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Alban Bensa

L’exclu de la famille
La parenté selon Pierre Bourdieu
« Tout mon travail depuis vingt ans vise à abolir l’opposition
entre l’ethnologie et la sociologie » ( Pierre Bourdieu, Choses dites )

Pour la plupart des anthropologues, semble-t-il, Pierre cohérence interne de ses écrits permet de transgresser
Bourdieu est principalement un sociologue, auteur de les frontières disciplinaires.
quelques textes « plus ethnologiques » sur la Kabylie et L’œuvre de Bourdieu, il est vrai, prend dans son fais-
le Béarn. Mais, à y regarder de près, cette discrimina- ceau un ensemble extrêmement large de situations
tion positive n’est guère crédible. D’abord parce que, sociales, de la paysannerie traditionnelle à la haute
depuis longtemps déjà, l’ethnologie ne se réduit plus à bourgeoisie sans oublier les clercs (enseignants,
l’étude des seules sociétés préindustrielles. Ensuite prêtres, magistrats, artistes, etc.), et se donne princi-
parce que les recherches de Pierre Bourdieu en Algérie palement pour cadre expérimental les transformations
et dans le Sud-Ouest rural français ont inspiré tous qui bouleversent la planète durant « le court vingtième
ses travaux ultérieurs. Les concepts de stratégie, d’ha- siècle1 », en particulier depuis la fin de la Seconde Guerre
bitus, de champ social, de capital et de domination mondiale. Il ne s’interdit pas pour autant des incur-
symboliques ont été forgés à partir de son expérience sions historiques dans les périodes antérieures, pour
des mutations paysannes de part et d’autre de la des travaux en sociologie de l’art notamment 2 .
Méditerranée, puis mobilisés pour analyser des pans L’articulation entre, d’une part, la décomposition ou la
entiers de la société française. Enfin, parce que sa théo- recomposition des mondes ruraux et ouvriers en crise et,
risation générale traverse toutes les sciences sociales. d’autre part, la montée en puissance des classes moyen-
Aussi, par exemple, l’un de ses livres majeurs, La nes va fournir à Bourdieu la clé de voûte du problème
Distinction, peut-il être considéré comme une œuvre que pose de fait la coexistence de la reproduction socia-
tout aussi ethnologique que ses textes sur la maison le et du changement social. La conversion des habitudes,
kabyle, la parenté arabe ou le mariage en Béarn. la modification des trajectoires sous les effets de la sco-
larisation, de la décolonisation, de l’exode rural, de l’in-
dustrialisation et du développement du secteur tertiai-
Ethnologie versus sociologie re, etc., éclairent les déterminismes sociaux à l’œuvre
Pour sa part, Bourdieu, considérant sans doute, à la dans les mouvements de l’histoire contemporaine.
manière de Durkheim et de Mauss, que l’ethnologie Si l’on veut dégager des lois générales de la vie
n’est qu’une branche de la sociologie générale, a aussi sociale, encore faut-il se donner des objets qui les fas-
explicitement établi des liens entre ses divers objets d’en- sent le mieux apparaître. Là où Lévi-Strauss a considéré
quête et sans cesse médité, et par là unifié, son parcours que les petites sociétés forestières d’Amazonie pou-
empirique et théorique. S’il revendiquait le caractère vaient, par leur immobilité et leur « transparence » sup-
sociologique de son travail, il n’établissait pas vrai- posées, nous livrer les arcanes du premier contrat
ment de solution de continuité entre l’ethnologie et la social, Bourdieu a préféré tourner son attention vers des
sociologie, cherchant plutôt à souligner combien la objets de recherche dotés d’une instabilité historique

1.Eric Hobsbawm, Le Court Vingtième Siècle, Bruxelles-Paris, Éditions Complexe-Le Monde diplomatique, 2000. 2.Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 150 p.19-26 19


