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UFR de Philosophie
Mémoire de Master II
Guillaume CAULET
2016
Sous la direction de :
M. Marwan RASHED
Table des matières
Introduction..........................................................................................................................................1
A.Le Courage...................................................................................................................................2
A.1.Vices par excès – témérité, impavidité.................................................................................2
A.2.Vice par défaut : symétrie ou asymétrie ?............................................................................7
A.3.Symétrie ou asymétrie ?.......................................................................................................9
A.4.Le courage est-il une médiété ?..........................................................................................15
A.5.L'équivalence pragmatique comme critère d'unité.............................................................19
B.La Libéralité...............................................................................................................................22
B.1.Problème.............................................................................................................................22
B.2.Solution : dispositions principales et corrélatives..............................................................27
C.La Némésis.................................................................................................................................31
C.1.Problème.............................................................................................................................32
C.2.Solution de la Rhétorique...................................................................................................36
A.Interprétation..............................................................................................................................44
A.1.Le courage comme médiété double....................................................................................44
A.2.La « médiété » opposée à un seul vice (thèse de Ross)......................................................47
A.3.Le vice par défaut comme privation...................................................................................52
B.Critique.......................................................................................................................................57
B.1.Le problème des criteria moraux........................................................................................58
B.2.Le problème des vices absolus...........................................................................................62
B.3.La médiété : aspect objectif et aspect subjectif..................................................................66
B.4.La médiété comme détermination seconde........................................................................69
Conclusion..........................................................................................................................................72
Bibliographie......................................................................................................................................73
ABREVIATIONS ET CONVENTIONS
Abréviations :
Gauthier-Jolif pour le commentaire de R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif consacré aux quatre premiers
livres de l'Ethique à Nicomaque.
Les textes d'Aristote cités en français le sont dans l'édition Vrin ou dans l'édition de la
Pléiade pour les textes de la Rhétorique. Les textes des commentateurs qui n'ont jamais été traduits
en français le sont par nos soins. Sauf mention contraire, tous les mots soulignés au sein d'une
citation sont soulignés par nous.
REMERCIEMENTS
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PARTIE I. ETUDE DES VERTUS PARTICULIERES
A. LE COURAGE
On peut s'étonner en premier lieu qu'Aristote n'ait pas donné de nom à cet homme
qui est en excès par absence de peur, alors qu'il en donne un exprès à la disposition qui le
caractérise en tant qu'homme vicieux. Contrairement en effet à ce que suggère la
périphrase de Tricot (« par manque de peur »), Aristote emploie bien un terme propre pour
désigner cette disposition – l'aphobia –, de sorte qu'il serait plus exact de dire qu'un tel
homme pèche « par non-peur ». Dans son commentaire, Aspasius explique que le caractère
anonyme de l'homme n'est probablement qu'une lacune du langage liée au fait qu'il ne se
1 Nous parlerons indifféremment de la peur ou de la crainte pour désigner ce que Aristote appelle o phobos.
En revanche, nous parlerons constamment de l'audace pour traduire to tharros, réservant le terme
témérité pour désigner « l'excès d'audace ». Le terme tharros porte l'idée d'assurance ou de confiance en
soi, comme le montrent les traductions latines (confidentia) et anglaises (confidence).
2 EN, II, 7, 1107b1-4. (trad. Tricot).
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rencontre que rarement :
Mais de quelle façon dit-il qu'il n'a pas de nom, celui qui excède par
impavidité ? Puisque le vice est l'impavidité (aphobia), l'homme lui-même
est appelé impavide (aphobos) ; peut-être n'y avait-il pas de nom consacré
auparavant ; car puisque personne de cette sorte n'a été trouvé, aucun nom n'a
été donné au vice non plus.3
Il dit donc d'abord que le courage est une médiété pour ce qui est de la
crainte et de l'audace, en ce qu'elles regardent les dangers de mort. Mais de
ceux qui sont dans l'excès, celui qui est dans l'excès par le fait d'être
impavide (esse intimidum), qui manque même de crainte, n'a pas reçu de
nom, parce que cela arrive rarement.5
Bien que les mêmes choses ne soient pas redoutables pour tout le monde, il y
a cependant des choses que nous affirmons dépasser les forces humaines, et
qui sont par suite redoutables pour tout homme, du moins pour tout homme
3 Aspasius, 52, 1-4.
4 Intrepidus ou intimidus chez les commentateurs latins.
5 Saint Thomas, Opera Ominia, jussu Leonis XIII P.M. edita. Tomus XLVII, Sententia libri Ethicoruma,
cura et studio Fratrum praedicatorum. Volumen I,1969, Lectio 8, lignes 117-121, p. 103.
6 Anonyme, 135, 22-23.
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sain d'esprit.7
Il y a en somme une peur déraisonnable et, dans certains cas, une peur raisonnable.
L'homme courageux craint les événements qui ne sont pas en son pouvoir, car il sait qu'il
est vain de les affronter. L'impavide, ne faisant pas cette distinction, va au-delà de l'homme
courageux, ne craignant pas ce qu'il faudrait craindre, comme les catastrophes naturelles,
que Aristote prend pour exemple plus loin :
De tous ceux qui, en ce domaine, pèchent par excès, l'un pèche par manque
de peur (aphobia) et n'a pas reçu de désignation (…) ce pourrait être une
sorte d'être insensible s'il n'avait peur de rien, ni d'un tremblement de terre, ni
des vagues, comme on le raconte des Celtes.8
Celui qui fait preuve d'une telle absence de peur ne craint rien du tout, pas
même les dangers qui sont au-dessus de l'homme, comme les tremblements
de terre et les attaques de la foudre. De fait, pour la plupart des événements
le courageux aussi est sans peur9 ; mais celui que l'on classe sous ce vice,
saisi pour ainsi dire d'une sorte de folie, ne s'incline pas même devant ces
dangers qui dépassent la nature humaine.10
L'homme courageux est donc celui qui sait fuir face à un danger démesuré, tandis
que l'homme lâche fuit devant le moindre danger et l'homme impavide ne fuit jamais. La
différence d'avec le téméraire est plus subtile :
En outre le téméraire semble aussi sans peur, mais il y a une
différence ; car le téméraire en plus [de ne pas craindre] s'expose
volontiers aux dangers, alors que l'impavide n'est considéré tel que
dans la mesure où il ne craint pas. Le téméraire peut bien être sans
peur, mais l'impavide n'en est pas pour autant un téméraire c'est-à-dire
un « casse-cou »11.12
Quelqu'un peut être en défaut dans la peur qui, s'il n'est pas aussi en excès
dans l'audace15, tête la première dans les dangers, n'est pas d'emblée
téméraire mais seulement impavide16. Ainsi celui qui excède par impavidité
souffre pour ainsi dire d'un vice passif (vitium passivum) ; celui-là seul qui
excède aussi dans l'audace est appelé téméraire à cause d'un vice actif (vitium
activum).17
La deuxième édition de l'ouvrage (1848) dit plus directement : « L'un des deux
excès est lié à l'action, l'autre à la passion » (alter versatur in agendo, alter in patiendo).
Cette distinction, purement intentionnelle, n'implique aucune différence pratique entre
l'homme audacieux et l'homme sans peur. Extérieurement il n'est pas possible de distinguer
le téméraire de l'impavide, car ils ont le même comportement face au danger, affrontant
tous les dangers sans discernement.
En conclusion, Aristote distingue deux figures parmi ceux qui, dans le domaine des
périls de mort, pèchent par excès en affrontant des dangers qu'ils ne devraient pas : le
téméraire et l'impavide. La différence entre le téméraire et l'impavide tient davantage aux
motivations de l'agent qu'à l'action elle-même : goût du risque pour l'un (excès d'audace),
méconnaissance du danger pour l'autre (défaut de crainte).
Il faut donc qu'il y ait un lien entre l'excès de crainte et le défaut de peur. Dans le
texte aristotélicien, le participe présent en apposition (tôi phobesthai hyperballôn...tô
tharrein elleipôn) montre la concomitance entre ces deux dispositions c'est-à-dire aussi
leur caractère indissociable : mécaniquement, celui qui est dans l'excès de peur est aussi
« manquant dans l'audace ». Le Scholarque Anonyme constate la régularité de la
conjonction de ces qualités chez une même personne :
Mais celui qui est dans l'excès par crainte, dans la passion contraire de celui
qui est en excès selon l'impavidité, tout en étant en défaut dans l'audace, est
un lâche. Car celui qui est dans l'excès par crainte est en général en défaut
selon l'audace, et celui qui est en défaut à propos de l'audace est en excès
dans la crainte. C'est pourquoi il n'y a qu'un vice de ces dispositions.19
Habituellement les mêmes personnes qui sont craintives ne sont pas audacieuses, et
réciproquement. Il n'y a pas simplement coïncidence, mais équivalence pratique, puisque
l'excès dans la crainte implique un défaut dans l'audace autant que le défaut dans l'audace
implique un excès dans la crainte. D'une équivalence logique, l'Anonyme passe à une
identité réelle : « il n'y a qu'un vice de ces dispositions », autrement dit le manque d'audace
et l'excès de crainte sont deux aspects inséparable (sinon logiquement) d'une seule qualité.
C'est l'idée que résume Saint Thomas :
Mais celui qui est dans excès par audace (in audendo) est appelé audacieux.
Et il diffère de l'homme impavide. Car celui-ci est appelé ainsi en fonction
d'un défaut de crainte (defectus timoris), celui-là en fonction d'un excès
d'audace (excessus audaciae). Mais celui qui est dans l'excès par crainte tout
en manquant d'audace, est appelé lâche.20
Du moins chez l'homme qui pèche par défaut il y a corrélation entre l e degré
d'audace et le degré de crainte. Est en effet appelé lâche (timidus) celui qui à la fois est
dans l'excès pour la crainte, et en défaut pour l'audace ; cette fois la coïncidence de ces
deux qualités n'est pas exprimée par le participe présent, mais par la conjonction et : qui
superabundat in timendo, et deficit in audendo. L'excès de crainte entraîne immédiatement
un défaut dans l'audace, ce qui vaut aussi, sans doute, réciproquement. Saint Thomas ne
18 Aspasius, 52, 11-14.
19 Scholarque Anonyme, 135, 27-32.
20 Saint Thomas, op. cit. Lectio 8, lignes 121-130, p. 103 :
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fait pas l'hypothèse d'un homme qui ressentirait tout à la fois de l'audace et de la crainte,
comme si la présence de celle-ci impliquait en pratique l'absence de celle-là.
Au contraire, l'excès est dit d'une part selon l'audace, d'autre part selon la crainte,
respectivement en excès ou en défaut ; si bien que le courage n'est pas opposé à deux mais
à trois vices : un par défaut, deux par excès. Le commentaire de Gauthier-Jolif énonce la
thèse encore plus clairement : « Ici au contraire Aristote distingue excès d'impavidité et
excès d'audace tout en identifiant excès de crainte et manque d'audace : on a donc trois
vices opposés au courage »21. L'excès de crainte et le manque d'audace sont confondus
dans un même vice, tandis que l'excès d'impavidité et l'excès d'audace sont distingués,
quoique tous deux considérés comme une forme de vice par excès.
La thèse selon laquelle le courage serait opposé à trois vices plutôt qu'à quatre pose
une difficulté d'ordre logique, qui vient de l'asymétrie qu'elle produit au sein du modèle
géométrique de la vertu. Si l'excès d'aphobia est distinct de l'excès d'audace, en atteste le
fait que l'impavide est distinct du téméraire, il faudrait en principe que le manque
21 René-Antoine Gauthier, Jean-Yves Jolif, L'Ethique à Nicomaque, tome II, 1, Commentaire des Livres I-
V, , édition Peeters, Louvain-La-Neuve – Paris – Sterling, deuxième édition 1968.
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d'aphobia soit distinct du manque d'audace. A contrario il y a quelque inconséquence à
défendre l'équivalence entre l'absence d'audace et l'excès de crainte, réunis dans un même
homme (le lâche) si l'on ne peut défendre l'équivalence entre le fait d'être audacieux et le
fait de ne pas avoir peur, à moins de rompre la symétrie sur laquelle repose la structure
mathématique de la vertu-médiété.
Pour décrire le vice par défaut, Aristote emploie les mêmes termes, de façon
inverse, que ceux qu'il employait pour décrire les modalités du vice par excès.
