You are on page 1of 12

Sur la « zone » de Kreuzdorf :

habiter une Wagenburg berlinoise

Ralf Marsault

Depuis le milieu des années 1980, la ville de Berlin voit perdurer une
douzaine de friches où se sont installés des campements de camions et de
caravanes que l’on appelle les Wagenburgen 1. Version semi-nomade du squat
dans l’esprit des « zones autonomes temporaires » (Bey, 1998), elles abritent
une bohème activiste dont le projet politique consiste à négocier les conditions
d’existence d’une forme d’espace hétérotopique où il serait possible de
faire valoir l’expérimentation d’un nouvel être ensemble (Van Schipstal et
Nicholls, 2014). Par solidarité de principe avec toute forme de vie qui incarnerait
une critique du néolibéralisme et de la société instituée, les Wagenburgen
accueillent également – ou hébergent temporairement – quelques
zonards 2 et Travellers. Femmes et hommes venus de toute l’Europe, adoles-

Ralf Marsault, anthropologue, photographe et artiste plasticien, Phanie – Centre de l’ethnologie


et de l’image
marsaultralf@gmail.com

1. Le nom est de genre féminin. En 2013, Vogelfrai – le bulletin de liaison des Wagenburgen – en
dénombrait quatorze dans et autour de Berlin ; un dénombrement qui reste d’actualité en 2017.
2. Certains revendiquent parfois, et toujours avec humour, le qualificatif, mais ils en connaissent
la nature dépréciative et le font dans un mouvement frondeur de retournement du discrédit.

cents en révolte ou en rupture familiale transitent dès lors dans ces espaces.
Tandis que certains se revendiquent d’un anarchisme inspiré de leur engagement
dans la culture punk, d’autres ont été amenés dans les Wagenburgen
par les chemins de l’errance ou de la désocialisation. Tous y garent les
camions qui sont aussi leurs maisons, ou habitent les enfilades de caravanes
qui composent ces sites régulièrement animés par les fêtes, les Voküs (des
cuisines populaires où des bénévoles proposent des repas vegan – c’est-à-dire
sans aucun produit d’origine animale – à prix coûtant et en partie composés
de denrées glanées) et autres concerts. Cette complexité multiculturelle, faite
d’allées et venues qui ne se passent pas toujours sans heurts, constitue également
la richesse d’un être ensemble qui a connu une période tapageuse et
particulièrement conflictuelle avec les autorités au moment de la chute du
Mur (novembre 1989), alors même que le phénomène Wagenburg prenait
toute son ampleur à Berlin (Marsault, 2010).
Rapidement confrontés aux plans d’urbanisation d’une capitale réunifiée
qui n’a pas échappé aux enjeux de la spéculation immobilière, certains de ces
espaces ont été démantelés pour être rendus à leurs propriétaires fonciers.
D’autres sont tombés sous la coupe du Land de Berlin qui en a négocié la
location, tout en exigeant des occupants qu’ils se conforment aux normes
ainsi qu’aux servitudes d’usage. Des contrats ont ainsi été signés avec
toutes les Wagenburgen qui en acceptaient les termes. À cet égard, le cas de
Kreuzdorf demeure emblématique : celle-ci a en effet refusé la normalisation
et fait figure de dernier bastion de la rébellion anarchisante. Mitoyenne du
plus ancien squat de Berlin, la Georg von Rauch Haus 3, elle s’est pour ainsi
dire étendue à l’ombre de ce bâtiment. Du fait de ses particularités rébellionnaires,
Kreuzdorf pâtit également d’une mauvaise réputation auprès des
autres Wagenburgen qui lui reprochent son manque d’engagement dans l’infrapolitique
des squats berlinois, ainsi qu’une relative absence de ses habitants
lors des manifestations de rue. Ces on-dit constituent l’aura négative
d’un espace marginalisé, ou d’un terrain que l’on pourrait aisément qualifier
de sensible – notamment au sens d’un lieu où la parole serait piégée 4. Autant
par méfiance de voir leurs dires instrumentalisés que par lassitude de devoir
se justifier, les habitants de Kreuzdorf se révèlent ainsi assez peu diserts.
Qui plus est, l’établissement de contacts stables avec ces derniers s’avère
compliqué par le transit permanent des personnes qui peuplent les lieux ; des
lieux dont elles ne connaissent pas nécessairement l’histoire ou les principes
de fonctionnement. C’est particulièrement vrai de celles et ceux qui investissent
la Wagenburg par intermittence ou par procuration, s’installant pour

3. Sur l’histoire de ce squat, voir Van der Steen, Katzeff et Van Hoogenhuijze (éd., 2014,
p. 135-136).
4. À propos des « terrains sensibles » où l’enquête ethnographique doit s’armer d’un ensemble
de précautions, voir notamment Bouillon et al. (éd., 2005).