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plus évidente, comme si, pour lui, les principes à l’œu- tique7. À l’enquête qualitative, privilégiant les catégories
vre dans toute société devenaient plus lisibles à la sociales du jugement et du goût, telles qu’elles sont énon-
lumière de transformations profondes et continues. cées par les agents eux-mêmes, se combine chez Bourdieu
La position de principe qui entend souligner les une véritable sociologie quantitative et statistique. De l’ex-
mutations des sociétés n’est pas l’apanage des seuls trait d’entretien au tableau à entrées multiples, de la
sociologues. Nombre d’anthropologues ont en effet photographie commentée à l’analyse des chiffres, il ne
placé le changement social au cœur de leurs démarches. cesse de croiser toujours davantage les procédures par les-
De Max Gluckman et Jack Goody à l’anthropologie quelles l’ethnologie et la sociologie françaises croient
marxiste française ou américaine et à l’œuvre de Leroi- pouvoir se distinguer l’une de l’autre.
Gourhan et de Balandier, par exemple, les études sur le Mais c’est en référence à ses prises de distance vis-à-
social change, sur les transformations des modes de pro- vis du positivisme en général et des conceptions les plus
duction ou sur les conséquences des innovations majeu- réifiantes de la notion de structure en particulier que
res dans l’histoire de l’humanité, n’ont pas manqué. Bourdieu affirme avec constance son identité profes-
Mais Bourdieu aborde ce domaine selon une perspec- sionnelle de sociologue et non d’ethnologue. S’il reven-
tive qui, dans le sillage de Max Weber, récuse le point dique cette identité scientifique, pour se solidariser, au
de vue surplombant, « scolastique », par lequel sont sein du champ des professions académiquement éti-
reconstruits des enchaînements nécessaires de causes quetées, avec l’une des disciplines alors des moins consi-
et d’effets parfaitement indépendants des logiques pra- dérées de la recherche en sciences sociales8, il n’a pour-
tiques des agents. En d’autres termes, il s’inscrit en faux tant de cesse de brouiller les frontières entre sociologie
contre l’option objectiviste qui privilégie une « vision et ethnologie.
externe et surtout sans enjeu pratique3 » et qui laisse À cet effet, en matière de théorie ou de méthode, de
donc de côté le rôle de ces enjeux, tels qu’ils sont por- problématique ou de construction d’objet ou même de
tés par des sujets singuliers dans l’émergence même de trajectoire universitaire (puisqu’il entre lui aussi au
leurs nouvelles pratiques. Par là sont remises en cause Collège de France), Bourdieu maintient un dialogue, par-
les analyses, en forme de fresque historique, de tableaux fois explicite mais le plus souvent implicite, avec l’œu-
synoptiques ou d’articulations préétablies des diffé- vre de Claude Lévi-Strauss. À bien des égards, cette rela-
rentes instances de la réalité sociale, qui établissent tion, dans sa complexité même, est l’indice des rapports
des correspondances rigides et, pourrait-on dire, ambivalents qu’entretiennent aujourd’hui la sociolo-
« graphiques » entre des déterminations (modes de pro- gie et l’ethnologie françaises alors que les champs d’in-
duction, système de parenté, systèmes symboliques, vestigation privilégiés respectifs des deux disciplines ten-
etc.) et des effets (structures politiques, formes de dent de plus en plus à se recouvrir. Analyser dans le
l’échange, idéologies religieuses, etc.). Rompre ainsi avec détail en quoi les écrits de Bourdieu, qu’ils s’opposent
la vision objectiviste, « de ce que, dit-il, d’autres appel- à Lévi-Strauss ou viennent à l’inverse relayer à leur
leraient le paradigme structuraliste4 », permet à Bourdieu manière ses orientations théoriques, sont marqués par
d’ouvrir la voie à une réflexion tant sur le rapport des ce débat n’est pas chose anecdotique et exigerait bien
agents à leurs pratiques que sur la pratique scienti- plus qu’un article. Je me limiterai donc ici aux questions
fique elle-même. de parenté auxquelles l’auteur des Structures élémen-
Les notes de terrain, chères à l’ethnographe, suffisent- taires de la parenté et celui d’Esquisse d’une théorie de
elles – qu’il ait ou non en main les Notes and Queries5 ou la pratique ont chacun apporté des contributions déci-
le Manuel d’ethnographie de Mauss6 – à saisir les méan- sives mais, finalement, incompatibles. La confrontation
dres des points de vue successifs et souvent contradictoires des points de vue, en particulier à propos du mariage
affichés par ses interlocuteurs et interlocutrices quand on dit « arabe », est à mon sens révélatrice, tant des diver-
s’intéresse davantage à leurs pratiques qu’à leur «iden- gences entre les deux auteurs phares de l’ethnologie et
tité» supposée ? Afin de réduire l’écart entre observateurs de la sociologie françaises que de deux visions distinc-
et observés et d’éviter les méprises qui naissent fré- tes du monde social et des moyens à mettre en œuvre
quemment d’une sur-interprétation des propos d’autrui, pour le comprendre.
Bourdieu systématisera le recours à l’entretien non direc-
tif enregistré et fera ainsi une grande place à l’énoncia-
tion contextualisée. Cette priorité accordée à la parole en Questions de méthode
situation nourrit en outre chez Bourdieu une autre critique À relire son article au titre schopenhauerien, «La paren-
du savoir-faire graphique: en anticipant sur les travaux té comme représentation et comme volonté », la pre-
de Jack Goody, il souligne combien les contraintes de l’é- mière entrée de Bourdieu dans le champ privilégié des
criture déterminent le point de vue scolastique au détri- recherches en anthropologie sur la parenté apparaît
ment de la parole en acte et de la pratique en tant que pra- pour le moins fracassante. Écrite en collaboration avec

