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Revue française de sociologie

Sociologie de l'idéologie et entretien non directif. Note de lecture


Jacques Maître

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Maître Jacques. Sociologie de l'idéologie et entretien non directif. Note de lecture. In: Revue française de sociologie, 1975, 16-
2. pp. 248-256;

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1975_num_16_2_6865

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резюме
Jacques Maitre : Социология идеологии и не директивная беседа. Заметки с прочитанного.
Употребление не директивных бесед в социологии идеологии ставит эпистемологические и
методологические проблемы рассматриваемые здесь в отношении к марксизму и психоанализу.
В эпистемологическом плане идеология различается от научного познания на основании
выработанном Jean Piaget; она помещается в поле социальных процессов, исходя из теории
изложенной Louis Althusser; она входит в рамки индивидуального субъективизма, исходя из
работы Willy Baranger; наконец, место идеологии при сочленении этих двух областей уточняется
на примере религиозной сферы.
Стратегия исследования соответствующая этой теоретической схеме исходит из локализации
эпистемологических препятствий чтобы определить ход операционализации, а затем
интерпретации.
В заключении, не директивная беседа является лучшим инструментом для технического
оборудования такой стратегии.

Resumen
Jacques Maitre : Sociologia de la ideologia y entrevista no directiva. Nota de lectura.
El empleo de las entrevistas no directives en sociologia de las ideologies plantea problemas
epitemológicos y metodológicos estudiados aquí referiéndose al marxismo y a la psicanálisis. En
cuanto a lo epistemológico se diferencia la ideologia del conocimiento cientifico en el basis que
elaboró Jean Piaget. Se situa dentro de los procesos sociales partiendo de la teoria presentada por
Luis Althusser. Se cuadra dentro de la subjectividad individual basada en un trabajo de Willy Bar anger
: por fin, la situación de la ideologia en el encuentro de ambos campos se precisa segun el ejemplo de
la esfera religiosa. La estrategia de investigación que corresponde con ese esquema teórico empieza
en los obstáculos epistemológicos para définir la marcha de la operacionalización y luego la de la
interpretación. Para concluir la entrevista no directiva se révéla como instrumentů de elección para el
equipo técnico de esa estrategia.

Zusammenfassung
Jacques Maitre : Soziologie der Ideologie und nichtgelenktes Interview. Lesenotizen. Die Anwendung
des nichtgelenkten Interviews in der Soziologie der Ideologien stellt epistemologische und
methodologische Probleme, die hier im Blickwinkel des Marxismus und der Psychoanalyse untersucht
werden. Epistemologisch gesehen unterscheidet sich die Ideologie von der wissenschaftlichen
Kenntnis auf der von Jean Piaget erarbeiteten Grundlage. Die Ideologie findet ihren Platz im Feld der
sozialen Prozesse, dank der von Louis Althusser erarbeiteten Theorie ; entsprechend der Arbeit von
"Willy Baranger legt sie der Verfasser in den Rahmen der individuellen Subjektivität. Schliesslich wird
ihr Platz am Wendepunkt dieser beiden Felder anhand des Beispiels der religiösen Sphäre präzisiert.
Die diesem theoretischen Schema entsprechende Forschungsstrategie geht vom Aufspüren der
epistemologischen Hindernisse aus, um das Vorgehen der Operationalisierung und schliesslich der
Interpretation zu definieren. Zusammenfassend kann gesagt werden, dass das nichtgelenkte Interview
als besonders geeignet erscheint für die technische Unterstützung einer solchen Strategie.

Abstract
Jacques Maitre : The Sociology of Ideology and the Nondirective Interview, a Reading Note.
The use of nondirective interviews in the sociology of ideology raises epistemological and
methodological problems studied in reference to Marxism and psychoanalysis. At the epistemological
level, ideology is differentiated from scientific knowledge on a basis drawn up by Jean Piaget ; it is
situated in the field of social processes as presented in Louis Althusser's theory ; it is located within the
field of individual subjectivity in a work by Willy Baranger ; finally, the place of ideology in the
articulation of these two fields is precisely exemplified in the field of religion. The research strategy
corresponding to this theoretical schema begins with recognizing epistemological obstacles in order to
define the procedures for operationalization, then those of interpretation. In conclusion, the
nondirective interview seems to be a choice instrument for technically equipping such a strategy.
Я. franc. Sociol, XVI, 1975, 248-256.