un temps dans une caravane ou un camion dont les occupants habituels sont
eux-mêmes en déplacement.
En dépit du fait que la Wagenburg de Kreuzdorf est établie depuis trentedeux
ans, les continuels changements au sein de sa population créent le sentiment
d’une impermanence qui rend ce lieu particulièrement ardu à saisir. C’est
pourtant ce que tentera de faire cet article, lequel contournera l’écueil des
témoignages difficiles à obtenir – et du risque qu’ils feraient courir aux habitants
désireux de protéger un mode de vie dissident – en offrant un regard sur
les façons dont celles et ceux qui incarnent Kreuzdorf représentent, habitent
et conçoivent cet espace. Le programme est donc celui d’une anthropologie
visuelle qui brossera non pas un portrait des habitants de Kreuzdorf, mais
proposera plutôt d’esquisser quelques scènes dont les éléments constitués
d’affiches d’événements (des fêtes, des concerts, etc.), d’artefacts, de décors
intérieurs ou extérieurs d’habitations et d’objets divers feront figure d’indices
sur le quotidien de la Wagenburg ; une zone « punk » dont la marginalité sera
moins décrétée qu’interrogée au travers du regard projeté par ses occupants
sur leurs propres espaces de vie. Seul ce regard sera révélé, de sorte qu’il apparaîtra
dans le cadre d’une « ethnographie dépeuplée » au sens – notamment
défini par Rachel Hurdley (2010) – où aucun acteur n’est directement exposé
dans les lignes et les photographies qui vont suivre. Une part de leur style de
vie est ainsi rendue accessible au travers des seuls espaces et dispositifs qu’ils
ont créés, lesquels font – au sens littéral du terme – les objets d’une intimité
qui n’est pas dévoilée par leurs déclarations, mais simplement suggérée par
l’image ; une façon d’enquêter et une précaution dont la nécessité s’explique
une fois encore par les spécificités du lieu.
Observer la « zone » de Kreuzdorf :
une éthique et une esthétique de l’enquête
Si l’on souhaite comprendre comment celles et ceux qui vivent à
Kreuzdorf se représentent leur espace autant qu’ils le construisent par leur
présence quotidienne, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un lieu dépourvu
de reconnaissance légale et qui se situe par conséquent dans une forme de
conflit aussi latent que permanent avec les autorités. La Wagenburg demeure
qui plus est l’objet de toutes sortes de rumeurs et de labellisations négatives,
lesquelles incitent ses habitants à une prudence dont l’enquêteur doit s’inspirer
afin de respecter leur style de vie et d’éviter toute forme de violence
symbolique que provoquerait un dévoilement inconsidéré doublé d’une
analyse surplombante de la situation. C’est en tout cas ce que m’ont enseigné
vingt années passées sur le terrain des Wagenburgen berlinoises. Ainsi ai-je
été conduit à admettre que la volonté de désigner ou de décrire précisément
les acteurs, les lieux où ils vivent et la forme de leurs interactions – une
volonté qui s’impose à tous les ethnographes comme une forme d’impératif
du métier – fait ici courir un véritable risque à l’enquête de même qu’aux
enquêtés. Si, comme l’a indiqué Erving Goffman (1989), l’ethnographe ne
saurait être assimilé à un policier, il n’en reste pas moins qu’en dévoilant
certains aspects complexes des intimités, il menace la sécurité de ses informateurs
dont il révèle les stratégies de survie, ou encore les façons d’expérimenter
certaines alternatives politiques situées parfois en marge de la
légalité. L’idéal d’une connaissance scientifique exhaustive doit alors céder le
pas devant les exigences d’une éthique de l’enquête qui se doit de préserver
les mondes qu’elle prend pour objet.
Partageant sur le long terme le quotidien de la Wagenburg de Kreuzdorf,
j’ai pu constater son évolution au fil des années et connaître l es questionnements
de ses habitants qui, dans les conditions qui viennent d’être décrites,
redoutent de se voir cités ou par trop exposés. Par exemple, après avoir
proposé à certains d’entre eux de m’accompagner pour assister à ma soutenance
de thèse – une étape importante dans l’histoire de ma présence et de
mon enquête à Kreuzdorf 5 –, j’ai pu ressentir dans les années qui ont suivi
combien elles et ils étaient devenus suspicieux à l’égard de ma démarche.
Si cette dernière n’était pas intrinsèquement remise en cause, elle semblait
désormais leur apparaître comme ambiguë. Toutes et tous savaient en effet
que chacun de leur mot ou de leur geste pouvait faire l’objet d’un questionnement
de ma part et d’une transcription dans mes carnets d’ethnographe. Dans
un espace où la défiance vis-à-vis des autorités et la crainte de leur potentiel
espionnage restent prégnantes, les habitants se révèlent éminemment
sensibles à tout changement de paradigme dans les formes de l’interaction.
De la susceptibilité, voire des doutes peuvent alors se faire jour puis générer
des idées ou des comportements à la limite de la rationalité. Je pense en particulier
à une certaine appétence pour ce que les médias ont coutume d’appeler
les « théories du complot », dont certains habitants de Kreuzdorf sont pour
le moins friands ; une machine à capter l’énergie d’orgone – une énergie
cosmique qui aurait été découverte par Wilhelm Reich – est par exemple
implantée dans un coin de la Wagenburg 6. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas
moins qu’à Kreuzdorf toute menace perçue – qu’elle soit réelle ou fictive –
est susceptible d’être amplifiée, laissant alors sourdre la potentialité d’une
violence réactive qui n’est jamais tout à fait à exclure. On parle donc ici de

5. Préparée sous la direction de Jean Arlaud et soutenue à Paris en 2007, cette thèse a constitué
la base de l’ouvrage d’anthropologie visuelle que j’ai consacré aux Wagenburgen berlinoises
(Marsault, 2010).
6. Faite d’orgonite – un alliage de particules métalliques, de résine époxy et de cristaux de
quartz – cette machine est censée capter l’orgone négative générée par la violence, la malveillance
et les mensonges que charrient nos sociétés, leurs gouvernants et leurs supposés complots.
Cette énergie néfaste – ou dead orgone (dor) – serait ensuite purifiée par le dispositif qui la
convertirait en orgone positive (por) aussitôt diffusée alentour à la manière de bonnes ondes
aux vertus aussi apaisantes que curatives.