Syntaxiquement, le texte d'Aristote construit sous forme de chiasme : ainsi la figure de
l'homme qui « dans le fait d'avoir peur est en excès » (tôi phobeistai hyperballôn) semble
être l'homologue vicieux de l'impavide ; celui qui « dans le fait d'être audacieux est en
manque » (tôi tharrein elleipôn) l'homologue de celui qui « dans le fait d'être audacieux est
en excès » (tôi tharrein hyperballôn), à savoir le téméraire. Les dispositions vicieuses
s'opposant au courage, sont donc définies par deux couples de critères : le premier
concerne la nature de la disposition qui dirige le choix (audace ou timidité), le deuxième
concerne son intensité, chaque disposition pouvant être prise en excès ou en défaut – ce
qui fait en théorie quatre dispositions, comme l'explique Karl-Ludwig Michelet :
Chacun des deux vices opposés au courage est à la fois excès et défaut : la
lâcheté est un excès de peur, et un défaut d'audace (confidentia) ; la témérité
(audacia) est un excès d'audace, et un défaut de peur. Aristote introduit bien
quatre dispositions vicieuses : 1) le défaut de peur ; 2) l'excès d'audace ; 3)
l'excès de peur ; 4) le défaut d'audace ; chacune d'entre elles ne formant avec
sa paire qu'une seule disposition de vice. Car selon nous la lâcheté est un
excès dans la peur et un défaut dans l'audace, tandis que la témérité est un
excès dans l'audace et un défaut dans la peur.22
Non seulement il y a équivalence entre défaut d'audace et excès de peur, mais aussi
entre excès de peur et défaut d'audace. Ces dispositions fonctionnent ensemble comme des
paires (bini inter se connexi) donnant lieu à un vice unique (unius vitii habitum), comme
deux faces d'une même médaille. Il est donc possible d'établir quatre dispositions opposées
au courage, en distinguant pour chacune une modalité déterminée par une tendance
positive (l'audace) et une tendance négative (la peur), dont l'une nous pousse vers le
danger, tandis que l'autre nous en éloigne. Chaque disposition en excès a son image en
défaut par la symétrie centrale dont le centre est appelé médiété.
Pourquoi l'audace serait-elle un critère positif (l'excès d'audace est un excès), alors
que la peur est un critère négatif (l'excès de peur est un défaut) ? Au nom d'un critère
externe : celui de l'action courageuse en tant que telle (c'est-à-dire indépendamment de
l'affection qui la produit), qui consiste en général plutôt à affronter le danger qu'à le fuir. A
22 Michelet, op. ct. (1835), p. 135, 1-12.
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la rigueur, la priorité donnée à l'une des dispositions du couple audace-peur pourrait
paraître arbitraire, mais Aristote reconnaît volontiers que la vertu est souvent plus proche
d'un extrême que de l'autre : c'est le cas du courage, plus proche de la témérité qu'il ne l'est
de la lâcheté ; ce qui justifie que l'excès soit un excès d'audace et non de peur, ou, ce qui
revient au même, de non-peur.
Une ambiguïté subsiste dans le texte de Michelet : y a-t-il deux ou quatre vices
opposés au courage ? Michelet est embarrassé ; l'éthique aristotélicienne oppose
strictement deux vices à chaque excès, mais la logique qui découle de ce texte présentant
le courage veut que l'on distingue quatre dispositions opposées entre elles de façon
symétrique. C'est sans doute pour résoudre cette difficulté qu'il semble faire une différence
entre d'une part les vices (au sens strict), d'autre part les dispositions vicieuses : l'adjectif
est utilisé pour qualifier les deux couples de modalités et le substantif réservé pour
désigner le vice général qui en résulte. Ainsi il n'y a que deux vices (e vitiis ambobus) ou
« dispositions de vice » (habitus vitii) opposés au courage mais, pour chacun, deux
dispositions vicieuses (viotiosi habitus).
Il subsiste une certaine asymétrie entre le vice par excès et le vice par défaut, mais
elle vient seulement de la façon dont ces dispositions, de part et d'autre, sont liées entre
elles – les dispositions elles-mêmes étant, de chaque côté, au nombre de deux :
Il y a entre les deux extrêmes opposées au courage cette différence que 23 les
parties de la lâcheté, toujours liées (conjuncta), ne peuvent former
strictement qu'un vice, tandis que les parties de la témérité sont disjointes
(disjunctio). Car l'un des vices de cet extrême est un défaut de peur, l'autre
est un excès d'audace, et quand Aristote veut trouver aussi dans le premier un
certain excès, il appelle le défaut de peur un excès d'impavidité 24. On
appellera la témérité impavidité, si elle n'est pas un excès d'audace mais un
défaut de peur25. Et ainsi sont opposés deux excès au courage, l'impavidité et
la témérité, mais seulement un défaut, la lâcheté, puisque l'excès de peur ne
diffère jamais d'un défaut d'impavidité.26
N'est-il pas paradoxal que l'impavidité, vice par excès, soit en fait un défaut (de
peur) ? Aristote a recours à un artifice verbal pour présenter cet « excès négatif » comme
un excès positif : « il appelle le défaut de peur un excès d'impavidité ». Mais le fait de
donner un nom (nuncupare) ne change pas davantage la nature de la disposition que le
déplacement du signe « moins » dans une multiplication ne change le produit : l'excès
d'impavidité est intrinsèquement un défaut de peur, la témérité un excès positif, fût-elle
appelée défaut de pusillanimité. Mais il est possible de considérer l'impavidité comme un
excès (absolument), bien qu'elle soit un défaut (relativement à la crainte), ce que suggère
finement Michelet dans la suite de son texte :
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proposition qui concerne le vice par défaut : le premier participe présent du verbe
hyperballein est substantivé (ho hyperballôn), le deuxième est simplement apposé. C'est ce
qui a fait dire aux commentateurs que, dans le cas du vice par défaut, il y aurait une
équivalence pratique, c'est-à-dire un lien de corrélation, entre l'audace et la timidité. Au
nom de cette solidarité entre le goût pour l'audace et le degré de sensibilité à la peur, un
homme craintif sera aussi, de ce fait, peu audacieux (et réciproquement), si bien qu'il serait
vain de distinguer réellement les deux aspects.
La thèse de la corrélation pose de sérieuses difficultés de fond. En associant à un
degré d'audace un certain degré de peur (l'homme est d'autant moins peureux qu'il est
davantage audacieux), elle a l'inconvénient de rendre contradictoire la figure d'un homme
qui tout en étant craintif serait néanmoins audacieux. Si l'audace est inversement
proportionnelle à la peur, on ne peut pas être modérément audacieux sans être aussi
modérément craintif, ni de manière générale à la fois audacieux et peureux. Il est possible
qu'un homme sans peur ne soit pas audacieux (l'impavide), mais il n'est pas possible
sensible à la peur soit audacieux, comme le disait le Scholarque Anonyme dans le texte
déjà cité28 : « Celui qui est dans l'excès par audace est sans peur, ce qui n'est pas à dire que
l'impavide soit un téméraire. ». En toute rigueur, la thèse de la corrélation ne conçoit pas la
figure de l'homme à ce point audacieux qu'il affronte le danger malgré sa peur, ce qui est
pourtant, pense-t-on, la forme par excellence de la témérité.
Un examen attentif du texte d'Aristote autoriserait cependant une interprétation
plus satisfaisante. Le fait d'être en excès dans la peur n'est pas directement lié au fait d'être
en défaut dans l'audace. Plutôt, les deux attitudes sont opposées par les particules
adversatives men...de29. Au lieu de leur conférer un sens faible comme le fait Tricot 30, qui
les traduit par la conjonction et : « celui qui tombe dans l'excès de crainte et manque
d'audace », il serait tout à fait possible de leur conférer un sens fort, c'est-à-dire une valeur
disjonctive en traduisant : « celui qui soit est en excès dans la crainte, soit en défaut dans
l'audace ». Aristote ne mentionne certes pas de disposition anonyme qui ferait pendant à
l'impavidité (telle qu'un simple excès de crainte), mais que faut-il en conclure ? Peut-être
juge-t-il simplement que le terme lâche (deilos), plus ambigu, couvre les deux possibilités
alors que l'adjectif téméraire (thrasus) ne se rapporterait qu'à l'audace.
Que le courage soit opposé à trois ou quatre vices, un même problème demeure :
comment le courage peut-il être opposé à deux vices en excès tout en étant, lui-même, une
seule médiété ? On conçoit fort bien ce que peut être une médiété entre deux points ; mais
que signifie une médiété entre trois ou quatre points ? A la rigueur, la difficulté ne vient
pas tant du fait qu'Aristote distingue différentes modalités du vice, mais plutôt du fait que
ces modalités sont déterminées par deux affections très différentes : l'audace et la crainte.
C'est le problème que pose David Pears au début de son article31 sur le courage.
La difficulté à déterminer le vice qui s'oppose par excès (ou même par défaut) au
courage, appelle donc une difficulté à déterminer la nature du courage comme médiété. Si
l'on pèche par excès soit à cause d'un excès d'audace, soit à cause d'un défaut de crainte
alors en quoi de quoi le courage est-il la médiété ? De l'une et l'autre, de l'une ou l'autre
(alternativement), de l'une ou l'autre (exclusivement) ?
Puisqu'il y a deux façons de pécher par excès, que l'une de ces façons est liée à
l'audace, l'autre à la crainte, il semble que le courage soit une audace médiale
accompagnée d'une crainte médiale, comme le point M sur le schéma ci-dessus. Cela
supposerait néanmoins une certaine corrélation entre ces deux dispositions, de sorte que le
même homme qui soit raisonnable dans la crainte soit raisonnable dans l'audace et ce, de
façon non accidentelle. Or, comme on l'a montré, cette thèse – qui reviendrait à considérer,
au fond, que la peur n'est qu'un faible degré d'audace – pose certains difficultés insolubles.
D'un point de vue logique, il n'y a pas d'équivalence entre l'audace et l'aphobia, puisque
l'audace n'est pas définie nominalement comme une absence de crainte, ni la crainte
comme une absence d'audace. D'un point de vue pratique, il semble que non seulement
l'audace ne soit pas exclusive de la crainte mais que, au contraire, l'audace suppose une
forme de peur : quel sens y a-t-il à dire de quelqu'un qu'il « ose » s'il ne perçoit pas son
propre comportement comme étant en quelque façon dangereux ou, dirions-nous, « osé » ?
31 David Pears, « Courage as a Mean », in Essays on Aristotle's Ethics, ed. Rorty A., Berkeley-Los Angeles-
Londres : University of California Press, 1980 (Major thinkers series, 2), page 171. Malheureusement, la
solution que l'auteur apporte au problème s'avèrera décevante.
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L'homme téméraire par excellence n'est-il pas celui qui affronte le danger malgré sa peur ?
Les affections sur lesquelles porte le courage pourraient être conçues comme
n'étant pas liées, mais comme formant un couple de tendances contraires déterminant notre
attitude face au danger, l'audace nous poussant vers le danger, la crainte nous en éloignant.
Pècherait par excès celui dont l'audace est plus forte que la peur raisonnable (témérité),
c'est-à-dire celle que ressentirait l'homme courageux, ou la peur moins forte (impavidité) ;
pècherait par défaut celui dont l'audace est insuffisante ou la peur trop forte, ceteris
pe ur
paribus. En somme, si pour l'homme courageux le rapport est égal à un, il est
a ud a c e ¿¿
supérieur à un pour l'homme qui pèche par excès et inférieur à un pour l'homme qui pèche
par défaut. Les différentes dispositions seraient donc déterminées par ce rapport de deux
affections contraires, comme le montre le tableau ci-dessous :
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sont premières par rapport à la disposition générale dont elles seraient les modalités. Il y a
une unité générique lointaine entre la témérité et l'impavidité, puisqu'il s'agit, dans les deux
cas, de vices ; mais il ne semble pas y avoir d'unité générique proche. Ces deux modalités
doivent pourtant entretenir quelque lien d'identité, sinon il n'y aurait aucun sens à les
opposer également au courage plutôt que d'autres vices.
En fait, la seule identité entre chaque « genre » de dispositions (en excès, en défaut,
ou médiales) est d'ordre pragmatique. D'un point de vue pragmatique en effet, il n'y a pas
de différence entre l'audace et l'aphobia : face à un danger, l'homme téméraire agira
exactement de la même manière que l'homme impavide, en choisissant d'affronter ce
danger aussi vain soit-il. De la même façon, de quelque façon que l'on soit lâche (par excès
de crainte ou manque d'audace), la lâcheté consistera toujours à ne pas affronter les
dangers qu'il faudrait affronter. Par suite, le courage consistera à affronter les dangers qu'il
convient d'affronter, quelle que soit la passion dominante en l'homme courageux
(positivement : l'audace ; négativement : l'absence de peur). C'est avec le même genre de
raisonnement que Karl-Ludwig Michelet considérait que l'absence de peur était un excès,
absolument, bien qu'étant un défaut, relativement à la peur : l'excès simpliciter n'est pas
relatif à l'affection mais à l'action vertueuse qui doit en résulter ; or, de ce point de vue, la
lâcheté est « moins » que le courage alors que l'impavidité est « plus » (car l'impavide
comme le téméraire risque davantage sa vie que l'homme courageux). Par rapport à
l'action dangereuse, le courage sera toujours une médiété.
