Valérie Da Costa

Vue de l’exposition de Pino Pascali à la 34e Biennale de Venise, 1968, au sol : Stuoia o Tela di Penelope [Tapis ou Toile de Pénélope], de g. à dr. : Ponte levatoio [Pont-levis], Le penne di Esopo
[Les plumes d’Ésope, reproduit en 4e de couverture du présent numéro], Solitario, Liane, 1968, courtesy Fabio Sargentini-Archivio L’Attico

Valérie Da Costa
Pino Pascali :
l’eau, la terre, l’image
On date officiellement la naissance de l’Arte Povera
à l’automne 1967, avec l’exposition conçue par
Germano Celant à la galerie La Bertesca (Gênes)
« Arte Povera – IM Spazio ». Mais parmi les expo-
sitions qui ont préfiguré cette aventure collective
qui fut moins un groupe qu’une situation artis-
tique dans l’Italie de la fin des années 1960, il en
est une quelque peu oubliée ou mise de côté, qui
a pourtant joué un rôle majeur, « Fuoco, Immagine,
Acqua, Terra ». Organisée en juin 1967 par Fabio
Sargentini dans sa galerie de Rome, L’Attico, elle
comptait les contributions des critiques et his-
toriens de l’art Maurizio Calvesi et Alberto Boatto.
Fuoco, Immagine, Acqua, Terra, quatre mots dont
les lettres, multipliées sur la couverture du catalogue,
résonnent des quatre « éléments » convoqués pour
cette exposition, qui réunit, en plus de Piero Gilardi
et Mario Schifano, certains artistes que Germano
Celant exposera quelques mois plus tard à Gênes :
Umberto Bignardi, Mario Ceroli, Jannis Kounellis,
Pino Pascali, Michelangelo Pistoletto. Calvesi et
Boatto consacrent chacun un texte à l’exposition,
intitulé pour le premier « Lo spazio degli elementi » et
« Lo spazio dello spettacolo » pour le second. Tous
deux traitent de l’expérience particulière suscitée
Les Cahiers du Mnam 143 printemps 2018
Pino Pascali : l’eau, la terre, l’image
par chacune des créations. Pour celles de Bignardi,
Schifano et Pistoletto, l’expérience de l’œuvre passe
par l’image, quand pour celles de Ceroli, Gilardi,
Kounellis et Pascali, la question posée est celle de
la représentation du réel, par la convocation, dans
certains cas, de matériaux premiers, comme l’eau,
le feu, la terre.
L’exposition de L’Attico réfléchissait à une dialec-
tique entre l’image et la réalité, la nature et l’artifice,
l’espace et l’environnement, la matière et la forme.
La nature était par exemple diversement interprétée
dans la série des Tapetti-natura (Tapis-nature) de
Gilardi – présentés pour certains, comme Caduta di
frutta (Chute de fruits, 1967), en rouleaux, comme les
peintures industrielles de Giuseppe Pinot-Gallizio –
et dans les 9 metri quadrati di pozzanghere (9 mètres
carrés de flaques d’eau, 1967), première réalisation de
Pascali dans laquelle l’eau est introduite en tant que
matériau à part entière et qui était, dans l’exposition,
accompagnée de 1 metro cubo di terra, 2 metri cubi di
terra (1 mètre cube de terre, 2 mètres cubes de terre,
1967), faux volumes de terre accrochés au mur, au-
dessus de l’œuvre posée à même le sol.
La dimension primaire des œuvres, la relative
simplicité des matériaux choisis, la présence phy-
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Valérie Da Costa
Mario Schifano, photogrammes extraits de Made in U.S.A et Silenzio (1967, 16 mm, noir et blanc) projetés pendant l’exposition « Fuoco, Immagine,
Acqua, Terra » (Rome, L’Attico, juin 1967), courtesy Fabio Sargentini-Archivio L’Attico
sique qu’induisaient certaines réalisations, et, en
définitive, la rencontre entre l’espace des éléments
et celui du spectacle, au moment où le livre du phi-
losophe américain John Dewey, Art as Experience
est réédité en Italie 1 et circule dans les sphères
artistiques, ont construit cette réflexion artistique
partagée par plusieurs artistes et qui n’était pas
encore nommée « Arte Povera ». Le terme a été trouvé
quelques mois plus tard par Celant, en référence, on
le sait, au théâtre pauvre, théorisé par le metteur en
scène polonais Jerzy Grotowski2 , dont les écrits sont
largement diffusés en Europe en ces années. Celant
s’y réfère dans le texte de présentation de l’exposition
« Arte Povera - IM Spazio » :
Rien ne se passe sur l’écran, un homme dort pen-
dant douze heures, rien ne se passe sur la toile, réduite
à la toile ou au cadre, la mer est faite d’eau bleue, une
glace fond et deux cerises produisent un bruit assour-
dissant dans leur chute, le feu est fait d’une flamme
de gaz, un drame est fait de gestes et de mouvements
mimétiques, un sol est un morceau de carrelage, à net-
toyer régulièrement, un tas est fait de tubes d’Eternit
40
superposés les uns sur les autres, la pièce est faite et
résonne aux quatre angles. Voici la description d’un
film de Warhol, d’une toile ou d’un cadre de Paolini,
d’une sculpture de Pascali, d’un film d’Andersen, d’une
fleur de Kounellis, d’un texte théâtral de Grotowski ou
de Ricci, d’un environnement spatial de Fabro, d’une
sculpture de Boetti, d’un « périmètre d’air » de Prini. Que
se passe-t-il ? La banalité entre dans le champ de l’art.
L’insignifiant commence à exister, voire à s’imposer. La
présence physique, le comportement dans leur être
et existence, deviennent art. […] Ils renoncent, inten-
tionnellement, à toute complication rhétorique, à toute
convention sémantique, ils veulent seulement consta-
ter et enregistrer, non plus l’ambiguïté du réel, mais
son univocité. Ils éliminent de la recherche tout ce qui
peut sembler réflexion et représentation mimétique,
habitude linguistique, pour aboutir à un type d’art que,
pour emprunter un terme aux hypothèses théâtrales
de Grotowski, nous nous plaisons à appeler pauvre3 .
C’est essentiellement entre les artistes actifs
à Turin et ceux vivant à Rome que les échanges se
mettent en place avant même la naissance de l’Arte
Les Cahiers du Mnam 143 printemps 2018
 Pino Pascali : l’eau, la terre, l’image