Jacques MAITRE

Sociologie de l'idéologie

et entretien non directif

Note de lecture

Les réflexions que je vais présenter sont d'abord une lecture de l'article
de Guy Michelat : me sentant en accord avec la démarche qu'il expose,
j'ai essayé de situer mon accord dans une perspective théorique, à partir
de ce que le marxisme et la psychanalyse m'ont apporté dans mes
recherches.
Il s'agit d'ailleurs d'hypothèses pour faire avancer le travail et non
d'une construction achevée sur la base de travaux qui auraient permis
de faire expérimentalement le tour des questions posées.
Mon projet n'est donc ni critique, ni doctrinaire; je verse simplement
au dossier une réflexion sur deux points : le cadrage épistémologique,
accroché au concept « d'idéologie », et la stratégie de la recherche comme
franchissant des obstacles par une dialectique opérationnalisation-inter-
prétation (1).
I. — Le cadrage épistémologique

L'objet exploré est défini par Guy Michelat comme étant les « systèmes
de valeurs, de normes, de représentation, de symboles propres à une
culture ou à une sous-culture »; il s'agit, dit-il, des « idéologies » au sens
donné à ce terme par T. W. Adorno : « Une organisation d'opinions,
d'attitudes et de valeurs, une façon d'envisager l'homme et la société »; Henri
Raymond, auquel Guy Michelat se réfère comme ayant appliqué sur ce
point la conceptualisation d'Adorno, explicite cette terminologie dans

(1) Pour ce faire, je m'appuierai principalement sur trois textes, qui sont loin
de constituer l'ensemble de la littérature sur ces questions, mais qui ont l'avantage
de poser vigoureusement des problèmes essentiels, en balisant les champs épistémo-
logiques à explorer. Il s'agit de :
1° Piaget (Jean) : Introduction à V epistemologie génétique, Paris, Presses
Universitaires de France., 1950.
2° Althusser (Louis) : «Idéologie et appareils idéologiques d'Etat (Notes pour
une recherche) », La Pensée, 151, 1970, 3-38.
3° Baranger (Willy) : « Le moi et la fonction de l'idéologie », La Psychanalyse,
5, 1969, pp. 183-193.

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une étude sur l'habitat pavillonnaire : « L'hypothèse de base de notre


recherche était qu'il existait en France, chez les habitants de pavillons,
un système de relations entre éléments de l'habitat et représentations, tel
que le pavillon apparaissait comme le signifiant d'un mode de vie, d'une
représentation de la vie sociale et morale. Nous avons défini ce système
comme une idéologie, c'est-à-dire comme un ensemble organisé de
représentations (images du cycle de vie, de la famille, des relations sociales,
etc.) » (2).

1. — Délimitation de l'idéologie par rapport à la connaissance scientifique


Dans ses études d'épistémologie génétique, Jean Piaget nous propose
une mise en place du concept d'idéologie par rapport à celui de science.
« Entre la technique et la science, il y a un moyen terme, dont le rôle
a parfois été celui d'un obstacle : c'est l'ensemble des formes collectives
de pensée ni techniques ni opératoires et procédant de la simple
spéculation; ce sont les idéologies de tout genre, cosmogoniques ou théologiques,
politiques ou métaphysiques, qui s'étagent entre les représentations
collectives les plus primitives et les systèmes réflexifs contemporains les
plus raffinés. Or, le résultat le plus important des analyses sociologiques
conduites sur ce moyen terme, ni technique ni opératoire, de la pensée
collective, a été de montrer qu'il est essentiellement sociocentrique » (3) .
« Les représentations sociomorphiques (idéologiques) expriment la
manière dont les individus se représentent en commun leur groupe social et
l'univers, et c'est parce que cette représentation n'est qu'intuitive ou
même symbolique, et non pas encore opératoire, qu'elle est sociocentrique,
en vertu d'une loi générale à toute pensée non opératoire, qui est de
demeurer centrée sur son sujet (individuel ou collectif) » (4).
Cette conception de l'idéologie « met en évidence la dualité de pôles
entre une pensée dont la fonction est de justifier des valeurs et dont l'autre
est de dégager les relations entre la nature et l'homme » (5) . Jean Piaget
souligne donc l'un des traits constitutifs de l'idéologie : la fonction de
légitimation, tendant à « justifier des valeurs » qui « constituent les buts
des actions de l'homme en société ».
Ce cadrage de l'idéologie par rapport à la science nous renvoie à une
analyse sociologique de l'idéologie en tant qu' « expression conceptualisée
des valeurs auxquelles croient un ensemble d'individus (...). Une idéologie
obéit à des lois de conceptualisation spéciale, qui sont celles de la pensée
symbolique en général, mais d'un symbolisme collectif plus encore
qu'individuel : elle satisfait par la pensée des besoins communs, comme le rêve
et le jeu accomplissent les désirs individuels, et aboutit à une réalisation
des valeurs sous la forme d'un système idéal du monde, qui corrige
l'univers réel. Son symbolisme est donc nécessairement sociocentrique,
puisque sa fonction propre est de traduire en idées les aspirations nées

