions, éditions, manifes-
tations, etc.). En même temps, la revue était censée donner ce que les
organisateurs appelaient « un exemple positif » de l’engagement dans le

184
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

domaine du patrimoine culturel. Plusieurs rubriques étaient ainsi


consacrées à l’action associative de sauvegarde et de valorisation des
objets patrimoniaux : « L’association du mois », « Les acteurs du patri-
moine », « Vie associative », « Travaux en cours ». La revue publiait
même « des fiches pratiques du protecteur du patrimoine » expliquant aux
lecteurs, par exemple, les nouveaux dispositifs législatifs concernant
la réhabilitation d’immeubles vétustes9. La « passion » pour le patri-
moine telle qu’elle se présente à travers les publications de Paris Villages
semble être moins associée à l’émotion, qu’à un engagement dans le
« régime du plan » (Thévenot 2006) ou, dans le langage de M., à « une
action positive » :
Moi, ce qui va m’intéresser, c’est tout ce que sur quoi je peux avoir moi une
action. Moi, j’ai pas d’action sur le château de Versailles. J’ai pas d’action
sur les grandes choses. Je peux avoir une action sur la verrière de la maison
là. Je peux avoir l’action sur… une statue du square N. Donc, je sais que
c’est à ma portée. Et donc, c’est ça qui va être pour moi le petit patrimoine.
C’est ce sur lequel je peux avoir une action positive10.

Que les lecteurs publient, à l’invitation de la revue, des exemples


du « patrimoine de proximité » dans la rubrique « coups de cœur » était
sans doute une forme de cette « action positive » :
Patrimoine de proximité parfois familier, menacé ou sauvegardé, souvent
ignoré et sans protection, c’est tout environnement bâti, vivant et attachant
qui a été choisi ici par les habitants que nous avons sollicités.
Ce recensement, mené à l’initiative de la délégation de Paris de la Fonda-
tion du patrimoine dans les vingt arrondissements, révèle un paysage sou-
vent méconnu des Parisiens qui redécouvrent le besoin de vivre dans un
quartier.
Ces quelques coups de cœur donnent un aperçu de l’étendue de l’héritage
culturel que l’initiative privée peut contribuer à sauvegarder lorsque le
patrimoine devient l’affaire de tous11.

La définition donnée du « patrimoine de proximité » – « tout envi-


ronnement bâti, vivant et attachant » – est pour le moins originale. Ce

9. Paris Villages, n° 4, p. 12. 11. Paris Villages, n° 3, p. 11.


10. Entretien avec M., 18 février 2004.

185
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

patrimoine n’est donc ni exceptionnel d’un point de vue historique


ou esthétique, ni même « typique » dans le sens qu’attribuent à ce
critère les chercheurs de l’Inventaire général (Heinich 2009 : 199-205).
En revanche, il semble être rapproché de l’acteur : ce patrimoine,
« vivant » et « attachant », vit avec lui, est ressenti par lui, est désigné par
lui dans un « coup de cœur ».
Ces « coups de cœur » sont le plus souvent composés d’une photo de
l’objet et d’un petit texte de commentaire, et réunis, comme les visites,
par arrondissement. Le second élément de classement consiste en
abréviations placées au-dessus des textes de la plupart des « coups de
cœur ». L’explication de ces abréviations proposée au début de la
rubrique nous fait découvrir le caractère plutôt hétérogène de cette
catégorisation : des dénominations générales (« Hist » : patrimoine
historique, « Art » : patrimoine artistique), la mention de l’état de
sauvegarde des objets patrimoniaux (« Péril » : patrimoine en péril,
« Ex » : conservation exemplaire) ou du statut de protection (« MH » :
classé Monument historique). Mais d’autres catégories font appel à
un registre du jugement esthétique comme celles de « Charm » (char-
mant), « Secret » (secret), « Inso » (insolite), « Curio » (curiosité). À travers
la publication, les expériences esthétiques « ordinaires » (Fabiani
2005) sont ainsi transformées en valeurs, catégories ouvertes au par-
tage et visant l’universalité. Voici un exemple de « coup de cœur » situé
dans le 14e arrondissement, estampillé « Art » :
Une petite crèche comme on aimerait en voir plus souvent. Modeste par sa
taille mais d’une présence imposante, structurant l’espace. Construite en
brique, elle est décorée de céramique dont une frise bleue représentant des
fleurs. Sur le fronton, un médaillon représente une nourrice donnant le
biberon12.

Mais y avait-il un lien entre les « coups de cœur » des promenades et


ceux publiés dans la revue ? Effectivement, plusieurs découvertes
faites par les amoureux du patrimoine parisien sont parues par la
suite dans les pages de Paris Villages. À l’inverse, une fois les « coups de
cœur » publiés, il n’était pas rare de les retrouver mentionnés lors d’une
nouvelle promenade. Mais le passage à la publication n’était pas
immédiat pour autant :

12. « Crèche », Paris Villages, n° 3, p. 25.

186
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

Pour moi les visites, ce n’est même pas actif. Je regrette un peu. Par exemple,
j’aimerais bien arriver à ce que quand on est au café chacun écrive quatre
lignes en signalant son coup de cœur. Fasse un petit peu du journalisme, ça
serait quelque chose d’actif. Parce que sinon beaucoup, ils suivent et… bon13.

La déception exprimée ici par M. révèle avant tout les attentes des
organisateurs. La recherche du « patrimoine de proximité » se pré-
sente comme une action participative dont les différents volets (acti-
vités de découverte, publication de la revue) sont coordonnés et
interdépendants, et dont l’habitant est censé être le principal acteur.
Suivre différentes activités doit lui apprendre à regarder la ville dif-
féremment. Cette transformation opérée, il serait capable d’être
« actif », autrement dit de jouer, par exemple, le rôle de guide ou de
journaliste du « patrimoine de proximité ». Or, cette conversion n’est
probablement pas une procédure facile. Pour partager un « coup de
cœur », un « amoureux » du patrimoine doit non seulement retrouver un
élément intéressant et se munir éventuellement de références artis-
tiques et historiques, mais également faire « un petit peu du journalisme »,
à savoir prendre une photo et rédiger un texte de commentaire.
L’écart entre cette attente des organisateurs et l’investissement réel
des participants a été progressivement pallié par une professionnali-
sation de l’équipe de rédaction de la revue. Réunissant au moment
de notre enquête un architecte professionnel, une diplômée de l’École
du Louvre et un historien, elle est devenue en quelque sorte un inter-
médiaire permettant le passage d’un « coup de cœur » ressenti devant
un patrimoine dont on se sent proche au « coup de cœur » partagé par
la publication dans Paris Villages. Pris en photo et assorti d’un com-
mentaire de la rédaction, le « coup de cœur » pouvait avoir une
dimension différente, à savoir atteindre des centaines de lecteurs.
Cette double transformation ne laisse pas beaucoup de place à la
dimension affective observée à l’étape de la découverte du « patri-
moine de proximité » : au niveau formel, la rubrique est donc soumise
à des exigences spécifiques de visibilité (une photo) et de lisibilité des
qualités patrimoniales (les textes de commentaire mettent en avant
des catégories et des valeurs communes plutôt que des attaches affec-
tives personnelles) ; au niveau actionnel, le rôle principal est joué
maintenant par une équipe professionnelle et non pas par des habi-
tants, porteurs des liens de proximité.

13. Entretien avec M., 18 février 2004.

187
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Il reste à explorer la dernière dimension de la recherche du « patri-


moine de proximité » : la transformation du « coup de cœur » en « projet »
susceptible d’être aidé par l’organisme qui est à la fois à l’origine et
au fond de cette action, la Fondation du patrimoine.

« Mettre en avant ses “coups de cœur”


pour les éléments du patrimoine de proximité »
La Fondation du patrimoine est un organisme plutôt atypique dans
le système de protection du patrimoine culturel en France. Sa création,
en 1996, intervient dans un contexte où le nombre d’objets « classés »
au titre des monuments historiques ou « inscrits » à l’Inventaire géné-
ral a considérablement augmenté, et où les frontières de la notion de
« patrimoine » n’ont cessé de s’élargir. Les publications alors consa-
crées aux « politiques patrimoniales » usent de métaphores pour
qualifier ce phénomène de « tout patrimoine », d’« inflation », voire
de « boulimie patrimoniale ». Le rapport parlementaire, déjà cité,
constate « l’impossibilité pour l’État, et sur le fond et sur le plan finan-
cier, de prétendre assumer seul la gestion et la valorisation du patri-
moine » (Hugot 1994 : 4). Il propose de s’inspirer de l’expérience
britannique de gestion d’une partie considérable des objets patrimo-
niaux par un organisme privé indépendant, The National Trust. La
Fondation du patrimoine, vue comme son équivalent français, était
ainsi censée devenir « une structure nouvelle assurant les intérêts
généraux du patrimoine français, prenant en compte l’ensemble du
patrimoine de proximité, étant fédérateur des passionnés du patri-
moine et destinée à développer le mécénat en faveur du patrimoine
historique » (ibid. : 60). Comment ce programme ambitieux se réalise-
t-il en pratique ? Notre enquête nous a permis de faire quelques
observations sur l’articulation entre le repérage du « patrimoine de
proximité » et les dispositifs proposés par la Fondation du
patrimoine.
Les activités observées étaient toutes plus ou moins reliées à cet
organisme privé reconnu d’utilité publique, dont la mission et les
moyens d’action étaient régulièrement exposés lors des « cafés-patri-
moine ». Au cours de ces rencontres, les participants étaient appelés à
« signaler » des exemples de « patrimoine de proximité », surtout ceux
nécessitant des travaux de restauration. Les organisateurs en notaient
soigneusement l’adresse ou indiquaient leur emplacement sur un plan

188
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

de la ville. De la même manière, la Fondation du patrimoine était


très présente sur les pages de Paris Villages. La revue publiait ses
annonces publicitaires et les informations sur les travaux de restau-
ration menés avec sa participation. La possibilité d’intervention de
la Fondation était également mentionnée dans les commentaires de
la rédaction sur les cas de « patrimoine de proximité en danger » signalés
dans le courrier des lecteurs. Enfin, en avril 2004, Paris Villages
annonçait une série de rencontres avec « des associations parisiennes
qui s’intéressent au “petit patrimoine” » pour leur permettre de « mettre
en avant leurs “coups de cœur” susceptibles d’être aidés par la Fondation du
patrimoine »14 . Nous pouvions désormais observer le traitement des
« coups de cœur » en projets dans le cadre des dispositifs de la Fondation
du patrimoine.
L’articulation entre les initiatives associatives évoquées au cours
de ces réunions et les outils d’intervention proposés par la Fondation
du patrimoine n’était pas toujours simple. Tout d’abord, en raison du
très large spectre des sujets abordés pendant les réunions : les trottoirs
construits « à l’envers » dans un arrondissement du centre de Paris
provoquant la concentration d’eau de pluie près des murs des
immeubles, la présence de crottes de chiens reprochée à la mairie en
tant que « manque de respect envers les touristes », les tagueurs qui « montent
aux toits » pour imposer à tous leurs « œuvres » souvent « peu esthétiques »,
les sans domicile fixe qui « se piquent », inspirant ainsi de l’inquiétude
aux touristes et aux résidents… De telles préoccupations peuvent
paraître très éloignées de la problématique patrimoniale. Mais nos
observations rejoignent ici une intéressante étude de Joan Stavo-
Debauge (2003) consacrée à la perception des « marginaux » au sein
du Vieux-Lyon. Il note que la « grammaire du patrimoine » permet
le « grandissement » de certains désagréments de la vie urbaine res-
sentis par des résidents. L’appropriation des objets patrimoniaux par
des groupes particuliers et leur impact sur l’aspect esthétique du lieu
peuvent ainsi être dénoncés comme des atteintes à « la qualité d’espace
public ». Il était évident cependant que les problèmes soulevés dans
ces réunions ne relevaient pas de la Fondation du patrimoine et le
plus souvent les organisateurs suggéraient aux associations de contac-
ter les services publics appropriés.

14. Lettre de Paris Villages datée d’avril 2004.

189
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

De fait, l’idée même de « patrimoine de proximité » était constam-


ment questionnée, lors de ces réunions, par les objets évoqués : « Peut-
on considérer une devanture comme patrimoine de proximité ? » ; « Les écrits de
Brassens sont-ils du patrimoine ? » ; « Nous avons un ébéniste dans notre quartier,
mais l’artisanat fait-il partie du petit patrimoine ? ». La Fondation du patri-
moine dispose de deux principales formes d’intervention en faveur
du « patrimoine de proximité » : l’attribution d’un « label » fiscal ou
l’organisation d’une souscription. La première mesure concerne
certains immeubles privés pour la restauration desquels les travaux
peuvent être en partie remboursés grâce à des déductions fiscales
attribuées à leurs propriétaires après un avis favorable de l’architecte
des Bâtiments de France15 . Quant à la souscription, elle peut être
lancée par l’intermédiaire de la Fondation du patrimoine pour sou-
tenir un projet concernant le patrimoine public. La maîtrise d’ouvrage
d’un tel projet doit dans ce cas-là être portée par une commune ou
une association.
Comment les initiatives associatives pouvaient-elles être traitées
dans le cadre de ces dispositifs relativement restreints ? En voici un
exemple qui, sans correspondre parfaitement au cadre d’action de la
Fondation du patrimoine, nous permet d’observer comment une
initiative portant sur un objet insolite du patrimoine parisien peut
éventuellement se transformer en projet patrimonial. T. (membre
d’une association locale) propose de réinstaller dans un jardin public
parisien les chaises qui s’y trouvaient « historiquement » mais qui ont
disparu « probablement à cause des vols ». L’idée amène les participants
de la réunion à se plonger dans les souvenirs de leur jeunesse. Ils se
rappellent les chaises d’un autre jardin public très fréquenté par les
Parisiens. Elles étaient alors entretenues et nettoyées par des gardiens
qui percevaient également les frais de location. M. se souvient de
l’« astuce » de l’époque : les étudiants demandaient souvent le ticket à
la personne qui partait afin de le présenter à la « gardienne » avec un
« air indifférent ».
Le recours à la mémoire personnelle des participants permet le
début d’une « mise en commun » de la portée patrimoniale que T.
tente d’attribuer à son idée. Mais il fallait surtout envisager celle-ci
en tant que « projet » potentiel et l’évaluer par rapport aux dispositifs

15. Cette intervention est soumise à plusieurs condi- que le propriétaire doit être assujetti à l’impôt sur le
tions parmi lesquelles la propriété à titre privé, la revenu, etc.
visibilité de l’immeuble de la voie publique, le fait

190
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

d’intervention de la Fondation du patrimoine. L’initiative visant à


installer des chaises dans un jardin public ne correspondait pas aux
conditions d’attribution d’un label fiscal : il ne s’agissait pas d’un bien
privé. D’autre part, l’idée d’organiser une souscription n’apparaît pas
non plus au cours de la conversation. En revanche, les participants
s’emploient à proposer à T. plusieurs « solutions » : trouver une entre-
prise privée susceptible de l’aider au titre du mécénat, ou « au moins »
publier un article historique, ou encore, faute de sources, attirer
l’attention du public dans le courrier des lecteurs de la revue Paris
Villages. Ces suggestions, si nous les prenons en sens inverse de leur
apparition dans la conversation, montrent le possible « grandisse-
ment » de l’initiative dans le cadre de cette logique de « projet » : l’idée
d’installer des chaises dans ce jardin public doit avant tout être par-
tagée avec l’opinion publique, puis justifiée par le recours à des réfé-
rences historiques, pour pouvoir enfin être soutenue par une entre-
prise privée. Autant d’étapes pour la transformation d’un « coup de
cœur » en projet patrimonial.
Cette nouvelle opération ne laisse pas non plus de place aux
attaches affectives observées lors de la découverte du « patrimoine
de proximité ». Les principaux acteurs à cette étape ne sont pas de
simples habitants proches de « leur » patrimoine, mais des membres
d’associations « qui s’intéressent au petit patrimoine » et qui ont déjà cer-
taines compétences dans la reconnaissance et la valorisation du
patrimoine local. Leur manière d’aborder les problèmes et surtout
de les qualifier en terme de patrimoine montre la facilité avec laquelle
ils prennent de la distance par rapport à l’aspect familier des objets.

Certes, le processus de repérage et de qualification d’éléments du


« patrimoine de proximité » tel que nous l’avons observé au cours de
notre enquête est une démarche particulière dans le domaine du
patrimoine culturel en France. Elle se distingue sans doute d’autres
initiatives associatives par l’importance attribuée à l’action partici-
pative et par son lien étroit avec la Fondation du patrimoine. Néan-
moins, elle révèle quelques éléments pertinents permettant de com-
prendre comment le rapport entre l’émotion et l’action évolue dans
le « grandissement » de l’action patrimoniale. La proximité avec le
patrimoine est une composante importante de la première étape de
l’engagement des acteurs locaux. La découverte qu’ils en font béné-
ficie des attaches affectives, voire émotionnelles, qui les lient à « leur »
patrimoine. Toutes ces chapelles, églises, mairies d’arrondissement

191
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

étaient présentées et visitées non seulement pour leurs qualités histo-


riques ou esthétiques mais aussi, et parfois davantage, parce que les
acteurs s’en sentaient proches et parce qu’ils en gardaient les souvenirs
de leur enfance ou de leur jeunesse. Cependant, la présence de l’émo-
tion diminuait au fur et à mesure de la « montée en généralité » de
l’action (Boltanski & Thévenot 1991). Le partage des « coups de cœur »
sur les pages de Paris Villages passait par un effort de rédaction et de
classement opéré par la revue en fonction, non plus de l’émotion qu’ils
avaient suscitée, mais de catégories de valeurs communes (historiques,
esthétiques) associées à la grandeur du patrimoine. Enfin, la troisième
étape de la reconnaissance du « patrimoine de proximité », les réu-
nions avec les associations locales, visait à transformer leurs « coups
de cœur » en projets susceptibles d’être aidés par la Fondation du patri-
moine ce qui supposait de les évaluer en termes propres à « la gran-
deur industrielle » (Boltanski & Thevenot 1991) tels la « faisabilité »,
l’« efficacité », la recherche des « solutions », et non propres à la dimen-
sion émotionnelle. La qualification d’un bien proche, familier, en bien
commun désigné comme « patrimoine de proximité » par ses « ama-
teurs » passe donc, là aussi, par la mise à distance de l’émotion.

192
LE « PATRIMOINE DE PROXIMITÉ » : DU « COUP DE CŒUR » AU LABEL

RÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

BOLTANSKI LUC & LAURENT THÉVENOT, 1991  LIVET PIERRE, 2002 


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de la grandeur, Paris, Gallimard. Paris, PUF.

BROMBERGER CHRISTIAN (dir.), 1998  PECQUEUX ANTHONY, 2006 


Passions ordinaires. Du match de football « Catalogue d’émotions patrimoniales.  
au concours de dictée, Paris, Bayard. Le cas du château de Lunéville,  
de l’incendie à sa reconstruction »  
DUMOUCHEL PAUL, 1995  in Noël Barbe & Jean-Louis Tornatore (dir.),  
Émotions. Essai sur le corps et le social,   « Les formats d’une cause patrimoniale :
Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. émotions et actions autour du château  
« Les empêcheurs de penser en rond ». de Lunéville », rapport final à la Mission  
à l’ethnologie, ministère de la Culture  
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Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque  
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« Défendre le patrimoine, cultiver
« De la cathédrale à la petite cuillère »,
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Communication/Éditions de la Maison   R AUTENBERG MICHEL,
des sciences de l’homme,   MICOUD ANDRE, BERARD LAURENCE &
coll. « Ethnologie de la France ». PHILIPPE MARCHENAY, 2000 
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HUGOT JEAN-PAUL, 1994  acteurs et questions d’échelles »,  
« Condition de création d’une Fondation du
in (dir.), Campagne de tous nos désirs.
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Paris, ministère de la Culture et de la
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193
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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in Daniel Céfaï & Dominique Pasquier (dir.),  
Les Sens du public. Publics politiques,
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THÉVENOT LAURENT, 1995 


« Émotions et évaluations dans les
coordinations publiques » in Patricia
Paperman & Ruwen Ogien (dir.), La Couleur
des pensées. Sentiments, émotions,
intentions, Paris, Éditions de l’EHESS,  
coll. « Raisons pratiques », pp. 145-174.

THÉVENOT LAURENT, 2006 


L’Action au pluriel. Sociologie des régimes
d’engagement, Paris, La Découverte,  
coll. « Textes à l’appui », série « Politique et
sociétés ».
Nathalie Heinich

Esquisse d’une typologie


des émotions patrimoniales1
Le texte fondateur du Lahic, dans lequel Daniel Fabre proposait une
réflexion sur l’« institution de la culture », s’adossait à un cas d’indignation
collective, au début des années 1990, face à une menace pesant sur un
site patrimonial : le parvis de l’église Saint-André à Carcassonne. Ainsi
est née sous sa plume le terme d’« émotion patrimoniale » et, avec lui, un
riche programme de recherches menées au sein du laboratoire.
Si le cas était exemplaire, il n’était nullement exceptionnel. Car
l’indignation – émotion négative – est un phénomène fréquent en
matière de patrimoine, et significatif : on pourrait même suggérer
que c’est l’indignation face aux risques d’altération ou de destruction
d’un bien qui atteste son caractère patrimonial. La même remarque
peut être faite à propos de l’admiration – émotion positive – éprouvée
ou observée face à un bien doté de qualités patrimoniales. L’émotion
apparaît ainsi, pourrait-on dire, comme la preuve du patrimoine : si
la preuve du pudding, selon un célèbre adage, est qu’on le mange, la
preuve du patrimoine serait qu’on en est ému2 . Cela est vrai du moins
Article paru sous le titre « Les émotions patrimoniales : de l'affect à l'axiologie »,
Social Anthropology / Antropologie sociale, vol. 20, n° 1, 2012, pp. 19-33.

1. Ce texte reprend une intervention donnée en 2007 des chercheurs dont j’utilise les travaux. Outre un gain
lors d’une journée d’études du Lahic sur « les émotions de lisibilité pour le lecteur, cette convention permet
patrimoniales ». Je remercie les participants pour leurs de tracer une ligne de partage claire entre les énoncés
remarques, notamment Daniel Fabre, Frédéric Maguet, éventuellement soumis à la discussion scientifique
Michel Melot, Jean-Louis Tornatore et Hélène Verdier. (en romain), et ceux à l’égard desquels l’auteur ne
J’adopte pour ce texte une convention typographique s’autorise aucune critique ou approbation (en
consistant à composer en italiques les citations qui italiques).
font l’objet de la réflexion, c’est-à-dire les propos des 2. Cette propriété a déjà été notée par des historiens
acteurs étudiés, et à composer en romain les citations (Rioux 1985 ; Poulot 2001).

195
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

pour le regard profane : l’émotion y semble quasi indissociable de


l’expérience patrimoniale.
Il existe toutefois des expériences patrimoniales non émotionnelles.
On les mentionnera avant de s’intéresser aux émotions patrimoniales
proprement dites, d’abord du point de vue de leur signe (positif ou
négatif), puis de leur contexte pragmatique (plus ou moins individuel
ou collectif, privé ou public) et, enfin, de leur « contenu », c’est-à-dire
du type de valeurs auxquelles elles sont associées.
Précisons cependant qu’on n’abordera pas, ou marginalement, la
question des porteurs d’émotion et de leur position sociale : notre
réflexion s’inscrit non pas dans le cadre explicatif d’une sociologie
positionnelle, qui rapporterait l’expérience patrimoniale à la position
de classe, mais dans le cadre compréhensif d’une sociologie pragma-
tique articulée à une sociologie des valeurs, qui tente de décrire les
modalités et de comprendre la cohérence entre les différentes dimen-
sions du rapport au patrimoine.

Le patrimoine sans l’émotion


S’il peut y avoir rapport au patrimoine sans qu’il y ait pour autant
émotion, c’est dans un contexte bien particulier : celui de l’approche
professionnelle de l’expert. Le cas est particulièrement remarquable
chez les chercheurs de l’Inventaire, dont la mission est explicitement
et exclusivement scientifique, et donc au plus loin d’une approche
subjective – à la différence des experts des Monuments historiques,
tournés vers la protection administrative et, du même coup, une
évaluation assumée de la qualité des œuvres, quels que soient les
critères utilisés (Heinich 2009a). Écoutons par exemple ce jeune
chercheur face à une maison située dans un faubourg d’un village
breton :
Celle-là, c’est deuxième quart XXe [écrivant]. Donc c’est une maison de plan
rectangulaire, à deux pièces au rez-de-chaussée, ou à deux pièces par
étage… Élévation à travée… Je pense que les lucarnes latérales ont été
rapportées, quoique… Mais ce qui est intéressant, c’est que la travée cen-
trale est soulignée par une lucarne en surplomb… Voilà. J’ai quelques élé-
ments de décor : les baies sont cintrées, ça c’est intéressant… J’ai un balcon…
J’ai des étages en zinc, modestes hein, mais… Et puis voilà… Donc j’ai un
sous-sol semi-enterré, un rez-de-chaussée surélevé, et un étage de combles…

196
ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Les balcons ont dû être transformés… J’ai un élément de ferronnerie : les


garde-corps ont été remplacés. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai un esca-
lier à double volée… Elle est belle celle-là ! Je veux dire, elle est plaisante…

Le « Je veux dire, elle est plaisante », qui vient rectifier immédiate-
ment le « Elle est belle celle-là », s’explique aisément par le double
interdit et du jugement de valeur, et du critère esthétique, qui carac-
térise le travail de l’Inventaire, en tout cas dans les directives offi-
cielles. Mais ce qui nous intéresse ici est plutôt la froideur avec
laquelle s’exprime ce jugement esthétique : il y a bien un sentiment
de beauté – si l’on se fie du moins au vocabulaire spontanément
utilisé –, mais aucune émotion perceptible : seulement la décompo-
sition analytique, froide, étayée par les procédures d’inscription
standardisées (notons que pour l’observateur – le sociologue – il n’y
a pas non plus d’émotion esthétique face à ce pavillon résidentiel
de l’entre-deux-guerres, d’apparence plutôt banale). C’est que la
beauté ici n’est pas le sentiment sensible d’harmonie, d’équilibre,
d’ornement, de monumentalité etc., qui caractérise le rapport
esthète à un objet : la « beauté » à laquelle fait référence l’enquêteur
de l’Inventaire, c’est plutôt la « typicité », émergeant à la suite d’un
listage raisonné des propriétés de l’objet, comparées avec les pro-
priétés génériques de la catégorie à laquelle il correspond (Heinich
2006c). Cette approche scientifique s’inscrit dans un registre de
valeurs qui est moins de type « esthétique » que de type « hermé-
neutique », privilégiant la valeur du sens, de la signification : un
élément « fait sens » par rapport à la catégorie à laquelle on le réfère,
autorise des mises en relation, des interprétations, des supputations,
en tout cas des discours. Mais ce registre de valeurs ne s’accom-
pagne guère de manifestations émotionnelles : on est, au mieux,
dans l’ordre de l’excitation intellectuelle. C’est dire qu’une différence
majeure entre « beauté esthète » et « beauté scientifique » tient à
l’absence d’émotion associée à cette dernière.
Mentionnons également une forme particulière de détachement
émotionnel : l’ironie, utilisée pour se démarquer de l’indignation ou
de l’admiration spontanées des profanes. L’axe notionnel pertinent
ici est l’opposition implication/détachement, ou engagement/distan-
ciation, pour reprendre la problématique de Norbert Elias (1993) :
plutôt qu’une absence d’émotion, l’ironie apparaît plutôt comme une
stratégie de dissimulation ou de mise à distance de l’émotion. N’en
donnons que quelques exemples empruntés aux graffitis de l’« affaire

197
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Buren », dont il sera question plus loin : on trouvait de l’ironie dans


les graffitis qui se moquaient des protestataires, manifestant une
distance à l’égard du sens commun ; mais aussi dans les graffitis
hostiles à l’œuvre, manifestant une forme de complicité par l’humour :
« J’ai tout compris : c’est assorti aux stores ! » ; « Rendez-nous les bagnoles » ;
« Tout ça n’est pas très harmonieux : il faudrait détruire le Palais-Royal » ;
« Le beau est ce qui plaît universellement sans concept, Kant ».

Le signe de l’émotion
Lorsque l’émotion patrimoniale se manifeste, ce peut être, nous
l’avons dit, de façon aussi bien négative que positive. Commençons
par cette dernière modalité. Nous pourrions pour cela faire appel
à notre propre expérience « indigène », en nous souvenant de ce que
nous avons pu éprouver face à une cathédrale, un château en ruines,
un vieux puits. Mais nous allons plutôt recourir à des exemples tirés
d’une enquête sur le service de l’Inventaire, justement parce que,
dans ce contexte, l’émotion, a priori, a peu de place, recouverte ou
mise à distance par le regard professionnel, les procédures admi-
nistratives, la nécessité d’aller vite, etc. De ce point de vue, l’Inven-
taire est un cas limite de l’émotion patrimoniale, ce qui rend les
témoignages d’émotions d’autant plus intéressants à observer. Si
l’on y retrouve la gamme des émotions de sens commun face au
patrimoine, c’est sous une forme atténuée ou décalée.
Écoutons par exemple ce chercheur expérimenté explorant une
maison ancienne ouverte à la visite, et livrant son commentaire à
sa jeune assistante et à la sociologue. Loin d’un déchiffrement de
type formel, qui serait probablement celui d’un spécialiste des
Monuments historiques, il exerce un regard orienté vers les usages,
qu’il semble « voir » à travers les objets. L’émotion n’est pas direc-
tement exprimée, mais elle est contenue, sensible dans certaines
exclamations (« C’est excellent, hein, quand même ! », « C’est génial ! ») et,
surtout, dans son excitation, perceptible à sa façon d’arpenter
l’espace, parcourant chaque recoin du regard, sans rien perdre, tout
en décrivant à haute voix :
Il y a une bonne cheminée, hein ! Plutôt XVe… Ça, ce sera sélectionné,
parce qu’en plus on est dans une typologie complètement rurale, avec la
piétonne et la charretière à côté… C’est excellent, hein, quand même !

198
ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Donc un plafond à poutres et solives, qu’on ne rencontre ici que dans les
très vieilles maisons. C’est plutôt XVe, hein ! Donc le cendrier, pour récu-
pérer les cendres du foyer, pour la lessive… Et ici on mettait je ne sais pas
quoi… Et ce qui est intéressant aussi, c’est l’attaque, comme on dit dans
la région, qui n’est pas en fonte mais en fer battu… Là, on la voit en
place ! Et le coffre, c’est ça… Qu’est-ce qu’ils pouvaient y mettre ? Le
bois ? Et puis là c’est génial, parce qu’en réalité on dort sous l’escalier !…
Et là il y a une chose aussi – ça sort un peu de votre sujet, mais bon… –
vous voyez le voligeage en bois fendu : les bois sont retenus entre eux par
un noisetier qui est torsadé ; c’est caractéristique des vieilles charpentes…
Et puis les poteaux, qui montent du sol, et hop, ils arrivent là, alors que
plus tard on les fait reposer sur des murs de refends… Tout ça c’est des
détails, mais quand on les recoupe… Là, on met la pièce de bois, ici, et on
pousse, à califourchon, et on travaille, pour faire des sabots, ou n’importe
quoi : ça c’est dans toute l’Europe !…. Ça, c’est la pierre à eau… En tout
cas, les plus vieilles sont toujours basses ! La maîtresse de maison devait
avoir les reins cassés… Moi, je n’avais jamais vu une maison rurale aussi
ancienne ! Mais la charretière, elle ne me plaît pas trop : si ça se trouve,
elle est postérieure.

Passons à présent aux manifestations émotionnelles non plus posi-


tives mais négatives. Elles relèvent essentiellement des émotions
défensives : celles qui visent au maintien à l’identique, même après
l’entrée dans la chaîne patrimoniale ; car la labellisation « monument
historique » ne garantit pas toujours la pérennité d’une œuvre, que
continuent à menacer la ������������������������������������������
dégradation, la modification de l’environ-
nement, voire la destruction, accidentelle ou volontaire. C’est de cette
catégorie des émotions défensives que relèvent les cas les plus spec-
taculaires et, probablement, les plus populaires. En effet, pour qu’une
mobilisation soit portée par un grand nombre d’acteurs et devienne
une « affaire », il faut qu’elle touche ceux qui sont sensibilisés au
patrimoine existant, déjà répertorié et largement perçu comme tel
– un patrimoine qui est donc moins celui des spécialistes que celui
d’un grand public cultivé, sensibilisé aux « classiques », aux œuvres
depuis longtemps reconnues, plutôt qu’aux futurs ou nouveaux
entrants dans la chaîne patrimoniale.
Ces réactions émotionnelles poussent à agir ou à se situer contre
plutôt qu’en faveur de quelque chose. Face à une atteinte sans coupable
identifiable autre que le hasard ou les intempéries, c’est la désolation
qui prime ; mais dès lors qu’un coupable peut être désigné, la déso-
lation se mue en indignation, le plus souvent contre les pouvoirs

199
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

publics, suspectés de passivité. Ce mixte de déploration et d’accusa-


tion est au principe de bien des mobilisations, qu’il s’agisse de réagir
à un incendie (le château de Lunéville, l’incendie du Parlement de
Bretagne à Rennes), à une tempête (les arbres du parc de Versailles),
à un projet d’aménagement touristique ou urbain (une maison du
XVIIe siècle dans le 11e arrondissement de Paris, promise à la démo-
lition pour construire des logements sociaux), de restauration voire
de dérestauration (la basilique Saint-Sernin à Toulouse). Dans tous
ces cas d’émotions patrimoniales, on retrouve l’ensemble des « actants »
présents dans n’importe quelle « affaire » : la victime (un élément du
patrimoine), l’accusateur (associations, journalistes, politiciens,
citoyens), l’accusé (les pouvoirs publics, un propriétaire privé), et le
juge (l’opinion publique, les magistrats).

Pragmatique de l’expression émotionnelle


Poursuivons ce rapide tour d’horizon du répertoire émotionnel avec
la façon dont se manifestent concrètement ces émotions face au patri-
moine, dans leur dimension contextuelle, située, inscrite dans des
gestes, des mots, des objets. Nous allons voir varier ces émotions sur
l’axe de l’individuel au collectif, et du privé au public.
Commençons par une expression émotionnelle individuelle, dans
une interaction professionnelle. Assis dans son bureau devant son
ordinateur, ce chercheur de l’Inventaire raconte au sociologue venu
l’interviewer l’échec de ses tentatives pour faire protéger une ferme
du XVIe siècle, très bien conservée, très accessible, à vendre, aban-
donnée, donc menaçant de tomber en ruines, et qu’il a tenté de faire
protéger par les services concernés, mais en vain ; face à l’image en
plein écran, il fulmine :
Moi, j’ai été très naïf ! Il fut un temps où je me disais, connaître, c’est déjà
protéger. C’était très naïf. Le but que se donne l’Inventaire, c’est d’abord de
connaître : de faire émerger, d’aller chercher sur le terrain, des choses qui
ont de l’intérêt, en se disant « Ça va aider les communes dans la gestion du
patrimoine. » Tintin !

Voilà qui ne l’empêche pas de la décrire avec tous les outils


intellectuels du spécialiste : l’émotion indignée laisse place, le
moment venu, à l’expertise raisonnée – et inversement. Émotion

200
ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES

et description analytique sont deux moments très différents du


rapport à l’œuvre, mais le même individu peut les mobiliser dans
le même contexte, face à la même personne : seule change la direc-
tion temporelle de l’objet du discours, selon que celui-ci décrit l’état
actuel dans son rapport avec son état d’origine (continuité, donc
authenticité, qu’atteste la description technique), ou bien son pro-
bable état futur (dénaturation ou destruction, que vise la déplora-
tion indignée).
Observons à présent une expression non plus individuelle mais
collective, toujours émanant de spécialistes en situation d’expertise.
Dans le cadre d’une Commission régionale de protection du patri-
moine et des sites (CRPS), le rapporteur expose à l’assemblée, avec
toute la froideur de l’expert, le cas de vestiges d’un bâtiment datant
du XIIe au XIVe siècle, avec son donjon, ayant appartenu à la famille
de Rohan ; il montre des cartes postales anciennes, puis une pho-
tographie de 1995 émanant du service de l’Inventaire, où l’on voit
des ruines envahies par la végétation, mais aussi un parking au pied
du donjon. Aussitôt fusent les exclamations indignées des autres
experts présents dans la salle : « Oh la la ! » Ici encore, l’émotion face
à la dégradation de l’environnement patrimonial surgit brusque-
ment à travers le silence attentif et policé des spécialistes au travail ;
mais personne ne semble s’en étonner ni s’en offusquer : chacun
éprouve le même sentiment au même instant, et l’exprime sans
réserve, dans la certitude qu’il s’agit là d’un sentiment partagé et
– probablement aussi – dans la satisfaction de voir ainsi réaffirmé le
consensus du collectif face à des valeurs fondamentales dans ce
monde professionnel.
Rappelons enfin un cas – parmi bien d’autres disponibles –
­d’expression collective mais, cette fois, publique et à grande échelle,
ayant mobilisé toutes sortes d’acteurs, des plus savants (associations
spécialisées) aux plus profanes (passants) : il s’agit de ce qu’on a
appelé l’« affaire Buren », où la mobilisation contre le projet de
réaménagement de la cour du Palais-Royal à Paris, confié à l’artiste
Daniel Buren par le ministre de la Culture Jack Lang, provoqua
durant plusieurs mois une mobilisation à la fois médiatique (dans
les journaux), politique (au Parlement), juridique (par le recours à
la loi), associative (par les multiples actions organisées par les asso-
ciations : pétitions, campagnes de lettres, tracts, etc.) et même
urbaine, avec les graffitis apposés par des centaines de passants sur
les palissades entourant le chantier (Heinich 1995).

201
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Émotions et valeurs : authenticité, présence, beauté


L’existence et la conservation de ces graffitis nous permettent de
passer de l’analyse pragmatique des modalités émotionnelles à une
analyse de contenu des valeurs défendues dans ces différentes ins-
criptions. Ainsi, sur les 226 graffitis relevés sur les palissades du
chantier du Palais-Royal et suffisamment argumentés pour pouvoir
être analysés, les plus nombreux faisaient référence au respect de la
pureté patrimoniale (88) ; venaient ensuite ceux relatifs à l’absence
de beauté (51), le non-respect de l’intérêt général et des procédures
démocratiques (47), ainsi que, plus marginalement, l’honneur natio-
nal, l’économie, la morale, le droit ou la fonctionnalité. Voilà qui nous
permet de considérer ces émotions collectives face au patrimoine
comme des révélateurs des valeurs, ainsi que l’a fait, sur le plan théo-
rique, le philosophe Pierre Livet (2002).
Les diverses émotions observées face à un objet patrimonial se
répartissent pour l’essentiel entre, premièrement, l’émotion face à
l’authenticité, qui s’attache à la continuité du lien entre l’état actuel
et l’origine de l’objet ; deuxièmement, l’émotion face à la présence,
qui s’attache à la proximité avec une personne, au sentiment d’une
rencontre, d’un contact avec les êtres liés à cet objet ; troisièmement,
l’émotion face à la beauté, qui s’attache à la qualité esthétique de
l’objet en question. Toutes ces émotions sont amplifiées par l’émotion
face à l’ancienneté et à la rareté, qui s’attache aux lieux de mémoire,
à la présence du passé, au rapport aux ancêtres, à l’exceptionnalité.
La valeur d’authenticité est primordiale en matière patrimoniale3 .
Elle implique l’existence d’une continuité entre l’état actuel et l’état
d’origine, associée à la notion de pureté – ou de « non-dénaturation »,
dans le langage officiel de l’Inventaire, alors que l’expression courante,
sur le terrain, est plutôt « dans son jus » (le mot même d’« authenticité »
est implicitement proscrit par les chercheurs, qui le jugent sans doute
trop profane).
Par exemple, écoutons à nouveau le chercheur qui fulminait de
n’avoir pu faire protéger une ferme du XVIe siècle ; son excitation est
clairement perceptible tandis qu’il la décrit au sociologue à partir
d’une photographie sur écran, cherchant à lui faire partager son
admiration :

3. Cette proposition a été développée et argumentée tion de la notion d’authenticité dans ses différentes
dans Heinich (2009a). Pour une tentative de défini- dimensions, voir Heinich (2009b).

202
ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Quand on voit une maison comme ça, est-ce qu’on peut hésiter beaucoup
sur son intérêt, sur le plan du coup d’œil, simplement ? C’est du schiste,
hein, mais c’est de la pierre de taille, quasiment, ce n’est pas du moellon !
Regardez la polychromie… Il n’y a pas une pierre, là, qui n’est pas à sa
place ! Tout était exactement à sa place… C’est impeccable ! Regardez les
petits décors, là ! Venez voir, là ! De quand ça date ? Quatrième quart XVIe.
Un volume impeccable, la charpente est en place, tout est en place !

« À sa place » signifie ici deux choses : d’une part, l’objet est conforme
aux propriétés de sa catégorie (authenticité ontologique ou catégo-
rielle) ; et d’autre part, il est demeuré semblable à ce qu’il était à
l’origine car « non dénaturé », « non remanié » (authenticité historique).
On est bien là dans une émotion liée à la valeur d’« authenticité ».
Une deuxième catégorie d’émotions patrimoniales, moins centrale,
est liée à la valeur de présence des personnes, au sentiment d’une ren-
contre, d’un contact avec les personnes liées à cet objet. Écoutons par
exemple un chercheur de l’Inventaire spécialisé en objets mobiliers,
qui nous montre des dossiers d’ex-voto :
Parfois il y a un message, alors c’est très émouvant : on transcrit les mes-
sages… C’est l’une des joies du chercheur ! Ces objets ne sont pas faits pour
nous, d’abord, mais on prend un grand plaisir à sentir les gens qui sont
derrière les objets… Voilà, là c’est encore plus émouvant : c’est moins tra-
vaillé d’un point de vue technique, mais ce sont les ex-voto qui renvoient à
une partie du corps, donc souvent une guérison…

« Joie », « plaisir », « émouvant » : ici, l’émotion provient du sentiment


d’insubstituabilité de l’objet en tant qu’il nous relie à une personne :
propriété commune à tous les « objets-personnes ». Et ce sentiment
s’ancre non pas dans sa nature d’œuvre d’art (même si, dans d’autres
circonstances, un ex-voto peut être traité comme telle), mais dans sa
nature de relique, c’est-à-dire d’objet contenant la trace d’une per-
sonne, ou avec laquelle il a entretenu un contact, et qui, ici, a été
constituée comme telle à partir d’un objet utilisé à l’origine comme
un fétiche (objet agissant comme une personne) (Heinich 1993). « Sentir
les gens qui sont derrière les objets » : on voit là comment la présence est
constituée en valeur de même niveau que l’authenticité ou, comme
on va le voir à présent, la beauté.
Car dans le répertoire des émotions patrimoniales figure aussi,
troisièmement, l’émotion face à la valeur de beauté d’un objet de

203
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

patrimoine. Ainsi, nul ne s’étonnera que face à une cathédrale, un


château, un manoir ancien, fusent spontanément des « Qu’est-ce que
c’est beau ! », « C’est magnifique ! », « Quelle splendide architecture ! »,  etc.
Mais si la beauté est bien, elle aussi, une valeur, susceptible de porter
des émotions, c’est de façon fort inégale selon le point où l’on se
trouve dans la chaîne patrimoniale : si elle est explicitement invo-
quée du côté des profanes, ainsi que chez les spécialistes attachés
à la sauvegarde des Monuments historiques (même s’ils déploient
aussi, selon les circonstances, des argumentations beaucoup plus
techniques ou scientifiques), la beauté est une valeur qui n’a pas
officiellement cours chez les spécialistes de l’Inventaire, en raison
de la mission exclusivement scientifique qui leur est impartie. Cela
ne les empêche pas d’ailleurs de lâcher à l’occasion un « C’est beau
ça ! », ou (plus souvent) un « Qu’est-ce que c’est moche ! », mais à mi-voix,
et sans jamais utiliser ce vocabulaire dans l’exercice professionnel
du travail d’expertise.
Souvenons-nous de ce jeune chercheur qui décrivait une maison
à la périphérie d’un village breton et qui, à l’issue de sa description,
lâchait pensivement, pour lui-même, un « Elle est belle celle-là ! », aussitôt
rectifié à l’attention du sociologue en un : « Je veux dire, elle est ­plaisante… »
(Heinich 2006c). Dans ce cadre professionnel, la « beauté » relève
moins d’une évaluation esthète que d’une appréciation scientifique,
d’ordre typologique, visant la cohérence des propriétés de l’objet par
rapport à celles de sa catégorie – mais on sort là, précisément, du
domaine des émotions.

Des valeurs aux registres de valeurs


L’analytique axiologique des spécialistes du patrimoine exigeait de
remonter des prises (« affordances », dans le vocabulaire de James
­Gibson 4) aux critères de jugement, et des critères de jugement aux
valeurs, tandis que l’analytique axiologique de sens commun nous fait
remonter des émotions aux valeurs. Il y a là un travail de générali-
sation, qui va des propriétés spécifiques d’un objet, et/ou des capacités
perceptives et émotives d’un sujet en situation, au répertoire commun

4. Sur la notion d’« affordance », voir Gibson (1979). Pour sa transposition à la notion de « prise », voir Christian
Bessy et Francis Chateauraynaud (1995).

204
ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES

des valeurs associées par certaines catégories de sujets à certaines


catégories d’objets.
Il est possible cependant d’avancer d’un cran supplémentaire dans
cette « montée en généralité5 ». Il s’agit alors de mettre en évidence
les ressemblances entre certaines valeurs, qui permettent de les ras-
sembler en un plus petit nombre de catégories, à l’intérieur desquelles
ces valeurs partagent un certain « air de famille », que le sociologue
est en mesure de percevoir grâce à son appartenance à la même
culture que les acteurs qu’il étudie. C’est ainsi qu’on passe d’un
nombre indéterminé de valeurs à un petit nombre de registres de valeurs.
Nous en avons identifié douze à ce jour (sans préjuger d’une éventuelle
extension du corpus pour peu que d’autres terrains de recherche
fassent émerger un ou plusieurs autres registres) : les registres civique,
domestique, économique, épistémique, esthétique, esthésique, éthique,
fonctionnel, herméneutique, juridique, pur, réputationnel.
Le registre de valeurs qui commande la valeur d’authenticité est
celui que nous avons nommé « pur » (ou « purificatoire »), afin de
marquer la similitude entre l’exigence de pureté associée à des
domaines aussi différents que l’attribution d’un tableau (cas de l’exper-
tise artistique), la sincérité d’un acte ou d’une parole (cas de l’évalua-
tion psychologique comme de l’attestation juridique), la préservation
de la nature (cas de l’écologie), l’hygiène, ou encore l’appartenance
d’un bien à la catégorie à laquelle on prétend le rattacher (cas de l’art
contemporain). Malgré la diversité de ces différents cas, ils ont tous
en commun une sensibilité à la question de l’intégrité du lien avec
l’origine. La valeur de présence relève, elle, du registre « domestique »,
privilégiant les liens inter-individuels, l’appartenance à une même
communauté, la prééminence naturelle des aînés 6. La valeur de
beauté relève du registre « esthétique » : registre relativement attendu
dans le domaine des œuvres d’art, y compris les œuvres architectu-
rales lorsqu’il s’agit d’architecture monumentale.
Registres « pur », « domestique » et « esthétique » se partagent donc
l’essentiel des émotions patrimoniales, qui sollicitent les valeurs

5. L’expression est empruntée à Luc Boltanski et 6. Ce registre de valeurs correspond au monde dit
Laurent Thévenot (1991), qui font de la « montée en « domestique » dans le modèle des « mondes de jus-
généralité » le mode de construction de la « gran- tification » mis au point par Boltanski et Thévenot, à
deur ». Pour une relativisation de cette affirmation, qui nous empruntons ce terme (Boltanski & Thévenot
qui ignore la singularité comme autre mode de gran- 1991).
dissement, voir Heinich (2000).

205
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

d’authenticité, de présence et de beauté. Mais si l’on prend en compte


non plus seulement l’entrée par l’émotion, mais aussi l’entrée par
l’expertise, alors on voit que l’axiologie patrimoniale comporte aussi
le registre « herméneutique », qui commande les valeurs de significa-
tivité, de symbolisation, de sens, d’interprétabilité (présentes notam-
ment dans le critère de « typicité » ou de « représentativité ») ; ainsi
que le registre « civique » de l’intérêt général, puisque le propre du
patrimoine est d’être considéré comme appartenant à une commu-
nauté, nationale voire internationale – même si c’est sur le plan des
règlements administratifs et non pas sur celui, juridique, du droit de
propriété.
Reste à se demander ce qu’il convient de faire des émotions – abon-
damment attestées en matière patrimoniale – liées aux valeurs
­d’ancienneté et de rareté. Nous allons voir que celles-ci sont des valeurs
un peu particulières, car elles peuvent être ambivalentes : ce sont plutôt
des amplificateurs de valeurs – du moins à certaines conditions.

Amplificateurs de valeurs : ancienneté, rareté


En matière patrimoniale, l’ancienneté est une valeur éminente : le
critère de l’âge reste très présent, au point que la date de construction
ou de rénovation est le premier renseignement donné par les spécia-
listes. L’ancienneté, attestée par la présence d’objets demeurés iden-
tiques à ce qu’ils étaient à l’origine, s’ajoute à la valeur d’authenticité
en rallongeant le temps dans lequel s’inscrit le lien, aussi court que
possible, avec l’origine de l’objet. Elle s’ajoute aussi à la valeur de
présence, en rendant particulièrement rare le lien avec les premiers
utilisateurs. L’émotion apparaît alors comme l’expression de ce lien
quasi palpable avec de lointains ancêtres : un lien court contrastant
avec un temps long, c’est là ce qui engendre cette émotion spécifique-
ment patrimoniale qui naît de l’authenticité amplifiée par l’ancienneté
et, corrélativement, la rareté. En effet, ancienneté et rareté sont
corrélées entre elles du fait que plus un objet est ancien, moins les
autres exemplaires de la série à laquelle il est associé sont nombreux,
compte tenu du risque de destruction croissant avec le temps :
« ancien » finit par devenir un synonyme de « rare », cet autre ampli-
ficateur d’émotions.
Toutefois l’ancienneté est une valeur très vulnérable à l’accultura-
tion du regard : une ferme « ancienne » aux yeux d’un expert a toutes

206
ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES

chances d’apparaître comme une « vieille » bicoque aux yeux de


l’habitant. C’est ce travail du regard qui permet à la durée, ou à l’âge,
de faire basculer un objet dans le registre valorisant de l’ancien – faute
de quoi il ne serait que vieux, c’est-à-dire dégradé. Ainsi le temps est
une propriété ambivalente, susceptible de revêtir deux sens opposés :
soit positif, avec l’accumulation d’un capital d’ancienneté ; soit négatif,
avec la dégradation des capacités.
Cette nature ambivalente, ou « contextuelle », de la valeur est
commune à l’ancienneté et à la rareté. Celle-ci en effet est une
valeur positive dans certains cas, mais négative dans d’autres : c’est
l’effet « Palais du facteur Cheval », ambigu entre dévalorisation
par l’excentricité et valorisation par l’exceptionnalité et la person-
nalisation. Ainsi, un décor « de mauvais goût », un bâtiment au
style atypique dans un ensemble homogène, seront disqualifiés
comme excentriques, alors même qu’ils sont rares ; inversement, la
multiplicité des exemples d’un même type sera un facteur positif
pour les chercheurs de l’Inventaire, dès lors que la sérialité devient
un élément significatif dans une démarche scientifique s’intéressant
aux usages, aux modalités de fabrication, aux ensembles plutôt
qu’aux individus.
De façon générale, le propre des valeurs d’ancienneté (ou son
contraire : la nouveauté) et de rareté (ou son contraire : la multiplicité)
est d’être, contrairement aux autres valeurs, ambivalentes, puisque
susceptibles de basculer du positif au négatif – de la valeur à l’anti-
valeur – selon les contextes. L’importance du contexte se mesure en
l’occurrence au fait qu’en matière patrimoniale, la manifestation
émotionnelle associée à une exclamation telle que « C’est exceptionnel ! »
est toujours positive. En effet, les origines de la notion de patrimoine,
très liées à la monumentalité, tendent à l’inscrire d’emblée dans le
« régime de singularité », qui privilégie ce qui est hors du commun.
Il faut qu’un objet ait été préalablement singularisé, et valorisé en
raison de sa singularité même, pour que sa rareté apparaisse comme
une valeur, ajoutée à d’autres. En régime de singularité, la rareté est
un facteur démultiplicateur d’émotions, qui intensifie ce qu’on peut
ressentir face à l’authenticité, à la beauté, à la présence humaine dans
un objet.
S’il faut avoir investi la logique du patrimoine pour considérer
l’ancienneté comme une valeur allant de soi, il faut aussi avoir investi
la logique de la collection pour en faire de même avec la rareté. Autant
dire qu’ancienneté et rareté ne produisent pas à elles seules de la

207
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

valeur : elles ne sont qu’un facteur, si l’on peut dire, orthogonal


d’amplification d’une valeur (valeur de beauté, valeur de présence,
valeur d’authenticité) : autrement dit un amplificateur de valeur.
Ces deux amplificateurs de valeur permettent d’ajouter un élément
supplémentaire à notre « grammaire axiologique » : l’extensibilité des
valeurs. Celle-ci se déploie sur un double axe : l’axe temporel, avec
la pérennité (extension dans le temps), et l’axe spatial, avec l’univer-
salité (extension dans l’espace). La pérennité est une valeur fonda-
mentale dans la conception occidentale de l’art, pour laquelle une
œuvre se doit d’être doublement durable : et par rapport au passé
(c’est la valeur d’ancienneté), et par rapport au futur (c’est la valeur
de postérité). Quant à l’universalité, elle est ce qui permet à une valeur
de se déployer spatialement sur le plus large spectre, allant de la plus
grande généralité (le monde entier) à l’absolue singularité (l’individu
en tant qu’il est insubstituable, à nul autre pareil).

Régimes de qualification : singularité, communauté


Ces deux amplificateurs de valeur que sont l’ancienneté et la rareté
prennent, nous l’avons vu, un sens différent selon les contextes :
l’ancien peut signifier une dégradation, et le rare une anomalie.
C’est pourquoi notre grammaire axiologique ne serait pas ­complète
sans une dernière catégorie de concepts : non plus les valeurs,
registres de valeurs et amplificateurs de valeurs, mais ce que nous
avons proposé d’appeler les « régimes de qualification » utilisés
dans tel ou tel contexte. Ces régimes ne sont plus qu’au nombre
de deux : le « régime de communauté », qui valorise ce qui est
largement partagé, présent en grand nombre, standard ; et le
« régime de singularité », qui valorise ce qui est rare, exceptionnel,
hors du commun.
C’est l’inscription dans l’un ou l’autre de ces deux régimes qui
permet de faire basculer le sens attribué aux amplificateurs de valeurs :
en régime de communauté, l’ancien est valorisé, alors qu’en régime
de singularité, c’est le nouveau qui l’est (extensibilité dans le temps,
soit vers le passé soit vers le futur) ; et en régime de communauté, la
multiplicité est valorisée, alors qu’en régime de singularité, c’est la
rareté qui l’est (extensibilité dans l’espace, soit vers l’infiniment grand
de l’universalité, soit vers l’infiniment petit de l’insubstituabilité). En
d’autres termes, la nouveauté (dans le temps) et la rareté (dans l’espace)

208
ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES

sont les valeurs spécifiques du régime de singularité, tandis que


l’ancienneté (dans le temps) et la multiplicité (dans l’espace) sont les
valeurs spécifiques du régime de communauté.

Conclusion
Cette catégorisation à multiples niveaux – prises, critères, valeurs,
registres de valeurs, amplificateurs de valeurs, régimes de qualifica-
tion – permet de décrire précisément l’opération de mise en ­patrimoine.
Car à la lumière de ces différents concepts, celle-ci apparaît pour
finir comme ne pouvant avoir lieu qu’à deux conditions : d’une part,
que l’objet en question soit considéré à la fois comme doté d’ancienneté
et comme susceptible de durer dans un avenir indéterminé (c’est
l’extensibilité temporelle au passé, que valorise le régime de commu-
nauté, et l’extensibilité temporelle au futur, que valorise le régime de
singularité) ; et d’autre part, qu’il soit considéré à la fois comme
appartenant à une communauté (c’est l’extensibilité spatiale vers
l’universalité, que valorise le régime de communauté), et comme doté
de rareté (c’est l’extensibilité spatiale vers l’insubstituabilité, que valo-
rise le régime de singularité).
On constate ainsi la grande richesse axiologique de l’objet « patri-
moine », qui sollicite en même temps les deux régimes de qualification
opposés (communauté et singularité), les deux axes d’extensibilité
(espace et temps), plusieurs registres de valeurs (pur, domestique,
esthétique, herméneutique, civique) et les différentes valeurs qui en
dépendent (authenticité, présence, beauté, significativité, intérêt
général…). Comment s’étonner dans ces conditions qu’il fasse l’objet
d’épreuves épistémiques et juridiques hautement sophistiquées, mais
aussi d’épreuves émotionnelles particulièrement intenses ?
On aura compris, au final, qu’il convient de parler d’émotions patri-
moniales, au pluriel : car le patrimoine mobilise une pluralité
d’épreuves émotionnelles, elles-mêmes associées à la pluralité des
valeurs, des registres de valeurs, des amplificateurs de valeurs et des
régimes de qualification dont elles sont l’indice en même temps que
l’opérateur.

209
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

R ÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

BESSY CHRISTIAN HEINICH NATHALIE, 2009a 


& FRANCIS CHATEAURAYNAUD, 1995  La Fabrique du patrimoine.
Experts et faussaires. Pour une sociologie « De la cathédrale à la petite cuillère »,
de la perception, Paris, Métailié. Paris, ministère de la Culture et de la
Communication/Éditions de la Maison  
BOLTANSKI LUC & LAURENT THÉVENOT, 1991  des sciences de l’homme,  
De la justification. Les économies de la
coll. « Ethnologie de la France ».
grandeur, Paris, Gallimard.
HEINICH NATHALIE, 2009b 
ELIAS NORBERT, 1993 [1983]  « Le faux comme révélateur de
Engagement et distanciation.
l’authenticité », in collectif, De main
Contributions à la sociologie
de maître. L’artiste et le faux, actes  
de la connaissance, Paris, Fayard.
du colloque organisé par l’Auditorium  
GIBSON JAMES J., 1979  du musée du Louvre et France Culture  
The Ecological Approach to visual perception, (Paris, 29-30 avril 2004), Paris,  
Boston, Houghton Mifflin C°. Hazan/musée du Louvre,  
coll. « Conférences et colloques ».
HEINICH NATHALIE, 1993 
« Les objets-personnes : fétiches, reliques LIVET PIERRE, 2002 
et œuvres d’art », Sociologie de l’art, n° 6. Émotions et Rationalité morale,  
Paris, PUF.
HEINICH NATHALIE, 1995 
« Les colonnes de Buren au Palais-Royal : POULOT DOMINIQUE, 2001 
ethnographie d’une affaire », Ethnologie « Défendre le patrimoine, cultiver
française, n° 4. l’émotion », Culture et Musées, n° 8.

HEINICH NATHALIE, 2000  RIOUX JEAN-PIERRE, 1985 


Être écrivain. Création et identité,   « L’émoi patrimonial », Le Temps de
Paris, La Découverte. la réflexion, n° 7.