terrain sensible pour en protéger les usages, mais la sécurité de l’enquêteur


doit également être prise en compte.
Considérant les spécificités du travail d’investigation et ses risques
latents, j’ai conçu une forme d’« anthropologie de l’ordinaire » (Chauvier,
2012) pour laquelle j’ai délibérément choisi de m’affranchir du recours aux
entretiens formels. Aux protocoles d’enquête classiques, j’ai ainsi préféré un
dispositif plus souple dont les avantages peuvent aussi permettre l’ethnographie
d’un terrain sensible : celui d’une présence continue dont le long cours
a permis que je me fonde dans le décor de Kreuzdorf, tout en évoluant au
rythme d’un quotidien qui m’a offert nombre de paroles et d’images saisies
sur le vif. En restituer une partie, dans cet article et ailleurs (Marsault, 2012),
ne commande pas moins d’observer une certaine réserve doublée d’une vigilance
épistémologique interdisant par exemple à l’anthropologue de renforcer
– fût-ce involontairement – les stigmatisations déjà véhiculées par la presse
à propos des Wagenburgen. Ici, l’équilibre entre trop montrer et ne pas en
révéler assez constitue l’objet d’un arbitrage permanent où le chercheur
endosse également le rôle de son propre censeur.
Quant au parti pris visuel de ma démarche, il est le fruit d’un parcours
de chercheur, mais aussi de photographe et d’artiste plasticien dont l’atelier
est installé dans la Wagenburg, si bien que je participe aussi à la production
du lieu. C’est pourquoi je m’intéresse autant aux personnes qu’aux représentations
véhiculées par les images qu’elles peuvent donner d’elles-mêmes, ou
par les objets qu’elles sont susceptibles de fabriquer et de mettre en scène.
Aussi ces deux domaines – celui des images et celui des artefacts – sont-ils
placés au centre de cet article comme autant de témoignages sur la façon dont
les habitants de Kreuzdorf façonnent leurs espaces quotidiens. Mon hypothèse
étant que les configurations spatiales d’objets – une mise en scène de
l’habitat, une façon d’agencer l’espace intime ou une manière de présenter
les fêtes, les concerts et l’effervescence collective dont Kreuzdorf peut être
le théâtre – entrent dans un rapport d’homologie avec les représentations
mentales forgées par les habitants de la Wagenburg à propos de leur zone et
de la manière d’y vivre au quotidien. Inspirée d’Henri Lefebvre (1968) autant
que d’Erwin Panofsky (1967), l’idée est donc que la conception spatiale de
la Wagenburg constituerait une projection au sol des façons dont ses habitants
voient le monde ; ainsi leur Weltanschauung et la conception de leurs
espaces de vie manifesteraient-elles une homologie de structure permettant
de constituer la seconde en indice de la première.
La pertinence de cette façon de faire l’enquête à Kreuzdorf m’a été
confirmée il y a de cela quelques années, lorsque j’ai monté une exposition
au musée de Kreuzberg sur la culture des Wagenburgen. J’ai alors pu
constater que la production d’objets inhérente à ces lieux participe d’un art de
la communication non verbale dont l’esthétique a valeur de discours substitué
au non-dit généralisé, dès lors que la pudeur des habitants le dispute à leur
méfiance vis-à-vis de toute forme d’exposition. Mon travail d’anthropologue
demeure ainsi celui d’un créateur plasticien dialoguant avec les formes, les
couleurs, les textures et les matières assemblées ou produites au sein des
Wagenburgen. Dans une sorte d’épistémologie de la fragilité visant à faire
apparaître un certain sens de l’espace – à la fois signification et sensations
créées au contact des objets – je reste donc particulièrement attentif à la
créativité de ces campements et de leurs habitants. Leur style singulier et
leur esthétique, loin d’être des signaux faibles, constituent à l’inverse des
indications fortes pour une compréhension de cette praxis de l’assemblage
dont sont faites les Wagenburgen. C’est ce que nous allons voir…
Entrer dans la Wagenburg : représentations de l’impermanence
en zone de transit
Vers le milieu des années 1980, le projet de Kreuzdorf a d’abord été celui
de quelques femmes souhaitant vivre entre elles et avec leurs enfants. Dans la
foulée d’une culture d’inspiration hippie, ce projet participait du mouvement
plus général des campements alternatifs situés dans une aire linguistique
germanique incluant l’ancienne République fédérale d’Allemagne, l’Autriche
et la Suisse 7. De cette époque, il ne reste plus guère que la trace des combats
de résistance menés contre la police. Les femmes qui vivaient là plantèrent
dans le sol de lourdes pierres arrachées aux rebords des trottoirs afin d’empêcher
toute possibilité de remorquage de leurs caravanes par les forces de
l’ordre. Aujourd’hui, personne ou presque à Kreuzdorf ne connaît l’origine
de ces pierres dont il subsiste quelques vestiges, ni ne sait que le placenta
d’une jeune mère a servi de terreau à un pommier, ou encore que le prépuce
d’un garçon a été enfoui entre les racines d’un châtaignier. Oubliant l’histoire,
des générations d’habitants se sont succédé.
De nationalités et d’origines diverses, les nouveaux arrivants ont apporté
d’autres usages linguistiques et culturels : plus punk, rock and roll ou Travellers,
ils ont mêlé l’apport de ces subcultures à l’infrapolitique d’un espace
dont les habitants entendent préserver l’autonomie par la résistance à une
normalisation que les autorités berlinoises – mairie, police, etc. – ne cessent
de vouloir imposer. Quant au nom « Kreuzdorf », il trouverait son origine
dans ces métissages et autres incursions virales de groupes qui, profitant de
la xénophilie du lieu pour y amener leurs propres usages, s’y sont insérés en
créant peu à peu une zone où vivent des gens aux univers musicaux et aux
conceptions existentielles hétérogènes ; tout ce monde étant installé là kreuz
und quer (littéralement entrecroisés). Le tout s’accompagne des inévitables
étincelles et autres frictions relationnelles générées par l’assemblage de cet