(2) Raymond (Henri) : « Analyse de contenu et entretien non directif : application


au symbolisme de l'habitat», Revue française de Sociologie, 9, (2) 1968, pp. 167-179.
(3) Ouvrage cité, pp. 241-242.
(4) P. 246.
(5) P. 253.

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des conflits sociaux et moraux, c'est-à-dire de centrer l'univers sur les


valeurs élaborées par le groupe ou par les sous-collectivités qui s'opposent
au sein du groupe social» (6).
Une idée avancée ici est particulièrement intéressante pour mon
propos : l'analogie entre le rêve comme tentative de réalisation des désirs
individuels et l'idéologie comme satisfaction par la pensée de besoins
communs. Ce parallélisme est un des principaux pivots articulant les plans
sociologique et psychanalytique à propos de l'idéologie.

2. — Place de l'idéologie dans les processus sociaux


Dès lors que l'objet visé est défini par référence à une « culture » et à
des individus « porteurs » de cette culture, voire la « concrétisant », il
s'agit maintenant de le situer dans chacun des deux champs épistémolo-
giques évoqués.
Sur le premier point, je considérerai la culture comme un aspect de
processus sociaux dans lesquels se jouent des relations entre groupes,
et d'abord des conflits. Le système de représentations et de valeurs
légitimées d'une façon groupo-centrique qu'analyse Jean Piaget est
essentiellement une armature cognitive et axiologique du groupe en concurrence
ou en lutte avec d'autres groupes.
Comment se joue ici la présence de l'individu comme partie prenante
dans les processus sociaux ? Certaines propositions de Louis Althusser
peuvent nous fournir une base de réflexion, notamment lorsqu'il définit
les rapports entre idéologie et individu sur le terrain de la praxéologie (7).
« L'idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs
conditions réelles d'existence ». « II n'est d'idéologie que par le sujet et pour des
sujets. » « La catégorie de sujet n'est constitutive de toute idéologie, qu'en
tant que toute idéologie a pour fonction (qui la définit) de 'constituer' des
individus concrets en sujets ». C'est au niveau de l'idéologie que se joue
ainsi la relation du système de représentations et valeurs subjectives
telles qu'elles fonctionnent chez l'individu.
Corrélativement, « l'idéologie a une existence matérielle » et « il n'est
de pratique que par et sous une idéologie ». C'est déjà ce que montrait
Jean Piaget à propos de la fonction de justification des valeurs : « Ces
valeurs constituent les buts des actions de l'homme en société, et les
relations objectives entre l'homme et la nature sont connues seulement par
l'intermédiaire de telles actions (...). Au total, l'analyse sociologique de
la pensée collective conduit bien à la distinction de trois et non pas de
deux systèmes interdépendants : les actions réelles, qui constituent
l'infrastructure de la société; l'idéologie qui est la conceptualisation symbolique
des conflits et des aspirations nés de ces actions; et la science qui prolonge
les actions en opérations intellectuelles permettant d'expliquer la nature
et l'homme, et décentrant celui-ci de lui-même pour le réintégrer dans
les relations objectives qu'il élabore grâce à son activité» (8).

(6) P. 253.
(7) Article cité, pp. 24 et sq.
(8) Ouvrage cité, p. 253.