HEINICH NATHALIE, 2006 


« Is there a scientific beauty ? From factual
description to aesthetic judgements »,
Bezalel. Proceedings of history and theory,
n° 3.
III L’institution au défi  
de l’émotion critique
Il est frappant de voir aujourd’hui que les grandes décisions culturelles
qui s’attirent, en France, des louanges unanimes consistent à installer
dans des territoires déprimés des œuvres que se réservait auparavant
le centre parisien, identifié au cœur du pouvoir d’État. On peut lire
dans ces transferts symboliques une des multiples traductions de
l’orientation patrimoniale qui consiste moins en un « partage démo-
cratique » de la culture qu’en une réappropriation en vue de la res-
tauration d’une dignité collective perdue. On peut y voir aussi une
réponse à l’extrême virulence des polémiques qui ont accompagné
les décisions culturelles des dernières décennies du XX e siècle
lorsqu’elles renforçaient simplement la domination centrale. Mais ces
débats et combats, foyers d’émotions très vives, ne sont-ils pas surtout
des laboratoires où une conception patrimoniale – porteuse d’une
idée d’identification concrète à des biens communs – s’est élaborée,
allant parfois jusqu’à ébranler et transformer les pratiques
institutionnelles ?
Claudie Voisenat

Les jeux de l’émotion  


et de la raison
La polémique autour des collections  
de la Bibliothèque nationale (1988-1992)

Si l’on s’interroge sur les rapports entre polémique et émotion, on


peut postuler sans prendre grand risque que tandis que la polémique
se déploie sur le registre argumentatif, dans l’ordre de la raison,
l’émotion, fidèle à son sens étymologique, se situerait du côté de
l’action, sans que ce qui fait agir puisse toujours s’exprimer ou sans
que cette expression soit toujours recevable. L’émotion est un surgis-
sement, et sa légitimation est toujours un enjeu dès lors qu’elle échappe
à la stricte individualité.
D’où, dans un certain nombre de cas, le passage de l’émotion sur
le registre argumentatif avec l’ambition de monter en généralité, de
« faire polémique » en recourant à certaines thématiques, comme
l’atteinte au patrimoine, supposées emporter l’adhésion ou rendre
plus légitime la réaction émotionnelle. C’est une caractéristique du
syndrome Nimby (« Not in my backyard », « Pas dans mon arrière-cour »),
cette réaction d’opposition typique des associations de riverains
confrontés à l’installation d’une infrastructure susceptible de générer
des nuisances mise en évidence par les chercheurs anglo-saxons
(Lolive 1997 : 109-130).
Sur ce rapport de l’émotion et de la polémique et sur la façon dont
ils se font écran, nous avons analysé un cas particulièrement intéres-
sant, celui de la réaction des chercheurs au démembrement annoncé
des collections de l’ancienne Bibliothèque nationale dans les années
1988 à 1992, au moment de la construction de ce qui est aujourd’hui

213
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

devenu la Bibliothèque nationale de France et dont l’appellation était


alors loin d’être stabilisée (Bibliothèque de France, Très Grande
Bibliothèque…). Malgré la mise en avant d’une argumentation maî-
trisée et raisonnée, en dépit de l’appareil scientifique mis en place
(publications dans des revues, tenues de colloques…), la violence des
réactions et des débats n’a pas échappé aux médias. Ils y ont vu l’arro-
gance d’une caste de privilégiés qui, tout en se proclamant majori-
tairement de gauche, refusait de partager ses prérogatives avec le
commun des mortels. Une telle analyse a été largement incomprise
des chercheurs qui, pour certains, en ont été durablement blessés. De
fait, et c’est ce qui nous intéresse, si la polémique cachait bien une
émotion celle-ci n’était pas telle que les journalistes l’imaginaient.
Loin d’être strictement collective et de refléter une forme d’hypocrisie
politique, elle relevait au contraire d’une relation intime au savoir,
construite au cours d’une histoire individuelle et donc impossible à
énoncer sur un mode général. C’est cette articulation entre l’émotion
et la polémique, l’implicite et l’explicite, l’individuel et le collectif que
nous allons tenter d’éclairer ici.

Chronique des événements


Le 14 juillet 1988, François Mitterrand, qui entame son second sep-
tennat, fait sur TF1 une annonce qui allait bouleverser le milieu des
bibliothèques et de la recherche.
Je veux que soient entrepris la construction et l’aménagement de l’une des
ou de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde. [… ] 
Je veux une bibliothèque qui puisse prendre en compte toutes les données
du savoir dans toutes les disciplines et surtout qui puisse communiquer ce
savoir à l’ensemble de ceux qui cherchent, de ceux qui étudient, de ceux
qui ont besoin d’apprendre, toutes les universités, les lycées, tous les cher-
cheurs qui doivent trouver un appareil moderne, informatisé, et avoir
immédiatement le renseignement qu’ils cherchent.
On pourra connecter cette bibliothèque nationale avec l’ensemble des
grandes universités de l’Europe, et nous aurons alors un instrument de
recherche et de travail qui sera incomparable. J’en ai l’ambition et je le ferai.
J’en ai parlé récemment au Premier ministre, au ministre de l’Éducation
nationale, au ministre de l’Économie et des Finances. On va, au coude à
coude, réussir ce projet […] dans quatre ou cinq ans. (Mitterrand 1988.)

214
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

La nouvelle, l’ampleur du projet et la rapidité annoncée de son


exécution, surprennent tant le grand public que le milieu des biblio-
thèques et de la recherche. Surtout, personne ne comprend si ce projet
concerne ou non la Bibliothèque nationale, et dans quelle mesure.
Emmanuel de Roux se demande dans Le Monde s’il s’agit de créer une
Bibliothèque nationale bis destinée à accueillir les ouvrages contem-
porains, ou s’il s’agit de construire une nouvelle bibliothèque ouverte
à tous les publics et destinée à réunir sur un même site le fonds ancien
et les collections à venir, comme cela a été fait en Grande-Bretagne.
Si cette proposition est retenue, cette bibliothèque serait un instrument plus
complet que l’actuelle BN, réservée aux chercheurs, fermée aux lycéens et
peu efficiente dans le domaine des sciences et des techniques. Ce serait le
projet le plus ambitieux lancé par François Mitterrand dans le cadre de ses
grands travaux. Le plus onéreux aussi. (Roux 1988a.)

La question est d’autant plus cruciale que depuis plusieurs années


la question du devenir de la « vieille dame de Richelieu », se posait
de façon récurrente. Depuis quelque temps, différents rapports
avaient attiré l’attention sur l’état de délaissement des bibliothèques
françaises : pauvreté des bibliothèques universitaires d’un côté et
quasi-paralysie de la Bibliothèque nationale coincée dans ses locaux
historiques de la rue de Richelieu, asphyxiée par les kilomètres de
rayonnages que demande chaque année le dépôt légal de quelque
80 000 livres, et dont le rapport Beck, remis en août 1987, soulignait
cruellement les difficultés et les dysfonctionnements, évoquant une
« irrésistible spirale de déclin » (Roux 1987).
En janvier-février 1988, à la suite de ce rapport, un numéro du
Débat, la revue dirigée par Pierre Nora, publiait un dossier intitulé
« Sauver les bibliothèques », et en appelait à la volonté de l’État pour
rénover la BN vieillie. À côté des avis des professionnels, Michel Melot
(directeur de la Bibliothèque publique d’information, BPI), Laure
Beaumont-Maillet, Marie-France Calas, Françoise Lemelle, Jacque-
line Sanson, Marie-Thérèse Varlamoff (toutes responsables de diffé-
rents départements de la BN), Jean-Yves Guiomar représentait la voix
des usagers. Il y évoquait l’incroyable dégradation des conditions de
communication des livres (de plus en plus souvent hors d’usage), les
files d’attente (360 places disponibles pour 1 000 lecteurs certains
jours), le malaise des magasiniers (aux avant-postes et prenant toute
la mesure de la situation, jusque dans leur salaire). Il estimait que

215
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

plusieurs facteurs contribuaient à cette situation : le désintérêt des


pouvoirs publics, le fait que la bibliothèque n’était peut-être plus
adaptée aux besoins de la lecture moderne (pas de mathématiques,
chimie, biologie, agriculture, économie, marketing…) et la résigna-
tion des lecteurs qui, trop heureux d’un privilège qu’ils craignaient
de voir examiner de trop près, se contentaient de la situation. En
conclusion, il plaidait pour une ouverture de la BN : un recours au
microfichage permettant la consultation à distance, sous forme d’un
service de prêt de duplicata, et une ouverture à de nouveaux publics.
Quoi qu’il en soit, il est évident que la BN doit sortir de son splendide isole-
ment, de l’indifférence des autorités de l’État et d’une partie du public. Et
pour cela, elle doit faire profiter beaucoup plus largement qu’actuellement,
l’ensemble des chercheurs de ses richesses. Autrement dit, elle doit devenir
vraiment nationale, conformément à son intitulé, au lieu d’être la super-
bibliothèque de Paris qu’elle est aujourd’hui. Il y a là une exigence démo-
cratique à satisfaire, et c’est à mon avis dans cette direction que la BN
retrouvera le chemin de la vie. Elle a tout à y gagner, alors que la situation
de ghetto culturel où elle survit ne peut qu’être fatale à terme, pour ses
personnels comme pour ses usagers. Mais pour que la BN se tourne vers la
vie et l’avenir, il faut une volonté politique clairement affirmée. (Guiomar
1988 : 75.)

Dans un long entretien qui clôt le dossier, et quoique sans engager


le futur gouvernement, François Léotard (1988 : 108), alors ministre
de la Culture, assure qu’en dépit de sa faible rentabilité électorale,
c’est l’« honneur » d’un gouvernement d’avoir une vraie volonté poli-
tique en la matière, et il émet un certain nombre de propositions : il
estime qu’il faudrait revoir le système du dépôt légal (« L’Annuaire des
donneurs de sang du Var est-il indispensable à Paris ? »), et que la création
d’un second centre pour accueillir les collections contemporaines
mérite d’être examinée très attentivement. « Il s’agit aujourd’hui
d’ouvrir un débat avec les chercheurs et les conservateurs autour d’un
certain nombre d’options. C’est l’intérêt du rapport de M. Francis
Beck de poser ces questions et de permettre qu’elles soient discutées. »
Il croit en tout cas « concevable qu’un gouvernement prenne à cœur
une action de grande envergure dans ce domaine ».
C’est effectivement ce que vient confirmer l’annonce de François
Mitterrand, à la réserve près que ce qui est proposé est la mise en
place d’un nouvel équipement, dont le lien avec la BN n’est pas précisé,
et dont le portrait est on ne peut plus éloigné des réalités de la rue de

216
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

Richelieu : une bibliothèque encyclopédique (« Toutes les données du


savoir dans toutes les disciplines »), ouverte à tous (« Ceux qui
cherchent, ceux qui étudient, ceux qui ont besoin d’apprendre, toutes
les universités, les lycées, tous les chercheurs ») et largement virtuelle,
on parlera même un temps d’une bibliothèque sans livres1 .
Pendant un an, le projet va suivre un cours accéléré. Sur la requête
du président de la République, un rapport est commandé par le
Premier ministre Michel Rocard à Michel Melot, alors directeur de
la BPI, et Patrice Cahart, directeur des Monnaies et Médailles et
président du conseil d’administration de la Bibliothèque nationale.
Ce rapport doit se prononcer sur « la fonction, la localisation, l’orga-
nisation de cette bibliothèque nouvelle et sur son articulation avec la
Bibliothèque nationale, les autres bibliothèques du pays et les grandes
bibliothèques européennes2 ».
Le rapport est remis en novembre 1988 (Cahart & Melot 1989). Il
fixe les grandes lignes du projet et lève l’ambiguïté sur les relations
entre la BN et le nouvel établissement : la nouvelle bibliothèque – que
les auteurs proposent d’appeler Bibliothèque de France – doit être « la
nouvelle bibliothèque nationale française » ; ils préconisent une unité
administrative et deux implantations en fonction d’une césure chro-
nologique qu’ils envisagent de fixer à 1945 (ibid. : 32). Par ailleurs, à
côté de la bibliothèque de recherche, ils prévoient un département
grand public comprenant des salles de lecture, d’actualité, mais aussi
des expositions. Le cœur du projet est un catalogue, le catalogue
collectif national, permettant de faire de la nouvelle bibliothèque le
centre d’un réseau.
Le 1er décembre, Dominique Jamet, un journaliste de droite qui a
soutenu François Mitterrand lors des dernières élections, est chargé
d’une mission de préfiguration de l’établissement public constructeur
à venir. En janvier 1989, une association pour la Bibliothèque de
France est créée. Le président en est Dominique Jamet, les vice-
présidents Emmanuel Le Roy Ladurie (nouvel administrateur général
de la BN, nommé à la suite de la démission d’André Miquel) et Jean
Gattégno (directeur du Livre et de Lecture au ministère de la Culture).

1. « Il ne s’agit pas de créer une gigantesque biblio- depuis 1981 et initiateur occulte de ce nouveau grand
thèque réelle, mais plutôt une impalpable biblio- chantier (Attali 1995 : 18).
thèque virtuelle, en utilisant toutes les ressources de 2. Lettre adressée par le président au Premier ministre
l’informatique » (Roux 1988b :1). Un projet conforme lui demandant la mise en place de la mission d’étude
à l’idée de Jacques Attali, conseiller du président Cahart-Melot. Citée dans Gattégno (1992 : 17).

217
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Comme l’a expliqué Jean Gattégno, les débats au sein de l’associa-


tion étaient parfois houleux : la prise en compte très forte de la dimen-
sion « grand public » irritait beaucoup Le Roy Ladurie, qui s’arc-
boutait sur la défense d’un projet ressemblant le plus possible à la
Bibliothèque nationale, dont il souhaitait qu’il ne débouche en aucun
cas sur quelque chose comme « une seconde BPI ». Le ton était vif,
Le Roy Ladurie très virulent à l’encontre de l’« effet Beaubourg », des
« cracheurs de feu » et autres individus qui, comme la mauvaise mon-
naie chassant la bonne, feraient fuir les « vrais chercheurs » (Gattégno
1992 : 21). Le débat, cependant, restait interne, rien n’en filtrait sur
la place publique. Des discussions eurent lieu aussi à propos de la
date de la césure. Le Roy Ladurie souhaitait qu’elle soit la plus tardive
possible : « L’idéal serait 1995, l’année de l’ouverture de la TGB3 »,
sinon 1960 et vraiment au pire 1945.
En mars 1989, le choix du site de l’ancienne gare de marchandises
de Tolbiac est arrêté. Le 11 avril, une note d’orientation est remise
aux architectes qui souhaitent concourir. Le 21 avril, deux cents
cinquante dossiers sont examinés. Vingt sont retenus. Fin juillet 1989,
le jury international retient quatre lauréats. Le 16 août, un commu-
niqué de presse annonce que l’architecte français Dominique Perrault
a été chargé par le président de la République de réaliser le projet de
la Bibliothèque de France.
Sitôt lancé, le projet ouvre deux fronts de conflit qui persisteront
tout au long de la construction. Le premier front voit s’opposer Domi-
nique Jamet et Emmanuel Le Roy Ladurie – et au-delà les deux
établissements que sont la BN de Richelieu et l’établissement public
(EPBF) chargé du projet dont le personnel allait avoir le sentiment
durable d’une « OPA » de la BN sur l’idée originelle, et d’un détour-
nement de ce qui aurait dû être une bibliothèque d’un genre entiè-
rement nouveau en « deux bibliothèques de type classique ». L’autre
front est celui qui oppose Émile Biasini, le secrétaire d’État aux
Grands Travaux, chargé de la réalisation du projet et surtout du
respect des échéances, en liaison directe avec l’Élysée, à Jack Lang,
ministre de la Culture, qui se trouve de fait écarté des décisions, même
si en principe le secrétariat d’État est sous son autorité. C’est sur ce
fond sourdement conflictuel que va venir se greffer la polémique qui
nous occupe, orchestrée par les chercheurs.

3. Pour éviter d’avoir à modifier les catalogues en service, comme le précise Jean-Claude Garreta (1989 : 2).

218
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

Au mois de juillet 1989, la parution d’un numéro du Débat conte-


nant un dossier intitulé « Quelle “Très Grande Bibliothèque” ? » ouvre
en effet la première bataille d’une polémique qui durera quatre ans,
unira contre le projet les intellectuels de droite comme de gauche et
pèsera lourdement sur les premières années de fonctionnement de la
nouvelle structure (Le Débat 1989). C’est la bataille ou querelle de la
césure, dite aussi « des Anciens et des Modernes », qui précède celle
des silos, puis celle des « chercheurs et des amateurs » avant que naisse
celle des tours.
Nous allons maintenant quitter le strict ordre chronologique de
tous les événements, trop longs à retracer, pour nous attacher à décrire
le contenu de chacune de ces polémiques qui, quoiqu’avec des
moments de résurgence, occupent chacunes une place chronologique
précise.

La bataille de la césure :
la querelle des Anciens et des Modernes
Remarquons tout d’abord que les chercheurs placent leur réaction
collective au plus loin possible de l’émotion, dans l’espace d’une revue
que l’on pourrait qualifier d’opinion scientifique, où ils se positionnent
d’emblée en tant que professionnels parlant au nom de leurs compé-
tences scientifiques et des caractéristiques que l’on pourrait dire
« techniques » de leur métier de chercheur. Après avoir donné la parole
aux responsables du projet, Michel Melot (ibid. : 137-142) et Emmanuel
Le Roy Ladurie (ibid. : 143-145) qui défendent le principe de la césure,
le dossier du Débat présente un article contradictoire de Krzysztof
Pomian : « Les abattoirs de la mémoire » (ibid. : 146-151). Ce papier
est suivi d’un certain nombre de témoignages d’usagers tous opposés
au projet : Christian Amalvi, Denis Crouzet, Yann Fauchois, Jean-
Marie Goulemot, Jean-Yves Guiomar, Maurice Lever, tous historiens,
Christian Amalvi étant conservateur au service Histoire de France
de la BN (ibid. : 152-167).
Les arguments pour la césure reposent sur quelques principes de
bon sens gestionnaire : le tiers des collections de la BN a été produit
depuis 1945 ; on ne peut pas traiter de la même manière les milliers
de livres les plus demandés et ceux qui ne le sont jamais ; le fonds
ancien reste à la BN, lieu pratique et prestigieux, le reste ira dans le
nouveau bâtiment. Ce qui n’est jamais consulté sera conservé dans

219
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

des silos et pourra être consultable dans les deux jours après qu’il en
sera fait la demande. Un catalogue national permettra de savoir
précisément ce qui existe et où. Les livres pourront être transférés
d’un site à l’autre, les deux sites étant unis sous une même tutelle
administrative. En fait il s’agit d’une seule bibliothèque en deux sites,
un modèle bien connu aux États-Unis, où la bibliothèque de Harvard
– paradis s’il en est aux yeux des lecteurs français – est éclatée en
quatre-vingt dix-sept sites (ibid. : 137-142).
Face à ces préconisations les chercheurs font valoir plusieurs types
d’arguments. Le principal est qu’ils revendiquent d’être considérés,
en tant qu’usagers, comme des professionnels des bibliothèques et de
la bibliothéconomie. « La procédure suivie jusqu’à maintenant
témoigne d’un mépris des compétences comparable à celui dont les
pouvoirs publics auraient fait preuve s’ils choisissaient le modèle d’un
sous-marin nucléaire sans s’enquérir de l’avis de la Marine », explique
Pomian.
S’agissant des bibliothèques, les compétences sont non seulement du côté
de ceux qui les administrent mais aussi de ceux qui les utilisent, surtout
dans le cas de la BN, avec son public international, composé de personnes
ayant fréquenté nombre d’établissements analogues dans différents pays et
pour qui la bibliothèque est un outil de travail sur lequel elles sont obligées
de réfléchir dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ces personnes
ont le droit d’être traitées en citoyens de la France et de la République des
lettres et d’être associées à la prise des décisions qui les concernent au pre-
mier chef, au lieu de se voir assimilées à des irresponsables dont le pouvoir
tutélaire se charge d’assurer le bonheur, fût-ce contre leur propre volonté…
(Ibid. : 150.)

Le second argument relève de la pratique professionnelle. Pomian


prend l’exemple des grandes entreprises de publication encyclopé-
dique commencées avant 1945 et qui se poursuivent encore, pour
lesquelles l’image du démembrement est d’emblée éloquente. Qu’en
faire ? Les couper ? Les acheter en double, certes, mais ne vaudrait-il
pas mieux tout déménager ? Que se passera-t-il lorsqu’on aura besoin
sur sa table des volumes récents et anciens, ce qui se produit tous les
jours ? La BN propose de les faire venir, mais il faudrait inévitablement
expliquer à un conservateur pourquoi on a besoin de tel livre :
Reste la mise des chercheurs sous tutelle car c’est un conservateur qui aura
à décider si, oui ou non, M. Tartempion a absolument besoin de confronter

220
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

l’édition originale d’un opuscule de Voltaire avec la plus récente édition


critique de celui-ci. Ce conservateur se contentera-t-il de signer gentiment
toute demande qui lui sera présentée ou les étudiera-t-il l’une après l’autre
pour ne donner un avis favorable qu’à celles qui selon lui le méritent ? Dans
la deuxième éventualité, en vertu de quelles compétences fera-t-il son
choix ? Il suffit de poser de telles questions pour constater qu’on est dans
une situation aberrante. (Ibid. : 148.)

Le troisième désaccord est de principe : accepter la césure c’est


aboutir au démembrement annoncé de la BN :
La priorité est donc accordée non à la BN mais à la TGB, l’une étant traitée
comme une sorte de carrière d’où l’on peut extraire le matériau pour édifier
l’autre. Une fois cette perspective adoptée, le démembrement de la BN
apparaît comme inéluctable. (Ibid. : 148.)

Pomian demande en conséquence, tout comme Pierre Nora dans


l’introduction du dossier, que tout soit déménagé de l’autre côté de la
Seine, ou préconise de ne garder à Richelieu que les imprimés et de
déménager tous les autres départements.
Les autres communications reprennent peu ou prou les mêmes
arguments. La césure, au moins telle qu’elle est proposée, est inac-
ceptable. L’un évoque « le voyage dans le temps des manuscrits ou
des livres [qui] se doublera d’une trajectoire continuelle à travers
l’espace sombre des souterrains des métros parisiens : 1995, odyssée
de l’espace et du temps entre BN et TGB » (ibid. : 158 [Denis Crouzet]).
Un autre cherche toutes les solutions possibles : repousser la césure
à 1960 ou « faire partir les périodiques et garder les imprimés »
(ibid. : 160 [Yann Fauchois]). Un autre encore suggère de garder la
BN telle quelle et de créer à côté, à Tolbiac, une grande bibliothèque
de l’Europe pourvue en livres étrangers (ibid. : 164-165 [ Jean-Yves
Guiomar]).
Bref, les idées ne font pas défaut même si elles manquent parfois
de cohérence et de sens pratique. Il n’en reste pas moins que l’essentiel
est exprimé : les usagers de la BN veulent avoir leur mot à dire sur les
décisions qui seront prises, ils veulent garantir au maximum l’intégrité
de la collection, et ils refusent que leur accès au livre dépende d’un
jugement autre que le leur. Une attitude révélatrice du long antago-
nisme qui oppose le chercheur au bibliothécaire (Pernoo 2008 :
363-378).

221
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Simultanément, l’Association des lecteurs de la BN et la Société de


défense des bibliothèques de France envoient une lettre ouverte au
président de la République reprenant les mêmes arguments, tandis
que le journaliste Jacques Julliard, dans Le Nouvel Observateur, en
appelle lui aussi à François Mitterrand. Il souligne que « c’est le prin-
cipe d’une coupure, dans ce lieu de continuité culturelle qu’est une
bibliothèque, qui est indéfendable », et il va jusqu’à parler d’« attentat
épistémologique contre l’unité de l’esprit ». Il a d’ailleurs à ce propos
une formule étrange mêlant curieusement mémoires nationale et
personnelle :
Une bibliothèque, ce « lieu de mémoire » par excellence, est un des élé-
ments constitutifs de la conscience nationale au sens de Renan, c’est-à-dire
un consensus fondé sur une histoire ; et la bataille que nous menons à
chaque instant pour la cohérence de notre mémoire personnelle est un des
éléments décisifs de notre personnalité. ( Julliard 1989.)

Le 21 août, à la surprise générale, Jack Lang, en même temps


qu’il présente à la presse le projet de la future bibliothèque telle
qu’elle a été pensée par le lauréat du concours Dominique Perrault,
annonce que la totalité des imprimés de la BN sera transportée sur
le nouveau site. Il se félicite que la souplesse du projet sélectionné
permette d’intégrer ce nouvel enjeu d’un transfert total des collec-
tions (Edelmann 1989). Emmanuel Le Roy Ladurie applaudit :
« L’âme de la BN passe la Seine. Je me réjouis que l’unité des collec-
tions soit maintenue. Elles formeront l’élément central de la Biblio-
thèque de France » (Pons 1989).

À propos de silos :
la bataille des chercheurs et des amateurs
Le 11 septembre, deux cents chercheurs sont réunis dans un petit
amphithéâtre de l’Opéra de Paris, à l’initiative de Pierre Nora et de
Dominique Jamet. Il s’agit, à l’évidence, d’une entreprise de conci-
liation, ce qui n’empêche pas quelques propos aigre-doux. Pierre
Nora évoque « le caractère inquiétant des méthodes bureaucratiques »
qui ont abouti à la décision incriminée, avant de constater « la rapidité
de la volte-face qui révèle l’absence de concertation et la méconnais-
sance des enjeux […] tout aussi alarmante » (Bibliothèque 1989 : 129).

222
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

Dominique Jamet, de son côté, se fait un plaisir de souligner les excès


de cette querelle de la césure, la plaçant résolument du côté de l’émo-
tion et de la passion mal contrôlées :
La hauteur de ton y suppléait parfois la hauteur de vue et les cris de la pas-
sion y couvraient quelquefois la voix de la raison… Parler de « cataclysme »
[c’était le terme de Julliard] à propos d’un choix présenté par ceux mêmes
qui l’avaient recommandé comme fâcheux mais inévitable dès lors qu’ils
souhaitaient maintenir en vie dans son rôle traditionnel la Nationale, c’était
peut-être tomber dans l’inflation verbale. Car si cataclysme il y avait, quel
mot plus grave resterait-il dans le dictionnaire le jour où la bibliothèque
brûlerait ?… Lorsque, pour ne prendre que cet exemple-là, les places de la
Nationale sont multipliées par sept, et par quatre les places réservées aux
seuls chercheurs, qui croirait qu’il y a une menace, voire un complot dirigé
contre le savoir ? (Bibliothèque 1989 : 21-22.)

Au cours du colloque, face à la gageure d’un passage de quatre à


onze millions de volumes, certains dont André Miquel et Émile
Biasini défendent l’idée d’une mise en silo des ouvrages les moins
consultés. Situés à proximité de Paris, ces livres seraient consultables
sous un délai de vingt-quatre à quarante-huit heures. Immédiatement,
Élisabeth Badinter s’insurge :
Je veux tout à ma disposition… Je veux mes livres vite, je veux pouvoir
rester à ma place, avoir les périodiques, les journaux, tous les livres à ma
place en un temps record. Voilà ce que je veux. J’ajoute que s’il y a un choix
à faire et qu’on n’a pas la place suffisante pour mettre les neuf millions de
volumes plus les millions de volumes qui vont arriver dans les trente ans, je
le dis franchement, qu’on ne confonde pas la Bibliothèque de France avec
une photothèque, une discothèque, une cinémathèque, que dans tous les
cas de figure on choisisse la bibliothèque d’abord. (Bibliothèque 1989 : 51.)

Badinter reviendra à la charge quelque temps plus tard à l’occasion


d’une manifestation nancéenne : « On va enfermer les livres sous terre,
à des kilomètres de Paris, ils seront mis à l’ombre comme des prison-
niers, loin des yeux, loin du cœur » (Roux 1989).
Dans les médias, l’image des chercheurs commence à se détériorer.
Même Emmanuel de Roux dans Le Monde sort de sa réserve habituelle
pour se permettre une réflexion sur les chercheurs qui trouvent
« extravagant » d’attendre plus de deux heures un livre quand « le
commun des mortels » trouve raisonnable qu’on puisse demander

223
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

deux jours de délai pour communiquer un ouvrage qui n’est jamais


consulté4 . En fait, la querelle du silo lance un nouveau front de débat,
la querelle entre les chercheurs et les amateurs (ou ceux qui parlent
au nom des amateurs), entre conservation et communication, entre
bibliothèque de recherche et bibliothèque publique, entre livres et
audiovisuel, entre privilèges et démocratie, etc. On se souvient que
dès les premières réunions de préfiguration de l’EPBF, Emmanuel
Le Roy Ladurie s’insurgeait déjà contre le risque de clochardisation,
d’une sorte d’« effet Beaubourg » susceptible de dévoyer ce qu’il voulait
être avant tout une bibliothèque de recherche. Avec un projet archi-
tectural reposant, comme le Centre Pompidou, sur la présence d’un
grand parvis, et surtout devant la nécessité de gagner de la place pour
loger les millions de volumes qui devront quitter la rue de Richelieu,
la tentation est grande de revendiquer tout l’espace pour les cher-
cheurs et de rejeter l’idée que la bibliothèque puisse, pour partie,
s’ouvrir à d’autres publics et d’autres médias. Le débat va faire rage,
chacun y prendra position, et ce dans une atmosphère générale
d’incompréhension de la part de la presse mais aussi des collègues
étrangers. Louis Seguin, conservateur de la bibliothèque municipale
de Boulogne-sur-Mer faisant le compte rendu du colloque dans la
Quinzaine littéraire, pose ses marques :
Il ne s’agit pas d’ouvrir enfin les collections de la BN « à tous », mais d’en
permettre l’accès, sans queue ni attente interminable (Élisabeth Badinter
s’est avec raison plainte de ces délais excessifs), à chacun de ceux qui ont
besoin d’y travailler. La Bibliothèque de France n’a pas […] à ouvrir en
parallèle, comme le prévoit Gérald Grunberg, une gigantesque biblio-
thèque d’« études », sorte de BPI en plus vaste qui accueillerait les curieux,
les lycéens et les étudiants. Cette installation sera nuisible. Elle ne fera
qu’institutionnaliser, sur place, la ségrégation qui privilégie les chercheurs.
Elle occupera une place précieuse. Ceux qui voudront travailler devront
encore s’armer de patience et les autres, comme au Centre Pompidou, fini-
ront par s’asseoir par terre pour lire des livres déchiquetés. Ce n’est pas le
rôle d’une bibliothèque nationale, fût-elle « de France », que de pallier les
insuffisances des bibliothèques universitaires et les manques de la lecture
publique à Paris. (Seguin 1989.)

4. « Les délais pour faire sortir un ouvrage enfermé voient rouge dès que l’attente dépasse les deux
dans l’un de ces bunkers seraient de quarante-huit heures – un maximum à la Bibliothèque nationale, en
heures environ. Ce laps de temps parait raisonnable période d’embouteillage. Des caprices de privilégiés,
au commun des mortels. Mais il semble tout simple- murmurent les “techniciens” » (Roux 1989).
ment extravagant aux professionnels qui, aujourd’hui,

224
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

À l’inverse, Jérôme Garcin, dans L’Événement du jeudi, s’en prend à


une intelligentsia, « incorrigible adepte de la rhétorique râleuse » qui
« sort son pétard et menace tous ceux qui ont l’outrecuidance de
penser, de rêver, de créer sans son autorisation. On l’a vue successi-
vement vitupérer le Centre Pompidou dont elle célèbre aujourd’hui
les innombrables vertus pédagogiques, pester contre les colonnes de
Buren sur lesquelles désormais elle aime à venir s’asseoir dans la
position du Penseur de Rodin, ou dénoncer le crime de lèse-esthétique
de la Pyramide de Pei sous laquelle, maintenant, elle ne laisse pas
d’organiser, le soir, de très mondains pince-fesses. C’est que notre
intelligentsia campe sur ses privilèges comme le général Aoun dans
son bunker beyrouthin et ne saurait laisser accroire qu’elle n’a pas
l’exclusivité de tout ce qui, dans ce pays, se fait de neuf, de rare et de
beau. » Il conclut : « Une drôle de manière, je trouve, de fêter, l’année
même du Bicentenaire, l’abolition des privilèges » (Garcin 1989). La
querelle semble laisser perplexes les usagers américains pourtant
souvent convoqués par les chercheurs pour témoigner de l’incurie
des bibliothèques françaises5 :
Aux États-Unis, les très grandes bibliothèques, comme la NY Public Library
ou la bibliothèque du Congrès, depuis près d’un siècle, sont ouvertes à tous.
Dans ces lieux le chercheur et l’« amateur » se côtoient […] les délais de
consultation (quarante-huit heures) dont on s’est plaint dans l’affaire des
« silos », paraissent dérisoires dans le plus large contexte de la disponibilité
des collections en question, d’autant que l’attente outre-Atlantique pour
une demande par la voie du réseau de prêts entre bibliothèques est d’envi-
ron une quinzaine de jours. (Page 1989.)

Pendant un temps, les choses semblent se calmer. En janvier 1990,


Emmanuel de Roux remarquera même, à l’occasion du colloque sur
« L’avenir des grandes bibliothèques » que la polémique des chercheurs
et des amateurs semble s’être enlisée (Roux 1990). Il allait falloir
attendre la bataille des tours et son arsenal technique pour que les
revendications des chercheurs contre la bibliothèque grand public
puissent à nouveau se faire entendre. Je ne vais pas entrer ici dans le

5. Ainsi les récits des lecteurs de la BN publiés dans par un dysfonctionnement quelconque de la biblio-
Le Débat ne manquent-ils pas de faire référence à des thèque (fermeture exceptionnelle, limitation du
collègues étrangers venus travailler quelques jours à nombre de livres consultables…).
Paris et qui se trouvent bloqués dans leurs recherches

225
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

détail de cette longue polémique où l’idée de conserver des livres dans


des tours de verre a été mise en cause et avec elle tout le projet archi-
tectural. Elle a été la plus longue et la plus médiatisée aussi. Déclenchée
le 17 mai 1990 par un article d’un historien français en poste à Harvard,
Patrice Higonnet6, elle aura pour fer de lance Marc Fumaroli, président
du conseil scientifique de la Bibliothèque nationale et professeur au
Collège de France. Elle s’éteindra avec l’érection du bâtiment dans un
dernier chassé-croisé de pétitions et de lettres au président de la Répu-
blique. À la polémique succèdera la résignation.
Le 15 octobre 1990, François Mitterrand met fin à la querelle des
chercheurs et des amateurs. Dans une lettre à Émile Biasini, il tranche
la question : il y aura deux étages, pour « deux publics également
intéressants mais bien distincts, celui des chercheurs et celui de tous
les lecteurs qui viendront dans cette bibliothèque pour trouver infor-
mation, documentation et culture ». Aux chercheurs qui constituent
une « élite intellectuelle » le niveau inférieur, incluant le cloître, sera
entièrement réservé, tandis que le grand public pourra, au niveau
supérieur, « consulter l’actualité, visiter des expositions et feuilleter
les ouvrages qui constituent le fonds commun de notre patrimoine
culturel » (Gattégno 1992 : 71-74).
En mai 1992, alors que se brûlent les dernières cartouches, un
numéro du Débat, comportant un nouveau dossier sur les bibliothèques,
tente de comprendre ce qui a rendu la situation si inextricable. Il
continue d’attaquer l’idée du mélange des publics :
Un monument devenu par la force des choses aussi touristique que la tour
Eiffel et Beaubourg ne serait peut-être ni le lieu idéal pour un sous-sol capi-
tonné réservé aux « chercheurs » ni si facile à préserver – pour aller au pire –
du public du trou des Halles. (Nora 1992.)

Il met aussi en cause « un peu supportable discours d’escorte qui


transformait en “une caste élitiste de chercheurs accroupis sur leurs
privilèges” les malheureux enseignants à 10 000 et 12 000 francs par
mois qui en dehors de leurs programmes surchargés s’acharnaient à
terminer leur thèse » (ibid. : 108). À l’évidence, les chercheurs n’ont pas
compris ce que leurs revendications pouvaient avoir d’étrange pour
ceux qu’Emmanuel de Roux appelait le « commun des mortels ».

6. Patrice Higonnet (1990). L’article sera relayé par celui d’Hubert Lotman dans The Librarian.

226
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

De la polémique à l’émotion
Si l’on essaye maintenant d’analyser les termes dans lesquels cette
polémique s’est déployée, rythmée par les séries d’articles du Débat 7,
on en arrive très vite à la conclusion qu’elle ne dit pas tout de ce qui
anime les chercheurs dans cette entreprise. Nous l’avons vu, ceux-ci
revendiquent en effet d’emblée de parler au nom de leur pratique
professionnelle mise en danger par les menaces qui pèsent sur la
collection. Ils prennent d’ailleurs bien la peine de situer le débat dans
un cadre scientifique, revues et colloques, garantie d’objectivité et de
rationalité. Pourtant, par bien des points justement, la polémique
apparaît comme une façon de rationaliser – à travers la question de
la césure ou celle des contraintes architecturales et bibliothécono-
miques – quelque chose qui n’est pas entièrement de l’ordre du dicible.
C’est le sentiment d’un droit inaliénable à la collection dans son
ensemble, un droit qui ne saurait souffrir ni délai, ni jugement exté-
rieur qui pourrait porter sur sa légitimité. Un droit qui ne saurait se
partager avec tous, qui serait lié aux titres universitaires, justifié par
une pratique professionnelle de la recherche et par le passage de la
lecture à l’écriture.
À l’évidence, derrière l’apparence professionnelle du débat, les
acteurs étaient surtout portés par une réaction fortement émotionnelle
à la remise en cause de quelque chose qui les touchait au plus profond
de leur identité professionnelle mais peut-être aussi personnelle, si
l’on veut bien se souvenir de la remarque de Julliard sur la cohérence
de la mémoire personnelle.
Le livre de Jean-Marie Goulemot (2006), L’Amour des bibliothèques,
permet de donner un nouvel éclairage à cette question. Jean-Marie
Goulemot, professeur à l’université de Tours, historien de la lecture
publique et utilisateur régulier de la BN puis de la BnF et d’autres
bibliothèques de par le monde, a très tôt participé à la polémique.
Son livre, cependant, ne parle pas de cette période de la Bibliothèque
nationale mais propose plutôt le récit d’une vie de chercheur qui,
comme il le dit lui-même, a connu plus de bibliothèques que de
femmes et a passé plus de temps à lire qu’à se livrer à toute autre

7. Aux deux dossiers déjà cités de 1989 et 1992, riences vécues » (mai-août 1999), et deux articles
s’ajoutent celui du n° 62, « Bibliothèque de France : respectivement de Philip D. Leighton et Dominique
état des lieux » (novembre-décembre 1990), celui du Perrault, publiés dans le n° 65 (mai-août 1991).
n° 105, « Bibliothèque nationale de France : expé-

227
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

activité. Si ce livre ne dit rien de la polémique à laquelle il participa,


il est par contre truffé de petites anecdotes ou réflexions qui contri-
buent à lui donner du sens.
Ainsi raconte-t-il la colère qui saisit les lecteurs, un jour des années
1980, à la BN, lorsqu’un magasinier syndicaliste annonça à 16 heures
que, pour cause de grève sauvage, il fallait rendre les livres et quitter
la salle. Immédiatement, la révolte gronde, les lecteurs refusent
d’obtempérer, « accrochés à leurs livres comme des naufragés à leur
bouée » (ibid. : 136), les magasiniers menacent de les faire partir manu
militari, des insultes fusent : les chercheurs qualifient les magasiniers
« d’analphabètes et de fascistes rouges », les magasiniers traitent les
chercheurs de « tas de feignasses et de pédés privilégiés qui voulaient
faire croire que la lecture c’était du boulot ». On semble bien prêt
d’en venir aux mains quand quelqu’un a l’idée d’éteindre la lumière.
Dans l’impossibilité de lire, les chercheurs finissent par se diriger vers
la sortie (ibid. : 137). Mais comment de calmes historiens, relativement
âgés pour la plupart, peuvent-ils ressentir une telle frustration quand
on les prive de trois heures de travail ? Jean-Marie Goulemot ne se
pose même pas la question tant sa réaction et celle des autres cher-
cheurs lui semblent légitimes, il regrette seulement qu’à cette occasion
les masques soient tombés, dévoilant entre usagers et magasiniers un
mépris réciproque et jusque-là soigneusement dissimulé (ibid.).
Cette anecdote, bien antérieure aux polémiques de la BnF, vient
confirmer la forte composante émotionnelle du rapport du chercheur
à la lecture. Il y aurait ainsi quelque chose de dangereux à priver un
lecteur professionnel, même le plus inoffensif, de son livre. Atteint
d’une forme de fureur sacrée, il deviendrait une sorte de berserk des
bibliothèques, prêt à pourfendre les hordes de magasiniers s’interpo-
sant entre lui et l’objet de son désir.
Tout aussi éclairante est la façon dont Goulemot passe en perma-
nence des bibliothèques où s’inscrit son travail de chercheur, au livre
dont il est aussi, à titre personnel, un collectionneur averti. Car cet
historien et dix-huitièmiste est aussi un amoureux des livres. Le livre,
dit-il, est la chose la plus proche de l’homme. Comme lui, par exemple,
ils vieillissent :
Le vieillissement des papiers possède une histoire qui est presque humaine :
blancs, ils jaunissent et se couvrent de tâches, ils sont alors tavelés comme
la peau des vieillards, attaqués par les moisissures, les vers qui y creusent
des galeries, devenus friables ou cassants, avec des épidermures, marqués

228
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

par des auréoles d’humidité. Quand il m’arrive de lire un livre dont les
pages portent ces marques du temps, je rêve sur la parenté de ce vieillisse-
ment avec celui qui nous guette. Mon propre visage, celui d’un lecteur sur
la voie du grand âge, me le confirme sans mal (ibid. : 280).

Pour Goulemot, encore qu’il ne l’exprime pas de cette façon, les


livres et les hommes sont interchangeables, consubstantiels : « Le
livre détruit, la mémoire demeure. Un lecteur se le remémore et
peut en transmettre le contenu à un disciple ou un inconnu. Un
livre lu, même détruit, n’est jamais tout fait mort et muet » (ibid. :  53).
L’inverse est aussi vrai : les livres fonctionnent comme une mémoire
externe, une sorte d’extension de l’homme. L’idée n’est pas nouvelle,
Goulemot ne cite pas saint Augustin mais on ne peut s’empêcher
de penser au chapitre initial des Soliloques où la Raison explique
que la mémoire n’est pas assez vaste pour contenir tout ce que la
pensée produit et qu’il faut mettre par écrit ce que l’on souhaite
conserver (Stock 2005 : 211).
Enfin, rappelle-t-il, les livres naissent des livres (Goulemot 2006 :
44). C’est Montaigne écrivant dans sa librairie, pratiquant « ce va-et-
vient du livre, de la sentence peinte sur les charpentes à la page
d’essai » (ibid. : 55). Il y a là un mouvement incessant de substance
entre l’homme et le livre, en même temps que ses lectures forment
un homme. Une preuve s’il en est qu’ils sont bien consubstantiels.
Goulemot insiste d’ailleurs sur le côté vital de cette relation au livre.
Si vital qu’il ne s’étonne même pas qu’il y ait eu des bibliothèques
dans les camps de concentration allemands (à Buchenwald et même
à Dachau), il y voit à la fois la reconnaissance d’un droit plus impres-
criptible que celui de vivre, un ultime moyen d’évasion et une preuve
de la logique dérisoire et terrible des camps (ibid. : 216-219). Un besoin
vital mais également dangereux, puisque la lecture est aussi suscep-
tible de vous absorber au point d’en oublier le contrôle social de son
corps (ibid. : 25-29, 121-122) ou de vous abstraire du monde et de ses
urgences (ibid. : 146-147). Daniel Fabre (1985 : 190) parle quant à lui
de « possession », et ce terme a le grand mérite de poser là encore les
choses en termes symétriques : possession par le livre, mais aussi
possession du livre, car le posséder c’est déjà en intégrer, au moins
potentiellement, le contenu.
À lire ce tableau, ou plutôt cet ensemble de notations qui finissent
au fil des pages par dresser un portrait du lecteur désirant, on ­comprend
mieux certains termes de la polémique qui nous occupe : l’exigence

229
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

d’Élisabeth Badinter qui veut tous les livres, tout de suite… L’abomi-
nation que représente l’idée de cette perte de substance, de cette
mutilation, qu’est la césure. Il n’en reste pas moins que ce qui est défini
ici est moins une pratique professionnelle, qu’une identité de lecteur,
car cette culture du livre n’est pas spécifique aux historiens, ni même
aux spécialistes des sciences humaines. C’est celle de tous les grands
lecteurs sur lesquels a travaillé Bérénice Waty (2009a). Une culture
dont on ne peut que souligner l’extraordinaire homogénéité. Car ce
qu’on retrouve chez les enquêtés, toutes professions confondues, c’est
la même idée que vivre c’est lire, que la lecture est une nourriture, que
tous les sens y participent (l’odeur des vieux livres, le silence nécessaire,
le toucher des reliures et des pages…), qu’elle peut aussi être une
maladie.
On est bien là dans la description d’un phénomène d’incorporation,
le lecteur incorporant la substance des livres à sa substance propre.
Il fait du soi avec de l’autre, ce qui est le principe même de la digestion.
Ne dit-on pas d’ailleurs couramment qu’il faut « digérer une lecture »
(Waty 2011). Et cette absorption permet au lecteur d’augmenter son
propre volume, non pas corporel à la manière des chefs hawaïens
dont l’obésité est le symbole du pouvoir et de la capacité à inclure
leur peuple dans leur propre personne (Sahlins 2007 : 247-249), mais
un volume intellectuel, mental, spirituel, si, comme nous y incite
Brian Stock, on fait l’hypothèse que cette culture du livre est un
héritage du lien établi depuis saint Augustin entre lecture, méditation
et connaissance de soi : « Avec l’avènement généralisé de la lecture
silencieuse… lire et penser constituaient un seul processus continu.
Pour ce lecteur réflexif, le texte et le moi devinrent interdépendants,
comme ils semblent l’être chez Montaigne » (Stock 2005 : 105).
Consubstantialité et prédation forment donc l’assise d’une relation
au livre considéré comme construisant le lecteur, nourrissant son
esprit et permettant le développement d’une saisie intelligente du
monde. Autant d’éléments qui fondent l’autorité et légitiment le pou-
voir qui caractérisent la figure moderne de l’intellectuel, posture
précisément revendiquée par les protagonistes de notre polémique.

Une émotion patrimoniale ?


Pour les lecteurs de la BN, familiers des murs chargés de livres de la
salle Labrouste dont les rayonnages fonctionnaient comme une sorte

230
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

d’exosquelette8, la collection pouvait sembler une extension de leur


être, une mémoire externe tout aussi constitutive d’eux-mêmes que
leur propre mémoire, et à laquelle un accès immédiat était d’autant
plus indispensable.
La collection, c’était la possibilité de pouvoir « faire corps » avec
tous les savoirs du monde, et dès lors, comme le clamait André Jul-
liard, dissocier cette collection, en éloigner une partie, pouvait effec-
tivement apparaître comme « un attentat épistémologique contre
l’unité de l’esprit », une atteinte à la cohérence non seulement de la
conscience nationale mais encore de la « mémoire personnelle »
­(Julliard 1989). Attenter à la collection c’est donc attenter à l’être
même – qui, s’agissant d’intellectuels, est tout à la fois un être indivi-
duel, intime, et un être social – de ses usagers. Cette symbiose entre
le lecteur et la collection alimente d’ailleurs l’animosité latente qui
règne entre usagers et conservateurs des bibliothèques. Les cher-
cheurs, nous l’avons vu, acceptent mal de s’en remettre à l’autorité
d’un conservateur pour juger de la pertinence d’une demande de
consultation, mais plus largement, comme le démontre Marianne
Pernoo, les portraits de bibliothécaires véhiculés par la littérature et
le cinéma présentent un « personnage falot [qui] peut devenir contra-
riant, voire occulte et malfaisant » parce que « le savoir est une forme
de pouvoir » et que son gardien est soupçonné de vouloir le garder
pour lui (Pernoo 2008 : 371). Dès 1859, le publiciste Charles Monselet
considérait que « tout bibliothécaire est ennemi du lecteur9 », tandis
que Primo Levi dans Le Système périodique, un recueil de nouvelles
autobiographiques publié en 1975, dressait le portrait d’un « rustre
incompétent, insolent et d’une laideur éhontée10 ».
L’ensemble de ces considérations nous a décidément éloignés du
registre rationnel d’une polémique placée du côté des compétences
et de l’expertise professionnelles pour nous ancrer dans une histoire
intime, un rapport au livre dont la substance finit par faire d’un
individu ce qu’il est, par constituer une identité qui, dans ce cas
précis, est tout à la fois personnelle (le lecteur) et professionnelle (le
chercheur). Mais si émotion il y a, peut-on pour autant la qualifier

8. La collection était en effet, avant la construction tours d’angle comme quatre livres ouverts », voir
du site Tolbiac, le seul véritable monument de la Claudie Voisenat (2009).
Bibliothèque nationale ; sur le « transfert de sacra- 9. Charles Monselet (1859), cité par Marianne Pernoo
lité » qui a suivi le déménagement dans les nouveaux (2008 : 364).
bâtiments construits par Dominique Perrault comme 10. Primo Levi (1987), cité par Pernoo (2008).
un monument chargé de signifier le livre avec « ses

231
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

de patrimoniale, et quelles sont les spécificités attachées à cette


­catégorisation ? Patrimonial, l’objet de l’émotion l’est indubitablement.
Si l’on considère que le terme de patrimoine culturel véhicule l’idée
de bien commun, d’héritage, de transmission et bien souvent, celle
d’incarnation d’une histoire nationale, il est difficile de trouver plus
patrimoniale que cette collection d’ouvrages commencée sous
Louis XI pour alimenter une bibliothèque royale transmise de
monarque en monarque avant de devenir l’un des biens de la nation.
Alors que dans certains cas le caractère patrimonial d’un élément et
son importance pour une population essentiellement locale sont
révélés par l’émotion que soulèvent les transformations qui doivent
l’affecter (on pense aux mirandes de la basilique Saint-Sernin à Tou-
louse11 ou au parvis de l’église Saint-Vincent à Carcassonne12), la
dimension patrimoniale est ici préexistante à l’émotion et son carac-
tère de bien public, à l’échelle de la nation, ne peut souffrir aucune
contestation.
Or, c’est précisément le caractère incontestable de sa valeur patri-
moniale qui nous donne à voir quelque chose qui finalement se joue
dans toute émotion patrimoniale et qui constitue peut-être sa prin-
cipale caractéristique : sa capacité à se généraliser, à utiliser un
registre argumentatif, à se référer à un système de valeurs (la rareté,
l’ancienneté, l’exceptionnalité ou au contraire la représentativité…),
celui de la raison patrimoniale, susceptible d’ailleurs de rentrer en
conflit avec d’autres valeurs, sociales par exemple, comme dans la
confrontation entre l’incendie du château de Lunéville et celui de
l’usine Daewoo de Mont-Saint-Martin13 . La dimension patrimoniale
constitue de fait un capital argumentatif dans lequel aller puiser, offre
un ensemble de règles auxquelles se référer comme, dans le cas qui
nous intéresse, le respect des fonds emprunté à l’archivistique.
Pourtant, l’usage des valeurs patrimoniales ne saurait suffire.
Comme le souligne Françoise Clavairolle à propos de l’émotion
soulevée par le projet de barrage de La Borie, « ce n’est qu’en conju-
guant les registres du sentiment patrimonial et de l’expertise que
les opposants pouvaient espérer se faire entendre » (Clavairolle 2011).
Dans le cas de La Borie, comme dans celui de la BnF, l’expertise

11. L’affaire a été étudiée par Bérénice Waty (2009b : 13. Voir Jean-Louis Tornatore et Noël Barbe (2011), et,
73-91). plus particulièrement, les contributions de Bruno
12. Voir dans ce même volume l’article de Daniel Étienne (ibid. : 169-119) et de Jean-Louis Tornatore
Fabre. (ibid. : 263-340).

232
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

économique et technique est effectivement venue étayer la p ­ olémique.


Si la montée en généralité est possible et nécessaire, c’est parado-
xalement parce que l’émotion patrimoniale met profondément en
jeu les sentiments et l’intimité de chacun. Si l’incendie du château
de Lunéville a bouleversé, c’est dans la mesure où ce bâtiment était
lié à l’histoire individuelle des Lunévillois qui y célébraient les
mariages, venaient se promener dans le parc… À défaut d’offrir des
souvenirs personnels, il peut se rattacher à des valeurs considérées
comme identitaires, fondatrices de l’individu ou du groupe : comme
l’esprit de liberté et de résistance pour les défenseurs de la vallée
des Camisards décrits par Françoise Clavairolle 14 . Le patrimoine,
pour nous toucher, doit nécessairement être approprié, singularisé,
venir s’inscrire dans la mémoire individuelle. Il doit faire sens.
Aussi collective soit-elle, on peut donc postuler que l’émotion patri-
moniale n’en continue pas moins à toujours relever de l’intime. Inau-
dible, de ce fait, dans un champ démocratique, elle ne pourrait dès
lors trouver sa justification que dans une forme de généralisation.
Quantitative ou qualitative. Soit dans la co-présence qui procure
alors ce sentiment, toujours étrange et ambigu, d’exaltation de l’être-
ensemble au-delà ou peut-être devrait-on dire en deçà, des cadres de
la raison. Soit dans une forme de rationalisation qui amène le débat
dans la sphère de l’intérêt général pour tenter d’échapper au soupçon
d’une implication partisane dictée par des motifs purement égoïstes
comme décrits dans le syndrome Nimby.

14. Voir son article dans ce même volume.

233
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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234
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON

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235
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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« Radioscopie de grands lecteurs. La
dimension physiologique de la lecture »,
Terrain, n° 53, « Voir la musique »,
pp. 128-140.

WATY BÉRÉNICE, 2009b 


« Saint-Sernin de Toulouse : la basilique de
la discorde », Livraisons d’histoire
de l’architecture, n° 17, pp. 73-91.

WATY BÉRÉNICE, 2011 


« Celui qui mange les livres. Métaphore
digestive et pathologique du corps du grand
lecteur », in May Chehab & Apostolos
Lampropoulos (dir.), AutoBioPhagies,
Berne/Berlin, Peter Lang AG,  
coll. « Littératures de langue française »,
pp. 57-74.
François Gasnault

L’affaire du « fichier juif »,


ou l’éveil d’une nouvelle
sensibilité documentaire1
En première page du journal Le Monde publié dans l’après-midi du
12 novembre 1991 (et daté, comme il se doit, du 13), s’étale un titre
d’autant plus fracassant que le quotidien du soir ne pratiquait guère,
alors, cette tonalité : « Fichier des juifs, la fin d’une énigme ». Suit le
récit, par Laurent Greilsamer, de ce qui est présenté comme l’exhu-
mation, par Me Serge Klarsfeld, président de l’Association des fils et
filles des déportés juifs de France, d’un fichier de la préfecture de
police réputé perdu ou détruit, considéré comme l’instrument des
persécutions antisémites de l’Occupation.
Dans le flux de l’actualité, cette révélation crée une affaire, qui
suivra, selon un protocole rodé, son cours médiatico-politique. Mais
elle provoque surtout une onde de choc dont il n’est pas abusif de
soutenir qu’elle a durablement bousculé les positions tenues avec une
constance quiète par deux groupes professionnels peu coutumiers
des interpellations publiques : les historiens et les archivistes. Inau-
guratrice d’un cycle dont la clôture, une décennie plus tard, restait
incertaine, cette « émotion patrimoniale » a pour particularité d’avoir

1. Je tiens à remercier Isabelle Neuschwander alors présent article. Mes remerciements s’adressent éga-
responsable de la section du XX e siècle aux Archives lement, pour sa précieuse relecture, à Paule René-
nationales, pour m’avoir ouvert les archives courantes Bazin, conservatrice générale honoraire du patri-
de son service dont la consultation a grandement moine, qui a été membre de la commission Rémond
facilité la préparation d’un exposé qui préfigurait le dont il sera question ci-après.

237
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

non seulement bouleversé l’opinion mais aussi d’avoir dressé ses com-
posantes les plus inflammables contre des techniciens du savoir dont
les comportements se révélaient au mieux incompréhensibles, au pire
inadmissibles. C’est donc une émotion plurielle, aux ressorts tumul-
tueux non moins qu’hétérogènes et dont le démontage reste une
entreprise à tenter 2 .
Quoiqu’il existe des récits circonstanciés des tribulations du fichier
juif, quasi contemporains3 ou plus récents 4 , il y aurait quelque désin-
volture à y renvoyer le lecteur car l’analyse a besoin, pour être suivie,
d’être précisément contextualisée : la longueur de l’affaire (plus de
six ans) et les rebondissements qu’elle a connus ont imposé à l’émotion
plusieurs rythmes successifs – et contrastés –, déplacé périodiquement
le théâtre des opérations, renouvelé protagonistes et figurants. Les
perceptions et les représentations ont donc été marquées par une
instabilité dont les tremblements ont été gommés par la mémoire
construite a posteriori. Aussi n’est-il pas superflu de reprendre la chro-
nique de ce qui fut vécu par beaucoup comme un interminable
épisode sismique.
Si l’article déjà mentionné de Laurent Greilsamer a bien tout
déclenché, il y a cependant eu un prélude, une décennie plus tôt,
où le premier rôle, déjà, avait été tenu par le quatrième pouvoir :
dans son édition du 5 mars 1980, en effet, Le Canard enchaîné avait
assuré qu’un fichier constitué sous l’Occupation par la préfecture
de police était entreposé à l’abri des regards indiscrets, dans une
caserne de gendarmerie de Rosny-sous-Bois. L’information avait
ému la toute jeune Cnil 5 , qui avait aussitôt missionné deux de ses
membres, le sénateur Henri Caillavet et le magistrat Louis Joinet :
leur mission d’enquête, toutefois, n’avait rien donné et les choses en
étaient restées là.

2. Précisons que le présent essai met en forme une sa seconde section (pages 260-269), qui est un addi-
intervention à une séance du séminaire du Lahic, tif à la communication présentée par l’historienne
d’avril 2002. Je remercie Odile Welfelé, alors chef de durant le colloque précité.
la Mission du patrimoine ethnologique, d’avoir favo- 4. On songe en particulier au livre de Laurent Joly,
risé ma participation à ce séminaire. L’Antisémitisme de bureau (Joly 2011).
3. Notamment l’article de Renée Poznanski (1997 : 5. La Commission nationale de l’informatique et des
250-270), « Le fichage des juifs de France pendant la libertés a été instituée par la loi n° 78-17 du 6 janvier
Seconde Guerre mondiale et l’affaire du fichier des 1978, qui soumet à son autorisation tout traitement
juifs » paru dans la livraison de La Gazette des public informatisé de données nominatives mais
archives, qui publie également les actes du colloque aussi, rétroactivement, tout fichier « papier » d’infor-
« Transparence et secret : l’accès aux archives mations personnelles perçu comme susceptible d’être
contemporaines » (AAF 1997), et plus particulièrement repris dans une application informatique.

238
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

Après ce faux départ, le vrai prologue se joue le 18 septembre


1991, lors d’une séance de travail que mène, dans les services du
secrétariat d’État aux Anciens Combattants, à Fontenay-sous-Bois,
Me Klarsfeld, en sa qualité de membre du groupe de travail chargé
de valider l’apposition sur les actes de décès de la mention « Mort
en déportation ». Ses recherches l’amènent à obtenir communication
de documents qu’il n’avait jusqu’alors jamais rencontrés et parmi
lesquels il a tôt fait d’identifier des fiches du recensement des juifs
opéré en octobre 1940 6. Il s’ouvre de sa découverte à la rédaction
du Monde qui lui consacre donc sa « Une » du 13 novembre. Cepen-
dant que toute la presse se hâte de répercuter l’information et glose
à l’envi sur le fichier « de la honte » ou « de la collaboration », les
pouvoirs publics tentent de reprendre l’initiative : le fichier est placé
sous scellés judiciaires, ce qu’avait requis Me Klarsfeld, et une
enquête administrative est diligentée par les soins de l’Inspection
générale des services, corps de contrôle de la préfecture de police ;
pour sa part, la Cnil charge le sénateur Caillavet d’un nouveau
rapport qui devra apporter des réponses aux deux questions que
l’existence du fichier soulève au regard de la loi « Informatique et
libertés » : doit-il être détruit et, dans le cas contraire, où (et par qui)
doit-il être conservé ?
Le premier rapport remis, dès le 15 novembre 1991, est celui de la
préfecture de police7. Il démine et minimise en récusant le terme de
« découverte » pour des fichiers dont l’existence était connue naguère,
en précisant qu’il n’y a pas un mais des fichiers et en révélant que les
fiches concernent un nombre de personnes sensiblement inférieur à
celui des individus recensés en octobre 1940 8. Il reconnaît enfin que
l’administration a délibérément restreint l’accès à la source pour éviter
les mises en cause.
C’est plus de trois mois plus tard que le sénateur Caillavet rend
sa copie, catégorique sur deux points : le fichier ne saurait être détruit
mais doit être retiré du secrétariat d’État aux Anciens ­Combattants ;

6. Le 27 septembre 1940, le commandement militaire par adresse et par profession), la distinction entre
allemand en zone Nord ordonne ce recensement aux juif français et juif étranger étant marquée par
autorités administratives françaises. Dans le dépar- ­l’emploi de fiches de couleurs différentes.
tement de la Seine, où vit la grande majorité des juifs 7. Dû à l’inspecteur général Christian Gal, il fut jugé
de France, les déclarations des personnes recensées ultérieurement par la commission Rémond « modéré
sont logiquement centralisées par la préfecture de dans le ton et pertinent sur le fond ».
police ; y est créé un fichier central, subdivisé en 8. Quelques dizaines de milliers de fiches pour une
quatre sous-fichiers (patronymique, par nationalité, population estimée à plus de 150 000 personnes.