L'unité d'actions suffit-elle, cependant, à définir une unité de genre pour ce qui est
du courage ? Selon Aristote, le contenu de l'action ne suffit pas à déterminer sa qualité
morale (vertueuse ou vicieuse). Il n'y a d'action vertueuse qui ne soit effectuée de manière
vertueuse. En raison de la primauté de la dimension intentionnelle (subjective) sur la
dimension matérielle (objective), deux actions identiques peuvent être moralement
différentes. C'est d'ailleurs une différence fondamentale entre les actions et les technai :
Les productions de l'art ont leur valeur en elles-mêmes, il suffit donc que la
production leur confère certains caractères. Au contraires, pour les actions
faites selon la vertu, ce n'est pas par la présence en elles de certains caractères
intrinsèques qu'elles sont faites d'une façon juste ou modérée ; il faut encore
que l'agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les
accomplit.32.
Il ne suffit donc pas d'accomplir telle action conforme à ce que ferait l'homme
vertueux pour agir de façon vertueuse, de même qu'il ne suffit pas de respecter la loi
contraint de le faire pour agir en bon citoyen :
32 EN, II, 4, 1105a27-31. (trad. Tricot).
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De même que nous disons de certains qui accomplissent des actions justes,
qu'ils ne sont pas encore des hommes justes, ceux qui font, par exemple, ce
qui est prescrit par les lois (…) ainsi, semble-t-il, il existe un certain état
d'esprit dans lequel on accomplit ces différentes actions de façon à être
homme de bien33.
L'action en tant que telle n'est donc pas suffisante pour déterminer la disposition
morale de l'agent, comme le dit encore le commentaire de Gauthier-Jolif : « Qu'on
accomplisse un acte de justice et qu'on soit soi-même un homme juste, cela ne dépend pas
en définitive de ce qu'on fait, mais de la façon dont on le fait »34. De la même, il ne suffit
pas que l'impavide et le téméraire fassent la même chose pour agir selon le même vice ; il
faut toujours distinguer, d'un point de vue moral, l'homme sans peur et l'homme qui agit
comme s'il n'avait pas peur.
La témérité et l'impavidité ne sont pas deux modalités d'un même genre de vice au
même titre que la gloutonnerie ou le stupre sont deux modalités de l'intempérance ; car le
stupre et la gloutonnerie forment des actions différentes qui relèvent d'une même affection
(le désir pour les plaisirs charnels) alors que l'impavidité et la témérité forment une même
action qui relève de deux motivations différentes. Mourir au combat par un coup d'épée,
transpercé d'une flèche, affronter l'ennemi sur terre ou sur mer, défendre ou assiéger, etc.,
voilà différentes modalités du courage. Mais l'on ne peut distinguer différentes motivations
psychologiques (audace, manque de peur, vanité...) sans disloquer le courage lui-même
comme médiété homogène. En d'autres termes, la peur ou l'audace ne sont pas des modes
d'application du courage, mais le courage lui-même dans la mesure où l'affection (pathos)
définit l'essence de la disposition (hexis). C'est encore sur un critère d'ordre psychologique
qu'est fondée, dans un autre domaine, la différence entre l'homme déréglé (qui pèche par
excès dans le domaine de la sophrosunè) et l'homme intempérant (akratès) :
Comme l'homme déréglé, l'homme qui ne se maîtrise pas (akratès) poursuit des
plaisirs qu'il ne devrait pas poursuivre. Cependant, l'un agit par choix (prohairesis), c'est-à-
dire que le principe même (archè) au nom duquel il agit est corrompu, alors que l'autre
Malgré l'analogie par laquelle on peut les comparer, les deux dispositions sont tout
à fait différentes, au point que l'akrasia n'est pas, à proprement parler, un vice, ni la
maîtrise de soi une vertu, car la vertu consiste à être affecté comme il faut ; or celui qui
maîtrise ses penchants, pour agir bien, n'est pas moins tenté d'agir mal. Comme le déréglé
et l'akratès, comme l'homme qui pleure de tristesse et l'homme qui pleure de joie, l'homme
audacieux et l'homme sans peur n'ont en commun que les signes extérieurs de leur activité.
Mais de même que la joie et la tristesse n'expriment pas les mêmes dispositions bien
qu'elles produisent les mêmes effets, de même l'audace et la peur ne sont pas la même
chose au motif qu'elles entraînent les mêmes actions. Il faudra donc, sans doute, distinguer
deux médiétés correspondant à ce que Aristote appelle de façon ambivalente « courage ».
Mais avant de revenir à l'étude sur le courage, voyons s'il ne serait pas possible de tirer des
conclusions plus systématiques en examinant les autres vertus présentées dans le livre II de
l'Ethique à Nicomaque.
B. LA LIBERALITE
B.1. Problème
En apparence, la libéralité est une médiété qui n'admet que deux extrêmes,
identifiés sous les noms de prodigalité et de parcimonie (aneleutheria) ; la suite du texte
explique cependant qu'il y a un « excès par défaut » et un « défaut par excès » :
...parmi ceux qui pèchent par excès, celui qui le fait par manque de peur n'a
pas reçu de nom, tandis que celui qui le fait par audace est un téméraire, et
celui qui tombe dans l'excès de crainte et manque d'audace est un lâche.
La différence majeure entre ces deux textes, c'est qu'Aristote évoque dans le cas du
courage un vice par excès anonyme, qui ne soit pas à la fois un excès d'audace et un
38 Que Tricot, comme pour la lâcheté, traduit une nouvelle fois par la conjonction « et ».
21/71
manque de peur, mais un manque de peur seulement. Pour la libéralité au contraire, la
construction est rigoureusement symétrique, ce que souligne l'adverbe enantiôs placé en
tête de phrase (« c'est de façon opposé que... ») ainsi que par le parallélisme syntaxique :
les verbes hyperballein (excéder dans) et elleipein (manquer de) sont employés deux fois,
de façon inversée, avec deux compléments identiques de sens opposé (en proesei, en
lepsei). Saint Thomas présente cette structure symétrique de façon élégante :
Il dit donc en premier que la libéralité est une médiété pour ce qui est du don
et de l'acquisition d'argent. Mais la prodigalité et la parcimonie se trouvent
selon l'excès et le défaut d'une façon contraire. Car le prodigue est en excès
dans le don et en manque dans l'acquisition. Mais le parcimonieux, de façon
inverse, est en excès dans l'acquisition et en manque (et deficit) dans le don39.
Le parallélisme est souligné par deux chiasmes opposés entre eux point à point :
superabundat in datione et deficit in acceptione, pour la prodigalité, à quoi répond pour la
parcimonie superabundat in acceptione et deficit in datione. En tous points prodigue et
parcimonieux s'opposent de façon inverse (contrario modo ou, à la fin du texte, e
contrario). A noter que Saint Thomas rend l'opposition men...de par la conjonction et,
exactement comme il faisait pour la lâcheté (et deficit in acceptione...in datione).
Vu les similitudes pour ce qui est de leur structure entre les dispositions liées au
courage et les dispositions liées à la libéralité, il y a fort à croire que des difficultés
analogues se poseront, à commencer par la définition de leur domaine respectif. La
libéralité est définie40 « la médiété dans les affaires d'argent (chrèmata)41 » ; mais « l'action
de donner » et « l'action d'acquérir » sont-elles une même forme d'action ? N'y a-t-il qu'une
seule vertu, qui consiste à bien donner et à bien recevoir, ou bien s'agit-il de deux vertus
différentes quoique liées ?
Il ne peut y avoir qu'une seule vertu pour le domaine consistant à « bien donner » et
à « bien recevoir » de l'argent que si l'on suppose que la disposition qui règle l'action de
donner règle aussi celle de recevoir. La corrélation entre les modalités positives et
négatives de chaque extrême apparaît explicitement pour les dispositions liées à l'argent :
donner trop c'est ne pas prendre assez, et vis-versa.
Ces deux passages font apparaître une contradiction dans le texte d'Aristote. En
théorie – selon le modèle géométrique de la vertu – l'homme prodigue devrait à la fois être
en excès dans la dépense et en défaut dans l'acquisition. En pratique, ce ne serait pas
tenable. Car il faut recevoir pour être en mesure de donner ; aussi, on pourrait faire
l'hypothèse que les dispositions liées à l'usage de l'argent se caractérisent par la grandeur
42 EN, IV, 3, 1021a10-16. (trad. Tricot)
23/71
d'un rapport entre ce qu'on donne et ce qu'on reçoit, comme on a fait l'hypothèse que les
dispositions se rapportant au danger se caractérisent par un rapport entre l'audace et la
peur. La notion de dépense est en effet relative : on ne peut apprécier l'opportunité d'une
dépense qu'en regard de la capacité à acquérir. Pour celui qui gagne peu, la moindre
dépense, fût-elle dérisoire, sera considérée comme excessive :
L'homme prodigue serait celui qui dépense plus qu'il ne peut se permettre ;
l'homme parcimonieux, qui ne dépense pas assez en regard de ce qu'il économise ;
l'homme libéral, enfin, sait gérer de façon équilibrée ce qu'il dépense et ce qu'il reçoit,
gardant ce qu'il faut pour lui. Ce que l'on peut représenter ainsi :
Aristote rappelle d'abord la primauté du faire, liée au fait que la vertu s'exerce
avant tout par des actions (praxeis). L'action s'oppose non seulement au discours (ce n'est
pas en donnant des bons conseils que l'on devient vertueux) mais aussi à la passion.
Ensuite, il montre que l'action, en fait d'argent consiste plutôt à donner, tandis que la
passion consiste à recevoir. Bien recevoir, c'est en quelque sorte subir la vertu d'autrui, non
être vertueux soi-même. Par extrapolation, on pourrait encore considérer que, dans le
domaine du courage, le fait d'oser est plus vertueux que le fait, purement négatif, de ne pas
avoir peur ; cependant la peur n'est pas auxiliaire par rapport à l'audace, comme peut l'être
l'acquisition par rapport au don.
L'homme authentiquement libéral, c'est-à-dire l'homme qui sait donner, ne peut pas
ne pas savoir recevoir ; mais le fait de bien recevoir semble n'être qu'une conséquence du
fait de bien donner : « L'homme libéral n'acquerra pas non plus un bien d'une source
illicite, une pareille acquisition n'étant pas davantage le fait de quelqu'un qui ne fait aucun
cas de l'argent. ».46 Puisqu'il est plus noble de bien donner que de bien recevoir, et que
celui qui peut le plus peut le moins, celui qui se démarque par un bon usage du don qu'il
fait, ne saurait faire mauvaise usage du don qu'il reçoit. Le fait de bien recevoir est ainsi
une incidence de la libéralité, au même titre que le fait de ne pas être égoïste ou
désobligeant :
Ne saurait non plus être un homme libéral celui qui est prompt à solliciter
pour autrui, car recevoir à la légère un bienfait n'est pas la marque d'un
homme bienfaisant pour autrui.47
A la rigueur, dit Aristote, le fait de bien recevoir ne relève pas tant de la libéralité
que d'une forme générale de justice que ne pourrait certes manquer de pratiquer, mais de
façon secondaire, l'homme libéral :
De façon essentielle, la libéralité consiste donc à bien donner son argent ; le fait de
bien recevoir constitue plutôt un corollaire du fait de bien donner, car il peu probable que
celui qui sache donner son argent soit avide d'en recevoir, alors qu'on peut tout à fait être
mesuré dans l'acquisition de l'argent sans savoir positivement dépenser le sien. Il y a bien
corrélation entre le fait de bien donner et le fait de bien recevoir : mais parmi les deux
termes corrélés, le don est premier, alors que l'acquisition est second, c'est-à-dire qu'un
homme qui donne bien saura probablement recevoir, alors que l'inverse n'est pas vrai.
L'acquisition en tant que telle est avant tout une condition du don : « Mais, d'autre
part, l'homme libéral ne prendra qu'à des sources non suspectes (...) non parce qu'il est
noble d'agir ainsi, mais par nécessité, de façon à être en état de donner »49. L'activité
essentielle de la libéralité consiste donc à bien donner, sachant qu'il n'est pas possible de
bien donner sans recevoir : « Il n'est pas possible d'avoir de l'argent si on ne se donne pas
de peine pour l'acquérir »50 ; par suite, le fait de donner bien, implique de recevoir bien :
En effet, la vertu étant une médiété ayant rapport à la fois rapport à ces deux
sortes d'opérations, pour chacune d'elles l'activité de l'homme libéral sera
comme elle doit être : car le fait de prendre de la façon indiquée va toujours
de pair (hepetai) avec le fait de donner équitablement (...) la bonne façon de
donner et la bonne façon de prendre, qui ne vont pas l'une sans l'autre (ai
hepomenai), sont présentes à la fois dans la même personne.51
L'emploi à deux reprises du verbe hepesthai (« suivre ») montre que les deux
actions, du moins chez l'homme vertueux, sont inséparables. Le participe présent
substantivé de ce même verbe renforce encore leur caractère à chaque instant indissociable
: ces praxeis sont « l'une suivant l'autre » (hai hepomenai), sans discontinuer au sein d'un
même homme (en tôi autôi), le libéral. Le premier emploi sous forme conjuguée (hepetai)
avec pour sujet la seule acquisition montrerait cependant la primauté du don : c'est la vertu
de bien recevoir qui « suit » celle de bien donner plutôt que l'inverse, la capacité de bien
recevoir étant une disposition auxiliaire de l'homme libéral.