7. Dans ces trois pays, le magazine Vogelfrai (voir la première note) dénombre 134 Wagenburgen,
ainsi que d’autres en Norvège, au Danemark, aux Pays-Bas, en Belgique et en Pologne.

être ensemble pour le moins sulfureux. Hautement instable, la chimie des


amalgames qui se sont produits au cours du temps constitue un challenge
à toute volonté de synthèse historique, ainsi qu’à tout lissage descriptif. Ici
un tatoueur est mort par overdose, là un habitant s’est suicidé tandis qu’à
quelques pas des aventures amoureuses et sexuelles ont été consommées et
consumées. À d’autres endroits de la Wagenburg, certains refusent de payer
leur part des frais de consommation d’eau et d’électricité au motif que « c’est
un squat » et qu’il n’y a donc pas de « charges » dont ils devraient s’acquitter.
D’autres encore ont consommé à l’occasion des produits stupéfiants que
certains habitants – dont ce n’est pas l’usage – considèrent comme inacceptables,
lorsqu’ils ne s’accusent pas mutuellement d’exploiter la Wagenburg
en ayant un comportement opportuniste conduisant à « squatter le squat ».
Ainsi les uns trouvent les autres irresponsables, quand ceux-là mêmes les
dénoncent comme donneurs de leçons. On perçoit donc l’usure des solidarités,
particulièrement éprouvées lorsque chacun s’emmure dans la conception
de son bon droit et la rancoeur que suscite la conviction de le voir bafoué.
L’expérience de la vie à Kreuzdorf m’a cependant montré qu’au-delà de
toutes ces difficultés subsiste le sentiment généralisé d’un certain dépit face
aux réalités d’un quotidien fait d’ajustements et de compromis plus ou moins
élégants avec les cohabitants comme avec les autorités ; autant d’ajustements
qui forcent la plupart à en rabattre sur le volet de leurs idéaux politiques, ou
de leurs aspirations à mener une vie alternative s’avérant beaucoup moins
idéale qu’il n’y paraissait au premier abord. Conformément à notre hypothèse
de départ, le lacis de ruelles et de placettes qui compose Kreuzdorf se révèle
ainsi à l’image du noeud de représentations parfois contradictoires dont la
Wagenburg est l’objet dans l’esprit de ses habitants.
Une sérigraphie a été réalisée par la Wagenburg de
Bienne (située en Suisse) pour annoncer son festival de septembre 2014.
Celle-ci échange régulièrement avec Kreuzdorf dans le cadre de participations
mutuelles aux concerts et autres organisations de festivals.
Sur l’affiche, les habitants ont représenté leurs caravanes et leurs habitats
vernaculaires regroupés autour d’une aire centrale. L’endroit semble paisible,
à la marge d’une ville dont les bâtiments sont esquissés au loin. Un tracteur
stationne en travers d’un haut portail d’entrée fait de rondins de bois et sur
lequel trône une motocyclette. Si l’on songe aux amoncellements d’objets
et de matériaux de récupération glanés dans les poubelles puis accumulés à
Kreuzdorf, cet aspect bucolique est pour le moins idéalisé. Une telle représentation
réenchantée d’un désir nomade d’indépendance, sans vie sociale
perceptible, n’évoque que les apparences en se tenant en quelque sorte au
seuil de la perception – ce qu’indique notamment la place centrale qu’occupe
le portail dans le dessin de l’affiche. Mais l’ambiguïté de l’espace y est néanmoins
sensible : ouvert sur l’extérieur, sans véritable clôture (à peine un peu
de grillage). Le positionnement circulaire des caravanes dans la Wagenburg
détermine toutefois la géographie intime d’un espace conçu sur un mode à
la fois privatif et défensif – en témoignent notamment deux mises en garde :
« Fuck the police » (Nique la police) inscrit en grosses lettres sur la caravane
du fond, et « No cops » (Pas de flics) plus difficilement discernable sur la
porte d’entrée de la caravane située sur la droite de l’image. L’espace semble
ainsi fonctionner suivant le schéma traditionnel d’une Burg 8. L’évocation
de la mobilité reste cependant prégnante dans toute la représentation. Les
signes en sont le tracteur servant à déplacer les caravanes, la moto, ou encore
le bidon de gasoil reconverti en foyer à feu ouvert, qui évoque également le
carburant nécessaire au fonctionnement des véhicules. Un des groupes de
musique annoncé se nomme d’ailleurs Diesel Breath (Haleine de Diesel).
Le graphisme en forme de logo placé en bas à droite du texte, tel une
lettrine, représente une roue crantée dont les rayons sont constitués d’os additionnés
d’une clé anglaise et d’un marteau. Cette représentation peut être vue
comme une réminiscence du sigle dessiné sur la porte de la caravane portant
la marque « No cops » ; il s’agit d’une croix, elle aussi à huit flèches, dite
« croix du chaos ». Outils de mécanicien et ossements sont récurrents dans
l’iconographie des campements. Dans les textes, on note le travail de création
typographique qui recycle le motif de la clé anglaise. Ajoutons que dans
cette image, un élément n’échappera à personne : hormis un chien, un coq et
deux poules, aucun autre être vivant et a fortiori aucun humain n’est représenté.
Les vitres des caravanes sont signalées par des aplats, ou trous noirs,
qui en obturent l’intérieur. Cet aspect de forteresse vide est indiciaire de la
culture des campements, dont la stratégie du « pas vu, pas pris » n’est pas sans
évoquer la posture du groupe cyber-activiste Anonymous (dont les membres
agissent, comme le nom l’indique, sous couvert d’anonymat). Un des habitants
de Kreuzdorf, qui n’avait pas remarqué ce détail et à qui on le souligne,
suggérera face à cette absence : « Ils sont tous bourrés ! » (sous-entendu : ils
restent chez eux à dormir).

