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URL : http://journals.openedition.org/erea/1741
DOI : 10.4000/erea.1741
ISSN : 1638-1718
Éditeur
Laboratoire d’Études et de Recherche sur le Monde Anglophone
Référence électronique
Valérie MAGDELAINE-ANDRIANJAFITRIMO, « Madagascar, 29 mars 1947, « Tabataba ou parole des
temps troubles » », E-rea [En ligne], 8.3 | 2011, mis en ligne le 30 juin 2011, consulté le 21 mars 2018.
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Madagascar, 29 mars 1947, « Tabataba ou parole des temps troubles » 1
1 Comme pour beaucoup d’événements qui entourent l’histoire coloniale française, la date
du 29 mars 1947reste largement inconnue, ou encore, est l’objet de nombreuses
confusions et fluctuations, en lien avec des confrontations idéologiques puissantes. Pour
la France, 1947 a fait l’objet d’une amnésie collective jusqu’à une date récente. En
revanche, « la mémoire de 1947 (avec ses intermittences) a fortement scandé l’histoire
récente de Madagascar » (Joubert 2004, 354). L’hésitation même dans le nom à donner à
ces événements, « insurrection, massacre » (Duval 2002, 5)… marque cette incapacité à
circonscrire la nature de ce qui se passa depuis la nuit du 29 mars 1947 jusqu’à
l’indépendance du 20 juin 1960 et même jusqu’à nos jours. L’un des problèmes tient au
fait que la parole sur l’événement est essentiellement française, parole qui plus est, des
militaires et des administrateurs, consignée dans des archives longtemps fermées,
réparties entre la France et Madagascar. La parole malgache est restée largement orale, et
Françoise Raison-Jourde (1998) insiste sur la difficulté de recueillir des témoignages, sur
les réticences des acteurs devant toute forme de fanjakana (pouvoir), sur la fluctuation des
mémoires vieillissantes, et sur la capacité « par le biais d’une subtile tournure d’esprit, à
éviter le sujet » (Cole 2001, 224) tout comme elle insiste sur la difficulté de publier et de
diffuser des travaux universitaires malgaches. Des ouvrages d’histoire ont toutefois traité
l’événement (Tronchon 1986), des colloques ont été tenus à Antananarivo et Paris en
1997. Mais dès qu’il s’agit de témoignages publiés, malgaches comme français, la
fluctuation s’impose, comme on le voit par exemple en comparant les ouvrages de Jacques
Tiersonnier (2004) ou de Gisèle Rabesahala (2006). Les représentations ne se contentent
pas d’être divergentes entre les deux anciennes puissances colonisée et colonisatrice, ce
qui serait somme toute on ne peut plus banal. L’événement demeure tout aussi fluctuant
au sein même de l’histoire malgache, et fait l’objet de discours contradictoires, d’une
« rumeur » ou tabataba qui perdure, enfle ou se dissout. L’amnésie malgache n’est
pourtant peut-être pas aussi forte qu’elle y paraît, elle peut être aussi le fait d’un discours
inaudible pour la France.
jusqu’en 1956. La révolution tourne en une guérilla dans l’est du pays où les résistants se
réfugient dans les forêts. Ils y connaissent des conditions de vie très pénibles qui auront
raison d’une grande partie d’entre eux. Le déséquilibre des forces est total entre les
« marosaholy » (porteurs de sagaies) aidés de leurs amulettes, et les soldats français aidés
de tirailleurs sénégalais. Les colons et le régime — divisés par les dissensions entre armée
et administration — sont profondément déstabilisés par cet événement, mais leur riposte
ne se fait pas attendre, en particulier avec les représailles des troupes sénégalaises qui
provoquent la terreur dans la population. La violence de l’armée française est symbolisée
par l’épisode du 5 mai 1947 : un train contenant de nombreux insurgés prisonniers est
mitraillé sur le quai de la gare de Moramanga, provoquant quatre-vingt dix-neuf morts
selon les rapports officiels de l’armée française (Duval 2002, 297). De nombreux membres
du MDRM sont arrêtés, torturés, des exécutions sommaires ont lieu, des « bombes
humaines » sont jetées depuis des avions. Les villages sont fouillés, les biens et les récoltes
des habitants détruits. Les représailles ont été également très brutales sur un plan
juridique : les trois députés sont condamnés à mort avant de voir leur peine commuée, le
dernier condamné à mort est exécuté en 1954 et les derniers prisonniers ne sont libérés
qu’en 1956. 1947 a été suivi d’un fort durcissement du régime colonial instaurant
humiliations, soumissions publiques et spoliations économiques. La France joue les
dissensions ethniques. La société est profondément bouleversée par de permanentes
rumeurs de délations, de trahisons… Obtenue en 1960, l’indépendance est suivie de la « IIè
indépendance » en 1972 avec l’instauration de la IIè république par Ratsiraka, mais elle ne
parvient pas à effacer totalement ce traumatisme profond de l’histoire et de la
construction nationale malgaches.