239
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Tiroir de fiches des camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande dans le Loiret


(photo Mémorial de la Shoah/CDJC).

son avenir doit être assuré par un dépôt aux Archives nationales
ou au Mémorial du martyr juif inconnu9 . Le 26 février 1992, la
Cnil, que préside alors Jacques Fauvet, ancien directeur du Monde,
prend une délibération qui retient le second terme. S’ensuit une
conférence de presse où le président Fauvet assure que « le gouver-
nement a d’ores et déjà donné son accord aux demandes de la Cnil ».
L’annonce, s’il ne s’agit pas d’une tentative de passage en force, se
révèle pour le moins prématurée. Le ministre de la Culture préfère
en effet poursuivre les consultations en chargeant, le 19 mars, René
Rémond, qui préside à la fois la Fondation nationale des sciences
politiques et le Conseil supérieur des archives 10 , d’animer une

9. C’est alors l’appellation du Mémorial de la Shoah, la hiérarchie ecclésiastique dans la protection dont
dont le Centre de documentation juive contemporaine Paul Touvier avait bénéficié de la part de religieux du
est déjà une composante. diocèse de Lyon. Le rapport publié sous sa direction,
10. Rappelons aussi qu’au début des années 1990, paru sous le titre Touvier et l’Église (Paris, Fayard,
René Rémond avait été chargé par le cardinal 1992), eut un grand retentissement et a sans nul doute
Decourtray, archevêque de Lyon, d’animer une incité le ministre à solliciter le grand historien des
­commis­sion historique afin d’éclairer le rôle joué par droites françaises.

240
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

c­ ommission qui devra « étudier si un tel dépôt est possible au regard


de la législation, quels sont les problèmes techniques qu’il pourrait
poser », mais qui devra aussi « apprécier si une telle initiative peut
faire l’objet d’un large consensus ».
Limitée à cinq membres et majoritairement composée d’histo-
riens 11 , la commission comprend Jean Kahn, alors président du
Crif12 , et une archiviste13 . Cependant qu’elle entame ses travaux, les
fiches « retrouvées » aux Anciens Combattants quittent Fontenay-
sous-Bois pour les Archives nationales. Jusqu’à la toute fin de l’année
1992, plus rien ne filtre publiquement. Cependant, dès le 1er juillet
René Rémond fait part au ministre des doutes de la commission
sur l’adéquation de l’objet à l’identité que lui attribue son découvreur.
Le rapport d’étape qu’il lui remet le 28 décembre 1992 et qui est
rendu public le jour de la Saint-Sylvestre s’inscrit résolument dans
le registre du démenti : il ne s’agit pas du fichier de la préfecture de
police, dont la commission a « acquis la certitude qu’il a été détruit »,
mais d’« un ensemble disparate ».
La sidération qu’aurait pu provoquer cette contre-révélation se
trouve très atténuée par la sortie, au même moment, d’un livre de
la journaliste Annette Kahn, Le Fichier 14 , qui souligne le double
scandale, celui du fichage des juifs durant la guerre et celui de
l’amnésie organisée de cette pratique depuis la Libération. Et dans
la nouvelle flambée médiatique qui s’allume, on retient d’une part
que le héros de l’affaire réaffirme sa conviction 15 et que commence,
d’autre part, à s’insinuer l’idée que, si l’attribution du fichier à la
préfecture de police ne peut plus être aussi péremptoirement sou-
tenue, l’affaire met en lumière les dérives auxquelles conduit la
fermeture des archives 16. Et durant les dix-huit mois qui suivent, le

11. René Rémond, Jean-Pierre Azéma et André Kaspi. 15. « Serge Klarsfeld maintient que le fichier décou-
12. Conseil représentatif des institutions juives de vert en 1991 grâce à sa pugnacité est bien en grande
France. partie celui de 1940 » (Le Monde en date du 1er janvier
13. Chantal de Tourtier-Bonazzi, alors responsable aux 1993, paru le jour même de la publication du rapport
Archives nationales de la section du XXe siècle, laquelle d’étape).
conserve les archives de la Seconde Guerre mondiale, 16. Libération publie le 19 mars 1993 une tribune libre
dont celles du Commissariat général aux questions de Sonia Combe intitulée « Libérez les archives ». À la
juives. Ayant fait valoir ses droits à la retraite, « Une » du Monde du 5 mai 1993, figure un article du
Ch. Bonazzi sera remplacée par Paule René-Bazin, qui journaliste Laurent Greilsamer, partenaire de
lui a également succédé à la tête de la section. Klarsfeld depuis le début de l’affaire, titré « Archives
14. Kahn (1992). Signalons que l’ouvrage est préfacé en noir et blanc, l’accès aux documents des années 30
par Serge Klarsfeld. et 40 reste étroitement surveillé ».

241
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

filon va être méthodiquement exploité par les différents médias 17,


la parution, fin 1994, du livre de Sonia Combe Archives interdites
venant donner son expression la plus aboutie à une opinion ayant
désormais acquis le statut de vérité admise. C’est dans ce climat, il
faut le rappeler, que le président Jacques Chirac, fraîchement élu,
prononce en juillet 1995, à l’emplacement de l’ancien Vel d’Hiv, son
fameux discours sur la responsabilité de l’État français dans la
persécution des juifs… et que la commission Rémond poursuit ses
travaux.
Ceux-ci durent depuis quatre ans quand, en mars 1996, l’Asso-
ciation des archivistes français, qui ne s’était plus exprimée depuis
un « courrier des lecteurs » publié dans Le Monde du 27 mars 199218 ,
organise, dans le cadre d’un colloque intitulé « Transparence et
secret : l’accès aux archives contemporaines » (AAF 1997), un débat
marqué par un échange tendu entre Serge Klarsfeld et Jean-Pierre
Azéma, porte-parole officieux de la commission 19 . La critique de la
source que l’historien présente à cette occasion préfigure l’exposé
très circonstancié que livre, un trimestre plus tard, le rapport
conclusif 20.
Celui-ci souligne la multiplicité des entreprises de recensement
et de fichage des juifs, de l’automne 1940 à 1942, mises en œuvre
par les autorités de Vichy, en zones Nord et Sud – le plus souvent,
mais pas toujours, sur injonction de l’occupant 21 . Il explique que les
documents « retrouvés » en 1991 se répartissent pour l’essentiel entre
deux fichiers, un fichier individuel et un fichier familial, qui

17. France Culture programme le 8 mai 1993 une table 20. Au passage, il n’est pas indifférent de noter que
ronde, animée par Sonia Combe, intitulée « Les ce rapport n’a pas été publié dans la collection des
archives sensibles : communication ou rétention » rapports officiels de La Documentation française,
(émission « Grand angle »), France 3 consacre au sujet alors même que son destinataire était le Premier
sa Marche du siècle du 30 juin 1993 (avec la partici- ministre, mais édité chez Plon. Précisons encore que
pation de Chantal Bonazzi). si la commission dépendait, lors de sa création, du
18. Où elle réaffirmait une position déjà défendue ministère de la Culture, elle est passée, à la « faveur »
dans un communiqué de presse dif fusé en de la cohabitation consécutive aux élections législa-
décembre 1991, et pauvrement bornée à l’argument tives de 1993, dans l’orbite des services du Premier
d’autorité : « Les archivistes français comprendraient ministre, ce qui explique que son rapport conclusif ait
difficilement que [le] fichier, partie intégrante des été remis au chef du Gouvernement (alors Alain
archives de la Nation, puisse être conservé en dehors Juppé).
d’un service public d’archives. » 21. Qui n’avait pas, du moins en théorie, voix au cha-
19. Leurs interventions, complétées par celle, déjà pitre en zone non occupée.
mentionnée, de Renée Poznanski, et par un exposé
très factuel de Chantal Bonazzi, sont reprises dans AAF
(1997 : 242-249).

242
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

concernent l’un comme l’autre des personnes arrêtées. Et il démontre


que ni l’un ni l’autre ne peuvent être assimilés au fichier dit
« Tulard 22 » de la préfecture de police de Paris, d’abord, comme cela
avait déjà été mentionné, parce que le nombre de fiches est très
inférieur aux quelques 600 000 compilées par les fonctionnaires de
la préfecture, mais surtout parce qu’une proportion significative
concerne des personnes détenues dans les camps d’internement de
la zone Sud ou provenant des autres départements de la zone Nord ;
enfin, s’agissant spécifiquement du fichier familial, les fiches suivent
un modèle différent de celui du fichier Tulard.
Après cette implacable démonstration, viennent, comme il se doit,
les préconisations : prenant le contre-pied de la Cnil, la commission
Rémond se prononce pour que la conservation du fichier reste
confiée aux Archives nationales 23 . Toutefois, la recommandation
n’a pas été adoptée à l’unanimité et le porteur de l’opinion dissidente,
Jean Kahn, obtient que le rapport fasse mention de sa préférence
pour une remise au Mémorial du martyr juif inconnu.
Le gouvernement met à profit l’été et le début de l’automne pour
trouver une solution de compromis quant au site définitif de rési-
dence du fichier : elle va consister à annoncer la création d’une
enclave des Archives nationales dans les locaux du Mémorial 24 .
On relève que cette annonce 25 est presque contemporaine d’une
autre, non moins liée à ce « passé qui ne passe pas » (Rousso &
Conan 1994), qui est celle de la désignation du président du
Conseil économique et social, Jean Mattéoli, pour conduire une
mission d’information sur les spoliations dont ont été victimes les
populations juridiquement discriminées sous l’Occupation. Elle
intervient aussi alors que sort en librairie Domaine privé, un livre
de Brigitte Vital-Durand qui suggère que le parc immobilier de
la Ville de Paris se serait notablement agrandi, entre 1940 et 1944,
du fait des expropriations conduites dans le Marais, sous l’autorité

22. Du nom du chef du service des Étrangers et des contemporaine du microfilm intégral des fichiers et
Affaires juives de la préfecture de police de Paris, d’un dépôt « exceptionnel », au Mémorial, d’un échan-
André Tulard, dont l’épouse allait, après la guerre, tillon de fiches.
diriger le service des Archives et du Musée de la pré- 24. Situé rue Geoffroy-l’Asnier à quelques centaines
fecture de police. de mètres de l’hôtel de Rohan où est implantée la
23. Il était précisé que le « maintien sur site » s’assor- section du XX e siècle des Archives nationales.
tirait de la remise au Centre de documentation juive 25. Le 16 octobre.

243
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

de la préfecture de la Seine, au détriment des habitants juifs de


ce quartier alors largement insalubre 26 .
Quant au dernier épisode de l’affaire, le 5 décembre 1997, jour de
la cérémonie de dépôt du fichier dans l’« enclave » des Archives natio-
nales au Mémorial, en présence du président de la République qui
prononce une allocution à peine moins remarquée que son discours
du Vel d’Hiv, on note qu’il se situe dans une actualité dominée par
le procès de Maurice Papon, ouvert en octobre aux assises de Bor-
deaux, et marquée par une autre résurgence mémorielle, celle de la
répression meurtrière de la manifestation en faveur de l’Indépen-
dance algérienne, le 17 octobre 1961 à Paris, quand Papon, ancien
secrétaire général de la préfecture de la Gironde, exerçait les fonctions
de préfet de police.
Autrement dit, l’affaire du fichier juif a baigné dans un climat
d’hypermnésie, climat chaque année plus pesant et dont elle a évi-
demment contribué à renforcer la pression. Et si l’administration
préfectorale comme la police nationale n’ont pas manqué d’être
stigmatisées, les mises en cause, sinon en examen, se sont rapidement
étendues aux clercs perçus comme complices d’une conspiration du
silence, par complaisance, connivence ou indifférence.
De ce brusque effondrement de la tour d’ivoire, on voudrait main-
tenant tenter une analyse de l’intérieur. Et, par-delà ce dessillement
vertigineux, comprendre aussi comment et pourquoi cette affaire
révèle et configure tout à la fois une nouvelle représentation collective
des archives, en même temps qu’elle libère une revendication popu-
laire d’appropriation d’un objet, bien plus que d’un savoir.
La crise de la gouvernance mémorielle qu’ouvre l’affaire du fichier
et qui va connaître bien d’autres manifestations symptomatiques
durant ces années 1990, s’inscrit sans doute, comme le récit qui pré-
cède en a fourni maints indices, dans un contexte politico-médiatique
marqué par le désenchantement radical du pouvoir politique qu’a

26. Cette « révélation » allait conduire la mairie de la régularité formelle des opérations d’expropriation,
Paris à confier au conseiller d’État Noël Chahid- et surtout l’exploitation par la préfecture de la Seine
Nouraï, président du Conseil du domaine privé, orga- de l’opportunité de mettre en œuvre, à la « faveur »
nisme consultatif nouvellement créé, une mission de l’Occupation et sous couvert de résorption de
d’expertise qui a mis en évidence, avec l’aide d’un l’habitat insalubre, un projet d’urbanisme conçu dans
groupe de travail composé de juristes, d’historiens et l’entre-deux-guerres et qui ne fut d’ailleurs mené à
d’archivistes, à la fois le caractère massif et brutal son terme que dans les premières années de la
des évictions locatives, au détriment le plus souvent Ve République.
d’une population juive originaire d’Europe centrale,

244
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

symbolisé en particulier le retour sur la « jeunesse française » du


président Mitterrand (Péan 1995), et par l’essor d’un journalisme
d’investigation précisément célébré pour son ardeur vertueusement
profanatrice. Et, en soi, cette entreprise de disqualification morale
n’innove que par le caractère inédit des cibles, qu’il s’agisse des his-
toriens, hier célébrés comme les champions à l’exportation de l’intel-
ligentsia française, ou des archivistes, ci-devant obscurs ou transpa-
rents. Sur l’air connu de la trahison des clercs, les voici donc qui
remplacent au pilori les médecins ou les enseignants, pour avoir
d’abord si peu ou si mal fait obstacle aux pratiques de rétention de
l’information par les bureaucraties, puis, quand les circonstances leur
ont finalement permis d’entrer en possession des documents qu’il leur
incombait de conserver et d’étudier, pour donner l’impression de
souscrire à leur tour au pacte de clôture, au lieu de partager leur
conquête et d’affirmer son caractère de bien commun. « L’Histoire
n’est pas, dans sa totalité, la propriété des seuls historiens » édicte, de
cinglante façon, le news magazine emblématique de la décennie27. Dans
Le Monde, le très impliqué Laurent Greilsamer fait écho au « soupçon
récurrent selon lequel les Archives nationales seraient un tombeau
cadenassé 28 ». Pas pour tout le monde, cependant, complète sa
consœur Annette Kahn, l’auteur du Fichier et l’une des premières à
stigmatiser une complicité excluante : « Les historiens […] sont un
peu chez eux aux Archives nationales, où, bien connus et bénéficiant
des dérogations, ils peuvent consulter ce qu’ils veulent, quand ils
veulent et comme ils veulent » (Kahn 1992 : 220).
Sans doute s’agit-il d’une rhétorique convenue, recyclée dans
cette querelle entre professionnels de l’information où les journa-
listes, réputés moins légitimes intellectuellement, enfoncent le coin
qui leur permettra de ravir le magistère moral aux chercheurs. Mais
elle fait mouche et se fait largement entendre – et approuver – quand
elle incrimine l’insensibilité des « sachants ». Car ce populisme
documentaire cristallise une opinion qui va se muer en conviction
d’autant plus partagée puis exacerbée qu’elle se heurte durablement
à l’incompréhension des « incriminés ». Les indices de cette stupé-
faction figée devant l’inintelligible abondent, notamment dans les
écrits de la commission Rémond, souvent sous la plume même de

27. L’Événement du jeudi, semaine du 11 au 17 juin 1992. 28. Le Monde daté des 9-10 mai 1993.

245
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

son président. Au fond, le professeur n’en revient pas de la bonne


conscience de ces mauvais élèves, qui « [mettent] en doute l’authen-
ticité des preuves et [suspectent] notre probité, au motif que nous
étions censés faire partie du cercle des historiens réputés officiels,
certains ne reculant pas devant le rapprochement avec les historiens
aux ordres du KGB » (Rémond 1996). Censeur de l’incompétence
de ses contradicteurs29 , René Rémond les comprend d’autant moins
qu’il est convaincu qu’il ne sera pas davantage compris par eux et
plus largement par l’opinion, ce qui l’amène à plaider auprès du
ministre pour la stratégie du secret ou du moins pour la mise sous
embargo de la découverte de la véritable nature du fichier, l’aveu
du désaveu, en quelque sorte, lui paraissant proprement inaudible :
« Compte tenu de l’émotion légitime de l’opinion à apprendre récem-
ment qu’on avait caché puis retrouvé le fichier de la honte, la révé-
lation que ce fichier maudit a disparu risque de susciter des réactions
irrationnelles […]. Aussi nous semble-t-il souhaitable que, dans
l’avenir immédiat, notre découverte ne soit pas ébruitée 30 . » Et
quelques mois plus tard, quand cette « révélation » a fini par être
faite, Chantal Bonazzi, la responsable du fichier aux Archives
nationales, assaillie de demandes de consultation, préconise un
dispositif dissuasif ou du moins très encadré (par « autorisation
écrite du Directeur général des archives de France ») pour conjurer
l’émotivité et la curiosité supposée malsaine du public ordinaire ;
elle n’envisage un régime plus souple que pour les historiens et les
ayants droit, tout en s’attendant à « être taxée, une fois de plus,
d’obscurantisme et de stalinisme 31 ».
Ce décalage entre les experts et le public, l’égarement des premiers
dans une rigueur qui devenait raideur, ont été finement analysés par
Renée Poznanski dont on reprendra ci-après le diagnostic : « Plus
que la nature même des fiches concernées […], ce qui semblait pré-
occuper les membres de la commission, c’était la gestion de ces
papiers par les différentes administrations dans les années de l’après-

29. « L’historien ne peut qu’être surpris des raison- Jack Lang, Archives nationales, archives de la section
nements hâtifs qui concluent approximativement en du XX e siècle).
conjecturant sans vérification ; tous ceux qui ont 30. Lettre de René Rémond à Jack Lang, 1er juillet 1992
touché à la question ont travaillé trop vite, courant (Archives nationales, archives de la section du
aux conclusions avant de les avoir étayées, vivant sur XX e siècle).
des ambiguïtés, négligeant d’identifier les documents 31. Note du 4 mai 1993 à Jean Favier, directeur général
comme de définir rigoureusement les appellations qui des archives de France (Archives nationales, archives
les désignaient » (lettre du 1er juillet 1992 au ministre de la section du XX e siècle).

246
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

guerre […]. Début d’un dialogue de sourds : le fichier était considéré


par les uns comme des documents d’archives comme les autres, pour
les autres, il était génériquement le symbole de la persécution des
juifs32 . » L’historienne, comme d’autres voix dont les interventions
ont ponctué l’affaire, insiste sur le caractère exceptionnel de la source,
du fait de son lien avec cet épisode historique incomparable qu’est
la Shoah. Et cette dimension, à laquelle les politiques ne pouvaient
qu’être sensibles, pèsera de façon déterminante lors du dénouement,
comme on le verra plus loin.
Mais on voudrait d’abord souligner que, si cette émotion patrimo-
niale a tant marqué et remué si profondément l’opinion française,
c’est moins en raison d’une attention plus grande à l’histoire des
persécutions antisémites – même si elle a incontestablement été ravi-
vée durant cette période –, que parce qu’elle entrait en résonance
avec une expérience aussi fondatrice que largement partagée par une
population aux prises avec la fièvre endémique de la généalogie
(Sagnes 1995, 2004), autrement dit l’expérience, devenue commune,
du rôle des archives pour la connaissance de l’histoire des individus
et des familles. Résonance ou dissonance, puisqu’aussi bien l’épisode
révélait l’ambiguïté des archives, à terme conservatoire mémoriel
mais, au moment de leur création, machine à tuer, virtuelle ou,
comme ici, trop avérée. Pour tant de Français familiers des registres
de l’état civil et des autres sources de la recherche généalogique, parmi
lesquelles les fichiers surabondent, il n’y avait pas un grand effort
d’imagination à faire pour se représenter « le » (ou « les ») fichier(s)
juif(s), partant à se projeter, à s’identifier ou au moins à se sentir proche
comme jamais de ceux qui, à partir de ces bouts de carton, pouvaient
reconstituer de la façon la plus tangible la montée au calvaire de leurs
ascendants.
Annette Kahn donne dans son livre la parole à la responsable du
bureau des Archives du secrétariat d’État aux Anciens Combattants33.
Les propos qu’elle rapporte prouvent que cette fonctionnaire était la
première à placer sur le terrain connu – et commun – de la recherche
généalogique l’attente de ses visiteurs, alors même que le moteur

32. Poznanski (1997 : 262). Elle ajoute encore : « Les 33. Dont il faut spécifier qu’elle n’était pas archiviste
enjeux de mémoire, lorsqu’ils sont malmenés, se de formation et qu’elle relevait d’un statut plus clas-
satisfont difficilement des explications froidement siquement administratif de la fonction publique.
rationnelles. »

247
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

initial de leurs démarches était réputé plus prosaïquement ­utilitariste34 :


« Nous avons affaire à des descendants de disparus, bien souvent des
petits-enfants des victimes, devenus grands-parents à leur tour. Ils
sont pris d’un soudain appétit de savoir et de comprendre, et nous
contactent pour tenter de remonter leurs propres traces et de fixer
leurs racines. Ils sont mordus par un désir de transmettre l’héritage
généalogique » (Kahn 1992 : 150).
Certes, la bonhomie du propos trahit une représentation (déli-
bérément ?) euphémisante et peut-être résulte-t-elle d’une longue
pratique qui permettait, plus ou moins consciemment, de ne plus
voir dans le fichier des Anciens Combattants qu’« un instrument de
travail familier 35 » ? Mais d’autres témoignages, émanant de per-
sonnes qui ont été brutalement confrontées aux fiches, insistent eux
aussi sur la trivialité de l’outil, même s’ils y décèlent l’origine de la
violence du choc, contraints qu’ils ont alors été de mettre en regard
ces vies dont les indices révélés montrent le caractère très ordinaire,
et le destin presque inexorablement tragique auquel le fichier de la
préfecture de police les avait vouées. Annette Kahn (1992 : 148)
évoque ainsi « ces âmes d’autrefois représentées par de petits rec-
tangles de carton, et qui furent des hommes, des femmes pleins
d’espérance, qui savaient rire, chanter, pleurer, bercer des bébés, se
mettre en colère ». Le sénateur Caillavet confie pour sa part : « J’ai
eu des haut-le-cœur lorsque j’ai vu ces fiches et je n’ai pas pu
m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux. C’était simplement atroce,
ces destins contenus dans si peu de mots 36. »
Aussi n’est-il pas véritablement surprenant que ce ressenti d’une
horreur ordinaire, susceptible de faucher tout un chacun, finisse par
susciter une revendication naguère inconcevable, celle d’obtenir
réparation via une restitution matérielle, en l’espèce documentaire,
de la part d’un État dont la nature vampirique a été démasquée :

34. Rappelons, à la suite du rapport de la commission l’auteur assimile résolument l’objet à un être vivant.
Rémond, que le fichier avait été constitué par l’admi- Rappelons aussi qu’elle est par ailleurs convaincue
nistration des Anciens Combattants en regroupant des que les fiches utilisées par les fonctionnaires du
éléments décisifs de preuve pour l’établissement des secrétariat d’État aux Anciens Combattants sont celles
droits à pension, dans le cadre du traitement des établies, durant l’Occupation, par les agents de la
demandes d’attribution du statut de victime de guerre. préfecture de police.
35. Kahn (1992 : 159), où elle ajoute : « [Le fichier] ne 36. Il parle encore, dans son rapport à la Cnil, de ces
dégageait plus auprès de ses « habitués » ce parfum « fiches épouvantables [qui] reproduisent l’affreux
d’émotion et de douleur qui prend à la gorge comme destin des femmes, des hommes et des enfants qui
un sanglot sec celui qui, pour la première fois, le voit, furent livrés administrativement à leurs bourreaux
le touche, le respire. » On notera au passage que par des représentants de l’État français ».

248
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

parce que le sang des administrés qu’il a fait couler suinte encore des
fiches des persécutions antisémites (ou aussi bien des états signalé-
tiques et des services militaires des conscrits morts pour la France37),
il apparaît à certains légitime d’en exiger la remise aux ayants droit
ou, plus radical encore, l’élimination, comme si l’appropriation, la
privatisation voire l’annihilation d’archives publiques allaient com-
penser, sinon effacer, l’expropriation, la réification, l’anéantissement
physique que les individus et les familles avaient subis. On peut ici
encore solliciter le témoignage de l’archiviste Chantal Bonazzi, pro-
prement stupéfaite de s’être entendu réclamer par « quatre personnes
[…] la destruction de leur fiche38 ».
Il s’agit cependant de réactions marginales et, à dire vrai, on n’a
fait que frôler, durant cette affaire, la remise en cause du pacte
politique et social qui fonde les archives publiques en grand collec-
teur des vies individuelles accomplies, quitte à ce que le processus
se déroule à l’insu des gens ou dans le cadre des violences exercées
sur eux. Il y a bien eu, en revanche, délégitimation de la vocation
conservatoire de la puissance publique, principalement, semble-t-il,
parce que sa pratique du secret a exacerbé la dimension sacrée,
voire sacramentelle, de l’archive 39 , laquelle n’est pas du ressort d’un
État laïc.
Il faut donc, pour aller au terme de l’analyse, suivre le chemine-
ment d’opinion qui part du constat d’une faillite morale de l’appareil
politico-administratif, inscrite dans ses pratiques de dissimulation 40,
pour accompagner une quête dont l’enjeu est l’éventement du mys-
tère et dont le résultat est une conquête, laquelle opère un transfert
de légitimité, de l’État à la société, du moins, en l’espèce, à l’une de

37. Documents qui, numérisés, sont parmi les plus gulier s’impose : certes, l’essai à succès d’Arlette Farge
téléchargés de ceux mis en ligne sur les sites des (1989), Le Goût de l’archive, a eu une part importante
Archives départementales. Voir aussi le site internet dans cette transgression grammaticale, mais son
Mémoire des hommes (ministère de la Défense) où adoption aussi rapide que généralisée prouve le besoin
sont recensés tous les soldats français morts durant d’un terme générique pour fonder un culte.
les conflits armés du XX e siècle et qui, plusieurs 40. Où la composante administrative, pour ne pas dire
années après sa mise en ligne, continue d’afficher des bureaucratique, n’a pas manqué de prendre le dessus
statistiques de communication impressionnantes. sur une classe politique supposée la piloter. Laurent
38. Note citée au directeur général des archives de Greilsamer l’a du reste bien vu, même s’il en tire des
France (Archives nationales, archives de la section du conclusions erronées : « Surprotégé, le fichier finit
XX e siècle). par “disparaître” ; double mensonge : d’un service
39. Ce n’est par ailleurs pas simple coïncidence si, administratif à l’endroit de sa hiérarchie, mensonge
contre le « bon usage » multiséculaire d’un substantif involontaire du politique à l’endroit de l’opinion » 
employé exclusivement au pluriel, « archive » au sin- (Le Monde, 17 décembre 1991).

249
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

ses communautés. Au passage, l’archive subit un déplacement fon-


damental de signification : ce n’est plus le texte dont elle est consti-
tuée qui importe mais l’objet qu’elle forme comme support de
monstration, d’exposition, et, bien entendu, sa charge symbolique ;
autrement dit, la voici érigée au rang de totem ou de trophée.
Qu’un État démocratique ait enfoui une fraction au moins de ses
archives sous le secret et le mensonge, l’inspecteur général Gal comme
le président Rémond l’ont eux-mêmes reconnu : le premier invoque
une « tradition séculaire d’autorité et de secret », le second constate
que « la préfecture de police est tout sauf une maison de verre 41 ».
Mais, pour autant, ils se sont révélés incapables d’évaluer l’impact de
cette manière de faire, certes éprouvée, sur une opinion qui ne la
tolérait plus. Venant après tant de dissimulations et de dénégations,
la démonstration étayée de la destruction du fichier issu du recense-
ment d’octobre 1940 ne pouvait que se fracasser contre le mur du
doute42 , ne serait-ce que parce qu’il restait des fiches, même si elles
ne relevaient pas « du » fichier : que pesait un raisonnement complexe,
trop contre-intuitif, face au désir presque universellement répandu
de croire à une exhumation, d’autant plus héroïque qu’elle avait été
entravée ? Bien peu de choses, et il suffit, pour en prendre la mesure,
de voir à quels ressorts narratifs, outrés sans doute mais fort efficaces,
Annette Kahn comme Laurent Greilsamer recourent pour faire le
récit de l’enfouissement puis de la découverte.
Le ton est d’abord celui du roman-feuilleton, dans la veine conspi-
rationniste du Balzac de L’Histoire des Treize ou du Dumas de Joseph
Balsamo : « Probablement fin août 1944, une équipe d’hommes
transfère discrètement les dizaines de milliers de fiches stockées à
la préfecture de police […]. Durant près de 50 ans, ce grand fichier
juif sera l’objet d’un oubli quasi général. Les pouvoirs publics, una-
nimes, prétendront qu’il a disparu. Les fameux déménageurs de
1944 ne se feront jamais connaître ni ne dévoileront leur secret 43 . »
Pour l’épisode de la révélation, on est plutôt dans le registre du
roman policier, avec un Serge Klarsfeld campé en Rouletabille :

41. Rémond (1996 : 159). Avec les tournures du jour- part que la préfecture de police ait détruit tant 
nalisme, Annette Kahn force à peine le trait pour de tonnes de papier. C’est une grande nouvelle que
décrire la même réalité : « La loi du silence, alliée à celle-là. Or une opération de cette importance laisse
celle du non-dit et parfois à celle du mensonge, ont des traces lourdes […] Et à supposer que ces pilon-
prévalu ; arrière-cours, personnes aux paupières nages aient bien eu lieu, personne ne sait précisément
soudées […] » (Kahn 1992 : 135). quels papiers sont passés à la broyeuse […]. »
42. Kahn (1992 : 135) : « Il n’est jamais apparu nulle 43. Le Monde daté du 13 novembre 1991.

250
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

« Là, soudain… Non, ce n’est pas possible […] l’avocat est abasourdi
[mais] il va jouer au plus fin. Il a le temps de faire, très discrètement,
une photocopie ; quand l’employée revient, il ne dit rien et se met
au travail. Du moins, il fait semblant car tout cela lui tourne la tête.
Il revient travailler plusieurs jours de suite et, à l’issue de sa dernière
visite, il se jette à l’eau : “Et maintenant, pouvez-vous m’apporter
une fiche du grand fichier établi en 1940 par la préfecture de
police ?” Prise de court, l’employée ne sait pas trouver la parade,
elle se trouble : “Vous n’auriez pas dû savoir.” “Sans doute, répond
Serge Klarsfeld, mais à présent je sais et j’ai des preuves” » (Kahn
1992 : 137).
Me Klarsfeld a lui-même commenté la résurrection documentaire
dont il a été le héros en des termes très éclairants, qui assimilent le
fichier à une créature tératologique, issue du bestiaire wagnérien,
lui-même, faut-il le rappeler, inspirateur de l’imaginaire nazi :
« Celui qui le vit à nouveau pour la première fois pour ce qu’il était
réellement n’eut besoin que d’une seule écaille, une seule fiche, pour
identifier le Serpent tout entier. » Mais il file la métaphore bien
au-delà pour dépeindre le dragon domestiqué par l’ange 44 en auxi-
liaire de la renaissance mémorielle, et par-là même transfiguré :
« Un monstre de papier, arme du crime, a disparu, englouti par le
temps, l’oubli des uns, la dissimulation des autres, enfoui au plus
profond d’un loch Ness bureaucratique. Il a réapparu, métamor-
phosé par le passage du temps, en indispensable instrument de notre
mémoire. »
Propulsé par son découvreur et les premiers thuriféraires de celui-
ci dans le registre du sacré, le fichier juif ne quittera plus cette sphère,
comme en témoignent les prises de position suivantes : « Il serait
souhaitable que le sort réservé à ce fichier corresponde à son carac-
tère exceptionnel voire sacré45 » ; « Ce fichier, monument de l’histoire
juive 46 » « a une valeur symbolique […]. L’anonymiser serait presque
blasphématoire. [Il faut] transcender la loi pour permettre [sa] sanc-
tification, marque des souffrances passées 47. » Seule voix discordante,
celle, faut-il s’en étonner, d’un historien, et pas des moindres, Pierre

44. En supposant que Me Klarsfeld veuille bien nous 46. Henri Hajdenberg, avocat et successeur d’Axel
autoriser à le camper en moderne saint Georges ou Kahn à la présidence du Crif.
saint Michel-Archange. 47. Ady Steg, praticien hospitalier et alors président
45. Henri Caillavet, rapport du 25 février 1992 à la Cnil. de l’Alliance israélite universelle.

251
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Vidal-Naquet : « Il ne saurait être question de « sacraliser » ce fichier


honteux. La République étant laïque, la sacralisation aurait quelque
chose de dangereux 48. » Mais cette objurgation ne sera pas entendue
et la promotion du fichier dans l’ordre du sacré fera advenir la trans-
gression avec laquelle se soldera cette émotion patrimoniale : la
préférence donnée, au plus haut niveau de l’État, pour conserver
matériellement, sinon juridiquement, « le fichier de la honte, le fichier
maudit 49 », à une personne morale de droit privé, fût-elle adminis-
tratrice d’un lieu recevant le public, au détriment d’une institution
républicaine, fondée par la représentation nationale dans les pre-
mières semaines de la Révolution française. Le canon de l’indivisi-
bilité du patrimoine national devait s’incliner devant un impératif
moral catégorique : la tragédie sans précédent, sans égale et à tout
jamais imprescriptible de la Shoah.
À dire vrai, pourtant, avant que le président Fauvet ne milite au
nom de la Cnil contre une localisation aux Archives nationales, c’est
au sein même de l’administration, précisément au secrétariat d’État
aux Anciens Combattants, qui avait, pour le moins, à se racheter une
conduite, que semble avoir émergé l’idée d’une remise au Mémorial
du martyr juif inconnu50. Si, dans son enquête préparatoire au rap-
port, Henri Caillavet recueille une majorité d’avis défavorables à
cette option et si les gouvernements qui se succèdent jusqu’à la fin du
second septennat de François Mitterrand la tiennent tout autant à
distance, elle n’est évidemment pas abandonnée. Bien au contraire,
elle est reprise à son compte, en octobre 1994, par le président du
Mémorial, Éric de Rothschild, dans une lettre à René Rémond où
il avance l’argument de la complémentarité documentaire, qui doit
lui paraître le seul capable de désarmer les préventions de l’historien :
« Ces fichiers viendront compléter et enrichir notre fonds exclusive-
ment consacré à la Shoah51 . »

48. Cette citation, comme les trois qui précèdent, tentation aux Anciens Combattants de remettre les
figurent dans une revue de presse intitulée « Dossier originaux à un organisme privé. »
Médias 92-93 » et conservée dans les archives de la 51. Lettre du 28 octobre 1994 (Archives nationales,
section du XX e siècle (Archives nationales). archives de la section du XX e siècle). La phrase sui-
49. Qualificatifs employés, on l’a vu, par René Rémond vante de cette correspondance vient cependant rap-
dans sa lettre confidentielle au ministre référencée à peler que la vocation du Centre de documentation
la note 30. juive contemporaine n’est pas exclusivement scien-
50. Dans une note au cabinet du ministre, non datée tifique : « Le CDJC a un rôle central de préservation de
mais de très peu postérieure au premier article de la mémoire, symbolisée par la flamme éternelle qui
Greilsamer, Jean Favier écrit : « Je sais quelle est la brûle dans notre crypte. »

252
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

Rotonde des grands dépôts des Archives nationales, site préconisé par Jean Favier pour l’implantation
du fichier (photo H. Jézéquel, Archives nationales).

253
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Aussi est-ce un véritable plaidoyer en faveur du respect de la règle


commune, soit le maintien des fiches aux Archives nationales, que le
rapport de la commission Rémond développe dans ses dernières
pages. Reconnaissant que « le sort infligé aux juifs n’a pas d’équivalent
dans l’histoire », il ne s’arrête pas sur « l’absence de précédents », de
même qu’il balaie comme insignifiante la « crainte de revendications
de même nature de la part d’autres composantes de la société fran-
çaise autrefois persécutées ». Et c’est de cette « incomparabilité » même
que le président et la majorité des membres de la commission font
une ligne de défense : « La raison qui a emporté notre conviction est
que ce serait pratiquer une seconde ségrégation [que d’ôter aux
Archives nationales la garde du fichier]52 . » Mais conscient du carac-
tère à la fois raide et spécieux de ce « rappel au règlement » qui veut
que la loi tire sa force de la position d’égalité où elle place tout un
chacun, le texte s’empresse de suggérer des aménagements qui
nuancent mais aussi affaiblissent la sentence : « Pour faire droit à la
considération du caractère spécifique de ces documents, la Commis-
sion recommande expressément que les fichiers soient conservés dans
un local aménagé à cet effet au cœur du Centre historique des
archives nationales à Paris53 . »
Si elle ne vient pas de lui, l’idée est aussitôt reprise au vol par
Jean Favier, directeur général des Archives de France, qui propose
au ministre de dédier au fichier la rotonde du palais Soubise, « zone
silencieuse, facile à aménager en espace de recueillement et de
consultation 54 », trahissant par ces mots qu’il s’incline devant la
transformation de documents administratifs en objets de dévotion.
L’intervention d’un décorateur est prévue et, à son intention, le
cahier des charges précise que « les fiches offrent une vue saisissante

52. Il n’est pas indifférent de relever qu’une première s’achevait en donnant la parole à Jean Kahn qui
version de la recommandation finale, datant de jan- « demande que ce lieu spécifique soit une enclave des
vier 1995, disait substantiellement la même chose Archives nationales dans les locaux du Centre de
mais sur un ton moins irénique : « C’est bien parce que documentation juive contemporaine ». Le commis-
le crime fait partie de notre histoire, comme on saire « dissident » fera le 26 mai 1996 une déclaration
demande avec insistance qu’il soit rappelé » (Archives additionnelle où il revient sur « l’extrême sensibilité
nationales, archives de la section du XX e siècle). des Juifs de France et leur volonté de pouvoir conser-
53. Et d’ajouter, pour faire encore meilleure mesure : ver, de manière spécifique, toutes les archives rela-
« Dans le même esprit, et pour répondre au désir légi- tives à ce drame particulier [i.e. la Shoah] ».
time de détenir des signes tangibles du traitement 54. Note au ministre en date du 8 juillet 1996
inique infligé aux juifs, la commission suggère à titre (Archives nationales, archives de la section du
exceptionnel le dépôt d’un certain nombre de pièces XX e siècle).
au Mémorial juif. » L’énoncé de la recommandation

254
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

Jacques Chirac, président de la République, lors de l’inauguration de l’enclave des Archives nationales
implantée au Mémorial de la Shoah pour la conservation du fichier juif, décembre 1997
(photo H. Abécassis, Mémorial de la Shoah/CDJC).

dont il conviendra de préserver l’effet d’émotion. On écartera les


bacs de plastique actuels et on réalisera sur mesure des fichiers de
bois tels qu’ils pouvaient exister à l’origine55 ». Favier tente même
une captatio benevolentiae d’Éric de Rothschild en le consultant sur
l’aménagement envisagé, ce qui lui attire une réponse courtoise
mais où est surtout réaffirmée l’inébranlable résolution de la com-
munauté : « Le projet en lui-même est beau, tout à fait monumental.
Cependant, je crois qu’il lui manque le caractère intime, familial,
humain que seul pourrait apporter aux familles des victimes l’envi-
ronnement du Mémorial. » On ne saurait dire plus nettement que,
désormais, les archives doivent (pouvoir) appartenir aux ayants
droit des victimes de ceux qui les ont produites : c’est bien l’aurore

55. Cahier des charges pour l’aménagement de la rotonde, août 1996 (Archives nationales, archives de la section
du XX e siècle).

255
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

d’une nouvelle sensibilité documentaire qui pointe, avec l’assenti-


ment ou plus exactement la bénédiction du président de la
République56.
Cet épilogue ne livre pas toute la morale de l’histoire. Après le
séisme, divers processus de reconstruction se sont enclenchés. Dans
le registre du politique, s’est – laborieusement – imposée la nécessité
de réviser la législation archivistique pour faire droit aux exigences
d’appropriation plus rapide que l’opinion avait manifestées 57. Dans
l’orbite professionnelle, le repli autistique a heureusement été récusé,
même si l’hypothèse en a tenté plus d’un, choqué par la dévaluation
de son expertise mais non moins conscient de rejoindre le lot com-
mun et de s’y retrouver en assez bonne compagnie. À dire vrai, l’a
très largement emporté la volonté de prouver en actions, et pas
seulement par la posture, que la représentation de l’archiviste en
garde-chiourme des mémoires douloureuses ne résistait pas à un
examen sérieux de la pratique. Avant même l’ouverture juridique,
un effort sans précédent d’inventaire mais aussi la diversification
inédite des entreprises de valorisation et de médiation ont rendu
accessibles, comme elles ne l’avaient jamais été, les sources adminis-
tratives de l’histoire du temps présent. Pour autant, dans l’immense
majorité des cas, un seuil n’a pas été franchi : celui qui aurait consisté
à penser politiquement la société dans laquelle le travail de l’archi-
viste s’inscrit. Au lieu de quoi, c’est le champ de la prospective tech-
nologique qui a été investi 58, sans doute parce qu’il est à la fois peu
risqué et, à sa manière, grisant.
Ce qui, sauf à se leurrer, n’a pas que l’apparence de l’esquive.
Esquive nécessaire voire salutaire pour l’archiviste immergé en

56. Le discours de Jacques Chirac lors de la cérémonie 57. Douze années se sont toutefois écoulées entre la
de remise du fichier au Mémorial (décembre 1997) remise du rapport sur les archives commandé par le
récapitule les idées qui ont émergé et se sont impo- Premier ministre au conseiller d’État Guy Braibant
sées : « Voir [une fiche d’arrestation], c’est mesurer (1996), et le vote définitif de la loi publiée le 15 juillet
l’injustice, l’arbitraire, la souffrance […] C’est aussi 2008, laquelle a grandement amélioré l’accès aux
comprendre pourquoi votre communauté a souhaité archives publiques, notamment en réduisant les
que ces fichiers soient déposés au Mémorial du martyr délais de communication.
juif inconnu. Bien sûr, les archives ne se divisent pas. 58. On songe ici aux programmes de numérisation, à
Ces fichiers devaient rester en possession de l’État. la normalisation des processus de description docu-
Mais qu’il leur soit fait un sort particulier, qu’ils mentaire et aussi, bien entendu, aux expérimenta-
puissent se trouver dans ce lieu si symbolique, un lieu tions d’archivage électronique pérenne.
fait pour se souvenir et pour se recueillir, mais aussi
pour comprendre et pour apprendre, cela, c’était à la
fois logique et juste […]. »

256
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE

permanence dans les tragédies de l’histoire des hommes, et qui n’est


pas mieux armé que ses semblables pour contempler de face la mort,
pas plus que le soleil. Mais la parade a ses limites et l’hyperprotection
ne confère pas l’invulnérabilité. La mise à distance critique, ou aussi
bien clinique, rapproche décidément, dans son habitus, l’archiviste
du médecin : sauf qu’à la différence de ce dernier, celui-là n’a pas
pour vocation de guérir des corps mais de conserver des traces, ce
qui est moins un geste qu’une fonction, quand bien même elle rend
possible, mais apparemment plus pour autrui que pour le profes-
sionnel, l’expression de l’émotion rétrospective et la construction
d’une mémoire partagée.

257
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

R ÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

AAF, 1997 PÉAN PIERRE, 1995 


La Gazette des archives, n° 177-178, Une jeunesse française. François Mitterrand,
« Transparence et secret : l’accès aux 1934-1947, Paris, Fayard.
archives contemporaines » [actes du
colloque organisé par l’Association des POZNANSKI RENÉE, 1997 
archivistes français (Paris, mars 1996)]. « Le fichage des juifs de France pendant  
la Seconde Guerre mondiale et l’affaire du
BRAIBANT GUY, 1996  fichier des juifs », La Gazette des archives,
Les Archives en France. Rapport au Premier n° 177-178, pp. 250-270.
ministre, Paris, La Documentation française,
coll. « Collection des rapports officiels ». RÉMOND RENÉ (dir.), 1996 
Le Fichier juif. Rapport de la commission
COMBE SONIA, 1994  présidée par René Rémond au Premier
Archives interdites. Les peurs françaises ministre, Paris, Plon.
face à l’histoire contemporaine,  
Paris, Albin Michel. ROUSSO HENRY & ÉRIC CONAN, 1994 
Vichy. Un passé qui ne passe pas,  
FARGE ARLETTE, 1989  Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire  
Le Goût de l’archive, Paris, Éditions du Seuil, du XXe siècle ».
coll. « La librairie du XXe siècle ».
SAGNES SYLVIE, 1995 
JOLY LAURENT, 2011  « De terre et de sang : la passion
L’Antisémitisme de bureau. généalogique », Terrain, n° 25,  
Enquête au cœur de la préfecture de police « Des sports », pp. 125-145.
de Paris et du Commissariat général aux
questions juives, 1940-1944,   SAGNES SYLVIE, 2004 
Paris, Bernard Grasset. « Cultiver ses racines. Mémoires
généalogiques et sentiment d’autochtonie »,
K AHN ANNETTE, 1992  Ethnologie française, n° 1,  
Le Fichier, Paris, Robert Laffont. « La multiplication des territoires »,
pp. 31-40.
IV Catastrophe,
déploration, action
L’idée actuelle de patrimoine, si l’on est scrupuleusement fidèle aux
usages historiques de ce terme, est née et s’est pleinement épanouie
dans l’utopie d’un monde où la guerre, limitée et contrôlée, s’enga-
gerait à épargner tous les biens de culture. Ceux-ci n’appartiennent
en propre à personne puisque l’humanité tout entière en serait le seul
possédant légitime. Or, les destructions, provoquées conjointement
par la nature, l’infortune et l’incurie des hommes, continuent néan-
moins à frapper des œuvres majeures. Tout d’un coup, un attache-
ment collectif qui n’avait pas besoin de se dire se trouve confronté au
drame de la perte, déclenchant le lamento du deuil et le désir de
restauration voire de résurrection – puisque celle-ci est quelquefois
possible. Le référent officiel et national subit en pareil cas un double
ajustement : d’abord se révèlent des valeurs et des liens méconnus et
méprisés, locaux et intimes, puis la mobilisation peut s’étendre bien
au-delà de la nation et de l’État, déployant autour du bien perdu un
engagement aux dimensions du monde.
Anna Iuso

« Salvare il possibile »
L’inondation de Florence en 1966

L’événement
Après quelques jours de pluies torrentielles, le 4 novembre 1966 vers
trois heures du matin, contre toute prévision – ou plutôt au-delà des
pires hypothèses qui, la veille au soir, avaient alerté l’armée, la police
et les sapeurs-pompiers –, l’Arno inonde Florence avec une violence
inouïe.
Le concours de circonstances qui conduisit à cette catastrophe est
assez extraordinaire. Il y eut d’abord les pluies exceptionnelles qui
s’étaient abattues sur tout le bassin de l’Arno et de ses affluents : entre
le 3 et le 4 novembre 1966, Florence vit tomber le quart de l’eau qui
tombe habituellement en un an (Nencini 1966 : 34). Les inondations
ne sont malheureusement pas inédites à Florence. La ville en a connu
plusieurs – la pire dont on se souvienne étant celle de 1844 –, mais
celle-ci fut exceptionnelle. Le maximum de précipitations enregistré
jusque-là en vingt-quatre heures était de 100 millimètres. Immédia-
tement après l’inondation, on apprit qu’il avait cette fois atteint 190
millimètres, presque le double. Cette circonstance exceptionnelle
s’explique peut-être par le cyclone qui s’était abattu le 2 novembre
sur la mer Tyrrhénienne, apportant au-dessus de la Toscane une
masse extraordinaire d’air humide et chaud1 .

1. La bibliographie consacrée à cette inondation est à Bargellini Nardi (2006), Batini (2006), D’Angeli
assez vaste. Pour cette reconstruction j’ai eu recours (2006, 2011).

261
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Aux assauts de la nature s’ajoutent les erreurs des hommes : à une


cinquantaine de kilomètres en amont de Florence, furent bâtis dans
la seconde moitié des années 1950 deux barrages sur l’Arno – Levane
et La Penna – afin de produire de l’énergie électrique et réguler le
fleuve. Le soir du 3 novembre, les bassins de retenue étaient particu-
lièrement pleins. Un lâcher d’eau partiel fut opéré dans l’après-midi.
Entre 21 et 23 heures2 , face au risque que les barrages débordent ou,
pire, cèdent, les vannes furent totalement ouvertes. Sur l’Arno qui
grossissait et sur ses affluents qui commençaient à déborder, ces mil-
lions de mètres cubes d’eau supplémentaires ne pouvaient qu’avoir
un effet ravageur.
Mais de tout cela les Florentins, qui s’apprêtaient à se coucher dans
l’attente d’un lendemain festif – le 4 Novembre étant en Italie l’anni-
versaire de la fin de la Première Guerre mondiale, devenu la fête de
l’Armée et de l’Unité du pays – ne savaient rien. Face au niveau de
l’eau, l’armée et les sapeurs-pompiers se mirent en alerte ; quelques
gardiens de nuit, de plus en plus inquiets, prévinrent les bijoutiers de
Ponte Vecchio pour qu’ils évacuent leur magasin, et dans la nuit le
maire lui-même, Piero Bargellini, fut averti par téléphone. Il hésita
entre l’espoir que la crue, désormais évidente, ne fût pas trop impor-
tante, et la crainte que les Florentins, réveillés par une alarme, ne se
jettent dans les rues en un chaos dangereux. Cette hésitation sauva
peut-être des milliers de vies, car vers six heures du matin l’Arno
déferla en ville avec toute la puissance que les pluies, les affluents et
l’ouverture des barrages lui avaient donnée : les eaux lancées à 60 kilo-
mètres à l’heure brisèrent les levées du fleuve, inondant les rues
alentour, et se déversant avec une rage inouïe dans le centre-ville.
Les Florentins se réveillent avec le bruit de l’eau. Ceux qui trouvent
refuge dans les étages les plus élevés, ou carrément sur les toits, voient
passer, emportés par la violence des eaux, des troncs d’arbres et des
carcasses d’animaux – conséquence de l’inondation des campagnes
avoisinantes –, des objets de toutes sortes – provenant des maisons
déjà éventrées dans les quartiers en amont de la ville –, mais aussi
des cadavres. C’est de toute évidence une catastrophe humanitaire.
Mais ce n’est pas tout. On est au début de l’hiver, les maisons du
centre-ville, chauffées au gasoil, possèdent dans leur sous-sol des
citernes pleines que le fleuve, dans sa furie, fracasse et vide de leur

2. Les témoignages à ce sujet sont discordants.

262
« SALVARE IL POSSIBILE »

contenu. L’Arno qui coule dans les rues de Florence s’est mué en un
mélange affreux d’eau, de terre et de gasoil. En quelques heures, cette
eau noire atteint les parties les plus centrales de la ville, envahit le
musée des Offices, le cabinet Viesseux, l’église Santa-Croce, la Biblio-
thèque nationale. Sa violence fait claquer et casse en partie, les portes
du Baptistère… C’est aussi une catastrophe patrimoniale.
L’Italie ne prendra connaissance de cette situation que dans la
soirée, car la ville est désormais isolée : il n’y a plus d’électricité, ni
de téléphone, ni, paradoxalement, d’eau. De plus, les appels télépho-
niques adressés aux forces institutionnelles de la capitale tombent
dans le vide, car les représentants de l’État sont tous mobilisés par
les manifestations officielles du 4 Novembre. Dans la soirée, le niveau
des eaux commence à baisser. Un premier reportage téléphonique
apprend aux Italiens qui suivent le journal télévisé que Florence a
été inondée. Ce n’est qu’à ce moment que les secours officiels com-
mencent à s’organiser, que l’aide se déclenche : objets, eau et nourri-
ture affluent de tout le pays ; mais surtout se met en place un véritable
cordon humanitaire.
Au bout de deux jours on peut décompter les morts avec plus de
précision. Ils sont finalement moins nombreux qu’on l’avait cru : 34,
dont 17 en plein centre. On avait pris pour des corps flottant sur l’eau
des mannequins arrachés par les eaux aux vitrines du centre-ville…
Les pertes patrimoniales quant à elles s’annoncent inestimables.
Via dei Neri, au cœur de Florence, une plaque rappelle aujourd’hui
le niveau atteint par les eaux : 4,92 m. Ce qui n’a pas été emporté a
été largement inondé : le Palazzo Vecchio, le Dôme, le Baptistère ; le
Ponte Vecchio a été secoué, les bijouteries ravagées, le corridor de
Vasari rudement endommagé. De cet énorme gâchis émergent, dans
les discours et dans l’imaginaire, deux symboles : l’église de Santa-
Croce avec le crucifix de Cimabue lourdement dégradé, et la Biblio-
thèque nationale.
Pourtant, le pire est encore à venir : en s’évacuant, l’eau laisse une
énorme quantité de boue, qui une fois sèche serait difficile à extraire
sans altérer sérieusement, voire détruire, les objets sur lesquels elle
s’est déposée – œuvres d’art, livres, manuscrits, cartes géographiques
anciennes ; le seul espoir de les sauver tient aux forces dont on peut
disposer dans l’urgence. Dans quelques cas, comme par exemple au
cabinet Viesseux, on laisse quelques centimètres d’eau pendant plu-
sieurs jours pour empêcher que la boue colle aux livres : ils seront
extraits mouillés, et au fur et à mesure aspergés de sciure…

263
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

À la Bibliothèque nationale les pertes sont immenses : un tiers du


fonds patrimonial est endommagé, soit un million de titres : 300 000
livres (textes anciens de la collection Magliabecchiana, des Grands
Formats Magliabecchiani et Palatini, les œuvres modernes, les
doubles) ; 20 000 journaux et quotidiens (sur un total de 400 000
volumes) ; 10 000 revues (sur un total de 60 000 volumes) ; la collection
des miscellanées (400 000 titres entre les opuscules et les tirés à part) ;
les thèses françaises et allemandes (50 000 volumes). La précieuse
collection des affiches est complètement perdue. De plus, les catalo-
gues sont inondés : catalogue général, catalogues des gravures, de la
musique, des cartes géographiques, des périodiques, des inventaires,
soit un total de huit millions de fiches.
Cinq mois plus tard, le premier mars 1967, la bibliothèque réou-
vrait au public la salle des manuscrits et les salles réservées, au premier
étage. Le 8 janvier 1968 elle réouvrait les portes à la lecture et au
prêt (95 % des catalogues et 80 % des œuvres étant à nouveau dispo-
nibles). Quarante ans plus tard, le bilan était le suivant : avaient été
restaurés 40 000 volumes du fonds Magliabecchiano, 7 000 volumes
du fonds Palatino, 5 millions de périodiques, toutes les cartes géo-
graphiques. Restaient encore à restaurer 17 000 volumes des fonds
Palatino et Magliabecchiano, et presque 30 000 miscellanées. En
revanche, sur les 30 000 périodiques inondés, 1 330 titres sont irré-
médiablement perdus (Alessandri 2006).
Visiblement, le travail fait dans les semaines qui ont suivi l’inon-
dation a été déterminant, et il n’aurait pu avoir lieu sans le soutien
des milliers de personnes qui ont convergé vers Florence avec une
rapidité surprenante. Déterminants pour la récupération de ce patri-
moine, ces gens furent vite appelés « gli angeli del fango », « les anges de
la boue ».

Les « anges de la boue »


Dès que la nouvelle de l’inondation fut répandue par la presse, le
sentiment de l’urgence d’une aide matérielle gagna une bonne partie
de la population italienne et plusieurs pays du monde entier. Un
réseau « spontané » se mit en place, approuvé par l’armée, consciente
du fait que ses forces étaient largement insuffisantes. Dès le lendemain
de l’inondation, des jeunes se mirent en marche vers Florence. Très
vite, des associations, des scouts, des paroisses, parfois des mairies

264
« SALVARE IL POSSIBILE »

Les « anges de la boue » travaillent à récupérer les livres de la Bibliothèque nationale


(extrait de Franco Nencini, Firenze. I giorni del diluvio, Florence, Sansoni, 1966) (photo DR).

affrétèrent des bus pour transporter les bénévoles. À peine ce premier


flux montré par la presse, le phénomène prit des dimensions impres-
sionnantes ; le rôle de la radio, des journaux, de la télévision donnant
à voir ces gens venus de partout, d’Italie, d’Europe et du monde entier,
composant une chaîne humaine qui remontait à la surface les manus-
crits de la Bibliothèque nationale, fut décisif. Au bout de quelques
semaines, y prendre part, fût-ce un seul jour, était devenu une sorte
d’impératif dans lequel le sentiment patrimonial se doublait d’un
sentiment d’appartenance qui n’était pas territorial : l’idée qu’on
sauvait un patrimoine universel semblait effacer les frontières des
États-nations pour définir un nouveau groupe dont les limites étaient
visiblement établies par l’âge. Tous ces bénévoles étaient recrutés dans
les lycées, les universités, les paroisses. Au départ, ils n’avaient aucune
formation spécifique à ce genre d’aide, aucun équipement non plus.
Ils partaient pour « aider Florence » sans savoir où ils allaient travailler

265
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

ni dormir. Lorsque la distance le permettait, ils faisaient l’aller-retour


dans la journée en bus (de Bologne par exemple, distante de quatre-
vingt kilomètres), et revenaient le lendemain. Sinon, ils restaient sur
place et dormaient dans les gares, dans les trains, ou étaient logés
dans des casernes ou des couvents à Florence, ou le plus souvent aux
alentours de la ville.
Une fois sur place, ils ne savaient pas exactement quoi faire : ceux
qui arrivaient « organisés » par une institution quelconque (comme
un lycée) suivaient les indications de l’armée qui les répartissait en
ville selon les programmes et les urgences de la journée. Ceux qui
arrivaient seuls, en train par exemple (les trains furent rétablis cinq
à six jours après la catastrophe), commençaient à parcourir la ville,
rapidement enrôlés par quelqu’un pour extraire la boue d’une cave
ou d’un magasin, selon les situations rencontrées. Des points de dis-
tribution des « outils », essentiellement des bottes en caoutchouc et
des imperméables, s’organisaient sur les places dans une espèce de
désordre ordonné dont les témoins ne parviennent à présent qu’en
partie à ressaisir la logique.
Ce qui frappe est aussi la durée de cet engagement, pouvant aller
de la simple journée à deux mois… Plusieurs de ces bénévoles en effet
expliquent que quelques jours après l’inondation, leur lycée organisait
un bus, mais pour une journée seulement, ou bien que la paroisse les
« emmenait » à Florence tous les jours pendant un mois… à ceci près
que les bus se remplissaient rapidement et qu’il fallait attendre qu’il
y ait de la place, aussi se relayaient-ils en y allant tour à tour pour un
jour, ou plusieurs, au gré des places disponibles. Mais ce qui apparaît
clairement, c’est qu’au bout d’un moment « tous » voulaient aller à
Florence.
De même, l’engagement sur un seul lieu n’était pas du tout prévu.
Sur ce point aussi les témoignages diffèrent considérablement :
­certains jeunes ont passé deux mois à travailler dans le même lieu
(notamment à la Bibliothèque nationale), d’autres ont erré en ville
d’un site à l’autre, comme à la recherche d’aventures : un jour, ils
s’occupaient d’œuvres précieuses au musée des Offices, le lendemain
ils s’employaient à vider une arrière-boutique et ses frigidaires…
À ce propos, apparaît une sorte de constante dans ces témoignages :
ceux qui venaient de loin se retrouvaient souvent dans la salle d’accueil
de la Bibliothèque nationale pour une rapide piqûre contre le typhus,
puis, sans s’en apercevoir, étaient les pieds dans la boue pris dans la
chaîne humaine qui faisait remonter les précieux manuscrits des

266
« SALVARE IL POSSIBILE »

Des étudiants restaurent des livres endommagés dans le musée de l’Opera del Duomo
(extrait de Franco Nencini, Firenze. I giorni del diluvio, Florence, Sansoni, 1966) (photo DR).

dépôts et des sous-sols de la bibliothèque3 . Ceux qui venaient de la


province de Florence, de Prato ou de Pistoia, à quelques dizaines de
kilomètres de Florence, racontent un peu déçus avoir vidé des caves
ou avoir passé des journées entières – ce fut souvent le cas des filles – à
récupérer les marchandises produites par des petites usines aux portes
de Florence… Certains m’ont même dit : « Je ne suis pas vraiment
un angelo del fango, j’ai juste vidé des caves. » En d’autres termes, la
reconnaissance des sauveteurs de Florence irait non à ceux qui ont
sauvé des vies ou l’économie de la ville, mais à ceux qui en ont sauvé
le patrimoine culturel et artistique. Il ne sera pas inutile de rappeler
que la survie même des Florentins, dans les jours qui ont suivi l’inon-
dation, a tenu à la sauvegarde des produits des frigidaires des maisons

3. Il y avait dans ces sous-sols un grand nombre Seconde Guerre mondiale pour les soustraire aux
d’œuvres précieuses et rares, placées là pendant la rafles nazies.