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3. — Place de l'idéologie dans les processus subjectifs individuels


Willy Baranger propose une approche psychanalytique de l'idéologie
qui a l'avantage de se garder des mirages d'une explication reposant sur
l'hypothèse — explicite ou non — d'un inconscient collectif (9) . « Comme
le moi d'un être humain civilisé s'exprime dans des attitudes idéologiques
déterminées, l'idéologie du patient devient 'matériel analytique' (...). H
remplit une fonction dans l'équilibre psychique. Sa fonction et son rapport
avec le moi ne peuvent nous laisser indifférents. Nous recevons la
plupart du temps l'idéologie de l'extérieur (par identification introjective).
L'idéologie a donc un premier mode d'existence — anthropologique ou
sociologique — que nous laisserons de côté comme échappant à
l'observation psychanalytique directe » (10) .
Dans cette perspective, Willy Baranger prend le concept ď « idéologie »
dans un sens qui englobe la connaissance scientifique, en vertu de deux
principes : « Les mêmes mécanismes agissent dans l'élaboration
idéologique, qu'elle soit 'valable' ou 'erronée' et 'névrotique'. Les fantasmes
et les objets primitifs continuent à être présents et actifs dans les
systèmes idéologiques les plus abstraits et les plus 'objectifs'» (11). On
comprend en effet que la façon dont un individu metabolise psychiquement
des informations scientifiques met en jeu le champ de l'inconscient, de
sorte que ce domaine de la connaissance relève d'une analyse des « aspects
subjectifs de cette idéologie dans ses rapports avec le moi » (12).
Toutefois, une distinction essentielle doit intervenir avec le concept
ď « illusion » au sens freudien : « Nous appelons illusion une croyance
quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d'un désir est pré-
valente » (13) . « Ces idées (religieuses) , qui professent d'être des dogmes,
ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion :
elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus
forts, les plus pressants de l'humanité; le secret de leur force est la force
de ces désirs » (14) .
C'est une telle distinction que Didier Anzieu met en œuvre dans ses
recherches sur le travail psychanalytique dans les groupes, notamment à
propos de Г « illusion groupale » (15) , concept qu'il introduit parallèlement
aux catégories d'illusion répertoriées par Freud : les illusions religieuse,
artistique et idéologique. Or, il s'agit ici des divers systèmes de croyance
motivés par le désir plutôt que par l'expérience ou la réflexion ration-

(9) Sur le terrain particulier de la sociologie religieuse, j'ai essayé de montrer


que la psychanalyse éclaire les voies de la sociologie justement lorsqu'elle évite
de traiter la société comme un individu ou une collection d'individus : «
Psychanalyse et sociologie religieuses », Archives de sociologie des religions, 33, 1972,
pp. 111-134.
(10) P. 183.
Ш) P. 184.
(12) P. 184.
(13) Freud (Sigmund) : L'Avenir d'une illusion, Paris, Presses Universitaires de
France, 1971, p. 45.
(14) Freud (Sigmund) : ouvrage cité, p. 43.
(15) «De la méthode psychanalytique et de ses règles dans les situations de
groupe », Perspectives psychiatriques, 33, 5-14.

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nelle, ce qui correspond à l'opposition entre illusion et connaissance


scientifique.
Ce problème rejoint, d'un certain côté, celui des « décentrations » par
lesquelles Jean Piaget caractérise le technique et le scientifique, de même
qu'on ne peut pas mettre sur le même plan l'interprétation
psychanalytique d'un fantasme et celle d'une perception de la réalité. Corrélativement,
il ne faut pas perdre de vue que l'idéologie est, pour l'essentiel, inculquée
par les groupes aux sujets individuels.
En laissant de côté l'apprentissage de la science comme connaissance
et comme praxis, qui pose des problèmes spécifiques, je retiens la
définition de « l'idéologie » que formule Willy Baranger : « Tout système
d'idées abstraites (conscientes ou inconscientes), dont la fonction est de
rendre compte du réel et de l'action de l'homme sur ce réel » (p. 184) .
Mais j'y ajouterais la connotation de tentative de « réalisation des désirs
individuels » et de « satisfaction par la pensée des besoins communs »
évoquée par Jean Piaget.
Willy Baranger montre comment le processus s'agence psychanalyti-
quement : l'idéologie « a un contenu latent, c'est-à-dire qu'elle exprime
— comme le rêve, le jeu, le symptôme névrotique ou n'importe quel
phénomène mental — des fantasmes inconscients et des relations objectales.
Freud a montré que le moi acquiert son idéologie dans une suite
d'identifications introjectives, c'est-à-dire qu'elle est elle-même vécue comme un
objet, qu'elle représente une série d'objets introjectés. Nous pensons que
l'idéologie représente une tentative du moi d'intégrer ces fantasmes
inconscients et ces relations objectales dans un 'monde' plus ou moins
conforme à la 'réalité' » (16) .
Sans entrer dans le détail du processus, il faut repérer son noyau :
« 'l'idéologie' représente l'effort maximum du moi pour transformer son
surmoi en idéal du moi, et accepter certains aspects du ça pour les intégrer
dans le monde » (17) .
Dès lors, l'idéologie se situe exactement à l'interface des deux champs
épistémologiques constitués par la praxéologie sociale et par la subjectivité
individuelle.