Povera. Plusieurs initiatives sont à noter : la création

du Deposito d’Arte Presente à Turin (1967-1969), lieu
autogéré par des artistes et dont Piero Gilardi est
l’un des instigateurs avec, entre autres, Michelangelo
Pistoletto, Gilberto Zorio et Alighiero Boetti. « Le
Deposito d’Arte Presente est né en 1967, raconte
Gilardi, financé notamment par le collectionneur
Marcello Levi et Gian Enzo Sperone. J’en ai été l’un
des fondateurs. Il s’agissait d’un ancien garage mis
à disposition pour de jeunes artistes (Michelangelo
Pistoletto, Mario Merz, Alighiero Boetti, Giovanni
Anselmo…), qui est devenu un espace alternatif.
Quand l’un de nous avait fini un travail, il l’exposait
dans cet espace. Tous les samedis, on se retrouvait
là, comme une communauté artistique, pour discuter
du travail des uns et des autres. Pino Pascali venait
régulièrement de Rome en moto pour participer à
ces moments. Il y a exposé l’un de ses canons puis
ses Bachi da setola. C’est Michelangelo Pistoletto qui
faisait le lien avec Rome. Jannis Kounellis et Renato
Mambor y ont aussi exposé. Cela a été un foyer artis-
tique et culturel très fort, qui a duré jusqu’en 1968 4 . »
Il faut citer également les expositions « Arte abita-
bile » en juin-juillet 1966 à la galerie Sperone (Turin), Jannis Kounellis, Margherita con fuoco [Marguerite avec feu], 1967, vue
de l’exposition « Fuoco, Immagine, Acqua, Terra » (Rome, L’Attico, juin
qui avait réuni Anselmo, Gilardi, Merz, Pistoletto et 1967), courtesy Fabio Sargentini-Archivio L’Attico
Gianni Piacentino, et l’exposition de la série Armi de
Pascali, montrée, par l’intermédiaire de Pistoletto,
chez Gian Enzo Sperone en janvier 19665 . C’est à cette utilisée à son maximum en se déconnectant de l’objet.
occasion que Celant découvre le travail de Pascali, Plus le sujet est entouré de cette épaisseur rhétorique,
lequel présente de fausses armes faites d’objets plus c’est important pour moi de « le récupérer ». […]
récupérés (carburateur de voiture, tube hydraulique, Je pense que le problème consiste à repenser l’image
roues de camion, pistons, etc.) et, pour les parties de ces attributs ou symboles en les reliant à cette
manquantes, d’éléments en métal ou en bois, le tout présence de l’objet. C’est pourquoi, par mon action de
assemblé et peint en vert kaki militaire afin de suppri- sculpteur, je cherche à récupérer l’image de consom-
mer tout effet d’hétérogénéité des matériaux et créer mation du canon et de la bombe. C’est cette présence
une image, celle d’une arme véritable, en réalité une de l’objet qui m’intéresse. canon = c+a+n+o+n / bombe
sculpture. En vue de cette exposition, Pascali avait = b+o+m+b+e. Comme un mot est fait de tant de lettres,
écrit un ensemble de considérations, non publiées mes armes sont faites de tant d’objets. […] Enfin, pour
de son vivant, dans lesquelles il revenait sur la notion supprimer les différents aspects de tous ces objets,
d’« image », au centre de sa réflexion sur la sculpture : pour réaliser une image d’une seule unité, je les peins
Dans une civilisation de consommation, les images avec cette peinture standard de couleur « kaki-olive »
ressemblent (faussement) à des symboles et créent qui est utilisée par l’armée. Plus ils semblent vrais, plus
ce phénomène typique que je définis comme « rhéto- la mystification est réussie6 .
rique de l’image ». C’est la raison pour laquelle j’ai choisi Quelques mois plus tard, en novembre 1966 à
le « canon », la « bombe », les armes. Il existe toute une Rome, au moment de la première exposition per-
représentation symbolique que la peinture figurative a sonnelle de Pascali chez Fabio Sargentini (« Pino