267
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

et des magasins, outre au fait qu’on avait évacué immédiatement les


carcasses d’animaux et le purin issu des égouts qui avaient explosé
pour conjurer tout risque d’épidémie. À titre d’exemple, deux témoi-
gnages : l’un, qui a travaillé plusieurs jours, juge sa contribution
« humble » car il s’était chargé de vider ces caves de leurs immondices,
l’autre, qui n’a participé qu’à un seul jour de travail, se dit comblé :
J’étais en terminale […], je suis parti dans les jours qui ont immédiatement
suivi l’inondation […]. Je me suis mis à la disposition des scouts Via dei
Pucci. Je suis resté à Florence plusieurs jours. On m’a envoyé vider les
caves de quelques maisons et de plusieurs magasins. Je sens encore l’odeur
pénétrante du gasoil qui imbibait les murs, je me souviens de la bande
noire qui marquait les façades des maisons. Mais le souvenir le plus fort est
la sensation d’agir concrètement, quoique humblement – je n’ai pas sauvé
des livres, j’ai juste vidé des caves –, et surtout l’esprit de solidarité qui ces
jours-là liait tout le monde, les « anges de la boue » et les Florentins.

On était deux, on a été tirés au sort et on est partis avec les bus des écoles
de Pistoia. […] Même si l’eau s’était retirée, on voyait bien que la situation
dans les caves et dans les sous-sols était critique. Nous, on a été envoyés à
la Bibliothèque nationale, on a créé un cordon humain qui du sous-sol
arrivait au dernier étage […]. On a mangé un panini et on se remit au bou-
lot tout l’après-midi, et quand, épuisés, on a regagné le bus, on était contents
d’avoir donné un coup de main dans un moment de besoin extrême.

Cette appréciation des choses s’est imposée tout de suite : « Nous


sommes allés extraire la boue d’une église récente […] et du sous-sol
d’un appartement tout neuf. […] On a fait aussi un peu de nettoyage
via Laura. Bref, rien de noble ou glorieux. Les copains qui sont partis
après moi, par contre, ont eu l’honneur de repêcher des volumes
précieux à la Bibliothèque nationale, et à leur retour en classe, ils
m’ont snobé et se sont moqués de moi. »
Cette catégorisation de la valeur du geste rapportée à la valeur de
l’objet sauvé se répercute de façon encore plus évidente, quoique
cachée, dans la « reconnaissance territoriale » de la tragédie. Nous
avons vu que le centre-ville ne compta que dix-sept morts sur trente-
quatre, l’autre moitié affectant la périphérie et les villages autour de
Florence, eux-mêmes inondés. Là aussi les « anges » furent employés
à enlever la boue, à l’aide de pelles et d’objets de toutes sortes, et à
assister les gens en distribuant des vivres. Mais presque rien de tout

268
« SALVARE IL POSSIBILE »

cela n’est rapporté dans la presse ou dans les discours ordinaires, au


point que les témoignages sur ce volet des aides sont rares et que les
habitants de ces villages finissent eux-mêmes, aujourd’hui, par racon-
ter leur expérience en expliquant que cette tragédie les a unis idéa-
lement à l’inatteignable Florence… L’événement ne trouve pas de
valeur en soi, mais dans le fait qu’on l’a partagé avec la grande ville
de la culture et de l’art. L’attribution d’une valeur à ce qu’on a vécu
passe donc par l’épreuve de la perte (la catastrophe même) et son
placement sur un terrain commun avec la ville de Florence.

Glissements et clivages
On sent dans les témoignages un glissement : ceux qui partirent
les premiers ne savaient pas ce qu’ils allaient faire, ils n’avaient
aucune conscience d’entamer un mouvement d’une telle ampleur,
d’une force symbolique si profonde. Ils ne savaient pas qu’on les
nommerait « anges de la boue », souvent ne se rendaient pas compte
de la dimension mondiale de l’image qu’ils étaient en train de bâtir.
Ceux qui les ont suivis, par contre – et nombreux sont les films qui
nous le montrent –, partaient comme on va à une fête ou mieux,
dirais-je, à un rassemblement comme nous en avons connu juste
un peu plus tard…
Rapidement, au fil des jours, deux clivages se dessinent : le premier
affirme la supériorité du patrimoine, qui semble primer sur toute
autre exigence matérielle (fût-elle de sécurité ou économique), et la
jeunesse des « anges », qui sont là pour sauver le patrimoine : « À
Brozzi 4 il n’y avait pas d’œuvres d’art telles qu’elles justifient l’arrivée
des “anges de la boue”. »
Le deuxième clivage cristallise sur un seul objet – le livre – le
discours de l’émotion patrimoniale. Au fond, malgré la valeur extra-
ordinaire des œuvres d’art conservées à Florence, cette focalisation
est assez compréhensible. Comme Jan Assmann (1997) le rappelle
dans son volume sur la mémoire culturelle, le rôle joué par le livre
dans une culture écrite est primordial : il symbolise une identité
collective dans la culture qui l’a produit, et fait des bibliothèques,
notamment les bibliothèques nationales, le réceptacle absolu de

4. Village près de Florence qui fut intégré comme quartier périphérique de la ville au début du XX e siècle.

269
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

toute idée d’identité culturelle et, le cas échéant, d’identité nationale.


C’est sans doute pour cela d’ailleurs que la destruction des livres
est vue depuis toujours comme la menace absolue pour toute culture.
Il est superflu de rappeler ici que l’une des plus grandes catastrophes
de l’histoire de l’humanité (de tradition écrite) est l’incendie de la
bibliothèque d’Alexandrie. De son côté, le plus fameux autodafé de
l’histoire moderne au cours de la Nuit de Cristal 5 est l’exercice du
pouvoir qui démontre le mieux a contrario le lien existant entre livres,
mémoire et identité.
En 1966 à Florence, les livres, et qui plus est la Bibliothèque natio-
nale, étaient en péril. Les étudiants furent les emblèmes des « anges
de la boue » :
Je ne sais plus quel était exactement ce jour de novembre 1966, lorsque
de Pise on est partis en bus, direction Florence, avec un groupe d’étu-
diants de l’École normale supérieure. […] On allait à la Bibliothèque
nationale, dont les collections avaient subi d’énormes dégâts. Comme on
était étudiants, habitués à vivre avec les livres et à les aimer, on a pensé
qu’on était les plus adaptés pour les récupérer dans cette mer de boue.
Nous sommes entrés avec des bottes en caoutchouc, des gants, des panta-
lons et une cape en plastique. C’était la dévastation. Nous sommes des-
cendus dans le sous-sol, où on gardait les livres les plus anciens parmi
lesquels, nous dit-on, il y avait les œuvres de Galilée. […] On a travaillé
douze heures d’affilée. Lorsque la nuit on est rentrés à Pise […], on était
tellement incrustés de la tête aux pieds de boue solidifiée qu’on n’arrivait
même pas à se lever des sièges du bus.

Cette identification, qui est d’ailleurs souvent un clivage mar-


quant pour de bon l’engagement sur le terrain, déplaît évidemment
à plusieurs de ceux qui ne sont pas étudiants. C’est le cas de plu-
sieurs militaires, jeunes eux aussi, qui ont travaillé à Florence avec

5. L’image du livre détrempé est devenue en Italie un des catastrophes patrimoniales : la nature ravageuse
symbole de menace pour la culture et de rachat intel- menace et emporte beaucoup, mais rend aussi
lectuel. Très connu est le cas de l’inondation de Santo quelque chose. À Santo Stefano Belbo, l’inondation a
Stefano Belbo en 1994, dont furent victimes la biblio- permis de retrouver le manuscrit d’une œuvre impor-
thèque et les manuscrits de l’écrivain Cesare Pavese. tante de Pavese, I dialoghi con Leucò ; à Florence en
Là aussi les aides, officielles ou non, l’engagement 1966, l’effondrement d’une partie de la nef centrale
national et international, ont non seulement permis de Santa Croce révéla l’emplacement d’une partie plus
la récupération de ce patrimoine, mais ont contribué ancienne de l’église dont on supposait l’existence,
à sa reconnaissance institutionnelle. Je signale au mais qui n’avait jamais été située avec exactitude.
passage une autre caractéristique de l’épistémologie

270
« SALVARE IL POSSIBILE »

La Bibliothèque nationale de Florence le 5 novembre 1966 (extrait de Franco Nencini,


Firenze. I giorni del diluvio, Florence, Sansoni, 1966) (photo DR).

271
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

enthousiasme, mais qui, à l’époque et au cours des commémorations


­successives, sont restés exclus de l’attention médiatique. L’amertume
se transforme parfois en ironie :
J’avoue que je ne les ai pas remarqués [les « anges de la boue »], peut-être
parce qu’ils travaillaient bien couverts dans les immeubles, et non dans la
rue, sous la pluie. Sans doute, si nous on avait pu choisir, quelques-uns
d’entre nous auraient préféré travailler dans un beau musée (parmi nous
aussi, il y en a qui aiment l’art)… Sans doute eux, ils ont réussi mieux que
nous à se faire remarquer.

Pour les étudiants par contre, cette expérience est vite devenue un
moment d’exaltation : il y avait bien sûr le bonheur de participer à la
plus imposante opération de sauvetage de l’histoire, mais il y avait
aussi la conscience d’un geste qui affirmait une appartenance. Les
raisons qui nourrissaient ce sentiment d’adhésion étaient multiples,
parfois stratifiées : au cours de l’expérience de mobilisation l’émotion
patrimoniale prime sur les autres, puis la priorité semble changer, et
c’est alors la participation à un geste collectif qui semble devenir
emblématique pour une génération entière. De sorte que si au début
on partait pour aller sauver un patrimoine dont la presse nationale
et internationale réaffirmait sans cesse le caractère universel et
l’appartenance à l’humanité entière, au bout de quelques semaines
on partait parce qu’il fallait y être, parce que « sauver ce patrimoine »
était le geste à faire, Florence le sol sur lequel marcher, la boue la
marque à conquérir.
Ce groupe aux contours flottants – car quotidiennement reconstitué
par les arrivées et les départs –, aux proportions immenses, polyglotte
et transnational6, accueillait sous ses drapeaux ceux qui arrivaient
au nom de la culture, faisant des livres leur symbole et de la boue
leur singulière « marque de distinction ».

6. Comme plusieurs de ces jeunes le rappellent, la connaissances linguistiques, ils s’orientaient à l’inté-
situation était vraiment extraordinaire : ne pouvant rieur de la Bibliothèque nationale grâce à des pan-
pas communiquer entre eux directement faute de cartes inspirées du code de la route…

272
« SALVARE IL POSSIBILE »

Mobilisation des symboles et langage des émotions


En italien, « cadere nel fango » (« tomber dans la boue ») signifie subir
une défaite, une humiliation. Dans l’immense et souvent pléthorique
littérature sur l’inondation de Florence de 1966 reviennent d’ailleurs
fréquemment, surtout dans les textes écrits par les Florentins, les mots
« Florence humiliée par l’inondation ». Aussi l’expression « anges de
la boue » est-elle au premier abord plutôt étonnante, presque un
oxymoron. Mais elle s’éclaire dès lors qu’on comprend que ces
« anges » sont ceux qui ont justement libéré Florence de cette boue.
Les témoignages à ce sujet abondent : de la mère de l’étudiante de
Bologne tenant à tout prix, au retour de sa fille, à nettoyer elle-même
ses bottes boueuses pour « avoir l’impression d’avoir elle aussi été à
Florence », à l’ancien « ange » qui garde encore son blouson maculé,
jusqu’à celle qui conserve, dans un tiroir fourre-tout, un morceau de
boue emporté à l’époque comme souvenir ! Pour mesurer la force
symbolique que cette boue avait d’emblée prise auprès des jeunes, il
n’est que de lire un témoignage laissé sur un site internet consacré à
l’inondation de Florence7, rapportant que, pour financer le voyage à
une fête universitaire à Padoue, un groupe d’étudiants florentins
avaient vendu à leurs condisciples padoviens des sachets contenant
de la « boue de Florence ».
En même temps qu’un symbole, cette boue est une marque d’appar-
tenance : « Près de la Nationale je tombai dans un va-et-vient de
jeunes et de soldats ; je me souviens du sentiment de lutte contre le
temps et de l’émerveillement d’une organisation parfaite (c’est ce qu’on
croyait) et sans hiérarchie (c’est ce qu’on croyait aussi). Il y avait dans
l’air la visite de Ted Kennedy, un nom qui était une référence sym-
bolique des années 1960, de sorte qu’être éclaboussé de boue – comme
l’était son imperméable blanc – était devenu une marque d’apparte-
nance. » « Appartenance » est ici un mot-clé.
La visite de Ted Kennedy et la fondation à son initiative d’un comité
de soutien, le CRIA 8, animé par Jacqueline Kennedy, ­amplifièrent
­

7. http://www.mega.it/allu [valide en mai 2013]. Je 8. Le CRIA (Committee for the Rescue of Italian Art)
signale au passage que la requête « inondation de avait pour mission de collecter de l’argent pour payer
Florence » sur les moteurs de recherche internet ita- des outils et du personnel destinés à la restauration
liens conduit immédiatement à la catastrophe de d’une partie du patrimoine artistique endommagé par
1966, ce qui prouve l’importance symbolique prise par cette inondation.
celle-ci dans l’histoire de la ville.

273
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

d’ailleurs la présence de cette catastrophe dans tous les médias : on


enregistre des chroniques de l’inondation et de l’arrivée des « anges
de la boue » dans la presse de presque tous les pays occidentaux,
mais aussi en Australie et au Japon. Chaque fois, l’accent y est mis
sur le patrimoine en péril et sur les jeunes qui se vouaient à le sauver,
ce qui draina à Florence presque 12 000 étudiants et jeunes travail-
leurs, et imprima définitivement sur cet événement le sceau de la
catastrophe naturelle et de la solidarité, en obscurcissant presque
entièrement tout discours sur de possibles responsabilités relatives
aux causes de l’inondation9 .
De ce point de vue, le pouvoir eut sans doute recours au langage
de l’émotion pour occulter le fait que tout cela aurait peut-être pu
en bonne partie être évité. On savait pertinemment que les travaux
de canalisation du fleuve étaient en cours, mais avaient été stoppés.
Pourquoi ? On ne le sait pas au juste, mais on est frappé que cet
aspect n’apparaisse pas dans les discours ordinaires. Je n’ai enre-
gistré qu’un seul témoignage dans ce sens : « Je me demande si
tout cela ne pouvait pas être évité… Mais au fond je ne veux même
pas le savoir… La catastrophe était énorme, il fallait agir. » Cette
manipulation des émotions n’aurait-elle donc visé qu’à masquer
l’éventuelle incurie des pouvoirs publics ? Difficile de trancher.
Certes, la presse italienne souligne la possible étendue des dom-
mages subis, l’action des « anges de la boue » et la solidarité expri-
mée partout dans le monde à travers la collecte d’argent et de
secours pour Florence. Le cinéma documentaire joue son rôle. Je
rappelle ici deux films excellents et très connus, réalisés en 1966 :
celui de Franco Zeffirelli, Per Firenze, dans lequel le jeune Richard
Burton commente en italien la catastrophe et le rôle joué par les
« anges de la boue », et un film d’Alain Tanner, Le Courage de Florence
où, de façon peut-être significative, le soutien apporté n’écarte
pas certaines critiques à l’égard d’éventuelles responsabilités. Tou-
jours est-il que, dès les premiers jours, et pendant quelques
semaines, l’inondation de Florence est racontée, donc conçue, à
travers les symboles du patrimoine et de la boue, et l’émotion de
la perte et de la solidarité. Le sentiment de la perte devient ici le

9. L’enquête sur les responsabilités fut vite oubliée deux barrages. Il n’y eut que des critiques marginales
par la presse italienne. On se souvient par contre plus sur la lenteur des aides techniques mises en œuvre
volontiers d’une enquête du Sunday Times qui sem- par l’État.
blait exagérément mettre en cause le lâcher d’eau des

274
« SALVARE IL POSSIBILE »

moteur d’une praxis sociale qui permet à la fois d’occulter les res-
ponsabilités, de réaffirmer la valeur d’un patrimoine universel, et
de dessiner les contours d’un groupe immense, une nouvelle
génération.

Le discours, ou de la catastrophe comme opportunité


C’est justement dans les situations d’urgence que les gens donnent le
meilleur d’eux-mêmes, se mobilisent et montrent tout l’amour et la soli-
darité dont ils sont capables. Mais ce qu’on a vécu à Florence le
4 novembre 1966 est une catastrophe qui bouleverse l’ordre des choses et
demande beaucoup plus que de simples procédures d’urgence. L’Arno
déborde en plusieurs points, en envahissant les rues du centre, et la furie
des éléments se déchaîne sur la ville : une marée d’eau et de boue inonde
les maisons, les boutiques des artisans, les magasins, et menace les musées
et les monuments historiques. Ce qui est en danger ce sont les vies des
Florentins et un inestimable patrimoine artistique et culturel qui est cher
à toute l’humanité. L’effort soutenu par les Florentins et par ceux qui
accourent dans les jours qui suivent l’inondation est extraordinaire, mais
leur travail frénétique, soutenu dans des conditions de grande difficulté,
saura restituer à la ville son cours normal, et ses merveilles à l’admiration
du monde entier.

Ces mots, prononcés par le journaliste Giovanni Minoli10, cristal-


lisent quarante ans de discours autour de cette inondation : l’état
d’urgence révèle aux yeux du monde entier la valeur fondamentale
de certaines œuvres mais aussi les conditions dans lesquelles les
hommes arrivent à donner le meilleur d’eux-mêmes. Le but étant de
restituer à l’humanité entière un patrimoine menacé : « Salvare il pos-
sibile » (« sauver tout ce qu’on peut ») comme le dit un « ange de la
boue » interviewé dans les jours du grand engagement.
Ce discours a donc un double objet : le patrimoine, ici clair et
défini ; et le sauvetage, la catastrophe permettant aux hommes de
montrer jusqu’à quel point et comment ils arrivent à se dépasser
eux-mêmes lors d’un événement exceptionnel : la catastrophe serait

10. Ce sont les mots d’ouverture de La storia siamo réalisé à l’occasion du quarantième anniversaire de
noi, une émission de la RAI (Radio-Télévision ita- l’inondation, peut être regardé en intégralité à
lienne) qui présente les événements et les person- l’adresse suivante : www.lastoriasiamonoi.rai.it
nages qui ont fait l’histoire de l’Italie. Cet épisode, [valide en juin 2013].

275
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Le Ponte Vecchio éventré par la crue de l’Arno


(extrait de Franco Nencini, Firenze. I giorni del diluvio, Florence, Sansoni, 1966) (photo DR).

276
« SALVARE IL POSSIBILE »

donc une sinistre opportunité. Indiscutablement, les discours que


fait naître une catastrophe adoptent un registre propre à lui donner
un sens. Cependant, ce sens est habituellement rapporté aux causes.
Comme le rappelle très bien Nicolas Journet (2010), au cours du
XVIIe siècle l’épistémologie des catastrophes bascule de la causalité
divine à la causalité naturelle, la prétention à maîtriser la nature
introduit la notion de risque, en sorte que lors des grandes catas-
trophes modernes la recherche d’un sens se concentre largement
sur celle des responsabilités humaines.
Or, ce qui se passe ici est assez différent : on évite justement la
recherche des responsabilités, en soulignant la « dimension
humaine » de la catastrophe dans les effets qu’elle a produits : de
nombreux témoignages, à l’époque et pendant les célébrations du
quarantième anniversaire, évoquent paradoxalement avec nostalgie
les moments de la mobilisation, car celle-ci aurait montré les Flo-
rentins sous leur meilleur visage et révélé au monde entier la puis-
sante énergie idéaliste de toute une génération 11 . La violence de la
nature et la force de la réaction sont les deux pôles d’un discours
– plus ou moins conscient – qui utilise les émotions pour oblitérer
toute responsabilité humaine et fondre la beauté du patrimoine
menacé dans la beauté du geste salvateur.

La mémoire de l’événement, de la mobilisation


Ce discours est évidemment contemporain des événements, mais il
a été affiné et s’est enraciné au fil du temps. Analyser cette catas-
trophe signifie, nécessairement, travailler en bonne partie avec la
mémoire de cet événement. Érigée en emblème, l’inondation est
encore présente sur les lieux : des plaques indiquent le niveau atteint
par l’eau, plusieurs fresques portent toujours les marques de la boue
et du gasoil (qu’on a intégrées à la présentation de l’œuvre), et à la
Bibliothèque nationale on éprouve toujours un frisson lorsque,
demandant un volume, on s’entend répondre : « Absent parce
qu’inondé. » En un tel cas, la logique et les usages professionnels
voudraient que le volume soit tout simplement rayé du fichier. Ce

11. À l’instar du réalisateur Franco Zeffirelli, invité aux gnant, de manière exemplaire, la « beauté [morale]
célébrations du quarantième anniversaire, souli- de cette catastrophe ».

277
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

n’est pas le cas à Florence : on doit savoir que le volume était là et


que l’inondation nous l’a arraché. Renouveler un sentiment de perte
est un acte mémoriel 12 .
Mais la mémoire de l’événement passe surtout par la mémoire de
la mobilisation : dans les mots des protagonistes, nous pourrions
retrouver des topoï narratifs qui vont de la « Florence patrimoine de
l’humanité » à la couleur de la ville ces jours-là (le gris de la boue et
du ciel), à l’odeur insupportable de la boue mélangée à des matériaux
en décomposition de toutes sortes (du papier des livres aux animaux
morts emportés par les eaux, à la viande et aux poissons avariés
s’échappant des frigos éteints depuis des jours en raison des coupures
d’électricité, etc.). L’essentiel du discours porte sur la nature de cette
expérience : la solidarité, l’enthousiasme juvénile, le sentiment extra-
ordinaire éprouvé à côtoyer, pour la première fois, des jeunes prove-
nant des quatre coins de la planète13 . En réalité, les tout premiers
étaient déjà sur place, étudiant dans les écoles des beaux-arts de
Florence. Puis, peu de jours après, ce fut effectivement l’afflux.
Mais cette mémoire est construite sous un double sceau : celui de
la collectivité et celui de l’institution. Car c’est une mémoire standar-
disée à partir des valeurs morales de cette mobilisation (solidarité,
idéalisme typique de la jeunesse) qui est activée à l’occasion de ren-
contres de cet énorme groupe. Là réside une des caractéristiques du
phénomène : à l’occasion des trente ans de l’inondation, des manifes-
tations de « commémoration » (c’est le mot employé) de l’événement
conduisent à créer une association pour préparer la grande fête des
« anges de la boue », prévue pour le quarantième anniversaire de
l’inondation. Les préparatifs en sont imposants, la ville, ainsi que la
région et la province, y participent : cela devait être le grand rassem-
blement des « anges de la boue », destiné à instituer une Journée
européenne du bénévolat, qui se répéterait tous les ans, et dont Flo-
rence serait la capitale. C’est aussi l’occasion de renouveler des
requêtes auprès de l’État, notamment l’attribution de nouveaux fonds
budgétaires pour la mise en sécurité de l’Arno et l’autonomie de la

12. Au-delà bien sûr d’un usage politique de cette 13. Une question fréquente dans ces souvenirs : com-
mémoire : cette inondation est constamment rappelée ment avaient-ils fait pour arriver si vite ? Quinze jours
dans les discours des élus locaux qui se battent pour après l’inondation, certains arrivaient en effet déjà
obtenir des financements et s’assurer une fois pour des États-Unis et du Japon, chose qui n’était pas à
toutes de la situation de l’Arno, toujours loin dêtre l’époque aussi facile qu’aujourd’hui.
sous contrôle.

278
« SALVARE IL POSSIBILE »

Bibliothèque nationale, qui pourrait dès lors chercher des finance-


ments en vue de restaurer ce qui reste endommagé. Il s’agit là de
commémorations dans le sens le plus complet du terme, avec une
fonction rétrospective – célébrer la solidarité dans le passé – et une
fonction prospective, qui a ici deux volets : la pérennisation de l’évé-
nement et de la mobilisation afin de les rendre emblématiques, de les
symboliser pourrait-on dire ; et l’action sur le futur, en se dotant de
nouveaux moyens.
Plus intéressant encore : le ressort de ce processus a été précisément
la reconstitution (et je dirais aussi la fixation) de la mémoire des
« anges de la boue », d’abord opérée par leur recensement. Ces der-
niers ont créé un site14 à travers lequel ils lancent, en 2005, un appel
à tous les « anges de la boue » à se manifester, à laisser leur témoignage,
et à participer au grand rassemblement prévu en décembre 2006.
L’opération est imposante, puisqu’on estime au total, en incluant les
militaires, à presque 17 000 jeunes le nombre de ceux qui sont allés
aider Florence entre 1966 et 1967 – les opérations sur les livres de la
Bibliothèque nationale s’étant achevées au printemps 1967.
Les initiatives réalisées pour la « célébration » du quarantième
anniversaire ont été très nombreuses : pas moins de 126 événements.
Du 4 septembre au 13 décembre, la région Toscane, la province de
Florence et la mairie, sous le slogan « Il y a quarante ans, lorsque les
“anges” descendirent dans la boue », organisent des représentations
théâtrales, des concerts, des documentaires, des colloques, des tables
rondes, des fêtes, des dîners, des excursions, des entraînements de la
Protection civile, des messes, des rencontres, des présentations de
livres, et apposent des plaques. La fiction s’empare aussi de l’événe-
ment : plusieurs romans situent leur intrigue autour de l’inondation15 ;
un film à succès – une saga des quarante dernières années en Italie –
en fait le premier moment collectif qu’a connu la jeunesse des années
1960 avant Mai 6816 ; une chanson s’en était inspirée, on en compte

14. www.angelidelfango.it [valide en mai 2013]. mouvement de solidarité qui en a découlé) dans


15. Comme par exemple Morte a Firenze de Marco l’histoire de l’Italie. On a fêté, en 2011, les 150 ans de
Vichi, L’Albero del pepe rosa de Fabio Baldassarri, et l’unité nationale, et dans les spots officiels qui résu-
Legami d’amore de Maria Rosa Nuvoletta. maient les événements qui ont marqué ce siècle et
16. Il s’agit du film de Marco Tullio Giordana, La Meglio demi figurait l’inondation de Florence de 1966 en tant
Gioventù (2003). La production culturelle et média- que moment où « nous avons su résister » ; la phrase
tique autour de ce quarantième anniversaire a d’ail- accompagnait quelques images des « anges de la
leurs ratifié l’entrée officielle de cette émotion patri- boue » dans la chaîne humaine qui se passait les livres
moniale (c’est-à-dire à la fois de l’événement et du de la Bibliothèque nationale de main en main.

279
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

désormais au moins trois. Presque innombrables sont les livres, les


articles, les brochures et les pages internet qui collectent des témoi-
gnages et des images de l’inondation.
Pour plusieurs « ex-jeunes », comme ils se définissent souvent eux-
mêmes, la mobilisation de Florence était une sorte d’annonce de
Mai 68. Elle offrait les mêmes signes d’une volonté d’agir sur le monde,
elle ouvrait la voie à la constitution des jeunes en collectivité massive
porteuse d’idéaux… En réalité, entre les témoignages déposés à l’asso-
ciation (produits donc en contexte collectif) et ceux qu’on peut écouter
individuellement, apparaît un écart assez intéressant, que je pourrais
résumer ici : ce qu’on ressentait « en 66 » c’était les prémisses de
l’ambiance qu’on vivrait « en 68 », sans en avoir conscience. Ceux qui
attribuent d’emblée cette dimension contestataire à la mobilisation
de Florence le font dans une lecture a posteriori qui est précisément
suggérée par l’effet de mouvement générationnel produit par les
célébrations et le rassemblement. Dans un discours indirect, person-
nel, les mêmes diront par contre qu’ils sont partis sous l’effet d’une
pulsion de sauvegarde d’un patrimoine immense, rôle dont ils se sont
emparés. C’est bel et bien la jeunesse étudiante qui se manifestait à
Florence « en 66 ».
L’inondation de Florence a été effectivement une des mobilisations
patrimoniales les plus massives de l’histoire, la première à prendre
une dimension européenne et internationale, dans un moment qui
préludait au bouleversement épocal qu’a été Mai 68. En même temps,
le « traitement culturel » de l’événement et de la mémoire de cette
émotion patrimoniale a fait de ces sauveteurs un groupe qui a béné-
ficié, pour sa constitution même, d’événements plus tardifs.
Il me semble que nous sommes face à une opération de mémoire
culturelle qui fait de cette émotion patrimoniale, à travers « gli angeli
del fango », un instrument propre à forger pour une génération entière
une référence identitaire aux niveaux national, européen et interna-
tional à la fois. Comme le dit l’un d’entre eux : « On a montré une
solidarité sans compromis, sans pudeur, avec la force de ceux qui,
jeunes, engagés dans le social et en politique, ont voulu s’offrir eux-
mêmes pour que Florence puisse renaître dans les valeurs, les idéaux,
les passions, les rêves qui ont caractérisé ma génération. Avec un
regard lointain tourné vers le Vietnam, le cœur dans la boue, et la
pensée déjà portée vers Mai 68. »

280
« SALVARE IL POSSIBILE »

RÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

ALESSANDRI SYLVIA (dir.), 2006  D’ANGELIS ERASMO, 2006 


Contro al cieco fiume. Quarant’anni dopo, Angeli del fango. La « meglio gioventù »
catalogue de l’exposition organisée à la nella Firenze dell’alluvione,  
Bibliothèque nationale centrale de Florence Florence, Giunti.
(novembre-décembre 2006), Sienne,
Protagon Editori Toscani. D’ANGELIS ERASMO, 2011 
Gli Angeli del fango. L’alluvione mai vista,
ASSMANN JAN, 1997 [1992]  Sienne/Pise, Mediateca regionale toscana.
La Memoria culturale. Scrittura,
ricordo e identità politica nelle grandi JOURNET NICOLAS, 2010 
civiltà antiche, Turin, Einaudi. « Catastrophes et ordre du monde »,  
Terrain, n° 54, « Catastrophes », pp. 4-9.
BALDASSARRI FABIO, 2010 
L’Albero del pepe rosa,   NENCINI FRANCO, 1966 
Rome, Robin edizioni. Firenze. I giorni del diluvio,  
Florence, Sansoni editore.
BARGELLINI NARDI BERNARDINA
(entretien avec GREGORIO NARDI NUVOLETTA MARIA ROSA, 2009 
& ANNEGRET HÖHLER), 2006  Legami d’amore, Rome,  
L’Alluvione di Piero Bargellini, Florence, Fanucci, coll. « Vintage ».
Polistampa, coll. « Memorie di pace e di
guerra ».
VICHI MARCO, 2009 
Morte a Firenze, Parme, Guanda,  
BATINI GIORGIO, 2006  coll. « Narratori della Fenice ».
Diluvio su Firenze. 4 novembre 1966.
Quarant’anni dopo, Florence, Bonechi.
Anthony Pecqueux
Jean-Louis Tornatore

Morale et politique  
dans le monument historique
L’incendie du château de Lunéville

L’incendie du château de Lunéville (Meurthe-et-Moselle) survenu


en janvier 2003 et la mobilisation qui s’en est ensuivie pour sa
reconstruction offraient l’occasion d’ouvrir la boîte noire du monu-
ment : telle était hypothèse initiale de notre recherche 1 . S’il est vrai
que le monument en tant qu’il s’est vu conférer la valeur patrimo-
niale de « monument historique » stabilise en silence un lien entre
les personnes – de l’ordre d’un régime de temporalité –, voilà que
l’événement de son incendie vient bouleverser l’état de « félicité
patrimoniale » que constitue cette relation indiscutée à ses « autoch-
tones », à ses visiteurs, à ses usagers ou à ses serviteurs. La destruc-
tion d’un monument affecte la machine de l’historicité et provoque
une rupture dans la « présence du passé », que ce soit sur le registre
savant de sa valeur historique ou sur le registre familier de sa valeur
d’ancienneté – pour reprendre la terminologie d’Aloïs Riegl (1984).

1. Cet article est issu d’une recherche collective sou- Nous ne résumons pas ici l’ouvrage, nous limitant à
tenue par le ministère de la Culture, conduite de 2004 présenter la manière dont nous avons approché le
à 2007 par une équipe composée de Cécile Blondeau, phénomène « émotion patrimoniale ». Nous nous
Luc Delmas, Bruno Étienne, Thibaut Gorius, Sabrina sommes en particulier appuyés sur la contribution de
Leyendecker et Anthony Pecqueux, sous la direction Bruno Étienne (2011) et sur deux articles écrits par la
de Noël Barbe et Jean-Louis Tornatore, dont le rapport suite par l’un d’entre nous (Pecqueux 2009a, 2009b).
a été récemment publié (Tornatore & Barbe 2011).

283
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

L’incendie était alors l’occasion de déplier dans toute sa diversité


l’univers que le monument organise, et d’interroger les notions de
valeur, d’attachement 2 et de bien qui lui sont associées. Le couple
« émotion/mobilisation » a d’emblée été une entrée privilégiée. Trop
souvent pensées selon une seule succession temporelle et/ou chaîne
causale, émotion et mobilisation ont certes en commun d’être liées
à la survenue d’un événement et d’apparaître sur un mode impératif :
manifester son émotion devant une catastrophe paraît être la réac-
tion obligée, alors que, a contrario, « l’absence d’émotion [est une]
offense » faite à la situation (Paperman 1995). Il paraît tout aussi
nécessaire de s’organiser et se mobiliser pour conjurer un événement
malheureux. Prolongeant les théories de John Dewey (2003) sur le
public, Louis Quéré (2003) décrit notamment le processus de pas-
sage d’une communauté de destin à un public organisé en régime
cognitif, dans le cas d’une population confrontée à une catastrophe
naturelle – en l’occurrence une vallée inondée. Bien que nécessaires
et également liées à un événement, émotions et mobilisation ne se
recouvrent pas : l’objet de ce texte est alors d’en éclairer la relation,
après avoir spécifié les types d’attachement au château et leurs
modifications progressives.

L’événement : de l’incendie à la mobilisation


Dans la soirée du 2 janvier 2003, à la suite vraisemblablement d’un
court-circuit, un incendie se déclare dans les combles de la chapelle
du château de Lunéville, legs majeur de l’ancien duché de Lorraine,
« une des réalisations les plus grandioses et les plus marquantes de
l’architecture du XVIIIe siècle en Lorraine » (Tronquart 1991 : 11),
et surnommé à ce titre le « Versailles lorrain ». Malgré une arrivée
rapide des pompiers, les flammes attisées par un vent particulière-
ment violent se propagent et embrasent l’aile sud qui abrite les
appartements de Stanislas Leszczynski, dernier duc de Lorraine,
alors pour partie occupée par le musée de la Ville et pour partie
affectée au ministère de la Défense (siège du 53e régiment des trans-
missions). Tandis que les militaires s’activent à déménager les col-
lections de la galerie militaire ainsi que les tableaux exposés dans

2. Sur la notion d’attachement, voir Hennion 2004, 2010.

284
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

les salles d’apparat, une chaîne humaine composée de pompiers,


d’élus et d’habitants accourus sur les lieux se forme pour tenter de
sortir par l’aile nord les collections du musée. Contenu dans le milieu
de la nuit, alors qu’il menaçait le théâtre proche ainsi que des habi-
tations, le feu n’est maîtrisé qu’au petit matin. Le bilan est lourd.
L’incendie a touché la moitié du château, soit 5 000 m2 : les toitures
de la partie sud-est ont été ravagées, la ruine des charpentes entraî-
nant la destruction en quasi-totalité de l’escalier d’honneur, de la
chapelle et des appartements ducaux (avec effondrement des plan-
chers intermédiaires). Le musée a perdu la majeure partie de ses
collections, dont celle des faïences qui ­comptait pour la collection
de référence du Lunévillois – notamment : une représentation du
« nain bébé » attaché au duc Stanislas, une apothicairerie du
XVIIIe siècle comprenant deux cents pièces de faïences, des tableaux,
dessins, tapisseries, tentures. Quant à la partie militaire, qui com-
prenait la salle du commandant d’armes, une salle de réception, le
mess des officiers, une galerie militaire ouverte en juin 1999 retra-
çant avec quelques cinq cents objets, tableaux, mannequins, vête-
ments, armes, etc., le passé militaire de Lunéville et une bibliothèque
de plus de 8 300 ouvrages, elle est complètement détruite.
À première vue, l’émotion suscitée par la destruction du château
de Lunéville n’est pas sans rappeler une récente catastrophe majeure
dans le monde des monuments historiques survenue quelques années
plus tôt : l’incendie du Parlement de Bretagne à Rennes en
février 1994 3 . On y repère une même représentation d’une mobili-
sation massive et indifférenciée qui transcende les clivages sociaux
et politiques et qui se déploie à tous les niveaux de l’action publique
ou dans l’espace public, de l’État aux populations locales. Citons
de haut en bas et du public au privé : une qualification de « cause

3. La reconstruction du Parlement de Bretagne s’est ciation, la tenue de manifestations pour recueillir des
achevée en 2004. Il est intéressant à ce propos de dons, etc. – tous outils qui seront effectivement vite
noter que Maryvonne de Saint-Pulgent, en charge du actionnés à Lunéville. Plus largement, elle défend
dossier en tant que directrice du Patrimoine au minis- l’idée qui a émergé à Rennes de mobilisation des émo-
tère de la Culture et de la Communication en 1994, en tions (Saint-Pulgent 2003). L’intérêt de puiser dans
témoigne dans sa contribution au livre-manifeste l’expérience de cette autre catastrophe patrimoniale
L’Appel de Lunéville, paru deux mois après l’incendie de grande ampleur est de couper court aux tâtonne-
du château (Moulin & Vagner 2003). Elle liste les dif- ments et ajustements progressifs qui avaient été alors
férents outils employés à Rennes et qui pourraient nécessaires.
être mis en œuvre à Lunéville : la création d’une asso-

285
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

nationale » par le ministre de la Culture 4 ; le lancement d’une sous-


cription par le ministère de la Défense/Armée de terre ; la création
sur l’initiative du conseil général de Meurthe-et-Moselle d’une
association « Lunéville, château des Lumières » qui a pour vocation
d’accompagner le processus ; la mobilisation de la Fondation du
Patrimoine par le biais d’une souscription ; des lettres de compassion
et de soutien adressées au maire de Lunéville, des dons en argent 5
ou en objets (telles des faïences) par des particuliers, ainsi que des
propositions d’initiatives diverses émanant d’entreprises, de collec-
tivités, d’habitants. Bref, un même sentiment d’union sacrée autour
du château ; et enfin une même volonté de reconstruction, c’est-à-dire
de restitution à l’identique, comme pour effacer ce qui est survenu
et qui a perturbé le cours du temps – et du monument. Si l’objectif
était de « rendre le château de Lunéville au public » dès 2005 (année
nancéienne de célébration du siècle des Lumières à l’occasion du
250e anniversaire de la place Stanislas), l’affaire a cependant été plus
longue que prévu. La restauration du château, en cours, devrait
s’achever en 2015. L’ouverture au public de la chapelle, cœur du
sinistre, a été fêtée à l’automne 2010 avec un colloque international
sur les chapelles princières6.
Il faut cependant préciser un point déterminant : au moment de
son incendie, le château vient d’être engagé dans un processus de
requalification patrimoniale – visant la réaffectation quasi totale
de ses locaux à une mise en valeur touristique – consécutivement à
sa cession par la Ville de Lunéville au conseil général de Meurthe-
et-Moselle et l’inauguration officielle de ce processus ne date que
de décembre 2002. Cette requalification sera désormais conco­
mitante à la réparation des dommages : les deux p ­ rocessus sont

4. Cette formule, sans doute exprimée oralement par liserait pour soutenir la reconstruction, la restaura-
le ministre devant les témoins de sa visite, n’apparaît tion, dans certain cas, et dans d’autres cas la recons-
pas telle quelle dans ses discours. Cela dit, elle a été truction de cer taines par ties du château de
largement relayée par ces mêmes témoins, dans la Lunéville » (http://www.culture.gouv.fr/culture/
presse et jusque dans les statuts de l’association actualites/conferen/Aillagon2002/jp03.htm [valide
« Lunéville, château des Lumières ». Si bien que le en juillet 2013]).
ministre finit par y faire allusion dans son discours 5. 100 000 euros le 3 avril 2003 ; 1 405 698 euros le
de 2003 pour les Journées européennes du patrimoine 2 février 2012. Voir la page d’accueil du site internet de
(9 septembre 2003) : « Dès le lendemain de ce l’association « Lunéville, château des Lumières » : www.
sinistre, je me suis rendu sur les lieux. J’ai pu consta- chateaudeslumieres.com [valide en juillet 2013].
ter l’ampleur des dégâts ainsi que le déchirement, la 6. « De la gloire de Dieu à la gloire du prince », col-
détresse, la peine de nos concitoyens lorrains. J’avais loque international sur les chapelles princières, cha-
indiqué aux uns et aux autres que la nation se mobi- pelle du château de Lunéville, 18-20 novembre 2010.

286
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

t­ otalement imbriqués. Cette caractéristique est un indicateur de la


carrière du monument, laquelle, on le pressent, n’est pas rectiligne.
On constate en tous cas un décalage entre les successives labellisa-
tions de l’édifice au titre des monuments historiques, durant le
premier tiers du XXe siècle – classements partiels en 1901 et 1929 ;
inscription partielle en 1929 –, et la mise en valeur patrimoniale
du site.

Que faire des émotions ? Les mobiliser


Le geste premier des entrepreneurs de la mobilisation a été de
faire fond sur le capital sensible constitué de toutes les manifesta-
tions d’émotion qui ont convergé vers Lunéville (lettres, dons,
propositions), de telle manière que les émotions négatives (la
tristesse principalement) se transforment en émotions positives
– l’enthousiasme pour et devant la reconstruction. L’appui sur les
premières pour fonder et conforter la mobilisation se double d’un
encouragement à susciter les secondes par la publicisation de la
reconstruction.
Pour en comprendre l’enjeu, il faut repartir de l’événement. Un
incendie ou toute autre forme de dégradation de monument his-
torique n’est pas une situation relevant d’emblée de la morale, à
la différence de situations impliquant des victimes humaines pour
lesquelles l’absence d’émotion constitue une offense (Paperman
1995). Il y a cependant une spécificité patrimoniale qui autorise
à qualifier cette situation de quasi morale d’emblée. En effet, le monu-
ment historique ne se réduit certes pas à des « vieilles pierres », il
est une trace des humains du passé, qualité qui lui confère une
importance spécifique. Sa destruction ne souffre cependant pas
la comparaison avec des catastrophes humanitaires, sociales, ou
naturelles, laquelle le renvoie alors à un état de « vieilles pierres ».
En 2001, le sort réservé aux bouddhas de Bâamyân par les talibans
avait suscité une large indignation ; celle-ci en avait déclenché
une autre à partir de l’argument selon lequel le sort des femmes
en Afghanistan relève d’une plus grande urgence que celle des
pierres. Ici le maire de Lunéville a pleuré devant les caméras de
télévision le soir de l’incendie ; les responsables syndicaux locaux
ont relevé qu’il n’avait jamais eu de larmes pour les fermetures
d’usine du bassin d’emploi lunévillois sinistré. Ainsi, une catastrophe

287
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

­patrimoniale peut être décrite comme quasi morale d’emblée en


tant qu’elle suscite souvent des émotions, mais ces dernières ne
sont jamais acquises ni irréversibles : il faut constamment travailler
à réaffirmer que l’événement est digne d’émotions, et donc de
mobilisation. Les émotions sont un enjeu particulièrement impor-
tant dans toute situation où le caractère impérieux de l’action
collective ne va pas de soi, et peut être récusé au profit de mobi-
lisations jugées plus importantes car touchant à l’humain. Faire
valoir le caractère approprié de certaines émotions en les plaçant
au centre de la mobilisation équivaut à neutraliser toute forme de
relativisation de l’événement et à affirmer l’obligation de condam-
ner l’indifférence à son égard comme à ses suites. C’est là le travail
sur les émotions que mènent les entrepreneurs de la mobilisation
lunévilloise.
Mobiliser les émotions revient à mettre en œuvre un dispositif
de sensibilisation à partir des occurrences d’émotions dont il s’ali-
mente régulièrement. Le plus souvent, cette procédure prend la
forme d’une action de bon gré, ou gratification d’agir pour une
bonne cause : l’action initiale de particuliers (une lettre, un don)
suscite en retour une action de la part des entrepreneurs de la mobi-
lisation (une réponse, parfois manuscrite, du maire, une carte
d’adhésion à l’association). Les donateurs sont hissés au statut de
membre de l’association pour l’année du don ; ils reçoivent un
­Journal des co-reconstructeurs (titre performatif qui vise à les associer à
la reconstruction du château), etc. La gratification ne s’inscrit pas
dans une finalité de rentabilité : elle vise à montrer à son partenaire
que son intervention a bien été prise en compte pour ce qu’elle est.
Ces actions de bon gré sont non seulement des sortes d’accusés de
réception des émotions, mais elles signalent aussi que celles-ci sont
retenues comme pertinentes pour la définition de l’événement et
qu’elles occasionnent pour partie la mobilisation. Parallèlement,
l’association enregistre de nouveaux dons après chaque action en
direction des donateurs. Voilà en quoi consiste la mobilisation des
émotions. Comme le don s’accompagne le plus souvent d’une expres-
sion d’émotion, l’association cherche la meilleure façon de répondre
à celle-ci, ce qui a pour effet plus ou moins recherché de réactiver
la mobilisation. Cela dit, la proximité avec le modèle humanitaire
fait que l’ambiguïté d’un dispositif de sensibilisation fondé sur les
émotions ne s’efface pas totalement : la critique d’insincérité, voire
de manipulation en vue du don, peut toujours lui être opposée. Ainsi

288
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

le journal peut-il être reçu comme une simple relance pour le don :
« Quand vous donnez à la Croix-Rouge ou bien au Secours catho-
lique ou bien à l’Armée du Salut ou autre, dès que vous avez donné
une fois, vous êtes enregistré et toutes les six semaines, ils vous
relancent […]. Heureusement que Lunéville ne fait pas ça, ils nous
relancent une fois par an, c’est très bien7. »
Un autre couplage émotions/mobilisation porte sur les différentes
initiatives proposées par des particuliers ou des associations. Pour
gratifier ces initiatives, « Lunéville, château des Lumières » les
accompagne jusqu’à leur médiatisation et réalisation – notamment
avec la rubrique « Vie du château » du site internet. Parfois la mani-
festation est livrée « clés en main » à l’association, parfois ce n’est
qu’une idée qu’il faut faire advenir. Ventes, tombolas, manifestations
sportives, culturelles, etc., ces initiatives sont très diverses : c’est par
exemple le versement d’une partie des bénéfices de la vente d’une
bouteille de vin gris de Toul, la vente de places pour un derby
lorrain de football Nancy/Metz, ou encore une marche Nancy/
Lunéville réalisée par le Club alpin de Nancy (puis Lunéville/
Nancy l’année suivante)… À côté des initiatives, il y a encore les
formes de participation des habitants, comme celle des collégiens
et lycéens, par le biais de spectacles ; des commerçants du centre-
ville, associés à l’animation touristique pendant la saison estivale ;
plus généralement, des entreprises du bassin d’emploi, à travers la
création d’un Club des Partenaires. Initiatives et participations
constituent la mobilisation locale par laquelle des personnes ordi-
naires « font quelque chose » pour le château : ce sont des personnes
qui ont été frappées d’émotion lors de l’incendie, et dont l’action
doit être comprise comme une réponse à cette émotion initiale.
L’initiative et la participation à la fois rendent plus concrètement
collective la reconstruction et travaillent à la performation de l’atta-
chement d’émotions liées à une situation problématique, en l’occur-
rence l’irruption d’un événement inattendu, à des émotions associées
à la résolution du problème, c’est-à-dire à l’épreuve de valeurs
qu’occasionne la recherche de cette résolution.

7. Entretien avec un donateur franc-comtois, 2005.

289
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Bipolarisation
La reconstitution progressive de l’intrigue dans laquelle le château
a été embarqué depuis janvier 2003 – voire décembre 2002 – a
permis de mettre en évidence deux pôles contrastés d’attachement
au château – et par conséquent d’émotion patrimoniale. Cet extrait
d’entretien, sous forme d’anecdote, résume parfaitement cette
bipolarisation :
Lors d’un de mes passages à Lunéville, j’ai déjeuné avec un dentiste de la
ville, qui est un rapatrié d’Algérie qui s’est installé là il y a une trentaine
d’années. Il a dit : « Moi ça m’a fait un coup horrible l’incendie du château. »
Alors je lui dis : « Ah bon. Oui c’est un monument historique, etc. ! » Et il me
dit : « Pas du tout, pas du tout. J’ai passé ma bar-mitsva là, je me suis marié
dans les salons. Tous mes amis se sont mariés là. C’est un morceau de ma
vie qu’on a brûlé. » Et j’étais très, très, très surpris : c’est-à-dire que, pour lui,
il y avait un dommage irréparable mais qui n’avait rien à voir avec Stanislas
et Léopold !

Celui qui raconte cette anecdote est un haut fonctionnaire, inspec-


teur général au ministère de la Culture, personnellement et profes-
sionnellement investi dans le processus de reconstruction. Son
étonnement, heuristique, définit deux polarités émotionnelles :
d’aucuns, comme lui, pleurent le témoin de l’histoire, les pierres et
les objets meurtris, en même temps que la perte d’une richesse
culturelle – considérée également comme une ressource pour le
développement local ; alors que d’autres, comme ce dentiste, pleurent
des souvenirs partis en fumée. Il faut savoir que longtemps le châ-
teau a été partagé entre diverses fonctions : musée, siège d’adminis-
tration militaire, il a également abrité divers services administratifs
de la ville. Pour les habitants de Lunéville, il été une sorte de « mai-
son publique » : on s’y mariait, on y fêtait des événements familiaux ;
en outre son immense parc est un parc urbain abondamment
pratiqué.
C’est ce dont rend compte un partage des émotions. D’un côté, on
fait valoir précisément le monument historique, objet d’appropriations
savantes et d’instrumentation politique sous l’argument de la politique
culturelle et du développement local. L’émotion suscitée est alors
fondée sur une appréhension esthétique, historienne ou économique

290
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

du château8. De l’autre côté, on évoque le bâtiment et le parc en tant


qu’objets de pratiques ordinaires, ­partagées, qui ont tissé depuis des
décennies des attachements individuels et collectifs. L’émotion susci-
tée est cette fois biographique et relève du souvenir de l’expérience.
L’objet d’émotion n’est pas seulement le monument de l’art et de
l’histoire médiatisé par son appréhension lettrée, il est aussi son sou-
venir, au sens littéral de ce qui (re)vient à l’esprit d’une expérience
passée, c’est-à-dire le château dans le souvenir des personnes qui l’ont
un jour rencontré et vécu à divers titres. Il est encore sa présence
pratique – une « présence pratiquée » – dans une relation de quoti-
dienne familiarité comme dans une relation touristique.

Appropriations locales :
le château comme « patrimoine proche »
Pour prendre la mesure des émotions, il est déterminant de retracer
l’histoire du château, laquelle ne saurait se résumer aux fastes de
la vie de cour sous les règnes des derniers ducs de Lorraine. Une
histoire sociale, si on considère qu’après la mort de Stanislas en
1776, le château est devenu un monument particulièrement appro-
prié et pratiqué par les habitants comme par des personnes de
passage dans la ville.
On peut lister quelques manifestations significatives d’appropria-
tions. Tout d’abord, la mort de Stanislas a eu pour principale consé-
quence le rattachement de la Lorraine à la France. Pour effacer
toute trace de l’empreinte ducale dans la région, le pouvoir royal a
procédé à la dispersion et à la vente de tout le mobilier intérieur et
extérieur du château. Ainsi des particuliers possèdent-ils encore
chez eux de la « vaisselle de Stanislas ». Au XIXe siècle, le château
est réaffecté comme caserne militaire ; il abrite notamment à partir
de 1824 et jusqu’à la fin du siècle une division de cavalerie, qui
donne à la ville son surnom de « cité cavalière ». La fonction de
caserne militaire a perduré jusqu’à l’incendie : plusieurs générations
de soldats et conscrits s’y sont succédé. Suite à l’incendie, d’anciens
militaires américains ou encore algériens ont envoyé des lettres
pleines d’émotions liées à des souvenirs. Après 1945, le château est

8. Les larmes du maire de Lunéville, Michel Closse, le occasionnée pour tout le bassin lunévillois, représen-
soir de l’incendie alors qu’il est interrogé par France3 tent sans doute un condensé de ces appréhensions.
devant le château en flammes et qu’il évoque la perte

291
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

transformé en cité administrative (dite « cité administrative Stanis-


las »), qui accueille divers services publics (l’ANPE , les pompiers des
services de formation) et des associations, et donc organise quoti-
diennement la réception de publics variés de la région lunévilloise.
Il abrite en outre depuis la fin de la Première Guerre mondiale un
hétéroclite musée municipal qui contient aussi bien de nombreuses
faïences locales que des collections d’animaux empaillés. Il constitue
la visite culturelle systématique de toutes les écoles (au moins pri-
maires) des environs. À travers le puissant outil de socialisation
qu’est l’école, et l’empreinte laissée par des pièces impressionnantes
pour des yeux d’enfant comme des animaux empaillés (souvent
présents dans les récits d’habitants), on comprend à quel point
l’appropriation locale du château dépasse celle des seuls touristes
occasionnels ou des férus de patrimoine local. Enfin, la plupart des
mariages de la région se devaient de réaliser au moins les photos
« officielles » dans la cour d’honneur puis dans le parc des Bosquets ;
de nombreuses réceptions de mariage pouvaient même avoir lieu
dans les salons d’honneur du château, loués pour l’occasion (comme
pour l’organisation de bals). La cour, les salons, enfin le parc des
Bosquets : ce jardin à la française est le principal parc public du
centre-ville de Lunéville. Voilà un nouveau puissant outil de socia-
lisation (les promenades urbaines, souvent familiales et dominicales)
et une forme localement généralisée d’appropriation du château.
Ce survol permet de saisir que ce château, bâtiment d’État comme
le château de Versailles, a connu une postérité et des usages qui le
rapprochent du « petit patrimoine », celui qui accompagne au quoti-
dien. Un patrimoine vécu comme un cadre de vie, dans la familiarité,
plus que dans la distanciation qui caractérise généralement le rapport
au patrimoine. Dans le vocabulaire d’Hannah Arendt, un tel élément
de patrimoine se définit alors plutôt par ses usages : il représente la
durabilité du monde dans l’objet créé par l’Homo faber, et la durabilité
d’un monde d’objets qui se trouve investi par des usages (Arendt 1994 :
187 sq) 9. Les objets n’ont pas pour vocation de rester permanents mais
d’être utilisés ; ces usages n’ont pas le caractère destructeur de la
consommation, mais mettent à l’épreuve la durabilité des objets. Cela
signifie que quand ses familiers réfèrent au château après l’incendie

9. Alors que, saisi par un visiteur, le patrimoine se l’œuvre d’art, soit « une chose immortelle accomplie
définit plutôt par la permanence du monde à travers par des mains mortelles » (Arendt 1994 : 222 sq).

292
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

(par exemple, dans les lettres reçues en mairie), ils ne se limitent pas
au « j’y étais » du témoin oculaire (Dulong 1998). Outre le regard,
leur mode d’attestation personnelle implique également le toucher,
dans la mesure où les manipulations traduisent les usages effectifs du
monument. Traité « en personne », à l’instar des objets de consom-
mation courante, celui-ci est appréhendé en régime de familiarité
(Thévenot 1994). En ce sens, le monument n’est pas seulement marqué
par le passage des populations qui le fréquentent, mais en outre par
des formes de séjour ; et l’accessibilité du site se double d’une dispo-
nibilité pour des usages. Les séjours dans le château sont divers, dans
leur durée et leur régularité ; cela dit, ils impliquent à chaque fois des
actions sans rapport direct avec la valeur strictement patrimoniale
du monument, mais plus liées à l’occupation effective d’un lieu (éplu-
cher des pommes de terre ou récurer les sols lors du service militaire,
danser lors de bals ou de cérémonies de mariage, etc.10).

Postures émotionnelles
Les nombreuses lettres11 de réaction à l’incendie, adressées au maire
de Lunéville au cours des six mois qui ont suivi l’incendie, éclairent
singulièrement la bipolarisation des émotions et des formes d’atta-
chements au château. Si l’on suit une distinction établie par John
Dewey (2005) dans L’Art comme expérience et remarquablement syn-
thétisée par Louis Quéré (2012), ces lettres sont des manifestations
particulières d’émotions. Dans le cadre de sa conception des émo-
tions en tant qu’elles sont liées aux situations dans lesquelles elles
interviennent – un lien particulièrement fort, au point qu’elles sont
pour lui « indistinctement dans l’organisme et dans l’environne-
ment » (Quéré 2012 : 275) –, Dewey distingue les émotions exprimées
directement, immédiatement, de celles différées, médiatisées. Si les
premières (e.g. le cri de joie ou de stupeur) sont proches du réflexe
et à ce titre n’accomplissent rien, les secondes accomplissent quelque
chose d’important du fait de « l’incorporation de l’émotion durable
dans un matériau objectif qui l’entretient » (ibid. : 278), poème ou
musique, par exemple. L’action accomplie tient à l’ordonnancement
en un tout de divers souvenirs, commentaires, etc. ; en d’autres
termes, « toutes les parties sont harmonisées par un même sentiment

10. Ces exemples sont issus de lettres de particuliers. 11. Le corpus analysé représente quatre cents
soixante-dix lettres.

293
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

émotionnel immédiat » (ibid. : 279). C’est à ce titre que l’analyse des


lettres prend tout son sens. Bruno Étienne (2011) s’est ainsi attaché
à décrypter la « dynamique émotionnelle » à l’origine de la mobili-
sation pour la restauration du château. Sur la base d’un schéma
interprétatif tripartite (unités de sens/postures émotionnelles/
régimes d’engagement), il repère à partir de deux courriers signifi-
catifs reproduits ci-dessous que les émotions se distribuent selon
deux postures qui constituent deux pôles contrastifs : une posture
« socio-biographique » et une posture « esthético-historique ».

Monsieur le Maire,
C’est avec une profonde tristesse que j’ai vu, à la télévision, le sinistre du
joyau de votre ville.
Ce château est pour moi un souvenir inoubliable. En effet, du 15 octobre
1937 au 23 août 1939, j’y ai passé les plus belles années de ma jeunesse en
y effectuant mon service militaire.
Le 3e Bataillon de Dragons Portés y avait ses quartiers. Je faisais partie du
1er Escadron qui occupait les locaux sis au premier escalier à droite en direc-
tion des Bosquets.
Quand je vous ai vu, à la télévision, évoquer ce qu’était le château pour les
Lunévillois j’avais, comme vous, le même souvenir de tristesse et aussi une
larme à l’œil.
Si je pouvais, je me rendrais à Lunéville. Mais mes 85 ans ne me le per-
mettent plus sinon j’effectuerais ce déplacement pour aller soutenir vos
administrés.
C’est un vrai désastre pour Lunéville.
Veuillez, monsieur le Maire, agréer l’assurance de mon profond respect. Je
vous souhaite bon courage.
R. M. Ancien du 3e BDP.
Président National de l’Amicale des Anciens de ce glorieux régiment.

Monsieur le Maire,
C’est avec une profonde émotion que j’ai appris la véritable catastrophe qui
venait de frapper Lunéville et la priver brutalement d’une partie de son
histoire.
Comme tous les Français j’ai été heurté par le spectacle de désolation qu’of-
frait le château de Lunéville livré à la proie de flammes. Et j’ai été encore
plus touché par le désarroi de tous vos administrés que je sais très attachés
à leur patrimoine qui est aussi le patrimoine de la France.
Dans ces circonstances dramatiques, je tiens à vous exprimer, comme l’a
récemment fait le ministre de la Culture et de la Communication, la

294
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

­solidarité de la Nation et le soutien actif que les autorités de l’État apporte-


ront à l’indispensable reconstruction de ce joyau de notre histoire.
En vous exprimant encore toute ma sympathie, je vous prie d’agréer, Mon-
sieur le Maire, l’expression des mes sentiments les meilleurs.
Jacques Chirac.