4. — L'articulation entre les deux plans où se joue l'idéologie


Loin de dissoudre le social et le psychisme individuel dans un cultu-
ralisme où ils apparaîtraient mal différenciés et s'expliquant
réciproquement d'une façon circulaire, une telle conception permet de faire jouer à
fond les processus sociaux comme tels, à partir de leur base matérielle et
jusqu'au niveau des individus comme acteurs de cette praxis, en même
temps que reste entière la place des processus de la subjectivité tels
qu'ils se déroulent au long de la biographie d'un individu déterminé. Un
système idéologique qui contribue à « la reproduction de la qualification
de la force de travail» (18) en «assujettissant les individus» à ce pro-

(16) P. 185.
(17) P. 193.
(18) Althusser (Louis) : article cité, p. 7.

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cessus social peut être en même temps modulé dans psychisme singulier
comme expression de fantasmes inconscients et de relations d'objet.
La distinction et l'articulation entre ces deux plans est précisément
ce qui définit l'idéologie, dans la perspective où je me place ici.
J'ai essayé de serrer le problème à propos d'une sphère particulière de
l'idéologie : la religion (19), ce qui me conduit à préciser mes hypothèses
dans une définition de celle-ci : 1) la religion est une institution sociale
reposant ouvertement sur le recours à une affirmation d'un « au-delà »,
(au-delà des déterminations concrètes qui limitent tout sujet) avec les
affects, les représentations, les pratiques et les normes correspondant, ce
qui permet de proposer aux sujets individuels une satisfaction de leurs
désirs qui échappe au contrôle exercé par les processus secondaires (au
sens freudien); 2) l'emprise de la religion s'ancre dans l'interface entre
le renforcement qu'elle procure aux idéologies des groupes les plus
divers et le langage de désir qu'elle tient aux sujets individuels : ce
dispositif capte l'adhésion des individus à des stratégies sociales dont la
nature déterminée est ainsi occultée aux yeux des acteurs eux-mêmes,
et il légitime socialement chez ces mêmes individus des processus
psychiques qui, sans cela, seraient tenus par les instances de contrôle social
pour un refus pathologique de la réalité.
Lors même qu'une idéologie ne postule pas un au-delà de nature
religieuse, elle met en forme une « relation imaginaire des individus à
leurs conditions réelles d'existence » et les constitue ainsi dans leur
dimension subjective au sein des processus relevant de la praxéologie sociale
(en ce sens que la religion est seulement un cas particulier — et limite —
de l'idéologie) . Comme l'écrit Guy Michelat : « C'est parce que ces modèles
sont intériorisés par chaque individu qu'ils peuvent jouer un rôle explicatif
des comportements sociaux ».
Si elle est bien l'articulation que je cherche ici à caractériser, il va être
possible de situer l'entretien non directif comme instrument de
l'investigation sociologique à l'interface des deux champs.

II. — La stratégie de la recherche

La stratégie dont il s'agit n'est autre que celle dont Guy Michelat
fait une présentation circonstanciée; mon propos est d'examiner la façon
dont sa méthodologie peut être reliée à la mise en place conceptuelle
que je viens d'esquisser. La difficulté est d'atteindre des processus qui
peuvent être directement observés seulement chez des sujets individuels,
qui font l'objet d'une censure au sens psychanalytique, et qu'il s'agit
d'étudier en tant que phénomènes sociaux.
Cet ensemble de contraintes fait de l'entretien non directif un des
instruments les plus efficaces pour franchir les obstacles épistémologiques,
mettre en œuvre une opérationnalisation et rendre possible une
interpénétration.

(19) « Psychanalyse et sociologie religieuses », Archives de sociologie des religions,


33, 1972, 111-134.