Pour la prodigalité en revanche, la conjonction (inverse) des deux qualités est
paradoxale, pour la raison même qu'elle est nécessaire chez l'homme libéral : en effet, on
ne peut à la fois beaucoup donner sans beaucoup recevoir, car « il n'est pas facile quand on
Chez le parcimonieux, les deux aspects (donner et recevoir) ne sont pas corrélés,
mais indépendants. Il y a donc deux sortes de parcimonieux : d'une part ce que l'on
appellerait les « avares »53 qui, tout en péchant par défaut dans le don, ne pèchent pas pour
autant en excès dans l'acquisition, se « [déclarant] satisfaits de ne rien prendre comme de
ne rien donner » ; d'autre part les « cupides »54, qui cherchent à augmenter leur fortune
personnelle, donnant aussi peu que possible tout en accumulant au maximum.
28/71
C. La Némésis
Dans le domaine dont la juste indignation est la médiété, l'excès appelé envie
consiste à s'affliger de succès mérités, tandis que le défaut appelé malveillance consiste à
se réjouir de malheurs immérités :
De la façon dont sont opposés entre eux le défaut et l'excès résulte une difficulté
sérieuse. Cette construction rend en effet contradictoire la figure de « l'envieux
malveillant », c'est-à-dire d'un homme qui tout en s'affligeant des succès qui arrivent aux
autres, se réjouirait de leurs malheurs. Il est vraisemblable que le même homme qui
n'aime pas voir les autres réussir, aime les voir échouer, comme le reconnaît Aristote lui-
même dans un passage de la Rhétorique :
La contradiction est manifeste : l'homme vicieux par excès est aussi l'homme
vicieux par défaut, sous le même rapport (c'est-à-dire à propos de la même disposition : la
némésis), quoiqu'à propos d'évènements différents (heureux pour le premier, malheureux
pour le second). La construction est donc bancale ; sauf à considérer, comme Saint
Thomas, que l'epichairekakia (« malveillance ») ne concerne pas les malheurs qui
adviennent à autrui mais, comme l'indignation et l'envie, les seuls succès :
Cette traduction ne pouvait pas contenir le passage 65 ajouté au XIXe siècle par
Hermann Sauppe. Sans cette glose, toute référence aux malheurs disparaît du texte
d'Aristote : « L'homme qui s'indigne s'afflige à propos de ceux qui réussissent de façon
imméritée, l'envieux, lui, le dépasse et s'afflige à propos de tous, quant au malveillant, il
62 Saint Thomas reproduit la traduction de Guillaume de Moerbeke – la Version Antiqua – en tête de chacun
des chapitres de son commentaires. Cette traduction n'est en réalité qu'une correction de la traduction de
Robert Grosseteste qui, elle-même, n'est pas entièrement nouvelle. La traduction sur laquelle s'appuie Saint
Thomas ne serait en fait qu'une double correction (par Grosseteste puis de Moerbeke) d'une version plus
ancienne encore appelée Ethica Vetus. Sur ces questions, voir la préface des Greek Commentaries on the
Nicomachean Ethics of Aristotle in the Latin Translation of Robert Grosseteste, Bishop of Lincoln, vol. I,
ed. H. Paul F. Mercken, Leiden, E. J. Brill, 1973.
63 Par où l'on voit que le barbarisme est présenté comme le terme latin du terme grec. Ce n'est pas le premier
« néologisme » de la traduction latine, comme l'atteste également le terme nemesiticus : « celui qui
s'indigne ».
64 Traduction de G. de Moerbeke, disponible en tête du commentaire de Saint Thomas, op. cit., p. 103.
65 Entre crochets dans la traduction de Tricot reproduite ci-dessus.
31/71
est en défaut dans l'affliction au point de se réjouir ». Le commentaire de Saint Thomas est
donc très proche du texte qui lui sert de source ; à la différence que, dans ce texte, le verbe
gaudere n'a pas de complément : il n'est pas précisé à propos de quoi l'homme malveillant
se réjouit. Le contresens de Saint Thomas réside dans le complément qu'il ajoute après le
verbe : ...gaudeat de malis qui in sua malitia prosperantur. Saint Thomas introduit ainsi de
façon injustifiée une double détermination : le malveillant se réjouit à propos de ceux qui
réussissent (prosperare) ; et, parmi ceux qui réussissent, à propos de ceux-là seuls qui ne
le méritent pas, savoir les hommes vicieux (de malis). Or rien ne semble plus opposé à
l'epichairekakia – par définition – que de se réjouir de la chance d'un homme indigne. Le
contresens se poursuit jusqu'à J.O. Urmson, qui faisait, non sans quelque ironie, le même
constat66.
La glose de Sauppe est donc plus proche de l'esprit aristotélicien que celle de Saint
Thomas, contraire à lettre même du texte. Dans leur commentaire (p. 160), Gauthier et
Jolif ajoutent, entre parenthèses, une précision similaire :
S'indigner justement, dit Aristote, c'est s'attrister de la bonne fortune
imméritée ; il y a un excès, qui consiste à s'attrister de tous les succès
(de ceux qui sont mérités aussi bien que des autres), et il y a un
défaut, qui est de nature telle que, bien loin de ressentir de la peine,
celui qui s'en rend coupable n'éprouve au contraire que de la joie
(entendons : joie mauvaise devant un malheur immérité).
Et de poursuivre :
Le caractère superficiel de cette opposition a frappé tous les
commentateurs67. Même si on admet que la juste indignation est à la
fois tristesse du bonheur ou du malheur immérités et joie du bonheur
bien acquis ou du juste châtiment, on voit bien, sans doute, comment
l'envie et la joie maligne s'opposent à la juste indignation, mais non
comment elles s'opposent entre elles : c'est le même homme qui sera
tantôt envieux et tantôt malignement joyeux, au gré des circonstances,
tout comme celui qui sait s'indigner justement s'attriste et se réjouit
tour à tour, selon que le succès d'autrui est injustement ou justement
acquis.68
Que deux vices soient opposés entre eux ne signifie pas seulement qu'on ne puisse,
à la fois, avoir l'un et l'autre (de fait, ce n'est pas en même temps ni à propos du même objet
qu'un homme sera envieux et malveillant) ; il faut encore qu'ils appartiennent à deux
hommes différents, comme la lâcheté (propre au lâche) et le courage (propre au
courageux). L'envie et la malveillance devront ou bien être un excès d'une même vertu, ou
bien être un excès et un défaut de deux vertus différentes.
66 « Aristotle incredibly says that the spitful man rejoices when others fare well, when in fact he rejoices when
others fare ill » (J.O. Urmson, « Aristotle's Doctrine of the Mean », in Rorty (ed.), op. cit., p. 167.
67 Dans sa traduction, Ross note par exemple qu'il y a dans ce passage une négligence manifeste de la part
d'Aristote ; mais il ne voit pas comment la corriger.
68 Gauthier-Jolif, p. 160.
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C.2. Solution de la Rhétorique
Comme nous l'avons montré, la structure de la némésis est encore plus complexe
que celle du courage et de la libéralité, puisqu'elle n'implique pas deux couples de critères
(un critère qualitatif : audace-peur, ou acquisition-dépense, à combiner avec un critère
quantitatif : excès-défaut), mais trois. L'un concerne l'affection (plaisir-peine, c'est-à-dire
ici, joie-affliction) ; un autre concerne la nature de l'évènement (succès-malheurs) ; le
dernier concerne la qualité de l'évènement (événement mérité ou immérité). Les
combinaisons possibles entre les différents critères sont au nombre de huit (2 3), contre six
pour les deux vertus déjà étudiées (puisque le critère quantitatif admet, outre l'excès et le
défaut, le milieu).
Logiquement, l'homme malveillant, qui se réjouit des malheurs immérités qui
arrivent à autrui, ne devrait pas seulement être opposé à l'homme qui s'indigne des
malheurs ou des succès immérités (la médiété), ni à l'homme qui s'afflige des succès
mérités (l'excès), mais aussi à l'homme qui s'afflige des malheurs mérités, à l'homme qui se
réjouit des malheurs mérités, à l'homme qui se réjouit des succès immérités. Ces
différentes figures, de fait anonymes, ne sont pas mentionnées par Aristote comme l'était
par exemple l'impavidité.
Cependant, un passage de la Rhétorique esquisse une classification systématique de
ces dispositions. Après avoir étudié la pitié (II, 8), Aristote étudie l'indignation (II, 9) qui
est son opposé, non pas absolument, mais « en un sens » (tropon tina). En fait, la pitié
n'est pas tant le contraire de l'indignation que sa contrepartie. L'une et l'autre sont des
peines ressenties à propos d'évènements non mérités qui adviennent à autrui ; mais tandis
que l'indignation porte sur les succès, la pitié porte sur les malheurs :
S'oppose surtout au fait d'avoir pitié (to lupeisthai) celui qu'on nomme
s'indigner (nemesân) ; en effet, à la peine que causent les malheurs
non mérités s'oppose en un sens (tropon tina), tout en découlant d'une
même attitude morale, la peine que causent les réussites non
méritées.69
La pitié est donc doublement opposée à l'envie : par son genre (elle porte sur un
malheur) et par son espèce (elle porte sur un malheur mérité) alors qu'elle ne s'oppose à
l'indignation que par le genre. Au sujet des peines que l'on ressent pour les évènements qui
arrivent à autrui, il y a donc en théorie quatre dispositions qui résultent de deux couples de
critères. Mais la peine est, elle aussi, un critère qui admet un contraire : la joie ; aussi,
chacune de ces quatre dispositions admet un opposé dans le domaine de la réjouissance.
Ce qui donne le tableau suivant :
Il est évident que des passions contraires (énantia pathè) vont aussi de pair
(akoloutheiî) avec celles-ci. Qui s'afflige, en effet, des maux immérités que
connaissent certains [pitié] se réjouira ou du moins ne s'affligera pas des
maux qui sont au contraire mérités 74 [fermeté] (…) Et c'est d'un même
caractère moral que relèvent toutes ces passions, les passions contraires
relevant d'un caractère opposé. C'est le même homme, en effet, qui se réjouit
du malheur d'autrui et qui envie sa réussite, car si on s'afflige d'un bien qui
arrive à autrui et lui appartient, on se réjouit forcément de la privation et de la
ruine de ce bien.75
Loin de s'opposer à l'homme envieux, l'homme malveillant est donc son corrélatif,
c'est-à-dire son homologue dans le domaine des malheurs, le sentiment d'affliction pour un
événement positif équivalant au sentiment contraire pour un événement négatif. Il
conviendrait de s'affliger d'un succès (ou d'un malheur) immérité, et de se réjouir d'un
74 Les châtiments infligés aux meurtriers, par exemple.
75 Rhétorique, II, 9, 1386b24-1387a3. (trad. André Motte).
35/71
malheur (ou d'un succès) mérité : l'homme envieux et l'homme malveillant font l'un et
l'autre exactement l'inverse, ce qui permet de les caractériser comme également vicieux.
Entre l'homme malveillant et l'homme envieux il n'y a pas un rapport d'opposition, mais un
rapport d'analogie, les affections de l'un et de l'autre s'appliquant selon un mode
qualitativement identique (car également vicieux) à des évènements de nature différente :
pour ce qui advient à autrui, l'homme malveillant est aux malheurs ce que l'homme
envieux est aux succès, au nom d'une forme commune de jalousie ou de misanthropie. De
même, celui qui s'afflige des maux immérités (l'homme pitoyable) se réjouit des maux
mérités.
Cette analogie semble structurelle. On la constate aussi dans le cas de la libéralité :
savoir donner, c'est savoir ne pas trop recevoir. Remarquons que le lien de corrélation,
dans les deux cas, est exprimé avec des verbes de sens similaire traduits en français de la
même façon : les passions contraires « vont de pair » (akolouthein) avec les passions
premières, tandis que, pour la libéralité, « le fait de prendre de la façon indiquée va
toujours de pair (hepetai) avec le fait de donner équitablement (…) la bonne façon de
donner et la bonne façon de prendre, qui ne vont pas l'une sans l'autre ( hepetai), sont
présentes à la fois dans la même personne ». Dans les deux cas, encore, les dispositions
principales et corrélatives sont présentes, à la fois, « dans le même homme ».
Comme pour la disposition à donner et à la disposition à recevoir, d'ailleurs, les
deux termes corrélatifs ne sont pas équivalents. En effet, si la pitié implique la fermeté, il
n'est pas dit que la fermeté implique la pitié ; de même, si la malveillance implique l'envie,
il n'est pas dit que l'envie implique la malveillance. Il faut donc distinguer, comme pour le
domaine de la libéralité, une disposition principale et une disposition auxiliaire qui ne
manque pas de la « suivre ». En l'occurence, le sentiment d'affliction est premier par
rapport au sentiment de réjouissance : c'est le fait de s'affliger d'une certaine manière qui
détermine la façon dont on se réjouit, non l'inverse. Celui qui s'afflige des malheurs
immérités d'autrui « se réjouira ou du moins ne s'affligera pas » des malheurs mérités ;
quant à la malveillance, c'est aussi sur le verbe s'affliger que porte la condition : « si on
s'afflige » de la fortune d'autrui, alors on se réjouit de son malheur ; mais la relation n'est
pas réciproque.
