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LUCAPENNI
Un disciple de Raphaël à Fontainebleau

Dominique Cordellier
Pour Michel Laclotte,
président-directeur honoraire du musée du Louvre,
en hommage

Cet ouvrage accompagne l'exposition

présentée à Paris, au musée du Louvre,


du 8 octobre 2012 au 14 janvier 2013.

Exposition réalisée avec le concours exceptionnel


de la Bibliothèque nationale de France

En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41]


et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992,
toute reproduction partielle ou totale à usage collectif
de la présente publication est strictement interdite
sans autorisation expresse de l'éditeur. Il est rappelé
à cet égard que l'usage abusif et collectif de la photocopie
met en danger l'équilibre économique des circuits du livre.

© Somogy éditions d'art, Paris, 2012


www.somogy.fr
© musée du Louvre, Paris, 2012
www.louvre.fr

ISBN Somogy éditions d'art : 978-2-7572-0583-9


ISBN musée du Louvre : 978-2-35031-383-2

En première et en quatrième de couverture :


Luca Penni, Reine devant un roi, tenant un crâne (fig. 177),
Paris, musée du Louvre, département des Peintures

Dépôt légal : septembre 2012


Imprimé en Italie (Union européenne)
LUCA PENNI
Un disciple de Raphaël à Fontainebleau

Dominique Cordellier

LOUVRE SOMOGY
ÉDITIONS
écrirons
D’ART
Exposition Édition
Musée du Louvre Musée du Louvre
Direction de la Production culturelle Direction de la Production culturelle
Chef du service des Expositions : Chef du service des Éditions :
Soraya Karkache Violaine Bouvet-Lanselle
Coordinateur de l'exposition : Coordination et suivi éditorial :
Martin Kiefer Christine Fuzeau
Collecte de l'iconographie, service Images
Direction Architecture, Muséographie et Ressources documentaires :
et Technique Chrystel Martin
Directrice : Sophie Lemonnier
Directeur adjoint : Michel Antonpietri Somogy éditions d'art
Chef du service Architecture, Directeur éditorial : Nicolas Neumann
Muséographie et Signalétique : Coordination et suivi éditorial :
Clio Karageorghis Sarah Houssin-Dreyfuss
Scénographie : Muriel Suir Fabrication : Michel Brousset,
Graphisme : Marcel Perrin Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros
Coordination, service Architecture, Conception graphique et réalisation :
Muséographie et Signalétique : Ariane Nais Aubert, avec la collaboration
Carol Manzano et Stéphanie de Vomécourt de François Dinguirard
Chef du service des Travaux Contribution éditoriale : Marion Lacroix,
muséographiques : Hervé Jarousseau avec la collaboration de Sarah Zhiri
Coordination, service des Travaux
muséographiques : Xavier Guillot
et Aline Cymbler
Chef de l'atelier éclairage, service
Électricité et Éclairage : Sébastien Née
Musée du Louvre Commissariat
Henri Loyrette Dominique Cordellier
Président-directeur Conservateur en chef
Hervé Barbaret au département des Arts graphiques
Administrateur général avec le concours de
Claudia Ferrazzi Michèle Gardon
Administratrice générale adjointe Responsable de la documentation
Carel vanTuyll van Serooskerken du département des Arts graphiques
Directeur du département et Hélène Grollemund
des Arts graphiques Chargée d'exposition au département
Juliette Armand des Arts graphiques
Directrice de la Production culturelle
Commissariat pour le choix des estampes
Séverine Lepape
Conservateur responsable de la Réserve
au département des Estampes
et de la Photographie,
Bibliothèque nationale de France

Prêteurs
Bourges, musée du Berry
Paris, Bibliothèque nationale de France
Paris, collection particulière
Paris, École nationale supérieure
des Beaux-Arts
Paris, musée de l'Armée
Remerciements

Ma gratitude va à Henri Loyrette, et rigueur à la relecture du manuscrit. Aline Cymbler, Valérie Decombas
président-directeur du musée du Louvre, Je dois un égal tribut de gratitude et son équipe, Anna Di Pietra,
et à Carel van Tuyll van Serooskerken, à Marion Lacroix, qui s'est livrée au même Valentine Dubard de Gaillarbois,
directeur du département des Arts travail de correction tant sur le manuscrit Max Dujardin, Béatrice Féna Zerbib,
graphiques, pour m'avoir permis que sur les épreuves. Son attention Pascal Goujet et son équipe, Xavier Guillot,
de préparer cette étude sur Luca Penni. méthodique m'a évité bien des erreurs. Clarine Guillou, Éric Journée et son
Sans leur confiance, mes recherches équipe, Irène Jullier, Clio Karageorghis,
n'auraient pu prendre la forme ni d'une Ma sincère gratitude va de même à tous Soraya Karkache, Martin Kiefer,
exposition ni celle d'une monographie. ceux qui ont assuré l'édition du catalogue : Ariane de La Chapelle, Valérie Lee,
Violaine Bouvet-Lanselle, Sophie Lennuyeux, Élise Maillard,
Lors de la préparation de celles-ci, François Dinguirard, Virginie Fabre, Carol Manzano, Séverine Morvant,
Laura Aldovini, Catherine Jenkins, Victoria Fernandez-Massaguer, Sébastien Née et son équipe,
Séverine Lepape et Cécile Scailliérez Christine Fuzeau, Sarah Houssin-Dreyfuss, Franck Olszewski, Marcel Perrin,
m'ont fait part d'informations Ariane Nais Aubert, Chrystel Martin, Muriel Suir, Marlène Ver net,
essentielles sur Luca Penni et elles m'ont Nicolas Neumann. Stéphanie de Vomécourt, Chrystel Winling.
généreusement fait profiter de leurs avis.
Je tiens à remercier particulièrement Ma reconnaissance va aux responsables Nous tenons enfin à remercier
Cécile Scailliérez d'avoir pris le soin des collections qui ont accordé pour leur aide :
de présenter dans ce livre le tableau le prêt d'œuvres dont ils ont la charge : Laura Angelucci, Holm Bevers,
inédit d'Auguste et la sibylle de Tibur, Michel Amandry, Sylvie Aubenas, Suzanne Boorsch,
qu'elle a découvert depuis peu Françoise Barbe, Christian Baptiste, Arnauld Brejon de Lavergnée,
et qui compte parmi les plus récentes Marc Bascou, Nicolas Bourriaud, Barbara Brejon de Lavergnée, Sonja Brink,
acquisitions du département Denis Bruckmann, Emmanuelle Brugerolles, Christine Chabot, Agathe Cordellier,
des Peintures. Agnès Delannoye, Sophie Descamps, Brigitte Donon, Bénédicte Gady,
David Guillet, Juliette Jestaz, Michèle Gardon, Nicole Garnier-Pelle,
Au moment de rédiger l'ouvrage, Séverine Lepape, Philippe Malgouyres, Achim Gnann, Barbara Gouget, Jean Habert,
Hélène Grollemund, Irene Medulla Jean-Luc Martinez, Vincent Pomarède, Frédéric Hueber, Dominique Jacquot,
et Silvia Malacarne m'ont prêté assistance, Bruno Racine, Olivier Renaudeau, Thomas Ketelsen, Dagmar Korbacher,
avec une amicale obligeance, Jacqueline Sanson, Pascal Torres Guardiola, Michel Laclotte, Guy-Michel Leproux,
pour de nombreuses vérifications. Dominique Vandecasteele, Inès Villela-Petit. Laurence Lhinarès, Mauro Lucco,
Elvire de Maintenant, Francesco Martelli,
Je tiens à souligner tout ce que ce livre Que soient très chaleureusement Christien Melzer, Delphine Peresan-
doit à Michèle Gardon et à la documentation remerciés tous ceux qui ont permis Roudil, Tobias Pfeifer-Heike, Bernadette Py,
du département des Arts graphiques, la présentation de l'exposition Francesca Rossi, Olivia Savatier,
quelle dirige avec Brigitte Donon. au musée du Louvre : Claudia Schnitzer, David Scrase,
Sans les ressources bibliographiques Michel Antonpietri, Juliette Armand, Roberta Serra, Daniela Sogliani,
qu'elle a su réunir, il ne m'aurait pas été Delphine Aubert de Trégomain, Aline Sylla, George Wanklyn,
possible de mener cet ouvrage à bonne fin. Juliette Ballif, Dominique Boizot, Edward H. Wouk, Caria Zarrilli,
Elle a en outre appliqué savoir, vigilance Bénédicte Bonnard, Henri Zerner.
Sommaire

9 Préface 98 Faire paraître le dessin par l'estampe


Henri Loyrette
110 L'encad rement et l'ornement
10 Avant-propos
Carel van Tuyll van Serooskerken 118 Une vision littéraire
Dominique Cordellier
132 Vénusté, violences et visions
des ardeurs d'amour

CATALOGUE 150 Portraits et médailles

12 Luca Penni, élève ou disciple 158 Le jugement en peinture


de Raphaël, de Rome à Fontainebleau
172 Chronologie
26 La découverte de la manière
de Rosso Fiorentino à Fontainebleau