Au regard de la posture socio-biographique, « le château de Luné-


ville est donné comme un élément structurant de l’expérience de vie,
d’un parcours biographique, d’une histoire privée (“Ce château est
pour moi un souvenir inoubliable”) » (ibid. : 75). Il est alors un objet
familier, ne relevant pas de qualifications générales mais d’« une
personnalisation des choses » (Thévenot 1994). Au regard de la pos-
ture esthético-historique, le château représente une classe d’objets
symbolisant « des entités plus générales comme “l’identité régionale”,
“le patrimoine national” » (Étienne 2011 : 75) ; les membres de cette
classe peuvent alors faire l’objet de comparaisons, voire être substitués
les uns aux autres. « Dans l’expérience socio-biographique, le château
de Lunéville peut jouer le même rôle qu’une expérience amoureuse,
la nostalgie d’une maison familiale ou la madeleine de Proust. Pour
l’émotion proprement esthético-historique, Lunéville peut être mis
en équivalence avec le château de Versailles, le Parlement de Bretagne
ou les bouddhas de Bâamiyân. Dans le premier cas, on se réfère à
des grandeurs biographiques ou communautaires, dans le second à
des grandeurs historiques universelles ou savantes » (ibid.). Cette dis-
tinction n’est pas sans rappeler celle opérée par Aloïs Riegl (1984)
entre valeur historique et valeur d’ancienneté d’un monument, le
« château du siècle des Lumières » renvoyant à la première, le jalon
d’un cycle de vie d’un individu voire d’une famille, à la seconde.
Les deux lettres citées seraient « deux formes idéales typiques de
l’expression de l’émotion » (Étienne 2011) dessinant un partage entre
souvenir personnel et histoire collective, entre valeur d’usage et
valeur « patrimoniale » (au sens institutionnel – la valeur d’usage
étant aussi à nos yeux, on l’aura compris, patrimoniale), entre dou-
leur intime et mobilisation nationale. Cependant, pour être claire-
ment identifiables, ces deux pôles d’attraction sont le plus souvent
présents à l’intérieur même de chaque lettre, à des degrés variables,
au point que les lettres se situent davantage dans un continuum
entre les pôles. En d’autres termes, il n’est pas question de considérer
l’émotion du président de la République comme plus « patrimo-
niale » que celle du président de l’Amicale des anciens du 3e bataillon

295
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

de dragons. Laquelle serait quoi ? Plus sociale ? Une telle caracté-


risation a priori reviendrait précisément à ne pas vouloir ouvrir la
boîte noire de la notion de patrimoine. L’un des intérêts de la jus-
tification socio-biographique est « d’interroger en direct le rapport
des personnes ordinaires avec des objets qui ont été souvent “patri-
monialisés” à leur insu, voire à leur corps défendant » (ibid. : 76). La
preuve en est que, pour la plupart, les lettres « sont des composites
des deux postures », « l’émotion ne se disant jamais aussi bien que
quand la biographie rencontre l’histoire, ou quand l’histoire per-
sonnelle s’agrandit dans la prise de conscience d’une histoire par-
tagée » (ibid.).

Agir sur/avec le château


Ces qualités diverses des émotions recensées, nous pouvons essayer
de tirer les fils des actions de traitement de la catastrophe mises en
œuvre suite à l’incendie. Dans ce cadre, le point déterminant est
que les qualités du monument comme patrimoine accessible et
disponible pour des usages variés, qualités qui ressortent de son
histoire sociale, vont être indirectement remises en question par la
politique publique de restauration et de requalification patrimoniale
du site qui se met progressivement en place. Cette politique prend
consistance avec l’annonce publique en décembre 2002 du nouveau
projet pour le château : ce sera le « Château des Lumières ». À tra-
vers le changement de nom, se dessine l’attribution d’une valeur au
monument – précisément la caractérisation officielle de sa valeur
patrimoniale. Cela sous-entend un travail de mise en conformité
du site, travail qui avec l’incendie se double d’un autre travail, la
réparation des dégâts. Ainsi, le processus de mise à distance du
château vis-à-vis de ses usages locaux, que la requalification allait
occasionner à plus ou moins long terme, s’accélère de manière bru-
tale avec l’incendie.
Différentes phases vont scander ce mouvement de distanciation.
Tout d’abord, l’ensemble du site (château et parc) est fermé pendant
les six premiers mois de 2003 pour sa sécurisation suite à l’incendie.
Le parc est rouvert en juillet 2003, mais pas le bâtiment en lui-
même : mis à part les fonctionnaires du patrimoine, plus personne
n’entre dans le château. Ensuite, même l’usage du parc est régle-
menté avec, par exemple, l’interdiction des jeux de boules (cf. infra).

296
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

Habitants et usagers sont priés de se tenir à distance de ce qui a


toujours été un espace familier. Enfin, les travaux de reconstruc-
tion entamés en avril 2005 ne changent rien, ou presque, à cette
nouvelle partition de l’accessibilité et de la disponibilité du monu-
ment, puisqu’ils sont lents et progressifs. La partie non sinistrée
(l’aile nord du château) abrite les bureaux des acteurs de la recons-
truction, et les objets récupérés y sont entreposés avant une res-
tauration et/ou une réaffectation. Quelques pièces (les anciennes
écuries, auxquelles on accède par l’extérieur du château) sont
consacrées aux expositions réalisées à chaque saison estivale, à
partir de 2004 et pour plusieurs années. Bref : pour les habitants
et ses usagers habituels, le château n’est plus ou presque plus acces-
sible ni disponible. Son nouveau propriétaire saisit l’occasion de
l’incendie pour initier la mise à distance patrimoniale inéluctable
qu’appelle la requalification. En ce sens, l’action de reconstruction/
requalification instaure une différence hiérarchisée entre le châ-
teau défini comme patrimoine monumental et le château défini
par ses usages (alors que, jusqu’à présent, ils tendaient plus ou
moins à cohabiter). En effet, les actions du conseil général au cours
des premières années de chantier se déploient selon deux axes
simultanés mais distincts : d’une part, une action patrimoniale
volontariste, mise en œuvre par des experts et des entreprises
labellisées sous la direction de l’architecte en chef des monuments
historiques ; d’autre part, une action culturelle participative dont
le but est d’entretenir la mobilisation collective et de maintenir
l’attention sur le château en sollicitant des personnes ordinaires
(par le biais de cafés philosophiques, de tombolas, de spectacles
organisés par des associations, etc.).
On peut envisager brièvement quelques critiques à l’égard de la
requalification patrimoniale, révélatrices de la concurrence entre les
définitions du château. Ces critiques n’accèdent pas toutes à un niveau
de critique publique portée par un public organisé (association,
groupe, etc.) 12 : elles restent souvent à un niveau de plainte diffuse ou
de critique individuelle. Cependant, elles contribuent à infléchir
l’action en obligeant à associer certains usagers du patrimoine.

12. Ce qui n’est guère étonnant à partir du moment où elles sont émises depuis un régime de familiarité : voir
Dewey 2003.

297
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Une première série de critiques concerne l’attribution de la valeur


« des Lumières » au monument. En premier lieu, celle-ci induit une
disparition de la référence locale (« château des Lumières » versus
« château de Lunéville ») : cette critique pointe le regret du passage
d’une référence à un collectif concret et présent à une référence
abstraite. Ensuite, l’attribution de la valeur « des Lumières » conduit
à un tri et à une discrimination entre les éléments de patrimoine
associés au château et au Lunévillois. Ainsi, le président de l’Asso-
ciation des amis de la faïence de Lunéville-Saint-Clément s’inter-
rogeait en 2005 sur le devenir des pièces des XIXe et XXe siècles qui
reflètent aussi le patrimoine local et avaient leur place dans l’ancien
musée municipal. La critique exprime la crainte que l’affirmation
de cette valeur ne se fasse au détriment de la reconnaissance de la
diversité du patrimoine local. Dans le même registre, une autre
plainte diffuse porte sur le devenir de la statue du général Lasalle.
Cette statue équestre d’un officier de cavalerie légère de Napoléon
trône au milieu de la cour d’honneur. Elle est identifiée au château
au point que certains en parlent comme de la « statue de Stanislas »,
et sert par exemple souvent d’arrière-plan pour les photos de
mariage réalisées dans la cour. Voilà un nouvel élément du patri-
moine familier mis en danger par la requalification. Enfin, la valeur
« des Lumières » est vue comme contrevenant à l’histoire du château.
Cette critique est portée par le principal historiographe local (éga-
lement ouvrier qualifié dans l’industrie) : pour lui, le château aurait
tout juste servi de refuge à Voltaire pour échapper à l’embastillement
et n’aurait pas eu ce rôle dans le développement de la pensée des
Lumières qu’on veut bien lui prêter. Par ailleurs il rétablit une vérité
historique concernant les fameux automates dont s’amusait la cour
de Stanislas : ce n’étaient pas les proto-robots qu’on a voulu y voir,
mais de simples silhouettes de papier animées par des ficelles. Son
discours a été entendu par la conservatrice du site qui l’a invité à
prononcer des conférences, et qui a fait remonter au comité de
pilotage ces informations historiques inédites. Ici, la critique réussit
l’épreuve de la publicisation, mais reste une initiative individuelle.
Dans une certaine mesure, ces critiques ont porté et ont conduit
les promoteurs de l’action publique patrimoniale à prendre en compte
d’autres usages et usagers du château, et à atténuer la rupture occa-
sionnée par la patrimonialisation. Par exemple, lorsqu’un Club des
partenaires est créé en 2007, il est fait droit à leur demande de dis-
poser d’une salle du château pour se réunir : on renoue ainsi avec

298
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

une tradition d’usage public de proximité du monument. Plus géné-


ralement, ceci contribue également à modifier le programme de
réouverture du château. Ainsi, l’option initiale adoptée par le comité
de pilotage, soit une reconstruction dite « à l’horizontale », c’est-à-dire
étage par étage, est révisée au profit d’une reconstruction « à la ver-
ticale », portion par portion (un escalier, un vestibule, etc.). L’enjeu
est de permettre l’accessibilité contrôlée, progressive, de certaines
parties du château.
On est ainsi passé d’une action publique « sur le » château à une
action publique « avec le » château. Cette dernière configuration
ouvre la voie à l’imbrication d’un régime public et d’un régime
familier de patrimonialisation. Pour en saisir la portée pratique,
prenons le cas des boulistes du parc des Bosquets. Dans un premier
temps (2003-2005), leur présence est contestée : ils troubleraient la
perspective visuelle du paysage patrimonial, depuis la cour des
Communs jusqu’au fond du parc, soit pour les experts une des
originalités de l’œuvre architecturale de Boffrand ; ils menaceraient
également les parterres de fleurs par des lancers intempestifs et
généreraient des nuisances olfactives avec leurs grillades estivales
et dominicales. Bref : ils ne sont pas compatibles avec la grandeur
patrimoniale du site13 . Dans un deuxième temps, qui tient en par-
ticulier au fait que le directeur de l’association « Lunéville, château
des Lumières » s’installe à Lunéville et prend conscience de l’inser-
tion du château dans le tissu urbain, une attitude plus conciliante
est adoptée à leur égard. Ils sont désormais tacitement tolérés, et
ils ont même été encouragés à participer à la mobilisation en orga-
nisant en 2007 un tournoi baptisé « Tournoi des Lumières », dont
une partie des bénéfices a été reversée à la souscription pour la
reconstruction. La pratique bouliste est désormais accomplie sous
le signe de la grandeur publique : pour la cause du patrimoine. Cet
exemple montre que des usages familiers du site peuvent être conci-
liés avec l’action publique. D’un côté, une collectivité territoriale
s’empare d’un monument et agit sur lui ; de l’autre, certains usagers
s’immiscent dans cette action et rappellent ainsi l’importance loca-
lement morale du monument.

13. Joan Stavo-Debauge (2003) analyse un cas simi- mondial de l’Unesco – et des marginaux qui « zonent »
laire de tension patrimoniale entre des habitants du dans le quartier.
Vieux-Lyon – quartier classé sur la Liste du patrimoine

299
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Tout dualisme est politique


Le geste central de notre approche14 a été de tenter de dénouer le
couple émotion/mobilisation, tel qu’il s’exprimait dans la saisie de
l’événement par les acteurs eux-mêmes – tous acteurs confondus, du
conservateur du patrimoine à l’habitant ordinaire, qu’ils soient, par
exemple, dentiste, syndicaliste ou pompier. Partant du sens du terme
« émotion », privilégié par Daniel Fabre en tant que « mouvement
collectif improvisé » (Fabre 2002), nous avons pris l’expression au mot,
c’est-à-dire dans sa polysémie, afin en quelque sorte de « remonter »
du mouvement, c’est-à-dire les manifestations concrètes de la mobi-
lisation, à l’émotion diversement manifestée par les personnes, et de
les considérer ensemble15. De récentes publications ont souligné l’inté-
rêt du couple émotion-mobilisation dans cette acception étendue et
pour des causes diverses (Cefaï 2009 ; Traïni 2009). Nous avons pour
notre part cherché à montrer que, bien que soient distinguées a priori
émotions et mobilisation à partir de leurs régimes respectifs – affectif
versus cognitif –, il est à concevoir une zone de rencontre où émotions
et mobilisation, loin d’être une suite temporelle ou dans un rapport
de causalité, s’alimentent mutuellement. Ainsi, les émotions appa-
raissent comme un moteur de la mobilisation, du fait de leur travail
propre : « Non seulement les émotions suscitent l’enquête, elles opèrent
aussi dans la configuration du problème et de sa solution » (Quéré
2012 : 283). Cette mise en perspective conduit à nuancer l’acception
d’« émotion patrimoniale ». Si les émotions sont toujours attachées à
des situations, y aurait-il pour autant une spécificité de l’émotion
patrimoniale ? Ou plutôt, l’émotion attachée à une situation ne ren-
voie-t-elle pas aux valeurs attachées à l’objet de l’émotion – lequel, en
l’occurrence, n’est pas identiquement patrimonial ? On peut certes
envisager une spécificité patrimoniale – ou monumentale – de l’émo-
tion en tant que la politique des monuments historiques a instauré
une sensibilité au passé instruite par une histoire ou une histoire de
l’art – ce qui peut donner à comprendre l’émotion du conservateur
du patrimoine –, mais on a vu que celle-ci n’était pas le seul mobile

14. Le « nous » réfère ici à l’équipe de recherche, aux (2005), les émotions comme des actions intériorisées
questionnements et débats qui l’ont dans une certaine et, symétriquement, considérer les différentes
mesure constituée. formes de la mobilisation comme autant de manifes-
15. Manière de sortir du dualisme intériorité/exté- tations concrètes, extériorisées et durables des
riorité : soit considérer, à la suite de Jennifer Church émotions.

300
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

de l’émotion. Dans la mesure où une émotion résulte de la confron-


tation à une situation problématique, à un bouleversement de monde,
l’émotion patrimoniale est alors une entrée pour comprendre les
valeurs qui irriguent l’objet patrimonial et le travail de « valuation »
(Dewey 2011) patrimoniale dont il est précisément l’objet : le boule-
versement remet ces valeurs en question ; elles résistent au boulever-
sement 16. En ce sens, envisager le patrimoine sous l’aspect des émo-
tions qu’il peut susciter revient finalement à se confronter à l’activité
patrimoniale aujourd’hui, dont une des particularités est d’avoir
débordé la raison patrimoniale d’État.
Ce débordement n’est certainement pas étranger à l’émergence
d’une réflexion foisonnante sur le statut disons social du monument
ou de l’objet patrimonial, voire sur son opérativité sociale. Pour le
moins, la bipolarisation des émotions, on l’a vu, aide à formuler le
caractère quasi moral d’emblée du patrimoine : à la fois cette façon qu’il a
de nous obliger et cette façon que nous avons de l’obliger à se jus-
tifier ; à la fois son évidence morale et la nécessité de constamment
travailler à la justifier, réaffirmer, entretenir… Mais on peut aller
plus loin en s’interrogeant sur ce que fait la valeur patrimoniale, en
particulier sur les partages et les hiérarchies qu’elle institue. Reve-
nons alors aux deux figures d’attachement contrastées que nous
avons posées au début de ce papier. Si on écoute les spécialistes des
monuments historiques, l’incendie aura été la chance du château
car, en une nuit, il a fait advenir sa grandeur patrimoniale et donné
l’opportunité de son arraisonnement. Il permet en même temps une
hiérarchisation des attachements et une mise à distance que les
nouveaux usages de cette grandeur nécessitent. Le terme de patri-
moine étant réservé à l’objet révélé, les attachements populaires
sont alors « naturellement » renvoyés à une mémoire locale ou à
une bien nommée « valeur sociale » du patrimoine. Pourtant, si on
écoute les personnes ordinaires (habitants, conscrits, visiteurs…)
ou les agents de la mobilisation locale, le château n’en est pas moins
considéré comme relevant du « patrimoine » – même s’il n’est pas
pleuré, on l’a vu, pour les mêmes raisons et même s’il ne fait pas
l’unanimité quant à la conception de ce que pourra être sa mise en
valeur après sa restauration.

16. Voir sur ce point le commentaire que Louis Quéré (2012 : 281) fait de la théorie différentialiste de l’émotion
de Pierre Livet.

301
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Quel est l’effet pratique de l’opposition ainsi signifiée, qu’elle soit


dite patrimoine versus mémoire ou bien valeur patrimoniale versus
valeur sociale du monument ? Ce n’est pas tant l’opposition en elle-
même qui importe, que la manière dont elle est considérée : soit
comme une catégorisation stricte et fortement signifiante, soit comme
une catégorisation souple consacrée par une certaine interchangea-
bilité des termes. Plutôt que de discuter a priori cette opposition
conceptuelle, voyons comment elle est « travaillée » dans l’action par
les acteurs eux-mêmes – et essayons de rapporter les conceptions de
l’objet en jeu (le château de Lunéville) aux capacités que ces actions
donnent d’en parler et d’agir sur lui. En d’autres termes, l’effet pra-
tique de ce travail sur les catégories est politique : dans un cas comme
dans l’autre (fluidité ou rigueur), des personnes ou des collectifs,
institués ou non, veulent faire valoir voire affirmer une capacité
d’expertise et une autorité. Sous la rigueur de la catégorisation
– « Ceci est du patrimoine, ceci est de la mémoire », « Il y a une valeur
sociale du monument qui n’est pas à confondre avec sa valeur patri-
moniale » –, se jouent l’arraisonnement patrimonial du château et
sa prise en mains par les spécialistes se prévalant de compétences
historienne, politique, administrative… En ce sens, le patrimoine
universalise, délocalise et exclut. Inversement, sous la fluidité de la
désignation – fluidité au sens où la référence n’est pas ou guère inter-
rogée – tentent de s’immiscer, dans ce jeu déjà fait, des voix diverses
qui font valoir des compétences concurrentielles. Celles-ci ne se
situent pas, ou pas nécessairement, sur un autre terrain, c’est-à-dire
qu’elles peuvent être tout aussi historienne, politique, administra-
tive… La différence réside essentiellement dans le fait qu’elles sont
adossées sur ou se conjuguent à une expérience autre du monument
– celle-là même que depuis l’institution patrimoniale, on qualifie de
mémorielle ou de sociale. La conception du temps et de la relation
au passé est alors pragmatique – ici au sens commun du terme qui
bien sûr irrigue le sens philosophique –, et se traduit en une dimen-
sion particularisante, localisante et inclusive.
Mais cette caractérisation des attitudes est encore dualiste ; elle
risque du moins de reconduire le dualisme raison/passion, alors qu’il
importe d’être attentif aux entrecroisements ou aux « transports » de
modes d’attachement d’un monde à un autre. Que l’établissement de
la forme patrimoniale ait un coût (l’éviction du sensible) ne signifie
pas que celle-ci soit objectivée au point d’être totalement démodalisée,
privée de toute attache affective. La relation savoir/pouvoir ou

302
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

science/politique ne se réduit pas à une simple instrumentation du


savoir par le pouvoir, elle est à double sens ; ou plutôt, les deux « états »
(Latour 2008 : 677) se mélangent : politiquement efficiente, la formule
d’arraisonnement fonctionne comme une formule d’attachement et
par conséquent ménage une capacité d’émotion. Cette dimension
sensible de l’attachement peut être envisagée en deux temps : en amont
et en aval de l’attribution de la valeur patrimoniale. En effet, tout
patrimoine est le fruit d’une émotion primordiale qui le fonde et
institue ses servants et ses serviteurs. Tel est le sens, sur lequel s’ac-
cordent les historiens du patrimoine, des dénonciations originaires
des destructions volontaires des traces ou des œuvres venant du passé,
qu’elles soient la manifestation d’un vandalisme révolutionnaire ou,
bien plus banalement, l’effet du turn over obligé des choses du monde :
ainsi dans la « légende » du patrimoine industriel, l’émotion suscitée
par la destruction en 1971 des halles de Baltard figure au titre de la
prise de conscience de l’intérêt patrimonial de l’architecture du siècle
industriel. Quand ce n’est pas la dénonciation d’une indifférence à
leur égard : ainsi de l’incompréhension ou la colère de personnels du
ministère de la Culture devant le peu d’intérêt de la part d’habitants
ordinaires pour une chapelle de Le Corbusier 17. Dès lors que le patri-
moine est indexé sur une valeur, celle-ci est régulièrement réactivée
ou actualisée : ainsi doit-on comprendre, par exemple, le rejet par
l’historien de l’architecture des valorisations spectaculaires du monu-
ment à l’heure des industries culturelles et son plaidoyer pour un
retour à une présentation scientifique et silencieuse du monument
(Choay 1999 : 161) ; ou encore, les émotions suscitées par des inter-
ventions jugées abusives sur des monuments historiques18. Si le mode
d’attachement n’épuise pas le registre des émotions, il se caractérise
par le fait que le sentiment du passé y est étroitement voire inextri-
cablement combiné aux inscriptions instituantes, en l’occurrence
l’authentification véritative de l’opération historique. Symétriquement,
que l’authentification soit fondée sur une expérience revendiquée et

17. Il s’agit de la chapelle de Ronchamp en Haute- riques : ce dernier a réalisé une version moderne de
Saône : ce cas est étudié par Noël Barbe (communica- l’avant-corps du grand donjon, en acier et béton armé
tion personnelle). lisse. Précisons que ce genre d’affaire ne peut être
18. Voir l’affaire du château de Falaise : cette forte- réduit à une querelle de spécialistes. En amont, les
resse médiévale, associée au nom de Guillaume le émotions sont exprimées depuis une sphère lettrée
Conquérant, a fait l’objet en 1996 d’une restauration et savante, mais en aval, elles ne le sont plus seule-
très personnelle et très controversée par Bruno ment puisque, efficacité politique oblige, le patri-
Decaris, architecte en chef des monuments histo- moine vise à devenir populaire.

303
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

donc engage un mode sensible d’attachement n’interdit pas, au


contraire, le recours à des critères considérés comme scientifiques (le
raisonnable, l’objectif, ce qui est fondé sur des données). L’incendie
du château de Lunéville révèle la présence du passé dans l’expérience
ou dans la mémoire des personnes ordinaires qui les fonde à dire ce
pour quoi le château leur est patrimoine et permet à certains d’en
faire valoir une compréhension historique différente et de contester
l’option choisie par les spécialistes.
Mais l’entrée par les émotions ne doit pas masquer qu’en se libé-
rant du monopole technoscientifique de l’État, l’action sur le passé
brouille les frontières instituées par la raison historienne (et la raison
d’État) entre les catégories qui rendent compte de la relation au
passé, patrimoine et mémoire en particulier. Aussi, a contrario, le
travail de purification de ces catégories, auquel se livrent les spé-
cialistes du patrimoine relève du geste politique – et éclaire les
relations complexes entre savoir et pouvoir. Ce point est essentiel :
les mobiles de la confusion ou de l’hybridation des catégories
peuvent être vus comme politiques et c’est pour des raisons égale-
ment politiques que le dualisme – sous l’aspect du travail de caté-
gorisation – a vite fait de revenir…
On peut se livrer à un petit exercice de politique-fiction ou plutôt
de sciencepolitique-fiction si l’on suit les très suggestives propositions
de Bruno Latour (2008) quant à la possibilité d’un dialogue entre
science politique et science studies. Imaginons un instant qu’il se soit
construit une arène dialogique, un dispositif participatif dont
l’objectif aurait été de définir les modalités culturelles de la recons-
truction, c’est-à-dire de répondre à la question : pourquoi recons-
truire ? Autrement dit : pour quoi et pour qui ? Un dispositif qui ne
serait donc pas seulement de consultation mais élaboré sur le modèle
des budgets participatifs – inspiré de celui de Porto Alegre –, une
sorte de « conseil de développement » mais à vocation ad hoc et avec
un rôle délibératif 19 . Il réunirait des spécialistes du patrimoine
(locaux et nationaux), des agents de l’État, des élus des différents
niveaux territoriaux (Ville, pays, communauté de communes,

19. Le conseil de développement est une structure société civile ou du monde économique : à Lunéville,
existante, le plus souvent dépendante d’une collec- il est associé au « Pays lunévillois » et il est présidé,
tivité territoriale ou d’une instance intercommunale au moment de l’enquête, par le secrétaire général de
et a pour vocation de faire entendre, par le biais de l’union locale cfdt de Lunéville (voir Tornatore 2011).
quelques-uns de ses porte-parole, les voix de la

304
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

département, Région), des acteurs culturels et du tourisme, des


représentants d’associations locales à vocation culturelle et/ou
savante, des regroupements de commerçants, de consommateurs,
d’habitants à divers titres – assurément il y aurait un important
travail de définition préalable de la composition de cette assemblée.
On peut penser qu’il s’y débattrait des conceptions différentes du
patrimoine (le château-poiésis du conservateur du patrimoine versus
le château/parc-praxis de l’habitant), de l’histoire du château (le
château de Léopold symbole de l’absolutisme versus le château de
Stanislas symbole des Lumières), de la culture (éternel débat culture
savante/culture populaire, transposé dans l’institution politique de
la culture en démocratisation de la culture versus démocratie cultu-
relle), du mode de gestion des sites culturels 20, du développement
local (industrie versus tourisme21), etc. On peut penser que le « pro-
duit » qui en sortirait serait alors une sorte de compromis, ou mieux,
un assemblage des différentes appréhensions/perceptions du châ-
teau : de la mémoire historique et de la mémoire autobiographique
du château, du patrimoine et de la mémoire…, qu’importent les
désignations puisque cet assemblage les contiendrait toutes et les
lierait fortement. Il serait un objet scientifiquepolitique, en tant que
combinant diverses acceptions de « politique » et de « scientifique »
(selon celles proposées par Latour 2008). Il serait politique au sens
où il résulte de « nouvelles associations » (ibid. : 662) – quel est le
collectif correspondant au château reconstruit ? ; au sens également
« où il repose le problème du public » (ibid. : 663) – il faut « réinventer
de nouvelles règles et de nouvelles procédures » (ibid. : 664), il faut
recomposer la communauté sur de nouvelles bases, repenser le
rapport à l’économique, au culturel, à l’action sur le passé ; au sens
enfin où il est « l’enjeu d’une procédure démocratique » (ibid. : 666)
poussant à rationaliser les positions, du moins les mettre à l’épreuve
d’une discussion rationnelle – laquelle aurait pour visée de poser
la question de l’équivalence des êtres humains et non humains

20. Cette question est posée avec un brin de provo- un propriétaire privé, une très grosse fortune « qui
cation par un haut fonctionnaire du ministère de la en fasse l’acquisition et qui en fasse sa chose »
Culture, activement impliqué dans le processus de (Tornatore 2011 : 317).
reconstruction. Le système curial, dit-il en substance, 21. Lunéville est une ville industriellement sinistrée
a créé des lieux de prestige et de splendeur dans le par la perte d’une entreprise de construction de
vide, que la démocratie n’arrive pas à gérer. On peut wagons et de camions.
se demander alors si le salut pour ce château n’est pas

305
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

engagés dans la reconstruction du château 22 . Il serait aussi scienti-


fique au sens où il bénéficierait d’une diversité de porte-parole qui
viendraient témoigner pour le château de ses différentes qualités
d’objet du passé.
Mais ce n’est qu’une fiction. Ce qui est sorti de l’entreprise patri-
moniale telle qu’elle a été mise en œuvre n’en est pas moins scienti-
fiquepolitique, mais ici la combinaison est sensiblement différente, du
moins réfère à des sens différents de « scientifique » et de « politique ».
C’est politique au sens où s’y réaffirme une autorité : l’autorité de
celui qui possède le droit de dire le patrimoine, de le gérer ; au sens
où se fait sentir le poids de l’institution, dont le propre est de natu-
raliser le politique. En l’occurrence, ce sens fait valoir que dans la
catégorie s’exerce une forme de pouvoir qui prétend légiférer la
relation au passé et détenir un monopole. C’est scientifique parce
que fondé sur le raisonnable et l’objectif (ibid. : 670) – subsumant le
sensible –, sur un corpus de données et parce que ces données auront
été produites par les seuls porte-parole fiables et reconnus comme
tels, en l’occurrence les historiens et les conservateurs du patrimoine.
Mais la combinaison aura ceci de particulier qu’elle spécifiera dis-
tinctement ce qui relève du politique et ce qui relève du scientifique
car précisément elle s’appuiera sur une conception du scientifique
comme étant « ce qui est distinct du politique » (ibid. : 671) 23 .

À suivre…
Dernièrement, nous nous sommes rendus à Lunéville pour y faire
une conférence. Depuis la réouverture partielle du site, un pro-
gramme d’animations culturelles a été lancé : ainsi les « Lundis de
Lunéville », cycle de conférences-apéritifs sur le thème du travail,
qui se tiennent dans la chapelle restaurée. À cette occasion, le direc-
teur de l’association « Lunéville, château des Lumières » nous a fait

22. Le travail de construction des équivalences – qui redéveloppement des anciennes vallées sidérur-
est précisément celui des politiques – a été frontale- giques lorraines (Tornatore 2011).
ment posé lorsque des syndicalistes lorrains ont mis 23. On veut bien considérer que l’objectivation de la
en contraste la mobilisation pour Lunéville et le culture est politique lorsqu’elle est accomplie par des
désintérêt de l’État et des collectivités territoriales personnes ordinaires, on a plus de mal à considérer
pour l’affaire Daewoo, entreprise installée (à coup de que l’objectivation accomplie par les scientifiques
millions d’euros versés par l’État) pour contribuer au – les anthropologues par exemple – ne l’est pas moins.

306
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

part de l’effet positif de notre rapport de recherche (remis début


2007) lequel, pointant les tensions et cristallisant les positions, a pu
conduire à la recherche de consensus. Et de prendre pour exemple
une personne d’âge respectable qui, à l’issue de la conférence, avait
manifesté son intérêt dans la discussion : « C’est Monsieur P. [pré-
sident d’une association d’histoire locale] : il était un des plus vifs
détracteurs de la valeur des Lumières ; il est devenu un de nos plus
fervents soutiens. »

307
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

R ÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE

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309
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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Serpenoise/Inventaire général de Lorraine,
coll. « Images du patrimoine ».
V Révoltes  
et résistances
Poussée aux extrêmes de sa logique, la révolution patrimoniale
conteste les détenteurs officiels de l’énoncé des valeurs et fait surgir
des revendications possessives chez ceux qui, familiers ou amateurs,
ont fait d’un bien de culture particulier une référence de leur personne
et de leur appartenance collective… Le patrimoine ainsi approprié
devient par définition intouchable. Il prédomine sur tout autre usage
de l’espace public, il rejette toute intervention extérieure, il entre dans
le répertoire très restreint des occasions pour lesquelles, hors de toute
organisation préexistante, des individus se mobilisent, combattent
des décisions que gouvernement et administration ont entérinées,
s’opposent par tous les moyens à leurs applications. C’est alors que
les « émotions » retrouvent pleinement leur sens d’Ancien Régime,
celui de mouvements populaires inattendus dont le « désordre » qu’ils
provoquent est un appel à une autre manière de produire l’autorité.
Françoise Clavairolle

Le retour des camisards


Émotion et mobilisation  
en faveur d’une vallée menacée

Indice d’une mutation de la notion de patrimoine, l’emballement


patrimonial actuel a pour corollaire une diversification des acteurs
qui le produisent. Cette évolution renverrait à une demande sociale
croissante d’ancrage local, faisant écho à l’angoisse anthropologique
qui s’est emparée des sociétés occidentales face aux diverses incer-
titudes que suscite un monde en voie de globalisation. Alors que le
patrimoine a longtemps été principalement national, les dernières
décennies ont vu la montée en puissance des acteurs non institu-
tionnels de la patrimonialisation, porteurs d’une conception anthro-
pologique de la culture qui marque une rupture avec les canons
esthétiques qui ont longtemps prévalu. Tandis que pour décréter le
patrimoine les professionnels s’appuient sur des procédures norma-
lisées afin, notamment, de se dégager des affects qui sont suscep-
tibles de brouiller l’exercice de la raison, les seconds disposent d’un
outil particulièrement efficace, la mobilisation. S’il existe des mobi-
lisations « froides », qui empruntent aux experts leurs méthodes afin
que le statut patrimonial d’un objet soit reconnu publiquement au
titre de sa valeur de mémoire, d’histoire ou d’ancienneté (Hei-
nich 2009 : 26), il en est également des « vives » qui viennent sou-
dainement propulser sur le devant de la scène un « monument »
jusque-là ignoré et lui confèrent une visibilité. Elles attestent du fait
que le patrimoine, loin de n’être qu’un « témoin immobile de l’his-
toire1 », est souvent à la source de polémiques ardentes et de révoltes

1. Voir le texte programmatique du Lahic intitulé « Les site internet du Lahic : http://www.iiac.cnrs.fr/lahic/
émotions patrimoniales », accessible en ligne sur le lahic/article330.html [valide en juillet 2013].

313
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

inattendues. C’est pourquoi la thématique des « émotions patrimo-


niales », en mettant l’accent sur les manifestations d’effervescence
collective liées au patrimoine, a considérablement renouvelé la
réflexion sur les processus de construction et de prise de conscience
patrimoniales.
La définition psychologique de l’émotion – comme état de
conscience complexe, généralement brusque et momentané, accom-
pagné de troubles physiologiques – a aujourd’hui pris le pas sur un
sens délaissé : l’émotion en tant que « mouvement d’un corps collectif,
agitation et fermentation populaires à l’occasion d’un événement
inquiétant, pouvant générer des troubles civils » (Robert 1960 : vol. 2,
1528). On voit immédiatement quel parti peut être tiré de cette accep-
tion vieillie dont la sociologie de l’action collective s’est récemment
saisie (Céfaï 2007 ; Traïni 2009). Dans cette perspective, en effet, les
émotions patrimoniales nous informent non seulement sur la façon
dont une société construit son patrimoine mais également sur ce
qu’elle dévoile d’elle-même à travers les choix qu’elle opère ainsi que
sur les multiples enjeux, sociaux, politiques et symboliques qui leur
sont attachés. Le couple notionnel « émotion patrimoniale » présente
ainsi l’intérêt d’ouvrir à une approche des processus patrimoniaux
articulant une anthropologie du patrimoine, une anthropologie
– émergente – des émotions2 et une socio-anthropologie des mobilisa-
tions collectives.
La mobilisation d’une grande partie de la population cévenole
contre le projet de construction d’un barrage au lieu-dit la Borie, dans
la vallée du Gardon de Mialet plus connue sous le nom de vallée des
Camisards3 , nous semble incontestablement relever du registre des
émotions patrimoniales par l’intensité et la tonalité des réactions que
le projet a suscitées, ainsi que par les dispositifs de sensibilisation que
les opposants ont mis en œuvre afin de rallier à leur cause le plus
grand nombre possible de soutiens, tant locaux que nationaux et
internationaux. Au regard d’autres situations étudiées, elle présente
une singularité : il s’agit d’une émotion d’anticipation, qui n’a donc

2. Les émotions ont longtemps été écartées du champ Comme « la Guerre du peuple » ou « les évènements
des sciences sociales en raison de l’ambivalence de la de 68 », il est la trace d’un événement qui s’est inscrit
pensée européenne à leur égard, d’où l’ignorance, dans le territoire comme dans les mémoires (Boursier
voire le mépris dans lesquels elles ont été tenues. 2002).
3. Un nom qui en lui-même est un « lieu de mémoire ».

314
LE RETOUR DES CAMISARDS

pas suivi un événement traumatique 4 mais a été déclenchée par le


travail de l’imagination, les opposants au barrage se représentant les
conséquences sociales, environnementales et symboliques qui résul-
teraient de la construction de l’ouvrage et faisant du projet une véri-
table arène civile au sein de laquelle se sont affrontés des intérêts
catégoriels, des affirmations identitaires et des luttes pour la
reconnaissance.

Un barrage à la Borie : naissance d’une cause


En novembre 1982, une crue dévaste les basses vallées des Gardons
(Cévennes lozériennes et gardoises). Pour les élus départementaux et
les agriculteurs du bas pays, elle vient confirmer la nécessité d’édifier
un barrage dans un étranglement de la vallée, à la hauteur du mas
de la Borie, afin de mieux protéger de la violence destructrice des
eaux les populations et les cultures situées en aval.
La population des hautes vallées réagit immédiatement à l’annonce
du projet d’aménagement hydraulique. Pour les membres des asso-
ciations culturelles et de défense de l’environnement ainsi que pour
plusieurs élus des communes directement concernées, il ne fait aucun
doute que l’ouvrage, s’il venait à être construit, anéantirait la vallée
des Camisards, « si belle et si bien agencée par la nature et par les
hommes », « véritable joyau cévenol et monument historique ». Aussi,
lorsque l’étude d’impact conclut à la faisabilité du barrage, la popu-
lation dénonce-t-elle une « inadmissible agression » contre le patri-
moine des habitants et des amis de cette vallée.
Au fil des mois, le mouvement de protestation prend de l’ampleur,
impliquant un nombre toujours croissant de personnes. À l’assem-
blée départementale, maîtresse d’œuvre du projet, s’oppose la
société civile locale qui s’organise en cercles de solidarité. Ces
derniers saisissent les autorités publiques, nationales et européennes,
afin qu’elles fassent pression sur la collectivité territoriale pour
qu’elle revienne sur sa décision. Parallèlement, ils sollicitent les avis
d’un aréopage de géologues, d’hydrauliciens et de spécialistes de

4. Contrairement à d’autres cas d’émotions patrimo- perte » (communication à la journée d’études du Lahic
niales qui relèvent de ce que Frédéric Maguet, dans des 30 septembre et 1er octobre 2008 ; voir son texte
son essai de typologie, appelle des « émotions de dans le présent volume).

315
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

l’irrigation pour qu’ils apportent une expertise indépendante, celle


conduite par le maître d’ouvrage, la Compagnie du Bas-Rhône-
Languedoc, étant suspecte de partialité. Bien que les commissaires
enquêteurs conviennent que ce projet traumatise « bon nombre
d’habitants des communes proches » qui y voient « la disparition
d’un site qui leur est cher », l’arrêté de déclaration d’utilité publique
est néanmoins signé et l’engagement financier du conseil général
du Gard aussitôt voté. La riposte des opposants ne se fait pas
attendre. Les associations et les municipalités interpellent les auto-
rités, parmi lesquelles le secrétaire d’État chargé de l’environnement
et le président du Parc national des Cévennes (PNC). Elles s’adressent
également aux groupes de pression protestants afin qu’ils sensibi-
lisent à la cause la « communauté » protestante dont sont issues
plusieurs personnalités politiques occupant des postes de premier
plan au sein du gouvernement.
Dès lors, les opposants multiplient les actions. Ils déposent un
recours auprès du Conseil d’État et en appellent au président de la
République et à l’Unesco au motif que la Borie est située dans la zone
périphérique du pnc, elle-même partiellement classée en « réserve de
biosphère ». Ils sollicitent également les médias écrits et audiovisuels
pour qu’ils donnent une publicité nationale et internationale à la
rébellion qui gronde dans les vallées cévenoles5 : Le Quotidien de Paris
titre sur « La nouvelle révolte des Cévennes », Le Figaro proclame « La
révolte de la vallée des Camisards », L’Événement du Jeudi et Politis
présagent l’un et l’autre « Une deuxième Guerre des camisards »,
tandis que l’hebdomadaire protestant Réforme s’inquiète que « deux
siècles après le prophétisme cévenol, l’histoire recule pour nous pré-
parer une épopée noachique dans la vallée des Camisards ». Le
retentissement de l’affaire est tel que les services du Premier ministre
sont rapidement submergés par plus de vingt mille lettres de protes-
tation, provenant de plusieurs régions de France ainsi que de
l’étranger6.
L’année 1989 voit un durcissement de la lutte. Le nouveau maire
de Saint-Jean-du-Gard, une petite ville située à proximité du mas

5. Les médias sont en effet des machines à capter et terre, la Suisse, la Hollande, le Danemark et l’Alle-
à diffuser les émotions collectives dont les commen- magne), qui ont accueilli les vagues de huguenots
tateurs font de plus en plus souvent la matière pre- français fuyant leur pays pour échapper aux persécu-
mière de leurs écrits. tions, ont constitué un important réservoir de sym-
6. Les anciens pays du Refuge (aujourd’hui l’Angle- pathisants et même de soutiens actifs.

316
LE RETOUR DES CAMISARDS

de la Borie, soutient la création d’un collectif de protection des


vallées cévenoles 7 dont il prend aussitôt la tête. À la faveur des
élections européennes qui se déroulent trois mois plus tard, le Col-
lectif organise un référendum d’initiative populaire qui est un franc
succès puisque 90,78 % des votants se prononcent contre le barrage,
pour un taux de participation de 67 %. La presse régionale s’em-
balle : pour Midi libre, « de vieux courants rebelles descendaient le
Gardon de Mialet, des pierres plein le lit. Sans colère, mais avec
fermeté, ce haut lieu cévenol retrouvait les chemins de l’opposition
au pouvoir central » – allusion directe aux « rebelles » qui s’étaient
autrefois opposés au pouvoir royal, lors de la Guerre des camisards
(1702-1704). Enfin, durant l’été, le Collectif occupe la Borie afin de
prévenir toute tentative de destruction du mas, prélude aux travaux
de construction du barrage. Dans le but de constituer un contre-
pouvoir face aux institutions, les occupants déploient tout un dis-
positif de sensibilisation visant à mobiliser des solidarités nationales
et internationales : rassemblements populaires devant la préfecture
du Gard, enrôlement d’intellectuels, de scientifiques, de journalistes
et de personnalités politiques, évènements médiatiques comme une
course-relais aux flambeaux, le procès parodique des promoteurs
du barrage devant les arènes de Nîmes ou encore la plantation
d’arbres sur un terrain destiné à être submergé, pétitions, diffusion
de tracts, mise à disposition des sympathisants d’un livre d’or, etc.
Parmi les temps forts de l’occupation, un événement retient tout
particulièrement l’attention : le déploiement, à l’endroit où s’ancrera
l’ouvrage, d’une banderole confectionnée avec des milliers de cartes
de soutien qui dessinent un gigantesque « NON ». Pour l’écrivaine
Anne Bragance, « ce NON échappait à l’inertie de l’écrit pour deve-
nir une vocifération silencieuse, lancée vers le ciel, un refus qu’en-
tonnait tout le règne vivant de cette contrée menacée. Hommes,
bêtes et végétaux confondus, un veto catégorique, véhément,
sublime, qui retentissait, muet, dans la paix du matin ». Le Collectif
poursuit parallèlement ses efforts pour mobiliser les protestants, car,
affirme-t-il, « l’histoire du peuple protestant est trop liée à la vallée
de Mialet pour que l’opinion mondiale et les descendants de hugue-
nots vivant à l’étranger puissent la laisser être engloutie par les
eaux ». C’est ainsi qu’il profite de la tribune que lui offre ­l’assemblée

7. Il sera abrégé en « Collectif » dans la suite du texte.

317
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

du Désert8 pour s’adresser aux participants, qu’il sollicite les fédéra-


tions protestantes ainsi que l’ensemble de la presse confessionnelle et
lance, depuis la maison natale du chef camisard Abraham Mazel,
un vibrant Appel aux pays du Refuge qui proclame qu’« au pays des “petits
prophètes”, lorsqu’on va à l’encontre de l’unanimité du peuple,
lorsqu’on bafoue le droit des gens, aujourd’hui comme hier, les parents
sont soudain débordés […] par leurs propres enfants ».
Le 14 mai 1990, une tentative de démolition du mas occupé est
empêchée par l’incendie des bulldozers acheminés sur le site. L’acte,
abondamment commenté par la presse régionale, témoigne de la
détermination des anti-barrage. Conscients d’un risque d’enlisement
du conflit, certains élus locaux commencent alors à s’interroger sur
l’opportunité du projet, tandis que le PNC, qui dispose d’une déléga-
tion de compétences sur le territoire, se dit prêt à appuyer toute
démarche qui aurait pour objectif d’assurer un développement har-
monieux à la vallée ainsi que la protection des sites et la préservation
de son patrimoine.
Il faut néanmoins attendre le printemps 1991 pour que le conseil
général fasse marche arrière en votant la suspension du marché. Un
an plus tard, c’est au tour du Conseil d’État d’annuler l’enquête d’uti-
lité publique pour excès de pouvoir et graves irrégularités. La Borie
est sauvée des eaux. Estimant qu’il est temps de tourner la page, le
Collectif souhaite qu’une action constructive prenne le relais de la
protestation. Quelques-uns proposent alors la restauration de la
maison natale d’Abraham Mazel pour en faire une « plate-forme
d’échanges culturels et religieux » ainsi qu’un centre de recherches
généalogiques et de découverte du pays cévenol.

Les camisards, de l’histoire à la légende


Pour un journaliste du Monde qui a suivi l’affaire depuis le début, ce
projet de barrage a suscité un débat « dans lequel les symboles ont
été autant mobilisés que les arguments techniques9 ». Qu’entend-il
par là ? Pour y répondre, un détour par l’histoire locale s’impose.

8. L’assemblée du Désert rassemble chaque premier 20 000 protestants venus de toutes les Cévennes mais
dimanche de septembre, sur le site du mas Soubeyran également de plusieurs régions de France et des pays
qui abrite le musée du Désert et se situe à quelques du Refuge.
kilomètres seulement à l’aval de la Borie, près de 9. Le Monde, 22 mars 1992.

318
LE RETOUR DES CAMISARDS

Les Cévennes, ensemble de montagnes schisteuses et granitiques


qui forment la bordure méridionale du Massif central, sont connues
pour avoir été au XVIIIe siècle le théâtre de la Guerre des camisards,
une insurrection qui, selon l’historien Jules Michelet (1881), n’a pas
eu son équivalent dans l’histoire du monde, et que le célèbre écrivain-
voyageur Robert Louis Stevenson (2009 : 151) tenait pour « un cha-
pitre romantique […] de l’histoire universelle ».
Suite à la pénétration de la Réforme au cours du XVIe siècle, les
Cévennes sont devenues une forteresse huguenote. À en croire les
historiens, la diffusion du protestantisme y aurait gommé tous les
autres aspects civilisationnels. Après trois décennies de troubles poli-
tico-religieux quasi ininterrompus, l’édit de Nantes est promulgué le
30 mars 1598. Il rétablit la paix religieuse en accordant aux protes-
tants la liberté de conscience et de culte ainsi que des droits civiques.
Mais la contre-offensive catholique donne lieu à un durcissement de
la politique royale, puis à la révocation de l’édit en 1685. Immédia-
tement, les protestants organisent la résistance. Bravant la répression,
ils tiennent des cultes clandestins au Désert 10 et se tournent vers le
prophétisme, conséquence directe du traumatisme provoqué par les
conversions forcées au catholicisme.
La Guerre des camisards débute en juillet 1702, suite au meurtre
de l’abbé du Chayla perpétré par une poignée d’« inspirés », menés
par un cardeur de laine du nom d’Abraham Mazel dont la maison
natale se situe à Falguières, un hameau proche de la Borie. Pour-
chassés par les dragons du roi mais forts du soutien de la population,
les insurgés vont mener pendant un peu plus de deux ans une intense
guerre d’embuscades. Au cours de l’automne et de l’hiver 1703, les
troupes royales entreprennent le « grand brûlement des Cévennes »,
espérant ainsi venir à bout des « rebelles phanatiques ». Ils réduisent
en cendre leurs maisons ainsi que les villages qui les abritent,
détruisent les moulins pour les affamer. Afin de mener à bien la
pacification des Cévennes, le maréchal de Villars engage des négo-
ciations avec Jean Cavalier, un chef camisard dont la reddition met
un terme à la rébellion. Les protestants devront cependant attendre
la signature de l’édit de Versailles en novembre 1787 pour être
autorisés à figurer dans l’état civil, et encore deux années pour que

10. Le Désert correspond à la période qui va de 1685 rance »), au cours de laquelle les réformés ont été
(révocation de l’édit de Nantes) à 1787 (signature de contraints à vivre clandestinement leur foi.
l’édit de Versailles, également appelé « édit de tolé-

319
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

l’Assemblée constituante leur reconnaisse des droits civiques et


politiques. Brève au regard de l’histoire pluriséculaire du protes-
tantisme français, l’insurrection camisarde, considérée comme un
épisode majeur de l’histoire régionale, a eu un retentissement non
seulement national mais également international 11 .
Si l’histoire du protestantisme cévenol se poursuit évidemment
bien après cette révolte populaire, celle-ci semble néanmoins avoir
en grande partie occulté ce qui est advenu par la suite. Alors que
dans un premier temps les milieux éclairés tenaient les camisards
pour des « paysans brutaux » et que la communauté protestante
jugeait sans complaisance leur « illuminisme », le regard change
progressivement. Au temps du désaveu et du mépris – la « légende
noire » – succède celui de la réhabilitation – la « légende dorée »
( Joutard 1977 : 213). « Misérables paysans ignorés en 1836 », les
camisards « apparaissent dans toute la presse en 1840 12 , […]
deviennent des héros de la liberté en 184213 et la voix même de Dieu
en 1847 », observe Philippe Joutard (ibid. : 204). À partir de la fin
du XIXe siècle, le camisard incarne aux yeux de tous – société sécu-
lière comprise –, « le Cévenol idéal », la mémoire collective ne
retenant que ce bref épisode d’une histoire infiniment plus complexe
(ibid. : 139-140).
On doit à l’historien l’expression de « camisardisation » du passé
et de l’espace cévenol. Elle rend compte de l’investissement de l’ima-
ginaire historique par la Guerre des camisards et de la persévérance
avec laquelle la population, encore aujourd’hui, tend à tout réinter-
préter à la lumière de cet épisode. À l’instar de ce qui s’est produit
avec le légendaire de l’ascendance sarrasine, on peut donc parler
d’une « mythification » du discours (Basset 1997 : 34). On glisse en
effet vers un véritable roman des origines qui fait de cette guerre le
moment fondateur de la « civilisation » cévenole.

11. Elle a occupé – et occupe encore dans une certaine l’ouvrage d’Eugène Sue, Jean Cavalier ou les fana-
mesure – une place importante dans l’imaginaire des tiques des Cévennes.
pays du Refuge. 13. C’est en 1842 que paraît L’Histoire des pasteurs du
12. Philippe Joutard parle même de « lancement Désert, un ouvrage de Napoléon Peyrat qui propose
publicitaire » pour bien signifier l’engouement une nouvelle lecture de l’histoire du Désert, centrée
médiatique suscité par la publication, en 1840, de sur la Guerre des camisards.

320
LE RETOUR DES CAMISARDS

Une mémoire incorporée :


l’esprit de résistance comme disposition collective
Les enjeux contemporains de cette lointaine insurrection s’ordonnent
autour de deux axes principaux. En premier lieu, l’assimilation
entre Cévennes et protestantisme, ou plus précisément entre
Cévennes et camisards, est à l’origine de l’idée selon laquelle l’enra-
cinement local du protestantisme aurait contribué à forger au sein
de la population locale le sentiment – la certitude ? – de sa singula-
rité. Pour Micheline Cellier (1999 : 585), citant Paul Ricœur, les
idéaux et les récits auxquels les protestants cévenols s’identifient,
dans lesquels ils se reconnaissent, définissent un habitus original
présentant un caractère fortement prescriptif. En Cévennes, l’iden-
tification reposerait sur la force des cadres sociaux de la mémoire :
la stabilité du monde paysan enraciné dans des valeurs et des tra-
ditions, les particularismes locaux centrés sur la Guerre des cami-
sards ainsi que l’homogénéité de cette histoire à la fois familiale,
régionale, historique et religieuse (ibid. : 586).
En second lieu les Cévenols, prenant le camisard comme modèle,
ont conféré une dimension emblématique à l’esprit de résistance dont
il est l’incarnation. À la conscience populaire de la place qu’occupent
les Cévennes dans l’histoire du protestantisme s’ajoute celle du rôle
tenu par la population dans la conquête de la liberté de conscience.
S’il est un mot que l’on retrouve dans tout écrit sur la région, constam-
ment voire obsessionnellement mobilisé jusque dans les circonstances
les plus triviales, c’est bien le « register » – résister – gravé sur la margelle
du puits de la tour de Constance par Marie Durand, une huguenote
emprisonnée durant trente-huit ans. Ce mythe territorial du passé,
profondément ancré dans la conscience collective, n’a cessé d’être
réactivé depuis un demi-siècle : « On dit “Cévenne” et l’on pense
« Camisards » », constate Françoise Hématy (1992 : 11). La camisar-
disation trouve ainsi à s’exprimer à travers la référence récurrente à
l’esprit de résistance, présenté comme une caractéristique de l’ethos
cévenol ( Joutard 2008). Ainsi s’invente une tradition14 qui imprègne
les consciences et s’immisce dans les professions de foi des associations

14. Le terme est ici employé au sens que lui donne qui se transmet au sein d’une culture, d’une disci-
l’avant-propos d’un numéro. de la revue Enquête pline, d’une famille de pensée où l’on s’inscrit et se
(1995 : 7) consacré aux « Usages de la tradition » : « Ce reconnaît. »

321
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

culturelles comme dans les slogans publicitaires célébrant les attraits


de la région : « Cévennes, terre des résistance(s) » mentionne le fasci-
cule de présentation de l’association Abraham Mazel ; « Au pays des
rebelles » annonce une brochure touristique qui évoque « un petit
pays devant lequel le Roi Soleil dut mettre les pouces » et où « la
résistance à l’oppression forge l’identité du peuple du pays ». Le rap-
prochement entre camisards et maquisards 15 , durant la Seconde
Guerre mondiale, ainsi que celui encore plus récent entre camisards
et opposants au barrage de la Borie témoignent de la vitalité du
phénomène de camisardisation.
Si l’émotion soulevée par le projet de barrage n’a pas inventé la
vallée des Camisards comme patrimoine16, elle a toutefois eu pour
effet de réactualiser, en l’amplifiant, sa qualification patrimoniale.
Le sentiment, largement partagé, d’une perte qui serait irréparable
a renforcé sa réception comme bien commun. Ainsi la prise de
conscience patrimoniale induite par le projet de barrage est-elle à
l’origine de la sauvegarde de la maison natale d’Abraham Mazel.
Bien qu’on n’y trouve aucun site qui satisfasse les exigences d’une
reconnaissance patrimoniale institutionnelle, la portion de vallée
menacée par la retenue ne comptant pas de bâtiment classé, les innom-
brables traces qu’elle recèle suggèrent la présence diffuse d’un « esprit
des lieux » qui hante le paysage. Il fonde l’attachement que lui vouent
tous ceux pour lesquels elle est un symbole de la lutte pour la liberté
de conscience, qu’ils soient ou non protestants, autochtones ou alloch-
tones. Comme l’a si justement écrit Raphaël Larrère (1991 : 297), le
haut lieu est un « lieu du “ici a eu lieu” », la trace « d’un événement
qui a rompu le cours des choses ordinaires […], et [qui] peut servir
de repère aux désirs, ou à l’horreur, des hommes ». Ce que confirme
Lucien André (1970 : 208), pour qui « les vallons, les fermes isolées, les
hameaux, les villages, les ruines qui émergent de la végétation, les cols,
témoignent de la vie intense des hommes qui s’est manifestée souvent
par des luttes […] aux traces toujours brûlantes ».

15. Voir notamment Muse Dalbray et Raymond la Cévenne dans les Cévennes » qu’il présente comme
Tristan-Sévère qui, dans la préface de leur ouvrage « une France à part dans la grande France ». Soixante-
intitulé Des camisards aux maquisards, affirment que dix ans plus tard, Lucien André (1970) voit en elle la
bien que des siècles les séparent il est tentant de les plus « émouvante » de toutes les vallées cévenoles,
rapprocher (Tristan-Sévère & Dalbray 1945 : 13), ainsi celle dont le « nom seul suffit à nous plonger dans une
que Philippe Joutard (2008). épopée dont le bruit a bouleversé les échos du monde
16. Dès le début du XX e siècle, Henri Boland (1907) entier ».
attire en effet l’attention sur « le pays des camisards,

322
LE RETOUR DES CAMISARDS

Les arguments avancés par les opposants au barrage s’inscrivent


dans un continuum qui sollicite plusieurs registres de sens, en rapport
étroit avec la représentation de la vallée des Camisards comme patri-
moine. C’est ainsi qu’on peut identifier un registre identitaire, fondé
sur un rapprochement analogique entre la Guerre des camisards et
l’affaire du barrage, vecteur de la camisardisation précédemment
évoquée ; un registre cognitif qui inscrit l’émotion dans le dispositif
rhétorique en lui conférant une dimension de « preuve » ; et, enfin,
un registre sociologique qui renvoie à son caractère collectif.

Dispositif rhétorique et effervescence émotionnelle


Une « ultime dragonnade »
Le phénomène de camisardisation a donc trouvé dans la mobilisation
des anti-barrage un espace d’actualisation qui repose sur l’idée d’une
étroite affinité, à la fois historique et typologique, entre la révolte des
Camisards contre le pouvoir royal et celle des opposants au barrage
contre l’État.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la puissance royale réprime la foi réfor-
mée. Dans les années 1980, la collectivité territoriale menace le devenir
de la population locale et bafoue la mémoire dont elle est porteuse.
Selon les opposants, si les causes sont différentes, c’est néanmoins un
même système répressif qui est à l’œuvre : dans un cas comme dans
l’autre, la paternité de la crise incombe aux détenteurs de l’autorité
publique et ce sont les habitants qui en sont les victimes. Les repré-
sentants de l’assemblée délibérante du département, ces « technocrates
aveugles » qui ont programmé la construction de l’ouvrage, sont ainsi
comparés aux sbires du « persécuteur » des Cévennes, l’intendant
Bâville, le barrage étant quant à lui assimilé par les opposants à une
« ultime dragonnade ». Ils vont ainsi déployer l’analogie dans de mul-
tiples directions : broderies autour du thème de l’exil et de la « dépor-
tation » comme dispositif de persécution – « Faut-il exiler une seconde
fois ces huguenots fidèles ? », « On ne peut pas déporter des habitants »,
s’inquiètent des opposants17 ; référence à des valeurs communes qui

17. Ces mots font immédiatement sens pour tous ceux souligne Patrick Cabanel (2007 : 214), « trois siècles
qui ont connaissance de la déportation des hugue- n’ont pas suffi à éteindre la mémoire, même si l’éro-
nots, et notamment de la population de Mialet, dont sion des paysages, des familles et des filiations a fait
la quasi-totalité des habitants a été transférée dans perdre beaucoup de ce patrimoine ».
les prisons de Perpignan le 28 mars 1703. Comme le

323
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

transcendent les siècles, en particulier l’esprit de résistance – « Privés


de toute identité pendant un siècle, nous avons résisté pour garder
notre foi […]. Nous résisterons encore pour conserver notre authenti-
cité cévenole » ; rapprochement entre le mode d’organisation des
camisards et celui du Collectif – « Chacun agissait individuellement
et travaillant avec les autres sans hiérarchies formelles, sans organi-
sation rigide et centralisée, mais dans une volonté d’action collective,
pour défendre, comme jadis les camisards, une cause qui nous appa-
raissait comme sacrée » (in Richardot 1992 : 321) ; naturalisation des
valeurs reçues en héritage – « Nous sommes les fils et les filles d’une
longue lignée de résistants qui finalement, depuis 400 ans, ont toujours
gagné la partie ou rallié la majorité à eux » (Appel aux pays du Refuge) ;
et même enrôlement du « register » de Marie Durand et de la Cévenole,
un cantique devenu chant de ralliement des protestants du Midi de
la France : le premier tracé sur l’asphalte des routes proches de la Borie,
la seconde invariablement entonnée lors des rassemblements
protestataires.
Cette salve analogique est-elle l’indice d’une instrumentalisation
de la mémoire ? S’il est manifeste que les opposants y ont eu recours
à des fins persuasives, notamment dans le but de mobiliser les médias,
on ne saurait l’y réduire. Dans un contexte avéré de camisardisation
de l’histoire et de l’espace, il est également possible de concevoir que
l’analogie « parle » en quelque sorte à travers les hommes, jaillissant
sous la forme incandescente, spontanée, d’une émotion puisée aux
profondeurs du « légendaire de l’identité communautaire » (Pelen
1982).