5 Il n’est pas de notre compétence d’analyser cette trame historique que nous avons
largement simplifiée. Nous nous contenterons d’observer une seule des grandes
fluctuations de la représentation qui en est donnée, celle du nombre des morts. Le chiffre
officiel en a pourtant été proposé par les documents écrits de l’armée française, peu
suspects d’exagération. Reprenant la déclaration faite devant des parlementaires français
par le général Garbay, chargé de la « pacification », Jacques Tronchon (1986) avance le
chiffre de quatre-vingt neuf mille morts. Mais il est sans cesse remis en question,
notamment à la suite des travaux de Jean Fremigacci (1997) qui revoit les chiffres à la
baisse. S’appuyant sur des recensements faits après les événements, il ne reconnaît
qu’onze mille morts, arguant que les autres décès ne sont pas dus aux combats, mais à la
faim et aux maladies contractées dans les forêts de l’est. Cette comptabilité, reprise par
ceux qui postulent une harmonie entre les peuples (Tiersonnier 2004), a été vilipendée
par de nombreux autres auteurs comme Philippe Leymarie (1997) ou Raharimanana qui y
voit une entreprise de relativisation proche de la négation (2007, 20).
6 La vérité du chiffre n’a que peu à voir avec sa portée symbolique : « l’absence de chiffre
précis montre justement le caractère indicible de ce massacre colonial » (Raharimanana
2007, 20). Le discours des historiens se heurte violemment à l’aspect sensible et
intolérable de cette répression, vécue et transmise oralement par la mémoire du peuple
qui se sent décrédibilisé par les travaux dits scientifiques et objectifs (Raharimanana
2007, 15-16). Les événements de 1947 restent opaques, objets de conflits permanents dans
la représentation et les « faits » qui en sont restitués. L’analyse des causes de l’échec de
l’insurrection1 ainsi que la nature exacte des exactions et répressions 2 sont deux des
foyers de divergences les plus importants. Ce qui en revanche réconcilie tous les
participants et témoins, français comme malgaches (Tronchon 1986, 80 et seq), ce sont la
pour ne pas altérer les « bonnes relations » avec la France. Quand l’obsession de ne
pas se couper des mannes du gouvernement français et des bailleurs de fonds passe
avant la vérité historique… (Raharimanana 2007, 17)
11 En 2010, le jeune dirigeant putschiste Rajoelina a fait scandale, cette fois, parce qu’il a
commémoré 1947, alors que pour le peuple malgache, sa prise de pouvoir
anticonstitutionnelle a été soutenue par la France dans le cadre d’un retour de la
françafrique3. L’objectif avéré de la commémoration était de faire appel à l’unité
nationale et de tenter de prouver la légitimité de son pouvoir, au grand dam de ses
opposants qui y ont vu une pure manipulation.
12 Les filtres de la mémoire et ses fluctuations font de 1947 un événement fondateur par
choix, par reconstruction a posteriori dans le cadre de la production des communautés
imaginées et de leurs identités discursives et performatives. Il ne s’agit pas pour autant de
réduire la portée et le poids de l’événement, sa profonde empreinte traumatique, mais de
constater comme Railovy (2003) qu’il fait peu l’objet de mises en scène et de discours en
raison de la menace qu’il fait peser sur un sentiment d’identité collective que tente
pourtant de renforcer la mise en avant systématique du concept de fihavanana.