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L’exclu de la famille

Abdelmalek Sayad, cette troisième de ses «études d’eth- fidélité au dogme, de réintégrer le mariage arabe dans
nologie kabyle » – publiée en 1972 après celles consa- la théorie des structures «élémentaires» ou «semi-com-
crées respectivement au sens de l’honneur9 et à la mai- plexes » de la parenté.
son10 – décentre en effet les questions de parenté en s’en Cette perspective bâtarde est reprochée par Bourdieu
prenant explicitement aux canons qui règnent alors en à Jean Cuisenier qui, prenant acte « des fonctions exter-
maîtres sur ce domaine. Matière à cette révision radi- nes, au moins économiques, des échanges matrimo-
cale est fournie à Bourdieu par ses enquêtes en Kabylie niaux16 » dans le mariage arabe, s’efforce toutefois de
sur la forme de mariage attestée au Maghreb, au Moyen- l’expliquer par une logique interne, celle d’un
Orient et jusqu’en Afrique subsaharienne, qui encou- déséquilibre réglé, à la fois structural et statistique,
rage les hommes à épouser la fille du frère de leur père entre endogamie et exogamie. Partant du « langage
(bint-el ’amm). généalogique habituel de la pensée arabe » qui oppose
Lévi-Strauss avait posé le problème, dans une brève dans la lignée le frère qui « doit se marier dans le sens
intervention11, en soulignant combien cette possibilité de l’endogamie pour maintenir au groupe sa consistance,
d’alliance constituait pour la théorie de la réciprocité, et l’autre dans le sens de l’exogamie pour donner au
qui se tient au cœur de sa théorie de la parenté, « un groupe des alliances17 », Cuisenier avance que la sta-
domaine tabou […], presque une sorte de scandale, […] tistique montre que 1/3 des mariages répond à la
de royaume interdit », propre aux « systèmes musul- première exigence, 2/3 à la seconde. Pour établir ce
mans ou arabes12 ». En filiation patrilinéaire, épouser sa comptage, Cuisenier étend l’équivalence « structurale »
cousine parallèle revient en effet à prendre femme à l’in- proposée par Lévi-Strauss, entre le mariage avec la
térieur de son unité de parenté, mais, poursuit Lévi- fille du frère du père et celui de la fille du fils du frère
Strauss, «si on échange toujours des femmes, contre qui, du père à celui avec la petite-fille de l’oncle paternel et
ici, les échange-t-on ?13 ». Afin d’expliquer cette forme la fille du grand-oncle paternel, toutes ces femmes pou-
matrimoniale « aberrante », sans, soulignait-il, traiter vant être désignées comme la fille du frère du père
complètement du problème, il proposait alors, suivant (bint-el ’amm)18.
Robert Murphy et Leonard Kasdan14 « d’invoquer une Cette combinaison entre représentation indigène,
dimension sociologique nouvelle qui est la dimension méthode statistique et nominalisme espère surmonter
historique15 ». Le mariage avec la cousine parallèle ren- la contradiction entre normes et pratiques et réintégrer
force en effet la cohésion des lignages ou facilite leur les fonctions externes du mariage arabe dans un modè-
fission dans un univers segmentaire où les lignées sont le qui laisse aux contraintes formelles de la filiation toute
en compétition. Lévi-Strauss avance que l’histoire mou- leur force explicative : préserver la « consistance » du
vementée de ces relations inter-lignagères pèse sur le groupe (endogamie) et éviter son repli grâce à des
choix du conjoint au point de faire ici primer l’argument alliances à l’extérieur (exogamie). Bourdieu note que ce
politique sur le principe de réciprocité, la diachronie sur type de modèle varie avec la définition de la lignée que
la synchronie. retient le « jeu d’écriture généalogique ». La rigueur de
Bourdieu, à partir de son expérience kabyle, pour- la démonstration statistique est aussi faussée par l’ar-
suit, dans la voie esquissée par Lévi-Strauss, celle d’une gument terminologique auquel recourt Cuisenier pour
interprétation du mariage avec la cousine parallèle par caractériser comme «mariage arabe» des options matri-
référence à des facteurs économiques et politiques, qui moniales distinctes. À subsumer, sous les divers usages
surdéterminent toute logique spécifique éventuelle d’al- du terme ’amm par lequel on désigne le frère du père,
liance et de filiation. Mais il systématise l’argument en des équivalences structurales entre différents types de
démontrant que ce mode d’explication ne vaut pas seu- parents, on court le risque de confondre des assimila-
lement pour la parenté arabe mais aussi pour toutes les tions nominales entre certains parents et les effets cir-
études de parenté. Il se sent ainsi d’autant mieux fondé constanciels de stratégies matrimoniales particulières.
à fustiger les recherches qui tentent, par une espèce de Les usages du terme ’amm (ou bint-el ’amm : fille du

3. P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p.76. 4. Ibid. 5. Notes and Queries on Anthropology, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1967 (1ère éd.,
1874). 6. Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947. 7. Jack Goody, La Raison graphique ou la Domestication de la pensée sauvage, Paris,
Minuit, 1979. 8. P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p.191-192. 9. «The Sentiment of Honour in Kabyle Society », in
J. G. Peristiany (éd.), Honour and Shame. The Values of Mediterranean Society, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1965, p.191-241. 10. « La maison kabyle
ou le monde renversé », in J. Pouillon et P. Miranda (éds.), Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à l’occasion de son 60e annive-
rsaire, Paris-La Haye, Mouton, p.739-758 ; voir aussi, «La parenté comme représentation et comme volonté », écrit en collaboration avec Abdelmalek Sayad, paru
en 1972, simultanément dans Mediterranean Family Structures (J. Peristiany, éd., Cambridge University Press) et comme troisième chapitre d’Esquisse d’une théo-
rie de la pratique (Genève, Droz, 1972). 11. Claude Lévi-Strauss, «Le problème des relations de parenté », Systèmes de parenté, Entretiens interdisciplinaires
sur les sociétés musulmanes, EPHE, VIe section, 1959, p.13-20. 12. Ibid.,p.13. 13. Ibid., p.14. 14. Robert F. Murphy et Leonard Kasdan, «The Structure of
Parallel Cousin Marriage », American Anthropologist, 61, février 1959, p.17-29. 15. C. Lévi-Strauss, op. cit., p.19. 16. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de
la pratique, op. cit., p.82. 17. Ibid. 18. Jean Cuisenier, « Endogamie et exogamie dans le mariage arabe », L’Homme, II, 1, 1962, p.80-105.