L’émotion comme preuve


Que des personnes qui revendiquent une maîtrise d’elles-mêmes et
qui affirment que leur participation à la mobilisation contre le bar-
rage est fondée en raison admettent par ailleurs avoir été mues par
une irrépressible émotion peut sembler paradoxal. Un paradoxe qui
ne leur échappe pas : « J’ai fait et dit des choses dont je ne me serais
jamais cru capable », s’ouvre à l’ethnologue l’un des opposants, au
demeurant un protestant engagé dans sa communauté.
La tradition de pensée occidentale retient un axe d’objection prin-
cipal face à la question des émotions : elles sont irrationnelles et n’ont
rien à voir avec le jugement et la cognition (Nussbaum 1995 : 24). En
découle la conviction profonde que la faculté de « bien juger » dépend
de la capacité à se rendre maître de ses impulsions, aussi bien dans

324
LE RETOUR DES CAMISARDS

ses actes que dans ses paroles. Les théories contemporaines se satisfont
de cette conception dichotomique de la raison et de l’émotion qui
marque également la manière dont nos sociétés l’appréhendent. C’est
tout particulièrement vrai pour celles qui ont été influencées par les
églises protestantes historiques et en particulier par le calvinisme18.
Cultivant le détachement émotionnel, elles réprouvent les déborde-
ments et les enthousiasmes collectifs.
Un point de vue moins dépréciatif s’efforce cependant de réhabiliter
les émotions, en soulignant notamment leur rôle dans les conduites
d’évaluation. Selon Christophe Traïni (2009 : 30), leur expérience et
leur expression ne peuvent en effet être « dissociées de jugements de
valeur donnant lieu à une évaluation, non seulement de leur adéqua-
tion à une situation donnée, mais aussi du caractère bien mesuré de
leur intensité ». Julien Deonna et Fabrice Teroni (2009) vont plus loin
en considérant que s’il y a bien appréhension de valeurs au sein des
émotions, elles ne peuvent être assimilées à des jugements et il faut
donc concevoir la possibilité d’une « rationalité affective ». Cette
perspective offre l’avantage de tenir compte de la dimension inten-
tionnelle des émotions tout en ne négligeant pas leur caractère phé-
noménal. Dans l’émotion, constatent les deux philosophes, « le corps
est ressenti comme mobilisé en vue d’actions potentielles et […] la
manière spécifique dont il est mobilisé doit être interprétée comme
l’appréhension d’éléments de l’environnement du sujet sous leurs
aspects évaluatifs » (ibid. : 38). Il serait ainsi possible de regarder les
émotions comme des ressentis du corps mobilisé pour l’action, ce qui
autorise à les envisager également comme des expériences de valeur.
Les émotions présenteraient donc une portée épistémique : dans cette
optique, elles permettent la connaissance et ne sont pas seulement
des choses qui nous arrivent, l’individu par elles « envahi » cessant
d’être le sujet de ses conduites, comme le soutient la conception
classique.
C’est en substance ce qu’expriment les membres du Collectif. Dans
une société imprégnée par le calvinisme et qui attend du sujet une
conduite rationnelle, on peut supposer qu’il « doit avoir de bonnes
raisons de faire ce qu’il fait » (Cuin 2001 : 84). Dans cette perspective,
les émotions incontrôlées qui se sont emparées des opposants

18. Pour Jean-Paul Willaime (1999), le pentecô- évangélique, est au contraire un protestantisme


tisme, qui appartient à la mouvance protestante émotionnel.

325
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

­permettent d’accéder directement aux raisons qui les fondent et qui


sont à rechercher, comme on l’a vu plus haut, dans le registre des
valeurs de liberté de conscience et de résistance portées par les cami-
sards. Relevant d’une rationalité affective, elles apportent en retour
la preuve de la légitimité de la lutte des anti-barrage. L’effervescence
collective serait alors une réponse à la hauteur de la violence contenue
dans la décision qui l’a déclenchée. Manifester de l’indignation et du
désespoir face au projet de barrage, autrement dit ressentir une vive
émotion, revient à lui conférer une vertu axiologique. Inversement,
la taire ou, pire, ne pas l’éprouver – sa nature éruptive semble en
contradiction avec l’idée de dissimulation ou de contrôle de soi – est
perçu comme suspect : ne serait-ce pas le signe d’une indifférence
aux événements qui en sont à l’origine ?
Il faudrait par ailleurs distinguer ce qui est de l’ordre de l’affect
individuel et de l’émotion collective (Esquénazi 2004 : 52). Partagé,
l’affect prend en effet une autre signification. Ces états mentaux que
Émile Durkheim (1963) considère comme « irréguliers » lorsqu’ils
concernent un individu isolé acquièrent une régularité qui en les
instituant en normes en fonde du même coup la légitimité. Collecti-
visés, ils relèvent alors du registre de la preuve sociale. L’émotion
collective est en quelque sorte la démonstration « comptable » (Offerlé
1996) 19 du bien-fondé de la cause défendue. Ainsi le projet de barrage,
intrinsèquement scandaleux puisqu’il entre en dissonance avec un
système de valeurs intégré dans l’imaginaire collectif, trouve-t-il dans
les réactions qu’il a suscitées une preuve supplémentaire de son irre-
cevabilité. Les opposants y puisent confirmation du fait que la vallée
des Camisards, en tant que patrimoine, incarne cet idéal démocra-
tique et universaliste pour lequel il est un devoir de se mobiliser.

De la mobilisation à la construction d’un collectif


Signe d’une forte sensibilité collective au passé, l’émotion patrimo-
niale est à la fois l’expression d’un être-ensemble et le levier d’une
recomposition interne de la société qui institue le patrimoine. Pour
les protestants de foi ou sociologiques (Bizeul 1991), le projet de bar-
rage constitue un véritable déni de mémoire. Anéantir l’intégrité de
ces paysages, de ces vallées perçues comme un « dépôt sacré » (Bour-
din 1986 : 198), et en particulier, comme le déclare le responsable de

19. L’appel au nombre est, selon Michel Offerlé (1996), une forme bien connue de légitimation des causes.

326
LE RETOUR DES CAMISARDS

la conservation du Musée des vallées cévenoles de Saint-Jean-du-


Gard, « celle où cette notion de paysage sacré est la plus exacerbée
et synonyme d’atteinte au patrimoine culturel et historique des
Cévennes », est à leurs yeux inconcevable. Le projet de barrage, en
forçant la patrimonialisation de la vallée et en particulier de la maison
natale d’Abraham Mazel, constitue un évènement fédérateur autour
duquel des liens se sont renforcés et parfois même tissés entre des
personnes qui jusque-là n’avaient entretenu que des rapports distants.
Partageant l’effervescence de la lutte, soudés à travers les nombreuses
épreuves qui l’ont également jalonnée, les opposants, qu’ils soient ou
non d’« authentiques » Cévenols, se sont coalisés dans une même
indignation qui les a véritablement constitués en collectif : « Les gens
communiaient, il y avait de vieux Cévenols de Saint-Étienne, des
purs et durs Cévenols… Il n’y avait pas de différence entre nous à ce
moment-là, je n’étais plus une étrangère », se souvient une personne
qui s’était récemment installée dans la région.
Car la mobilisation n’a pas seulement fédéré une grande partie20
des gens du cru pour la défense d’un patrimoine brandi comme
emblème de leur identité, elle a fait également converger des popu-
lations allochtones qui ont ainsi eu l’opportunité de s’assembler dans
un projet commun. De nombreux retraités et néoruraux, en quête
d’ancrage et d’une légitimité territoriale qui ne leur était pas sponta-
nément accordée, ont adhéré à la cause et rejoint le Collectif. Ils ont
alors contribué à une recomposition de la société locale et à l’émer-
gence d’une identité collective intégrative, affranchie des éléments
de « naturalité » dans lesquels certains auraient souhaité la confiner,
notamment en reliant étroitement patrimoine et transmission géné-
rationnelle. En entrant dans le cercle de la « communauté émotion-
nelle » née du front du refus (Champion & Hervieu-Léger 1990), ils
ont questionné, et de ce fait bouleversé, les cadres de l’appartenance
locale. « Ceux qui n’étaient pas Camisards le sont un peu devenus »,
affirme dans un saisissant raccourci l’un des leaders du mouvement
(Richardot 1992 : 321).
Selon Max Weber (1995 : 79), le sentiment subjectif d’appartenance
à une même communauté, qu’il appelle « communalisation », peut
« se fonder sur n’importe quelle sorte de fondement affectif, émotionnel

20. Il y eut bien entendu des partisans de l’ouvrage, le score des opposants lors des consultations
même s’ils ont été minoritaires comme en témoigne populaires.

327
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

ou encore traditionnel ». La lutte contre le barrage n’a certes pas


fabriqué une communauté, au sens d’une réalité substantielle témoi-
gnant de l’existence d’une unité homogène et cohérente, mais il est
possible néanmoins d’émettre l’hypothèse qu’un vécu émotionnel
partagé, lié à une revendication collective de valeurs, a pu favoriser
la création du lien social ou son renforcement. Dans cette perspective,
le sentiment d’unité repose sur la stabilisation momentanée du pro-
cessus de communalisation à l’œuvre.
Mais, comme l’ont montré Françoise Champion et Danièle Hervieu-
Léger (1990 : 99), les communautés émotionnelles se situent « du côté
de la prophétie, du sentiment, du transitoire » et par conséquent loin
« du pôle de l’institué, du rationnel, du durable ». Elles sont donc
éminemment fragiles.

Le temps venu de la déliaison


Certes, des enthousiasmes et des épreuves partagées peut naître ce
que Robert Ezra Park appelle un « esprit de corps » (Céfaï 2007 : 158),
mais rien n’en garantit la pérennité à plus long terme. L’enquête
ethnographique montre que la communauté émotionnelle qui s’est
forgée dans les premiers temps de la lutte, minée par de profondes
dissensions, n’a pas su résister à l’épreuve du temps.
Ces divergences se sont tout d’abord manifestées à propos du rap-
prochement – de « l’amalgame » – entre la Guerre des camisards et
la lutte contre le barrage. L’élévation d’Abraham Mazel au rang
d’emblème de la révolte camisarde et, par extension, de modèle pour
les opposants, a particulièrement heurté certains protestants ralliés
au Collectif. Pour comprendre leur réaction, il faut souligner que la
controverse entre la « légende dorée » et la « légende noire » des cami-
sards ( Joutard 1977), contrairement à ce que le phénomène avéré de
camisardisation pourrait laisser penser, est loin d’être dissipée. Mazel
suscite en réalité chez les protestants des sentiments ambivalents : s’il
est bien l’inspirateur et l’un des prophètes de la révolte des camisards,
il est néanmoins l’auteur d’un acte violent – l’assassinat de l’abbé du
Chayla – et le symbole d’une rébellion jusqu’au-boutiste, rétive à toute
négociation21 . Tandis que certains membres du Collectif voient en
lui le symbole de leur lutte, allant jusqu’à envisager de rebaptiser la

21. Abraham Mazel a en effet fomenté en 1709 une bat l’année suivante, soit six ans après la fin de la
dernière tentative d’insurrection. Il est mort au com- Guerre des camisards.

328
LE RETOUR DES CAMISARDS

vallée des Camisards « vallée d’Abraham Mazel », d’autres souhaitent


au contraire ne pas être aussi étroitement associés à une figure contes-
table. Parmi les opposants « il y avait les Mazel et les Cavalier »,
explique un témoin. La métaphore est éloquente : entendons par là
ceux qui, comme Jean Cavalier autrefois, envisageaient de négocier
avec l’autorité22 , et ceux qui, à l’instar d’Abraham Mazel, s’y refusaient.
Ainsi l’homonymie entre un vice-président de l’assemblée départe-
mentale favorable au barrage, et Jean Cavalier, le chef camisard que
ses compagnons de lutte ont jugé coupable de défection, fournit
matière à un commentaire ironique sur « les intentions de ce Cévenol
au nom historique », tandis que les membres du Collectif s’identifient
ouvertement au second.
Un autre facteur de désaccord tient à la sacralisation de la vallée
des Camisards qu’aurait opérée le Collectif. Pour les protestants, elle
est contraire à la confessionnalité protestante. Religion qui défend
l’idée d’un libre jaillissement de l’Esprit hors des lieux et des usages
consacrés, qui considère que « Dieu seul est saint », exclut de ses
pratiques le pèlerinage et, à l’instar de Jean Calvin lui-même, ­s’emploie
à éviter le risque du « reliquaire spontané » (Cottret 2000 : 7), le pro-
testantisme n’admet pas l’idée d’objet ou de site sacré. La sacralisation
des hauts lieux du protestantisme est donc un processus soit combattu,
soit refoulé dans l’inconscient, quand bien même les références au
sacré, comme nous avons pu le montrer ailleurs (Clavairolle 2011a)
s’avèrent récurrentes dans les écrits et témoignages de ceux-là mêmes
qui la dénoncent avec vigueur. S’inquiétant d’une dérive du Collectif,
certains de ses membres le quittent suite à une réunion au cours de
laquelle est proposée une célébration oecuménique sur le site de la
Borie, « avec un passage au sacré au sens religieux du thème, alors
que pour moi ça n’avait pas de sens », s’insurge l’un des démission-
naires. La diffusion de flacons remplis d’eau du Gardon sera égale-
ment ressentie comme une provocation douteuse, voire même un
outrage.
Enfin, les frictions entre opposants renvoient à des enjeux
­politiques au plein sens du terme, et notamment à la question du
fonctionnement démocratique. D’un côté, certains opposants de
confession protestante – et de ce fait particulièrement attentifs au

22. L'ancien maire de Saint-Jean-du-Gard est directement visé car il a accepté de négocier des compensations
avec l'assemblée départementale.

329
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

respect d’une stricte séparation du religieux et du politique – s’in-


quiètent d’une confusion des genres qui conduit à demander l’aban-
don d’un projet d’aménagement au motif qu’il porterait atteinte aux
intérêts symboliques d’une communauté religieuse ; ils insistent sur
le fait que la décision de construire le barrage a été prise dans le
respect des règles de la démocratie et demandent si être démocrate,
« c’est prendre un fusil quand on pense que l’État démocratique fait
quelque chose qui n’est pas bien » ou bien « respecter la procédure
qu’a instituée l’État démocratique ? ». De l’autre, on dénonce un
« simulacre de démocratie », on déplore que le projet et les modalités
de sa mise en œuvre procèdent d’un dévoiement des principes d’une
bonne gouvernance démocratique : « En 1989, est-il juste de fouler
au pied l’opinion des 86 % de personnes qui se sont déclarées hostiles
lors de l’enquête d’utilité publique ? » Pour l’avocat du Collectif,
l’affaire met à jour un dysfonctionnement qu’il impute au fait que
dans le contexte de la décentralisation, le pouvoir, en se rapprochant
des administrés, est davantage qu’autrefois exposé aux pressions
émanant de personnalités locales. S’adressant à Pierre Joxe, alors
ministre de l’Intérieur et des Cultes, l’avocat demande si « certains
intérêts particuliers oppressifs primeront sur la volonté des citoyens
de préserver la vallée de Mialet, de conserver pour les générations
futures des lieux qui nous ont été préservés par les générations
passées » (lettre du 19 mai 1990).
À l’issue du conflit, la proposition du Collectif de réhabiliter la
maison natale d’Abraham Mazel ne fait qu’amplifier le désaccord.
Aujourd’hui encore, certains de ses anciens membres refusent de s’y
rendre car, comme l’affirme l’un d’entre eux, « c’est un projet qui a
énormément évolué parce qu’au début c’était sur le Refuge, le pro-
testantisme, les résistances d’une façon générale, et il s’oriente […]
de manière plus marquée vers une expression altermondialiste et
d’autres problèmes plus contemporains ». Des résistances « d’une
façon générale » qui doivent en réalité être entendues comme celles
des seuls camisards et maquisards. Alors que celles auxquelles se
réfèrent les néo-ruraux, souvent proches des mouvements alternatifs
et qui fréquentent régulièrement les manifestations organisées par
l’association Abraham Mazel, couvrent un champ beaucoup plus
vaste. Elles sont l’indice d’une société soumise à une recomposition
sociodémographique qui bouleverse les équilibres anciens. En ce sens,
la lutte contre le barrage au nom d’un héritage plus spirituel que
matériel témoigne d’un changement sociétal profond qu’illustre la

330
LE RETOUR DES CAMISARDS

récente « affaire de la Picharlerie » (Clavairolle 2011b) 23 . La revendi-


cation polémique d’un patrimoine immatériel, celui de la résistance
contre l’oppression, dans lequel se reconnaissent aussi bien la popu-
lation autochtone que les Cévenols d’adoption, a ainsi mis en évidence
les transformations de la société locale et les enjeux qui en découlent
en terme, pour les premiers, de préservation d’une identité enracinée,
et, pour les seconds, de conquête d’une légitimité territoriale.
Non seulement l’ethnographie minutieuse de l’émotion patrimo-
niale déclenchée par le projet de barrage ouvre sur une compréhen-
sion des mécanismes de la patrimonialisation et des usages sociaux
et symboliques du patrimoine, mais elle permet également d’inter-
roger la manière dont s’articulent les échelles micro-locales et supra-
nationales dans la construction patrimoniale ; articulation qui
débouche, dans le cas étudié, sur une forme imaginée et éphémère
de communauté rassemblant, par delà les frontières régionales et
étatiques, tous ceux qui se reconnaissent dans cette vallée-patrimoine,
« symbole de la mémoire cévenole et camisarde ». De cet épisode,
comme j’ai essayé de le montrer, la société locale n’est pas sortie
indemne et ses échos n’ont depuis cessé de retentir dans les vallées
des Gardons.

23. Il s’agit du rasement d’un hameau, symbole de la comme patrimoine, afin d’en déloger un groupe de
résistance régionale au nazisme et à ce titre reconnu squatteurs qui l’occupait.

331
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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TRAÏNI CHRISTOPHE (dir.), 2009 


Émotions… mobilisation !, Paris,  
Presses de Sciences-po.
Bérénice Waty

Le non-alignement  
de Menhirs Libres
L’avenir d’un site mégalithique

Le champ de Carnac est un large espace dans la campagne où l’on


voit onze files de pierres noires, […] ces pierres prétendues
branlantes sont constamment restées inébranlables à tous les coups
de pieds furieux que j’ai eu la candeur de leur donner.
(Flaubert 1886 : 105.)

Ce mouvement d’humeur de Flaubert, anodin, qu’il rapporte dans


le récit de son voyage en Bretagne, en 1847, résonne étrangement plus
d’un siècle plus tard. Dès les années 1960, on observe de nombreuses
dégradations sur le site des alignements de Carnac1, laissé à l’abandon :
des monticules s’effondrent, des pierres s’effritent, la végétation disparaît
par endroits. La mairie déclare le site menacé et les pouvoirs publics
décident alors de sauvegarder ces « pierres longues2 ». Mais plus encore,
ce sont les habitants qui se mobilisent pour défendre ce qu’ils consi-
dèrent comme leur patrimoine et le sentiment identitaire qu’il leur
inspire, mais aussi pour faire valoir leurs prérogatives de riverains et
leurs droits d’usage de ce « lieu de mémoire ». Que l’État assure la
pérennité du site et les associe aux décisions sur son sort, telles sont les
attentes formulées par les Carnacois.

1. Situé dans le Morbihan, en Bretagne, ce site qui Il est géré par le service des Monuments histo­- 
s’étend sur quatre kilomètres est constitué de près de riques.
4 000 pierres levées en granit datant du Néolithique. 2. Traduction du terme breton « menhirs ».

335
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Mais comment poser les termes de l’opposition qui naît entre la


population, la municipalité et les sphères décisionnelles impliquées,
tant les objets de litige s’accumulent ? Qui des touristes et des agri-
culteurs détériore le plus le site, les bus le disputant aux tracteurs ?
Mais sait-on d’abord ce qu’on entend faire de ces vestiges archéolo-
giques ? Si la restauration des champs de pierres, que l’afflux touris-
tique comme le temps endommagent, s’impose de fait, quel projet
retenir ? Comment parvenir à satisfaire à la fois les visiteurs du monde
entier et les riverains, les archéologues et les exploitants agricoles, les
élus locaux et le pouvoir central ?
Ingénierie culturelle et touristique, coûts de restauration, question
identitaire, référence aux traditions et légendes3 , démocratie partici-
pative sont autant de thèmes qui s’agrègent dans le cas concret
d’« émotion patrimoniale4 » déclenchée autour du site de Carnac. Ces
vieilles pierres ne sont pas le « simple témoin immobile de l’histoire
mais la source d’événements, d’émotions collectives, de controverses,
voire de révoltes5 » : au nom du sauvetage et de la préservation du site,
ainsi que du respect des traditions bretonnes, des citoyens s’impliquent
pour faire entendre leurs points de vue et tour à tour, paradoxalement,
critiquer l’inaction des élus ou l’activisme commercial de leurs projets
d’aménagement.
Depuis les années 1980, Carnac est donc au cœur d’une vive polé-
mique patrimoniale et de luttes militantes qui vont déborder son
espace et son objet et rythmer son histoire : plusieurs associations se
créent, des citoyens manifestent dans les rues – y compris parisiennes –,
pétitionnent, et les réunions dites de concertation ou d’information
se multiplient depuis presque vingt ans, sur place ou à la préfecture
de Rennes.

3. Les légendes sont nombreuses, qu’il s’agisse des 4. Pour une présentation de cette notion et de nom-
soldats romains transformés en pierre par saint breux exemples, se reporter au n° 17 des Livraisons
Cornely, des cultes religieux celtiques, des maisons d’histoire de l’architecture, paru en 2009, coordonné
de druides ou des palais de géants ; ces pierres n’ont par Christian Hottin et intitulé « Émotions patri­- 
eu de cesse d’interroger les archéologues depuis le moniales ».
XVIII e siècle. Cimetière, lieu de vénération païenne, 5. Voir le texte de présentation du programme
dolmens et menhirs seraient aussi magiques : on « Émotions patrimoniales », de Daniel Fabre, acces-
invite les couples infertiles à venir y frotter certain sible en ligne sur le site internet du Lahic : http://
membre stérile afin d’espérer enfanter. « On a poussé www.iiac.cnrs.fr/lahic/lahic/article330.html [valide
la bonne volonté jusqu’à trouver qu’ils ressemblaient en juillet 2013].
à des phallus ! D’où l’on a induit le règne d’un culte
ithyphallique » (Flaubert 1886 : 103).

336
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

Menhirs Libres6, l’une des principales associations mobilisées, inves-


tit Internet dès 1995 pour relater ses actions et afficher son opposition
aux projets proposés par les pouvoirs publics. L’apparition d’Internet
constitue une étape nouvelle dans ce conflit qui reprenait jusque-là les
traits traditionnels d’une controverse patrimoniale (Waty 2009). Le
ministère de la Culture, de son côté, crée lui aussi un site pour présenter
les richesses de Carnac et faire état des recherches archéologiques qu’il
finance. C’est la singularité de ce mode opératoire, exemplifiant ici la
modernité de la nouvelle militance patrimoniale, qui a retenu notre
intérêt7. Le Net parachève l’avènement de l’« édifice-événement » et
aboutit à la dramaturgie mise en forme autour du site à la fois archéo-
logique et mémoriel, local et universel, de Carnac :
Avec l’édifice-événement, il s’agit d’étudier le basculement qui s’opère de l’ob-
jet architectural vers sa forme médiatisée en montrant comment la narra-
tion, la célébration d’un édifice […] peut supplanter sa forme construite.
Confronté à des situations exceptionnelles, un bâtiment acquiert parfois un
statut exceptionnel. La mise en œuvre d’un chantier hors norme, l’inaugu-
ration d’un édifice public, sa mise en péril, sa destruction inopinée ou inten-
tionnelle constituent des moments clefs qui attirent soudain l’attention […]
les faits sont amplifiés, déformés, recomposés au gré des acteurs engagés
dans cette opération médiatique. (Monnier 2005.)

Dans la présente contribution nous relaterons la chronologie des


épisodes de la polémique carnacoise. Face à l’urgence de la restau-
ration, mais aussi à l’âpreté des questions soulevées par le dévelop-
pement touristique du site et son maintien dans la vie des Carnacois,
le « statut exceptionnel » des menhirs en fait un objet de conflit à part
entière. La mobilisation des élus (locaux, régionaux et nationaux),
mais également celle de la population et des citoyens du monde, leurs
confrontations nombreuses sur les solutions à adopter, concourent à
faire de ce cas une polémique où les vestiges du passé sont érigés en
valeur refuge qui ne cesse de questionner la relation au passé. Celle-ci
agrège différents éléments symptomatiques de la politique patrimo-
niale française, et témoigne de la complexité à appréhender la notion
désormais « fourre-tout » de patrimoine (voir notamment les travaux
de Henri-Pierre Jeudy).

6. Dans la suite de l’article, on désignera cette asso- 7. Pour une analyse de la mise en ligne de certains
ciation par l’acronyme « ML ». mouvements associatifs, voir Waty (2013).

337
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Mais plus encore, on voudrait étudier le recours à Internet par le


mouvement ML , en tant que dispositif symptomatique de l’ère de
l’« édifice-événement ». Poste d’observation d’une lutte en temps réel,
forme médiatisée du combat, le site web met en scène le conflit et
l’orchestre à sa manière8. On s’attachera à comprendre ce qui se joue
dans l’utilisation d’Internet dans ce type de polémique. S’agit-il uni-
quement d’une vitrine, sur un espace numérique illimité ? Ou bien
ce dispositif instaure-t-il, à son tour, un tempo autre à la controverse,
tout en permettant à ML d’organiser elle-même le périmètre de
l’opposition ?

Sauver les menhirs : acteurs et mots d’ordre


En 1981, le maire de Carnac lance le débat : s’inspirant de l’exemple
de Lascaux II, il propose de (re)produire, à proximité de l’original,
un second site d’alignements en copie conforme, (re)constitués en
béton ou en polystyrène expansé. L’accès à cet « Archéodrome » serait
payant, la municipalité estimant que « les menhirs, il est temps que
ça rapporte ». Ni l’archéologie ni l’environnement ne sont évoqués,
et moins encore les revendications identitaires des habitants. Le projet,
raillé par le Canard enchaîné, est sans suite, mais il a le mérite d’ouvrir
le débat sur l’avenir du site.
Face aux détériorations grandissantes, l’architecte en chef des
Monuments historiques pour la Bretagne s’attaque au dossier en 1988
et le ministère de la Culture annonce en novembre 1990 la réalisation
d’un projet intitulé « Grand Carnac » : l’État veut acquérir cent cin-
quante hectares autour du site et prévoit d’exproprier deux cents
cinquante familles. Cette annonce apparaît maladroite et le procédé
violent, d’autant que ni la mairie ni la population n’ont été consultées.
Un grillage de dix kilomètres, installé rapidement, interdit de fait à
tous l’accès aux menhirs en les privatisant. Des vigiles patrouillent

8. Notre parti pris méthodologique a consisté à suivre texte, l’image et le son sont au cœur d’un dispositif
la polémique sur la longue durée, en nous appuyant inédit qui informe sur les modalités réelles des enjeux
sur une revue de presse constamment actualisée et et sur les options adoptées par ML , comme par ses
sur une veille d’Internet. Notre observation principale opposants institutionnels. Le lecteur est invité à se
a porté sur le site de ML , qui archive les faits en lien reporter à la page d'accueil du site Internet de ML à
direct avec l’affaire à mesure qu’ils se produisent. Le l'adresse suivante : www.menhirslibres.org.

338
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

vignt-quatre heures sur vignt-quatre. Pour les Carnacois, c’est leur


patrimoine qui est confisqué.
Un « Archéoscope » est alors érigé en musée du lieu et de ses
légendes, des visites guidées se font en petit train. Un belvédère
construit à la va-vite propose une vue imprenable et inédite du site,
le tout payant. Là encore, l’aspect scientifique est peu développé et
l’on mise avant tout sur le développement touristique. La population
locale pour sa part perçoit surtout le dénigrement de l’aspect mémoriel
et affectif qui les unit aux menhirs. Les riverains expropriés rejettent
les estimations financières de leurs biens et refusent de les abandonner.
Plusieurs d’entre eux engagent une bataille devant les tribunaux.
Mais très vite c’est tout Carnac qui se mobilise : une action
juridique collective est lancée à l’encontre de l’édification de
l’Archéoscope, s’appuyant sur les lois du littoral et d’urbanisme
relatives aux monuments historiques, arguant d’une trop grande
proximité avec le site protégé. Le maire annule le permis de
construire, dénonçant le belvédère qui « bouche complètement la
perspective ». Plusieurs mouvements associatifs – les Amis du
musée de Carnac, puis les nouveaux mouvements SOS -Carnac et
Menhirs Libres – tentent de parer à la mise en place du « Grand
Carnac ». Des habitants se relaient pour dénoncer l’attribution de
la gestion de l’Archéoscope à une entreprise privée qui ne reverse
qu’une partie de ses bénéfices à la commune, ou pour conspuer
l’« engrillagement » du site. Les Carnacois refusent de payer pour
avoir accès à leurs menhirs et les agriculteurs d’acquitter un droit
de passage sur les terres cultivées. On fustige le coût du projet,
estimé à 1,6 million de francs pour le seul belvédère, principale-
ment financé par la communauté de communes.
En dépit du mécontentement grandissant à l’échelle locale, l’État
semble se satisfaire de lier protection et préservation dans un projet
vanté comme réaliste et moderne, axé sur une appropriation et une
gestion exclusives du site par ses soins. Il n’est qu’à indiquer le chiffre
d’affaires du belvédère qui s’élève, en 1993, à 2 millions de francs, le
plaçant en troisième position des comptoirs de vente de la Caisse
nationale des monuments historiques. Si le projet « Grand Carnac »
s’apparente à une réussite commerciale et touristique, il est entaché
par la multiplication des oppositions locales. Les procès intentés à
l’État par les citoyens, la municipalité et des associations commencent
à élargir l’aire du conflit. Il est temps pour l’État et ses services décon-
centrés d’organiser une conciliation.

339
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Concertation ou impossible dialogue ?


En 1993, ML devient une association loi de 1901. Plus de cinq cent
adhérents militent pour retrouver le site dans sa version « authen-
tique », c’est-à-dire celle d’avant les installations du « Grand Car-
nac » : la « verrue 9 » du belvédère et l’Archéoscope doivent dispa-
raître, de même que grillage et vigiles, l’accès aux pierres redevenir
gratuit. Selon ses statuts, « l’association réunit les individus et les
réseaux associatifs qui s’opposent à ce que les alignements de Car-
nac soient le prétexte d’une exploitation commerciale et touristique
du site ». Elle entend lutter contre la « marchandisation de la
culture et de l’histoire », contre l’« Eurodisney du néolithique » ou
le « Menhirland ». La référence au parc touristique américain est
fréquemment employée par ce genre de mouvements dans le
domaine patrimonial. À l’image de la « malbouffe », il y aurait un
« mal-entertainment patrimonial », trop globalisant à l’échelle mon-
diale. L’affiliation au tourisme de masse et à l’ingénierie culturelle
ferait la promotion d’un patrimoine artificiellement construit, dont
témoignerait l’aspect kitsch des bâtiments du parc d’attraction, faits
d’agrégats architecturaux et d’un décorum empruntant à diffé-
rentes époques.
Après les déclarations, les actes : sur le terrain, une pétition cir-
cule pour l’arrêt de l’exploitation du belvédère et son démontage.
Trois mois après son lancement, l’association obtient un premier
résultat tangible avec l’adoption par le conseil municipal, le 27 sep-
tembre 1994, d’un décret prévoyant la suppression de la « verrue10 ».
La polémique s’invite également au palais de justice : à la tête de
ML , les époux Mary sont poursuivis pour « enlèvement symbolique
de quelques mètres de grillage », « recel et vol de boulons et colliers
de serrage » et « entrave aux travaux de clôture d’un droit de pas-
sage » 11 . En 1995, on bâtit un nouveau belvédère en algeco, et le
grillage est maintenu. ML dépose deux plaintes pour non-respect
de la limite des cinq cents mètres à proximité d’un site historique,
et pour utilisation abusive du droit de passage d’un particulier. Elle
se dote également d’un site internet. Un attentat non revendiqué

9. La métaphore médicale est fréquemment employée 10. Pour un coût de 420 000 francs, en 1995 – somme
par ML , comme par la presse : la « verrue » pose pro- à rajouter au montant total du projet « Grand Carnac ».
blème, il faut donc l’enlever pour retrouver la situa- 11. Ils sont condamnés chacun à six mois de prison et
tion originale. à 5 000 francs d’amende avec sursis.

340
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

à l’Archéoscope amène sur place des policiers antiterroristes qui


s’interrogent sur l’origine des engins explosifs utilisés. Il marque
la radicalisation du conflit.
Dans un souci d’apaisement, l’État lance en 1996 une enquête
d’utilité publique afin de définir un nouveau projet d’aménagement
concerté, au moyen de réunions avec la population, les élus et ses
services en région. Mais elles sont programmées à la préfecture de
Rennes, soit à plus de cent cinquante kilomètres de Carnac (en raison
des critiques suscitées, elles se tiendront finalement sur place). Le
maire démissionne pour manifester son mécontentement et, par un
vote de consultation organisé par la commune, 87 % de la population
s’exprime contre les propositions de l’État qui diffèrent peu du projet
« Grand Carnac ». Néanmoins, les commissaires enquêteurs rendent
un avis favorable, ce qui a pour conséquence d’attiser l’opposition.
ML dénonce « le simulacre » de concertation, refuse de participer aux
réunions publiques et les militants continuent de manifester pacifi-
quement devant les grillages. D’autres associations les soutiennent
mais ML les éclipse toutes sur le plan médiatique. En 1997, la décla-
ration d’utilité publique du projet des alignements de Carnac est
signée par le préfet de Bretagne.
Nouveau tournant de l’affaire avec sa délocalisation dans la capi-
tale : le 21 novembre 1998, une manifestation organisée par ML
médiatise la polémique au niveau national. La « Marche des menhirs
sur Paris » rassemble plusieurs milliers de contestataires, le ministère
reçoit une délégation, et les images du cortège dans les médias
attestent du succès de la manifestation. Dans une ambiance détendue,
en musique et costumes traditionnels, la Bretagne marque son désac-
cord et son esprit rebelle. Nouvelle tentative d’apaisement du minis-
tère qui place à la tête d’une commission un archéologue de renom,
Jean-Pierre Mohen, et tente ainsi de rendre les discussions moins
techniques et administratives. Un an après, la commission remet sa
copie, mais sans réels éléments novateurs selon les détracteurs du
projet.
À la fin des années 1990, une pétition lancée par ML réitère ses
exigences. Elle est diffusée sur les sites internet de l’association et de
mouvements proches. En 2000, 17 300 signatures sont déposées au
Parlement européen12 . ML en profite pour gagner à sa cause d’autres

12. Le Bulletin de l’association Menhirs Libres en date de janvier 2003 en annonce 28 000.

341
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

associations ou organisations non gouvernementales. En 2001, un


procès relatif au prix du mètre carré versé aux expropriés fournit
une nouvelle tribune aux opposants.

La radicalisation des antagonismes :


Menhirs Libres prend la tête de la fronde
La tension monte avec l’occupation du belvédère pendant plus de
quarante jours en 2002. ML est rejointe par d’autres mouvements
régionaux, réunis sous le nom breton « Holl-a-gevred », signifiant « tous
ensemble ». Les militants font le siège du bâtiment et les forces de
l’ordre viennent les en déloger, sur ordre du préfet de région. L’élar-
gissement de la mobilisation et la violence des échauffourées leur
valent de trouver un écho jusque dans les médias nationaux. ML étend
son audience auprès d’autres mouvements de défense de sites naturels,
patrimoniaux ou archéologiques, comme à Stonehenge, ou encore
en voyant son cas présenté à l’ONU par une association qui milite
pour la reconnaissance des droits des peuples et des cultures « indi-
gènes »13 . ML compare la situation à Carnac avec celles que suscite
la restauration du château de Falaise ou du pont du Gard pour expli-
citer son point de vue : à savoir que les États appliquent systémati-
quement le même mode opératoire dans la gestion du patrimoine,
c’est-à-dire le déni de la parole des habitants et l’adoption d’une visée
purement commerciale.
Dans les années 2000, le site internet de l’association fait peau
neuve et les pages « actualité » sont fréquemment ajustées afin de
faire état de l’avancement du dossier. Une grande partie de cette
interface est traduite en anglais, et de nombreux liens renvoient sur
des sites ou forums relatant leur combat. Des extraits du bulletin
publié par l’association sont également mis en ligne, où sont multi-
pliées les attaques contre le projet. Ils y proposent également des
solutions alternatives.

13. Selon cet te association, Ecospir ituality demande d’aide concernant le soutien de l’identité
Foundation, le cas breton est évoqué à quatre spirituelle des peuples autochtones européens ». Se
reprises devant la Commission pour les droits de reporter aux pages du site internet : http://www.eco-
l’homme et le groupe de travail sur les populations spirituality.org/fcarnonu.htm [valide en juillet
indigènes. ML y est présentée comme « une commu- 2013].
nauté traditionnelle » qui adresse « un appel pour une

342
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

En novembre 2005, une nouvelle étape est franchie avec l’an-


nonce du président du Conseil régional qui souhaite le classement
au Patrimoine mondial de l’Unesco. ML réagit en s’interrogeant sur
ce « dossier invisible », attestant ainsi de ses capacités techniques et
administratives dans un tel processus : cette procédure demande
des années et, en l’état du site, les pouvoirs publics n’en seraient au
mieux qu’aux balbutiements. En effet, un tel classement interdirait,
de fait, de procéder à des modifications du site, quelles qu’elles
soient. Non sans fondement, l’association explique que tant que
l’État n’a pas fini les travaux, aucun dossier de candidature ne peut
être lancé. Pour ML , le recours à l’argument Unesco qui, tel un
serpent de mer, ressurgit depuis plusieurs années, est une nouvelle
preuve de l’incompétence des pouvoirs publics et de son recours à
la désinformation. En septembre 2007, le Journal officiel publie une
offre d’emploi pour le recrutement d’un chargé de mission pour ce
dossier, et ML s’empresse de se moquer :
Les menhirs de Carnac, du Golfe du Morbihan et de la Ria d’Étel seront
candidats au Patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco ! En voilà une
bonne nouvelle, quoique bien tardive : depuis le temps que les associations
sont promenées par la Drac14 en charge de ce lourd dossier. Maintenant les
voilà pétrifiés par l’ampleur du travail qu’ils doivent accomplir, car leurs
cartons sont bien vides !

Depuis les années 2000, les choses piétinent. En décembre 2002,


le tribunal administratif de Nantes annule l’arrêté du préfet de
région portant sur le décret d’utilité publique du projet. Deux ans
plus tard, suivront l’annulation de l’avis d’expropriation, ainsi que
l’acte de création du Groupement d’intérêt public et culturel (GIPC)
chargé d’établir un nouveau projet d’aménagement. Le GIPC voit
ses dirigeants se succéder, mais la concertation échoue et c’est le
statu quo. ML est toujours sur la brèche et tient à jour son site internet.
L’État a repris possession de l’Archéoscope, la société privée ayant
été remerciée. On attend toujours le nouveau projet d’aménagement
pour Carnac. L’État se désengage de la procédure de candidature
à l’Unesco, les collectivités locales prenant le relais 15 . En 2009, le

14. Direction régionale des Affaires culturelles. ment au plus tôt vers 2340, voire 2380… », Bulletin
15. Pour ML , « cela risquait fort de reporter le classe- de l’association Menhirs Libres, n° 51, juin 2010.

343
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

GIPC est dissous. « Rien ne bouge ! », conclut l’assemblée générale


de ML en 2008. Les militants s’impatientent 16.
Au fil des années, ML s’est transformée : les Carnacois se sont vu
rejoindre par d’autres Bretons, avant que de nouveaux membres ou
sympathisants n’affluent de toute part, se reconnaissant dans ces
« identités fusionnelles » (Fabre 1998 : 295). Elles donnent lieu à des
modalités d’action multiples, sur le plan juridique ou numérique,
signalant un militantisme patrimonial contemporain.

Questionnements autour des actions publicisées par ML


Des actions traditionnelles « à la mode bretonne » :
une implication physique et un esprit de lutte
Les actions de ML , notamment celles qui sont circonscrites au débat
sur l’avenir du site mégalithique, peuvent être interprétées comme le
mélange d’une mobilisation traditionnelle et d’un activisme plus
contemporain. Manifestation sur les lieux, pétition ou appel aux élus
sont des formes classiques de lutte pour le retrait d’un projet jugé
néfaste. Elles s’appuient sur un registre de valeurs – que relaie son
site internet – que Nathalie Heinich a étudiées dans ses travaux sur
la réception de l’art contemporain (Heinich 2001, 2009). Elle insiste
sur la fonction du « sens commun » et de la perception « ordinaire »
des faits, notamment ceux en relation avec les œuvres d’art contem-
porain. Ainsi, l’association recourt au registre de l’authenticité : les
projets de l’État ne respecteraient pas le site, tant dans son inscription
locale (qui crée sa légitimité) que dans son histoire (l’accès aux men-
hirs a toujours été libre 17). Les principes environnementaux sont
également convoqués à l’appui d’un accueil touristique respectueux
de la nature du site. Le registre identitaire, quant à lui, faisant lien
avec les générations passées ou les légendes attachées au site, est au
fondement de la militance. Ainsi, sur le site internet, musique et
drapeau bretons, croix celtique, sont incontournables. S’en prendre
au site mégalithique revient à (re)mettre en question la nature des

16. « Menhirs “libres”, oui, mais quand ? », Ouest- ce serait créer un site coupé de la réalité, coupé des
France, 20 février 2008. traditions et de la mémoire du site. Ce serait faire
17. Dans un long texte revenant sur le site et son his- injure à l’histoire » (voir les pages « Des hommes et
toire, ML crie sa colère contre ce rejet de l’authenticité des pierres » sur leur site internet).
du site : « “réserve à mégalithes”, bref un MENHIRLAND,

344
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

relations entre les Carnacois et leurs pierres, ce patrimoine qui est le


« mobilier » de leur vie « quotidienne » (Choay 1999 : 214) dans lequel
chacun puise ses racines. Dans les propositions alternatives avancées
par l’association, résonnent également la donnée régionale et l’ins-
cription locale : la gestion du site devrait être confiée au Pays d’Auray,
et non à une société privée ou à l’État, et plutôt que de « chasser les
gens du pays », il faut les associer au processus décisionnel. Proche
de la « morale ordinaire », le registre économique enfin. ML n’a de
cesse de demander communication du « montant des frais engagés
pour le projet des menhirs depuis l’origine18 » ou d’en appeler à la
Cour des comptes : « Elle serait bien avisée de venir calculer le prix
des belvédères hideux montés et démontés […], des salaires des vigiles
durant plusieurs années19. » L’État n’est pas épargné par l’accusation
de gabegie : « Les caisses du ministère de la Culture étant vidées par
les budgets de fonctionnement des folies parisiennes », la « technocra-
tie parisienne » ou « les fonctionnaires en charge de la chose, tous
plus brillants les uns que les autres »20 ont le don de susciter la colère
des militants. L’accusation d’imposture à l’égard des pouvoirs publics
discrédite, au-delà de leurs auteurs, l’ensemble de leurs propositions.
Il semble pour les militants qu’on ne puisse rien attendre de bon des
« turpitudes administratives ».
L’occupation du belvédère en 2002 s’inscrit aussi dans un activisme
hérité des années 1970. À l’échelle locale, les quarante jours de sit-in
font découvrir aux Carnacois la pugnacité de ML et permet à ses
militants de diffuser leurs mots d’ordre auprès des touristes visitant
l’Archéoscope. La couverture médiatique de ce bras de fer, parachevé
par l’intervention des forces de l’ordre, sert le discours de la victimi-
sation des menhirs, symboliquement séquestrés et malmenés par
l’État. Mais la violence est bien réelle dans les photographies21 qui
rendent compte de la charge des CRS, matraques levées, pour déloger
les militants du belvédère. Ces derniers apparaissent comme des
pacifistes contraints à une épreuve de force par un État qui impose
sa loi sans recourir au dialogue.
L’occupation de 2002 est érigée en « événement-monstre » (Nora
1972) qui met en avant le rôle des médias, devenus essentiels à toute

18. Bulletin de l’association Menhirs Libres, n° 23, 20. Ibid.


novembre 2001. 21. Images parues à l’époque dans la presse et tou-
19. Bulletin de l’association Menhirs Libres, n° 28, jours en ligne sur le site de ML .
janvier 2003.

345
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

polémique. On peut même parler du basculement du site mégali-


thique en un « site-événement » : d’un patrimoine hérité à un patri-
moine revendiqué, le site mégalithique assume une fonction de ras-
semblement pour les militants, localement et au-delà. Il devient
surtout l’objet d’une cristallisation d’oppositions entre l’État et une
association, ainsi que la figure fantasmée de qui subit oppression et
agression. Bien que délogée, ML sort victorieuse de cet épisode qui
lui assure la reconnaissance médiatique et une aura d’activisme
patrimonial. Les images de l’occupation mettent en exergue le com-
bat : « Les mass media ont désormais le monopole de l’histoire. Dans
nos sociétés contemporaines, c’est par eux, et par eux seuls, que
l’événement nous frappe et ne peut pas nous éviter » (Nora 1972 : 162).
La « Marche des menhirs sur Paris » assume des fonctions simi-
laires. Son intérêt réside dans la scénographie adoptée lors de la
manifestation. Partir de Bretagne pour rallier la capitale est un geste
symbolique dans l’imaginaire national où les luttes entre Paris et
province sont historiquement constituées (Corbin 1992). S’ajoute ici
la dimension bretonne dont l’histoire au sein de l’unité française a
toujours été émaillée de revendications identitaires. Elle est retravail-
lée par ML qui met à l’honneur le « folklore » breton : répliques de
menhirs en carton, portés sur le dos des manifestants, drapeaux
régionaux en nombre, joueurs de binious ou bigoudènes. Des cari-
catures inspirées d’Astérix le Gaulois 22 concourent à la dramaturgie
concoctée par l’association : sa force de revendication collective au
sein du « petit village », son âpreté à rudoyer le pouvoir ou encore la
petite taille de cet homme qui triomphe du grand César sont présents
à l’esprit de qui voit ces militants costumés incarnant les personnages
créés par Albert Uderzo. On insiste également sur le côté bon enfant
d’un défilé que l’on fait en famille. Double impact pour ML , qui se
fait entendre à la fois des pouvoirs publics et au-delà des frontières
de la Bretagne.
L’esprit carnavalesque des manifestations, ou tout du moins l’emploi
de références au « folklore » breton jusque dans ses caricatures, fait
de ML un mouvement qui n’hésite pas à casser certains codes, dont
celui de son image : loin des sociétés savantes ou autres « amis » d’un
bien patrimonial, ses membres eux-mêmes proposent une vision

22. Cette figure n’est pas anodine : emblème de l’es- directes à ce personnage permet aux internautes
prit de lutte, Astérix est traduit en 107 langues. internationaux de saisir l’esprit du mouvement.
Émailler le discours de l’association de références

346
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

distanciée de leur combat. Le décalage entre leurs différents registres


d’argumentation et leurs compétences techniques, d’une part, et le
recours à la bouffonnerie, d’autre part, sert l’opposition au projet.
La dimension artisanale de ML dans cette lutte du pot de terre
breton contre le pot de fer parisien est revendiquée, comme dans les
fêtes organisées l’été pour récolter des fonds, dans les remerciements
adressés aux sympathisants qui envoient des timbres postaux pour
que ML puisse faire face aux dépenses. Leurs actions, bricolées dans
l’urgence, inventives plus qu’onéreuses, veulent signifier qu’ils pèsent
d’un poids inégal face aux démonstrations de l’État, avec ses confé-
rences de presse ou l’appel à des personnalités médiatiques comme
Jean-Pierre Mohen.

Retour sur deux traits spécifiques de la mise en scène,


ou comment ML instrumentalise l’émotion patrimoniale
Le site internet de ML permet d’observer la fragmentation graduelle
de son discours et de ses combats, ou plutôt son multi-investissement
dans le champ des polémiques. Mais en quoi ses usages d’Internet
en auraient-ils fait un acteur militant novateur et l’auraient-ils placé
dans une posture inédite dans ce type d’affaires patrimoniales ? Ne
faudrait-il pas y voir de plus près et mettre certaines de ses actions
en regard de leur inscription sur le site ? À travers ses pages internet,
ML recourt à différentes modalités pour défendre ses positions, en
présentant les manifestations sur le terrain, les recours administratifs,
un projet alternatif, ainsi que ses entretiens dans la presse. On vou-
drait maintenant considérer ces éléments en privilégiant deux clés
de lecture qui permettent d’observer différemment ce mouvement
associatif : à savoir, la mise en scène esthétique de l’émotion et l’élar-
gissement de l’objet de la militance.
Par les photographies, les dessins et les divers supports graphiques
présents sur le site internet de ML , ainsi que par les images trouvées
dans la revue de presse, on constate que l’une des manières de pro-
céder pour manifester le rejet du projet est de montrer les effets
directs et immédiats de ce que les pouvoirs publics ont déjà entrepris.
Elle constitue une mise en scène esthétique de l’émotion qui se
confronte à la figuration du corps pathétique du patrimoine. Il s’agit,
tout d’abord, de montrer le site des alignements dans un registre
émotionnel, tantôt laissé à l’abandon, tantôt exploité commerciale-
ment à travers les nouvelles infrastructures aux couleurs criardes.
Dans les images des « menhirs engrillagés », sur le site internet, ressort

347
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

le message de leur anthropomorphisation : les menhirs sont prison-


niers et entravés comme des êtres humains. « Enfermés », ils sont
donc coupés des riverains ou des touristes, à moins que ces derniers
ne payent pour s’en approcher. Des panneaux rouges, couverts de
proscriptions, sont également très présents dans ces photographies.
On revient aussi sur l’histoire magique des traditions et légendes de
ce lieu de mémoire, notamment sur celle où les couples doivent venir,
plutôt de nuit, se promener dans les allées de pierres, pour réaliser
leur vœu d’enfantement. Or, la fermeture forcée du lieu fait fi de ces
mythes qui participent pleinement de l’identité bretonne. Ces images
montrent l’écart entre les riverains et les touristes dans une dualité
qui répond aux accents binaires du combat de ML 23 : d’un côté, ceux
qui payent un titre d’entrée pour se promener dans le site, de l’autre,
ceux qui se battent pour en maintenir l’accès libre. Mais la barrière
du grillage les rapproche également car la liberté des autochtones
comme celle des visiteurs serait niée par les responsables du « Men-
hirland », dans leur vision faussée de l’ancien site mégalithique, dont
elle pervertit la nature et l’essence. La force des images joue pleine-
ment aussi dans les dessins ou caricatures montrant les aménage-
ments commerciaux opérés au sein de l’Archéoscope – le petit train
ou les gadgets touristiques et les objets souvenirs pseudo-bretons – et
stigmatisent une vision mercantile de l’exploitation du site.
ML fonde son action sur l’acception stricte de la notion de sympa-
thie. Le site invite à souffrir avec les menhirs, à terre ou réduits à l’état
de porte-clés en plastique, à souffrir avec la population spoliée de son
site. Ce registre compassionnel est également présent dans les pages
dédiées au portrait de l’ancien président de ML , Guy Mary, décédé :
Pour que ton combat demeure,
en ton nom, continuons l’action,
où que tu sois, tu seras toujours avec nous dans la lutte.
Le site menhirslibres.org permet de replonger dans une double
émotion, celle de la perte, sensible, et celle d’un corps collectif saisi
par l’enthousiasme des avancées du combat : il relie deux temps de
l’histoire du monument, dans une graduation prophétique qui irait
de l’horreur de la disparition à la joie à venir de triompher face à

23. L’État contre l’association, Paris contre la Bretagne, « eux » contre « nous », ou inversement selon le
locuteur.

348
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

l’État. L’objectif du site est de mettre en scène ces différentes périodes,


ces mémoires et sentiments variés et de veiller à créer du sens autour
de l’histoire du site mégalithique. Il cherche à faire réagir 24 le plus
grand nombre et à véhiculer une passion commune pour la survie et
la renaissance d’un bien patrimonial pensé tant comme local que
mondial, comme emblème tant de l’identité bretonne que de l’huma-
nité des hommes.
Car si ML revendique une militance à taille humaine, elle en appelle,
dans une sorte de paradoxe, en étant sur le Web, à une internationale
universaliste, entendue comme un groupement planétaire d’individus,
unis pour défendre une revendication commune, invitant les inter-
nautes du monde entier à rejoindre leur lutte. ML , créée pour une
situation spécifique (s’opposer au « Grand Carnac ») et une controverse
localisée (Carnac), a pu agréger des compétences en matière de légis-
lation, de procédure administrative ou de médiatisation qui lui per-
mettent de relayer d’autres groupes de citoyens impliqués dans des
faits bien éloignés des menhirs ; elle s’est émancipée de sa mission
initiale pour les aider et faire fructifier son expérience. Internet est la
nouvelle arme d’une militance élargie, favorisant la mutualisation des
pièces juridiques et administratives à rassembler pour entamer des
actions, les échanges entre des mouvements qui ont les mêmes objectifs
ou se trouvent dans des situations similaires.
À travers son site internet, l’archivage des différents temps de
l’action permet de suivre la progression de cette militance qui, gra-
duellement, s’étend au-delà du cas unique du site mégalithique pour
s’intéresser aux mouvements identitaires bretons, aux bras de fer
internationaux entre associations et États et pour défendre un mode
de vie concerté entre les pouvoirs publics, les citoyens et la nature
même. ML s’investit par exemple auprès du mouvement Ingalan, qui
promeut le commerce équitable dans l’ensemble des départements
bretons et sert de vitrine à sa cause, d’Ecospirituality pour le respect
des particularismes autochtones, ou de Sacred Sites International
Foundation militant pour la préservation de sites patrimoniaux sacrés.
Ainsi, les pages du site traduites en anglais, celles dédiées au marché
équitable, ou encore traitant d’un éventuel classement par l’Unesco
au Patrimoine mondial, reflètent l’élargissement du discours de ML .

24. La musique qui accompagne ces pages sur le la musique classique, comme la 5 e Symphonie de
site de ML se fait alors triste, avec des emprunts à Gustave Malher.

349
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

D’ailleurs n’est-ce pas aux Apaches d’Arizona, aux aborigènes d’Aus-


tralie, à la confrérie Mbog du Cameroun et au peuple Taino des
Caraïbes, en lutte pour la reconnaissance de leurs droits, que ML s’est
trouvée associée en 2006 dans une assemblée réunie à l’ONU même ?
Notons que c’est un haka, ce chant traditionnel associé à la guerre25 ,
qui accompagne parfois la navigation dans le site et symbolise l’uni-
versalité de leur combat identitaire. Ainsi les promoteurs de ML s’affir-
ment comme acteurs légitimes du champ patrimonial. Dès lors,
peut-on encore parler d’amateurisme dans leurs démarches ?
L’image du « petit village breton » résistant à un ennemi puissant
vaut-elle toujours ? L’association tente de mener le jeu, en argumen-
tant sur les sujets qu’elle veut voir traités, et en passe d’autres sous
silence, comme la référence aux autres associations carnacoises, par
exemple. Le virtuel joue un rôle actif dans ces stratégies de commu-
nication qui génèrent de nouvelles configurations de pouvoir et de
légitimité. C’est un « nouveau régime de l’amateurisme » qui fait ici
son apparition, passant…
[…] par des formes originales de coordination entre productions amateurs
et industries culturelles, des circuits de diffusion plus ouverts et horizontaux,
des formes de reconnaissance plurielles […]. Ils y investissent un même
sens de l’obligation, une même anxiété, une même exigence de résultat que
dans l’univers professionnel. Ils réfutent l’étiquette jugée péjorative de
l’amateurisme et souhaitent que leur engagement bénévole soit évalué
selon des standards professionnels. (Callon 2001 : 53.)

Conclusion
L’histoire des menhirs de Carnac offre un curieux illogisme : à l’heure
où les menaces continuent de peser sur le site, toujours au cœur d’un
âpre débat, d’autres nouvelles pierres de granit sont érigées en son
honneur. Depuis 2006, L’Alignement du XXIe siècle, œuvre d’art contem-
porain réalisée par Aurélie de Nemours, trône dans la capitale bre-
tonne, soit soixante-douze colonnes de granit gris qui se veulent un
hommage au site historique et archéologique 26. L’artiste parle de
« forêt granitique », alors même qu’à Carnac, la végétation du site

25. L’exemple de haka le plus connu est celui des 26. Se reporter au dossier de presse de la ville de
joueurs de l’équipe de rugby de Nouvelle-Zélande. Rennes à l’époque de l’inauguration.

350
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

mégalithique est malmenée et que certains menhirs sont en très


mauvais état. Le patrimoine et l’art bretons se télescopent entre Car-
nac et Rennes, entre le site ancien, confronté aux vicissitudes de
l’intervention patrimoniale et une création, conçue comme une
dédicace au premier.
Notons le bégaiement de l’histoire en ce qui concerne Carnac : au
XIXe siècle, déjà, la population locale s’était montrée belliqueuse face
à l’État qui avait racheté des terres et des maisons en vue d’établir
un site national. Dans le texte du « Décret pour l’expropriation », en
1887, les Carnacois étaient appelés à respecter la procédure, preuve
qu’elle n’allait pas sans conflit : « La sagesse adresse donc aux inté-
ressés un dernier appel pacifique, espérons qu’il sera compris et que
la justice, invincible dans ses jugements, n’aura pas à intervenir »
(Salmon 1887). À un siècle d’écart, l’intervention de l’État est à nou-
veau vilipendée. Ces menhirs sont toujours sources de polémique et
la population locale semble, de manière immuable, prête à l’émotion
patrimoniale.
Recourir aux émotions comme stratégie argumentative au sein d’un dis-
cours est toujours suspecté de masquer d’autres intentions peu louables.
L’antinomie rationnel/émotionnel est tellement profondément ancrée en
nous, que le simple fait de valoriser un argument émotionnel au sein d’un
discours conduit pratiquement à le faire taxer d’irrationnel. (Monnoyer-
Smith 2006 : 96.)

Cet « irrationnel », au cœur d’une passion identitaire, ranimée


depuis vingt ans, parfois jusqu’au-boutiste, indique la nature des liens
qui se nouent, se fixent et évoluent entre l’individu et son patrimoine.
Objets de l’environnement proche, cadre de la vie quotidienne, ou
bien souvenirs inépuisables d’une rencontre unique, les menhirs de
Carnac représentent un support de mémoire pour beaucoup, Bretons,
mais aussi Français fiers des vestiges de leur nation, ou étrangers,
émus par cet héritage de la communauté des hommes. Si les scienti-
fiques débattent encore de la signification des mégalithes, la popula-
tion locale, et les militants de ML en premier lieu, les ont, eux, élus
au rang de traces tangibles de leur identité bretonne. On le voit, il
n’est pas aisé de définir la relation entre ces pierres et les individus.
À la fois énigme et évidence, les menhirs pourraient faire dire à
Astérix de ces derniers qu’« ils sont tombés sur la tête ! », à moins qu’ils
ne soient simplement passionnés par leur patrimoine.