13 Cette gêne se ressent dans le peu d’exploitation que la littérature de Madagascar en fait,
tant en langue française que malgache. Le cinéma semble avoir accompli ce que la
littérature peine à faire avec Ilo tsy very (L’Onction éternelle4) d’Ignace Solo Randrasana en
1986 et Tabataba ( Rumeur) de Raymond Rajaonarivelo en 1988 (Blanchon 2009). Solo
Randrasana pense avoir « allumé une bougie » dans la voie de la redécouverte de cette
histoire et avoir répondu à une demande nationale car « ce sont les gens qui ont voulu
savoir ». Mais son film a été profondément modifié en raison des difficultés financières du
réalisateur, et des pressions du gouvernement socialiste de Ratsiraka. Il a longtemps
occupé le haut du box-office malgache, tant que Madagascar a eu des infrastructures
cinématographiques (Blanchon 2009, 107). Tabataba porte moins sur les combats que sur
l’incompréhension culturelle et la destruction d’un mode de vie rural, mais aussi sur la
différence entre discours et logique français et malgaches qui formeraient le vrai mode de
résistance malgache. Présenté à Cannes et dans différents festivals, le film obtint des prix
à Taormina et Carthage en 1989. Longtemps interdit à Madagascar, il a ensuite été
régulièrement diffusé lors des commémorations de 1947 (Blanchon 2009, 115). Bien que
les deux films aient eu un grand nombre de spectateurs dans l’île, la difficulté
d’exploitation du cinéma et la censure économique à Madagascar ont muselé leur
discours.
14 Pour sa part, la littérature romanesque ne paraît pas le vecteur le plus efficace pour une
histoire qui fut et reste l’objet de transmissions orales. Le corpus écrit dans des formes
canoniques semble de peu de poids dans le processus de sélection et de fondation des
identités nationales. Ainsi Railovy relève-t-il deux romans en langue malgache :
Fofombadiko (Ma Fiancée) d’Emilson D. Andriamalala en 1962 et Mitaraina ny tany (La Terre
se complaint) d’Andry Andraina en 1978. En français5, on trouve des romans historiques
comme Zovy, 1947 Au cœur de l’insurrection malgache de René Radaody-Ralarosy (2007) qui
n’est pas sans évoquer Fofombadiko6. On trouve aussi Sang pour sang, vie pour vie de
Charlotte-Arrisoa Rafenomanjato (2003) qui retrace une « large part de l’histoire
malgache jusqu’à nos jours » malgré dit-elle « les propos confus, volontairement
confus ? » auxquels ses recherches se sont heurtées7. Dans les quatre cas, il s’agit de
romans historiques dont, comme dans le cas d’Andry Andraina, « l’objectif avoué est de
laisser des mesures au temps et de planter des balises dans l’histoire nationale » (Railovy
2003, 35).
15 Ces romans, peu connus, peu diffusés, comptant peu de lecteurs, ont peu contribué à la
diffusion de l’événement et à la construction d’une représentation de l’histoire malgache
coloniale et postcoloniale. Ils ne parviennent pas à construire un discours fédérateur sur
un événement que la population ressent comme complexe et contrasté.
targuer de connaître nos véritables origines ? Nous avons perdu notre passé et
notre temps est ainsi écorché. Notre présent boitille, notre avenir dépérit.
Saurons-nous un jour que nous ne formions qu’une seule nation ? (2001, 20-21)
23 La construction des légendes est un mensonge collectif pour séparer les ethnies et les
peuples qui ont fait Madagascar et Nour, orthographe phonétique du mot d’origine arabe
« Noro » qui signifie lumière, est celle qui permet au narrateur d’éclairer toute cette
histoire, tout en étant elle-même légende que l’auteur va reconstruire et dont il va
amalgamer les formes.
24 Il existe en effet deux Noro dans la mythologie malgache, la Ranoro qui appartient à la
mythologie fluviale des hauts plateaux, la sirène mère mythique, et la Noro d’Ethiopie,
noire. En faisant de sa Nour une esclave et fille d’esclave noir, Raharimanana transgresse
l’un des grands tabous malgaches : il désacralise le symbole de la noblesse en lui donnant
une ascendance servile :
Apportant la Lumière, elle est femme civilisatrice, directement à l'origine du peuple
malgache et de sa culture. J'ai trouvé intéressant que dans mon roman, ce soit une
descendante d'esclave qui porte ce nom. Elle est née après l'abolition. Et sans doute
dans un désir de l'extraire de sa condition, son père lui attribue ce prénom de
Lumière et de noblesse. Comme un désir de trouver sa place dans la société
malgache. (2001)
25 Raharimanana complexifie ainsi la narration en entremêlant les légendes, en superposant
les héritages oraux dans le souci permanent de lutter contre les mythes inventés qui
séparent les peuples, dans le souci aussi de redonner à Madagascar sa part africaine et de
travailler sans cesse sur le fantôme de l’histoire malgache, l’esclave.