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frère du père19) sont fonction des avantages et des sens argument dans un débat qui dépasse en général l’en-
qu’on peut en tirer dans un contexte spécifiquement quêteur; d’autre part, rien ne les empêche non plus de
déterminé. Bourdieu s’interroge sur la démarche qui profiter de la nouvelle enquête pour contester un nom
consiste, en figeant la terminologie de parenté, à regrou- que l’administration coloniale et/ou un autre ethnologue
per des pratiques diverses sous une même rubrique. Il ont antérieurement inscrit. Si l’on considère en outre
met le doigt sur les contradictions d’un raisonnement sur la durée l’usage de ces noms propres, grâce auxquels
de bout en bout nominaliste et questionne les limites l’ethnographe-greffier espère distinguer les généalo-
d’une enquête statistique fondée sur les généalogies. Ces gies pour s’adonner ensuite, loin du terrain, aux joies
travers ne sont pas propres à l’article de Cuisenier, du traitement statistique et informatique de « ses don-
mais concernent plus largement l’impensé de la plupart nées », on s’aperçoit que ces noms fluctuent et définis-
des enquêtes de parenté. sent un volume toujours variable et stratégique de rela-
Bourdieu distingue « la parenté officielle, une et tions sociales indexées aux hiérarchies politiques du
immuable, définie une fois pour toutes par les règles moment. Derrière l’armature généalogique stable sur
protocolaires de la généalogie et la parenté usuelle laquelle le chercheur va fonder ses analyses, travaillent,
dont les frontières et les définitions sont aussi nom- au fil de ses questionnements, des jeux de pouvoir qui
breuses que les utilisateurs et les occasions de les uti- en permanence remodèlent le discours de parenté en
liser»;celle qui «fait les mariages» en prenant en comp- fonction des rapports de force d’ensemble. Seule
te, sans en faire état sur la place publique, « les l’imposition d’une grille de parenté autonome – allant
conditions économiques du mariage, le statut offert à contre l’évidence d’une mise en perspective constante,
la femme dans la maison de son mari, les rapports avec par les agents eux-mêmes, des liens familiaux avec
la mère du mari20 », etc. En regard de cette souplesse toutes les autres relations sociales – permet d’extraire
d’appréciation des situations concrètes, les « découpa- un « système généalogique » obéissant à ses propres
ges, abstraitement opérés sur le papier21 » entre les règles et susceptible d’un traitement quantitatif et for-
généalogies, apparaissent bien simplificateurs. Les mel. S’ouvrent alors tous les jeux possibles de comptage
contours du lignage patrilinéaire et donc de l’endoga- et de pourcentage qui, selon les limites conférées au
mie ne sont-ils pas d’avance tracés par notre façon de groupe, classeront, pour revenir à l’aire arabo-berbère,
les recueillir ? Le questionnement systématique de un mariage avec l’une des filles des frères du père tan-
l’ethnographe sur les parents, ascendants et collaté- tôt comme endogame, tantôt comme exogame, au prix
raux, invite les informateurs à évoquer des liens de « d’un gaspillage ostentatoire des signes extérieurs de la
parenté qui ne sont guère souvent opérationnels et à «scientificité» tels que diagrammes obscurs et de calculs
accorder le statut de faits intangibles, futurs éléments abscons [qui] pourrait en effet n’avoir d’autre fonction
d’un système à construire, à des informations produites que de dissimuler les économies réalisées dans la cons-
au cours d’un travail circonstanciel qui intéresse, pour truction de l’objet et dans l’établissement des faits23 ».
des motifs différents et variables, autant l’enquêté que Si le risque est grand, en regard de la fluctuation des
l’enquêteur. À moins de supposer, comme le critique pratiques, de réduire la relativité de la proximité et de
Bourdieu, que « le groupe définit les agents et leurs la distance généalogiques en hypostasiant les collectes
intérêts plus que les agents ne définissent des groupes généalogiques, il est tout aussi aléatoire d’idéaliser les
en fonction de leurs intérêts22 », il faut comprendre terminologies de parenté. À prendre « la cohérence du
toute généalogie comme un discours en situation. Sa mise système des appellations pour la logique pratique des
en graphique et son traitement informatique relèvent dispositions et des pratiques24 », on s’expose à conférer
d’une sorte de dérive savante, illusion scientiste qui une autorité logique à des dénominations dont les signi-
projette dans l’objet les impératifs de sa méthode. L’arbre fications varient avec leurs usages. Les formes de maria-
généalogique ou le logiciel de parenté deviennent les ge ne peuvent être déduites des terminologies dont la
outils d’une fiction, construction qui sépare arbitraire- décontextualisation ouvre la voie au juridisme ethno-
ment les rapports de parenté, remémorés et énoncés pour logique qui confère aux relations entre les termes par
répondre à l’enquête, des autres rapports sociaux. lesquels les « parents » s’entre-désignent la force d’une
Lors de mes enquêtes en pays kanak, la distinction «structure», alors que ces appellations fonctionnent bien
entre nom officiel et nom usuel, à laquelle renvoient sou- au-delà des seuls rapports de parenté abstraitement
vent les informateurs interrogés sur l’identité de leur prédéfinis par le cadre généalogique. Ainsi, par exem-
famille, lignage ou clan, a remis ainsi en cause l’iden- ple, le mot caa désignera pour les Kanaks de langue
tification rigide des groupes et des personnes par le tru- paicî, selon les situations, le père, le soutien politique
chement de l’appareil généalogique. D’une part, mes de la chefferie, le partenaire du grand-père ou du fils
interlocuteurs demandent un délai de réflexion avant alors tous deux désignés par un seul terme (ao) ou
d’avancer un nom de leur choix parce qu’ils en font un encore parfois le colon-patron. Il faut passer sous silen-