8. Châteaux et forteresses en Allemagne trouvent l’origine de leur nom dans celui des burgis, places
fortes situées sur le limes de l’empire romain ; voir Atzbach, Lüken et Ottomeyer (éd., 2010).

Cet effacement métonymique du sujet se retrouve aussi dans les pages des
fanzines (des magazines autoproduits) qui circulent au sein des Wagenburgen.
Ainsi l’un d’entre eux présente-t-il une série de photographies réalisées lors du
festival Wagentage, tenu à Hambourg en septembre 2012 ; sur l’ensemble des
clichés, les yeux des protagonistes ont été effacés et remplacés par un masque
blanc. C’est dire que les gens des Wagenburgen s’efforcent non seulement de
préserver l’anonymat d’un mode de vie transgressif aux yeux des autorités
mais, qui plus est, ils fuient les conditions de sujétion que leur imposerait la
normalisation d’une présence dans ces zones. De leur point de vue, elles sont
bien moins celles d’un non-droit que celles de leur droit à disposer d’euxmêmes
; un droit et l’idée d’une certaine autonomie que la plupart défendent
pied à pied. Aussi les compromis avec les instances officielles sont-ils le plus
souvent refusés. Lorsqu’il s’est par exemple agi de financer la rénovation pour
le moins urgente de la toiture du squat de la Georg von Rauch Haus qui jouxte
la Wagenburg de Kreuzdorf, le musée de Kreuzberg-Friedrichshain a proposé
de supporter le coût des travaux en échange de l’occupation du dernier étage
de l’immeuble, qui devait être dévolu à une installation muséale sur l’histoire
des mouvements alternatifs à Berlin. Hostiles au « tourisme des marges » et à
toute forme de patrimonialisation de leur mode de vie, les squatteurs comme
ceux de la Wagenburg de Kreuzdorf s’y opposèrent fermement. Confirmant une
nouvelle fois notre hypothèse, une telle utilisation des espaces du squat n’entrait
pas en homologie avec la vision de leur monde que les habitants avaient
forgée, éloignant ainsi toute perspective d’accord avec les représentants du
musée, dès lors perçus comme les agents d’une normalisation aussi redoutée
qu’abhorrée
.A l’entrée nord de Kreuzdorf,une illustration nous est donnée de ce refus radical d’une
quelconque forme d’exotisation touristique de la Wagenburg ; à l’adresse des curieux, il est
inscrit
en anglais sur un panneau noir que ses habitants ne sont pas des animaux (l’espace
n’est ni un zoo…), et qu’ils aspirent au respect de leur lieu de vie dont
ils refusent la patrimonialisation (…ni un musée). Sur la question soulevée
par l’usage du mot zoo, il y aurait évidemment beaucoup à dire (voir notamment
Marsault, 2014). Pourtant, aucun article de presse ne fait usage de ce
terme pour décrire la Wagenburg. Ce sont donc les habitants eux-mêmes qui
se représentent la perception extérieure de leur espace de vie comme relevant
de l’idée du zoo. Cette idée évoque aussi bien l’intuition d’être situés à la
marge du contrat social qui fonde les concepts d’humanité et de citoyenneté
que le fait d’assumer de manière plus ou moins consciente une forme d’altérité
qui renverrait à ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari appellent un « devenir-
animal » (2013, p. 341) En l’occurrence, ici, un animal féral qui, refusant
toute domestication par les pouvoirs publics, manifeste une certaine volonté
d’ensauvagement (Marsault, 2010, p. 75).
Ajoutons que ni la palissade, ni la pancarte ne sont pérennes : photographiées
à d’autres époques de l’année, on les voit changer d’aspect tandis que les
inscriptions se succèdent, laissant entrevoir les précédentes comme un palimpseste
de revendications et de messages perpétuellement retracés sur des éléments
(bois de récupération, carton, etc.) qui sont appelés à se délabrer et ne peuvent
donc être facilement conservés ; d’où une certaine pertinence pratique dans le
refus que manifestent les habitants à l’égard de toute idée de muséographie. Ici
comme ailleurs, Kreuzdorf lutte pied à pied contre cette volonté de normalisation-
rentabilisation d’un patrimoine culturel alternatif que la ville de Berlin
aspire à constituer. Les structures spatiales de la Wagenburg comme les structures
mentales de ses habitants manifestent ainsi ce refus des fixations, par les
représentations, dans la revendication d’une constante dynamique du changement.
Les personnes circulent dans cette zone autant que les matériaux ou les
idées qui constituent les façons de vivre et d’habiter. Rien n’y est conçu comme
stable. Cette dynamique des reconfigurations, couplée au refus tenace des assignations
identitaires, évoque une forme de nomadisme transitoire, où le territoire
de la Wagenburg figure bien plus un lieu de transit – on va et on vient, tout en
conservant une forme de chez-soi – que de fixation domestique. Cet éloge de
l’impermanence est très bien illustré par les multiples graphies qui recouvrent la
clôture entourant la zone de Kreuzdorf ; autant d’inscriptions et d’illustrations
prises dans un perpétuel mouvement d’effacement-réécriture qui témoigne d’une
esthétique de l’éphémère comme d’une valorisation du passage ou de la circulation,
emblèmes d’une façon de vivre. La clôture elle-même est faite de planches
de récupération et de matériaux divers qui tiennent ensemble par la poésie d’un
assemblage plus que par la volonté de construire la pérennité d’une séparation.
Habiter la Wagenburg,
ou quelques scènes d’une intimité dépeuplée
De l’intérieur du campement, on ne montrera pas l’aspect complet des