34 Traduire Raphaël ANNEXES

46 La guerre de Troie 187 Répertoire des œuvres

60 Auguste et la sibylle de Tibur 191 Table des illustrations

64 De l'épopée homérique 196 Bibliographie


à l'histoire d'Artémise
Avertissement : les numéros de figures
72 Sujets religieux et représentations qui apparaissent en gris correspondent
du Christ mort à des œuvres non exposées.
Préface

e Louvre s'est donné pour mission de présenter au Vatican. Sans doute ne peut-on rien comprendre
L au plus grand nombre, à l'automne 2012, les au génie du Raphaël des dernières années si l'on
œuvres des dernières années de Raphaël. Si le néglige cette fascination sur ses pairs et la vitalité
musée a bien, à plusieurs reprises, célébré les aînés absolue de ses élèves et de ses disciples. C'est pour­
de Raphaël - Léonard de Vinci et Michel-Ange -, quoi nous avons choisi d'organiser, parallèlement à
il n'avait jamais accueilli d'exposition qui rende jus­ l'exposition Raphaël conçue par Tom Henry et Paul
tice au plus jeune de cette glorieuse triade tutélaire Joannides, deux autres manifestations, l'une consa­
de la haute Renaissance italienne. La présentation crée à Giulio Romano, l'élève et héritier de Raphaël
de ses œuvres les plus abouties redonne aujourd'hui dont on sait la brillante fortune à Mantoue, l'autre
à Raphaël sa place dans ce panthéon. Certains iront à Luca Penni, ce disciple plus lointain mais non
sans doute sans détours vers ce Raphaël sombre et moins fidèle qui tenta l'aventure dans notre pays et y
prodigieux des dernières années, plus énergique­ devint, génie de l'émigration, l'une des personnalités
ment peintre que ne l'a cru l'académisme. D'autres les plus remarquables de l'école de Fontainebleau.
se laisseront peut-être arrêter par l'image convenue Comme les meilleurs artistes italiens employés
(qui est une image fausse) du peintre classique, par François Ier et Henri II - Rosso, Primatice et
compassé et conventionnel. Ce qui serait injuste. Nicolô dell'Abbate -, Luca Penni a été un dessinateur
Certes Raphaël a développé un art cultivé et mesuré d'une habileté étonnante, capable de cultiver simulta­
qui peut sembler sans surprise tant nous nous nément un classicisme sans préjugés et cet « Éros de
sommes laissé conquérir par son faire; certes il a la beauté froide » que les historiens, de Jules Michelet
imposé un langage artistique qui nous est devenu à André Chastel, se sont attachés à signaler comme
étonnamment familier, mais nous ne devons pas un des traits les plus significatifs du maniérisme en
oublier que, faculté peu commune, il a, à cette fin, France. Pour montrer l'œuvre de cet artiste séduisant,
élevé, plus que tout autre, l'harmonie au nombre le Louvre n'a pas compté qu'avec ses seules richesses.
des qualités supérieures non seulement de la sphère La Bibliothèque nationale de France, l'École nationale
esthétique mais aussi de l'espace social. Son atelier supérieure des Beaux-Arts, le musée de l'Armée, à
était une académie de l'amitié, une famille sans Paris, et le musée du Berry, à Bourges, lui ont apporté
contrainte, un lieu d'accord. Raphaël y exerçait un aussi des œuvres indispensables. C'est un agréable
magistère généreux qui rayonnait bien au-delà du devoir que d'en remercier ici les responsables.
cercle des collaborateurs. Très tôt les biographes
se sont plu à évoquer les artistes qui, par dizaines, Henri Loyrette
tenaient à l'accompagner quand il allait de chez lui Président-directeur du musée du Louvre

9
uca Penni n'est pas vraiment un artiste oublié. de nous en définir les qualités. Dans ce livre
L Son nom n'a jamais disparu des chroniques de
l'art français de la Renaissance qui lui consacrent
remarquable, qui est le fruit de recherches persé­
vérantes dans les bibliothèques et les principaux
toujours une mention honorable d'au moins quelques cabinets de dessins du monde, couplé à une fine
lignes, voire d'un paragraphe entier; parmi les érudition et à un œil perçant pour l'analyse du
artistes bellifontains, sa place est garantie, ne fût- style, Dominique Cordellier nous donne un por­
ce que parce que son nom apparaît gravé en toutes trait de Luca Penni peintre, dessinateur et inventeur
lettres dans nombre d'estampes tirées de ses inven­ qui est une révélation, tant il contient de décou­
tions. D'autres facteurs contribuant à la survivance de vertes, d'associations inédites, de nuances auparavant
son nom sont toutefois plus ambigus. On se souvient insoupçonnées. Un des traits qui se dégage de
de lui comme du frère cadet de Gianfrancesco Penni ce portrait est le sérieux de l'artiste, son intérêt
(l'un des premiers élèves de Raphaël), comme du d'humaniste pour la littérature ancienne, ainsi
beau-frère de Perinodel Vaga (autreastrede la constel­ que la romanitas marquée de sa création. « Traduire
lation raphaélesque), avec qui il travailla à Gênes; on Raphaël» est le titre que Dominique Cordellier
le connaît comme l'un des principaux assistants de donne à l'un des chapitres de son ouvrage; il
Rosso Fiorentino à Fontainebleau, où il partagea la démontre bien l'importance qu'ont eue les modèles
tâche avec Primatice avant de devenir son collabora­ offerts par l'œuvre du Raphaël des dernières années
teur quand celui-ci prit la relève du maître florentin pour l'activité de Penni, qui ne cesse d'y revenir
sur les chantiers royaux. Devant cette réputation et d'en proposer des déclinaisons et des variantes,
d'artiste «mineur»», formé auprès de plus grands traduites dans son propre style raffiné pour qu'elles
maîtres dont l'influence et le style ont façonné le sien, s'intégrent parfaitement dans l'esthétique fran­
on a peut-être trop rapidement conclu que, pour le çaise de son temps. Plus que la parenté familiale,
caractériser, il suffisait de dire que Penni n'était pas c'est cette filiation artistique qui compte et que
Perino, qu'il n'égalait jamais Rosso et que l'œuvre de Dominique Cordellier analyse avec finesse et érudi­
Primatice ou celui de Nicolô dell'Abbate était somme tion. S'il n'était pas vraiment oublié, grâce à ce livre
toute d'une bien autre allure. Luca Penni est (re)devenu un artiste mémorable.
C'est le grand mérite de cet ouvrage, le premier
essai monographique sur le sujet, que de rendre à Carel van Tuyll van Serooskerken
Luca Penni sa vraie physionomie artistique et Directeur du département des Arts graphiques

10
Avant-propos

uca Penni a longtemps été un artiste négligé par du public. C'est encore Michel Laclotte qui, quelques
L la critique moderne. Étrangement, Louis Dimier,
que l'on ne peut pourtant pas accuser de cécité face
années plus tard, en 1972, assura le commissariat
général de l'exposition L'École de Fontainebleau où
à l'art des Italiens en France au xvr siècle, l'ignore Sylvie Béguin et Henri Zerner prirent soin d'assurer
ou le confond avec son fils, Laurent Penni, ou avec une place de choix aux dessins de Luca Penni et aux
Giovanni Battista Bagnacavallo. En 1983 encore, gravures réalisées sur ses modèles. Michel Laclotte
Anthony Blunt, dans la dernière édition de son et Sylvie Béguin furent encore, l'année suivante,
maître livre, Art et architecture en France, 1500-1700, les instigateurs du don par la Société des amis du
ne lui consacrait qu'une brève note alors qu'il accor­ Louvre de la Pseudo-Justice d'Othon, premier tableau
dait de longs développements aux autres peintres ita­ du peintre à entrer dans les collections du musée.
liens de Fontainebleau - Rosso Fiorentino, Primatice, On mesurera dans le présent ouvrage combien ces
Nicolô dell'Abbate. Il est vrai que la première premières décennies de découvertes ont été fécondes.
rédaction de cet ouvrage qui a tant fait pour la Aujourd'hui, les recherches d'archives ont été reprises
connaissance de notre culture remontait à 1953, à par Catherine Grodecki et Guy-Michel Leproux sur les
un moment où, hormis les publications d'archives traces de Paul Vanaise et Madeleine Connat. Les tra­
de Maurice Roy, les recherches sur l'artiste étaient vaux fondamentaux d'Henri Zerner sur l'estampe sont
encore dans les limbes. Ce n'est véritablement qu'à poursuivis notamment par Marianne Grivel, Suzanne
partir de 1957, à la suite d'un article pionnier de Boorsch, Paolo Bellini, Christophe Pollet, Laura
Lucile Golson, que les recherches sur l'œuvre de Aldovini et Catherine Jenkins. L'enquête iconogra­
Luca Penni sont devenues fructueuses. Chacun sait phique a été ouverte par Kathleen Wilson-Chevalier,
ce qu'elles doivent à Sylvie Béguin, qui fut conser­ Martine Vasselin, Laurent Vissière et Estelle Leutrat,
vateur au département des Peintures du Louvre, tandis que Guy-Michel Leproux départageait l'œuvre
et à Henri Zerner, qui nous fait l'honneur d'appar­ de Luca Penni de celui de Claude Baldouin dans le
tenir au conseil scientifique de notre musée. Elles domaine du vitrail. Notre étude sur Luca Penni - qui
doivent aussi beaucoup à Michel Laclotte qui, en est la première monographie sur l'artiste mais ne pré­
1965, présenta un tableau du peintre - la Pietà de tend faire la somme ni sur la gravure ni sur le vitrail -
Lille - dans l'exposition Le xvf Siècle européen mais tente de dresser un bilan de l'état actuel du savoir en
ne put faire transporter pour l'occasion une autre versant au dossier estampes, peintures et dessins
de ses œuvres, la Pietà d'Auxerre. Peinte sur ardoise, jamais considérés jusqu'à ce jour.
elle était aussi fragile que pesante. Ces deux pein­
tures n'étaient pas encore sorties de l'anonymat, mais Dominique Cordellier
leur intérêt, déjà souligné par Jacques Thuillier en Conservateur en chef
1961, était pour la première fois signalé à l'attention au département des Arts graphiques

il
Fig. 1. Luca Penni, Vierge à l'Enfant avec le petit saint Jean,
Chicago, Art Institute, inv. 1922.933
Luca Perini,
élève ou disciple de Raphaël,
de Rome à Fontainebleau