Les dispositions liées à la réjouissance ne sont d'ailleurs présentées que en tant
qu'elles s'opposent aux dispositions liées à l'affliction : « il est évident que des passions
contraires vont aussi de pair avec celles-ci ». C'est peut-être parce qu'elles sont secondaires
que Aristote ne donne pas de nom à ces quatre dispositions (il ne fait référence à la
malveillance que par un verbe), alors qu'il consacre un chapitre à la pitié (II, 8), à
36/71
l'indignation (II, 9) et à l'envie (II, 10). Au fond, les dispositions liées à la réjouissance ont
exactement le même statut par rapport aux dispositions liées à l'affliction que, dans le
domaine de la libéralité, les dispositions liées à l'acquisition par rapport aux dispositions
liées à la dépense. Dans le domaine de l'affliction, les dispositions semblent au contraire
indépendantes bien que la pitié et la némésis soient le propre de l'homme vertueux, comme
le montre la suite du texte déjà cité tout à l'heure :
...à la peine que causent les malheurs non mérités s'oppose en un sens, tout en
découlant d'une même attitude morale, la peine que causent les réussites non
méritées. Et ces deux passions sont le fait d'un homme honnête ; de ceux, en
effet, qui échouent sans l'avoir mérité, on doit partager l'affliction et éprouver
pour eux de la pitié, mais de ceux qui réussissent sans l'avoir mérité, on doit
s'indigner, raison pour laquelle nous attribuons aux dieux 76 aussi le fait de
s'indigner.77
Les deux affections (pathè : passions) sont le plus souvent réunies mais il n'y entre
elles aucune corrélation stricte. Aristote ne dit pas qu'elles sont le fait d'un même homme,
mais qu'elles sont le fait d'un honnête homme (en fait, d'un « comportement » honnête :
èthous chrestou [esti]). Si l'homme qui s'afflige d'un malheur immérité s'indigne d'un
succès immérité ce n'est pas en tant qu'homme pitoyable, mais en tant qu'honnête homme,
qui réagit aussi bien aux peines qu'aux succès non mérités qui adviennent à autrui. Ces
affections sont issues « d'une même attitude morale » (apo tou autou èthous), c'est-à-dire
non pas d'un comportement identique, mais d'un comportement également vertueux (c'est
en tant qu'il est bon, qu'il est le même). La vertu dans le domaine de l'affliction liée aux
malheurs ne cause pas la vertu dans le domaine de l'affliction liée aux succès d'autrui ;
mais, comme il n'est pas vraisemblable qu'un homme vertueux dans un domaine soit
vicieux dans l'autre, il est vraisemblable que celui qui sait s'apitoyer sache aussi s'indigner.
C'est tout ce qu'a voulu dire Aristote.
Les dispositions liées aux évènements qui adviennent à autrui comportent donc
deux vertus fondamentales qui consistent à bien s'affliger : la pitié, pour ce qui est des
évènements malheureux, et l'indignation, pour ce qui est des évènements favorables 78. De
ces deux dispositions il s'ensuit toutes les autres : la némésis s'oppose à un vice (qui
consiste à mal s'affliger) et s'associe à un vertu (la bienveillance, consistant à bien se
réjouir), laquelle s'oppose, à son tour, à un vice (la malveillance, qui consiste à mal se
réjouir) :
A. Interprétation
Parmi les trois vertus que nous avons étudiées, le courage, l'indignation, la
libéralité, des difficultés analogues apparaissent. La question cruciale est la suivante : y a-
t-il une essence commune entre le fait d'acquérir et celui de ne pas dépenser, entre le fait
d'être audacieux et celui de ne pas ressentir de crainte ? Nous avons fait l'hypothèse qu'il y
avait une sorte de lien entre ces différentes attitudes, ce qui justifierait qu'elles soient
associées pour former une même disposition. Mais le fait d'être porté vers le danger n'a
rien à voir avec le fait de ne pas ressentir de ne pas être apeuré, de même que le fait de
s'affliger d'un acte injuste n'a rien à voir avec le fait de se réjouir d'un acte heureux.
Le courage est une médiété entre deux affections distinctes et contraires, l'audace
(désir envers un danger) et la peur (désir de fuir le danger), ce qui produit concurremment
deux vices par excès, la témérité et l'aphobia. Cette dualité ne serait pas problématique si
la témérité et l'impavidité étaient les espèces d'un même genre ; or est difficile de
considérer l'excès de courage comme un genre sous lequel seraient subsumées l'audace et
l'aphobia, dans la mesure où ces affections sont de nature différente. Leur domaine
« commun », « la peur et la témérité » (phobos kai tharros), est pour le moins ambigu : y a-
t-il deux échelles indépendantes, ou la peur n'est-elle qu'un degré zéro d'audace ? Au fond
il s'agit de voir si la peur et la témérité sont deux degrés d'une même espèce, deux espèces
d'un même genre, ou deux genres distincts correspondant néanmoins à un même domaine.
Dans leur tableau récapitulatif, que nous reproduisons partiellement ici, Gauthier et Jolif
(p. 154 de leur commentaire), distinguent deux domaines desquels participe également le
courage :
40/71
En distinguant deux « domaines » psychologiquement différents, liés aux affections
à l'origine de l'action – l'audace et la crainte –, les auteurs questionnent l'identité de chaque
vice en tant que genre. Au fond, le courage est double, puisqu'il est à la fois un milieu dans
le domaine de l'audace et dans le domaine de la crainte. Mais pour qu'il n'y ait qu'une seule
vertu opposée comme médiété à ces quatre vices, ne faut-il pas qu'il y ait une forme d'unité
entre l'impavidité et la témérité ? A contrario, si l'on distingue entre l'excès d'audace
(témérité) et le manque de peur (« anonyme »), il faut aussi distinguer deux formes de
lâcheté mais surtout deux formes de médiétés :
Les deux échelles – peur et audace – ne sont pas seulement pour Ross
indépendantes, elles relèvent d'ordres différents. La différence entre deux degrés de
« peur » est d'ordre moral : cette affection, ressentie de façon immédiate, détermine une
certaine réaction face au danger. La témérité est au contraire une disposition d'ordre
intellectuel. Non pas que la prudence (discretion) soit une vertu dianoétique telle que la
phronésis : ce que veut dire Ross, c'est que la prudence et la témérité relèvent d'une forme
abstraite d'amour du risque qui ne peut, d'ailleurs, qu'être excessif. La différence entre elles
est d'ordre intellectuel en ce sens qu'il s'agit d'une différence de goût (théorique) pour le
risque, alors que la différence entre le courage et la lâcheté est d'ordre moral, puisqu'il
s'agit d'une différence d'attitude (pratique) face au danger. On voit à quel point l'audace est
différente de la peur, ou du manque de peur : quelqu'un peut prétendre aimer le danger – le
téméraire – tout en étant incapable de l'affronter, comme le dit d'ailleurs Aristote : « la
plupart de ces sortes de gens [les téméraires] sont des poltrons qui font les braves : car
dans ces situations, tout en faisant bonne contenance, ils ne tiennent pas ferme longtemps
contre les choses qu'ils craignent (…) [ils] appellent de leurs vœux les dangers, mais au
moment critique s'en détournent »85 après avoir déclaré ne pas les craindre. Puisqu'il y a
deux tendances de natures radicalement autres, dont l'une consiste à aimer le danger et
l'autre à être capable de l'affronter, il doit y avoir une médiété pour chacune d'elles.
De la même manière, Aristote a beau considérer que la disposition à bien prendre
est auxiliaire de la disposition à donner, il s'agit bien là de deux domaines différents. Il
faudrait donc distinguer une vertu qui consiste à donner et une vertu qui consiste à
recevoir. Selon Gauthier-Jolif, la priorité donnée au don sur l'acquisition est due à
« l'aristocratisme » d'Aristote :
La libéralité ne peut être pour lui que vertu de riche, non de pauvre,
parce que sa morale tout entière est une vertu de riche et non de
pauvre. Ce qui l'intéresse, ce sont les possédants, et c'est à eux, et à
eux seuls, qu'il trace leur devoir : bien donner. Qu'il y ait une vertu des
non-possédants, et que cette vertu consiste à acquérir honnêtement,
cela ne lui vient pas à l'esprit.86
82 La témérité et la prudence.
83 La témérité.
84 Ross W. D, Aristote, traduction française D. Parodi, Paris, Payot, 1930, p. 287.
85 EN, III, 10, 1115b32-34 puis 1116a8-9 (trad. Tricot).
86 Gauthier-Jolif, p. 253.
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Appelons « libéralité » la vertu qui consiste à bien donner, et « désintéressement »
la vertu qui consiste acquérir d'une façon qui ne soit pas honteuse comme nous avions
distingué la némésis, qui consiste à bien s'affliger, et la bienveillance, qui consiste à bien
se réjouir, à partir d'une division opérée dans la Rhétorique :
Ce tableau présente une autre difficulté : les vertus s'opposent aux vices de façon
cohérente, mais chacune ne s'oppose plus qu'à un seul vice. La raison en est que, à partir
du moment où l'on ne considère pas l'affliction comme un défaut de réjouissance, mais
comme un sentiment autonome disposant d'une médiété propre, tous les critères pouvant
fonder une distinction entre les dispositions sont binaires : il s'agit de bien ou de mal
s'affliger, selon que l'événement soit positif (succès) ou négatif (malheur), juste ou injuste.
Puisque la réjouissance n'est pas une moindre affliction – mais autre chose, qu'un
événement ne peut pas être ni juste ni injuste (ou alors il est moralement neutre, c'est-à-
dire sans pertinence), il n'y a aucun sens à dire que le vice opposé à chaque vertu soit « en
excès » ou « en défaut ». Il n'y a que deux critères absolus : le correct et l'incorrect. C'est
pourquoi, selon Ross, aucune vertu n'est une médiété :
Et, d'une manière générale, pouvons-nous dire, le schème tripartite des vertus
et des vices est erroné ; chaque vertu n'a qu'un vice pour contraire ; le
contraire de la tempérance est l'intempérance, celui de la libéralité la
mesquinerie, celui de la légitime fierté le manque de respect de soi-même,
celui du bon caractère le mauvais caractère, celui de la justice l'injustice. Le
vice est l'obéissance passive à un instinct naturel, la vertu, la maîtrise de
l'instinct par le sentiment du devoir ou de quelqu'autre motif élevé, ou,
suivant les termes mêmes d'Aristote, par la règle discernée par la raison.
Cette maîtrise peut être trop faible, mais non trop grande.87
Par exemple, la peur est toujours « en trop » : l'homme courageux la maîtrise ; mais
il n'y a pas de sens à dire qu'il y ait aussi un vice correspondant à un « défaut de peur ».
Comme la peur, l'audace, c'est-à-dire l'amour du danger, est intrinsèquement mauvaise.
87 Ross, op. cit., pages 287et 288.
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L'homme courageux affronte le danger sans affect : il n'y a pas de vice correspondant à un
« défaut d'audace ». Cependant, comme le note Ross dans la suite du texte, puisqu'en
toutes choses deux sentiments rivaux peuvent nous pousser à agir de façons contraires, on
se représente (de façon illusoire) l'action bonne comme une médiété entre deux extrêmes
opposées :
Pour autant, il n'y a aucune échelle commune entre l'audace et la peur, de sorte que
l'audace n'est pas un degré zéro de peur, ni la peur un degré zéro d'audace. Ce n'est qu'en
apparence qu'un homme lâche « manque d'audace » et qu'un homme téméraire « manque
de peur ». Il n'est pas possible de distinguer, du point de vue objectif de l'action, celui qui
se tient à distance du danger parce qu'il a peur et celui qui se tient à distance du danger
parce qu'il n'a aucune audace (comme un autre pourrait ne pas aller chercher les honneurs
de la cité non par crainte du ridicule, mais par absence d'ambition). Les actions sont les
mêmes – équivalence pragmatique – mais, subjectivement, il s'agit de dispositions
différentes :
Ross distingue ainsi (voir le tableau complet p. 288) deux vertus correspondant à ce
que Aristote appelle « libéralité » et « courage », chacune d'entre elles ne s'opposant qu'à
un vice :
88 « L'entrain » dont parle Ross correspond à ce que nous avons appelé « audace ».
89 Ross, op. cit., p. 289.
90 Ross décide d'ignorer purement et simplement le passage sur la némésis : « L'explication que donne l'EN
sur les contraires de la juste indignation est quelque peu confuse » (op. cit. p. 283).
91 Ross, op, cit. p. 288.
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Sentiment Vertu Vice
Crainte Courage Lâcheté (cowardice)92
Amour du danger Prudence (discretion) Témérité (rashness)
92 Il s'agit donc de ce que Aristote appelle deilia, par opposition au courage (andreia).
93 hoarding instinct : en parlent « d'instinct » d'enrichissement plutôt que du simple fait d'acquérir, Ross
insiste sur l'idée que toute action a pour origine a un sentiment, en l'occurence un sentiment vénal opposé
au plaisir d'acheter ou de donner (spending instinct).