caravanes ni leurs habitants. En concentrant les regards sur quelques scènes
d’intimité « dépeuplée » – des conceptions architecturales extérieures ou intérieures
– nous observerons ainsi l’essentiel de la requête inscrite à l’entrée de la
Wagenburg, où la pancarte noire précédemment décrite appelait au respect de
la vie privée. Les caravanes de Kreuzdorf sont peintes de couleurs variées, tout
comme elles peuvent être marquées de multiples graffitis. Mais ce qui frappe
avant tout, ce sont les assemblages divers qui sont fixés sur leurs pans. Comme
si, pour être véritablement « de la Wagenburg » – avec toute l’érotique du fard
que cela suppose (Marsault, 2010, p. 112 et 446) –, ces caravanes devaient être
tatouées à l’image de leurs occupant-e-s. Bien plus que d’ornementer, il s’agit
alors de concevoir et d’investir une façon alternative d’habiter qui bouscule
les représentations communes de ce que peuvent être un habitat et une adresse
fixes. Car les Wagenburger ne tiennent à rien tant qu’à leur mobilité, réelle ou
figurée. Celle de leurs caravanes et de leurs camions doit donc être elle aussi
préservée, fût-ce de manière artificielle. Une fois encore, les représentations
des habitants de Kreuzdorf s’inscrivent dans les espaces architecturés. Même
lorsqu’ils construisent des appentis, des terrasses ou autres bâtiments annexes,
les essieux et les timons de véhicules sur lesquels toutes ces constructions
reposent ne sauraient être retirés. Ainsi, bien que définitivement fixées, ces
diverses élaborations architecturales conservent, même de manière illusoire,
une mobilité potentielle ainsi que la marque d’une esthétique de l’instable.
Cette esthétique s’invite également à l’intérieur des habitations. Pour le
montrer, je proposerai l’examen du décor conçu par une jeune femme sur l’un
des pans intérieurs de sa caravane . Au centre d’éléments divers trône
la peinture d’une tête de chien. L’occupante des lieux l’a trouvée sur un marché
aux puces et elle « l’adore ». Elle précise qu’elle possède également un tee-shirt
sur lequel est reproduit le même motif. Par le passé elle a certes possédé un
chien, aujourd’hui décédé et dont elle conserve les cendres placées dans une
urne, mais il ne ressemblait pas du tout à celui du portrait. Elle ne fait d’ailleurs
aucun rapport explicite entre le dessin et son ancien compagnon canin. Cette
installation n’a donc a priori pas de sens immédiatement perceptible et procède
autant de l’accident que de l’expérimentation dadaïste. La jeune femme précise
encore, trahissant un certain goût pour la ruine des structures, que la pluie est
souvent tombée sur le tableau du chien depuis qu’elle l’a accroché là, et que
c’est ce qu’elle aime : voir « une image qui s’abîme ». Au-dessus de l’assemblage,
une poupée pendue par les pieds voisine avec une suspension luminaire et
une guirlande allumée ; d’un élément à l’autre, le motif en arabesque décrit par
l’ourlet surpiqué au bas de la robe de la poupée semble être souligné par les lacis
de la guirlande. Sur le côté droit, un âne en peluche rit à gorge déployée tout en
soutenant une petite boule à facettes accrochée à sa patte.
Face à cette disparité d’éléments quelque peu surréaliste, l’ensemble
constitué par les clés accrochées sur toute la surface du panneau semble
suggérer la métonymie verrouillée de questionnements et interprétations
multiples. Ceux-là, nous les chercherons dans d’autres installations, tout aussi
typiques de l’esthétique de Kreuzdorf et de sa manière de mettre en scène
l’espace de la Wagenburg.
Sur un panneau extérieur situé au dos d’une autre caravane ,
on voit par exemple apparaître des objets divers : un corps de guitare, des
manches de perceuses visseuses, ou la vitre frontale d’une machine à sous.
Sur le côté gauche, des images sont rapprochées dans une sorte de collage ou
de juxtaposition qui évoque la puissance expressionniste des montage photographiques
réalisés à Berlin par John Heartfield au moment de la montée du
nazisme. Les photographies d’Adolf Hitler et de Saddam Hussein côtoient
ainsi des images de films d’horreur, un dessin de Frank Frazetta (l’une des
grandes figures de la bande dessinée de science-fiction) ; des flyers de jeunes
femmes se livrant à la prostitution se trouvent placés à côté d’autres dénonçant
le sexisme. À tout cela, s’ajoutent des images de concerts punk, une affiche de
campagne de Barack Obama, un poster du groupe de rock métal Iron Maiden,
ou encore le dessin de Struwwelpetter 9. Le tout est délavé et déchiré par les
intempéries. On remarquera en outre la présence de ces tuyaux de différentes
sortes qui serpentent entre les éléments, produisant l’effet de circuits ou de
trajets notés sur une cartographie dont le dessin semble prolongé par une vigne
vierge desséchée.
Mentionnons que sur le côté gauche de cette caravane un piano acoustique a été découpé à la
tronçonneuse ; sa table d’harmonie
sert de balustrade à une terrasse. Sur un autre pan de mur, on découvre
un nouvel assemblage
Des panneaux d’orientation pour la circulation y ont été recyclés, leurs
textes se trouvant positionnés à l’envers. Le reste de la composition comporte
un schtroumpf, une girafe en bois, un mannequin affublé d’une protection
d’épaules pour hockeyeur et d’une muselière pour chien, un casque, un pot
d’échappement de moto, un petit ours et enfin un singe en peluche – ce dernier