26 La façon dont Raharimanana dit l’histoire malgache permet donc de relier tous les pans
qui la constituent, non d’une simple façon diachronique, mais selon des régimes de
temporalité et des imaginaires entrelacés, et dans tous les cas, relevant de modalités du
dire totalement différentes, entre historiographie, traditions orales, chroniques, mythes…
On le voit de la manière la plus évidente dans la légende des enfants qui se jettent des
falaises, récurrente dans l’œuvre. S’y entrelacent à la fois, selon l’auteur lui-même, des
références à Benandro, personnage d’enfant terrible des contes des Hauts Plateaux, à
Zatovo, celui qui cherche le malheur jusqu’à se jeter dans la mer et qui est issu des
mythes du peuple bara. On y lit aussi des références à la falaise d’Ampamarinana à
Antananarivo d’où la reine Ravanalona faisait basculer les chrétiens dans le vide, mais
aussi à la falaise d’Ifandana à Fianarantsoa d’où les habitants ont préféré se jeter plutôt
que de se rendre au roi merina Radama I. On retrouve cette histoire dans le peuple
sakalava dont les guerriers se jetaient dans la mer en ayant soin de s’entailler d’abord
pour se livrer aux requins plutôt qu’aux soldats de Radama, versions non officielles de
l’histoire gardées par les « mpitantara » dans les traditions orales et écrites locales. Ces
épisodes hermétiques pour le lectorat non malgache, sont aussi très complexes pour le
lectorat malgache car ils renvoient à des imaginaires de peuples différents, qui
communiquent peu entre eux.
27 L’objectif de l’auteur est donc de réactiver cette pluralité des énonciations et des
modalités discursives pour éveiller la véritable unité de la pluriculture malgache et pour
dénoncer son impossibilité sociale alors que la littérature offre l’exemple et la
préfiguration de leur réconciliation poétique. Rejetant toute forme de compétition
mémorielle, il met en avant la qualité plurielle de l’île, proposant, par l’intercession de la
littérature, l’élaboration d’une « mémoire multidirectionnelle » dynamique :
Les trois députés et les espoirs soulevés par le MDRM, qui n’est jamais nommé, sont
évoqués par le biais de la rumeur :
« Préparez-vous » entendaient-ils au camp de Tsimiamboho. « Préparez-vous ». On
leur annonça que le Parti gagnait toutes les élections. On leur annonça que la mère
patrie ne pouvait plus ignorer le désir d’indépendance de ses colonies. Que le jour
était proche. Que la situation n’était plus tenable pour les coloniaux. Que ceux-ci
avaient peur… (2001, 185)
33 Les événements mêmes sont escamotés, sinon à travers quelques scènes de meurtre et la
vision de cadavres en décomposition.
34 Du coup, quelle est la lisibilité du texte d’un auteur qui, par ailleurs, est peu et mal reçu à
Madagascar ? Il fait même, pour ce roman, l’objet d’une « forclusion inévitable » (Joubert
2004, 361) en raison de sa façon d’appuyer sur cet événement traumatique et de le mettre
en relation avec le grand tabou de l’esclavage et des divisions ethniques. L’auteur,
rappelons-le, cherchait une « forme pour contourner la surdité occidentale et les préjugés
sur soi. [Une] forme afin de coller au plus près du sens et dire à notre manière le récit de
nos vies » (Raharimanana 2008), mais a-t-il réussi à lutter contre l’« immémoire » qu’il
redoute tant ? Le roman lui-même se ferme sur le désir de mort et d’oubli qui l’a ouvert,
sur le même fantasme de dissolution dans les eaux et dans la régression vers la mère : « Je
viens, ô mère, mûr comme le crépuscule, lourd des souffrances du jour, je suis l’enfant
tanné par le remords et qui prie la clémence de l’oubli… Dziny. Dziny… » (2001, 212).