Les Cahiers du Mnam 143 printemps 2018 41

Valérie Da Costa

Pino Pascali, Mare [Mer], 1966, toile peinte en blanc tendue sur une armature en bois, 25 éléments, 600 x 400 x 25 ; à l’arrière-plan : Fulmine [Foudre],
1966, Delfino [Dauphin], 1966, 2 versions, vue de l’exposition exposition « Pino Pascali, nuove sculture », Rome, L’Attico, 1966, photo © Oscar Savio,
courtesy Fabio Sargentini-Archivio L’Attico

Pascali, nuove sculture 7 »), Celant écrit à Pascali
pour lui proposer d’exposer ses dernières œuvres
à La Bertesca : « Cher Pascali, j’ai eu connaissance
de ta récente exposition personnelle à L’Attico et
je t’écris immédiatement pour t’inviter à présenter
tes dernières œuvres dans une nouvelle galerie de
Gênes, La Bertesca ; galerie dont on a parlé à l’occa-
sion de ton exposition chez Sperone . » Cette expo- 8 images de la nature, images de formes animales
sition n’aura finalement pas lieu, mais les œuvres
de Pascali occuperont la galerie parmi celles des
artistes présents l’année suivante dans l’expo-
sition « Arte Povera – IM Spazio ». Celant conçoit
celle-ci en confrontant deux expressions : « Arte
Povera », qui rassemble Boetti, Fabro, Kounellis,
Giulio Paolini, Pascali et Emilio Prini et « IM Spazio9 »,
avec Umberto Bignardi, Mario Ceroli, Paolo Icaro,
Renato Mambor, Eliseo Mattiacci et Cesare Tacchi.
À la galerie L’Attico, à l’automne 1966, Pascali
avait exposé une nouvelle série de sculptures, la
plus importante qu’il ait réalisée, et qu’il va nommer
les finte sculture (fausses sculptures). D’une struc-
ture incroyablement légère, elles sont faites en toile
peinte en blanc, ou plus rarement en noir, tendue sur
une armature en bois. Elles évoquent des images :
tronquées, découpées, fantomatiques. Pascali réa-
lisait là un merveilleux pied de nez à l’histoire de
la sculpture, lui qui n’avait pas hésité à nommer le
premier élément de cette série Decapitazione della
scultura (Décapitation de la sculpture, 1966). Dans
un long entretien, accordé au printemps 1967 à la
critique Carla Lonzi et publié dans la revue marcatré
en juillet 1967, Pascali dit au sujet de ces réalisations :
« Moi, je feins de faire des sculptures, mais elles ne