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1. — Les obstacles épistémologiques


Le premier obstacle est constitué par la censure chez le sujet. Sa
méconnaissance apparaît clairement dans de nombreuses enquêtes par
questionnaire où il est demandé à l'opinant de dire « pourquoi » il a telle conviction,
tel sentiment ou tel comportement : le plus souvent, la réponse est
présentée dans les résultats comme l'explication sociologique de Г « attitude ».
Pour être pertinente, une telle interprétation supposerait que le sujet
interrogé connaît cette explication, ce qui relève de « l'illusion de la
transparence » (20) .
Bien au contraire, rendant justice à Marx, Durkheim écrivait : « Nous
croyons féconde cette idée que la vie sociale doit s'expliquer, non par
la conception que s'en font ceux qui y participent, mais par des causes
profondes qui échappent à la conscience » (21) . Or, ce ne sont pas
seulement les explications de ses propres attitudes, voire le processus de sa
société qui échappent au sujet, mais également des pans essentiels de
l'idéologie qui l'anime. L'exhibition idéologique mystifie aussi facilement
le sociologue que l'individu interrogé.
Encore supposons-nous jusqu'ici une communication sans malentendu
entre le sujet et le chercheur. En fait, l'analyse des enquêtes sur
questionnaire montre là aussi que l'observation valide n'est pas si facile : mises
à part les ruses de l'inconscient et celles du sujet, les causes de distorsion
ne manquent pas dans l'échange entre le registre du questionneur et celui
de l'opinant, dès lors qu'on entre sur le terrain de l'idéologie.
Enfin, la visée du chercheur lui-même comporte une parallaxe
entraînant des biais systématiques. A cet égard, l'uniformité des énoncés dans
les questionnements et la présentation d'éventualités balancées avec soin
ne garantit justement pas que l'idéologie à l'œuvre du côté du chercheur
sera « neutralisée ». Au surplus, il n'existe pas en ce domaine d'instrument
amorphe.
Pour nous en tenir à ces trois obstacles, je ne pense nullement que les
entretiens par questionnaire soient sans validité, ni que le non-directif
constitue une clef d'or. Simplement, je procède au repérage des obstacles
pour cadrer l'utilisation de la seconde méthode.

2. — L'opérationnalisation
J'appelle « opérationnalisation » une démarche stratégique allant dans
le sens théorie-empirie pour aboutir au recueil de données pertinentes;
le mouvement inverse est une « interprétation », pour aboutir à la validation
ou à l'invalidation de la problématique posée par hypothèse.
Dans l'utilisation de l'entretien non directif, il faut d'abord dissiper

(20) Voir Bourdieu (Pierre), Chamboredon (Jean-Claude) et Passeron (Jean-


Claude). Le métier de sociologue, Paris, Mouton, Bordas, 1968, Livre I, pp. 37-41,
qui montrent la convergence de Durkheim, Marx et Weber sur le principe de la
« non- conscience ».
(21) Compte rendu de Labriola, A., «Essais sur la conception matérialiste de
l'histoire, Revue philosophique, 44, 1897, p. 648, cité par Bourdieu (Pierre),
Chamboredon (Jean-Claude) et Passeron (Jean-Claude), ouvrage cité, p. 38.

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le mirage de la pure exploration : rien ne permet de faire l'économie d'une


problématique, puis d'une adéquation de la consigne et de l'échantillonnage
aux hypothèses qui monnayent cette problématique. Ceci vaut même en
premier lieu pour le choix entre le questionnaire et le non-directif.
Guy Michelat postule que, dans le champ idéologique, « ce qui est
d'ordre affectif est plus profond, plus significatif et plus déterminant que
ce qui est intellectualisé », en ce sens que la relation est plus étroite
avec « les comportements de l'individu ». Peut-être faudrait-il nuancer
ce blocage de « l'affectif » avec le « profond », sous peine de manquer
un des traits essentiels de l'idéologie. En effet, ce que le sujet présente en
surface dans sa réponse à la demande de l'enquêteur comporte des aspects
affectifs aussi bien que cognitifs ou comportementaux, tous aspects
fortement stéréotypés et rationnalisés. Ici dessous se poursuit un processus dans
lequel les idées ont largement leur part, comme le montre Willy Baranger.
Ce niveau « profond », invisible à l'observateur pressé, est celui où
s'articulent précisément le jeu des forces sociales à l'œuvre dans l'individu
sans que celui-ci le sache comme acteur social, et le jeu de la subjectivité
dont la partie consciente est seulement l'émergence du sommet de l'iceberg.
D'où la nécessité de « faire assumer par la personne interrogée le
rôle d'exploration » et de provoquer des bulles qui crèveront la surface
grâce à l'allégement du contrôle social et de la censure psychique.
L'entretien non directif sert alors de révélateur pour des processus qui ne sont pas
seulement affectifs, mais qui sont idéologiquement plus déterminants que
ceux que le sujet présenterait dans un discours « de surface ».