35 Sentant lui-même les limites de son roman et de son projet universaliste de fusion des
histoires, à destination d’un lectorat qui ne veut pas l’entendre, il conserve 47 au cœur de
son écriture, comme source de son interprétation des histoires de spoliation et de
domination, mais dans des inscriptions génériques différentes : l’essai-pamphlet et le
théâtre.
rire du vol sublime, retour à la voix, retour au corps, éternels supports de la langue, la
langue dans toute sa pureté, celle où elle se délivre de l’oppresseur » (Raharimanana
2008).
41 La langue théâtrale est désaliénée de tout pacte avec la vérité historique et scientifique,
avec l’historiographie et sa représentation, qu’elle soit malgache ou française. Elle permet
surtout de faire bruisser l’oralité et de propager la rumeur. Cette dernière apparaît
comme la modalité d’un discours malgache qui convertit l’événement en histoire
collective, à l’encontre de la rhétorique occidentale des militaires et des historiens, à
l’encontre de la littérature écrite qui n’y parvient pas.
42 Par sa réécriture de l’événement qu’il module de manière si variée au cours de ses trois
œuvres successives, par sa mise en images en 2011, et par l’oralisation qu’il lui confère en
la mettant en théâtre, Raharimanana participe de la production de cette modalité
discursive et énonciative polymorphe caractéristique de la résistance malgache. Le
réalisateur Raymond Rajaonarivelo rappelle comment il a écrit le scénario de son film
Tabataba : « Tout le monde me racontait une histoire, jamais la même. Cela a donné lieu à
une rumeur, Tabataba, qui me paraissait refléter ce que j’avais entendu là-bas. Ce sont
toutes ces mémoires qui m’ont servi à écrire le scénario » (Blanchon 2009, 113).
Raharimanana réécrit, redit, étend sans cesse la rumeur à d’autres formes de dire. La
reformulation, les transferts génériques qu’il utilise répondent en effet au mieux à la
libération des voix qu’il postule et les dimensions interdisciplinaires qu’il donne à sa
pièce participent de ce déconditionnement. La pièce reprend en effet les enregistrements
des témoins, mêle des images de guerre oubliées, distribuées sous forme de journaux au
public...
43 Mais le silence, une fois de plus, rattrape 1947 car la pièce, aussitôt créée, est interdite ou,
du moins, voit sa tournée suspendue. Peut-être est-ce en effet par le bruit médiatique qui
a entouré cette interdiction et a permis la production de nouveaux textes et
commentaires critiques sur internet que Raharimanana rend à nouveau immédiatement
contemporaines les problématiques posées par l’insurrection de 1947. Cette affaire de
« censure » témoigne que les malentendus historiques sont loin d’être levés et que la
rumeur file son train.
44 Rappelons l’affaire. Au mois de septembre 2008, Raharimanana travaille avec son metteur
en scène Thierry Bedard à la création de la pièce, au centre culturel français Albert Camus
d’Antananarivo avec Romain Lagarde et Sylvian Tilahimena. Lors de sa première, devant
un public essentiellement malgache, la pièce a suscité un grand intérêt et a ouvert de
longues discussions. Elle a été accueillie comme un acte salutaire et a permis à l’auteur de
se réconcilier avec une partie du public malgache.Le spectacle a été ensuite présenté dans
le cadre du Festival des francophonies de Limoges sans réactions particulières. Toutefois,
ses mots ont-ils, comme le suggèrent certains internautes, « réveillé ce terrible moment
de l’histoire de France qui n’a aucune existence collective dans notre histoire de France » 8
? Toujours est-il que des pressions semblent avoir été exercées pour ne pas éveiller cette
mémoire. Ce n’est pas en France que l’interdiction va être édictée, mais lorsque la pièce
doit partir en tournée dans les centres culturels français de l’océan Indien. Début
novembre, la pièce est retirée des programmations selon le souhait de la Direction
Générale de la Coopération Internationale et du Développement, du Ministère français
des affaires étrangères. Pour l’auteur, il s’agit d’une « censure d’État » et il écrit à Bernard
Kouchner, ministre des Affaires étrangères et européennes, le 15 novembre 2008 lui
demandant s’il est « impossible de revenir sur l’histoire commune, en ce cas, de nos deux
pays ». Pour l’État français9, il s’agit d’une déformation de la vérité. Bernard Kouchner
invoque des raisons budgétaires. La directrice de la DGCID, la chargée d’affaires de
l’ambassade de France à Antananarivo ou encore l’une des conseillères du Ministre de la
Culture avancent le peu d’intérêt des Alliances Françaises de la région océan Indien pour
le sujet ou le fait que la pièce n’ait pas assez plu pour être retenue. Quant au directeur de
Culturesfrance, il dit ne pas avoir d’opinion sur cette affaire et ne pas avoir vu la pièce.