42 Les Cahiers du Mnam 143 printemps 2018


doivent pas devenir les sculptures qu’elles feignent
d’être : je veux qu’elles deviennent quelque chose de
léger, qu’elles soient ce qu’elles sont, ce qui n’explique
vraiment rien. […] Elles sont de la toile tendue sur du
bois et ressemblent étrangement à des sculptures, à
des images que nous avons à l’intérieur de nous. Moi,
c’est vraiment cela qui m’intéresse10 . » C’est probable-
ment cette réflexion sur l’image qui a intéressé Celant
mais non ce que développe Pascali dans sa mer de
tissu (Mare, 1966), qui sature l’espace de la galerie
L’Attico, empêchant les visiteurs d’entrer dans la salle,
ou les décapitations d’animaux (Decapitazione delle
giraffe, 1966), que l’artiste présente comme de véri-
tables environnements, proches de scénographies,
d’« espace du spectacle », notion directrice de son tra-
vail à la différence d’autres artistes de sa génération
chez qui l’œuvre n’est pas (encore) envisagée comme
une expérience pleinement environnementale. Celant
s’intéresse surtout aux œuvres réalisées avec de
la terre : 1 metro cubo di terra, 2 metri cubi di terra
(1967). Chose pour le moins surprenante, ce sont
ces œuvres-là qu’il montre chaque fois lors des pre-
mières expositions historiques de l’Arte Povera : à La
Bertesca en 1967, à la galerie De’Foscherari (Bologne)
en 196811 – où Boetti expose son affiche (Manifesto),
dont le mystère est demeuré entier (Pascali partage
du reste avec Boetti deux de ces mystérieux sym-
boles carrés) –, puis au Centro Arte Viva (Trieste)12 ,
où Celant montre uniquement 1 metro cubo di terra13 .
À propos de Pascali, Celant écrit dans le cata-
logue d’exposition Arte Povera – Im spazio : « Les
cubes de terre et de mer de Pascali sont faits de terre
et d’eau. Ce sont des synecdoques naturelles d’un
monde naturel. C’est le naturel quotidien dépourvu
de son masque, violé dans son tabou de banalité,
mis à nu, et examiné dans son paradigme linguis-
tique14 . » Plus que pour un simple effet tautologique, il
importe surtout à Pascali d’utiliser ces matériaux non
pas tant pour leur seule qualité élémentaire que pour
reconstruire cette image de la nature qu’il cherche à
exprimer dans ses réalisations. 1 metro cubo di terra,
2 metri cubi di terra représentent deux volumes res-
pectivement d’un mètre et de deux mètres cubes de
terre, mais il ne s’agit en aucun cas d’un véritable
volume de terre car celle-ci ne fait ici que recouvrir
une légère construction en bois. Surprenante ironie
Les Cahiers du Mnam 143 printemps 2018
Pino Pascali : l’eau, la terre, l’image
de l’artiste qui une fois encore joue de cette notion
de « fausse sculpture » (finta scultura), concept qui
traverse tout son œuvre et le caractérise. Il inverse
ici les espaces (de la terre au mur et non au sol), lui
qui a souvent souhaité accrocher ses sculptures en
hauteur, comme les queues de cétacés qui accom-
pagnent Mare . Pascali relativise cette notion d’art
pauvre, où le matériau ne vaudrait que pour lui seul
dans une forme de conception autosuffisante de la
sculpture, il en déjoue les propriétés et ainsi la lecture
que nous ferions d’une œuvre entièrement en terre.
Que faut-il donc penser du fait que Celant choi-
sisse d’exposer toujours les mêmes œuvres de
Pascali ? Sont-elles celles qui répondent aux critères
et aux contours de l’Arte Povera perpétuellement
redéfinis par le critique ? Ou est-ce un choix délibéré
de la part de Pascali ? Cette dernière hypothèse
semble la moins probable, l’année 1967 demeurant le
moment le plus riche et le plus diversifié de la courte
carrière de l’artiste, qui meurt brutalement en sep-
tembre 1968, quelques mois après avoir inauguré son
exposition personnelle à la 34e Biennale de Venise. Il
recevra de manière posthume, ex æquo avec Gianni
Colombo, le prix de sculpture.
Pendant cette année 1967, Pascali travaille à un
grand nombre d’œuvres 15 de taille pour le moins
conséquentes, qui constituent le cycle appelé ele-
menti naturali (éléments naturels). Celui-ci intègre
les trois versions des Campi arati e canali di irri-
gazione (Champs cultivés et canaux d’irrigation),
Pino Pascali, 9 metri quadrati di pozzanghere [9 mètres carrés de flaques
d’eau], 1 metro cubo di terra, 2 metri cubi di terra [1 mètre cube de terre,
2 mètres cubes de terre], 1967, vue de l’exposition « Fuoco, Immagine,
Acqua, Terra » (Rome, L’Attico, juin 1967), courtesy Fabio Sargentini-
Archivio L’Attico
43
Valérie Da Costa