es débuts sont obscurs. Orlandi ’, le savant bolo­ nécessairement dire que l'on en a constitué soi-même
L nais de l'ordre des Carmes qui en 1704 compila
tant de notes d'histoire de l'art, affirme qu'ils se firent à
le capital. On peut être un disciple sans être un
élève, un apprenti sans être un aide. Si l'on cherche à
Rome sous la tutelle de Raphaël, dont Gianfrancesco, imaginer la formation de Luca, peut-être faut-il
frère de Luca, était dit il Fattore. L'information, tar­ se tourner du côté de Gianfrancesco Penni et de
dive, ne peut être reprise sans prudence. Concernant Giulio Romano plutôt que du côté de Raphaël lui-
Luca, Orlandi tient manifestement tout ce qu'il sait même. Ces deux peintres, les élèves préférés de
de Giorgio Vasari2 : il le répète, le résume et extra­ Raphaël, ceux qu'il considérait comme ses fils et dont
pole. Or Vasari ne dit rien de l'apprentissage de il fit ses héritiers,0, ont, dès leurs années romaines,
Luca, qu'il confond d'ailleurs avec le troisième frère guidé le développement de jeunes talents : Leo­
Penni, Bartolomeo, celui qui poursuivra sa voie en nardo da Pistoia était discepolo de Gianfrancesco11,
Angleterre. Avant les années 1529-1533, nul témoi­ Bartolomeo da Castiglioni, Tommaso Papacello,
gnage sur l'activité de Luca3. Sans doute est-il Giovanni da Lione, Raffaellino dal Colle, Benedetto
arrivé jeune à Rome, sans doute y a-t-il résidé plu­ Pagni étaient sous la tutelle de Giulio Romano12.
sieurs années. Sinon comment expliquer ce surnom Bien que là encore nous n'en ayons aucune mention,
de « Romain » que porte si souvent ce Florentin dans Luca peut avoir été du nombre. Mais le silence des
les documents de la période française et qui appa­ sources est l'indice d'une situation nullement remar­
raît fréquemment sur les estampes gravées d'après quable. Il paraît inconcevable de le créditer du des­
ses dessins? Sans doute pouvait-il aussi y être en sin d'ensemble de la Rencontre du pape Sylvestre Ier
apprentissage. Mais peut-on affirmer qu'il comptait et de Constantin13, comme on l'a fait récemment :
déjà au nombre de ces collaborateurs de Raphaël qui celui-ci est manifestement l'un des projets par les­
apportèrent une touche personnelle aux œuvres du quels Giulio Romano lui-même s'impose, aux côtés
maître? Peut-on suivre l'unique historien qui affirme de Gianfrancesco Penni, comme le maître du chan­
avec une belle assurance reconnaître son style dans tier de la Sala di Costantino au Vatican14. Quoique
une fresque de la Stufetta du cardinal Bibbiena4, dans dans une position obscure. Luca Penni ne vécut
les dessins de la Sala de' Palafrenieri5, dans certaines pourtant pas alors les yeux fermés. Les dessins avé­
parties des Loges6, au Vatican, et dans la loggia de rés de sa maturité présentent en effet tant de points
Psyché à la Famésine7, les premiers de ces décors communs avec ceux de la maturité d'un élève de
ayant été réalisés en 15168? Certes, on le verra, les Giulio Romano, Benedetto Pagni, que l'on imagine
œuvres de la période française de Luca Penni, de bien un cheminement parallèle à partir d'une même
quinze ou vingt ans postérieures à la clôture de tous base. Au milieu du siècle, la construction très clas­
ces chantiers, portent une forte empreinte des inven­ sique des «petits patrons» de Benedetto Pagni1'
tions raphaélesques et de la culture des Loges9. Ce pour la Tenture de l'histoire de Moïse16 est celle de cer­
que l'on a vu au sortir de l'enfance peut vous mar­ tains des modelli de Luca Penni pour son Histoire de
quer pour la vie. L'adolescence est une initiation. Troie ou pour ses Saintes Femmes au Tombeau : le des­
Ses héros et ses idoles sont des démons durables. sin ménage ici et là une respiration entre les grandes
Mais savoir faire fructifier un héritage ne veut pas figures affairées du premier plan et les petits sujets

13
Fig. 11. Luca Penni, Vierge à l’Enfant avec le petit saint Jean et un donateur,
dite Madone Strange, Portugal, collection particulière

23
Fig. 14. Luca Penni, Contint des Tupinamba.
Paris, musée du Louvre, déparlement des Arts graphiques, inv. 1401
La découverte de la manière
de Rosso Fiorentino
à Fontainebleau

a première mention de Luca Penni en France Quatre dessins du livre VI de VÉnéide


L apparaît dans les comptes des Bâtiments du
roi de 1538 à 1540. Son nom y figure dans une liste De fait, à Fontainebleau, Luca Penni fut l'un des
d'artistes payés pour les ouvrages de peinture et de artistes les plus réceptifs à sa manière. Quatre dessins
stuc faits au château de Fontainebleau, et il vient à l'attestent sans détour8. Ils illustrent un passage du
la suite des noms de ceux qui sont intervenus dans livre VI de VÉnéide où Virgile raconte la visite d'Énée
une chambre au premier étage, au-dessus de la porte à la sibylle de Cumes, leur descente aux Enfers et le
Dorée, dans le Cabinet, la Chambre et la Salle du départ du héros pour Gaète. Dans le premier dessin,
roi dans la Grande Galerie (c'est-à-dire la galerie conservé au musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg
François-I")2 et dans la grande salle du pavillon des parmi les feuilles d'artistes inconnus9, apparaît à fig. 18
Poêles3. Rien ne signale, sinon sa qualité de peintre, gauche le flanc de la roche Eubéenne taillée en forme
la nature de sa contribution à l'entreprise. Dans les d'antre : ses nombreuses portes donnaient le passage
équipes employées, qui sont nombreuses, il est alors à aux réponses de la sibylle de Cumes. Celle-ci parle à
parité avec Primatice et compte parmi les peintres les Énée devant les portes, et c'est par ces portes qu'elle
mieux gratifiés du chantier, hormis Rosso Fiorentino lui délivre un message qui lui fait voir d'une part,
qui en est le conducteur. Dès 1568, dans sa biographie en bas, «toute l'horreur des guerres, et les flots du
de Rosso, Vasari confirme ce que laissent comprendre Tibre couverts d'une écume sanglante10» et d'autre
les comptes : Luca Penni, écrit-il en substance, fit par­ part, qu'il retrouvera «Junon acharnée contre les
tie des peintres auxquels Rosso fit appel pour l'exé­ Troyens11 » (elle est en haut, dans les nuées). La sibylle
cution de ses œuvres à Fontainebleau, aux côtés du entend par là prédire à Énée des fiançailles sanglantes
Flamand Léonard Thiry, du Florentin Bartolomeo da et un salut qui lui viendra - chose inattendue pour
Miniato et des Bolonais Francesco Caccianemici et un Troyen - d'une ville grecque. C’est à la suite de
Giovanni Battista Bagnacavallo4. Luca Penni n'avait cette prédiction qu'Énée va demander à la sibylle le
sans doute pas attendu son arrivée à Fontainebleau moyen de descendre aux Enfers pour parler avec son
pour avoir connaissance de la manière de Rosso. père, Anchise, mais il lui faudra d’abord trouver le
Celui-ci, florentin d'origine comme lui, avait été une rameau d'or et rendre les honneurs funèbres à l'un
figure tapageuse du milieu artistique romain des de ses compagnons, Misènos. C'est pourquoi, dans le
années 1524-15275, alors que Luca se trouvait vrai­ deuxième dessin, conservé à la réserve du Cabinet des
semblablement à Rome; son œuvre y était diffusé par estampes de la Bibliothèque nationale à Paris, parmi
les estampes de Gian Giacomo Caraglio6 et le beau- les feuilles anonymes de l'école de Fontainebleau12, fig. 19
frère même de Luca Penni, Ferino del Vaga, avait en on voit la forêt qui sépare les Enfers du sanctuaire de
1528 donné les dessins qui manquaient à la suite des la sibylle. Sur le conseil de la sibylle, Énée y exprime
Amours des dieux, commencée par Rosso pour quelle le vœu que se révèle à lui le rameau d'or qui lui est
soit éditée par Baviera7. Mais c'est une chose que de indispensable pour pénétrer dans les profondeurs de
voir épisodiquement les ouvrages d'un artiste, une la Terre. C'est alors que deux colombes descendent du
autre que d'être partie prenante de ses réalisations. ciel. Il y reconnaît les oiseaux de Vénus, c'est-à-dire de
Le voisinage de Rosso, sa tutelle, imprimèrent une sa mère, qui est ici représentée avec l'Amour en haut
marque profonde sur l'art de Luca. de la composition, dans des nuées. Ces colombes vont

27
Fig. 22. Luca Penni, David coupant la tête de Goliath,
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 8717
Traduire Raphaël

a fréquentation de Rosso Fiorentino (vers 1538- de saint Paul8, les proportions de la composition, la
L 1540), la présence en France, pendant quelques
années, entre Paris et Fontainebleau, de Benvenuto
construction narrative, la distribution des plans et la
disposition des figures semblent à première vue pro­
Cellini (1537, et de 1540 à 1545), la venue à Lyon puis venir d'une pièce de la Tenture des Actes de Apôtres de
dans la capitale d'un élève de Michel-Ange, Antonio Raphaël. Non seulement le pape (avant 1527), mais
Mini, avec force dessins de son maître (1532-1533), aussi le roi de France (entre 1533 et 1542) en possédait
auraient pu détacher Luca Perini de ce que l'on est un tissage9. Penni a très bien pu la voir soit à Rome,
tenté d'appeler la «facilité» de Raphaël, de sa sprez­ soit à Paris ou Fontainebleau. Une curiosité plus
zatura, de cet art romain des années 1515-1525 où poussée permet cependant d'observer que son dessin
tout, du plus simple au plus complexe, semble aller présente en fait plus de similitudes avec un médaillon
de soi et dont on ne perçoit l'immense culture, l'éton­ de même sujet peint à Rome, au Castel Sant'Angelo,
nante maîtrise et les novations subtiles qu'à l'étude. dans la Sala Paolinal0. Ce médaillon n'est pas l'œuvre
Ce n'est pas que Penni ait été totalement insen­ de Raphaël, mais celle d'un de ses anciens collabora­
sible à l'art de Michel-Ange. Un dessin de sa main teurs, Ferino del Vaga. Étant donné que Perino de,
fig.36 conservé à Weimar donne à voir une Sainte Famille Vaga a travaillé au décor de la Sala Paolina de 1545
avec le petit saint Jean1 où la Vierge à l'Enfant a un peu à 1547” et que le dessin de Penni est exactement du
de l'ampleur des créations du grand maître floren­ même style que ses feuilles gravées à Fontainebleau
tin2. 11 s'apparente par là à une très rare gravure au au milieu des années 1540, il paraît difficile d'affir­
burin attribuée à Domenico del Barbiere (Dominique mer que l'un a eu l'antériorité sur l'autre. Sans doute
Florentin), sans doute réalisée dans le milieu de faut-il supposer plutôt que les deux peintres, qui se
Fontainebleau’. Signe indéniable de son «miche,an­ connaissaient pour avoir travaillé ensemble à Gênes
gélisme», le dessin de Penni passe encore parfois et pouvaient donc partager les mêmes modèles, ont
pour être de Pellegrino Tibaldi, un peintre bolonais élaboré leurs compositions loin l'un de ,'autre mais
qui fut, au milieu du xvf siècle, un grand interprète parallèlement, à partir d'une matrice commune. Sans
de la terribilità de Michel-Ange4. Mais c'est là peu doute s'agissait-il d'une étude de Raphaël participant
de chose en regard du reste. Un examen rapide de de ses recherches pour la pièce de la Tenture des Actes
quelques dessins et de certaines estampes qui ont été des Apôtres. Conversion de saint Paul d'un côté, Mise au
tirées d'autres compositions de Penni montre combien Tombeau de l'autre attesteraient donc que Penni a par­
celui-ci connaissait bien l'œuvre de Raphaël depuis fois travaillé à partir des dessins et des peintures de
les dernières années florentines jusqu'à la fin de l'acti­ Raphaël. Cela semble néanmoins ne pas avoir été sa
fig.32 vité à Rome. Son dessin aujourd'hui à Chapel Hill ', pratique la plus commune.
fig.27 que Jean Mignon a gravé en contrepartie6, reprend
ainsi le schéma d'ensemble de la Mise au Tombeau
Le relais des gravures de Marcantonio Raimondi,
du Retable Bagliori (Rome, Galleria Borghese, 1507)7,
Marco Dente et Agostino Veneziano
mais il en délaisse le groupe de l'évanouissement de
la Vierge et accentue la tension entre les autres figures. Ailleurs, en effet, les créations de compositions raphaé-
fig.34 De la même façon, dans son dessin de la Conversion lesques par Penni s'appuient sur les transcriptions