45 Il ne nous appartient pas de résoudre cette question. En revanche, on le voit, une fois de
plus, la rumeur joue un rôle central. 1947 semble définitivement s’inscrire dans ces
anamorphoses de la représentation et de l’interprétation, dans un permanent
malentendu entre les pays. Qu’il s’agisse de censure ou d’une simple réponse à une
contrainte budgétaire, le résultat est le même, la tournée de la pièce a été empêchée dans
l’Océan Indien. On ne peut que trouver là un écho troublant avec une autre interdiction,
celle de la pièce de Soeuf Elbadawi, La Fanfare des fous,qui mettait elle aussi en procès
l’histoire coloniale et la présence blanche à Mayotte.
Cette dénonciation de la présence française à Mayotte a provoqué la
déprogrammation de son spectacle La Fanfare des fous par l’Alliance Française à
Moroni. Leur collaboration prendra fin suite au Gungu10, une performance artistique
réalisée par l’auteur-artiste contre le référendum de départementalisation de
Mayotte du 29 mars 2009. Accusé d'être « instigateur d'une manifestation politique
et violente » par les autorités culturelles françaises en place, l'auteur se dit
« victime de censure culturelle et artistique » (Hassan, 2010, 234).
46 Les effets de ces interdictions sont désastreux sur l’image de la France à Madagascar et
dans un océan Indien pris entre assimilation et agacement postcolonial. Ses conséquences
sur l’édification des discours nationaux sont plus mitigées : à qui s’adresse en effet
réellement la pièce de Raharimanana ? À la différence du reste de sa production, elle a été
bien reçue, mais par un public très peu nombreux. Le reste de la population construit
autrement son histoire nationale, par d’autres biais, d’autres références, d’autres
modalités discursives qu’un roman ou un théâtre francophones conçus comme allogènes.
Ce n’est guère non plus le public français pour qui l’événement, en-dehors du cénacle de
l’élite littéraire, n’a pas eu de poids particulier. Dans l’Océan Indien, cette double
suspension, après avoir agité un temps la presse, ne concerne plus guère que le public
« savant », d’une part parce que les événements culturels sont peu courus et d’autre part,
parce que peu d’échanges se produisent entre les îles. Il n’existe pas d’identité « india-
océane » transversale qui donnerait un retentissement suffisant à ce qui concerne
Madagascar ou Mayotte dans les autres îles.