9. « Pierre l’ébouriffé », pour la traduction française, est le héros d’un livre de comptines moralisatrices
écrites par Heinrich Hoffmann et parues en 1844. Struwwelpeter y figure un enfant
particulièrement indiscipliné, lequel sert de contre-exemple à l’auteur pour indiquer les codes de bonne conduite.

suspendu par la queue. Le tout est surplombé par une énigmatique tête de
girafe, elle aussi en peluche ; ses yeux et son cou sont transpercés par deux
flèches. Un texte, écrit sur deux planchettes et placé entre la tête de girafe et le
schtroumpf, déclare : « all animals are free in a zoo » (Tous les animaux sont
libres dans un zoo) ; une déclaration qui, de loin en loin, semble faire écho
à l’évocation du zoo sur le panneau noir que nous avions trouvé à l’entrée
nord de la Wagenburg. Au-delà d’une note d’humour sarcastique aisément
perceptible, là encore il ne s’agit pas de chercher ce que tout cela « veut dire »
au sens d’une signification que l’on pourrait fermement établir, alors même
que la logique de ces assemblages est celle du glanage des matériaux qui les
produisent, qui inspire la phrase ou l’aphorisme du moment. Un an auparavant,
on pouvait ainsi lire au même endroit : « dead girafe against a new world
order and new age religion » (Girafe morte contre le nouvel ordre mondial
et la religion New Age). Tout comme les suspensions que l’on observe, leur
signification est suspendue aux fluctuations des logiques et des inspirations
critiques qui ne revendiquent rien de plus que leur impermanence.
Dialoguant avec ceux des autres panneaux de caravane, tous ces collages
expriment ce que j’appellerais une poésie du désastre, dont le symbolisme de
contrebande évoque une forme de « pensée sauvage » ; une pensée qui, au sens
de Claude Lévi-Strauss (1962, p. 262), revendique son « état sauvage » fermement
opposé à toute idée de domestication par la « culture cultivée » ou la
patrimonialisation. Celle-là même dont le zoo et le musée sont des figures-repoussoirs.
Dans ce contexte de re-signification des éléments de la vie courante
que constitue l’espace de la Wagenburg, les objets, les images ou les textes
perdent leur valeur d’usage. Cela étant, leur re-présentation chaotique à l’intérieur
ou sur les flancs de telle ou telle caravane n’émeut pas tant par l’esthétique
abîmée de leur déconstruction que par la nouvelle donne polysémique
qu’elle instaure. Celle-ci crée une hétérotopie qui « ruine d’avance la syntaxe »
(Foucault, 1966, p. 9), et destitue ainsi toute velléité de signification qui aurait
la prétention à s’installer durablement dans l’espace et le temps ; pour autant,
ces installations accrochent néanmoins notre attention et posent des questions
à celui ou celle qui les regarde. Leur principale vocation n’est-elle pas de rester
des rébus et des énigmes dont les fragments articulent le langage d’un territoire
qui refuse de se laisser enfermer dans une quelconque forme d’interprétation ?
Conclure à la table des négociations : lignes d’erre…
La proposition d’anthropologie visuelle qui prend forme dans cet article
suit la logique fragmentaire des assemblages qui en constituent le matériau.
À sa manière, ce montage ethno-photographique s’efforce de re-présenter
Kreuzdorf, dont il est une image parmi d’autres. Toutes celles que nous avons
vues montrent autant de façons d’habiter un espace marginalisé. Mais rien dans
ces collages d’éléments disparates ne renvoie à une signification définitivement
fixée ; l’ensemble évoque plutôt un certain sens de l’éphémère, une poétique
du délitement et du mouvement si cher aux Wagenburger. À force de vivre
avec eux à Kreuzdorf, j’ai fini par comprendre que leurs représentations de
cette zone occupée en marge de la société instituée pouvaient être assimilées à
l’image d’une table, plutôt qu’à celle d’un tableau qui représenterait en détail
les habitants et leur façon de vivre. Si ces derniers en appellent – comme on
l’a bien vu – au respect de leur vie privée, dont ils protègent jalousement les
espaces, fréquemment décriés voire suspectés d’être le théâtre de toutes les
transgressions, l’anthropologue est le premier à devoir observer cette règle
édictée par ses collaborateurs d’enquête. Aussi son travail suppose-t-il de s’asseoir
avec les Wagenburger à une sorte de « table des négociations » qui n’est
pas qu’une métaphore de l’enquête et de sa coconstruction. Car non contente
de réunir, la table permet toujours le réassemblage (Didi-Huberman, 2011,
p. 251) ; en cela elle peut figurer la surface sur laquelle tout l’espace de la
Wagenburg se déploie. En effet, sur cette table-territoire les habitants accumulent
sans cesse les objets – leurs fragments ou leurs restes – avec lesquels ils
édifient autant de montages dont l’impermanence ainsi que la déchéance (tout
finissant toujours par s’abîmer) s’imposent comme un refus de constituer un
quelconque tableau qui figerait une représentation de Kreuzdorf, comme pour
mieux s’en rendre maîtres. À l’inverse, dans les accumulations d’objets qu’elle
porte, la table-territoire se conçoit comme une sorte de rébus des rebuts : un
atlas d’images ou d’éléments glanés qui se télescopent et résistent à toute
volonté d’agencement ordonné.
En effet, tous ces collages restent continûment ouverts à la manipulation.
Les positionnements sont modifiables suivant les humeurs ou les circonstances
et gardent ainsi la potentialité du mouvement. Aussi toutes ces circulations et
ces dessins d’objets – on pensera aux pans intérieurs ou extérieurs des caravanes
qui ont été décrits – me sont-ils apparus comme constituant un vaste
lacis que mon interprétation, inspirée par la lecture de l’errance et des « vagabondages
efficaces » proposée par Fernand Deligny, a rapproché des « lignes
d’erre » imaginées par l’auteur (Deligny, 2007, p. 811). Serpentant dans la
Wagenburg, elles cartographient son territoire sans pour autant le clore ; ainsi
peut-on les voir comme des lignes de fuite au moyen desquelles les habitants
tracent une carte de leur espace conçu à la manière d’une échappatoire
à ce qu’ils perçoivent comme autant de pressions sociales et d’incitations à
la normalisation – ardemment souhaitée par les pouvoirs publics, dont ils
refusent l’autorité et l’arbitraire. Si bien que, suivant l’hypothèse de départ,
la configuration spatiale de la Wagenburg constitue bel et bien une projection
au sol des représentations mentales et des idéaux qui animent ses habitants.
La représentation « dépeuplée » que j’en ai donnée dans cet article visait à
respecter leur intimité tout en ménageant un accès à la zone de Kreuzdorf et à
ses conceptions de l’intérieur, si différentes des rumeurs et des opinions le plus
souvent préconçues de l’extérieur. L’ouverture d’une telle perspective, aussi
peu invasive que possible, voudrait, quoi qu’il en soit, appeler au respect de la
fragilité de ces autres manières de dire notre monde et de l’habiter.