351
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

R ÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

C ALLON MICHEL et al., 2001  HOTTIN CHRISTIAN (dir.), 2009 


Agir dans un monde incertain. Essai sur Livraisons d’histoire de l’architecture,  
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du Seuil, coll. « La couleur des idées ».
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CHOAY FRANÇOISE, 1999  « Que faire de l’édifice-événement ? »,
L’Allégorie du patrimoine, Paris, Éditions   actes de la Conférence internationale  
du Seuil, coll. « La couleur des idées ». de l’Institut national d’histoire de l’art  
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352
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES

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« L’avènement du patrimoine vintage ?  
Les projets de reconstruction du palais des
Tuileries à Paris et du Berliner Stadtschloss
à Berlin », in Habib Saidi et Sylvie Sagnes
(dir.), Capitales et patrimoines à l’heure
de la globalisation, Québec, Presses de
l’université Laval, coll. « Patrimoine en
mouvement », pp. 96-122.
VI Patrimoine, émotions
et politique :  
la double traduction
Au fond, le passage de l’instance nationale à l’instance patrimoniale
dans la mise en forme collective du rapport au passé est sans doute
une mutation politique dans le sens le plus fondamental du terme.
D’autant que cette « grande transformation » récente, dont l’Europe
occidentale fut le premier théâtre, a été presque aussitôt traduite dans
le langage universel des valeurs culturelles dont l’Unesco est l’émetteur
et le régulateur depuis la fin de la guerre mondiale. Mais il n’en
demeure pas moins intéressant et révélateur de considérer ce phéno-
mène à partir de points de vue enracinés dans la politique en tant
qu’exercice du gouvernement et espace concret où s’expriment et
s’imposent des rapports de pouvoir. On se rend alors bien compte
que les idéologies et les façons de faire claniques, nationalistes et
néocoloniales, au sens que la science politique donne communément
à ces termes, trouvent aisément dans le patrimoine un langage émo-
tionnel conventionnel à travers lequel ces formes de domination se
perpétuent et s’étendent. Avec une nuance capitale cependant : la
conception patrimoniale des identifications temporelles devient le
visage paradoxal d’une modernité autochtone, localisée et appropriée,
fondement d’autres régimes possibles du pouvoir.
Berardino Palumbo

Émotions patrimoniales  
et passions politiques  
(Sicile orientale)
« La plaie ouverte a guéri. Le diocèse de Noto a encore une fois sa
cathédrale. Le Val di Noto son symbole. Aujourd’hui, le monde
nous regarde et nous accueille. Notre renaissance est possible. »
(Mediterraneo News, 18 juin 2007.)

Trajectoires divergentes
En 2000, Denise Bell Hyland et son mari, un couple d’agriculteurs
américains, quittent les États-Unis pour l’Italie après qu’un conflit
les a opposés à une multinationale du pétrole et amenés à vendre
leur exploitation. Ils s’installent à la campagne, dans les environs de
Noto, ville du Sud-Est sicilien, inscrite en 2002, avec sept autres
villes de la région, sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Là, ils acquièrent une nouvelle exploitation. Tous deux prennent
part à un film documentaire intitulé « 13 variations sur un thème
baroque. Ballade pour les pétroliers du Val de Noto », réalisé en
2006 par trois jeunes cinéastes siciliens. Le film donne la parole à
ceux qui se sont opposés entre 2005 et 2008 à l’autorisation d’effec-
tuer des forages d’exploration pétrolière dans le « Val de Noto »
accordée par la Région sicilienne à la Panther Oil, une multinatio-
nale américaine. Dans le film, Denise, rappelant les circonstances
de leur départ des États-Unis, parle de son amour pour sa nouvelle
terre et des oliviers centenaires dont on peut obtenir, dit-elle, une

357
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

huile unique, tandis que son mari explique au public la difficulté


d’un combat naissant, qui ne peut être que collectif pour maintenir
au fil du temps l’état d’effervescence émotionnelle des citoyens et des
élus. La caméra nous les montre enfin enlacés face au coucher de
soleil sur le paysage des Iblei.
Au cours des dix dernières années à Noto (et de manière compa-
rable à Modica, Caltagirone, Ragusa Ibla, puis à Ortigia, inscrite
en 2005), la classification de l’Unesco a lancé un processus socio-
économique et politique complexe : augmentation importante des
flux touristiques, gentrification naissante d’une partie du centre-ville
et des campagnes, production de (nouveaux) sentiments d’apparte-
nance au territoire et de (nouvelles) émotions liées au patrimoine,
redéfinition des politiques de développement économique. À Militello
(comme à Palazzolo Acreide, Scicli et en partie à Catane) cette clas-
sification semble avoir été un simple étiquetage, incapable de produire
des conséquences sociales, politiques et émotionnelles importantes.
Depuis, par exemple, aucun étranger au pays n’est venu s’y installer,
exception faite de Jennifer Lynne Gareis, actrice hollywoodienne
aux lointaines ascendances locales, connue pour avoir interprété le
rôle de Donna Logan dans la série Beautiful, à qui on a attribué la
citoyenneté d’honneur en décembre 2009. Le nombre de résidents
diminue inexorablement, les flux touristiques restent marginaux au
point que la Ville, aujourd’hui encore, ne dispose d’aucune structure
d’accueil ; les débats et confrontations qui ont secoué la « société poli-
tique » et la « vie civique » (Chatterjee 2006 ; Herzfeld 2009) du Sud-
Est sicilien (ou Val de Noto) nouvellement imaginé n’ont que margi-
nalement affecté la vie politique locale ; le patrimoine (du moins tel
qu’il est défini par le système taxonomique de l’Unesco) ne génère
aucune émotion positive, et la référence au processus d’inscription
provoque même, au contraire, chez beaucoup de Militellesi, des
réactions indifférentes ou ironiques. Non sans bonnes raisons : en
effet, la présence de l’Unesco, au-delà du logo sur le site internet
officiel de la Ville, ne semble attestée que par une plaque de marbre
que le maire a fait poser sur l’Hôtel de Ville en janvier 2004 – mais
gravée dans un style très XIXe siècle –, et par une autre, apposée sur
un palais élégant mais totalement décati, qui est devenu le siège du
Club Unesco, une association à laquelle, en juillet 2007 – à l’époque
des manifestations à Noto contre la compagnie pétrolière américaine –
la mairie de Militello, dans une décision involontairement symbolique,
a confié l’ouverture et la fermeture du cimetière.

358
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

Je réfléchirai ici d’une part aux voies divergentes suivies par Noto
et Militello après leur inclusion simultanée dans la Liste, d’autre part
aux réactions émotionnelles tout aussi divergentes que leurs habitants
semblent avoir eues face au processus de patrimonialisation. J’essaie-
rai, en conclusion, de proposer à partir de cette comparaison quelques
remarques générales sur les pratiques patrimoniales et sur les écono-
mies morales et politiques dont elles sont l’expression.

La renaissance du « Val de Noto »


Le 18 juin 2007, en présence des plus hautes autorités nationales (y
compris le Premier ministre Romano Prodi) et régionales, la cathé-
drale de Noto est rouverte au public. Si son effondrement le 13 mars
1996 avait déclenché le processus qui a conduit à l’inscription de ces
huit villes du sud-est de la Sicile sur la Liste de l’Unesco (Palumbo
2003), la réouverture officielle de la cathédrale semble confirmer la
fin du processus de construction/institutionnalisation patrimoniale
d’un nouveau paysage politique et culturel. L’événement de 2007, en
effet, se déroule dans un espace public désormais très différent de
celui de 1996, qui ne tient pas seulement aux effets produits par la
reconnaissance de l’Unesco. Pour comprendre le sens et la portée de
cet évènement nous pouvons (re)partir du mouvement de protestation
contre le forage pétrolier apparu dans le « Val de Noto » entre 2005
et 2008, auquel la réouverture de la cathédrale de Noto offre la
possibilité de porter sa voix sur la scène médiatique nationale. Le
18 juin, un groupe important de manifestants se voit accorder une
position centrale sur la pittoresque place de la Cathédrale : immé-
diatement à droite de la porte de l’hôtel de Ville, face à l’escalier
menant à la cathédrale. Les autorités qui, de l’hôtel de Ville, montent
à la cathédrale ne peuvent qu’entendre leurs protestations.
Les opposants au forage bénéficient en effet dès le début (2005) de
l’appui des municipalités impliquées dans la patrimonialisation de
l’Unesco. Ce soutien souligne la centralité de la dimension plus spé-
cifiquement politique du mouvement « populaire » de défense du
baroque, du territoire, du « Val de Noto » et du « Sud-Est ». J’ai montré
ailleurs qu’il est impossible de comprendre l’émergence de sentiments
d’appartenance et d’émotions patrimoniales, sans avoir à l’esprit les
articulations et les divisions de la scène politique régionale et natio-
nale qui ont accompagné le difficile processus politique d’inscription

359
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

des huits municipalités du « Val de Noto » (Palumbo 2006). Ce pro-


cessus avait été suspendu en 2000 par l’Unesco au motif que manquait
au dossier de candidature un plan de gestion capable d’assurer un
développement de plusieurs des municipalités compatible avec la
logique de la classification patrimoniale.
À partir de 2001, un scénario politique complexe prend forme
autour de l’élaboration d’un tel plan. En son centre, au niveau régio-
nal, Fabio Granata, conseiller pour la culture de la Région Sicile ; au
niveau national, certaines personnalités politiques de centre-droit
(alors à la tête de la nation) très liées au sud-est de la Sicile ; et, au sein
de l’Unesco, certains fonctionnaires chargés de l’affaire et restés très
bienveillants à l’égard de la proposition sicilienne. Lors de cette étape,
dirigée par Fabio Granata, émerge l’idée de construire le « district
culturel du Sud-Est » : le district est une institution territoriale inspirée
de la notion de « district industriel » développée par certains écono-
mistes au cours des années 1980, censée être en mesure de coordonner
les politiques publiques locales directement ou indirectement impli-
quées dans le processus de patrimonialisation, en vue d’un aména-
gement du territoire compatible avec l’inscription sur la Liste. Fin
2001, malgré les nombreux conflits, est mis en place un document
préparatoire au plan de gestion jugé suffisant par l’Unesco. Une
campagne de promotion efficace est lancée par Granata (création de
sites internets, invention d’un logo, promotion d’un festival, achat de
pages dans les grands journaux nationaux). Elle produit, au moins
dans une partie de la population, un certain consensus autour de
l’idée du « Sud-Est ». Des problèmes se posent, toutefois, pour traduire
la planification envisagée par le district en actes administratifs
concrets de la part des municipalités concernées, qui n’ont pas toutes
approuvé le plan de gestion. C’est alors la logique politique qui pré-
vaut. Prend forme un combat, au sein même du centre-droit sicilien
et national, qui voit, d’un côté, Fabio Granata et avec lui une partie
de l’Alleanza nazionale (AN), et de l’autre un ensemble complexe,
composé de personnalités de la scène politique nationale, membres
de Forza Italia ou de cercles proches d’AN, tous pris dans des liens
solides avec la zone industrielle de Syracuse, y compris par des intérêts
personnels. Le conflit est évident en 2004 lorsque Granata perd la
direction du département du patrimoine culturel de la Région sici-
lienne, attribuée à un membre de Forza Italia (Pagano), et se voit
reléguer au département du tourisme. Pagano reproche immédiate-
ment à son prédécesseur d’avoir échoué à faire approuver le plan de

360
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

gestion qui devait être remis à l’Unesco ; il prévoit un nouveau plan,


qui permettrait de concilier protection du territoire et développement
économique. Une ligne de faille se forme alors, destinée à durer au
sein du centre-droit sicilien et national (Granata, une fois élu au
parlement national, sera l’un des conseillers les plus écoutés de Gian-
franco Fini). Elle oppose, plus précisément, la vision protectionniste
de Fabio Granata aux projets de développement « industriel » de
Pagano et ses puissants partisans. C’est dans ce scénario qu’éclate
l’affaire des concessions pétrolières que la Région sicilienne, après
un processus complexe, avait fini par accorder (en 2004) aux Amé-
ricains grâce à l’intervention expresse d’un commissaire étroitement
lié à l’industrie pétrolière de Syracuse. Granata et ceux qui, avec lui,
investissaient dans les politiques du patrimoine (et notamment dans
la classification par l’Unesco de Syracuse-Pantalica en 2005) se
lancent dans une lutte acharnée contre les forages, soutenus en cela
par une nouvelle génération d’administrateurs locaux. Face à eux, se
trouve une part importante de la droite régionale et nationale (liée
à la figure de la ministre de l’Environnement, ancienne ministre de
l’Égalité des chances, Stefania Prestigiacomo, née à Syracuse), favo-
rable, pour des raisons idéologiques ou des motifs personnels, à
l’exploration pétrolière.
Les protestations de ceux qui, dans la société civile, s’opposent à
l’extraction du pétrole dans la région et à toutes les hypothèses de
développement qui menacent l’environnement et le « Val de Noto »,
sont donc soutenues par les gouvernements locaux dont les dirigeants
sont politiquement proches de Fabio Granata, mais aussi par les
gouvernements de gauche qui voient dans la défense du territoire une
bataille légitime. Grâce à ce soutien politique et à son entrée sur une
scène politico-culturelle qui repense l’identité du territoire, le mou-
vement d’opposition aux forages acquiert une certaine visibilité dans
les espaces publics de la région et trouve un écho dans les pages des
journaux locaux, dans la presse écrite et à la télévision. Cependant,
les principaux journaux siciliens relèguent les informations concer-
nant ce conflit dans les pages de l’actualité locale, et s’abstiennent
d’évoquer les questions politiques qu’il soulève. Le mouvement est de
fait absent du débat politique national. La situation change toutefois
à la veille de la réouverture de la cathédrale de Noto.
Le 7 juin 2007, l’un des journaux nationaux les plus importants,
La Repubblica, publie un appel pour la défense du « Val de Noto », signé
par Andrea Camilleri, immédiatement repris par la presse nationale

361
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

et étrangère. Il reçoit 80 000 adhésions en quelques jours. La nation


est alors au seuil de nouvelles élections (le gouvernement instable de
Romano Prodi tombera huit mois plus tard) et ce n’est peut-être pas
un hasard si Camilleri et La Repubblica, liés à la gauche, lancent en
Sicile, dont tous les protagonistes politiques sont affiliés à la droite,
la question du « Val de Noto ». D’autre part, Fabio Granata, sur son
site internet, accueille avec enthousiasme l’initiative de Camilleri. Au
même moment, du côté adverse, le président de la Région, Totò
Cuffaro, annonce que la Panther Oil a renoncé à entreprendre des
fouilles dans la ville de Noto, probablement pour s’affranchir des
initiatives de Camilleri et Granata, tout en cachant l’intention de la
multinationale de poursuivre les fouilles dans d’autres sites du Sud-Est.
La renaissance du « Val de Noto » est comme on le voit un processus
politique complexe où les conflits et tensions se consument en pro-
fondeur, et dont les passions patrimoniales et environnementales des
protestataires ne sont qu’une expression. Pourtant, ces gens des-
cendent dans la rue à plusieurs reprises, produisent un film, souscri-
vent à des pétitions, animés du désir de défendre le « Val de Noto »,
son magnifique style baroque et ses paysages naturels. S’il serait naïf
de croire que ces émotions sont étrangères à la scène politique, on se
tromperait toutefois à considérer qu’elles en sont mécaniquement
issues. Nous devons, en d’autres termes, prendre au sérieux ces nou-
velles émotions qui animent les élus et poussent des centaines de
personnes ordinaires à agir en public. Ces passions semblent révéler
la stratification des sentiments d’adhésion avec les choses, les lieux et
les environnements soumis au processus de classification de l’Unesco.

La Sicile de Montalbano
En conclusion de ma monographie L’Unesco et le campanile (Palumbo
2003 : 358), je suggérais qu’en raison précisément du processus
déclenché par l’Unesco, l’expression « Val de Noto » – qui jusqu’en
1996 n’avait aucun sens pour la plupart des habitants des villes de
la Sicile sud-orientale (à l’exclusion des historiens locaux ou des
spécialistes de la planification urbaine) – et les sentiments d’admira-
tion pour le baroque auraient pu devenir familiers aux acteurs
sociaux de la région. À la lumière de ce qui s’est passé au cours des
dix dernières années, cette hypothèse semble juste. Je n’aurais jamais
imaginé pour autant que les gens descendraient dans les rues

362
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

quelques années plus tard pour défendre le « Val de Noto ». En 1996,


la ville de Noto était dans un état de semi-abandon, et la plupart
des bâtiments historiques prisonniers d’échafaudages branlants. En
1998 encore, Corrado Stajano, écrivain milanais d’adoption né à
Noto, la décrivait par ces mots :
Noto l’« ingénieuse » (ou la Belle endormie), semble avoir été un bastion
fermé et modeste, aux styles immuables, les monastères eux-mêmes
semblent des forteresses, mais aussi des prisons […]. Le bâtiment est celui
de l’Hôtel de Ville couvert de clôtures et de bâches en plastique. Quand je
passe à proximité, je jette toujours un coup d’œil sur la cour du palais Rau
della Ferla, béante, au charme pourrissant, avec de larges buissons de jasmin
grimpant aux fenêtres du premier étage, formant comme une ombrelle de
parfum qui étreint le cœur. (Stajano 2001 : 36-75.)

En dépit de manifestations contre des formes de spéculation


dissimulées sous un projet de « récupération » de l’héritage baroque
de Noto (ibid. : 92-94), aucun indice au cours des années où j’ai vécu
en permanence dans la région (1994-1998), ne m’avait permis de
prévoir l’émergence (ou la réémergence) de passions civiques et
patrimoniales. Comment celles-ci ont-elles pu apparaître en un laps
de temps aussi court ?
Après avoir quitté ma maison à Catalfaro/Militello, j’ai continué
à suivre les événements politico-culturels, et en particulier les trans-
formations qui ont touché, entre 2004 et 2005, la « Semaine du
Baroque », un événement public que j’avais étudié à Militello
entre 1996 et 1998. Celui-ci avait perdu de son intensité et de son
intérêt en raison de l’affaiblissement politique de son promoteur,
Musumeci, président de la Province de Catane et militellese. Quand
ce dernier, en 2005, quitte AN pour le parti de la Droite, la Semaine
baroque devient le « Festival international du Val de Noto – Magique
baroque », qui se déroule dans les huit municipalités classées par
l’Unesco. L’événement public – demi-miroir et demi-modèle, pour
citer Don Handelman (1990 ; Palumbo 2003 : 297-300) – a désormais
quitté la scène locale de Militello, pour devenir un pur événement-
miroir qui d’une part donne une forme cérémonielle à un nouvel
espace public (les villes du Val de Noto), et exprime d’autre part les
stratégies de l’un des groupes politiques de la Sicile du Sud-Est (le
festival est une création de Nicola Bono, alors sous-ministre du Patri-
moine culturel national, aujourd’hui président de la Province de

363
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Syracuse). Je m’intéressais en outre à la capacité du festival à propager


la rhétorique de l’identité et du patrimoine – jusque-là limitée aux
discours politiques officiels et à ceux, étroitement liés, de la presse
locale – dans les franges de la société civile non encore directement
impliquées dans le processus de patrimonialisation. La rhétorique
du Sud-Est s’est affaiblie entre 2005 et 2008 (Palumbo 2006), de
même que le poids politique de Fabio Granata au profit de l’émer-
gence, dans cette partie de la Sicile, du Mouvement pour l’autonomie
de Raffaele Lombardo, qui reprend à son compte la logique autono-
miste de Granata et construit une machine administrative et électo-
rale bien plus efficace qui le conduira rapidement à gouverner la
Région Sicile.
Grâce à deux étudiants de l’université, j’ai cependant pris conscience
de la diffusion dans le « peuple » de cette passion culturelle pour le
Val de Noto, et de la force identitaire de ce nouveau discours patri-
monial. Depuis 2001, l’université de Messine où j’enseigne a ouvert
un cours de licence de sciences de l’éducation (puis de sciences de la
communication) à Noto, dans une conjoncture liée à la candidature
Unesco. Au cours de l’hiver 2006, lors d’une leçon consacrée aux
affaires politiques et patrimoniales du sud-est de la Sicile, deux étu-
diants me demandent ce que je pense du mouvement contre le forage.
À ma réponse, qui tendait à remettre ce mouvement dans son juste
contexte, ils opposent un point de vue de militant convaincu de
l’importance de la lutte pour la protection des monuments et des
paysages « universellement » définis comme sites d’exception, désor-
mais patrimoine collectif de la communauté. L’un d’eux était revenu
en Sicile après avoir longtemps vécu et étudié dans le Nord, l’autre
était l’un des dirigeants du petit groupe de jeunes « alternatifs » de la
ville. À l’issue du cours, ils m’invitent à une réunion du groupe (anti-
forage) de Noto, qui se tient à l’Hôtel de Ville avec l’accord du maire.
Sont aussi présents à cette réunion une autre étudiante, un agriculteur
qui a investi dans le tourisme à la ferme, un fonctionnaire municipal
et deux étrangères (l’une suisse, l’autre autrichienne), qui ont acheté
des terrains dans la commune. Ils veulent s’informer des perspectives
politiques. Pour ma part, je veux comprendre les raisons de leur
engagement et de leur passion. Ils ne sont pas dépourvus d’esprit
critique à l’égard du contexte politique, même s’ils semblent peu
idéologisés (à l’exception d’une ou deux personnes, se méfiant de
l’origine fasciste de certains promoteurs politiques du mouvement) et
bien que conscients de l’importance d’un soutien politique à leur

364
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

combat, ils ne paraissent pas disposés à se faire manipuler par tel ou


tel groupe. Leurs propos me frappent cependant pour d’autres raisons.
D’abord, par le fait qu’ils considèrent ces entités « Val de Noto » et
« Sud-Est » comme des données évidentes. Ensuite par leur conviction
intime, quelle qu’en soit l’instrumentalisation, de la particulière
beauté naturelle et architecturale de « leurs » lieux : un sentiment
jusque-là absent dans cette couche de la population, ou très différent
du moins, dans son expression, de l’esprit de clocher des historiens
et intellectuels du coin, et qui incitait des gens de différents pays à
choisir de vivre dans le « Val de Noto ».
Le film documentaire évoqué en introduction exprime de manière
exemplaire l’ensemble de ces traits. Si, pour l’un de mes deux étu-
diants interrogés dans le film, « le Val de Noto devient conscient de
sa valeur » dans la lutte contre les compagnies pétrolières, à son tour,
un jeune néo-rural, dont l’accent indique clairement l’origine romaine
et urbaine, à pied, torse nu, au milieu des champs de blé et des murets
de pierre, déclare vivre avec sa femme et son fils dans une maison
délabrée, sans électricité ni eau courante pour trouver dans ce nou-
veau monde, en accord peut-être avec le sociologue italien Franco
Cassano, « les rythmes lents de la Terre Mère ». Un agriculteur de la
région, qui a investi dans les produits biologiques, se dit lui aussi fier
de cultiver « le vrai vieux grain de Sicile », tandis qu’une entrepre-
neuse du Piémont, qui a quitté son emploi et sa ville d’origine pour
acheter des terres dans le Sud-Est, parle de sa nouvelle terre comme
d’une « terre vierge, pas encore contaminée par les erreurs et les
horreurs de la modernité ». Ces attitudes, communes aux initiateurs
de la lutte anti-forage, je les ai trouvées pour la première fois dans la
rhétorique des politiciens qui avaient investi depuis 1996 dans le
processus de patrimonialisation. En outre, dans le film, ainsi que
dans les télévisions régionales qui ont suivi la cérémonie de réouver-
ture de la cathédrale de Noto et dans la presse écrite, apparaît
constamment Roy Bondin, fonctionnaire maltais de l’Unesco qui a
suivi jusqu’au bout, avec une invariable bienveillance, la candidature
du « Val de Noto ». L’Unesco, dit-il, s’attache à la « culture » et aux
politiques qui la favorisent. C’est maintenant aux Siciliens de défendre
leur propre culture. Cette présence d’un fonctionnaire de l’Unesco
dans les débats publics montre que la défense de la culture du « Val
de Noto » a pu devenir une passion partagée par une partie,
aujourd’hui encore marginale, de la population locale, parce que
cette culture, une fois objectivée (Handler 1988) et stéréotypée par

365
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

le système de classification de l’Unesco, devient une sorte de mar-


chandise à sa disposition, donnant naissance à des stratégies poli-
tiques, à des plans économiques, à des choix de vie esthétiques et
éthiques, à des sentiments et des émotions nouveaux. L’intervention
publique d’Andrea Camilleri, en prouvant – et ce n’est certainement
pas par hasard – son efficacité, a été en ce sens emblématique.
­Camilleri, écrivain sicilien, a construit son succès à l’aide d’une langue
hybride (un italien cultivé, avec des ajouts lexicaux siciliens et des
structures narratives qui intègrent plusieurs styles de récit populaire)
et d’une multitude de personnages siciliens stéréotypés. Tout en
s’engageant politiquement contre la violence en Sicile, il offre une
autre image, littéraire et figée, de la Sicile élégante et amusante,
encore accentuée dans une série télévisée à succès, Le Commissaire
Montalbano, tirée de ses récits. L’ensemble de la série, filmée dans le
Sud-Est (Ibla, Modica, les plages de Samperi), a contribué à façonner
dans le sens commun de la nation l’« image d’une île de lumière »
(pour reprendre la phrase d’une campagne publicitaire réussie voulue
par Fabio Granata), loin de la violence mafieuse répandue dans les
médias et les nombreuses autres séries télévisées. Bien que la ville de
Vigata et le récit de Camilleri se situent dans l’ouest de la Sicile, pour
le public de la télévision les lieux de leur héros, le commissaire
­Montalbano, sont ceux de la Sicile ensoleillée et « propre » du Sud-Est.
D’ailleurs, sur son site internet, Granata est photographié à côté de
Luca Zingaretti (l’acteur qui joue le rôle de Montalbano), et de son
côté, Camilleri, depuis toujours lié à la gauche, reconnaît dans son
appel lancé en temps opportun, le bien-fondé de la politique de
­Granata, conseiller dans un gouvernement de droite.

Le côté obscur de la patrimonialisation


Roberto Rossellini, Michelangelo Antonioni, Vittorio De Sica,
Gianni Amelio, Giuseppe Tornatore, Franco Zeffirelli – pour ne
nommer que les plus célèbres réalisateurs qui ont fait de Noto un
lieu de l’imaginaire visuel national – ont tourné leurs films dans la
scénographie baroque de Noto. Les architectures maniéristes et
tout aussi baroques de Militello n’ont jamais attiré l’attention des
cinéastes et des intellectuels. Bien qu’on y ait testé l’idée du « Festival
international du Val de Noto », cette petite ville semble être restée
en marge du processus qui s’est activé à Noto, comme à Modica,

366
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

Scicli et ­C altagirone à la suite du classement par l’Unesco. Si


Modica a pu s’insérer dans le circuit grâce à la construction d’une
typicité alimentaire à partir de la production de confiseries au
chococlat – que l’on croit découler directement du monde aztèque –,
ce processus a manqué à Militello, où le « Festival de la confiture
de figue de barbarie », fondé en 1987, demeure un événement de
village sans qu’aucune action coordonnée n’ait sérieusement tenté,
grâce à l’action patrimonialisante de l’Unesco, de l’associer à des
réseaux agro-alimentaires, tel Slow Food. Dans la sphère politique,
enfin, Militello a raté le coche de la dynamique régionale. L’inclu-
sion de la ville dans le groupe des candidats à l’inscription avait
pourtant été menée avec habileté par l’adjoint à la culture du cabinet
de centre-gauche qui a gouverné la ville de 1994 à 2002, grâce à
ses contacts, dès 1996, avec les adjoints d’autres municipalités, les
représentants de l’Unesco, le ministère des Biens culturels, l’adjoint
au patrimoine de la Région Sicile et les directeurs départementaux
du patrimoine de la Sicile orientale (Palumbo 2003). En 2003, peu
après la nomination à l’Unesco, est élue une nouvelle municipalité
de centre-droit qui se retrouve chargée de gérer cet étiquetage
qu’elle n’avait pas soutenu, sans intérêt politique clair ni stratégie
globale. Au contraire, entre 2003 et 2008, soit pour des raisons liées
à la cohabitation politique du cabinet, plus proche de Forza Italia
et des milieux « traditionnels » de l’AN, que des idées identitaires-
patrimoniales de Granata, soit pour des raisons personnelles,
l’adjoint au patrimoine épouse une rhétorique, au moins de façade,
qui conteste le caractère « baroque » de Militello, en faveur d’un
prétendu caractère classique (la ville serait la « Florence des Iblei »).
Un tel choix renvoie à la décision d’adhérer au Consortium Ducezio
(« consortium pour le tourisme et les activités de production »), sorte
de « district culturel » alternatif, qui comprend, outre Militello, cinq
municipalités non inscrites à l’Unesco (Licodia Eubea, Mineo, Viz-
zini, Castel di Iudica Grammichele), toutes liées à la zone intérieure
des Iblei, dans l’ancien Val de Noto, mais indubitablement loin du
chatoyant et (re) émergent « Val de Noto ». De cette façon, l’admi-
nistration militellese rompt pendant cette période avec les munici-
palités qui jouaient un rôle dans la restructuration patrimoniale et
politique de la région du Sud-Est et transforme la nomination
Unesco en une étiquette formelle gênante. Comme à Noto, Modica
ou Caltagirone, nombre de monuments, bâtiments et églises de
Militello sont restaurés, rehaussant de fait le paysage urbain, mais

367
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

hors de toute référence à la classification par l’Unesco comme source


de planification économique ou ressort identitaire.
L’indifférence, sinon l’ostracisme de la classe politique dont on
aurait pu attendre qu’elle réagisse par des mesures institutionnelles
à ces nouvelles rhétoriques patrimoniales, rejoint l’indifférence voire
le malaise de la communauté locale à l’égard de l’Unesco. Dans les
journaux locaux et les débats publics, dans le sens commun, l’Unesco
reste une réalité lointaine que l’on observe froidement. Les raisons
de la nomination obtenue (également) par Militello ne font pas partie
du vécu des acteurs sociaux qui, voyant d’un œil critique qu’elle ne
produit pas d’effets (pas d’augmentation du flux touristique, aggra-
vation des conditions économiques mondiales, manque d’initiatives
entrepreneuriales en matière de tourisme…) ironisent amèrement sur
l’écart entre les déclarations officielles et la réalité quotidienne. La
nomination Unesco est donc considérée comme le résultat de l’action
intelligente, honnête mais utopique et inutile de l’ancien adjoint, ou
comme l’expression de la rhétorique officielle. Pour Militello, le nou-
veau territoire du « Val de Noto » (ou du « Sud-Est ») n’existe tout
simplement pas, et n’a donc suscité ni émotions patrimoniales ni
passions politiques. Personne n’est descendu dans la rue pour mani-
fester contre les pétroliers. Le monde social vécu et pratiqué par ses
habitants, aussi profondément lié soit-il à l’histoire de la région des
Iblei et, comme nous le verrons, à la renaissance baroque de ce ter-
ritoire après 1693 (raison précise de l’inclusion dans la Liste), est loin
du Sud-Est stéréotypé, médiatique, patrimonial et idéal de Granata,
Camilleri, Montalbano et de l’Unesco elle-même.
Les passions politiques et publiques qui animent les actions des
individus (hommes adultes) ne manquent pas à Militello. Mais elles
sont l’expression, en même temps que la source, de poétiques sociales
(Herzfeld 1997) qui diffèrent de celles qui animent les actions des
néo-ruraux du « Val de Noto », des néo-localistes du « Sud-Est » et
des néo-patrimonialistes de Noto. Elles semblent exiger des subjec-
tivités inscrites dans des économies morales (Asad 2003) autres que
celles qui régissent les acteurs, plus ou moins conscients, des scénarios
post-modernes instaurés par les classifications iconiques d’organismes
transnationaux (Palumbo 2009a, 2010).
Le cas du palais Jatrini, siège du fantomatique Club Unesco, et de
la plaque apposée à l’Hôtel de Ville pour commémorer l’inscription
de Militello sur la Liste, peuvent nous aider à mieux comprendre
cette différence. Le palais Jatrini a été l’objet de litiges et la source

368
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

de divisions profondes. En 1996, la dernière héritière de la famille


Jatrini mourut sans descendance après une longue maladie. Durant
celle-ci, elle avait été prise en charge par deux hommes âgés, profon-
dément liés à sa famille et dévoués à la paroisse de Santa-Maria dont
son frère avait été curé pendant plus de quarante ans. Ces deux
hommes connaissaient son intention de faire don à la paroisse du
patrimoine de la famille Jatrini, formé à l’intérieur de l’église Santa-
Maria. Face à l’imminence de son décès, ils avaient demandé à
plusieurs reprises au prêtre de planifier l’utilisation de l’héritage. Le
curé, qui avait probablement reçu des directives claires de la part de
l’évêque, n’exprima jamais son opinion et se limita à prendre note de
la volonté de la malade. Les deux hommes, et avec eux une partie
importante de la communauté marianese, continuèrent à faire pression
sur le prêtre et sur l’évêque afin que les biens (le palais de la ville,
deux belles maisons rurales avec un terrain attenant, d’autres maisons
et des terres) puissent être gérés par les fidèles – évidemment sous
contrôle ecclésiastique – et non, comme le prévoyait le testament, par
un curé pro-tempore et un évêque étranger à la communauté. De son
côté, la curie réaffirma le droit de l’Église à disposer des biens hérités,
sans contrainte d’aucune sorte. La question n’était pas seulement
d’ordre économique, elle était également juridique : qui de l’Église,
désormais propriétaire légal, ou des marianesi, voyant dans ces biens
un héritage de leurs ancêtres, était en droit d’en posséder l’usufruit ?
Entre 1996 et 1998, les marianesi firent plusieurs propositions au prêtre
et à une curie soucieux d’une gestion « minimale » de l’héritage : les
uns souhaitaient transformer une des maisons de campagne dans le
cadre d’un agritourisme géré par une coopérative marianese, d’autres
demandaient à faire du palais le siège d’un musée paroissial, d’autres
encore à en faire un centre culturel. Ces propositions ranimèrent des
divisions anciennes, ou en créèrent de nouvelles, au sein de la com-
munauté marianese, entre elle et la partie adverse nicolese 1 , entre tous
et l’administration municipale.
L’héritage Jatrini et ses bâtiments sont ainsi devenus des concreta
(Faubion 1993) par lesquels les individus, les groupes, les factions, les
partiti et les contrapartiti, donnent vie à l’espace public local. Pris dans
des tensions similaires, le palais Jatrini, victime à deux reprises de

1. Il s’agit des paroissiens de l’église Saint-Nicolas, faction opposée à ceux de l’église Santa-Maria, les
marianesi.

369
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

vols et dépouillé de son contenu, est finalement donné en concession


à un particulier, lié à la paroisse de Santa-Maria, qui en tire avantage
sur la scène politique locale. Le palais, qui provenait d’un univers
social fondé sur la lutte et le combat, est laissé vide, sans quiconque
pour lui redonner vie. En faire le siège du club Unesco est, là encore,
plutôt que l’indice d’une politique de (re)développement du centre
historique liée aux processus en cours dans la région, le dernier acte
d’une compétition séculaire, poursuivie par les Militellesi à travers
le contrôle et la gestion de ce qu’aujourd’hui, à l’extérieur, nous appe-
lons le « patrimoine culturel ». Le siège du Club Unesco entre, pour
ainsi dire, dans le ressort de son directeur, qui est également directeur
de la chorale de Sainte-Marie, homme de confiance du curé et proche
du maire de gauche. Pris dans ce réseau de relations schismogéné-
tiques et régressives, le palais et sa plaque aux couleurs de l’Unesco
sont aujourd’hui à l’abandon.
Le 31 janvier 2004, le maire de droite et son cabinet, récemment
élus et indifférents aux possibilités offertes par la nomination à
l’Unesco, apposaient dans le hall de l’Hôtel de Ville l’inscription
(balata, en dialecte) suivante :
Les huit villes du sud-est de la Sicile – Caltagirone, Catania, Militello dans
le Val de Catania, Modica, Noto, Palazzolo Acreide, Raguse et Scicli – ont
été réédifiées après le tremblement de terre de 1693 à l’endroit même ou à
proximité des sites détruits. Elles représentent une importante entreprise
collective qui a obtenu des résultats remarquables dans l’art et l’architec-
ture. En conformité avec le style de l’époque, ces villes ont réalisé des inno-
vations intéressantes sur le plan urbanistique et architectural. 31.01.2004.
MUSUMECI VITTORIO – Maire.

Je n’insisterai pas sur la rhétorique du texte, seulement sur certains


aspects de sa réception locale. La balata ne fait rien d’autre que célé-
brer un événement certainement digne de mention. Cependant, dès
son apposition, les commentaires des Militellesi vont bon train :
pourquoi une nouvelle plaque quand il y en a déjà une avec le logo
officiel de l’Unesco ? Pourquoi ajouter de nouvelles raisons à celles
déjà dictées par l’Unesco ? Pourquoi cette signature du maire, à qui
l’inscription ne doit rien ? Et pourtant, pourquoi ne jamais utiliser le
mot « baroque » (auquel fait allusion le syntagme « style de l’époque »),
au fondement de la reconnaissance par l’Unesco ? Et puis, dit ironi-
quement un observateur local, pourquoi dire anachroniquement que

370
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

Militello est « dans le Val de Catania », quand on a supprimé le « Val


de Noto » ? Autant d’observations conflictuelles qui produisent, une
fois de plus, partiti et contrapartiti. Dans la conscience de certains des
acteurs sociaux, la balata de 2004, est devenue un des objets-signes à
travers lesquels se perpétue la lutte juridictionnelle. D’ailleurs, si on
lit entre les lignes comme le font les Militellesi, la balata a été gravée
et fixée pour des raisons clairement controversées. L’élimination du
« Val de Noto », identifié au baroque, annonce ainsi une « politique
culturelle » qui vise à mettre en valeur l’autosuffisance d’autres
époques et styles artistiques (la Renaissance, la « Florence des Iblei »).
Au lieu du « Val de Noto », surgit un « Val de Catania » imprévu, une
invention trop audacieuse et dépourvue de tout soutien bureaucra-
tique pour fonder une nouvelle identité. La balata 2004, donc, en
relançant une poétique fondée sur le polemos et la manipulation, neu-
tralise l’événement qu’est l’« inscription sur la Liste » et symbolise le
déni de l’impact profond qu’il aurait pu avoir – et qu’il aura de fait
dans d’autres villes – sur la réalité locale. Les passions et les troubles
politiques engendrés par la balata viennent contrer de façon précise
et apparemment insurmontable l’émergence de nouvelles formes
d’expérimentation du monde social.

Classifications transnationales,
passions patrimoniales et troubles politiques
Nous pouvons maintenant tirer quelques conclusions à partir de
l’observation d’un paradoxe. L’inscription des huit municipalités de
la Sicile du Sud-Est sur la Liste de l’Unesco est fondée sur la recon-
naissance de la reconstruction – exceptionnelle et constante dans
toute la région –, après le séisme de 1693, dans le style du baroque
tardif. Mais la classification Unesco ignore les dynamiques socio-
politiques qui ont été au fondement de la reconstruction et qui ont
continué d’agiter les contextes locaux jusqu’à la candidature à
l’Unesco, et au-delà. À Militello, par exemple, les logiques faction-
nelles et juridictionnelles provoquent toujours les passions des acteurs
sociaux, enveloppant les bâtiments et les sites définis comme patri-
moniaux par l’Unesco dans un réseau de pratiques sociales et d’émo-
tions agressives qui relèvent de l’« agitation politique ». La patrimo-
nialisation même, interprétée en termes métonymiques (avec le palais
du Club Unesco) et analogiques (à travers la balata) ne devient qu’un

371
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

simple élément, un concretum, leur permettant de continuer à jouer


leur propre jeu polémologique. Cette « poétique sociale » provoque
des effets très négatifs lorsqu’elle opère dans un scénario – celui du
« Val de Noto » entre 2005 et aujourd’hui – entièrement nouveau.
L’histoire de la naissance du Sud-Est et de la renaissance du « Val
de Noto » est celle de ce nouveau scénario socio-politique, dominé
par l’imagination et construit à partir des logiques iconiques et essen-
tialistes de la classification transnationale de l’Unesco. Il y a quelques
années, après avoir notamment étudié la patrimonialisation initiale
de cette aire, j’ai essayé d’indiquer quelques traits constitutifs de ce
processus. Premièrement, il était clair que l’action bureaucratique et
politique de l’Unesco n’avait pas pour effet d’annuler les tensions
localistes ni l’esprit de clocher. Bien au contraire, l’Unesco les excitait
et en quelque sorte les réactivait, même après des décennies, voire
des siècles d’apaisement, tout en les gommant des discours officiels.
Le « patrimoine universel » dont la reconnaissance ravivait d’an-
ciennes rancunes devait être épuré de toute référence à ces conflits
qui agitaient des contextes sociaux redéfinis par la classification
officielle. Cela tenait, pensais-je, à un système taxonomique qui doit
produire des « choses culturelles », des objets essentiels du patrimoine,
des images iconiques, stéréotypiques et immuables des « réalités »
sociales : des identités, en somme, à vendre sur le marché des patri-
moines-marchandises. Je remarquais enfin, que, dans tous les cas, le
processus de patrimonialisation conduit à la construction d’entités
socio-politiques nouvelles qui, même alors (2002-2003), semblaient
offrir des espaces sociaux et politiques « réels » aux émotions et aux
pratiques des hommes et femmes de la région. Plus tard, en continuant
à travailler sur la Sicile du Sud-Est (Palumbo 2006), j’ai pu voir que
la construction progressive de ces nouvelles formes imaginaires de
l’appartenance (le Sud-Est précisément, et le « Val de Noto », mais
aussi le néo-autonomisme sicilien) mettait toujours en jeu des affron-
tements, des conflits, des tensions et des intérêts de nature différente,
et que ce processus enclenché par l’intervention de l’Unesco était
donc encore bien vivant et rayonnant. Ce n’est que quelques années
plus tard (Palumbo 2010) que j’ai commencé à comprendre que ces
processus renvoient à des systèmes taxonomiques plus larges (le patri-
moine, l’alimentation, le sport, la mode, le tourisme), capables d’orga-
niser la production mondiale de nouvelles formes d’imaginaire social
et de les intégrer dans un système hiérarchique de gouvernance
mondiale. Le fait d’iconiciser, d’essentialiser, voire de commercialiser

372
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

et d’institutionnaliser la culture, que j’avais relevé en observant les


interactions entre l’Unesco et les querelles de clocher siciliennes, était
l’expression d’un phénomène plus ample qui, selon Arjun Appadurai
(1996), déplaçe le centre de la gouvernance politique de l’imaginaire
national, fondé en forme raréfiée (Herzfeld 2001) sur celui des­
« communautés naturelles », vers l’imaginaire de nouveaux et dyna-
miques scénarios mondiaux, plus abstrait et raréfié, mais non moins
restrictif et lourd. À l’instar des stéréotypes sur les styles de football
nationaux ou sur les plats typiques, les formes essentialisées du patri-
moine, lorsqu’elles figent et simplifient des contextes, des objets, des
pratiques en les soustrayant, au moins idéalement, à des espaces
spécifiques d’interaction (les « neighborhood » d’Appadurai), produisent
néanmoins de nouveaux scénarios, de nouveaux espaces de/pour
l’imagination de l’appartenance (les « localities » d’Appadurai). Espaces
nouveaux qui semblent s’organiser dans un jeu différent de ceux que
modulaient les scénarios précédents et capables eux aussi de produire
des émotions et des passions susceptibles de conduire à l’action.
La possibilité de revenir à la Sicile du Sud-Est de ces dernières
années avec un regard théorique différent m’a donné l’opportunité
d’observer de près la structure de ces nouveaux scénarios et l’appa-
rition de nouvelles formes de représentation/construction du senti-
ment d’appartenance. Bien sûr, le « Val de Noto » et le « Sud-Est »
sont des constructions imaginaires très récentes, produites par l’inte-
raction entre la gouvernance bureaucratique de l’Unesco, les dyna-
miques politiques locales, régionales et nationales, les rhétoriques
identitaires mises en place par des groupes d’intérêt spécifiques et, à
nouveau, par des stéréotypes cinématographiques, télévisuels et
­narratifs (Rossellini, Antonioni, Amelio, Tornatore, Camilleri/­
Montalbano, mais aussi les dizaines de télévisions locales qui, pendant
dix ans, ont adapté leur programmation aux nouveaux contextes),
par des campagnes publicitaires, nationales et internationales, par
les premiers effets de la patricapitalisation de l’Unesco sur les flux
touristiques, par les intérêts de tours-opérateurs et d’agents immobi-
liers (qui ont effectivement vendu une partie substantielle des cam-
pagnes aux riches du nord de l’Italie et de l’Europe). En même temps
cependant, ces nouvelles entités iconico-patrimoniales ont commencé
à restructurer l’imagination de groupes de population de plus en plus
importants : des guides, souvent regroupés en coopératives de services,
des jeunes qui suivent des cours consacrés au patrimoine et au tou-
risme à l’université ou à la Région, des enseignants « engagés » d’écoles

373
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

primaires et secondaires, certains universitaires, des néo-ruraux qui,


venant de diverses parties du monde, sont parmi les plus ardents
partisans de ces (leurs) nouvelles localités. Et bien sûr des hommes
politiques – ceux qui s’engagent avec conviction à repenser leur
monde et son développement, ou ceux qui mettent une rhétorique
identitaire à la mode au service d’intérêts particuliers – et les gens
ordinaires – entrepreneurs, agriculteurs, hôteliers – qui investissent,
financièrement et existentiellement, dans le processus de patrimonia-
lisation. En un mot, tous ceux que nous avons vus se rassembler autour
du mouvement et développer des sentiments patrimoniaux pour une
localité (imaginée, stéréotypée, essentielle) qui serait la leur. Ils for-
ment actuellement une partie limitée de la population, mais écono-
miquement et politiquement importante, dont nous pouvons supposer
qu’elle aura une part croissante dans la reconfiguration institution-
nelle et culturelle de ce territoire. C’est à leurs passions et à leurs
actions que je réserverais l’expression « émotions patrimoniales », ces
premières graines que le processus de reconfiguration de l’imagina-
tion politique et culturelle engendré par l’Unesco semble avoir laissées
dans leur économie morale (Asad 2003) et dans la (re) configuration
du « soi » public et privé. Les autres, ceux de mes amis militellesi, qui
persistent à vouloir jouer leur jeu basé sur le polemos et le défi, sont
des passions politiques. Passions de ceux qui ne peuvent accéder à de
nouvelles façons de penser le monde social et ne voient pas même
l’intérêt de fondre leur « agitation politique » dans de nouveaux projets,
patrimoniaux, de sens et donc de vie, fût-elle post-moderne.

374
ÉMOTIONS PATRIMONIALES ET PASSIONS POLITIQUES (SICILE ORIENTALE)

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ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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STAJANO CORRADO, 2001 


Patrie smarrite, Milan, Garzanti.
Michael Herzfeld

À la recherche  
du temps écrasé
Patrimoine et suppression des liens sociaux
d’émotion (Grèce, Italie, Thaïlande)

Les individus seraient liés au lieu où ils vivent par des racines dit-on
souvent. Mais de quel type sont ces liens, de quoi naissent-ils et d’où
leur vient leur puissance ? À qui appartiennent ces racines ? De telles
questions s’imposent pour comprendre l’attrait du localisme dans
tout pays où la politique nationaliste, aussi forte ou faible qu’elle soit,
fournit un contrepoids à la méfiance traditionnellement exprimée
contre l’État. Les trois pays dont il sera question dans cet article, et
où je mène des recherches ethnographiques depuis longtemps et
pendant des périodes étendues, offrent de nombreux points d’appui
à une étude comparative sur cette question centrale. Et c’est justement
le décalage qu’évoque parfois la comparaison d’un pays de l’Asie du
Sud-Est (la Thaïlande) avec deux pays méditerranéens (la Grèce et
l’Italie) qui rend visible la logique eurocentrique selon laquelle toutes
les nations du monde partageraient un sens du patrimoine, commun
à l’humanité entière, mais dont les origines se rapporteraient aux
valeurs et aux pratiques foncières de l’Europe post-médiévale. On
arrive par la suite à l’idée que tout « patrimoine » témoigne de senti-
ments d’appartenance partagés par l’ensemble des habitants. Il n’est
pas certain qu’on comprenne de manière directe ce que comportent
de tels sentiments, ou, s’ils existent, qu’on sache s’ils font partie de
l’expérience vécue des habitants. Il faudrait en effet pour cela opérer
une distinction entre l’opportunisme et la sincérité dans les rapports
sociaux, si tant est qu’on puisse les distinguer, et en sachant qu’ils

377
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

peuvent aller de pair. Mais quoi qu’il en soit, il ne peut s’agir que de
conjectures. Bien qu’on puisse analyser les « performances » des sen-
timents d’appartenance et de loyauté, c’est-à-dire de l’expression ou
de la représentation collective des émotions, il demeure impossible
de savoir si les émotions apparemment suscitées par la rhétorique du
nationalisme ou du localisme correspondent aux pensées et aux sen-
timents des individus.
Le nationalisme fait souvent appel à des modèles implicitement
psychologiques et à un langage émotif 1 . On a souvent affaire
aujourd’hui à des simulacres des rapports sociaux – ce que Arlie
Hochschild (1983) attribue à la « gestion du cœur ». Toute une série
de professions sont désormais dédiées à la production de ce type de
rapport, dont le discours stéréotypé, inspiré du modèle idéalisé de
l’hospitalité, vise à donner aux gens le sentiment d’être accueilli – dans
l’avion, au restaurant… Or, il est clair que ces expressions sont des
instruments efficaces, telle que l’est l’hospitalité, pour contrôler une
atmosphère, mais dans un contexte bien plus large auquel fait préci-
sément défaut l’intimité des rapports sociaux quotidiens. On s’atten-
drait bien sûr dans ce type de contexte à voir s’exprimer des émotions,
familiales par exemple ; mais que leur expression soit forcée ou libre,
les émotions elles-mêmes résistent à nos outils analytiques. Et ne
douterait-on qu’à peine de la sincérité des pleurs ou des applaudisse-
ments, parler d’émotions fait courir le risque d’épouser la logique et
la rhétorique de ceux qui exercent le pouvoir au lieu de les analyser.
L’État se présente comme une personne métaphorisée, souvent
sous la forme d’un symbole anthropomorphique telle Marianne ou
Britannia. Il tente, avec succès parfois, de créer et de maintenir la
téléologie vécue que Shaun Malarney (1996) qualifie de « fonction-
nalisme d’État » – c’est-à-dire un fonctionnalisme qui vise exclusi-
vement à entretenir, par la mobilisation des symboles et des rituels,
la loyauté des citoyens, non seulement à l’égard de l’État en tant que
tel, mais surtout à l’égard d’une structure hiérarchique de pouvoir
capable de gérer et de contrôler la vie politique des citoyens dans
tous les aspects de la vie quotidienne. De la même manière, l’État
produit une mythologie, appelée « histoire » ou « historiographie »,

1. En tant que l’État se présente, selon l’analyse de modèles de portée psychologique apparaissent
l’anthropologue américain Richard Handler (1985a, ­s ouvent séduisants. Cest précisément pour cette
1985b), sous la forme d’une personne qui possède une ­r aison qu’il faut en dégager et en analyser les
propriété matérielle mais aussi culturelle, les présupposés.

378
À LA RECHERCHE DU TEMPS ÉCRASÉ

qui supprime toute contradiction ou forme de pluralité à l’intérieur


d’une nation considérée comme singulière et unie quoique historique-
ment issue d’une pléthore d’origines (voir Dietler 1994 ; Herzfeld 1985).
S’agit-il vraiment d’un contrôle de la pensée ? Ou s’agit-il plutôt du
contrôle de la représentation collective de la pensée et des moyens qui
visent à s’assurer que chacun se conforme, au moins en ce qui concerne
les actions visibles, à cette représentation à la fois idéalisée et inva-
riable ? Car, lorsqu’on passe de l’émotion privée à une représentation
commune, il importe peu que les gens éprouvent vraiment les émotions
voulues par l’État dès lors qu’ils s’en tiennent à l’expression collective
et n’osent plus afficher des opinions contraires à l’idéologie officielle.
Quand les dirigeants des États totalitaires exigent des individus qu’ils
déclarent leur loyauté au régime, ils ne se préoccupent pas de leur
sincérité. Ce qu’ils cherchent c’est à soumettre l’ensemble des citoyens
à une complicité à laquelle le serment qu’ils ont prêté ne leur permet
plus jamais d’échapper.
Si l’État parvient à enfermer les citoyens dans cette logique, il a
rarement besoin de renforcer son pouvoir par d’autres moyens. Au
contraire, l’exercice de la violence d’État et le recours à d’autres
formes de coercition constitueraient un aveu de faiblesse, susceptible,
comme nous l’avons vu récemment en Thaïlande et en Égypte, de
provoquer des réactions révolutionnaires violentes de la population.
S’il est probable que les fonctionnaires cherchent à contrôler la
pensée des citoyens, ils savent néanmoins que c’est hors de leur
capacité d’agir. Ce sont donc eux qui, paradoxalement, sont conduits
à reconnaître ce qu’ils n’oseraient jamais avouer sur le plan idéolo-
gique : qu’en effet la vie sociale se déroule toujours de façon impré-
visible, à travers des processus mentaux invisibles et donc illisibles.
Leur tâche immédiate n’est donc pas de diriger ces processus, mais
au contraire de diriger le comportement social de tous les citoyens
en leur enlevant toute alternative. Dire qu’on obéit à l’État ne signi-
fie pas nécessairement qu’on s’y résout du fond du cœur. Au contraire
une apparente conformité aux règles de l’État est souvent ce qui
permet en pratique de s’y soustraire, comme l’a précisé James Scott
(1985) dans ses travaux sur la résistance quotidienne populaire, et
comme je l’ai observé dans le contexte de l’« intimité culturelle »
(Herzfeld 2005). C’est ce qui explique la « nécessité » pour les gou-
vernements totalitaires d’exiger qu’on leur jure fidélité et loyauté,
acte qui réduit presque à néant la crédibilité de ceux qui y consen-
tent et rend par conséquent tout acte de résistance inutile.

379
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Ce sont aussi les rhétoriques étatiques de la loyauté et de l’appar-


tenance qui, par la suite, fournissent des modèles à la mobilisation
locale ou même autonomiste, en lui permettant de s’opposer à l’État
à un niveau au moins conceptuellement comparable ( Jackson 1995).
Mais il s’ensuit, comme l’a constaté le célèbre historien thaïlandais
Thongchai Winichakul (2001), que l’« histoire locale » qu’on oppose
à celle de l’État finit très souvent par devenir également rigide et
ethnocentrique2 . C’est dans ce sens que des tendances politiques
clairement fascistes – comme nous le montre avec une clarté parti-
culièrement frappante les cas italiens de l’Alleanza nazionale et de
la Ligue du Nord – se nourrissent de l’évocation d’une présence
étrangère qui menacerait la pureté de la culture locale et le « sang
de la race » (stirpe), et renforcent les identités locales comme le font,
bien souvent à l’avantage de la droite extrême, la politique assimi-
latrice de l’État national et en même temps, paradoxalement, la
valorisation de la diversité culturelle par l’Union européenne.
Ces forces politiques essaient sans aucun doute de jouer sur les émo-
tions des électeurs. En nourrissant les peurs des individus que sont ces
électeurs, elles suscitent la haine et les préjugés à l’égard des « autres ».
Je ne nie donc pas l’importance stratégique des émotions sur le champ
de bataille politique3. Mais c’est bien l’impossibilité de savoir si la loyauté
s’appuie sur des émotions sincères ou non qui sert à protéger cette
logique sous-jacente de l’analyse envahissante de l’anthropologue : si
l’on ne peut avoir accès à ces états psychologiques, ne pourrions-nous
pas tout simplement en juger par leurs effets ? Et ceux-ci ne tendent-ils
pas à confirmer le présupposé originel selon lequel la nation doit être
conçue comme une grande personne dont les membres pensent
ensemble et de façon toujours uniforme (Handler 1985b) ?
Il serait peut-être plus pertinent de parler des émotions non comme
moteurs psychologiques de la mobilisation ethnique ou nationale,
mais comme simulacres (Baudrillard 1981) qui, même s’ils ne
­correspondent pas aux expériences vécues, servent néanmoins à

2. Le fait que cette histoire naît des souffrances d’une 3. Mais il ne faut donc pas s’en tenir à la logique créée
population qui conçoit son émergence nationale par ces forces politiques pour en analyser les enjeux
comme héroïque et libératrice ne garantit pas que les et les stratégies. L’appel aux émotions patrimoniales
individus s’ouvrent aux « autres locaux ». Tout au se fonde souvent sur le présupposé fortement enra-
contraire, les récits locaux démontrent une tendance ciné que c’est par les liens du sang et de l’histoire
parallèle à restreindre la diversité à l’intérieur de la qu’on doit sa loyauté à la nation ou à la culture locale,
société à un stéréotype non moins réducteur que qui fonctionnent donc comme la famille ou autre unité
l’image officielle de la nation. de parenté sur laquelle elles sont modelées.

380
À LA RECHERCHE DU TEMPS ÉCRASÉ

soumettre les individus à l’impératif taxinomique de la politique


identitaire en les privant d’autres voies de sortie 4 .
La stratégie qui consiste à oblitérer toute trace d’époques censées
appartenir aux cultures « ennemies », par exemple, est répandue
partout dans le monde. Les archéologues dans leurs fouilles, les his-
toriens qui sélectionnent les textes-clefs du récit national, les urba-
nistes qui optent pour certains styles au détriment des autres – suivent
tous la même logique5 . Mais loin de témoigner de la présence d’émo-
tions cohérentes et durables, cette logique relève davantage d’un
management des émotions, dans le sens avancé par Hochschild, que
d’états psychologiques, et vise surtout à la création d’un sens absolu
du fait accompli, à assurer la permanence de la présence nationale,
l’immutabilité des rapports entre passé et présent. Il faut donc abso-
lument éviter de confondre ces deux niveaux d’analyse, comme le
veut la logique littéraliste (ou fondamentaliste) du nationalisme et de
l’intégrisme religieux. Ce qui jusqu’à récemment était plutôt un pro-
blème purement épistémologique de l’anthropologie – attribuer ou
non des attitudes et des pensées, ou même des croyances, à des popu-
lations entières (voir Needham 1972) – prend une plus grande acuité
à mesure que l’objet de notre analyse, c’est-à-dire le nationalisme et
les idéologies identitaires qui s’en inspirent, s’appuie exactement sur
la même erreur d’échelle qui consiste à ne plus distinguer l’objet de
l’instrument de l’analyse6.

4. Ce faisant, j’écarte la question de savoir si ces soient les sentiments de chacun d’entre eux.
émotions existent dans les cerveaux humains, si elles 6. L’État bureaucratique cherche à convaincre les
sont réelles ou non, question mal posée en ce qu’elle citoyens qu’ils n’éprouvent que les émotions légiti-
reproduit la logique de ce que, au contraire, nous mées par l’idéologie nationale. Mais si l’État sait mani-
essayons ici de déconstruire et de dégager de sa puler la différence entre les émotions et ses simu-
matrice idéologique. lacres, les citoyens n’en maîtrisent pas moins parfois
5. Les exemples de la Palestine et des populations les mêmes techniques de dissimulation, en défendant
minoritaires en Grèce sont déjà bien connus (Abu une identité étroitement locale avec toute la panoplie
El-Haj 2001 ; Hamilakis 2007). Cette stratégie, en émotive qu’on associe habituellement au patriotisme
outre, suscite souvent des réactions violentes, comme national. Personne ne peut s’assurer des vrais senti-
on l’a constaté à Ayodhya (Ratnagar 2004). Lorsqu’il ments de loyauté ou des convictions en politique ; ce
arrive, comme le soutient Robert Hayden (2002), que sont par des signes extérieurs (telles les promesses
la violence des intégristes des deux bords ressortit à de voter pour tel ou tel candidat en échange de sa pro-
une expérience culturelle partagée (voir aussi Blok tection ou de son aide matérielle) que clients et
2001 : 115-135), les émotions suscitées par la démoli- patrons se jugent mutuellement et estiment leurs
tion d’un monument conçu a posteriori comme « lieu chances de réussite. Mais le risque de se tromper est
de mémoire » témoignent de leur emploi et de la mani- toujours présent. En effet c’est le doute qui crée ce jeu
pulation de leur performance par les politiciens de hasard qu’on appelle la politique, et ceci n’est pas
– imposant, en d’autres termes, à chaque citoyen de moins vrai en ce qui concerne les sentiments des habi-
démontrer sa loyauté en adhérant à ces émotions – plus tants à l’égard du patrimoine, qu’il soit « national » ou
que de la présence des émotions réelles, quels que « local », « régional » ou même « familial ».