47 S’il faut relativiser, donc, les effets de cette suspension sur l’opinion, il est impossible de
ne pas l’entendre, de ne pas entendre le vaste discours qui l’a entourée sur internet où les
échanges sont extrêmement vifs, que ce soit dans les supports français ou malgaches, en
français ou en malgache. La littérature, qu’elle soit écrite ou orale, semble finalement
jouer moins ici par la construction narratologique qu’elle donne à l’événement que par le
bruit qu’elle continue de faire retentir. Il est à parier que si le cinéma malgache pouvait
être plus largement diffusé et n’était pas empêché par la misère économique du pays, il
aurait pu plus largement contribuer à ce bruit avec Ilo tsy very et Tabataba. Car ce qui est
crucial, dans ce jeu de balance auquel on assiste entre déni et commémoration, entre
interprétation française renouvelée et pluralité des perceptions malgaches, ce n’est pas la
vérité de l’historiographie, dont on voit bien qu’elle ne résoudra rien des ombres de la
mémoire ni de la dimension symbolique de l’événement. Ce n’est peut-être pas non plus
la fondation de l’histoire nationale, pour laquelle l’insurrection a été et continue d’être
reconstruite et parfois instrumentalisée dans des directions diverses par les pouvoirs
politiques successifs, qu’il s’agisse de ceux de la France, mais surtout, de ceux de
Madagascar. Ce n’est pas non plus la dichotomie insoluble de l’ancien colon et de l’ancien
colonisateur, qui ne parviennent jamais à s’entendre dans le champ de la représentation
et de l’interprétation. C’est peut-être la voix alternative de la rumeur, ce « tabataba », ce
bruit sourd, permanent, varié et variable, tantôt ténu, tantôt éclatant, tantôt victimaire,
tantôt héroïque, qui est importante. La littérature s’efforce de la représenter, de
l’accompagner. Elle la fait jaillir aussi. La littérature n’est pas le lieu où elle se résout ni le
lieu où elle réduit sa polysémie pour se construire en discours cohérent. Elle est en
revanche le signe que quelque chose continue de se jouer là de la construction nationale
malgache, de la construction française d’un discours sur son histoire coloniale, de la
production postcoloniale des identités du sud et de leurs interrelations avec les pays du
« premier monde ». Aux mémoires fluctuantes de 47 ne répond pas la production d’une
histoire univoque d’un moment fondateur mais répond la production des voix plurielles
— parfois inaudibles mais jamais tues —, de la rumeur à laquelle travaille la littérature,
« tabataba ou parole des temps troubles ».
BIBLIOGRAPHIE
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Ouvrages et articles
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http://www.innovation-democratique.org/La-verite-sur-la-grande-revolte-de.html
NOTES
1. Dans toutes les interprétations, qu’on l’attribue aux dissensions entre castes, entre partis,
entre sociétés secrètes, entre anciens militaires, l’achoppement de l’insurrection révèle l’échec
de l’unité nationale.
2. Les forces sont si disproportionnées entre Malgaches et Français que la légende s’est vite
emparée de l’histoire. Les ombiasy, sorciers dont les poisons et la force psychologique qu’ils
donnaient aux insurgés faisaient très peur à l’armée française, auraient pour certains constitué
des « bombes humaines » et auraient été jetés d’avion pour montrer aux populations la faiblesse
de leurs pouvoirs. En réponse, la légende malgache veut que leurs entrailles se soient
transformées en serpents. Ces représailles sont avérées, comme l’ont montré les parlementaires
chargés d’enquête dont G. Deferre, mais dans quelle proportion ? Peut-on, comme le firent le PCF
et Maurice Thorez, comparer Moramanga à Oradour (Rabesahala 2006, 353 et seq) ? En retour,
quelle fut la violence des insurgés et quelle est la réalité de la castration, des repas
anthropophages auxquels ils se seraient livrés ? (Tronchon 1986, 74 et seq). Tabou, silence, déni,
fantasme marquent tous les épisodes de l’événement. Toutes les attaques perçues comme
atteintes au système sacré ou à ratany, la terre ancestrale, eurent un très fort impact
traumatique.
3. Les commémorations ont été jugées de ce fait indignes à Antananarivo où le dirigeant a été
sifflé, mais elles ont été grandioses à Moramanga où des élèves ont rejoué la scène du massacre
du train, et où Rajoelina a posé la première pierre d’un musée de 1947. Mais là encore, le scandale
a vite rattrapé cette prestation spectaculaire, les « anciens combattants » récompensés ayant
apparemment été des figurants. L’ensemble des sites internet de la diaspora malgache rend
compte de l’événement et des débats qui l’entourent.
4. Titre tiré d’un proverbe signifiant « ne jetez pas en vain l’onction qui vous a été consacrée »,
c’est-à-dire « il ne faut pas renier l’héritage historique » (Blanchon 2009, 110).
5. Du côté français, on trouve peu de choses également. On peut signaler le roman colonial
d’Henry Casseville, L’île ensanglantée. Paris : Fasquelle, 1948 ou récemment, de Josyane Lemercier
Belliard, Madagascar, le sang d’une colonie (1890-1948). Paris : L’Harmattan, 2010.
6. Dans la bibliographie qui accompagne Zovy sont aussi citées les pièces inédites d’Ener Lalandy,
Cible mouvante, théâtre inédit, et de Clément Rajaonarison, Sur les bords de la Sahasinaka, théâtre
inédit, 1982.