35
Fig. 38. Luca Penni, Combat d'Iiontmes nus devant un bûcher,
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 1400
La guerre de Troie

l existe en France, au milieu du xviv siècle, une combien le roman antique médiéval et ses héritiers
I véritable vogue des représentations de la guerre
des Grecs contre les Troyens. Priam, Pâris, Hélène,
avaient préparé le terrain aux contemporains de
François Ier et d'Henri II. Sous le règne du premier,
Ménélas, Ulysse, Achille sont des héros très pré­ la nouveauté littéraire vient d'ailleurs : en 1530, Jean
sents dans les galeries, les salles et peut-être les Samxon donne une première traduction française
chambres des demeures aristocratiques au goût du intégrale de Viliade (inspirée d'une traduction latine
jour : Fontainebleau mais aussi Oiron hébergent, de Lorenzo Valla) et lui ajoute vingt-deux chapitres
dans des cycles picturaux ambitieux, ces figures consacrés à ses «prémisses»; en 1545, plus soucieux
turbulentes d'un passé mythique manipulé par les de fidélité au texte grec, Hugues Salel, poète qui
dieux. Ces cycles parcourent généralement l'histoire appartient à la Chambre du roi, fait paraître à Paris
à grands pas, en quelques épisodes bien choisis, Les Dix Premiers livres de T Iliade d'Homère'.Sa traduction
entre le banquet des dieux aux noces de Thétis et sera poursuivie par Amadys Jamin2. Plus largement,
Pélée et les aventures d'Énée. Les auteurs anciens dans les mêmes décennies, les auteurs français, de
qui, des Grecs et des Troyens, ont rapporté les hauts Jean Lemaire de Belges (dans Les Illustrations de Gaule
faits et les failles, les divines fortunes, les prodiges, et singularitez de Troye, 1511-1512, rééditées jusqu'en
les grandeurs, les éclats, les ruses, les séductions, 1549) à Pierre de Ronsard (dans Les Quatre Premiers
les fatalités, les parjures et les infamies - Homère, Livres de la Franciade, 1572), ravivent le rêve royal
Virgile, Sénèque, Ovide, Hygin, Sophocle, Euripide d'une ascendance troyenne, égale à celle des anciens
et tant d'autres - sont lus soit dans le texte, soit en Romains. Autant dire que, vers 1540-1547, le socle
traduction latine (pour les textes grecs) ou, plus rare­ littéraire pour produire en France des images de la
ment, française. Ils sont connus aussi, et davantage guerre de Troie était solidement bâti.
encore, par des textes plus tardifs qu'ils ont nourris Le renouvellement de l'illustration de la guerre
ou inspirés. L'engouement littéraire n'est pas récent. de Troie à Fontainebleau, qui est le fait de Rosso3,
Il était déjà très fort un siècle auparavant. En 1450, de Primatice4 et de Penni, se situe à la fin des
Jacques Milet avait rédigé un mystère, La Destruction années 1530 et durant les années 1540. Il est donc
de Troye la grande; vers 1465, Raoul Le Fèvre avait contemporain du renouveau des traductions fran­
établi, pour Philippe le Bon, duc de Bourgogne, un çaises d'Homère, mais il ne trouve pas forcément sa
Recueil des histoires de Troye en s'appuyant sur VHis- source iconographique en lui5. Ce que les peintres
toria destructionis Troiae de Guido delle Colonne dont et les traducteurs ont en commun, c'est leur quête
la source principale était le Roman de Troie de Benoît d'un retour aux sources : ce que la philologie offre
de Sainte-Maure, et, à travers lui, les Ephetneridos en crédibilité à l'éditeur ou au traducteur des textes
belli Trojani de Dictys de Crète et la Daretis Phrygii de anciens, la culture archéologique mise en œuvre par
excidio Trojae historia dans la traduction latine faus­ un Raphaël ou un Giulio Romano l'offre à Primatice
sement attribuée à Cornélius Nepos. En 1544, Denis et Penni qui sont de plus ou moins près leurs satel­
de Harsy, imprimeur, réunit en deux in-folio Milet lites. Nous ne reviendrons pas ici sur YHistoire de
et Le Fèvre et les illustre de bois gravés profus et Troie dessinée par Primatice car il en été longuement
archaïques qui font la somme du passé. C'est dire question ailleurs6. Tout juste précisera-t-on que son

47
9B Iwj-t 5Wri
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Fig. 53. Luca Penni, Auguste et la sibylle de Tibur,


Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 2012-4
Auguste et la sibylle de Tibur

ne observation attentive de la suite de YHistoire et entrouvertes, aux barbes fournies et mousseuses

fig. 53
U de Troie permet de reconnaître la main de Luca - et la morphologie des mains écartelées de manière
Penni dans un tableau représentant Auguste et la rhétorique, aux phalanges très articulées et dont les
sibylle de Tibur, récemment apparu sur le marché et doigts aiguisés semblent électrisés par la lumière,
acquis par le Louvre1. Le sujet en est romain cette sont en outre extrêmement proches de ceux que l'on
fois, puisqu'il se réfère à un récit des Bucoliques de trouve dans cette suite de dessins en partie gravés. De
Virgile repris dans un texte médiéval, les Mirabilia ces groupes se détachent souvent une ou deux figures
urbis Roniae, lui-même relayé ensuite par la Légende plus expressives, comme le couple de licteurs du
dorée de Jacques de Voragine, qui relate comment, premier plan, campés en contrepartie dans la même
au début de notre ère, l'empereur Auguste fit venir attitude déhanchée, l'un de dos et l'autre de face, la
à Rome la sibylle de Tibur pour savoir s'il y aurait un tête renversée dans une expression de saisissement
homme plus grand que lui, et comment elle lui pro­ proche de l'extase, dont on trouve un véritable équi­
phétisa la venue du Christ en faisant apparaître une valent placé aussi dans l'angle inférieur droit de la
Vierge qui tenait en ses bras un enfant et en faisant composition de la gravure de la Bataille dans le palais fig. 55
entendre une voix céleste qui disait : «Voici la Vierge de Priant. Luca Penni aime d'autre part à introduire
qui concevra le sauveur du monde. » La sibylle ayant au sein de ces grandes assemblées vues en pied des
prononcé les mots Haec est ara coeli («Ceci est l'autel figures accroupies ou placées en contrebas dont une
du ciel»), Auguste fit construire sur cet emplace­ partie seulement du corps est visible, souvent cadrée
ment la basilique dite de l'Aracoeli. Luca Penni s'est avec esprit par les membres d'une des figures princi­
d'ailleurs manifestement attaché à représenter la pales. Cet artifice, que l'on observe ici avec les deux
scène dans le lieu authentique de la Rome antique témoins dont le buste surgit du coteau du Forum
dont il connaissait bien les vestiges, en l'occurrence au travers des jambes d'un soldat, est aussi mis en
sur le Capitole, dominant le Forum romain avec sur œuvre dans VIntroduction du cheval dans les murs de fig. 52
la gauche, à contre-jour, l'une des trois colonnes du Troie, où précisément l'un des soldats apparaît dans
temple de Castor et Pollux et, esquissée en contrebas, le triangle formé par la jambe fléchie du cheval. Ce
la silhouette ronde et claire du Colisée. même langage héroïque, ces mêmes physionomies
Moins agitée que les masses tumultueuses des se retrouvent dans l'autre tableau du Louvre, mieux
fig. 46-48,49-50, 51-52 scènes de la guerre de Troie, la foule groupée ici sur les conservé, souvent intitulé la justice d’Othon2. Le roi fig. 177
marches du palais impérial obéit néanmoins au même oriental sur son trône, qui est l'une des deux figures
principe de concentration de figures saisies dans une principales de ce tableau, est, dans son type, dans son
dynamique commune, dont les têtes étroitement attitude, dans son expression, très voisin du licteur de
juxtaposées n'offrent que de menues divergences de droite dans Auguste et la sibylle de Tibur ; les théories de
disposition et dont les attitudes et les gestes, très coor­ têtes de l'arrière-plan du premier jouent le même rôle
donnés, créent des effets d'échos et de ricochets bien que les soldats attroupés dans le second, les mains
particuliers à l'artiste. Les types physionomiques - enfin, largement déployées au pourtour des figures,
guerriers aux fronts entièrement barrés par la visière y déclament la même implication des personnages
de leurs armets, aux nez droits, aux bouches étroites dans l'histoire.