qui convoquent l’eau et la terre, 9 metri quadrati di

pozzanghere, Confluenze, Fiume a foce tripla, Botole
ovvero Lavori un corso, et surtout l’exemplaire 32 mq di
mare circa (32 m2 de mer environ), qu’il faut lier à son
attachement pour la Méditerranée, sa Méditerranée,
celle de sa région natale dans les Pouilles, dont il revi-
site les paysages maritimes. « Les prochaines choses
que je veux faire, sont des choses d’eau. Il se peut que
je ne les fasse jamais, mais en ce moment je veux
les faire. L’eau me fascine, elle devient comme un
miroir, elle a tant de choses, l’eau… Je voudrais faire
des flaques. Voyons jusqu’à quel point je pourrai me
servir d’elle et elle de moi, parce que si, ensuite, elle
se sert de moi, c’est fini », dit Pascali à Lonzi16 .
Pascali refait la nature, il la réinterprète et crée
une mer domestique et artificielle, qu’il construit à
partir d’une réflexion précise et en suivant un dessin
particulier. Intitulé Il colore dell’acqua di mare inteso
come plastica del liquido (La couleur de la mer envi-
sagée comme plastique du liquide) 17 et signé « G.
Pascali idraulico18 », ce dessin est une grille numéro-
tée à partir de laquelle il élabore les variations de cou-
leurs de la mer, depuis le vert et le bleu clair jusqu’au
bleu profond. 32 mq di mare circa est constituée de
trente vasques carrées en métal zingué, posées à
même le sol et remplies d’eau colorée à l’aniline ou
au bleu de méthylène, qui présentent une gradation
de bleus. L’ensemble occupe une surface de trente-
trois mètres carrés, et non trente-deux comme le titre
l’indique, justement nuancé du mot circa. La concep-
tion de l’œuvre est résolument anthropomorphique.
Les trente-deux mètres carrés font référence à l’âge
de l’artiste, 32 ans lorsqu’il réalise cette œuvre, à
l’époque où son contemporain Luciano Fabro réalise
quant à lui son In Cubo (1966), à ses mensurations.
Comme celle de Fabro, l’œuvre de Pascali est
montrée lors de la première grande exposition
d’installations en Italie « Lo spazio dell’immagine »
(Foligno, Palazzo Trinci, 2 juillet-1er octobre 1967). Elle
occupe alors la totalité de la salle où elle est expo-
sée, offrant cette particularité de laisser le visiteur
à l’extérieur de l’œuvre. Mais Pascali, en donnant
la sensation d’être face à une étendue d’eau, crée
cependant un magnifique effet de présence de l’eau
et propose d’expérimenter son pouvoir réfléchissant
spatialement : non en nous plaçant au centre, mais
Pino Pascali, 32 mq di mare circa [32 m2 de mer environ] (détail), 1967, vue
de l’installation à la Fondazione Museo Pino Pascali (Polignano a Mare),
2014, photo © Cosmo Laera
en canalisant nos déplacements autour de l’instal-
lation. Ce qui permet de mieux en comprendre le dis-
positif non pas extensif mais contenu par la grille que
dessinent les vasques. Pascali précisera au sujet de
ses réalisations en eau et en terre : « J’ai décidé d’utili-
ser les éléments les plus simples qui existent, l’eau et
la terre. J’espère avoir un jour un morceau de terre qui
se reflète dans la mer19 . » Dans de nombreuses notes
manuscrites20 , écrites sous une forme poétique entre
le printemps 1967 et l’été 1968, Pascali revient sur la
puissance imaginative de ces éléments thématisés
à l’époque dans ses sculptures :
Toute l’histoire à créer, de temps en temps je piétine
la véritable terre avec mes pieds / l’eau de pluie recouvre
mes empreintes le reflet du soleil m’aveugle scintillant
en / mille points mille points iridescents scintillent sur
les paupières closes de mes yeux. / La terre se reflète
dans l’eau / les vraies transparences / les fausses trans-
parences / l’eau monte / l’enveloppe de l’eau / la couleur
de l’eau comme profondeur plastique / l’eau recouvre /
quadrillage mental / blanc vert bleu / soleil eau. 
Cher Mario / la couleur / l’eau / la terre / un champ
cultivé sur une colline / un champ labouré / un champ
en friche / un champ brûlé par le soleil / un champ
mouillé par la pluie/ le sol mouillé / les flaques sur la