7. En même temps que son roman, elle a publié Ravalomanana Marc, de Président de la rue à Pré
sident du Palais (2003) et met donc en relation l’insurrection de 1947 avec la révolte de 2002 qui a
conduit Ravalomanana à la présidence. Les événements de 1947 apparaissent alors comme repère
fondateur à partir duquel est relue l’histoire de la postindépendance.
8. Lettre de Bruno Tackels, 3 décembre 2008, en ligne, http://
storage.canalblog.com/05/51/546217/33424060.pdf
9. On trouve l’ensemble de l’affaire et des diverses déclarations sur le blog de Pierre Maury :
www.livreshebdo.fr/weblog/pierre-maury/22.aspx
10. «Le gungu est une forme de justice traditionnelle qui consistait à faire circuler dans la ville
une personne ayant commis un crime contre la communauté. Le gungu avait pour but de punir,
bannir, humilier, et honnir. Sa pratique est aujourd'hui délaissée ». (Hassan, 2010, 234).
RÉSUMÉS
L’insurrection de 1947, qui a dressé les rebelles malgaches contre les colonisateurs français et a
donné lieu à une violente répression, a été tenue dans l’oubli et le déni aussi bien par la mémoire
coloniale que par le discours malgache. L’historiographie continue d’en donner des
interprétations divergentes. Ces fluctuations des mémoires révèlent que le passé colonial hante
le présent postcolonial. La littérature malgache, d’ailleurs, ne fait que peu de place à la
représentation de ces événements, ce qui, là encore, traduit la gêne qui les entoure. Pourtant, un
écrivain, Jean-Luc Raharimanana, leur consacre plusieurs de ses œuvres, nouvelle, roman, essai,
pièce de théâtre. Il est hanté par cette date à partir de laquelle il élabore une réflexion générale
The rising of 1947, when Malagasy rebels stood against French settlers, and the brutal repression
which followed, have been neglected and denied in both colonial memory and Malagasy
discourse. Historians still offer conflicting analyses of the insurrection. These fluctuating
memories reveal to what extent the postcolonial present is still haunted by the colonial past.
Significantly, the events of 1947 are rarely represented in Malagasy literature. Writer Jean-Luc
Raharimanana is a rare exception. Indeed he has devoted quite a few of his works—a short story,
a novel, an essay, and a play—to the topic, which he has used to reflect on the concept of the
notion of “mutidirectional memory”, first elaborated by Michael Rothberg. And in fact, history
seems to have caught up with Raharimanana’s work. His play was to have been performed in the
Indian Ocean in 2008, but the tour was suspended, raising suspicions of censorship by the French
government. The various interpretations which have been provided for this supension may well
be the best answer to the rumor or, « tabataba ». This is the name which was given to the 1947
events and it is regarded as a form of discursive resistance on the part of the Malagasies.
INDEX
Mots-clés : 29 mars 1947, censure, commémoration, déni, fluctuations, insurrection coloniale,
Madagascar, mémoires multidirectionnelles, Raharimanana, récit national, rumeur, silence, voix
Keywords : censorship, colonial rising, denial, March 29 1947, multidirectional memory, national
narrative, rumor, voices
AUTEUR
VALÉRIE MAGDELAINE-ANDRIANJAFITRIMO
LCF-UMR 8143 du CNRS, Université de La Réunion
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo est Maître de conférences en littératures françaises et
francophones à l’Université de La Réunion, membre du laboratoire LCF-UMR 8143 du CNRS,
spécialisée dans les littératures de l’Océan Indien, les littératures de la diaspora indienne dans les
Caraïbes et l’Océan Indien, les problématiques postcoloniales. Elle a publié de nombreux articles,
co-dirigé ou dirigé plusieurs ouvrages sur ces champs de questionnements dont, entre autres,
deux ouvrages de la série Univers créoles (Contes et romans et Le champ littéraire réunionnais en
questions), plusieurs numéros de revues consacrées à l’Océan Indien et La Réunion (Francofonia,
Nouvelles Etudes Francophones), un ouvrage consacré à l’outre-mer (Paroles d’outre-mer), un ouvrage
sur la réécriture d’une figure épique indienne (Draupadi, tissages et textures), plusieurs articles
consacrés à la mémoire et à l’histoire et aux analyses postcoloniales.
Magdelaine.valerie@wanadoo.fr