381
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Certes, les habitants des lieux dits « historiques » apprennent très


vite la rhétorique de l’appartenance et les émotions associées à ce
concept. Pour illustrer ce point central je traiterai brièvement d’un
exemple tiré de ma recherche sur la politique de l’espace au cœur
de Bangkok, capitale de la Thaïlande. Bien que la plupart des habi-
tants de la petite communauté de Pom Mahakan, que j’étudie depuis
2003, et qui vivent à côté du mur original de la capitale dynastique
bâti en 1782-1786, ne s’y soient installés que dans le dernier demi-
siècle, les chefs de cette communauté – l’un d’eux appartient à une
des familles peu nombreuses qui peuvent revendiquer un enracine-
ment dans ce lieu depuis plus de trois générations – ont pu aisément
faire appel à leurs liens historiques avec le site et y associer ceux
qui sont arrivés plus récemment. Tous prêtaient une attention par-
ticulière à la petite citadelle qui domine le site et donne son nom à
la communauté entière, leur permettant d’agréger leur propre
histoire familiale à l’histoire de la dynastie actuellement installée
sur le trône.
Cette association s’inscrit, cependant, dans une situation très
­complexe qui, depuis l’éclatement de la révolte des « Chemises
rouges », met les habitants face à une difficulté politique croissante.
Au moment où les images projetées à l’étranger donnent à voir les
Thaïlandais pauvres comme adhérant tous sans exception à ce mou-
vement populaire, les habitants de Pom Mahakan, tout aussi pauvres,
mais qui ont bénéficié dans le passé du soutien du parti au pouvoir,
très lié à la monarchie, n’ont d’autre choix aujourd’hui que d’associer
leur destin à celui de ce noyau d’« établissement ». La politique est
elle-même un jeu de hasard.
En 2003, le jour d’une fête nationale, les résidents de Pom ­Mahakan
ont accompli un rituel religieux appelant à collecter des fonds destinés
à la conservation de la citadelle7. En d’autres termes, les habitants,
avec à leur tête la plus ancienne famille, à laquelle appartient le
président de leur communauté désormais « déclassée » par les auto-
rités municipales, instauraient ce que James Watson (1988) et d’autres
auteurs ont qualifié d’« orthopraxie », non tant pour s’approprier un
site archéologique au nom de la religion, que pour s’adjoindre la
rhétorique et les pratiques dont l’État était censé être le détenteur

7. La citadelle était d’ailleurs déjà considérée comme un site historique important par les conservateurs du
service des Beaux-Arts (krom silapakawn).

382
À LA RECHERCHE DU TEMPS ÉCRASÉ

exclusif. Ils espéraient ainsi s’attirer un courant de sympathie de la


part des citoyens bourgeois qui leur éviterait d’être expulsés du site.
« Nous aussi, nous sommes thaïlandais ! », ont-ils déclaré à maintes
reprises. En exprimant les fortes émotions qui les « lient » à ce site
historique, ils se transforment en symbole métonymique de la nation.
Il est difficile de mettre en doute leurs sentiments d’appartenance à
ce lieu physique qu’ils expriment de manière parfois dramatique. Au
contraire, ils me convainquent même. Mais ce n’est pas là qu’on doit
chercher l’importance stratégique et politique de leurs déclarations,
aussi passionnées semblent-elles. Cette importance tient au fait qu’ils
ont réussi, peu à peu, à convaincre le grand public (dont la partie
bourgeoise était d’abord méfiante) qu’expulser leur communauté
constituerait une attaque contre les racines les plus profondes de
l’identité nationale.
Dans le même temps ils ont maintenu leur résistance civile, par-
fois en bloquant les portes d’accès au site. Lors de ces confronta-
tions, ils ont tenté de faire reconnaître que leurs petits sanctuaires
étaient désormais non seulement dédiés aux esprits spectraux ( phii)
de leurs ancêtres (bapburut), mais à ceux de toute la nation
thaïlandaise. Cette manœuvre leur permettait d’invoquer à la fois
la religion d’État, leurs croyances populaires, et le bien commun
de la nation entière, et d’accuser les autorités municipales de sacri-
lège. Quand la monarchie régnait en toute sérénité sur un pays
gouverné par un parti qui la respectait et la protégeait, c’était une
tactique intelligente, dont les chefs de la communauté ­comprenaient
cependant les risques cachés – risques, d’ailleurs, qui se sont aggra-
vés en raison des récentes violences. Ils étaient conscients d’avoir
accepté la logique d’une historiographie particulière dont ils ne
partageaient pas nécessairement tous les présupposés, mais à
laquelle, demeurant sur un site géographiquement central et aussi
symboliquement important, ils n’osaient pas s’opposer 8. La fragilité
de ces liens et les enjeux politiques qu’ils entraînent ne leur
échappent pas pour autant.
On ne sait pas exactement ce que chaque résident a pu penser
tout au long de cette histoire éprouvante. Mais tous sont restés
cohérents dans l’expression de leurs sentiments d’appartenance et

8. Peut-être avaient-ils raison : le soutien du gouver- du Parti démocrate, qui a tenté de les sauver, a semblé
neur de Bangkok, Apirak Kosayodhin, vice-président justifier le chemin qu’ils avaient suivi.

383
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

de leur dévotion au site et à tout ce qu’il représentait au plan natio-


nal9 . On ne peut nier qu’ils soient émus par les discours d’État ou
par le regard paternel du roi, mais ça ne reste qu’une impression
vaguement intersubjective. Et la possibilité que leur attitude puisse
changer par la suite, peut-être pour se justifier en se disant « trahis »
par les autorités actuelles, exige que nous reconnaissions également
la dimension politique et stratégique de leurs prises de position.
À chaque démarche, en effet, c’est le temps vécu à des moments
spécifiques que les changements politiques abolissent. J’ai été parti-
culièrement frappé par la capacité des habitants à s’adapter aux
conventions culturelles d’une période historique donnée quand j’ai
vu la mise en scène d’un film partiellement tourné à Pom Mahakan
et ayant pour contexte le règne du roi Rama IV (Mongkut). Presque
tous les habitants ont servi de figurants, vêtus de costumes d’époque.
Le lieu lui-même, transformé, évoquait un autre temps. Mais alors
qu’il aurait semblé utile de rattacher les intérêts de la communauté
à ceux d’un musée proche, dédié au règne du roi Rama VII Prajad-
hipok (1925-1935), l’accent était mis sur les premières décennies du
XXe siècle. Non qu’on ignorait les autres périodes représentées par
les bâtiments de Pom Mahakan, mais la richesse historique du site
permettait une adaptation continue du présent à différentes périodes
historiques selon les besoins du moment. Une adaptation opportuniste,
pourrait-on dire. En fait, il s’agissait plutôt d’une reconnaissance de
ce qui était nécessaire à la survie de cette communauté constamment
menacée par une expulsion définitive, en la reliant à des « historicités »
présentées par le hasard des événements.
Les habitants du rione Monti, arrondissement de la vieille ville de
Rome, mettent en œuvre des tactiques similaires à celles des habitants
de Bangkok. Eux aussi, ces monticiani, se sont trouvés perpétuellement
menacés d’expulsion, non par les autorités municipales (bien que cette
intention leur ait souvent été prêtée) mais par l’avarice des construc-
teurs et des spéculateurs. Il existe d’autres points de comparaison et
même de similitude. À Rome aussi, par exemple, on invoque les

9. On pourrait donc être tenté d’écrire que les habi- gouverneur de Bangkok, Apirak Kosayodhin, qui a
tants s’associent au site en raison des sentiments placé les habitants hors de la grande mobilisation
forts qui lient leurs mémoires à l’histoire d’une nation rouge et qui les a associés par hasard (à moins qu’il
à laquelle ils prêtent leur foi absolue. Mais il y aurait ne s’agisse, mieux, des accidents de l’histoire) au
là une chaîne de présupposés qui renforcent l’idéo- parti et aux idées auxquels s’opposent les chemises
logie nationale par l’opération de catégories stéréo- rouges. Bref, ils se trouvent dans une situation au
typées. C’est apparemment le soutien de l’ex-­ moins ambiguë.

384
À LA RECHERCHE DU TEMPS ÉCRASÉ

esprits des ancêtres, l’histoire officielle (mais pas nécessairement


nationale) et la perfidie des politiciens. La gauche traditionnelle ita-
lienne, comme le Parti démocrate en Thaïlande, a été accusée, non
sans raison, d’avoir trahi ses principes politiques pour se maintenir
au pouvoir en abandonnant le sort des pauvres aux mains des
néo-libéraux.
Ces derniers essaient de créer au cœur de Rome un espace monu-
mental privé de toute allusion au passé plus récent, en procédant un
peu comme le régime crypto-colonial d’Athènes, qui avait, bien plus
tôt, isolé l’Acropole et les autres monuments importants de la haute
Antiquité de la vie quotidienne de la ville moderne. Rome présente
encore une façade très hybride du point de vue des styles et des
périodes représentés ; c’est l’effet accumulé des réemplois successifs
d’éléments architecturaux prélevés pour la plupart sur de vieux bâti-
ments abandonnés. On a toujours la sensation que le passé romain,
loin d’être une séquence linéaire de périodes bien définies, est au
contraire un espace expérimental dans lequel chaque époque se
nourrit de ce qui reste des précédentes10. Affirmer que le spectre de
Messalina, la mère meurtrière de l’empereur Claudius, se promène
régulièrement au centre de la vieille ville ne contredit pas les récits
d’origine plus récente (comme ceux qui parlent de la cruauté et de la
corruption de l’Église à l’époque de la haute Renaissance), parce que,
tout comme les spolia des vieux bâtiments, les récits mêlent des élé-
ments de plusieurs époques sans que personne ne s’en étonne.
Telle est la forme habituelle de l’histoire partagée. Mais elle a
peu à voir avec l’histoire envisagée par les politiciens, les intellec-
tuels récemment arrivés dans le quartier et les fonctionnaires muni-
cipaux qui règlent son développement économique et sa conserva-
tion esthétique. Pour ces derniers, une histoire simple et linéaire,
adaptée à la taxinomie bureaucratique, leur permet d’expurger tout
ce qui pourrait susciter de grandes émotions, à la seule exception
de la loyauté à la nation. De la même manière que l’État s’approprie
les appartenances locales et les liens de parenté pour en faire les

10. Ce n’est pas que les habitants n’ont pas conscience dants »), disent-ils fréquemment. Parler, c’est
du passé ; au contraire, ils sont très sensibles au résoudre les différences. Cela signifie que si le pré-
caractère périssable des choses. Mais ils ont une sent exige qu’on ignore certains aspects du passé et
culture d’adaptation ; le stéréotype qu’offrent les même qu’on les abolisse pour qu’ils disparaissent de
Romains de leur propre société est qu’ils seraient de la mémoire collective, on le fait volontiers et
grands bavards attentifs à trouver un compromis : aussitôt.
« Semo accommodanti » (« Nous sommes accommo-

385
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

métaphores fondatrices de son autorité, cette histoire substitue au


passé vécu et marqué des menus péchés quotidiens de ses habitants
une structure abstraite qui ne doit susciter leur émotion qu’au sens
de l’effervescence durkheimienne créée et favorisée par ces « fonc-
tionnalistes d’État » (et amplifiée aujourd’hui par les organisations
internationales telles l’Unesco). Ce processus réducteur a des effets
démographiques. La création d’un complexe monumental à Rome
par un processus de « nettoyage spatial » (Herzfeld 2006), par
exemple, implique le déplacement de la plupart des habitants, en
particulier ceux dont les moyens économiques sont très modestes.
Ainsi voit-on s’imposer la « logique » du néo-libéralisme, qui ne se
réfère qu’aux émotions susceptibles de consolider son pouvoir.
À Rome, c’est vrai, on reste souvent ému, parfois jusqu’aux larmes,
par la grandeur et la beauté des bâtiments anciens et par le sens
profond de la longue durée de son histoire ; et il importe d’en recon-
naître l’effet sur notre jugement et nos analyses. Une grande partie
de l’impression produite par la ville de Rome ressortit, de fait, à
une politique de conservation qui donne à voir l’évidente fragilité
des choses. Que signifient, dans la Ville éternelle, ces témoignages
du caractère mortel de tout ce que l’humanité a tenté de rendre
permanent ? C’est assurément à ces manifestations déconcertantes
que réagit la nouvelle politique de « gentrification », de monumen-
talisation et d’engrillagement bureaucratique et architectural de
monuments que leur déplacement dans un espace conceptuel éloi-
gné de l’expérience quotidienne et sociale rend de plus en plus
« virtuels ». La « muséalisation » n’est pas seule en cause, car un
musée n’échappe pas aux contraintes du social. Il est question pour
la nouvelle idéologie, au niveau national comme à celui de l’écono-
mie internationale, d’empêcher le visiteur ou le résident d’un espace
monumental d’éprouver des émotions qui pourraient l’amener à
reconnaître une histoire alternative et donc à tisser d’autres liens
de loyauté.
Mais détourner les individus d’un autre regard sur la ville, surtout
quand il est modelé sur la rhétorique officielle, n’est jamais facile.
Quand les vieux ex-habitants de Monti se réunissent autour de la
grande et belle fontaine qui se trouve au centre de la Piazzetta (place-
symbole de leur identité collective), ils parlent toujours des grandes
émotions qui les lient à ce lieu. Mais les émotions qu’ils expriment
ne sont pas toujours nostalgiques : ils éprouvent également des senti-
ments de colère (contre les politiciens et les spéculateurs auxquels ils

386
À LA RECHERCHE DU TEMPS ÉCRASÉ

attribuent la responsabilité de tout ce qui s’est passé), de désespoir, de


cynisme à l’égard du monde politique, de résignation face au pouvoir
des grands constructeurs alliés à l’Église et aux autorités municipales.
Leurs récits démontrent que l’État et les agents néo-libéraux ont déjà
atteint leur objectif de soumettre la population à leur politique, et le
sentiment d’échec qui en ressort, même s’il signale aussi un ressenti-
ment profond, signe à son tour la victoire de cette politique hégémo-
nique. Il importe peu que ces ex-habitants éprouvent vraiment les
émotions dont ils parlent (mais je dois avouer que, comme à Bangkok,
j’en doute peu) : en parlant d’appartenance perdue et écrasée, ils
reproduisent un fatalisme fabriqué, pourrait-on dire, dans le but
précis de les mettre, une fois pour toutes, hors de combat 11 . On voit
ainsi comment le langage des émotions devient l’instrument d’un
processus implacable qui supprime toute émotion contraire à la
logique du marché.
Dans d’autres publications (Herzfeld 2010 : S260) j’ai montré que
la « gentrification » d’une petite ville de la Grèce s’est déroulée de
manière très différente de ce qui s’est produit à Pom Mahakan et
Monti. Les habitants de la ville crétoise sont eux-mêmes de petits
propriétaires et ne se trouvaient donc pas soumis aux pressions
créées par le marché immobilier, en particulier par l’augmentation
des loyers. On aurait pu attendre de cette indépendance écono-
mique qu’elle leur permette d’être différemment disposés à l’égard
de l’idéologie identitaire et d’opposer leurs histoires familiales aux
récits de l’État. Cela a pu se produire dans des cas plutôt rares,
notamment d’opposants à l’idéologie officielle d’un État très hostile
encore récemment à la gauche traditionnelle. Mais la plupart les
habitants, qui n’avaient démontré ni un grand intérêt pour l’histoire
nationale ni une grande connaissance de son contenu, ont accepté
les nouvelles règles instaurées sous le régime militaire en 1968 avec
un certain degré d’insouciance, tout en ayant une pleine conscience
des possibilités économiques que ces règles leur offraient sous la
forme de fonds créés pour le développement touristique. Connaître

11. L’État encourage, bien sûr, le discours nostal- l’inévitabilité du changement ; et qui n’accepte pas ce
gique ; le maire de Rome à l’époque où je menais ma processus se trouvera sérieusement dépourvu ; qui,
recherche, Francesco Rutelli, avait par exemple lancé au contraire, en dépit des larmes versées sur un temps
un projet qui incitait les élèves des écoles à enregis- révolu, construit une vie aisée et confortable, prête
trer les récits de leurs grands-parents. Mais la pro- sa présence au processus même dont il prétend déplo-
duction de cette nostalgie renforce le sentiment de rer les effets.

387
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

la date exacte de construction de leur maison ne les intéressait guère,


par contre, s’ils réussissaient à convaincre les autorités qu’elle avait
été bâtie avant la chute de l’empire vénitien et l’arrivée des Otto-
mans, ils savaient pouvoir en exploiter le caractère « occidental » :
en témoignant du caractère « occidental » des Crétois eux-mêmes,
elle méritait l’investissement de fonds qui pourraient lui restituer sa
forme « originale » et permettre à son propriétaire, par la suite, de
la transformer en petit hôtel également « vénitien ». Si la maison
était classée « ottomane », on pouvait plus facilement obtenir un
permis de démolition afin de la remplacer par un bâtiment plus
moderne. Selon l’idéologie d’État jusqu’à la chute du « régime des
colonels », en effet, tout ce qui était « occidental » était considéré
comme issu de la Grèce antique et leur appartenait donc en propre,
tandis que ce qui était qualifié d’« oriental » ou « asiatique » faisait
surgir le spectre des Ottomans ou même des Persans, ennemis de
toujours – et ne méritait donc que la démolition.
Il semblait évident cependant que les habitants étaient attachés à
leurs maisons « historiques » même si, quelques années plus tôt, ils
s’étaient montrés prêts à les démolir. Entre 1968 et la fin du XXe siècle,
l’idéologie identitaire des Grecs a plus que jamais pénétré le discours
quotidien des petits bourgeois crétois. La perspective de voir les
« étrangers » ou même l’État central endommager le patrimoine
national ou local les rendait de plus en plus irascibles : l’État n’avait
jamais été à leurs yeux le véritable instrument de l’identité nationale.
Les Crétois s’étaient profondément engagés dans la défense de l’orgueil
national avant même l’union de la Crète avec le royaume hellénique
en 1913. Mais ce « nationalisme localiste » constituait un défi à l’auto-
rité de l’État, car les émotions que le patrimoine aurait suscitées
relevaient davantage du localisme que du patriotisme national. Aux
yeux des Crétois, comme d’autres groupes régionaux, Athènes faisait
presque figure d’envahisseur étranger. Aussi réagirent-ils violemment
quand l’État voulut envoyer des objets préhistoriques du musée
d’Héraklion en Grèce, leurs émotions, vraies semble-t-il, ne leur
permettant plus de distinguer le gouvernement d’Athènes des pou-
voirs extra-nationaux (Hamilakis & Yalouri 1995) !
De cette comparaison entre trois situations, il ressort que le patri-
moine suscite aisément la rhétorique de l’émotion. Mais s’agit-il
d’émotions vraies ? Quel sens cela a-t-il ? Que le déploiement des
signes extérieurs de l’émotion joue un rôle capital dans la production
de l’effervescence collective, on le constate aisément : l’État est

388
À LA RECHERCHE DU TEMPS ÉCRASÉ

­toujours cet instrument du fonctionnalisme appliqué identifié par


Malarney, et ses imitateurs locaux ne peuvent qu’agir de la même
manière à mesure qu’ils tentent de survivre dans un contexte contrôlé
par les gouvernements nationaux et par les organisations (telles les
Nations unies) composées d’unités également nationales.
Le nationalisme, forme moderniste de la religion (Kapferer 1988),
exige de suspendre la critique. « Croyez, ne cherchez pas », tel est le
credo de la religion orthodoxe en Grèce. Mais ce principe n’est pas
applicable à l’anthropologie sociale… C’est en effet l’anthropologie
qui met en question la capacité des observateurs à « lire » – et donc
des politiciens à contrôler – les émotions. Il est évident que les gens
qui brûlent les monuments de leurs ennemis ou qui se lamentent s’ils
sont expulsés éprouvent des émotions fortes. Mais que ces réactions
réfléchissent des sentiments durables et cohérents, ou que tous ceux
qui en font montre par leur comportement les éprouvent de la même
manière est beaucoup moins clair. Et il est moins certain encore que
les expressions de loyauté à la nation ne puissent pas se transformer
en opposition révolutionnaire ou autonomiste, comme on vient d’ail-
leurs de le voir en Égypte et dans d’autres pays récemment affectés
par des changements politiques. Si tel n’était pas le cas, les régimes
politiques ne changeraient jamais.
C’est pour cette même raison que les régimes nationalistes ou
monarchistes essaient d’effacer tout témoignage de passés dont les
traces pourraient constituer un défi dangereux à leur pouvoir actuel :
perpétuer le passé singulier, c’est nier par la métonymie et l’analogie
la possibilité de changements ultérieurs. Tout ce qui parle de l’imper-
manence des faits culturels menace le pouvoir de l’État, qui tente de
s’y opposer en créant des musées de culture nationale et de grands
monuments. Dans les événements publics voués à la célébration des
faits singuliers d’une nation singulière et unie, l’État cherche à susciter
une effervescence émotionnelle tellement globale que la diversité des
sentiments, les mémoires oppositionnelles et les émotions contradic-
toires disparaissent une fois pour toutes12 . En même temps, pourtant,
juste comme les anthropologues fonctionnalistes du lignage durkhei-
mien, il ne réussit jamais à les annuler. L’impossibilité de les analyser
ou de les réduire à une formule stable et explicite, ou même de savoir
si elles sont sincères (réelles) ou non, est précisément ce qui les protège

12. Voir aussi Handelman (1990).

389
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

et les perpétue. Elles apparaissent, à un moment ou à un autre, comme


des témoignages de l’unité essentielle de la nation et comme les sym-
boles d’une ontologie et de valeurs contraires à celles de l’État. Quand
les habitants de Pom Mahakan soulignent leur identité de « vrais
Thaïlandais », ils expriment une loyauté qui est en même temps un
défi, lancé par des gens comprenant parfaitement la valeur de cette
ambiguïté dans leur négociation avec des fonctionnaires qui ne pen-
sent qu’à les chasser du lieu où ils vivent.
Cela ne veut absolument pas dire, bien entendu, que les émotions
associées aux sites patrimoniaux ne jouent aucun rôle. Tout au
contraire, c’est la difficulté de les décrire avec précision d’un côté et
l’impossibilité politique de les mettre en doute de l’autre qui en font
des outils formidables dans la lutte contre le pouvoir de l’État. Ce
sont évidemment ces qualités que les autonomistes et les paladins
politiques des cultures locales déploient quand ils s’opposent à l’État-
nation. Ce sont celles aussi dont se servent les petites communautés
qui essaient de se soustraire à l’avarice des constructeurs, à l’indiffé-
rence des fonctionnaires et au cynisme des politiciens, en se présentant
en qualité de bons citoyens, liés à un endroit spécifique par des émo-
tions qui surgissent, disent-ils, du cœur de la nation. Peut-être ne
saurons-nous jamais si les émotions patrimoniales exprimées par les
habitants d’un lieu sont sincères, opportunistes ou les deux à la fois ;
mais nous reconnaissons ces émotions à leur expression verbale et
gestuelle et à leurs conséquences politiques et matérielles. Dire qu’elles
ne sont lisibles que par leurs effets dans le monde vécu, et qu’il s’agit
d’une lecture nécessairement incertaine, ne signifie en rien qu’elles
ne sont pas réelles pour les gens qui les éprouvent.

390
À LA RECHERCHE DU TEMPS ÉCRASÉ

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ÉMOTIONS PATRIMONIALES

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Nostalgie et patrimoine
Une esquisse de typologie*
« Un voyageur peut toujours revenir sur ses pas. Mais sur l’axe du
temps, il n’y a pas de retour en arrière. Ce qui est perdu l’est à tout
jamais. »
( Jankélévitch 1983.)

La nostalgie est devenue une notion galvaudée dans le domaine


des humanités et des sciences sociales (Davis 1979 ; Boym 2001).
Entendue comme un lamento face à « ce qui manque dans un présent
en plein changement […] » (Pickering & Keightley 2006 : 920) et à
ce qui est « désormais inaccessible, simplement à cause de l’irréver-
sibilité du temps » (ibid.), elle est souvent utilisée pour désigner tout
état émotionnel lié au temps qui passe, se référant même à un passé
qui n’a pas été vécu par les acteurs concernés. Michael ­Herzfeld (2007 :
175), par exemple, a introduit le concept de « nostalgie structurelle »
pour décrire « ce regret mélancolique » d’un passé idéalisé qui se
caractérise par « sa reproductibilité dans la succession des généra-
tions » (ibid.) et sert les alibis politiques et moraux d’aujourd’hui. Dans
la même veine, Arjun Appadurai (2005 : 131) décrit sous le nom de
« nostalgie en pantoufles », une propension chez les individus à pleurer
ce qu’ils n’ont jamais perdu eux-mêmes. Cette « armchair nostalgia » se
manifeste particulièrement au sein des champs patrimoniaux et tou-
ristiques (Dann 1998 ; Frow 1991 ; Graburn 1995), notamment par
une angoisse, désormais commune aux experts du patrimoine et à
de nombreux touristes, de perdre la diversité culturelle et les traces
du passé face aux ruptures de l’histoire. Un trope de la disparition

* Nota : des extraits de ce texte ont déjà fait l’objet d’une publication (Berliner 2010).

393
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

dont l’Unesco, bien que ses positions soient plus fragmentées qu’on
ne puisse le penser, a contribué à la dissémination de par le monde,
via ses experts internationaux et les fonctionnaires locaux.
Dans cet article, je poursuivrai l’idée selon laquelle la nostalgie
constitue une force patrimoniale majeure. Szilvia Gyimothy (2005)
a, par exemple, montré comment, au Danemark, la mode touristique
des « inns », sortes de gîtes campagnards, réactive des mémoires
romantiques et patriotiques d’une nation rurale. De son côté, Mau-
rizio Peleggi (2005) s’est intéressé à la consommation par les touristes
d’une « nostalgie coloniale » en Asie du Sud-Est, via une analyse de
la rénovation et de la fréquentation de grands hôtels de l’époque
coloniale ; tandis que Tianshu Pan, un anthropologue chinois, a
documenté l’émergence d’une nostalgie d’élites pour le Shanghai
d’avant 1949, d’un engouement pour l’architecture coloniale destinée
aux touristes et « totalement insignifiante dans la vie quotidienne des
locaux » (Pan 2007 : 29). À partir de l’exemple de Luang Prabang,
une ancienne ville royale du nord du Laos devenue site du Patrimoine
mondial en 1995, je propose de dévoiler les investissements cognitifs
et émotionnels multiples qui se jouent derrière cette notion ainsi
utilisée de nostalgie. À l’instar de l’excellente étude de Cunningham
Bissel à Zanzibar qui nous invite à localiser « les multiples brins de
nostalgie en circulation » (Bissel 2005 : 235), les pages qui suivent
feront apparaître une scène complexe dans laquelle des idées et des
émotions liées à la préservation, la transmission et la perte sont diver-
sement déployées par différentes catégories d’acteurs. Vestige menacé
pour les patrimonialistes de l’Unesco, Oxford indochinois pour tou-
ristes occidentaux, ville damnée selon certains de ses habitants, bon
investissement pour d’autres, lieu de pèlerinage bouddhiste, Luang
Prabang constitue un hybride qui déploie une diversité de postures
nostalgiques. L’ambition de cet article est de montrer le caractère
protéiforme de ces attachements au patrimoine afin de proposer, en
conclusion, une typologie de ces postures.

La scène patrimoniale
En offrant son label « Site du Patrimoine mondial » à Luang Prabang
en 1995, l’Unesco est venue s’inscrire dans la texture socio-historique
complexe qui lui préexistait et qui est bien documentée (Stuart-Fox
1997). Luang Prabang est une ancienne ville royale. Son histoire est

394
NOSTALGIE ET PATRIMOINE

celle de la succession de rois depuis le XIVe siècle quand Fa Ngum


fonda le royaume de Lane Xane sur un territoire alors occupé par
des populations khmou (l’un des groupes ethniques du Laos) et, y
installant la fameuse statue du Bouddha (le Phra Bang), adopta le
bouddhisme theravada ; mais aussi celle d’une série d’invasions depuis
le XVe siècle par des pouvoirs étrangers, les Vietnamiens, les Birmans,
les Thai, les Haw chinois et enfin les Français qui, en accord avec le
roi, inventèrent les frontières actuelles du Laos et établirent un pro-
tectorat au Laos qui persistera jusqu’en 1953 (Ivarsson 2008). L’éta-
blissement du Parti révolutionnaire lao dans les années 1950 et 1960
mènera à la révolution communiste de 1975 et à la destitution la
même année du roi Sisavangvatthana ainsi qu’à l’exil vers la
Thaïlande, la France ou les États-Unis pour de nombreux habitants
de la ville, considérés dès lors comme de possibles « royalistes ».
C’est donc sur fond d’une histoire compliquée qu’intervient
l’Unesco en 1995 qui, à la suite d’un long processus décisionnel impli-
quant de nombreux acteurs laotiens et français, inscrit lors de la
conférence de Berlin la ville sur la Liste du patrimoine mondial. Très
tôt, dans le cadre de la Convention France-Unesco, un projet de
coopération décentralisée est initié entre la ville de Chinon en France
et Luang Prabang (et ce, depuis que le député socialiste Yves Dauge,
adjoint au maire de Chinon, a décidé d’aider à sa préservation).
Depuis lors, les liens entre les institutions françaises de préservation
et les officiels de Luang Prabang sont forts, Chinon apportant une
coopération technique et un soutien financier continu. En fait, der-
rière le label Unesco, il y a aujourd’hui dans la ville une multiplicité
d’acteurs institutionnels qui participent à sa préservation, depuis les
experts de l’Unesco à Paris et à Bangkok jusqu’aux architectes, ingé-
nieurs et autres consultants en culture et tourisme, basés à Luang
Prabang (pour une courte ou longue durée), qui, sans être des
employés de l’institution à proprement parler, sont financés par
l’Agence française du développement, la Commission européenne
ou l’Asian Bank for Development et travaillent en étroite collaboration
avec l’Unesco. Depuis 1995, leur objectif commun est « de pérenniser
l’authenticité et la valeur du site » (suivant la formule consacrée de
l’Unesco), notamment par une série d’actions dans un périmètre qui
correspond grosso modo à celui du centre-ville. Ces actions ont permis
de dresser un inventaire du patrimoine concernant six cents onze
maisons dont il s’agit d’empêcher la destruction, principalement des
maisons sur pilotis dites « traditionnelles » et des maisons coloniales,

395
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

bâties durant la période de la colonisation française. Ville religieuse,


Luang Prabang contient aussi trente-quatre temples bouddhistes,
toujours occupés par leurs moines, temples qui ont également été
classés, ainsi que des espaces naturels et aquatiques faisant partie
intégrante du paysage de la ville. Les architectes du patrimoine sont
chargés de conseiller les propriétaires en matière de rénovation, de
vérifier les nouvelles constructions dans le périmètre protégé (notam-
ment leur superficie et le matériel architectural utilisé) et de dénoncer
celles qui sont illicites ; mais aussi, plus généralement, de contrôler
les investisseurs étrangers qui louent la plupart des maisons du centre-
ville et les transforment en guesthouses et en restaurants. Portant sur
la préservation et la restauration de monuments religieux et verna-
culaires construits avant la Seconde Guerre mondiale, cette politique
patrimoniale s’exprime via la Maison du patrimoine d’où sont distil-
lées les politiques du siège parisien de l’Unesco, une structure natio-
nale composée d’architectes laotiens et d’experts étrangers (français
pour la plupart) qui veillent au respect du Plan de sauvegarde et de
mise en valeur, établi en 2000 par des architectes français. De son
côté, le bureau de l’Unesco à Bangkok a lancé ses propres projets de
conservation dans la ville, mettant l’accent sur la préservation du
patrimoine immatériel, en organisant, par exemple, des formations
à la sculpture destinées aux moines pour qu’ils apprennent à restaurer
leurs temples eux-mêmes (Unesco 2004).

Nostalgie et réflexivité bureaucratiques


Les experts rencontrés dans les bureaux de Paris et de Bangkok, dont
le rôle est de surveiller l’état de conservation du site de Luang Prabang,
se caractérisent, avant tout, par leur attitude bureaucratique. Ainsi,
alors que je l’interroge sur son travail, un anthropologue spécialiste
du Laos, devenu fonctionnaire de l’Unesco, s’exclame-t-il : « Je suis
un bureaucrate désormais ! » Le discours des experts véhicule la
nostalgie institutionalisée qui fait partie de la philosophie même de
l’Unesco, dans une rhétorique portant sur l’irréversibilité de la perte
et sur les moyens d’y remédier, mais qui n’est pas liée à un vécu
particulier. Ce discours résulte de la conjonction de quatre proposi-
tions principales :
1] La ville de Luang Prabang est un lieu unique et ancien, dont
l’authenticité se rattache à son passé pré-colonial et colonial.

396
NOSTALGIE ET PATRIMOINE

2] Son authenticité tient principalement à son charme. De fait, comme


le souligne un fonctionnaire rencontré à Paris, « le patrimoine à
Luang Prabang, c’est la vie, l’atmosphère, le calme, l’ambiance », un
charme qui rappelle celui de Londres dont Georges Perec (1989 : 84)
écrit qu’il « ne vient ni de ses monuments, qui n’ont rien de vraiment
remarquable, ni de ses perspectives, généralement médiocres, mais
de tout le reste, des rues, des maisons, des magasins, des gens ».
3] Luang Prabang est un lieu fragile. Empreinte d’un darwinisme
culturel héritier de la nostalgie des premiers anthropologues, la rhé-
torique alarmiste des experts met l’accent sur la menace imminente
qui pèse sur la ville, victime d’une modernisation sauvage et, à
entendre certains, « il est déjà trop tard ». L’introduction d’un rapport
publié en 2004 est explicitement titrée « A special and fragile place »
(Unesco 2004).
4] Enfin, le tourisme est identifié comme la menace principale pour
la préservation de l’esprit du lieu. L’afflux de touristes dénature le
charme de la ville, où « l’on voit plus de touristes que de locaux dans
les rues ». Depuis une dizaine d’années, de très nombreux hôtels,
resorts et guesthouses ont vu le jour, un marché d’artisanat ethnique a
été spécialement conçu pour les touristes, tandis que les restaurants
et autres salons de massage fleurissent le long du fleuve Mékong et
de la rivière Namkhan. Nombreux sont les habitants du centre-ville
qui louent leur maison à des investisseurs étrangers et qui, désertant
le centre-ville, se construisent de confortables maisons dans les ban-
lieues de Luang Prabang.
Nostalgie de bureaucrates pour un site dont ils ne partagent pas
le vécu au quotidien, il s’agit toutefois d’un discours réflexif, même
s’il se déploie dans les limites autorisées par l’appartenance bureau-
cratique. De fait, il existe des conflits entre bureaux et individus
autour des modalités de la préservation à Luang Prabang, par
exemple entre ceux qui se soucient de la sauvegarde du patrimoine
immatériel de la ville et ceux qui souhaitent uniquement contribuer
à la conservation du bâti et de l’environnement. Les catégories patri-
moniales utilisées sont elles-mêmes contestées, comme celle d’authen-
ticité « que l’on doit utiliser avec prudence », me confie l’un de mes
interlocuteurs dans les bureaux parisiens de l’Unesco. Cependant,
les fondations même de la mise en patrimoine ne sont pas discutées,
l’Unesco étant inlassablement décrite comme une institution inoffen-
sive, « qui n’a pas de pouvoir. On ne veut rien faire de mal. Nous, on
propose quelque chose et ce sont les États-membres qui décident ».

397
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Derrière mots et conventions, se jouent aussi des scènes très person-


nelles, des histoires individuelles, des biographies. Par exemple, très
tôt, on m’a désigné Luang Prabang comme étant « le » projet de tel
fonctionnaire, formule d’identification pour celui qui a le plus contri-
bué à sa reconnaissance patrimoniale. Pourtant, par delà ces méca-
nismes d’appropriation biographique, c’est toujours le calme, le regard
éloigné et la désincarnation, une forme d’expertise froide et sans
émotion (Boyer 2005), qui prédominent chez les experts rencontrés
dans les bureaux de l’Unesco.

Les experts sur le terrain : une nostalgie revendiquée


Bien différente est la tournure hautement émotionnelle que prend la
préservation in situ. De fait, les experts rencontrés sur le terrain
mettent à mal le stéréotype d’après lequel expertise et émotion consti-
tueraient des dimensions incompatibles (Heinich 2009). Engagés à
des degrés divers dans le processus de conservation sur place, et
détenteurs d’un savoir historique et culturel approfondi de la région,
ils déploient le thème nostalgique de la disparition du charme de la
ville, tout en le combinant à un vécu qui le rend encore plus intense
émotionnellement. Certains d’entre eux vivent depuis plus de dix ans
à Luang Prabang et ils ont observé – mieux : « subi » – les changements
récents que la ville a connus. Ils constituent ceux qui se mobilisent
pour le patrimoine in situ, dans une société où la conscience patrimo-
niale de type Unesco reste limitée à quelques individus. La plupart
du temps, leur ton est celui de l’indignation et de la dénonciation. À
les entendre, Luang Prabang ressemblerait à « Disneyland » ou à « un
zoo » ; la préservation de la ville serait « une catastrophe », « un échec »,
« un naufrage », « un désastre », « une horreur », face à laquelle ils
conçoivent leur travail d’expertise patrimoniale comme une « lutte
permanente » : « On a quand même réussi à garder quelque chose de
plus ou moins authentique ici. Luang Prabang est plutôt réussi, mais
c’est une lutte permanente. Moi ici, je suis un mercenaire ! » Pour
d’autres, il s’agit même d’une « mission impossible ».
L’exemple qui revient de manière lancinante dans leurs propos est
celui de la cérémonie des offrandes matinales aux moines (Tak Baad),
scène religieuse qui témoigne de la générosité quotidienne des habi-
tants envers leurs moines et qui, mêlant aujourd’hui touristes et locaux,
devient « un cirque touristique », « un zoo où les touristes nourrissent

398
NOSTALGIE ET PATRIMOINE

les moines comme des animaux. Pire, « le touriste est un prédateur »,
s’exclame un expert interviewé. Ici, le vécu au quotidien du tourisme
renforce le sentiment d’une dénaturation inéluctable de la ville et
d’une perte irrémédiable de son ambiance. Parallèlement, les locaux
eux-mêmes constituent aux yeux des experts une menace majeure
pour la bonne préservation de l’esprit du lieu. On retrouve le « désa-
justement » classique entre le regard expert et celui des habitants
(Heinich 2009 : 76), que le premier qualifie avec insistance de « kitsch ».
Le plan de sauvegarde et de mise en valeur interdit formellement,
par exemple, les vitres, les fenêtres récentes, les pots de fleurs, la coupe
des arbres, les barrières devant les maisons, la laque sur le bois, autant
de choses dont raffolent mes interlocuteurs laotiens. De même, les
habitants du centre-ville tendent à suroccuper leurs terrains (pour y
construire guesthouses et restaurants), tandis que les autorités locales
ont été amenées à vendre certaines habitations classées à des inves-
tisseurs privés et ce, à l’encontre des régulations imposées par l’Unesco.
Dans les propos des experts sur le terrain, les résidents de Luang
Prabang sont toujours décrits comme défaillants, « incapables de
préserver leur propre héritage ». Leur est déniée toute compétence
esthétique et patrimoniale, un phénomène similaire à celui décrit par
Michael Herzfeld (1991) à Rethemnos.
La posture de ces experts in situ est, cela va sans dire, antinomique
de l’image stéréotypée de l’expert désincarné. À déambuler dans la
ville, vous les verrez s’agiter, parfois irascibles, sur les chantiers,
s’accrocher avec les touristes qui ne respectent pas les codes de
conduite locaux, voire participer à certains rituels religieux. Loin de
la retenue décrite par Nathalie Heinich chez les chercheurs de l’Inven-
taire général du patrimoine culturel en France, la mobilisation des
experts rencontrés à Luang Prabang est active et corporelle, à tel
point que certains de mes interlocuteurs décrivent ironiquement ces
derniers comme « plus laotiens que les Laotiens eux-mêmes. Ils vou-
draient nous apprendre comment être laotien ». Leur nostalgie est
vécue et assumée pour un Luang Prabang qu’ils ont connu pour
certains avant même sa reconnaissance par l’Unesco – comme me
l’indique l’un d’entre eux, « on a une nostalgie pour l’ancien Luang
Prabang. Regarde, mon ancienne maison est devenue une pizze-
ria… ». Une nostalgie revendiquée qui se double d’un discours patri-
monialiste sur la nécessité de résister à la perte et qui, de par leur
intense attachement émotionnel et cognitif, fait de ces acteurs des
médiateurs essentiels à la mise en patrimoine.

399
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

Une communauté de perte transnationale


Tout aussi émotionnelle est la mobilisation des expatriés qui vivent à
Luang Prabang depuis des années, mais aussi des intellectuels locaux
et des Laotiens issus de la diaspora (notamment ceux qui reviennent
s’installer définitivement au Laos après des décennies d’exil). Nostal-
gie assumée des expatriés français, canadiens ou allemands qui se
lamentent de la disparition du Luang Prabang qu’ils ont connu jadis,
quand « avant, il n’y avait que des embouteillages de vélos » et « une
seule voiture pour toute la ville ». De leur côté, les exilés qui reviennent
au pays se désolent de retrouver une ville qui a autant changé depuis
qu’ils ont fui en 1975, mêlant une nostalgie pour le Laos pré-com-
muniste et une conscience patrimonialiste acquise à l’étranger. Un
Laotien qui vit en France et revient périodiquement à Luang Prabang
s’inquiète que « tout disparaît. On perd notre culture. Luang Prabang
a tellement changé depuis que je suis parti. Il y a des guesthouses
partout. Et trop de touristes. Ils font n’importe quoi ici. »
En effet, nombreux sont les expatriés et les Laotiens de la diaspora
qui s’accordent à dénoncer les changements qui sont apparus depuis
la consécration par l’Unesco et qui dénatureraient l’ambiance de la
ville. Eux aussi, à l’instar des experts, usent d’un langage très véhé-
ment pour critiquer le tourisme qui rend la ville « immonde » et le
risque corollaire de perte culturelle. Pour beaucoup, Tak Baad est
aussi devenu la métaphore même de la perte culturelle, un prisme
efficace à travers lequel décrire les transformations qui touchent la
ville, avec ces touristes « choquants » qui viennent se livrer aux
offrandes « sans rien y connaître ». Et l’indignation vire parfois au
corps à corps : « J’ai failli me battre avec un touriste hier, qui prenait
des photos des moines n’importe comment », s’exclame un expatrié
français qui vit à Luang Prabang depuis dix ans et qui, de temps à
autre, va photographier des touristes de près « pour leur faire com-
prendre comme c’est désagréable » (un point de vue qui n’est pas
partagé par de nombreux moines, voir Suntikul 2009).
En ce domaine, les initiatives personnelles de Laotiens ou d’expa-
triés sont légion, depuis ces campagnes de sensibilisation destinées
aux touristes (les enjoignant notamment de respecter la tranquillité
des offrandes matinales aux moines), jusqu’à la création d’un musée
de la diversité culturelle au Laos ou encore aux projets d’échanges
internationaux d’artistes. Un Laotien issu de la famille royale et qui
a vécu en France pendant vingt ans a d’ailleurs créé un centre culturel

400
NOSTALGIE ET PATRIMOINE

pour transmettre les arts de la région, centre qui n’est pas destiné aux
touristes, dit-il, mais bien « aux jeunes Laotiens pour qu’ils apprennent
la culture authentique de Luang Prabang, le tissage, les danses, l’orfè-
vrerie, les arts de cour. Ici, dans mon centre, on apprend aux jeunes
les bonnes manières et le bon comportement laotien ». Et de conti-
nuer : « Ce que l’on fait, c’est de la transmission ! » Allergique au
synthétique, aux tissus en provenance de Chine et aux vases en
aluminium, le directeur du centre souhaite produire « à l’ancienne »,
ce qui nécessite de « travailler avec les vieux artisans de l’époque
royale ».
De leur côté, certains fonctionnaires et élites locaux partagent le
même souci de conservation et des inquiétudes similaires vis-à-vis de
l’ampleur actuelle du tourisme, mais en mettant davantage l’accent sur
des préoccupations qui touchent les Laotiens lettrés qui vivent à Luang
Prabang. Je fais ici allusion à l’influence grandissante de la culture thaï
au Laos (que ce soit à travers la télévision ou le tourisme) et la posture
(qualifiée par certains de) « coloniale » de la France dans la patrimo-
nialisation de la ville, un rôle dénoncé, par exemple, en soulignant que
« trop de Français travaillent ici. Seuls des Laotiens devraient travailler
à la Maison du patrimoine ». Soucieux de sauvegarder le patrimoine
immatériel de la ville, l’un de ces fonctionnaires a ouvert un « Children
Cultural Center » où les enfants de la ville apprennent des jeux et des
instruments de musique traditionnels. Autant d’actions patrimoniales
qui consacrent la destinée de Luang Prabang en tant que centre de
préservation et de transmission culturelles, mais pour autant qu’elles
n’aient pas trop de connotation royaliste. Comme le souligne ce fonc-
tionnaire local, « maintenant on recommence à faire les rites d’avant,
mais pas ceux liés à la royauté. Il y a des choses qu’on ne veut pas
revitaliser ». Bref, avec les experts de l’Unesco, les expatriés, les Laotiens
issus de la diaspora, les élites et fonctionnaires locaux, se dessinent les
contours transnationaux d’une « communauté de perte », certes portée
par des influences et des aspirations diverses, des investissements cogni-
tifs et émotionnels contrastés.

Les touristes, nostalgiques en passant


Luang Prabang jouit désormais d’une réputation internationale et
attire un nombre grandissant de touristes euro-américains et asia-
tiques. Selon les statistiques locales du Bureau du tourisme, on serait

401
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

passé de 62 000 touristes en 1997 à 260 000 en 2005. Loin d’être tous


animés par la nostalgie (Caton & Almeida Santos 2007), les touristes
possèdent des profils variés, depuis les backpackers américains en quête
d’extase, les couples français en voyage de noces, les expatriés bri-
tanniques vivant à Bangkok, les Laotiens de l’étranger (ou d’autres
provinces) en vacances et les touristes gay. Certains voyageurs, en
majorité des routards occidentaux, s’arrêtent à Luang Prabang pour
s’enivrer ensemble après une randonnée éprouvante « dans la jungle »,
tandis que la ville est aussi devenue une hétérotopie sexuelle pour des
Occidentaux et des Asiatiques en quête d’expériences nouvelles avec
des jeunes hommes laotiens (Berliner 2011). Lors des festivités du
Nouvel An, de nombreux Laotiens issus d’autres provinces visitent
Luang Prabang pour oindre les bouddhas les plus respectés du Laos,
alors que les exilés de la diaspora profitent de l’occasion pour venir
saluer les membres de leur famille restés après 1975. Pour ceux qui
ont subi l’exil, Luang Prabang constitue bien souvent le déclencheur
de mémoires nostalgiques d’avant 1975.
Toutefois, pour la plupart des touristes de passage, Luang Prabang
représente « une jolie petite ville traditionnelle » à visiter et « encore »
préservée des assauts destructeurs de la modernité, entre « amu-
santes » influences coloniales françaises et mystique bouddhiste. La
plupart des Occidentaux succombent à l’« esprit indochinois » qui
l’habite, plongeant les touristes dans un passé idéalisé, qui rappelle
à certains Marguerite Duras, l’ambiance indochinoise avec ses
vieilles voitures, ses ventilateurs, ses couleurs feutrées et son mobilier
en osier. En se promenant dans la ville, ils aiment aussi discuter avec
les moines, une expérience décrite comme « charmante » et « pleine
de respect mutuel » que les novices peuvent facilement tourner à leur
avantage en obtenant l’adresse des touristes et souvent de l’argent ou
des cadeaux. La plupart des Occidentaux mettent l’accent sur l’au-
thenticité du lieu, comme cette touriste française qui s’exclame que
« c’est la pure humanité, ici », ou ces bloggeurs qui écrivent à son
propos : « La ville est un peu moins paisible mais les marchés et un
repas copieux à 5 000 kips (0,4 euros !) nous confirment que le Laos
conserve son âme authentique. » Certes, beaucoup se lamentent aussi
sur ce qui est en train de disparaître, comme ces trois touristes hol-
landais devant un temple qui regrettent que les « locaux ne portent
plus leurs vêtements traditionnels » et se réjouissent de visiter cette
ville « maintenant » (« et pas dans dix ans »), avant que la moderni-
sation et le tourisme ne détruisent tout. Tandis que la plupart des

402
NOSTALGIE ET PATRIMOINE

Occidentaux s’inquiètent de la possible perte de son ambiance, nom-


breux sont les touristes thaï qui affluent à Luang Prabang et cherchent
dans la ville une image de la Thaïlande « d’il y a cinquante ou cent
ans ». Destination peu onéreuse, elle constitue pour ces visiteurs un
mélange de détente (faire une randonnée dans les environs ou un
tour en speedboat sur le Mékong), de curiosité nostalgique et d’exotisme
(observer la vie des Laotiens, souvent considérés comme « arriérés »,
ou manger de la baguette dans les restaurants français de la ville), et
d’expérience religieuse (donner les offrandes matinales aux moines
et oindre les bouddhas de la ville). Certes, les touristes asiatiques ne
ressentent pas le même enchantement pour l’esprit indochinois que
les Occidentaux. Pourtant, on sent que, malgré la diversité des profils
des voyageurs, le plaisir ressenti en visitant Luang Prabang procède
pour tous d’une forme nostalgique, bien que la ville soit aseptisée,
avec ses routes rénovées, ses guesthouses propres et sa nourriture allé-
chante. Aussi bien chez les touristes euro-américains qu’asiatiques,
cette nostalgie-là prend la forme d’un enchantement pour l’esprit
d’antan, d’une glorification pittoresque du passé qui mélange atmos-
phère religieuse précoloniale et ambiance coloniale. Luang Prabang
met en scène une imagination passéiste constamment renforcée par
les touristes eux-mêmes, succombant au goût de l’ancien et du tradi-
tionnel, mais aussi par les compagnies touristiques, les restaurateurs
et les hôteliers (français, thaïlandais, vietnamiens, chinois, singapou-
riens ou laotiens) qui offrent cette nostalgie pour un Laos d’antan
comme une marchandise à consommer, posture que Peleggi nomme
le « business de la nostalgie » (Peleggi 2002). Mais, malgré leur peur
de voir disparaître la diversité culturelle, mêlée à une nostalgie pour
un passé qui n’est pas le leur, les touristes occidentaux n’ont qu’un
attachement très ténu au patrimoine de Luang Prabang. Ici, pas de
mobilisation patrimoniale. Rarement de l’indignation. Juste, pour
certains, une nostalgie « de passage » avant d’embrayer sur une autre
activité touristique.

Fabriquer du patrimoine
quand le sentiment de perte fait défaut
De la nostalgie des experts, des expatriés, des Laotiens de la diaspora,
et des touristes pour un monde déjà disparu ou en voie de disparition,
j’en viens maintenant à me demander ce que pensent la plupart des

403
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

habitants de Luang Prabang de cette impérative nécessité de résister


à la perte. Sont-ils nostalgiques d’un passé où « il n’y avait pas
d’embouteillages, si ce n’est des embouteillages de bicyclettes », un
passé où les touristes étaient inexistants et les ruelles en terre ? Bien
sûr, il faut prendre en compte la diversité de ces perspectives, celles
de ceux à qui la muséification profite financièrement, celles des élites
patrimonialisantes proches ou pas de l’Unesco ou encore celles des
moines. Pourtant, il existe certaines perceptions communes autour
de ce que signifie « moladok », le terme local pour désigner le patri-
moine. « Moladok » est le mot que les Laotiens utilisent d’habitude
pour se référer à l’héritage familial avec l’idée de « quelque chose
qui doit être gardé et transmis entre les générations ». Depuis la
reconnaissance par l’Unesco, le terme « moladok » a toutefois acquis
une nouvelle signification à Luang Prabang, à savoir la préservation
d’architectures vernaculaires et religieuses, mais aussi d’espaces
aquatiques pour « le bien de l’humanité », une conception universa-
liste qui ne va certainement pas de soi pour nombre de mes interlo-
cuteurs qui y voient avant tout les bénéfices du tourisme et ses
implications économiques. Pragmatiques, les résidents ont, de fait,
bien compris que patrimoine et tourisme sont intimement liés et que
« si on arrête le patrimoine ou si on nous retire le label Unesco, les
touristes ne viendront plus ».
En effet, la grande majorité des habitants s’accordent à reconnaître
que leur vie a très positivement changé depuis dix ans. Tous mani-
festent de la fierté à l’idée que leur ville soit reconnue internationa-
lement et que des touristes viennent y dépenser leur argent. L’aug-
mentation des ressources économiques est l’impact positif le plus
souvent mentionné par mes interlocuteurs, l’« unescoïsation » ayant
créé de nombreux emplois, bien que de manière inégale, aussi bien
en ville que dans la campagne (depuis les propriétaires de guesthouses,
les conducteurs de cyclopousses jusqu’aux producteurs d’artisanat
ethnique). Aussi, beaucoup soulignent que les rénovations opérées
par l’Unesco ont rendu la ville plus belle et plus propre et, qu’en aidant
à la réfection des temples, « moladok aide le bouddhisme ». Bref, « la
vie est meilleure depuis que Luang Prabang est une ville du Patri-
moine » est une phrase que j’ai entendue des centaines de fois durant
mes interviews et cela fait sens après tant d’années d’une histoire
traumatique à Luang Prabang et au Laos, en général. À bien y regar-
der, ce genre de propos s’inscrit dans un discours partagé d’aspiration
à la modernité qui, dans le contexte du Laos, n’est certainement pas

404
NOSTALGIE ET PATRIMOINE

nostalgique. Alors que les patrimonialistes regrettent un Luang Pra-


bang d’antan, la majorité des habitants ne se lamentent pas de la
disparition d’un passé idyllique qui aurait été meilleur, comme le
souligne ce vieil homme quand il affirme que « les choses ont beau-
coup changé ici, et c’est très bien ! ». « Le passé est le passé. Nous
n’avons aucun regret. Avant c’était bien, maintenant c’est encore
mieux », s’exclame un autre. De fait, les discours des résidents mettent
en avant le désir de voir « encore plus de touristes et d’avions à Luang
Prabang ». Dans un tel contexte, la reconnaissance de la ville par
l’Unesco est plutôt associée aux changements rapides qu’en attendent
les habitants qu’à la continuité espérée par les patrimonialistes. Les
premiers voient dans la préservation une manière de prendre pied
dans la modernité plutôt qu’une façon de s’en tenir éloigné, comme
le souhaiteraient experts et touristes de passage. D’ailleurs, nombreux
sont les résidents de Luang Prabang qui voient leur centre-ville classé
avec ses vieilles maisons comme une relique à montrer aux généra-
tions futures. Si les gens soutiennent les politiques de conservation
de l’Unesco, c’est aussi, disent-ils, « pour montrer à nos enfants et
petits-enfants, mais on ne veut pas vivre là-dedans ».
Les formes locales de la nostalgie prennent en effet une allure très
différente de la nostalgie des patrimonialistes. D’abord, de nombreux
habitants gardent secrètement des souvenirs nostalgiques de l’Ancien
Régime, ainsi que des mémoires souffrantes de l’après-1975. Comme
le souligne l’un de mes interlocuteurs âgés, « les gens ont beaucoup
souffert ici. Luang Prabang a été une ville damnée après la Révolu-
tion. Maintenant, l’Unesco vient et veut en faire une jolie petite ville
touristique. Les touristes ne le savent pas. Mais on a beaucoup souffert
ici ». Bien des personnes âgées déplorent les transformations cultu-
relles récentes, dénonçant par exemple les changements dans les
habitudes vestimentaires et les coiffures féminines mais aussi les
comportements des jeunes « qui, par exemple, ne se saluent plus en
joignant les mains mais en se faisant la bise ». Certains regrettent une
« sociabilité » ou une « mentalité » qui seraient celles d’autrefois : « Les
gens ont moins de temps pour la famille et les amis parce qu’il n’y a
que du business ici maintenant. » Tandis que d’autres pointent du doigt
les conséquences néfastes du tourisme sur leur vie. D’aucuns critiquent
aussi le comportement des moines qui, désormais, passent leur temps
à traîner avec les touristes et dans les cafés internet. Il est toutefois
intéressant de constater que cette nostalgie ne se rapporte pas vrai-
ment à la perte irréversible des maisons, des temples et des rituels

405
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

traditionnels que les experts de l’Unesco cherchent à conserver. Par


exemple, j’ai été frappé, aussi bien chez les jeunes que chez les vieux,
par l’absence relative de plaintes à l’égard de la disparition de Tak Baad.
Certes, des personnes âgées et des élites patrimonialisantes, ainsi que
certains leaders religieux (saathu) dont les temples se trouvent dans la
zone touristique, s’inquiètent avec raison de voir Tak Baad reposer
essentiellement sur les touristes et les étrangers qui vivent dans ces
quartiers délaissés par leurs habitants. Je l’ai dit, Tak Baad est aussi
devenue, petit à petit, un emblème de la perte à travers des campagnes
de sauvegarde du rituel récemment lancées (principalement par des
expatriés). Pourtant, la plupart des résidents de Luang Prabang
insistent sur le fait qu’ils « continuent la tradition. La tradition ne
change pas ». Pour une femme, « la coutume ne disparaît pas, même
avec le tourisme. Les Laotiens conservent leurs traditions. Tak Baad
ne va pas disparaître. C’est une tradition lao », tandis qu’un vieil
homme déclare : « Même si les gens louent leur maison et quittent le
centre-ville, je ne suis pas inquiet. Même avec les Occidentaux, la
tradition lao va persister. Maintenant les Occidentaux vont d’ailleurs
nous aider à préserver Tak Baad. » On pourrait multiplier les témoi-
gnages qui abondent dans ce sens.

Une typologie des nostalgies


Grant Evans (1998) et, plus récemment, Colin Long et Jonathan
Sweet ont montré, avec justesse, que la reconnaissance de Luang
Prabang par l’Unesco s’inscrit dans une quête nostalgique « pour une
Asie authentique, idéalisée et orientalisée » (Long & Sweet 2006 : 455).
Par-delà la pertinence du constat, je voudrais, en guise de conclusion,
affiner cette proposition en soulignant le caractère protéiforme des
attachements nostalgiques et des investissements émotionnels et
cognitifs que Luang Prabang met en jeu. Tout d’abord, afin de cla-
rifier une situation théorique qui me semble trop floue, je propose
d’opérer un distinguo entre deux postures nostalgiques, entre une
nostalgie pour un passé que l’on a soi-même vécu (une endo-nostalgie)
et une nostalgie « de seconde main » (on dirait « vicarious » en anglais),
une exo-nostalgie, caractéristique des touristes occidentaux et des
experts basés à Paris.
En partant de ces prémisses, on peut considérer que Luang Prabang
constitue une arène où se déploient : 1] la nostalgie bureaucratique

406
NOSTALGIE ET PATRIMOINE

des experts basés à Paris et à Bangkok, une exo-nostalgie caractérisée


par un discours généraliste sur la perte ; 2] la nostalgie revendiquée
des experts sur place. Il s’agit d’un discours exo-nostalgique ancré
dans une connaissance historique et culturelle approfondie (une nos-
talgie pour une culture qui n’est pas la leur, pour le passé de ces autres
qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils perdent), combinée à un
ressenti nostalgique pour la disparition du charme d’une ville qu’ils
ont connue (endo-nostalgie). L’attachement cognitif et émotionnel est
très fort, l’expert devient ici un militant ; 3] l’endo-nostalgie des expa-
triés, qui repose principalement sur le vécu et sur un attachement
émotionnel intense à « leur » Luang Prabang du passé ; 4] l’endo-
nostalgie des Laotiens de la diaspora qui, nés à Luang Prabang puis
exilés, se lamentent de la disparition du Luang Prabang de leur
enfance et qui, pour certains, ont acquis un discours patrimonialiste
à l’étranger ; 5] l’exo-nostalgie des touristes, dont le discours externa-
liste sur la perte culturelle ne renvoie pas à leur propre passé historique,
ni à leur culture, et ne produit aucune mobilisation, de par la nature
même du tourisme ; 6] enfin, les diverses formes nostalgiques des
habitants ordinaires de la ville, parfois des nostalgies royalistes, parfois
le sentiment de perte de certaines valeurs, mais sans un discours de
crise sur la nécessité de fabriquer du patrimoine et de la culture, si ce
n’est pour les recettes du tourisme qu’ils procurent.
Pourtant, ces postures nostalgiques et leurs effets pragmatiques ne
permettent pas à eux seuls d’expliquer la transformation de Luang
Prabang en un site patrimonial. Comme le rappelle très justement
Daniel Fabre (2009 : 44), l’opération de surclassement par l’Unesco
« met surtout en évidence à quel point ce qu’il est convenu d’appeler
aujourd’hui la culture est devenue la scène idéale, ou imaginaire, du
politique lui-même ». À Luang Prabang, la création d’une commu-
nauté de perte transnationale coïncide, en effet, avec une nécessité
politique nationale qui n’est absolument pas nostalgique. Comme
Sweet et Long l’ont bien remarqué, le passé colonial, les maisons
traditionnelles et les rites que l’Unesco contribue à préserver sont
intimement liés à l’histoire royale de la ville. Grant Evans (1998 : 122)
nous rappelle d’ailleurs qu’en 1975 les révolutionnaires ont immédia-
tement transformé le palais royal en un musée, avec l’intention de le
dépolitiser et de garder ce passé sous contrôle. Aussi, la muséification
nostalgique de Luang Prabang ne doit-elle pas nous faire oublier que
mettre en patrimoine, c’est aussi, dans certains cas, anesthésier le
passé et le rendre inoffensif au présent.

407
ÉMOTIONS PATRIMONIALES

R ÉFÉRENCES BIBL IOGR A P HIQUES

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