61
Fig. 57. Luca Penni, Combal d'Entclle el de Dari's,
Moscou, musée Pouchkine, inv. 6757
De l'épopée homérique
à l'histoire d'Artémise

e Pollaiulo à Ammanati, soit du milieu du Giulio Romano en a donné une interprétation libre
D XVe siècle au milieu du xvT, les artistes florentins dans son Combat de gladiateurs peint à fresque dans la
ont volontiers donné un tour herculéen à la figure duCaméra dei Venti au Palazzo Te, à Mantoue, en 1527-
héros. Luca Penni, tout romanisé qu'il se déclare, n'a 1528. Primatice, sans doute après 1546, utilisera lui
pas négligé ce trait qui appartient à l'art de sa ville aussi le motif dans la quarante et unième scène de
d'origine. Plusieurs de ses dessins de sujets épiques la galerie d'Ulysse4. Penni est plus fidèle à l'esprit
mettent en scène des lutteurs peu communs qui ont du relief romain que l'un et l'autre. Son trait net, ses
l'anatomie développée et la vigueur physique du rehauts blancs, ses ombres translucides évoquent
héros hellénique. Une feuille du musée Pouchkine la nature claire du marbre. Mais son art est, comme
à Moscou, autrefois regardée comme de Perino del chez Giulio, un art de la citation en substance. Pour
Vaga mais aujourd'hui rendue à Luca Penni, en offre des figures aussi en vue dans une scène, il aurait été
fig.57 un bel exemple *. Son sujet est tiré du cinquième livre laborieux de reprendre tel quel le motif antique ou
de YÉnéide de Virgile (424-460). Il illustre ce moment sa restitution par Marco Dente, à la façon d'un «anti­
du poème où, après la mort de Didon, Énée et ses quaire» comme Guillaume du Choul5. Il y a plus
compagnons, qui faisaient voile vers l'Italie, ont été d'intelligence pour un peintre à le reconstruire à peu
ramenés par les vents en Sicile, chez le roi Aceste. près, en jouant, comme d'une licence, de ces petites
Ils y organisent des jeux funèbres pour honorer la infidélités qui sont les caractères distinctifs d'une
mémoire d'Anchise, mort un an auparavant : liba­ mémoire vive et vraie. Exprimer l'essentiel de l'an­
tions et sacrifices, régates, course à pied, combat de tique, tel qu'il parle au souvenir plutôt que tel qu'il
ceste, tir à l'arc et carrousel. On voit ici le combat est, c'est s'offrir une chance de l'animer, de lui redon­
de ceste. Il oppose un vaillant Troyen, Darès, com­ ner souffle, d'en rendre vital le prestige. C'est aussi
pagnon d'Énée, à un vieil athlète sicilien, Entelle, une manière de l'accorder à cette autre conscience
proche du roi Aceste. Ce sont, nous dit le poète, des du passé antique, mythique, que porte le poème
hommes aux fortes épaules, «l'un a le pied plus de Virgile. Par le truchement du peintre, les ves­
léger et se fie à sa jeunesse; l'autre est fort de ses tiges marmoréens de Rome sont convoqués comme
muscles et de sa masse; mais ses genoux, pesants, acteurs pour représenter le texte du poète. Penni est
fléchissent et tremblent ». Darès est de dos, Entelle de un lecteur attentif de YÉnéide. À l'instar de Virgile, il
face. Ils combattent presque nus, les mains lacées et dit les lutteurs sur la pointe des pieds, les bras levés
armées de ces redoutables lanières de cuir ferrées, les au ciel, les coups en suspens; il dit les Troyens (au
cestes. Leur disposition rappelle précisément, mais premier plan) et les jeunes Siciliens (au fond) qui font
sans la citer littéralement, celle des mêmes héros cercle, animés de passions contraires; il dit la pré­
dans un burin romain de Marco Dente da Ravenna sence du paternel Énée, ici assis au fond avec le jeune
qui remonte aux années 1515-15252. Il n'est pas sûr Ascagne à ses côtés, et celle d'Aceste couvert de la
que cette estampe ait été gravée d'après un dessin peau d'une ourse libyenne et armé d'un javelot; il
de Raphaël ou de Giulio Romano, mais il est cer­ dit le casque et l'épée, ici pendus à un arbre, qui sont
tain que ses figures ont été reprises d'un bas-relief le prix de consolation destiné à Darès, et le taureau
antique du u’’ siècle représentant des pugilistes5. qui sera pour Entelle la récompense de la victoire;

65
Fig. 63. Luca Penni, Pietà entre deux anges,
localisation actuelle inconnue
Sujets religieux
et représentations du Christ mort

ortraitiste d'une Mnw de Champagne en qui l’on L'Ancien Testament


P pense pouvoir reconnaître une noble dame favo­
rable à la Réforme arrêtée le 4 septembre 1557 lors Penni, contrairement à un Baptiste Pellerin ou à
d'un prêche nocturne1, dessinateur de plusieurs un Bernard Salomon, n'a pas composé une Bible
compositions gravées par René Boyvin et Étienne en images. Dans l'œuvre conservé, on ne ren­
Delaune qui étaient de religion réformée, père contre guère plus de six ou sept sujets de l'Ancien
d'un graveur calviniste qui fut hébergé à Bologne Testament : la Création d'Ève4, la Tentation d’Adam et
par un artiste huguenot notoire, Jean Goujon, et fut Èves, Le Déluge6, Loth et ses filles7, le Sacrifice d'Isaac8, fig.74, fig. 181
par la suite inquiété par l'Inquisition pour hérésie, Joseph et la femme de Putiphar9, Suzanne et les vieil­ fig. 167, fig. 92
Luca Penni est-il resté toute sa vie bon catholique? lards ,0. Sur ces six ou sept sujets, cinq offrent à Penni
Faisait-il partie des dix ou vingt pour cent de la l'occasion de souligner le potentiel érotique, fantas­
population française sensibles alors aux idées nou­ matique, de l'histoire biblique et d'introduire dans
velles, idées qui, il est vrai, touchaient plus les nobles son traitement une vénusté que l'on remarque aussi
et les bourgeois que les petites gens? A-t-il vraiment ailleurs dans son œuvre11. Cette attitude qui ne ren­
temporairement gagné la Suisse et l'Allemagne avec voie pas dos à dos le sacré et le sensuel, la piété et
Léon Daven, en 1546-1547, pour s'éloigner de l'into­ le paganisme n'était pas exceptionnelle à l'époque
lérance religieuse qui montait en France2, au moment et on la remarque souvent chez les dessinateurs ita­
même où, en Italie, le concile de Trente (1545-1563) liens, germaniques ou français dont les œuvres ont
mobilisait les énergies catholiques contre les évolu­ été reproduites par les graveurs durant les années
tions de la foi, du dogme et des rituels? Est-ce par 1540-1550. Dans cet ensemble, ses deux dessins du
fidélité à sa confession première, par dissimulation Déluge font figure d'exceptions. L'un des deux, men­
d'une éventuelle conversion au protestantisme ou tionné dans son inventaire après décèsl2, est perdu,
du fait d'un non moins hypothétique revirement mais nous savons qu'il avait été réalisé à la sanguine,
spirituel de la dernière heure qu'il teste en bon une technique dont seul aujourd'hui le dessin de
catholique et demande à être enterré au cimetière de Joseph et la femme de Putiphar témoigne dans le cor­ fig. 167
l'église Saint-Paul ’? Nous ne saurions le dire. Faut-il pus graphique de Penni, alors qu'elle est fréquente
alors chercher dans les œuvres un témoignage sur au même moment dans l'œuvre d'autres artistes ita­
l'homme? Cela serait bien hasardeux car la produc­ liens actifs en France, tel Primatice. L'autre, naguère
tion des œuvres, en grande partie régie par les lois encore sur le marché de l'art13, montre, dans le style
de la commande et de la demande (pour la peinture du milieu des années 1540, une illustration fidèle à la
et le vitrail comme pour l'estampe), reflète par prin­ Genèse, avec l'arche où se trouvent Noé, sa femme,
cipe les attentes du destinataire et n'exprime qu'à ses trois fils et leurs épouses, alors que la crue fait dis­
un moindre degré les convictions spirituelles de leur paraître peu à peu le reste du monde vivant. Parmi
auteur. Cela dit, force est d'observer que les œuvres les figures en instance d'être noyées, le chien assis
religieuses de Luca Penni sont conformes à la doc­ au bord des eaux montantes est emprunté à la gra­
trine catholique. vure de Saint Eustache réalisée vers 1500 par Dürer14.

73
Fig. 75. Luca Penni, Saintes Femmes au Tombeau,
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 1394

86
Fig. 76. Luca Penni, Piela entouree des Sain/es Femmes et de saint Jeo11 011 pied de la Croix,
Melbourne, National Gallery of Victoda, Felton Bequest 1966 (1664/5)