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ce de tels usages et la variété de leurs significations pour porteuses les femmes des autres lignages ; c’est-à-dire
supposer « que le système des noms de parenté, langa- celles qui, n’étant pas sous leur coupe, pourraient ter-
ge utilisé pour nommer et classer les agents et leurs nir leur honneur. Le mariage avec la fille du frère du père
relations, commande réellement les pratiques ou, réduit du même coup les tensions constantes entre le
en d’autres termes, exprime les structures et les méca- père et la mère au bénéfice du père. Ainsi, les rapports
nismes structuraux capables de les commander de domination des hommes sur les femmes et les repré-
effectivement25 ». sentations qui y sont attachées recroisent les enjeux hié-
Prendre en compte ces principes de méthode pour rarchiques des compétitions économiques et politiques
analyser le mariage avec la cousine parallèle permet de entre lignages et sont projetés sur les relations de filia-
sortir de l’amalgame qui conjugue empirisme et for- tion et d’alliance. C’est là un argument supplémentai-
malisme en voulant lier des faits arbitrairement établis re en faveur des analyses qui refusent de faire de la
aux principes généraux de l’alliance avancés par Lévi- parenté une ossature indépendante.
Strauss. Bourdieu propose ainsi de ne pas partir des Bourdieu fait de sa compréhension du mariage arabe
généalogies et de la terminologie, ces constructions le tremplin d’une réflexion critique d’ensemble sur les
mal pensées par l’enquêteur, mais de la façon dont les études de parenté. Dans le sillage des interprétations qui,
rapports de parenté sont utilisés, pratiqués, par les avant la sienne, «ont en commun de faire intervenir des
acteurs. Dans cet argumentaire, la notion de stratégie fonctions que la théorie structuraliste ignore ou met
joue un rôle central. entre parenthèses28 », il part du constat que «le maria-
ge avec la cousine parallèle ne peut s’expliquer dans la
logique pure des échanges matrimoniaux et renvoie
Structure ou stratégie nécessairement à des fonctions externes, économiques
Si « deux mariages entre cousins parallèles peuvent ou politiques29 ». Se voit ainsi contesté tout raisonne-
n’avoir rien de commun26 », c’est parce que chacun ment qui ferait de la parenté un objet en soi et pour soi.
répond à une orientation stratégique particulière de « L’objectivisme structuraliste » non seulement masque
l’alliance matrimoniale. La signification du mariage se la polysémie et l’ambiguïté des réalités sociales mais
lit dans la stratégie qui le porte au moment où elle est aussi manque leurs significations. Celles-ci ne sont
déployée. Le choix du conjoint n’est pas déterminé par accessibles, selon Bourdieu, qu’à condition de se cen-
la contrainte interne d’une «structure de parenté» mais trer sur les pratiques et leurs variations, sans chercher
par le poids social relatif de la lignée (richesse ou pau- à les rapporter à une logique interne, celle de «l’univers
vreté, notoriété, importance démographique, etc.). On pur parce que infiniment appauvri des «règles de
peut ainsi épouser la fille du frère de son père soit mariage» et « des structures élémentaires de la paren-
pour conserver le patrimoine à l’intérieur du groupe, té”30 ». Le mariage avec la cousine parallèle n’est ni une
soit, au contraire, en quelque sorte par défaut, si l’on norme, ni une règle ; il a pourtant été construit par les
manque du statut économique élevé nécessaire à toute ethnologues comme un comportement référentiel très
alliance avec une étrangère prestigieuse. Le choix de la singulier et, à ce titre, pouvant constituer un type31.
cousine parallèle, dans tous les cas, qu’il s’agisse d’un Toute l’analyse de Bourdieu vise à critiquer l’idéalis-
mariage de riche ou de pauvre, est aussi l’expression de me qui accorde aux systèmes formels un pouvoir de
la volonté des hommes du lignage de ne pas y faire détermination qu’ils n’ont pas ; il soutient à l’inverse
entrer une femme d’une autre origine. « La femme ne que la parenté n’est pas un ordre d’où procéderaient les
vaut jamais que ce que valent les hommes de sa pratiques mais l’un des outils possibles de la pratique:
lignée27» ; par crainte de voir s’installer dans le foyer «les relations de parenté sont quelque chose que l’on fait
patrilocal une épouse échappant au contrôle du maît- et dont on fait quelque chose32»; construites selon des
re et de la maîtresse de maison et représentante des inté- principes pratiques où l’intérêt à la règle se mêle à
rêts d’une autre lignée, fût-elle celle de l’oncle mater- l’intérêt tout court, elles puisent leur signification à
nel, on réduit les risques de l’affinité en favorisant le l’extérieur d’elles-mêmes. En fabriquant l’illusion de
mariage du fils dans sa propre lignée. Le privilège ainsi systèmes de parenté clos qui obéiraient à leurs propres lois,
accordé à la filiation entend donner une descendance on oublie qu’au fond l’anthropologie de la parenté n’est
de sang pur, sans mélange, et réduire autant que pos- qu’un sous-ensemble de l’anthropologie politique. Bourdieu
sible les dangers dont, selon les hommes, seraient invite ainsi à interpréter les attitudes de parenté

19. Les enfants du ’amm sont tous les parents agnatiques. Le ’amm désigne le « vieux » ou simplement quelqu’un du lignage. Dans une nomenclature peu différen-
ciée, il s’agit d’une forme classificatoire d’un usage souvent très métaphorique. 20. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p.78. 21. Ibid.,
p. 76. 22. Ibid., p.73. 23. Ibid., p.75. 24. Ibid., p.131. 25. Ibid., p.77. 26. Ibid., p.100. 27. Ibid., p.96. 28. Ibid., p.74. 29. Ibid. 30. Ibid., p.128.
31. « Le mariage avec la cousine parallèle, dont on considérait qu’il était de règle dans les pays arabo-berbères, a fait l’objet de quelques exercices structuralistes
dont je crois avoir démontré la faiblesse » (P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p.89). 32. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p.81.