44 Les Cahiers du Mnam 143 printemps 2018


Pino Pascali sous son œuvre Vedova blu (Veuve bleue, 1968, fourrure synthétique sur structure en bois, Ø 280), lors de l’exposition « VI Rassegna di arti
figurative di Roma e del Lazio », Rome, Palazzo delle Esposizioni, 1968, photo © Claudio Abate / Archivio Abate
route/ l’eau de mer/ le coucher du soleil sur la mer / les
quatre cinq couleurs fondamentales de l’eau / les cas-
cades d’eau colorée / les petits lacs / des mètres carrés
de terre / des mètres cubes de terre / des mètres cubes
d’eau / des mètres cubes de terre / le cube bleu poilu /
le cube poilu.
Ainsi ces mers d’eau, fleuves, flaques de boue,
champs cultivés, qui occupent cette année 1967, se
déploient-ils tous au sol, à partir d’une construc-
tion géométrique, horizontale et modulaire, que
Maurizio Calvesi nomme justement « structures du
primaire » (strutture del primario), appellation qui peut
également s’appliquer aux faux cubes de terre qui
recueillent l’attention de Celant.
En transformant la ville en un laboratoire de réa-
lisations et d’actions, l’exposition « Arte povera più
Azioni povere », qui se tient entre le 4 et le 6 octobre
1968 à Amalfi, inaugure un autre moment important
de ces années historiques du mouvement. Décédé
quelques semaines plus tôt, le 11 septembre 1968 à
Rome, Pascali en est le grand absent, mais Celant
Les Cahiers du Mnam 143 printemps 2018
Pino Pascali : l’eau, la terre, l’image
expose sa Vedova blu (Veuve bleue, 1968) dans les
anciens arsenaux de la ville. En plus de la longue
liste d’artistes italiens (Anselmo, Boetti, Camoni,
Fabro, Icaro, Kounellis, Lista, Marotta, Martelli, les
Merz [Mario et Marisa], Paolini, Piacentino, Pistoletto,
Zorio), on compte parmi les artistes participant à
cette manifestation Jan Dibbets, Richard Long et Ger
Van Elk. Ils sont invités par l’intermédiaire de Gilardi,
qui, alors correspondant pour la revue Flash Art, les
a rencontrés lors de son tour des ateliers et des gale-
ries européennes (et américaines)21 . L’Arte Povera
s’internationalise. L’œuvre de Pascali, envoyée par
son galeriste Fabio Sargentini 22 , est une énorme 23
araignée en fourrure synthétique bleu électrique. Il
l’a réalisée en 1968, période où l’artiste introduit ce
tout nouveau matériau – déjà utilisé en Italie dans
le design par le collectif Archizoom – dans ses réa-
lisations, comme Pelle conciata , Pelo, Contropelo,
Solitario, Nido, celles qu’il choisit de montrer aux
côtés de ses œuvres en laine d’acier dans la salle
qui lui est consacrée à la Biennale de Venise.
45
Valérie Da Costa

Vedova blu avait été précédemment exposée
par Pascali à la « VI Rassegna di Arti Figurative di
Roma e del Lazio » (Rome, Palazzo delle Esposizioni,
1968). Une photographie de Claudio Abate montre
l’artiste en train d’effectuer une roulade sous sa
sculpture, comme s’il s’agissait pour lui, devant
l’œil du photographe, de livrer sa propre interpréta-
tion du tarentisme, croyance populaire du Salento,
étudiée par l’ethnologue Ernesto De Martino dans
son livre La terra del rimorso (1961)24 . De Martino y
analyse notamment les danses des tarentulés, qui
consistaient en partie à se contorsionner au sol .
À Amalfi, la présence de Pascali est remplacée par
celles des enfants jouant sous la Vedova blu, devenue
un énorme jouet (giocattolo) évoquant le souvenir de
sa présence parmi ses sculptures et l’hétérogénéité
de son œuvre.
Pascali est le seul artiste à n’avoir occupé que
les années historiques de l’Arte Povera car son
œuvre s’arrête brutalement, à la fin de l’été 1968. Il
appartient pleinement aux origines du mouvement,
à son historisation. Mais Pascali, protagoniste des
toutes premières expositions, est pourtant le grand
absent du premier livre, intitulé Arte Povera , que
Celant consacre à cette aventure italienne en lui
donnant une visée internationale – le livre paraît
en 1969 simultanément en Italie, aux États-Unis, en
Allemagne et en Angleterre 26 . Mort l’année précé-
dente, il n’est pas mentionné dans cet ouvrage, pour
lequel les artistes sont intervenus en proposant un
texte et une photographie de l’une de leurs œuvres.
Il aurait pourtant pu être indirectement présent, par
la reprise de certaines de ses déclarations, lui dont
le travail a été montré dès la première exposition de
Celant à Gênes en 1967. Pascali ne reviendra dans la
constellation celantienne qu’en 1970, lors de l’expo-
sition « Conceptual Art, Arte Povera, Land Art » (Turin,
Galleria Civica), où Celant présentait douze œuvres
de l’artiste27 comme s’il fallait lui redonner la place
quelque peu oubliée qu’il avait eu dans cette aventure.
Comme d’autres artistes italiens de sa génération,
Pino Pascali s’est trouvé étiqueté sous l’appellation
« Arte Povera », notion qui permet encore aujourd’hui
d’identifier son travail au sein de la scène internatio-
25 nale. Il est impossible de savoir si, par la suite, c’est-
à-dire au-delà de la période allant de 1967 à 1971,
années qui correspondent pour Germano Celant
aux origines du groupe 28 , l’artiste aurait accepté
cette « étiquette », ou s’il l’aurait refusée, comme
l’on fait d’autres artistes. Car la présence de Pascali
aux premières expositions collectives à la fin des
années 1960, période qui correspond à la mise en
place de cette identité artistique, coïncide avec les
débuts de son œuvre sculpturale. Sur cette ques-
tion, son avis nous manque et nous ne pouvons que
nous interroger sur le rattachement de son œuvre,
très hétérogène, à ce groupe, qui, au fil du temps, a
perdu sa spécificité originelle – définie par Germano
Celant à partir d’un dénominateur commun à l’aune
duquel il avait réuni certains artistes en 1967 –, à
savoir l’adéquation la plus simple entre un geste et
un matériau, voire une attitude et une forme. Une
aventure avant tout brève et générationnelle, comme
le dit Alighiero Boetti : « Si l’Arte Povera a existé, il
aura duré deux ans29 . » L’œuvre de Pino Pascali, elle,
« pauvériste » à ses heures, a duré quatre années.