87
Fig. 88. Luca Penni, Femme jouant du luth, dite aussi Polymnie,
Grenoble, musée des Beaux-Arts, MG630/MGD383

Fig. 89. Luca Penni, Femme jouant de la basse de viole, dite aussi Érato,
Grenoble, musée des Beaux-Arts, MG630/MGD384
Faire paraître le dessin
par l'estampe

uand l'édition de l'estampe s'est développée à le très grand nombre d'épreuves, portant ou non son
Q Fontainebleau sous François Ier dans l'entou­ invenit, sous-tendues par ses créations. Tous ces faits,
rage de Primatice et de Luca Penni, la chalcographie qui ont déjà donné lieu à des études d'ensemble3 et
bénéficiait déjà en Europe d'une longue pratique, à des recherches particulières4 et qui demanderaient
qui, dans l'esprit des contemporains, remontait au un long développement spécifique5, ne seront ici
moins aux années 1460, alors qu'elle nous semble évoqués que pour mémoire.
aujourd'hui d'une invention plus ancienne1. Il ne
s'agissait donc pas d'une technique nouvelle. Le burin
Planches et épreuves dans les biens
s'était fait reconnaître comme un art demandant des
de Luca Penni à sa mort
aptitudes de métier particulières, longues à acqué­
rir, et donc comme une affaire de spécialiste. Quant L'inventaire des biens de Luca Penni dressé peu après
à l'eau-forte, elle s'était imposée, de Daniel Hopfer sa mort révèle la large place occupée par l'estampe
(à Augsbourg) et Urs Graf (à Bâle) à Parmigianino dans l'exercice de son métier. D'un côté, il s'était
(à Bologne), comme un procédé de gravure acces­ constitué un petit fonds de gravures allemandes
sible aux peintres et aux dessinateurs2. Il reste que la publiées entre 1498 et 1538, toutes reliées en livre, et
reproduction dans l'une et l'autre technique des des­ où la Vie de la Vierge6, YApocalypse7, l'une des Passions
sins des peintres italiens de Fontainebleau a résulté de DürerH voisinaient avec les Simulacres de la mort
d'une attitude moderne sans doute largement ins­ de Holbein9. À cela s'ajoutait un lot de cinquante-sept
pirée par ce que les artistes italiens, germaniques estampes imprimées de diverses grandeurs dont on ne
et néerlandais avaient mis en place ailleurs durant sait si elles appartenaient à sa propre production ou si
les décennies précédentes. Il entrait dans cette elles étaient dues à d'autres artistes. D'un autre côté,
démarche, outre un sens du commerce de l'image il détenait deux mille deux cent vingt-six épreuves
que nous ne savons plus bien mesurer, des désirs de de certaines des gravures réalisées sur ses dessins,
multiplication du dessin, de revendication de l'in­ notamment de La Justice et des Sept Péchés capitaux, fig. 94, fig. 95-101
vention, d'exploitation de projets restés sans emploi, c'est-à-dire la suite gravée par Léon Daven et un buri-
de reproduction des réalisations prestigieuses et niste anonyme10 dont il conservait aussi les planches.
d’illustrations de sujets recherchés. Trois faits d'iné­ À en croire les estimations données par les graveurs
gales valeurs nous permettent de supposer que Luca Pierre Milan et René Boyvin, ce stock commercial
Penni a joué, en France, un rôle non négligeable dans constituait une part substantielle de ses biens”.
ce prolongement fécond du travail du peintre par La série des Péchés capitaux est assez exception­
l'estampe. Il y a d'abord la mention dans l'inven­ nelle dans l'œuvre de Luca Penni, mais l'époque en
taire après décès de ses biens de planches de cuivre fournit d'autres exemples12. Adaptant le mode de
gravées d'après des dessins de son invention; il y a construction en médaillons du tableau de Jérôme
ensuite la place que lui accorde Vasari dans son pas­ Bosch montrant Les Sept Péchés capitaux et les quatre
sage des Vile consacré aux intagliatori di stampe et où il fins dernières13, les planches illustrent les effets et
apparaît l'initiateur de l'édition d'un bon nombre de les méfaits de quelques dérèglements moraux ou
gravures; il y a enfin, et c'est sans doute l'essentiel, sociaux. Les aventures des dieux des Anciens,

99
Fig. 94. Léon Daven
d'après Luca Penni,
La Justice,
Paris, Bibliothèque
nationale de France,
département des Estampes
et de la Photographie,
Ed 8b, t. II n° 61

Fig. 95. Léon Daven


d'après Luca Penni,
L'Orgueil, Paris,
Bibliothèque nationale
de France, département
des Estampes
et de la Photographie,
Da 67 fol., 1.1

106
Fig. 96. Léon Daven
d'après Luca Penni,
L'Avarice, Paris,
Bibliothèque nationale
de France, département
des Estampes
et de la Photographie,
Da 67 fol., t. Il, p. 41

Fig. 97. Léon Daven


d’après Luca Penni,
L'Envie, Paris,
Bibliothèque nationale
de France, département
des Estampes
et de la Photographie,
Da 67 fol., 1.1, p. 42

107
Fig. 102. Luca Penni ou d'après Luca Penni, Page de titre avec le Parnasse,
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 6154
L'encadrement
et l'ornement

omme Rosso, comme Primatice, Penni a le souci angéliques et surtout des cuirs, des volutes, des putti,
C du cadre. Ses dessins de Vénus, l'Amour et les
fig.22
des termes, des masques, des peltes. Son goût pour
Grâces pleurant la mort d'Adonis1, de David les guirlandes et les festons, qui avaient occupé une
coupant
la tête de Goliath2 et même, bien que le pourtour en grande place dans le système décoratif de Raphaël
fig. 156 soit coupé, de Mars embrassant Vénus sur un lit3, de à Rome14, est manifeste. Peut-être Penni avait-il,
fig.150 Mars assistant à la toilette de Vénus4 prouvent que comme Giovanni da Udine auquel on attribue volon­
Penni traçait le plus souvent de sa propre main les tiers ce type de détails dans les œuvres de Raphaël,
cadres de ses compositions5, notamment de celles un talent particulier pour ce répertoire naturaliste.
qui furent gravées par Jean Mignon6 : sujet et orne­ Comme lui, il s'en sert parfois pour insinuer dans les
ment périphérique y sont de même venue7. Les marges de ses images une sorte d'instinct d'amour qui
graveurs, qui pourtant n'hésitaient pas à remanier est aussi approprié aux sujets profanes qu'aux sujets
dans leurs planches ses fonds de paysage8, suivent sacrés : fleurs et fruits qui sont la fécondité même,
généralement fidèlement ses indications. Il est tout chèvre-pieds qui sont des démons lubriques, putti
à fait exceptionnel qu'un sujet soit entouré d'un qui sont des éros. Deux petits dessins d'enfants nus, fig. 107-108
cadre dessiné par un autre artiste. Cela est vrai pour aujourd'hui à Dresde, ont certainement été découpés
fig. 161 son portrait d'Henri II gravé par Béatrizet9, cela est dans ce type de cadre à guirlandesI5. L'inventaire après
fig. 103 vrai aussi pour la gravure de Vénus au bain servie décès des biens de Penni mentionne le dessin d'une
par des nymphes et des satyres10 où l'entourage de la «pante de fruictage» destinée à border un ciel de lit
scène est, comme rarement, habilement construit en qui montre la familiarité de l'artiste en la matière16.
perspective et peuplé de chèvre-pieds aux attitudes Ce ne sont d'ailleurs pas les formes qui sont fantasques
acrobatiques ou de nymphes à demi allongées. C'est dans ses bordures, mais leur accumulation saturée ou
là l'univers décoratif de Jean Cousin le Père11, plus leurs invraisemblables emboîtements. Sa profusion
grêle, plus articulé, plus animé que celui de Penni. On en impose. Elle est le signe de la prodigalité de ceux
a d'ailleurs noté que ce cadre portait la marque d'une qui - rois, grands ou notables - favorisent la pratique
culture plus septentrionale que le sujet principal12 et des arts. La représentation d'un sujet, profane ou sacré,
qu'il n'avait sans doute pas été gravé par la même parlera d'autant plus à l'observateur qu'elle s'ins­
main que le centre Il est, à tout point de vue, étran­ crira dans un environnement luxueux, ostentatoire.
ger à Penni et à «son» graveur, Jean Mignon. L'irréel, parce qu'il est merveilleux, est une richesse.
L'ornement, parce qu'il prolifère, une abondance. Ce
qui est somptueux est digne. A Fontainebleau, où
Profusion et vitalité ornementale
l'écrin est un bijou, le cadre est devenu à grande
Il reste que, pour Cousin comme pour Penni, c'est échelle comme une création d'orfèvre qui enchâsse et
dans le cadre que peut se déployer l'ornement qui est «monte» la rhétorique du peintre. Il prend parfois ses
la passion du temps. Chez Penni, peu de chimères, motifs dans la fable qu'il enserre. Dans le cadre d'une
peu d'utopies de la nature, pas de monstres inco­ gravure de Mignon qui reproduit un dessin de Penni,
hérents ou disparates, juste quelques hybrides un concert d'anges accompagne de sa musique céleste
antiques - faunes, satyres, égipans de tous sexes - ou l'Adoration des Mages qui est au cœur de la planche17.

111
Fig. 111. Luca Penni, Enlèvement de Proserpine,
Londres, Samuel Courtauld Trust, Courtauld Gallery, D.1952.RVV.832
Une vision littéraire

ans l'œuvre de Luca Penni, de même que amoureux de Galatée2, il donne pratiquement à voir fig. 123