Références bibliographiques
Atzbach Reiner, Lüken Sven et Ottomeyer Hans éd., 2010, Burg und Herrschaft,
Katalog zur Ausstellung, Berlin 2010, Dresde, Sandstein Verlag.
Bey Hakim, 1998 [1991], TAZ : zone autonome temporaire, Paris, L’éclat.
Bouillon Florence, Fresia Marion et Tallio Virginie éd., 2005, Terrains sensibles :
expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, cea-ehess.
Chauvier Éric, 2012, « Anthropologie de l’ordinaire. Pour retrouver la voix des
déclassés », Journal des anthropologues, no 128-129, p. 209-221.
Deleuze Gilles et Guattari Félix, 2013 [1980], Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie
2, Paris, Éditions de Minuit.
Deligny Fernand, 2007 [1975], « Voix et voir », OEuvres, S. Alvarez de Toledo éd.,
Paris, Éditions l’Arachnéen, p. 805-868.
Didi-Huberman Georges, 2011, « Atlas de l’impossible. Warburg, Borges, Deleuze,
Foucault », Foucault, Ph. Artières, J.-F. Bert, F. Gros et J. Revel éd., Paris,
Éditions de l’Herne, p. 251-263, coll. « Cahier de l’Herne ».
Foucault Michel, 1966, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences
humaines, Paris, Gallimard.
Goff man Erving, 1989, « On fieldwork », Journal of Contemporary Ethnography,
vol. 18, no 2, p. 123-132.
Hurdley Rachel, 2010, « In the picture or off the wall ? Ethical regulation, research
habitus, and unpeopled ethnography », Qualitative Inquiry, vol. 16, no 6,
p. 517-258.
Lefebvre Henri, 1968, Le droit à la ville, Paris, Anthropos.
Lévi-Strauss Claude, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon.
Marsault Ralf, 2010, Résistance à l’effacement. Nature de l’espace et temporalité de
la présence sur les Wagenburgs de Berlin entre 1990 et 1996, Dijon, Les Presses
du Réel.
— 2012, « Représentation des affins : une expérience d’anthropologie visuelle sur les
Wagenburgen de Berlin », Journal des anthropologues, no 130-131, p. 185-206.
— 2014, « Retraite au désert des Wagenburgen de Berlin », Éthiques du goût, S. Dallet
et E. Delassus éd., Paris, L’Harmattan.
Panofsky Erwin, 1967 [1951], Architecture gothique et pensée scolastique, Paris,
Éditions de Minuit.
Van der Steen Bart, Katzeff Ask et Van H oogenhuijz e Leendert éd., 2014, The
City is Ours. Squatting and Autonomous Movements in Europe from the 1970s to
the Present, Oackland, PM Press.
Van S chipstal Inge L. M. et Nicholls Walter J., 2014, « Rights to the neoliberal
city : the case of urban land squatting in “creative” Berlin », Territory, Politics,
Governance, vol. 2, no 2, p. 173-193.

You might also like