Notes

Toutes les citations en italien
mentionnées dans ce texte ont
été traduites par l’auteur.
1. John Dewey, L’arte come esperienza
[New York, 1934], trad. en italien par
C. Maltese, Florence, Nuova Italia,
1951 (réédité en 1964 et en 1967).
2. Jerzy Grotowski, Vers un théâtre
pauvre [Prague, 1966], trad. de polonais
par C. B. Levanson, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1971 ; Towards a Poor Theatre,
Holstebro, Odin Teatrets Forlag, 1968.
3. L’exposition s’est tenue du 27
septembre au 20 octobre 1967.
Germano Celant, Arte Povera – Im
spazio, cat. d’expo., (Gênes, Galleria
La Bertesca, 27 sept.-20 oct.
1967), Gênes, Edizioni Masnata /
Trentalance, 1967, n. p ; republié
dans G. Celant, arte povera storia e
storie, Milan, Electa, 2011, p. 30.
4. Entretien de l’auteur avec
Piero Gilardi, le 8 novembre
2014, dans son atelier, à Turin.
5. Voir Valérie Da Costa, Pino Pascali :
retour à la Méditerranée, Dijon, Les
presses du réel, 2015, p. 68 sq.
6. Déclaration manuscrite de
Pino Pascali datant de 1966,
reproduite dans ibid. , p. 78-79.
7. L’exposition « Pino Pascali, nuove
sculture » s’est tenue en deux temps :

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 Pino Pascali : l’eau, la terre, l’image