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(découpages généalogiques, choix terminologiques ou aussi adopter un point de vue plus nuancé en montrant,
matrimoniaux) à la lumière de «la connaissance complète comme Élisabeth Copet-Rougier dans un article très
de l’état des transactions entre tous les individus que [la éclairant, qu’un premier mariage avec la cousine paral-
généalogie] recense, c’est-à-dire toute l’histoire des lèle a des conséquences logiques : pour qu’un tel maria-
échanges matériels et symboliques, fondement des soli- ge puisse se perpétuer, il faut « introduire à chaque
darités inévitables, dans le déshonneur comme dans le moment de sa reproduction des éléments qui ne sont pas
prestige, dans la richesse comme dans la calamité33 ». compris dans sa structure de base et qui n’ont pas
Force est de constater que cette invitation pressan- entre eux la même valeur: deux frères d’un côté, un frère
te à reconsidérer de fond en comble la parenté n’a et une sœur de l’autre» ; ce qui oblige à « mener simul-
guère été discutée par les anthropologues français. Les tanément une politique d’ouverture vers l’extérieur ».
propositions de Bourdieu font douter de l’homogénéi- Ainsi Copet-Rougier invite-t-elle à se garder de « l’effet
té du domaine et des principes constitutifs de sa spé- d’une illusion anthropologique qui voudrait que la
cificité et de son autonomie. Si les rapports de paren- structure s’articule de façon (trop) directe avec les pra-
té participent de l’ensemble des rapports sociaux et si tiques sociales sans voir que la structure elle-même
l’alliance et la filiation sont les instruments de straté- développe des effets particuliers et des contradictions
gies économiques, politiques et idéologiques qui les internes sur lesquelles s’articulent d’autres contradic-
englobent, faut-il alors renoncer à isoler des contrain- tions logées au cœur de l’idéologie et des représentations
tes logiques propres aux « structures de parenté» ? La symboliques des systèmes concrets. Loin de conclure à
plupart des travaux sur le mariage arabe postérieurs au une autonomie de la structure à l’égard du système
texte de Bourdieu n’ont eu de cesse de s’extirper de cette concret ou bien au poids d’une certaine indétermination
difficulté en défendant coûte que coûte le pré carré de due au hasard, c’est dans cette double articulation qu’il
la parenté. faut chercher la nature du lien qui les imbrique l’un avec
Il est certain que faire du mariage avec la cousine l’autre35 ».
parallèle un cas d’école et l’entrée en matière d’une Tout dépend donc du statut que l’on accorde à la
relecture des travaux sur la parenté revenait à perpétrer cohérence propre des systèmes de parenté, celui d’ar-
un crime de lèse-réciprocité que les défenseurs du pou- mature logique transcendante aux pratiques, ou bien,
voir structurant de l’échange matrimonial se devaient selon Bourdieu36, celui de «sens pratique ou, si l’on pré-
de châtier. La riposte a consisté soit à ne pas discuter fère, ce que les sportifs appellent le sens du jeu, comme
les arguments de Bourdieu ou simplement à omettre de maîtrise pratique de la logique ou de la nécessité imma-
les citer, soit, de façon plus intéressante, à rechercher nente d’un jeu qui s’acquiert par l’expérience du jeu et
dans ce (sans doute trop fameux) « mariage arabe » une qui fonctionne en deçà de la conscience et du discours
voie moyenne combinant les fonctions externes aux (à la façon, par exemple, des techniques du corps) ». Si
déterminations internes, soit encore, plus radicalement, l’on considère que cette nécessité n’est pas immanen-
à mettre en avant un noyau logique dur qui échappe- te aux pratiques, on la transforme en contrainte struc-
rait à toute stratégie des acteurs. turale irréductible à toute détermination externe et,
Dans la très abondante littérature ethnologique sur dans le cas du mariage arabe, il faut alors en permanence
le mariage avec la cousine parallèle, les auteurs rivali- réinventer la quadrature du cercle. Si l’on s’efforce, à
sent de raffinements pour surmonter « l’écueil logique l’inverse, d’évaluer les conséquences historiques des
[qu’il constitue] pour qui entend l’appréhender à par- «nécessités immanentes du jeu», on passe de la logique
tir des concepts et des catégories traditionnels de la théo- logique à la logique pratique. Celle-ci prend en charge
rie anthropologique». Cette référence disciplinaire obli- l’ensemble des attendus de l’action et se fraie un pas-
ge à faire de ce type d’alliance, poursuit Laurent sage entre divers possibles pour atteindre son but. On
S. Barry34, « le témoignage visible d’une des formes ne peut nier, en effet, que certaines actions réduisent ou
singulières de logique de classification de parenté » et guident les actions qui lui sont postérieures, ce qu’on
à soutenir, contre toute « perspective fonctionnaliste » appelle «expérience» se confondant avec la connaissance
ayant recours à des «facteurs [politiques, économiques, et la mémoire de ces enchaînements. Si je fais A pour
statutaires] externes […] que l’on puisse, en règle géné- atteindre C via B, la forme et l’histoire de A détermi-
rale, rendre compte des systèmes d’alliance à partir nent en partie B. Épouser une cousine parallèle, c’est
d’une théorie interne, autrement dit que les faits de un acte qui a des conséquences qui sont indissociable-
parenté possèdent une cohérence propre ». On peut ment logiques et historiques : la nécessité d’associer à

33. Ibid., p.85. 34. Laurent S. Barry, « Le “mariage arabe” », L’Homme, 1998, 147, p.17-50, spécialement p.18-19. 35. Élisabeth Copet-Rougier, « Le mariage
“arabe”. Une approche théorique », in P. Bonte (sous la dir.), Épouser au plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de la Méditerranée,
Paris, EHESS, 1994, p.452-473, spécialement p.454-460. Merci à F. Pouillon de m’avoir signalé cet article. 36. P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p.77.