94 Ce que Ross appelle liberality correspond à ce que nous appelions « désintéressement ».
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dangers qui « dépassent la nature humaine » ; le plaisir de donner fait partie intégrante du
caractère de l'homme libéral, quand il donne à ses amis ; de même, si les plaisirs charnels
étaient absolument mauvais, la tempérance (sophrosunè) ne serait pas opposée « en
défaut » à l'insensibilité mais seulement « en excès » à l'intempérance. En revanche, c'est
ce qu'a bien vu Ross, il faut prendre garde de ne pas confondre dans une même vertu deux
affections qui n'ont rien à voir, comme par exemple l'amour du danger et la capacité à
l'affronter. Il est donc possible de présenter les dispositions relatives aux « plaisirs et aux
peines par rapport aux évènements qui adviennent à autrui » sous forme de triades à
condition de bien distinguer deux domaines, celui des plaisirs (réjouissance) et celui des
peines (affliction) :
Le vice par défaut, en rapport avec la pitié, consiste à ne pas s'émouvoir (sans pour
autant se réjouir) même des maux les plus révoltants. Le vice par défaut, en rapport avec la
bienveillance, consiste à ne pas être sensible aux joies, même légitimes, d'autrui (sans pour
autant être jaloux). Le vice par défaut, en rapport avec la fermeté, consiste à ne pas se
féliciter d'un châtiment mérité subi par un autre (sans pour autant le réprouver). Enfin le
vice par défaut, en rapport avec l'indignation, consiste à ne pas s'indigner (sans pour autant
se satisfaire) même des succès les plus scandaleux. C'est aussi l'analyse de Gauthier et Jolif
: « Pour montrer que la némésis est une mesure, il eût dû opposer l'envieux, non pas à celui
qui se réjouit méchamment, mais à un individu insensible qui ignorerait toute réaction
devant le bonheur ou le malheur d'autrui » (p. 161 de leur commentaire).
Pour ce qui est des plaisirs et des peines (non pas de tous, et à un
moindre degré en ce qui regarde les peines), la médiété est la
modération98, et l'excès le dérèglement. Les gens qui pèchent par
98 Sophrosunè. Il s'agit de la temperantia de Saint Thomas. Tricot traduit « modération », réservant le terme
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défaut en ce qui regarde les plaisirs se rencontrent rarement, ce qui
explique que de telles personnes n'ont pas non plus reçu de nom 99 ;
appelons-les des insensibles.100
La médiété consiste donc à être affecté par les désirs du corps comme il faut, alors
que l'intempérance (dérèglement) consiste à trop aimer les plaisirs du corps, l'insensibilité,
pas assez. Ne s'oppose pas, en défaut, celui qui « loin d'aimer les plaisirs charnels, s'expose
aux pires douleurs », mais celui qui, simplement, n'a aucun goût particulier pour ces
plaisirs-là. Aristote dit certes que la tempérance (modération) regarde à la fois « les plaisirs
et les peines » (hèdonai kai lupai), de la même façon, peut-être, que le courage regarde
« la crainte et l'audace ». Mais cette idée est nuancée au début du chapitre consacré à la
tempérance, qui en restreint le domaine aux seuls plaisirs : « Nous avons dit que la
modération est une médiété par rapport aux plaisirs (elle l'est à un moindre degré et d'une
façon différente par rapport aux peines) »101. De même que la libéralité concerne d'abord
le don et, de façon auxiliaire, l'acquisition, de même la tempérance concerne de façon
prioritaire les plaisirs, et ne concerne les peines que de façon subséquente. Les peines sur
lesquelles portent la tempérance ne seront d'ailleurs évoquées que rapidement, à la fin du
chapitre :
La primauté des plaisirs sur les peines, dans le domaine des « plaisirs et des
peines », est énoncée clairement. La peine s'oppose au plaisir ; mais elle n'est que sa
privation, pas son contraire positif (que nous appellerons douleur) : n'est pas intempérant
(déréglé) celui qui ne supporte pas la douleur, mais celui qui ne supporte pas la peine d'être
privé de plaisir. C'est pourquoi, même quand il est privé de plaisir, c'est encore à cause du
plaisir qu'il souffre (négativement), celui qu'il regrette : « et même c'est le plaisir qui nous
[à l'intempérant] cause de la peine ». De même, l'homme insensible n'est pas celui qui
n'aime pas les plaisirs au point d'aimer les peines (contrairement à l'homme malveillant tel
tempérance pour désigner l'enkrateia, qui sera décrite au livre VII.
99 Ils sont anonymes. Cette fois, Aristote donne une explication, la même que fournissaient Aspasius et Saint
Thomas à propos de ceux qui n'ont peur de rien (les impavides) : « ils se rencontrent rarement ».
100 EN, II, 7, 1107b4-8. (trad. Tricot).
101 EN, III, 13, 1117b25-26. (trad. Tricot)
102 Aristote ne parlera pas dans ce texte de l'impavide, qui les supporte « trop », comme il ne parlera pas de
l'insensible qui est son homologue dans le domaine du plaisir corporel.
103 EN, III, 13, 1118b29-33. (trad. Tricot)
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que présenté dans l'EN qui, « loin de s'indigner [des succès immérités], va jusqu'à se
réjouir » des malheurs immérités), mais celui qui, indifférent à l'égard des plaisirs, ne
s'affligera pas d'en être privé.
Le domaine des « plaisirs et des peines » ne peut constituer un même domaine que
parce que les plaisirs et les peines, précisément, ne sont définies que comme une privation
de plaisir. Les peines et les plaisirs sur lesquels porte la tempérance n'ont donc pas le
même statut : les plaisirs sont objectifs, il s'agit des plaisirs du corps ; les peines qui s'y
opposent son subjectives, il s'agit de la peine causée intérieurement par la représentation
d'un plaisir manquant, pas de la douleur positive qu'affronte l'homme courageux blessé au
combat : « on n'est pas, comme pour le courage, appelé modéré parce qu'on les endure »,
mais parce qu'on ne les ressent pas, c'est-à-dire, parce qu'on ne regrette pas les plaisirs
absents. On peut tout à fait imaginer une vertu relative à la douleur (consistant par
exemple à ne pas se déshonorer sous la torture, ou à endurer un entraînement physique
intense), mais elle n'aurait rien à voir avec la tempérance et serait, en vérité, plus proche
du courage104.
Bref, les peines sur lesquelles porte la tempérance ne sont autre chose qu'une
privation de plaisir, c'est pourquoi Aristote peut les placer de façon cohérente sur une
même échelle allant d'un degré nul à un degré élevé de plaisir. Pour ce qui est de la
némésis, l'erreur d'Aristote consiste au contraire à avoir opposé à la réjouissance une autre
affection positive en sens contraire, l'affliction, ce qui n'est pas sans produire quelques
paradoxes. De même pour ce qui est relatif à l'argent, il confond dans une seule vertu (la
libéralité) deux vertus distinctes, dont l'une dépend d'une envie de faire plaisir (à soi ou
aux autres) en dépensant, l'autre d'une envie de s'enrichir. Il faudrait plutôt distinguer deux
médiétés opposées chacune à deux vices, dont l'un soit une privation de l'affection :
Les vertus sont confondues au motif, dit Aristote, que celui qui sait donner sait
aussi acquérir ; mais les dispositions n'en sont pas moins distinctes en droit (quoique
vraisemblablement réunies en pratique chez l'homme vertueux), comme en témoigne le
fait que, pour ce qui est du vice, celui qui donne trop peut prendre trop ou pas assez, et
104 Avec cette différence que le courage n'est pas d'abord une attitude relative à la douleur, mais à un risque de
mort ; ce qui peut impliquer la douleur, mais de façon éventuelle (en cas de mort) et accidentelle (en cas de
mort lente). Dans le cas de la torture, les deux dispositions coïncident, car la persistance dans la douleur
peut entraîner la mort.
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inversement pour celui qui ne donne pas assez. De même encore pour ce qui est des
dangers de mort, la médiété est selon Aristote la coïncidence de deux vertus en fait
distinctes, dont l'une pousse vers le danger et l'autre, négative en apparence (mais positive
en réalité : car la peur n'est pas qu'une privation d'audace), nous en éloigne. Or nous
pouvons tout à fait distinguer deux vertus, tout en les opposant à deux vices,
contrairement à ce que proposait Ross ; c'est d'ailleurs ce que fait J.O. Urmson à la fin de
son article (p. 170), dans un tableau que nous reproduisons ici :
De notre étude des vertus particulières nous pouvons tirer deux conclusions. La
première, c'est que chaque vertu doit appartenir à un domaine propre, identifié par une
affection unique. Il ne peut pas y avoir une vertu qui soit relative à la fois à l'audace et à la
crainte, au plaisir de donner et à la vénalité, à l'affliction et à la réjouissance. C'est
pourquoi les vices auxquels s'oppose la vertu comme médiété ne peuvent être identifiés
par une affection contraire. A l'homme qui s'afflige ne peut être opposé, en défaut, l'homme
qui se réjouit ; ni à l'homme qui donne celui, en défaut, qui cherche positivement à
s'enrichir. Ross en conclut que la vertu n'est pas une médiété mais qu'elle n'est opposée
qu'à un vice, qui se définit par la mauvaise manifestation de cette affection. Notre
deuxième conclusion c'est qu'il est possible d'opposer un deuxième vice à la vertu, en
défaut, à condition de ne pas considérer celui-ci comme le contraire de l'affection (qui
n'est qu'une autre forme de positivité) mais comme sa négation. A la vertu, qui est une
disposition à ressentir une affection médiale, s'oppose donc un vice par excès, qui consiste
à manifester trop cette affection, et un vice par défaut, qui consiste à ne pas la manifester
du tout. L'éleuthéria s'oppose à l'anéleuthéria ; le phobos, à l'aphobia ; etc. En ce sens, tout
109 Littéralement, anéleutheria signifie non-libéralité (éleutheria) : c'est ce que Tricot traduit par parcimonie
mais qui correspond aussi bien à l'avarice.
110 Ethique à Eudème, II, 3, 1221a33-34. (trad. V. Décary)
111 Ethique à Eudème, II, 3, 1221a38 à 1221b1. (trad. V. Décary)
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vice par défaut est une forme d'insensibilité, comme le montre Aristote dans le cas
particulier – mais paradigmatique, toute affection étant relative à un certain plaisir ou à
une certaine peine – de la sophrosunè.
B. Critique
Il est clair à présent que le vice opposé à une médiété par défaut n'est pas un excès
contraire mais une simple négation de son affection propre. A considérer différemment la
définition des vices opposés au courage que donne le livre II de l'Ethique à Eudème, de
nouvelles difficultés apparaissent, qui concernent cette fois la notion « d'excès » – qui
n'apparaît pas du tout dans le texte :
[Est] téméraire celui qui ne craint pas ni ce qu'il devrait, ni quand il devrait
craindre, ni comme il devrait craindre ; lâche, celui qui craint ce qu'il ne doit
pas et quand il ne doit pas, et comme il ne doit pas.
L'impavide ne craint pas moins : il craint moins souvent, ou il craint ce qu'il ne doit
pas, mais il ne craint pas, à proprement parler, moins. Le courage ne consiste pas à
craindre « modérément » chaque danger, mais à ne pas craindre du tout ceux qu'il ne faut
pas craindre, et à craindre (comme le lâche) ceux qu'il faut craindre. L'homme courageux
est, le plus souvent, impavide ; ce qui les distingue, ce n'est pas tant l'intensité de l'émotion
que les circonstances dans lesquelles elle se manifeste. De même, la modération
(sophrosunè) ne consiste pas à craindre tous les plaisirs charnels « modérément », mais à
apprécier autant que l'on peut les plaisirs légitimes et à ne pas apprécier du tout (comme
l'insensible) les plaisirs illégitimes. Au moment où il s'afflige, l'homme de la némésis ne
s'afflige pas moins que l'homme envieux : simplement, l'un s'afflige de ce qu'il faut, l'autre
de ce qu'il ne faut pas. La médiété ne serait donc pas une question d'affection médiale,
mais d'affection appropriée. L'argument de Ross selon lequel le vice par excès n'est qu'un
excès apparent112 reste pertinent. Une disposition vicieuse peut être « moins »
appropriée qu'une disposition vertueuse, mais elle ne peut l'être « plus ».
L'argument est d'autant plus pertinent que le caractère approprié d'une disposition
ne dépend pas de son intensité mais des circonstances de l'action, comme l'explique
112 « La maîtrise [de l'affection] peut être trop faible, mais non trop grande »
52/71
Aristote :
J'entends ici la vertu morale113, car c'est elle qui a rapport à des affections et
des actions, matières en lesquelles il y a excès, défaut et moyen. Ainsi, dans
la crainte, l'audace, l'appétit, la colère, la pitié, et en général tout sentiment114
de plaisir et de peine, on rencontre du trop et du trop peu, lesquels ne sont
bons ni l'un ni l'autre ; au contraire, ressentir ces émotions au moment
opportun, dans les cas et à l'égard des personnes qui conviennent, pour les
raisons et de la façon qu'il faut, c'est à la fois moyen et excellence, caractère
qui appartient précisément à la vertu.115
Au critère intensif, interne – trop ou trop peu d'une affection – se substituent donc
des critères objectifs qui concernent les prédicats de l'action. En dernière instance, c'est par
rapport à ces critères objectifs que l'intensité de l'émotion sera jugée appropriée ou non.