3. — L'interprétation
Le but est d'explorer l'interface socio-psychanalytique en restant du
côté de la sociologie. Le chercheur se gardera donc de toute ambition
thérapeutique et même de la tentation que constituerait une psychanalyse
du sujet interrogé, voire une simple « analecture » (22). Le déchiffrement
de l'entretien est orienté vers des processus sociaux qui se révèlent dans
le contenu idéologique latent chez la personne interrogée et à travers
l'ensemble du corpus.
Prenons l'exemple d'une attitude profondément raciste détectée sous
un discours humaniste. Le psychanalyste interprétera ce trait en fonction
du conflit œdipien, du destin des pulsions, etc. Le sociologue cherchera
comment la vision raciste de l'altérité s'organise avec les autres
caractéristiques idéologiques du sujet et dans les divers entretiens, de façon à
expliquer le fonctionnement de l'idéologie raciste comme fait social; c'est
pourquoi Guy Michelat parle de reconstituer les « modèles culturels » à

(22) Voir: Bellemin-Noel (Jean). «Analectures de Jules Verne», Critique, 26,


1970, pp. 692-704 : « II ne s'agit pas, sous ce titre, d'amorcer une lecture
psychanalytique des ouvrages (...) d'un écrivain au sens où l'on se préoccuperait de reconstituer
l'inconscient d'un homme : il ne s'agit pas non plus de chercher, sur la lancée
de Charles Mauron, dans quelle mesure on peut parler de l'inconscient d'une
œuvre, de décrire les obsessions ou les « mythes personnels » qui semblent se
placer au centre d'une thématique. On dirait volontiers qu'il s'agit de déchiffrer
dans quelques textes, choisis pour leur caractère apparemment anodin, quelque
chose comme l'émergence de l'inconscient» (p. 692).

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partir des « applications particulières » d'une culture constituées par des


entretiens où chaque sujet aura exprimé ce qui lui est personnel.
La phase de lecture des entretiens pour mettre à jour les modèles
culturels latents exige techniquement une attitude que Guy Michelat décrit
par analogie avec l'« attention flottante » des psychanalystes et par
opposition à l'emploi du questionnaire fermé. Cette démarche correspond à
une stratégie de retardement de la catégorisation : dans l'opérationnalisa-
tion, on ne présente pas au sujet une grille classificatoire préétablie dans
laquelle il devrait se caser (questions fermées) , mais une consigne qui
focalise son attention sur un champ assez large et non structuré; dans
l'interprétation, on ne fait pas fonctionner une grille classificatoire établie sur
un échantillon du corpus et dans laquelle il faudrait caser les éléments
manifestes du matériel (analyse de contenu « classique ») mais on
s'imprègne d'un discours dont les articulations latentes apparaîtront grâce
au caractère très progressif et tâtonnant de la catégorisation.
Ce retardement a pour fonction d'atténuer l'effet d'écran mystificateur
produit par les classifications que leurs idéologies respectives imposent
au sujet et au chercheur à la surface de leurs discours.
L'avantage ainsi acquis se paie par une difficulté spécifique à contrôler
la validité et la fidélité des résultats obtenus.
L'entretien non directif n'est certes pas une baguette magique assurant
le décryptage objectif des processus idéologiques. Il permet toutefois de
définir une stratégie de recherche tenant compte de la position épistémo-
logique du concept d'idéologie.
A cet égard, la méthodologie exposée par Guy Michelat constitue une
des principales voies de l'investigation du niveau « culturel » à l'interface
sociologie-psychanalyse.
Pour aller au bout de l'interprétation sociologique, ce niveau « culturel »
est à son tour une étape vers l'explication par les forces sociales qui
animent tout le processus.
Jacques Maître
Centre national
de la recherche scientifique, Paris.

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