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L’exclu de la famille

ce mariage un autre mariage, exogame celui-là, fait se tre devient indissociable du travail sur soi. L’autre n’est
redoubler les exigences à la fois logiques et straté- alors plus porteur de cette altérité radicale, par laquel-
giques du recours à l’extériorité. Autrement dit, on le on l’éloigne de soi pour mieux le réifier, mais consi-
épouse sa cousine parallèle pour des raisons de patri- déré comme un «agent socialisé» mettant en œuvre «les
moine et l’on marie sa sœur à une lignée étrangère stratégies plus ou moins automatiques du sens pra-
pour pouvoir, à la génération suivante, perpétuer éven- tique40 ». Sans chercher à rapporter son comportement
tuellement le mariage « arabe » et, dans l’immédiat, à un ordre culturel englobant ou à des lois générales,
augmenter son capital d’alliances prestigieuses. il faudra alors établir les liens particuliers entre la
donne sociale dont il dispose, « l’ordre d’apparition
des cartes41 » et le champ des possibilités au moment où
Du Béarn à la Kabylie : son action s’engage.
comprendre de l’intérieur Dans le Béarn, le système des stratégies de repro-
Considérer le champ des possibles, à condition d’histo- duction obéit à une logique d’intérêt qui vise à corriger
riser ces possibles à la lumière des pratiques effectives les aléas de la fécondité (nombre d’enfants, ordre des nais-
déjà mises en œuvre, conduit nécessairement à partir à sances des garçons et des filles) tout en renforçant les
la fois de l’histoire et de l’expérience ethnographique. positions sociales acquises. Le choix du conjoint combine
Bourdieu s’y enracine d’emblée dans une perspective le statut, la richesse et la notoriété des familles avec les
comparatiste puisqu’il aborde la Kabylie à partir de son interdits matrimoniaux relatifs qui pèsent sur la proxi-
héritage social béarnais et lie étroitement les deux terrains mité généalogique. Remarquons qu’à l’intérieur d’une
pour les éclairer mutuellement. C’est de ce va-et-vient terminologie de parenté européenne ouvertement cogna-
qu’il tire une grande part des ressources de sa critique tique (comme celle du monde arabo-berbère d’ailleurs),
des analyses décontextualisées de la parenté; il souligne où seule la consanguinité trop rapprochée est prohi-
ainsi « qu’il va de soi que ce travail [sur la parenté bée42, l’ethnologie ne cherche pas à isoler une petite
kabyle] a bénéficié de tout ce qui a été acquis par des pratique singulière dont on pourrait faire une norme
recherches menées sur d’autres terrains et à propos distinctive. Il arrive pourtant que l’endogamie villa-
d’objets en apparence totalement différents comme sur geoise et la répétition des alliances entre familles déjà
le célibat en Béarn et sur les stratégies de parenté en apparentées débouchent sur un mariage entre cousins,
matière d’éducation37 ». mais on préférera alors parler d’un cas extrême ou
Bourdieu revendique d’accéder de l’intérieur à la logiquement inévitable plutôt que d’un modèle typique.
compréhension des pratiques, qu’il se pose en enfant du À l’inverse, le moindre mariage entre cousins parallè-
pays quand il retourne à Lesquire ou à Oloron en pays les, aussi statistiquement marginal qu’il puisse être,
béarnais, en enseignant et en universitaire ou encore en donne lieu, de l’autre côté de la Méditerranée, à un éti-
ami d’Abdelmalek Sayad qui lui permet de saisir en acte quetage savant, aussitôt élevé au rang de problème
les pratiques matrimoniales des familles «d’abord en dif- théorique au sein de la discipline43. Le mariage avec la
férents villages kabyles, puis dans la vallée de Collo, cousine parallèle ne peut qu’être « arabe », relever de
enfin dans la vallée de Chélif et dans l’Ouarsenis38 ». structures pas tout à fait «élémentaires», mais pas vrai-
Bourdieu a comparé cette posture, qui s’approprie ment « complexes » non plus44, dont on s’essaiera à
l’ethnocentrisme pour mieux le dissoudre, à «un Tristes rechercher la logique interne éventuellement jusque
tropiques à l’envers39 ». À la quête au loin de l’origine dans « la pensée arabe », tandis que les mariages des
des sociétés humaines, il substitue le passage du cher- paysans européens appartiennent à ces formes d’allian-
cheur par ses propres origines pour aborder la différence ce « complexes » qui acceptent pleinement les logiques
à partir de la ressemblance et non l’inverse. Dès lors que «externes» des stratégies économiques sans surprises de
je m’interroge sur ce que je ferais moi-même dans la la raison occidentale. Tout se passe donc comme si la
situation où se trouve mon alter ego, le travail sur l’au- dialectique du proche et du lointain avait permis de

37. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 129. 38. Ibid., p.129. 39. P. Bourdieu, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne
en Béarn, Paris, Seuil, 2002, p.11. 40. P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p.78-79. 41. P. Bourdieu, Le Bal des célibataires, op. cit., p.191. 42. Ces prohi-
bitions sont elles-mêmes variables au fil du temps puisqu’on voit, selon les époques, les degrés de parenté interdits fluctuer (cf. Georges Duby, Le Chevalier, la
femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981). 43. Pour le Béarn, c’est dans le système successoral, « le droit d’aînesse inté-
gral », qu’on verra une caractéristique comme le costume folklorique ou le patois, de la « culture béarnaise », sans comprendre qu’on appréhende là « comme un
trait distinctif de ce système ce qui n’est qu’une transgression des principes où se manifeste encore la force des principes » (P. Bourdieu, Choses dites, op. cit.,
p.172). 44. « Le fonctionnement des structures complexes est-il compatible avec l’existence de règles préférentielles ou prescriptives d’alliance que l’on peut
être tenté d’assimiler à des règles «positives» [classiquement caractéristiques des structures élémentaires] ? » s’interroge, par exemple, Bonte (Épouser au plus
proche…, op. cit., p.11). Pour Bourdieu, ce problème de classement en telle ou telle catégorie ne se pose pas puisqu’il rejoint ici Rodney Needham (La parenté
en question. Onze contributions à la théorie anthropologique, Paris, Seuil, 1977) qui « considère que la parenté ne présente pas une classe de faits distincts et
discriminables » (Pierre Bonte et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p.556). Cf. aussi Christian Geffray, Ni père ni
mère. Critique de la parenté : le cas makhuwa, Paris, Seuil, 1990.