D Raphaël paraît générer bien souvent la forme, ce que nous décrit la néréide dans le poème, il repro­
de même Ovide et ses Métamorphoses semblent lar­duit ce qu'elle dit avoir vu : «Au-dessus de la mer,
gement donner le ton, imposer un sentiment, faire qu'elle fend comme un coin, s'élève à pic une colline
image. Penni, on l'a vu, ne peut se représenter les effilée en longue pointe; le flot la baigne des deux
dieux des Anciens (Vénus, Mars, Hercule, Jupiter, les côtés. Le sauvage Cyclope y monte et s'assied au
Muses...), leurs hybrides mythiques (les Centaures) milieu ; ses bêtes laineuses, sans avoir besoin de guide,
ou leurs héros (grecs ou troyens), sans avoir quelque l'ont suivi. Après avoir posé à ses pieds le pin qui lui
peu Ovide à l'esprit. Non seulement celui-ci lui dicte servait de bâton - on aurait pu y adapter des vergues
des sujets, mais il lui souffle quelques idées pour -, il prit ses pipeaux faits de cent roseaux étroitement
figurer le Déluge de l'Ancien Testament et parfois assemblés, et les montagnes jusqu'à leur sommet et
même le Christ du Nouveau Testament, qui paraît les flots perçurent les sons aigus de la flûte pasto­
presque un Adonis. En France, le vieux poète latin rale3.» Par un curieux renversement, le texte semble
semble avoir été doué d'une étemelle jeunesse. Ses moins le programme de l'œuvre que son ekphrasis,
Métamorphoses y sont en vogue de longue date. Entre qu'une description littéraire qui en rend sensible le
1473 et 1606, l'édition renouvelle amplement leur contenu et l'épuise. Penni retranche néanmoins tout
succès : plus de neuf cent mille volumes circulent ce que le texte a d'hyperbolique (les cent tuyaux de
sur le marché européen en un peu plus de cent trente la flûte!) et y ajoute ce qu'il faut, non seulement de
ans dit-on Il ne s'agit pas de faire ici la somme de navires antiques pour la situer en Méditerranée dans
ce que Luca Penni leur doit, car la dette est partout les temps reculés des mythes antiques, mais aussi des
ou presque, mais de montrer par quelques exemples animaux sauvages sous le charme de la flûte qui font
comment il donne une expression figurative aux du Cyclope un Orphée et laissent prévoir son long
écrits des Anciens, non seulement ceux d'Ovide mais chant d'amour infortuné4. Par un artifice classique,
aussi ceux d'auteurs comme Virgile, Pline, Hygin ou la difficulté de représenter un monstre à l'œil unique
Apollodore. est tournée par le recours à la vue de profil, et toute
Si la contemplation d'un tableau ou d'un dessin la figure, où Luca Penni se souvient du style robuste
de Luca Penni peut se passer du texte, si elle n'a pas de Giulio Romano, semble traitée en bas relief, le
besoin de légende, d'inscription ni d’exergue, leur bas-relief étant, dans la sculpture antique, la forme
création n'a pas été autonome de toute lecture. Luca narrative par excellence. Les libertés prises avec le
Penni, qui possédait des livres en français, en italien texte, aussi significatives qu'elles soient, sont fina­
et en latin (mais on ne sait lesquels) a cherché (et lement minimes. Penni ne s'écarte guère plus de sa
trouvé) une source dans les humanités. Il a emprunté source quand il s'inspire d'Apollonios de Rhodes5
à nombre de textes antiques la plupart de ses sujets pour représenter, un peu à la façon d'une tentation
profanes. Encore faut-il bien voir qu'il en a représenté au paradis terrestre6, Hercule cueillant les pommes d'or fig. 112
les histoires et les visions bien plus qu'il ne les a illus­ du jardin des Hespérides7 : il débarrasse le serpent tué
trés. Parfois pourtant son dessin paraît étonnamment au pied de l'arbre des cents mouches qui « trouvaient
littéral. Ainsi quand il montre le Cyclope Polyphème la mort dans ses plaies infectées de venin » et en fait

119
Fig. 128. Luca Penni, Viol de Lucrece,
Düsseldorf, Kunstmuseum, KA (FF) 204
Venu s té, violences
et visions des ardeurs d'amour

l est de longue date admis que l'art de Fontaine­ Une vénusté romaine
I bleau sous les derniers Valois a imposé en France
une image moderne, italienne, antiquisante et Tout, une fois encore, paraît avoir pris la force d'une
érotique de la mythologie comme de l'histoire. évidence dans l'atelier de Raphaël, vers 1516, à un
Cette exaltation nouvelle de la grâce, dont Vénus, moment où l'on avait l'ambition, dans les décors
Diane ou Junon mais aussi Roxane, Campaspe ou profanes, de redonner corps de différentes manières
Thalestris sont les héroïnes sophistiquées, passe à un art antique disparu. Le maître est alors engagé
même pour son principal trait distinctif. Ce n'est dans la réalisation des fresques de la Stufetta (une
sans doute pas rendre justice aux autres dimen­ petite pièce qui devait avoir la fonction d'un antique
sions de ce style. 11 reste que la sensualité des caldarium) dans l'appartement du cardinal Bibbiena
sujets traités par les peintres de Fontainebleau, qui au Vatican. Les sujets des huit tableaux qu'il y peint à
balancent volontiers entre érotisation des mythes fresque avec le concours de collaborateurs montrent
et des histoires antiques et romanisation de thèmes Érichthonios, Vénus, l'Amour, Adonis, Pan et Syrinx
manifestement vénériens ou aphrodisiaques, appa­ nus dans un paysage. Tous sont tirés d'Ovide, de
raît aujourd'hui comme un des changements les Servius ou du Pseudo-Théocrite et presque tous
plus remarquables survenus dans l'art de cour sous ont été très rapidement reproduits en gravure par
François Ier. On y a vu tour à tour ou tout ensemble Marcantonio Raimondi, Agostino Veneziano et
l'effet d'une emprise nouvelle de l'humanisme italien Marco Dente5. Luca Penni, dans sa Vénus dérobant
sur les esprits et les mœurs, un reflet du tour nouveau une flèche dans le carquois de l'Amour endormi gravée
pris par la vie de cour, la manifestation d'un luxe se par Boyvin6, qui date de sa maturité, en reconduit fig.91
plaçant sous le signe de la volupté, une régénération non seulement l'eudémonisme païen mais aussi les
du paganisme (comme nouvelle forme sinon d'un principes de composition : figure nue, puissante,
mysticisme, du moins d'un idéal), voire l'expression vigoureusement déhanchée, à grande échelle dans
d'un scepticisme religieux de plus en plus prégnant. un cadre de nature assez étroit. Mais Luca Penni
Quant aux sujets vénusiens à Fontainebleau, Rosso puise aussi ailleurs dans l'œuvre de Raphaël et de
Fiorentino a très probablement eu l'antériorité sur son atelier, notamment dans l'histoire de Psyché
Penni et Primatice, ainsi que l'attestent son dessin peinte avant 1519 à la voûte de la loggia de la villa
de Mars désarmé par les amours et Vénus déshabil­ d'Agostino Chigi à Rome, la Farnésine. Sa Cléopâtre fig. 141
lée par les Grâces1, sa fresque de la Vénus frustrée2 expirant7, sa Vénus assise auprès de Vulcain et de fig. 149
et son tableau de Vénus, Bacchus et Cupidon dans l'Amour3, sa Vérité attendant que le Temps fasse son fig. 142
la galerie François-Ier3. On ne peut non plus sous- chemin9 doivent leur généreuse nudité, leur attitude
estimer l'apport à peine postérieur de Primatice4, oblique, leur caractère de statues antiques réanimées
tout nourri des dessins de Giulio Romano et de par la puissance des sentiments humains à la façon
Parmigianino, lesquels étaient en Italie ce qui se fai­ dont Raphaël a inscrit la figure de Vénus dans l'un
sait de plus élaboré en matière de fables obsédées des pendentifs de la loggia10. Ailleurs, la Vénus de fig. 143
d'amour, subtilement sensuelles, crûment charnelles Penni qui dévoile Mars endormi11 suit manifeste­ fig. 148
ou froidement voluptueuses. ment le modèle donné par Raphaël dans le pendentif

133
Fig. 158. Luca Perini (?), Henri II,
Chantilly, musée Condé, inv. PE 49
Portraits et médailles

lusieurs dtKuments permettent d'affirmer que du Nord et de Toscane4, sans vraiment lui donner la
P Luca Penni a pratiqué l'art du portrait1 : d'un
côté, nombre des portraits mentionnés - aussi bien
forme moderne d'une figure en repoussoir telle que
les maîtres de la Renaissance et du maniérisme (dont
des miniatures ovales que des peintures sur bois - lui-même) savaient en concevoir. Dans son dessin de
sont cités sans nom d'auteur mais le contexte invite à la Mise au Tombeau 5, le donateur en prière derrière un fig. 87
penser que l'exécution lui en revenait. Leurs modèles prie-dieu est portraituré au premier plan d'une scène
- Anne d'Este, Odet de Coligny, Clément Marot, à laquelle il ne participe que par sa piété. Il en allait de
M. de L'Ory, dit le Greffier -, qui appartenaient à la même pour les portraits de souverains et de grands
haute noblesse ou au milieu de la cour, étaient ita­ personnages qui, peints sur les cartons de Luca Penni
liens, français ou français italianisés (Marot avait et d'un autre Italien, Claude Baldouin6, occupaient la
résidé à Ferrare à la cour de la mère d'Anne d'Este). partie inférieure des vitraux de la Sainte-Chapelle de
Les traits de beaucoup de ses modèles sont d'ailleurs Vincennes. La disposition, fort convenue, est des plus
connus par des dessins dans le genre des crayons de traditionnelles dans le dessin de la Mise au Tombeau où
François Clouet2, mais, sauf à supposer que Penni le profil reste de rigueur. Les principes de la représen­
a eu, avec moins de talent et moins de renom, une tation du visage vu par l'un de ses côtés intéressent
diversité de dessinateur égale à celle d'un Holbein, d'ailleurs Penni : dans un dessin, il juxtapose cinq
il n'y a guère de raison de les lui attribuer. D'un profils, deux de femmes et trois d'hommes, dont il
autre côté, nous savons que Penni s'était engagé à diversifie l'aspect selon les sexes, les âges, les condi­
faire «de son seul labeur» le «visaige (...) après le tions et les tempéraments7. Sans trop forcer le trait, fig. 166
naturel » de Nicolas Houel, de sa femme Madeleine il crée, un peu à la façon d'un Léonard de Vinci mais
de Foulon et d'un de leurs enfants dans un tableau sans sa spontanéitéh, de véritables variations physio-
d'une Résurrection de Lazare. Malheureusement gnomoniques où le caractère et le type, accentués, ne
toutes ces œuvres documentées sont soit perdues jouent pas contre le principe de ressemblance inhérent
soit non identifiées. au portrait. Par ailleurs, il a certainement été attentif
à la forme numismatique du portrait. Collection ou
répertoire de modèles'*, le petit ensemble de médailles
Donateurs et orants de profil
en plomb, cuivre ou soufre qu'il possédait indique
Un tableau et un dessin conservés permettent néan­ bien une curiosité en ce sens10. Cette culture du por­
moins de se faire une idée de la manière dont Penni trait en médaille peut avoir trouvé à s'employer de
intégrait les figures de donateurs dans les œuvres de différentes manières.
fig. il dévotion. Dans la Madone Strange, l'orant porte un
costume rouge et vert, a righe, apparemment aristo­
Portrait et numismatique
cratique, comme on en voit dans la peinture italienne
et allemande des années 1520-1530 3. Penni le montre Il semble, en effet, que Penni a eu une activité de des­
en buste pratiquement de profil in abisso. Il suit en sinateur de médailles et qu'il a par là participé, par
cela un principe routinier dès les dernières décen­ d'autres voies que les orfèvres et médailleurs Matteo
nies du xv*‘ siècle dans les tableaux d'autel d'Italie del Nassaro, Benedetto Ramelli et Benvenuto Cellini,