la première partie du 29 octobre au
21 novembre 1966 et la deuxième du
21 novembre au 3 décembre 1966. Le
catalogue de l’exposition contient
des contributions d’Alberto Boatto,
Maurizio Calvesi et Vittorio Rubiu.
8. Lettre de Germano Celant à Pino
Pascali (15 novembre 1966) reproduite
et traduite dans son intégralité dans
V. Da Costa, Pino Pascali : retour à
la Méditerranée, op. cit. , p. 144.
9. Le diminutif « im » renvoie
au mot immagine (image).
10. « Discorsi : Carla Lonzi e Pino
Pascali », marcatré, no 30-33, juillet 1967,
p. 239-245 ; repris dans Autoritratto,
Bari, De Donato Editore, 1969 (réédition
Milan, et al. Edizioni, 2010, préface
de Laura Iamurri) ; édition française :
Carla Lonzi, Autoportrait, trad. de l’
italien par M.-A. Maire-Vigueur, préface
de Giovanna Zapperi, Zurich / Paris,
JRP|Ringier / La Maison rouge, 2012.
11. L’exposition s’est tenue du
24 février au 15 mars 1968.
12. 23 mars-11 avril 1968.
13. Il existe une deuxième version
de 1 metro cubo di terra, aujourd’hui
conservée dans la collection de
la Fondazione Prada (Milan).
C’est celle-là que Celant montre
lors de ses deux expositions.
14. G. Celant, Arte Povera – Im
spazio, op. cit. ; G. Celant, arte
povera storia e storie, op. cit. , p. 32.
15. Le catalogue raisonné des
sculptures de Pascali répertorie douze
œuvres réalisées pendant l’année 1967.
Voir Pascali. Catalogo generale delle
sculture dal 1964 al 1968 , Marco Tonelli
(dir.), Rome, De Luca Editori d’Arte, 2011.
16. « Discorsi : Carla Lonzi e Pino
Pascali », art. cité, p. 245.
17. Dessin publié avec l’article de
Maurizio Fagiolo dell’Arco, « Nuove
tecniche d’immagine », Bit, vol. 1,
no 4, juillet 1967, p. 17 ; reproduit dans
V. Da Costa, Pino Pascali : retour à
la Méditerranée, op. cit. , p. 169.
18. Pino est le diminutif de Giuseppe ce
qui explique le « G » dans la signature.
19. Umbro Apollonio et al. , Lo spazio
dell’immagine, cat. d’expo. (Foligno,
Palazzo Trinci, 2 juil.-1 oct. 1967),
Foligno / Venise, Palazzo Trinci /
Alfieri edizioni d’arte, 1967, p. 94.
20. Les photocopies de ces documents
manuscrits sont conservées à
l’Archivio bioiconografico de la Galleria
Nazionale d’Arte Moderna (Rome). Les
originaux, dont on ne connaît pas la
localisation, appartenaient à Lucia et
Franco Pascali, parents de l’artiste. En
1978, lorsque Lucia et Franco Pascali
ont donné les archives de leur fils à
la ville de Polignano, ces archives ont
été entreposées pendant plusieurs
années dans de mauvaises conditions
de conservation. Il est possible que
des documents aient disparu ou aient
été détruits à cette occasion. À ce jour,
leur localisation n’a pas été identifiée.
21. Voir le recueil d’écrits : Piero
Gilardi, La mia biopolitica, préface
de Tommaso Trini, Milan, Prearo
Editore, 2016 (à paraître en anglais
aux éditions JRP| Ringier, en 2018,
préface de Valérie Da Costa).
22. Voir V. Da Costa, Pino Pascali :
retour à la Méditerranée, op. cit. , p. 163.
23. Elle mesure 1 mètre 52 de haut
et son diamètre est de 2 mètres 80.
Collection MUMOK, Vienne.
24. Ernesto De Martino, La terra
del rimorso. Contributo a una storia
religiosa del Sud , Milan, Il Saggiatore,
1961 ; traduction française : La Terre
du remords [1966], trad. de l’italien
par C. Poncet, Le Plessis-Robinson,
Les Empêcheurs de penser en rond /
Éditions Institut Synthélabo, 1999.
25. J’ai développé cette question
dans le chapitre « Une œuvre
anthropologique : d’Ernesto De
Martino à Claude Lévi-Strauss »,
dans Pino Pascali : retour à la
Méditerranée, op. cit. , p. 209-229.
26. Livre édité, avec des variations de
titres, par Mazzotta à Milan, Praeger
Publishers à New York, Studio Wasmuth
à Tübingen et Studio Vista à Londres.
27. Parmi les œuvres montrées
et reproduites dans le catalogue
figurent : Cornice di fieno, Bacho da
setola, Liane, Arco di Ulisse, Penne di
Esopo, 32 mq di mare circa, Cannone
Bella Ciao, Requiescat, Coda di
cetaceo (deux), Teatrino, Pentola.
28. Dans le livre Arte povera storie e
protagonisti (Milan, Electa, 1985, p. 17),
Celant explique qu’à partir de 1971, au
moment de l’exposition « Arte Povera »,
au Kunstraum de Munich, il a souhaité
faire disparaître ce nom collectif,
désormais bien identifié artistiquement,
au profit d’une identification
personnelle des artistes. Il a décidé
ensuite de le reprendre dix ans plus
tard comme une notion historicisée en
regard de la création des années 1980.
29. G. Celant, arte povera storia
e storie, op. cit. , p. 278.

Valérie Da Costa est historienne et critique d’art. Elle est maître de conférences HDR en histoire de l’art
contemporain à l’Université de Strasbourg. Ses recherches portent notamment sur l’art italien de la seconde
moitié du xxe siècle. Elle est l’auteur d’études sur, entre autres, Lucio Fontana, Pino Pascali, Fausto Melotti,
Piero Gilardi, Marisa Merz, Fabio Mauri. Elle a dirigé le volume des Écrits de Lucio Fontana (Les presses du
réel, 2013), et est l’auteur de Pino Pascali : retour à la Méditerranée (Les presses du réel, 2015), Fabio Mauri : le
passé en actes (Les presses du réel, 2018).

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