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Alban Bensa

normaliser certaines pratiques pour mieux en exotiser point de laisser entendre qu’il n’y aurait aucune diffé-
d’autres. On creuse ainsi l’opposition entre les systèmes rence entre se marier en Béarn, en Kabylie ou en
de parenté « complexes », parce que bien de chez nous, Amazonie. Puisque à l’évidence, par-delà une ambi-
et les systèmes d’autant plus « élémentaires » qu’ils tion stratégique commune, qui mérite d’être rappelée
nous seraient étrangers, la parenté arabo-berbère occu- parce qu’elle nous fait sortir de l’exotisme, les pra-
pant, comme dans de nombreux tableaux évolution- tiques ne sont pas les mêmes partout, quels sont alors
nistes, une position intermédiaire entre le sauvage et le les critères permettant de les différencier ?
civilisé. Les écrits de Bourdieu sur le Béarn ont acquis La description ethnographique et historique détaillée
dans l’ethnologie de la France une reconnaissance cer- fait apparaître des enjeux spécifiques au sein de chaque
taine parce qu’ils venaient enrichir un schéma admis, situation. S’il y a, certes, stratégie, celle-ci ne porte
alors que ses analyses des stratégies matrimoniales pas sur les mêmes objets. En pays kanak, la compéti-
kabyles ne sont pratiquement jamais citées ni même tion ne se focalisait pas, par exemple, sur les surfaces
débattues par les spécialistes parce que, au fond, elles de terre cultivables ou sur l’accumulation de biens
viennent bouleverser le Grand Partage45. Aux yeux de mais sur le nombre de personnes que l’on pouvait atta-
la doxa, c’est nier les différences entre l’élémentaire et cher à son nom par les alliances de mariage, l’accueil
le complexe, les primitifs et les autres, dont l’ethnolo- de réfugiés et la puissance militaire. Cette compétition
gie a fait son credo, que d’embrasser d’un seul regard pour la richesse en dépendant suscitait des guerres, la
la Kabylie et le Béarn. capture de prisonniers et l’élimination d’adversaires.
La référence unificatrice à la stratégie porte un coup Dans un tel contexte, le mariage entre cousins croisés
à l’hypothèse d’une logique interne des «structures» de de haut rang, comme le choix de victimes expiatoires
parenté et d’alliance et oblige à imaginer que les prin- appartenant à des lignées prestigieuses figuraient parmi
cipes de réciprocité, de clôture des échanges, d’équili- les moyens stratégiques de stabiliser la compétition et
bre général des terminologies et des segments généa- d’ouvrir des périodes de paix46. L’exercice kanak du pou-
logiques s’imposent aux acteurs comme la gravitation voir ne peut non plus être confondu avec les stratégies
ou la course harmonieuse des corps célestes. d’honneur kabyles qui passent par d’autres canaux et
Comprendre la parenté comme un rapport social invi- ont même un tout autre sens. À l’honneur méditerra-
te, à l’inverse, à s’interroger sur le bien-fondé de ces épu- néen, travaillé par des idéologies qui valorisent la souf-
res et équations qui font des règles des lois. Si, laissant france surmontée et l’abnégation pour mettre en avant
l’algèbre et la géométrie aux mathématiques, notre le courage sans nécessairement lui associer la réussite,
attention se porte sur les stratégies contextualisées, les s’oppose l’exaltation hédoniste kanake du succès par la
pratiques ne s’évaluent plus alors à l’aune d’un ordre force et la ruse, l’accent étant mis dans ce cas sur des
caché mais à la lumière de toutes les justifications procédures qui mettent en avant des valeurs d’efficacité.
qu’en donnent les acteurs pris dans les contraintes his- De même, la maison kabyle n’est pas l’ousta béarnai-
toriques (économiques, politiques, idéologiques) qui se et les stratégies des lignages de l’Algérie rurale ne
régulent temporairement le jeu social, sans qu’aucune passent pas, pour aboutir, par les mêmes canaux, maté-
structure invariante ne vienne le verrouiller. riels et symboliques, que celles que déploient les
En regard de la portée générale de la notion de stra- paysans du Sud-Ouest français. Le pouvoir de généra-
tégie, la question des règles de parenté, qu’il s’agisse de lisation de la théorie de Bourdieu ne doit donc pas
leur emprise logique ou de leur singularité permettant nous éloigner du terrain et des archives mais, à l’inverse,
d’étiqueter les sociétés, peut apparaître secondaire, nous y maintenir.
voire anecdotique. Que le mariage soit iroquois, crow-
omaha ou arabo-berbère, il participe, comme dans le
Béarn et ailleurs, d’un travail social par lequel les
acteurs organisent la reproduction de leurs groupes
tout en leur assurant, autant que possible, une place Cet article est une version modifiée d’une communication présentée au
« colloque Pierre Bourdieu » organisé au Collège de France par Jacques
digne et forte sur la place publique. Il ne faudrait pas Bouveresse et Daniel Roche en juin 2003. Je remercie Mélanie Torikian
pour autant uniformiser là toutes les variations au pour sa relecture attentive et ses suggestions stylistiques.

45. Ainsi, le volumineux numéro double consacré par la revue d’anthropologie L’Homme à la parenté ne mentionne, ni en introduction, ni dans la quarantaine de
contributions données à lire, les écrits de Bourdieu sur la parenté. Cf. L’Homme, 2000, p.154-155 (« Questions de parenté »). 46. Alban Bensa et Jean-Claude
Rivierre, Les Chemins de l’alliance. L’organisation sociale et ses représentations en Nouvelle-Calédonie, Paris, Selaf, 1982 ; A. Bensa et A. Goromido, « The
Political Order and Corporal Coercion in Kanak Societies of the Past (New Caledonia) », Oceania, 68(2), p.84-106.

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