151
Fig. 167. Luca Penni, Joseph el In Jemine de Putiphar,
Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Kupferstich-Kabinett, Inv.-Nr. Ca 6/173
Le jugement en peinture

n sophiste grec du 11e siècle apr. J.-C., Lucien de au regard aigu, qui paraît exténué par quelque longue
U Samosate, a rapporté, dans l'un de ses opus­ maladie. On peut admettre que c'est l'Envieux per­
cules, la description d'un tableau d'Apelle ayant sonnifié. Deux autres femmes encore accompagnent
pour thème la Calomnie. L'œuvre, malgré sa valeur la Délation, l'encouragent, arrangent ses vêtements
de fable morale et la célébrité de son auteur, n'exis­ et sa parure: au dire du cicérone qui m'a conduit,
tait plus au XVe et au xvf siècle, quand les artistes l'une est l'Embûche, l'autre la Perfidie. Derrière elles
se soucièrent de renouer à la lettre avec les modèles marche une femme en tenue de grand deuil, les vête­
antiques. De sorte que c'est à partir du témoignage ments noirs et en lambeaux : c'est, s'il m'en souvient,
de Lucien que nombre de peintres de la Renaissance la Repentance : du moins, elle détourne la tête en pleu­
ont tenté de reconstruire l'allégorie perdue. Il est vrai rant, levant les yeux avec une extrême confusion vers
que le texte distribuait clairement les rôles, donnait la Vérité en marche. C'est ainsi qu'Apelle représenta
des indications d'espace et esquissait assez précisé­ en un tableau ses propres périls1.»
ment l'action. «Apelle d'Éphèse, écrit Lucien, fit de
la Calomnie le sujet d'un tableau. Ce peintre en effet
La Calomnie d'Apelle vue par Luca Penni
se vit faussement accusé auprès de Ptolémée comme
complice de la conjuration tramée à Tyr par Théodotas. À la suite des artistes raphaélesques - Perino del
Ptolémée n'avait pas l'esprit bien fin; de plus il Vaga, Toto del Nunziata, Genga et Raffaellino dal
avait été nourri dans la flatterie des cours : il se laissa Colle, voire Garofalo2 -, qui appartenaient au milieu
emporter et troubler à ce point par cette absurde de sa formation, et comme d'autres peintres italiens
calomnie que sans réfléchir à son invraisemblance [il] - Primatice et Nicolô dell'Abbate3 - qui furent ses
s'abandonna à sa fureur et remplit son palais de ses pairs à Fontainebleau, Luca Penni a, dans un dessin, fig. 174
cris contre l'ingrat, le conspirateur, le traître; si l'un des livré sa propre vision de l'œuvre d'Apelle4. En 1560,
conjurés arrêté n'avait [...] par pitié pour le malheu­ après la mort de Penni, Giorgio Ghisi en a donné une
reux Apelle, affirmé son innocence absolue, celui-ci eût impressionnante interprétation gravée5. L'essentiel y fig. 169
payé de sa tête les méfaits commis à Tyr sans y avoir est conforme à la description du sophiste, mais Penni,
pris aucune part. [...J Apelle, en souvenir de tous les comme les autres artistes avant lui, prête aux figures
dangers courus, composa le tableau que voici pour des traits, des gestes et des attributs que Vekphrasis ne
se venger de la délation : sur la droite est assis un détaille pas. Le mauvais juge est jeune6; son trône,
homme à longues oreilles, à peu près comme Midas; qui pourrait être une œuvre de Scibec de Carpi, a des
il tend de loin la main à la Délation qui s'avance. Près accoudoirs ornés de têtes d'animaux7; la Suspicion
de lui, deux femmes, probablement l'Ignorance et la parle à l'oreille du monarque abusé; l'Ignorance a
Suspicion. Du côté opposé approche la Délation sous les yeux bandés; l'Innocence est un enfant8. Trait
la forme d'une femme parfaitement belle, mais le notable, l'Envie est un personnage masculin comme
visage enflammé, surexcité, comme sous l'influence de dans le texte grec9, mais les suivantes de la Délation
la rage et de la fureur ; de sa main gauche, elle tient une sont quatre,0, et non deux. On reconnaît parmi elles
torche embrasée, de l'autre, elle traîne par les cheveux la Fraude, drapée dans des rets et portant sur l'épaule
un jeune homme qui lève les bras au ciel et prend les une grande épuisette11. Derrière, la Pénitence a les
dieux à témoin. Son guide est un homme pâle, hideux, mains jointes comme une orante12. Peut-être est-ce

159
Fig. 178. D'après Luca Penni, Baptême du Christ,
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 10087
Chronologie

1500 direction de celui-ci au décor des Loges du Vatican,


Selon certains auteurs1, Luca Tenni serait né vers où travaille aussi son futur beau-frère, Terino del
cette date. Vaga6. Le nom de Luca n'apparaît ni dans les sources
ni dans les documents relatifs à ce chantier.
1504
L'estimo del contado de Florence fait mention cette Vers 1519-1520
année-là, dans le quartier de Santo Spirito, popolo Dans sa biographie de Gianfrancesco Tenni7, Vasari
di Sant'llario a Colombaia, n°5, d'un certain Michele évoque la réalisation par celui-ci pour Lodovico di
di Luca di Bartolommeo, tessitore di pannilini, âgé Gino Capponi (1482-1534) d'un tabernacle où était
de 38 ans, de sa femme Catarina, âgée de 32 ans représentée une «Notre-Dame». Cette œuvre, exé­
et de leurs enfants Bartolomeo (âgé de 13 ans), cutée à Montughi, à peine en dehors de Florence,
Gianfrancesco (âgé de 8 ans), Raffaello (âgé de 6 ans) au-delà de la Torta San Gallo, aurait selon lui été
et Piero (âgé de 1 an)2. Une note de Gaetano Milanesi peinte après les fresques de la voûte de la loggia sur
à l'édition de Vite de Vasari suggère que l'on pour­ le jardin de la villa d'Agostino Chigi, la Farnésine à
rait reconnaître dans Michele et Catarina les parents Rome, sous la conduite de Raphaël (achevées avant
de l'artiste et dans Gianfrancesco le futur Fattore, le 1er janvier 15198) mais avant la mort de ce dernier
peintre et élève de Raphaël; selon lui Luca n'était (6 avril 1520). Une étude récente, qui a eu le mérite
vraisemblablement pas encore né à cette date3. En d'établir que la Madone de Montughi était conservée,
fait, contrairement à ce qui a été très souvent répété, propose, de façon tout hypothétique, de reporter à
ce document ne se rapporte pas à la famille de Luca 1522 sa réalisation’’. Est-ce à l'issue de ce bref séjour
Tenni. Celui-ci avait bien, non une mère, mais une florentin que Gianfrancesco Tenni a pris avec lui son
sœur nommée Catarina, et deux frères prénommés frère Luca pour le conduire à Rome? Luca, qui sera
Bartolomeo et Gianfrancesco, tous deux peintres, généralement désigné en France comme romain, a très
Gianfrancesco ayant été élève et collaborateur de probablement eu une formation totalement romaine.
Raphaël. Or, deux documents qui mentionnent
Gianfrancesco à Rome en septembre 1520 et en 1520, 6 avril
décembre 1525 le désignent explicitement, non Mort de Raphaël à Rome10. Gianfrancesco Tenni
comme le fils de Michele di Luca di Bartolommeo, hérite, avec Giulio Romano, de l'atelier de Raphaël ”.
tessitore di pannilini, mais comme le fils de feu maître Jusqu'en 1524, Gianfrancesco Tenni, Giulio Romano
Baptiste de Tennis, fisico, de Florence4. Le père de et Terino del Vaga collaborent fréquemment. Il n'est
Gianfrancesco et de Luca Tenni appartenait donc à fait mention de Luca Tenni sur aucun des chantiers
l'Arte de' Medici e Speziali, qui réunissait non seu­ dont ils ont alors la charge.
lement médecins, apothicaires et spécialistes des
préparations médicinales (souvent issues de l'herbo­ 1522
risterie), mais aussi les peintres5. Voir id l'hypothèse rapportée à la date « Vers 1519-1520 ».

Entre 1514 et 1519 1524, 6 octobre


Gianfrancesco, frère aîné de Luca, formé dès l'en­ Giulio Romano quitte Rome pour Mantoue et entre au
fance par Raphaël, fait ses premières œuvres sous la serv ice de Federico Gonzaga. Gianfrancesco Tenni l'y

173
LUCA PENNI, UN DISCIPLE
DE RAPHAËL À FONTAINEBLEAU

ontainebleau fut au xvie siècle un lieu enchanté,


F sophistiqué et audacieux. Sur les instances d'un roi
acquis au goût italien, le château, humide et sylvestre, fut
regardé comme le séjour d'une nymphe. Il devint, dans le
style de la péninsule, le siège de formes élégantes, d'idées
voluptueuses et de toutes les énigmes de la fiction.
Ce fut le lieu aussi d'une mythologie héroïque et intense,
épique, érudite et obscure. Toutes les souplesses de l'éros
trouvèrent à s'y exercer. Les héros athlétiques et contournés,
les figures féminines sinueuses imposaient une présence,
un jeu, une esthétique. Leur seule censure était la beauté,
leur seule limite, une poésie chiffrée.
François Ier employa trois maîtres de la maniera moderna
pour créer cet art de Fontainebleau : Rosso Fiorentino,
Francesco Primaticcio et, moins connu mais non moins
excellent, Luca Penni. Tous manifestèrent un goût prononcé
pour les narrations échevelées et enchevêtrées, pour un
idéal outrepassé et pour les développements marginaux
mais féconds de l'ornement.
Plus que tout autre, Luca Penni explora à merveille
le registre de la nudité profane, multiplia les images
fascinantes d'histoires féroces et sanglantes et leur donna
l'apparence de gracieuses chorégraphies. Formé dans
la Rome de Raphaël, il fut un dessinateur impeccable,
tour à tour créateur, codificateur et vulgarisateur. Il fit
connaître par l'estampe l'art de Fontainebleau et lui donna
la force d'un style transposable dans tous les domaines et
accessible à tous.

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