On dénombre quatre criteria principaux :
(1) Critère temporel : le moment opportun (kairos) ;
(2) Critère circonstantiel : le cas ou la situation qu'il faut ;
(3) Critère personnel : les personnes qu'il faut ;
(4) Critère rationnel : pour les raisons qu'il faut.
Auxquels s'ajoute un autre criterium, « de la façon qu'il faut ». Ce dernier critère
n'est sans doute pas un critère autonome, mais plutôt une synthèse de tous les autres : faire
« de la façon qu'il faut », c'est faire quand il faut, avec qui il faut, etc. Ou peut-être Aristote
rappelle-t-il, en faisant référence à « la façon » qu'il faut, trois critères subjectifs
secondaires116 mentionnés avant que ne soit introduite (au chapitre 5) la doctrine de la
médiété. Peu importe ici : ces critères ne décrivent pas tant l'essence de l'action vertueuse
que ses conditions, aussi nous ne les examinerons pas davantage.
La subordination du critère affectif à ces différents criteria pose problème : une
émotion est susceptible d'intensité, c'est-à-dire de plus ou de moins. Mais quel sens y a-t-il
à dire qu'un temps, un lieu, des personnes, des circonstances, soient « en excès » ou « en
défaut » ? J.O. Urmson parvient à montrer que chaque critère objectif est, lui aussi,
susceptible d'intensité, parce qu'il peut ne pas être satisfait de deux façons opposées, en
excès ou en défaut. Par exemple, ne pas manifester son émotion au bon moment, c'est la
manifester trop souvent ou pas assez :
Bref, « la vertu est une disposition moyenne121 en ce qui concerne les émotions et
les actions, pas une disposition concernant les émotions et les actions moyennes ». Mais
tous les criteria ne se prêtent pas aussi bien au schème de la médiété que celui du temps
(trop souvent, ou pas assez). L'auteur doit en effet réduire des critères fondamentalement
qualitatifs à des critères quantitatifs. Par exemple, pour ce qui est du critère rationnel, ne
pas agir « pour les raisons qu'il faut », c'est agir, dit-il, « pour trop ou trop peu de raisons »
(for too few or too many reasons). Or on peut se tromper à cause de mauvaises raisons
(que ces raisons soient pensées bonnes – les erreurs – ou seulement présentées comme
telles – les prétextes), non à cause de raisons trop nombreuses. La rectitude du syllogisme
pratique ne dépend pas du nombre de ses prémisses. De même, il est absurde de considérer
que le critère personnel dépende d'une quantité : n'est pas vicieux qui agit d'une certaine
façon avec « trop ou trop peu de personnes », mais avec les personnes qu'il ne faut pas, par
exemple en étant généreux avec une personne indigne tout en étant avare avec ses propres
amis (alors que, d'un point de vue numérique, une personne indigne est égale à une
personne digne). Même le critère temporel n'est sans doute pas, dans l'esprit d'Aristote,
quantitatif. Le moment opportun (kairos) n'est pas une fréquence : il ne s'agit pas d'agir
trop souvent, ou pas assez, mais ni trop tôt, ni trop tard. Pourquoi le « trop tard » serait
plus un excès qu'un défaut ? Ross résume ces problèmes de la façon suivante :
Un premier problème vient donc du fait que les criteria sont qualitatifs. Un autre
vient du fait qu'ils sont indépendants les uns des autres : que dira-t-on de quelqu'un qui est
en excès selon le temps, mais en défaut selon les personnes ? Par exemple, celui qui se
mettrait trop souvent en colère mais toujours contre la même personne, qui ne le mérite
pas, et jamais contre celles qui le mériteraient ? Ou celui qui donne trop ou trop souvent,
mais à un trop petit nombre de personnes ou à celles qui n'en ont pas besoin ? C'est
d'ailleurs une difficulté qu'entrevoit J.O. Urmson, sans lui apporter de solution :
Un point qu'Aristote (qui reconnaît ne donner que les grandes lignes) néglige,
c'est qu'il est possible – quoiqu'improbable – qu'une personne manifeste un
défaut à certains égards, la médiété et l'excès dans d'autres, y compris au sein
d'une seule vertu123 même particulière.124
J.O. Urmson veut prouver que la doctrine de la médiété ne se réduit pas à une plate
doctrine de la modération, c'est-à-dire à une question de bon sens : en toutes choses raison
garder ou, comme le conseille Ovide, medio tutissimus ibis – c'est en allant au milieu que
l'on prend le moins de risques. Pour ce qui est de la sophrosunè, par exemple, il y a au
moins deux façons de concevoir la médiété, dont l'une seulement ressemble à la
conception populaire de la modération : soit boire tous les jours, mais peu ; soit boire
rarement, mais beaucoup. L'une place le milieu dans le critère temporel, c'est-à-dire la
fréquence (boire peu souvent), l'autre place le milieu dans le critère intensif, c'est-à-dire la
quantité (boire souvent mais peu). Pour quelle raison un criterium serait-il prioritaire sur
l'autre ? Celui qui boit peu, peut considérer que l'ivresse est une forme d'hybris ; l'autre
peut lui répondre que boire tous les jours est un excès, et que la dépendance est pire que
l'ivresse. On pourrait ajouter, s'il nous est permis de prendre un exemple contemporain :
quelle est, sur le long terme, la pire chose pour la santé ? Fumer des cigarettes tous les
jours, ou fumer du cannabis de temps en temps ? Aristote répondrait sans doute qu'il est
préférable de ne pas fumer du tout, ce qui n'est pas sans poser de nouvelles difficultés
quant à la définition de la médiété.
Mais toute action n'admet pas la médiété, ni non plus toute affection, car
pour certaines d'entre elles leur seule dénomination implique immédiatement
la perversité, par exemple la malveillance, l'impudence, l'envie, et, dans le
domaine des actions, l'adultère, le vol, l'homicide : ces affections et ces
actions, et les autres de même genre, sont toutes, en effet, objets de blâme
parce qu'elles sont perverses en elles-mêmes, et ce n'est pas seulement leur
excès ou leur défaut que l'on condamne. Il n'est donc jamais possible de se
tenir à leur sujet dans la voie droite, mais elles constituent toujours des
fautes. On ne peut pas non plus, à l'égard de telles choses, dire que le bien ou
le mal dépend des circonstances, du fait, par exemple, que l'adultère est
commis avec la femme qu'il faut, à l'époque et de la manière qui
conviennent, mais le simple fait d'un commettre un, quel qu'il soit, est une
faute.126
126 EN, II, 6, 1107a9-18. (trad. Tricot)
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Ces choses (affections pures ou actions) sont mauvaises du fait de leur « seule
dénomination », ex vi termini. L'adultère, le vol, l'homicide, sont pour ainsi dire des excès
en soi : à cela près que ces excès n'admettent aucune forme modérée, puisque le plus petit
début de crime est déjà un crime 127. Le critère intensif n'est donc pas pertinent : il n'y a pas
de degré dans le vice ; ou plutôt, un petit vice n'est pas moins vice qu'un grand. Aristote
montre ensuite, les citant un par un, que les criteria de l'action ne sont pas pertinents non
plus, en prenant pour exemple l'adultère : un adultère ne peut être commis avec « la femme
qu'il faut » (personne), ni « à l'époque qu'il faut » (temps) ou « de la manière qui convient »
(situation).
Remarquons que le texte du chapitre 6 est en contradiction avec le chapitre suivant,
où il est dit que les affections citées (malveillance, impudence, envie) admettent
également une médiété et un défaut. Pour ce qui est de l'impudence, que nous n'avons pas
étudiée, Aristote dit qu'elle est un défaut dans le domaine dont la réserve est la médiété :
« celui qui pèche par défaut ou qui n'a pas du tout de pudeur est un impudent ; et celui qui
garde la position moyenne, un homme réservé »128. Pour ce qui est de l'envie, c'est une
contradiction manifeste de considérer l'envie comme mauvaise absolument quand, par
ailleurs, on définit la némésis comme la médiété dont l'envie est l'excès. Mais l'argument
du chapitre 6 n'en est pas pour autant réfuté : la némésis n'est pas une « envie modérée »
mais, précisément, de l'indignation, c'est-à-dire autre chose. En ce sens, l'envie n'admet pas
de médiété ; elle est toujours, en tant que telle, mauvaise. Comment concilier les deux
arguments, en apparence du moins contradictoires ?
Le problème repose la question du genre, à propos cette fois non pas des deux
dispositions d'un même vice (excès d'audace et défaut de crainte), mais à propos, plus
radicalement, des dispositions opposées à la médiété. Y a-t-il un genre commun entre
l'envie et la némésis, dont l'unité proviendrait de l'affection d'origine (l'affliction), ou
l'affliction à l'oeuvre dans l'envie n'a-t-elle rien à voir avec la réjouissance à l'oeuvre dans
la némésis ? S'il y a un genre commun entre l'envie et la némésis, il y a aussi un genre
commun entre le vol et la libéralité 129 : le vol ne serait qu'une acquisition malhonnête,
comme l'envie est une affliction inappropriée. Dans le livre IV de l'Ethique à Nicomaque,
le vol – ici traité comme une action n'admettant pas la médiété, au même titre que
l'adultère – est d'ailleurs considéré comme un cas particulier de parcimonie (anéleutheria),
c'est-à-dire de vice par défaut130 opposé à la libéralité :
127 Comme le disaient les Stoïciens : « Celui qui est dans la mer une coudée sous la surface ne se noie pas
moins que celui qui a coulé de cinq cents brasses » (Plutarque, Des notions communes, 1063a).
128 EN, II, 7, 1108b35. (trad. Tricot)
129 De même qu'il nous arrive d'employer le mot téméraire pour désigner l'impavide, de même parlons-nous du
libéral pour désigner aussi l'homme vertueux dans le domaine de l'acquisition.
130 Par commodité toujours, nous employons dans cette partie la classification d'Aristote. Peu importe que la
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Le joueur, le pillard et le brigand rentrent dans la classe des parcimonieux par
leur sordide amour du gain (…) [les voleurs] en voulant réaliser des gains
d'origine inavouable, sont poussés par un sordide amour du profit. Et dès lors
toutes ces façons de prendre sont de la parcimonie. C'est donc à bon droit
que la parcimonie (anéleutheria) est appelée contraire de la libéralité
(éleutheria)...131.
Si l'on considère, au contraire, qu'il n'y a rien à voir entre la libéralité et le vol, au
point de dire que celle-ci, n'admettant pas de médiété, n'est pas un défaut de celle-là, alors
pourquoi ne dirait-on pas aussi que la lâcheté est un comportement en soi honteux qu'il
n'est pas possible de pratiquer de façon modérée, quand il faut, avec qui il faut, etc. ? Cette
contradiction entre la doctrine du vice absolu et la doctrine de la médiété est le signe d'une
difficulté de fond. En toute rigueur, puisque le vol est un cas particulier de cupidité, et que
la cupidité est un défaut de libéralité, le vol ne devrait pas être considéré comme
« absolument » mauvais, mais seulement en ce qu'il témoigne d'un défaut ou d'un excès
dans une affection déterminée, « l'amour de l'argent ». Mais il serait paradoxal de dire qu'il
y a une bonne façon de voler ; d'ailleurs, l'homme libéral ne vole pas. Le problème vient
du fait qu'une variation quantitative d'une certaine affection, c'est-à-dire une variation de
degré, entraîne un changement qualitatif des actions qui en résultent. Un amour extrême
de l'argent ne consiste plus seulement à acquérir « plus » qu'il ne faudrait, mais à acquérir
autrement, par exemple de façon illégale. De même, un « dérèglement » complet dans le
domaine des désirs charnels peut conduire à l'adultère. Une colère excessive peut conduire
au meurtre. Tous les exemples d'actions honteuses absolument dépendent en fait d'une
affection qui admet une médiété ; elles ne sont donc, comme le dit Gauthier-Jolif, que des
exceptions apparentes :
Les actions et les passions citées ne sont que des exceptions apparentes : il
n'y a pas de mesure qui puisse s'appliquer à l'adultère, parce que l'adultère est
un vice ; mais il y a une mesure dans les plaisirs sexuels, et c'est la
tempérance.132
Il faut donc tenir ensemble les deux bouts de la chaîne en distinguant l'affection à
l'origine de l'action, de l'action elle-même comme manifestation particulière de cette
affection. L'envie par exemple n'est pas un excès de némésis, mais un excès dans le
domaine où la némésis est une médiété. Ce domaine est toujours défini en fonction d'une
affection (pathos) donnant lieu, sauf dans le cas des « affections non appétitives », à une
action. En tant qu'elle émane d'une affection homogène (l'affliction) l'envie est
commensurable avec la némésis, ce qui en fait la disposition opposée par excès ; mais en
tant qu'elle en est la manifestation particulière, dans des circonstances qui la rendent
inappropriée, elle en est différente absolument. De même, si la lâcheté en tant que
manifestation générale d'une affection qui admet un degré approprié (la peur médiale) peut
être comparée au courage, en tant qu'action particulière – la fuite – elle est absolument
honteuse. En fait, ce n'est pas en tant qu'action, mais en tant qu'action fautive, que la
lâcheté (par exemple) est un vicieuse absolument, comme l'explique Ross :
Ces noms [adultère, vol, etc.] ne s'appliquent pas aux sentiments moralement
indifférents qui sont la matière de la vertu, mais à un excès ou un défaut
blâmable de ces sentiments, non aux actions qui se rapportent à un certain
objet, mais aux actions fautives qui se rapportent à cet objet.135
Si les vertus étaient les affections et les actions moyennes 137 elles-mêmes,
l'argument serait pertinent ; mais en réalité la vertu ne se confond pas avec
elles, bien qu'elle leur soit liée. L'essence (enai) de la vertu consiste plutôt
dans le fait d'être défini par la droite raison (orthos logos) et d'être dans la
juste mesure ; et l'excès et le défaut tiennent leur essence de vice du fait
d'avoir été définis par une raison fausse et d'un manque de mesure
(asummétria), pour autant que la vertu fait ce qu'elle fait en accord avec la
droite raison et repose dans la juste mesure alors que le vice est en accord
avec une raison fausse. Et c'est en tant qu'ils manquent de mesure que les
vices sont opposés entre eux. Car c'est par rapport aux affections et aux
actions elles-mêmes, dans leur dimension quantitative, que l'on dit138 que les
défauts sont opposés aux excès.139
Ces diverses dispositions étant ainsi opposées les unes aux autres, la
contrariété maxima est celle des extrêmes l'un par rapport à l'autre plutôt que
par rapport au moyen, puisque ces extrêmes sont plus éloignés l'un de l'autre
que du moyen, comme le grand est plus éloigné du petit, et le petit du grand,
qu'ils ne le sont l'un et l'autre de l'égal.141
Pour ne pas retomber dans les paradoxes que réfutait Aristote (les vices comme
Il n'y a aucun sens à dire que, si la vertu est une médiété, celui qui va du
défaut à l'excès passe par la vertu. Si les vertus étaient les affections et les
actions modérées elles-mêmes, peut-être y aurait-il du vrai dans cette idée ;
mais si la vertu consiste dans le fait pour celles-ci d'être défini par la droite
raison, ce n'est pas parce qu'une personne se trouve subir une affection
modérée qu'elle va la subir d'une telle façon qu'elle puisse la ressentir ou
accomplir une action modérée selon la droite raison.142
Alexandre veut montrer qu'il n'y a pas de continuum d'un extrême à l'autre, pour
résoudre le paradoxe suivant : un homme téméraire143 qui veut agir comme un lâche ne
sera-t-il pas, à un moment ou à un autre, courageux ? Peut-on passer d'un côté à l'autre de
la ligne de crête que constitue la vertu sans franchir la vertu elle-même ? Il est possible
que, du point de vue matériel (objectif), l'action d'un téméraire qui s'abstiendrait d'affronter
vainement un danger ressemble à celle qu'accomplirait l'homme courageux. Cependant un
tel homme n'agirait pas de manière courageuse, car la raison qui le pousse à agir n'est pas
le respect de la droite règle. Du point de vue intentionnel, il ne peut donc jamais y avoir
coïncidence (sauf accidentellement, et en apparence) entre la vertu et le vice, car ces deux
dispositions sont d'essence différente. Extérieurement, un homme téméraire peut agir de la
142 Alexandre, p. 156, 10-16.
143 Nous employons le terme téméraire par commodité. C'est en effet la témérité que l'on oppose
conventionnellement au courage (par excès) ; peu importe ici que le terme impavidité, selon notre
démonstration, fût plus exact.
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même façon qu'un homme courageux – en renonçant à affronter les dangers qui
« dépassent la nature humaine » – mais il ne sera pas courageux pour autant :
Il n'est pas plus sensé de dire que la vertu, si elle est une médiété, est une
partie du vice, en suivant ce raisonnement : si on retirait la partie excessive
de la témérité, la partie restante serait le courage, et si on retirait la partie du
courage par laquelle celui-ci surpasse la lâcheté, la partie restante serait la
lâcheté. Car Aristote lui-même a parlé144 de manière convaincante de cela, en
montrant que chaque part du vice est du vice, et que chaque part de la vertu
est vertu.145
L'essentiel n'est pas que les sentiments possèdent telle ou telle intensité
particulière, mais qu'ils soient entièrement soumis à la ''droite règle'', ou,
pourrions-nous dire, au sens du devoir.149
Concrètement la vertu est une disposition consistant à faire « ce qu'il faut, quand il
faut, avec les personnes qu'il faut, etc. » alors que le vice est une disposition consistant à
faire « ce qu'il ne faut pas, quand il ne faut pas, etc. ». Mais puisque ces différents criteria
(occasion, personnes, situations, raisons) font partie des prédicats de l'action correcte, la
vertu est donc une disposition à « agir comme il faut » tandis que le vice est une
disposition à « agir comme il ne faut pas ». En dernière instance, c'est la « droite raison »
qui définit, in concreto, ce qui est approprié et ce qui ne l'est pas, sans se préoccuper de
considérations quantitatives. L'adultère par exemple – dont Aristote dit qu'il est
absolument vicieux, sans rapport avec aucune vertu, n'est en fait, par rapport à l'action
modérée, qu'une erreur sur la personne. On peut bien appeler le « comme il faut » une
médiété, ainsi que le fait Aristote : « le meilleur et le plus parfait étant ce qui est conforme
à la droite raison, c'est-à-dire le milieu entre l'excès et le défaut par rapport à nous »150,
148 C'est par cette phrase que J.O. Urmson termine son commentaire (p. 170).
149 Ross, op. cit., p. 274.
150 EE, II, 5, 1222a8-10 (trad. V. Décary).
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mais il ne s'agit là que d'une définition, pas d'une hypothèse (hypothesis), c'est-à-dire d'une
définition nominale (quid nominis) qui ne dit pas ce qu'est réellement la chose (quid rei).
Même d'un point de vue conceptuel, la doctrine de la médiété pose problème. En
effet, nombreux sont les domaines où les critères de l'action bonne sont binaires. Le
moment opportun (kairos) s'oppose au mauvais moment (il peut être passé ou à venir, mais
il n'est pas « en excès » ou « en défaut ») ; le danger doit être affronté ou ne doit pas être ;
de manière générale, « ce qu'il faut » s'oppose à « ce qu'il ne faut pas », sans troisième
terme. C'est d'ailleurs ce qui apparaît de l'analyse de la justice. Aristote, tout en cherchant à
montrer que la justice est une médiété, reconnaît qu'il est quelque peu artificiel de lui
opposer en défaut le fait de ne pas recevoir assez (injustice subie) et en excès le fait de
prendre trop (injustice commise) :
Des distinctions que nous avons établies il résulte clairement que l'action
juste est un moyen entre l'injustice commise et l'injustice subie, l'une
consistant à avoir trop, et l'autre trop peu. La justice est à son tour une sorte
de médiété, non pas de la même façon que les autres vertus, mais en ce sens
qu'elle relève du juste milieu, tandis que l'injustice (adikia) relève des
extrêmes.151
Il n'y a pas « d'injustice par excès » ni « par défaut » ; seulement, à la rigueur, une
injustice active (celle que l'on fait) et une injustice passive (celle que l'on subit 152). Mais la
justice en tant vertu ne consiste pas à subir l'injustice autant qu'on la commet, mais à ne
pas commettre d'injustice du tout. Il est d'autant plus absurde de considérer l'injustice subie
comme un « défaut » que, si l'une des deux parties intéressées ne reçoit pas assez, c'est que
l'autre reçoit trop.
Aristote doit donc admettre que la justice n'est pas une médiété « de la même façon
que les autres » (ou ton auton de tropon), mais seulement une « sorte de médiété »
(mésotès tis). En fait, la justice est une médiété opposée à un seul vice : l'injustice (adikia).
Toute injustice, quelle qu'elle soit, est déjà « en trop », alors que la justice, de son côté, est
toujours un sommet (akrotès). Pas plus ce qui est juste, « ce qui est approprié » ne connaît
de quantité. Que les autres vertus s'opposent à plusieurs vices, cela découle du fait qu'il est
possible de se tromper selon différents criteria moraux ; mais puisque ces criteria sont –
sauf le critère intensif, qui n'est qu'un parmi d'autres – d'ordre qualitatif, quel sens y a-t-il à
dire, sinon de façon imagée, que ces vices soient « en excès » ou « défaut » ?
Nous avons montré que chaque vertu appartient à un domaine propre correspondant à
une affection, l'affection contraire (également susceptible d'être exprimée de façon médiale)
correspondant à une autre vertu. La privation de l'affection constitue un vice, mais il n'y a pas
d'émotion excessive : il n'y a que des émotions exprimées au mauvais moment, dans la
situation ou avec les personnes qu'il ne faut pas, etc. Or ce qui convient s'oppose de façon
absolue à ce qui ne convient pas, comme ce qui est juste s'oppose à ce qui est injuste, sans
troisième terme ; d'où la difficulté à concevoir la vertu comme une médiété. Puisque le degré
approprié d'une affection est fonction de plusieurs criteria d'ordre qualitatif, la vertu n'est plus
définie que par référence à un critère rationnel qui permet d'évaluer, dans chaque situation, la
conduite à adopter. Ainsi « la médiété n'est pas prise selon la quantité, mais selon la droite
règle»153, comme le résume Saint Thomas, celle-ci étant elle-même déterminée par la
phronésis de l'homme prudent.
Toute vertu morale est donc dépendante d'une vertu dianoétique, c'est-à-dire que toute
médiété dépend d'une vertu à laquelle le modèle de la médiété ne s'applique pas. La médiété ne
peut donc être qu'un concept second ; elle n'est rien d'autre que ce qui a été défini tel par la
prudence ; mais la prudence, elle-même, n'est pas une médiété. Cette définition nominale n'est
d'ailleurs, sans doute, qu'un effet de langage. Ce qui est « trop » n'est, par définition, pas
« comme il faut », puisque c'est « au-delà » ; de même, ce qui n'est « pas assez » n'est pas
« comme il faut », puisque c'est « en deçà ». Par suite il est nécessaire que ce qui est « comme
il faut » ne soit « ni trop, ni pas assez », c'est-à-dire un « milieu » entre l'excès et le défaut.
Mais cette définition se déduit de l'analyse des concepts de « trop » et de « pas assez », sans
rien dire ce qu'est le bien ni où commence l'excès. La proposition « la vertu est une médiété »
est en réalité une tautologie qui revient à dire « ce qui est bien n'est pas mal ».
Ces mots de Leibniz à propos de la méthode cartésienne pourraient aussi bien être dits
de la doctrine de la médiété : « Prends ce qu'il te faut, opère comme tu le dois, et tu obtiendras
ce que tu souhaites. ». C'est pourquoi, selon J.O. Urmson – bien qu'il ne formule pas le
problème ainsi, on aurait tort de penser que la médiété a une vocation pratique : « Aristote en
avait conscience, la doctrine de la médiété n'est pas un début de réponse à la question :
comment décider de façon rationnelle comment agir »154. Peut-être a-t-on, en effet, surestimé
l'importance qu'Aristote lui-même accordait au concept de mésotès dans la définition de la
vertu.
Cette bibliographie ne contient que la liste des ouvrages cités ou directement utilisés.
1. Textes d'Aristote
a) Editions de référence :
The Greek Commentaries on the Nicomachean Ethics of Aristotle in the Latin Translation
of Robert Grosseteste, Bishop of Lincoln, vol. I : Eustratius on Book I, and the Anonymous
Scholia on Book II, III and IV, ed. H. Paul F. Mercken, Leiden, E. J. Brill, 1973. Ce texte
comprend la traduction latine de Robert Grosseteste ainsi qu'une préface instructive.
b) Traductions citées :
3. Commentaires contemporains
GAUTHIER R.-A., JOLIF J.-Y., L'Ethique à Nicomaque, tome II, 1, Commentaire des Livres
I-V, édition Peeters, Louvain-La-Neuve – Paris – Sterling, deuxième édition 1968.
PEARS D., « Courage as a Mean », in Essays on Aristotle's Ethics, ed. Rorty A., Berkeley-
Los Angeles ; Londres : University of California Press, 1980 (Major thinkers series, 2),
pages 171 à 187.
URMSON J.O., « Aristotle's Doctrine of the Mean », in Essays on Aristotle's Ethics, ed. Rorty
A., Berkeley-Los Angeles-Londres : University of California Press, 1980 (Major thinkers
series, 2), pages 157 à 187.
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