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UNE MORT DIFFÉRENTE

Mohammed Berrada

UNE MORT DIFFÉRENTE

ROMAN

Dar Al-Adab – Beyrouth


UNE MORT DIFFÉRENTE
Mohammed Berrada / Romancier Marocain
Edition de l’année 2016
ISBN 978-9953-89-546-8

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Dédicace
Au défunt,
Othman Bennani
Mon compagnon de voyage à Dubdo et à notre profonde amitié.
Mohammed Berrada
« Le temps n'est plus qu'un présent douloureux, plein de souvenirs
envahissants, accablants, et je ne pourrais jamais effacer une image de
ma mémoire... »

« Seules de courtes scènes, que j’ai rangées comme des moments


passagers, m'aident à sortir du présent, alors vient toute l'attention que je
donne au monde, et l’hommage que je prête aux rencontres impromptues
et aux impressions fugaces… »
M.B

« Comment pouvons-nous écrire alors que nous évoquons la mort et


parlons de frustration, d'échec et de tragédie ? L'écriture ne doit-elle pas
présupposer un conflit et du profit avant la perte ? »

M.B
Seul dans l’appartement dans lequel je vis, situé dans un complexe
résidentiel de la banlieue parisienne, il est neuf heures du matin et
j’entends le petit bruit des enfants accompagnés de leurs parents, quittant
leurs maisons pour se rendre à l’école.
Encore allongé sur mon lit, je regarde avec attention les informations,
écoutant des réactions de comédiens, qui semblent de mauvaise humeur,
parlant de la situation économique. Une colère qui s’amplifient avec la
hausse du chômage, depuis le retour au pouvoir du Parti Socialiste en
France en 2012.
Je ne peux me concentrer sur quoi que ce soit. Mon esprit saute d'un sujet
à un autre, d’un espace à un autre… C’est mon premier jour de retraite et
je me demande où sont passées toutes ces années ? Où ont-t-elles abouti ?
Comment puis-je réunir tous les détails qui s’y attachent pour en connaître
leur valeur ?
Je crains d’avoir le sentiment que le temps n’est que présent. Un présent
qui change de couleurs, qui ne change pas le passé et n'affecte pas le futur.
C’est bien la première fois que je me rends compte que la vie se déroule
dans un présent continu, qu’elle est semblable à un enfer qui n’a pas de
nom et qui se déplace dans l'espace sans pour autant se propager.
Cherchant une relation monogame, avec le temps, ma mémoire était
concentrée sur le temps réel.
Ne pouvant s’attacher à aucun souvenir, tu devras, donc, demeurer dans ce
présent en le canalisant, selon ce qui te gardera dans un rythme
supportable.
Ma retraite a commencé quarante-sept ans après mon arrivée en France.
Le seul fait de m’en souvenir, m'inspire. Je me réjouis de cette époque de
ma vie… ma jeunesse, les rêves motivants, l’acceptation du défi contre le
temps...
Cependant, en préférant rester au lit à écouter des palabres et des
chansons diffusées à la radio, je ressens le poids du changement que j'ai
toujours refusé. Un changement dont j’ai volontairement ignoré les
conséquences. Ce changement, c’est aussi un passage à travers les os et les
articulations, un relâchement qui annonce l’approche de la vieillesse. Ce
que je ressens maintenant, c'est la différence entre être dans un vaisseau
spatial qui monte tout en haut dans le ciel, pendant la jeunesse, et être sur
une balançoire qui me culbute maintenant, vers des abysses obscurs.
Cependant, je me révolte au fond de moi-même : je ne suis pas une
machine sourde et sans résonance, les événements et les situations me
traversent sans laisser de traces, ni de réactions, mais je m'assure toujours
d'enregistrer, de discuter et de formuler une opinion sur ce que je vis ou ce
qui se passe autour de moi. Je suis toujours motivé par ce qui m’arrive, ou
ce qui éveille en moi une rébellion. Comment puis-je oublier que mon
arrivée en France depuis la ville de Dabdo, ma ville natale dans le nord-
est du Maroc, est un choix et un défi contraire à celui qui motivait mon
désir de découvrir le monde.
En ce moment même, en étant couché sur ce lit, j'accueille le premier jour
de ma retraite, Je suis submergé par ce désir irrésistible de raconter, de
n’importe quelle manière, mon voyage dans le temps, pour que toutes les
étapes que j’ai traversées paraissent subsistantes et visibles. Tout cela afin,
peut-être, de m’aider à comprendre un parcours fervent et improvisé et le
fait de courir après des rêves irréalisables.
Le seuil d'âge que je traverse maintenant rend les perspectives et
l’évaluation de mon obsession, différentes de ce qu'elles étaient
auparavant.
Puis-je reconnaître la différence ? Puis- je sortir du labyrinthe qui s'étend
devant moi chaque fois que j’essaye de poursuivre ma vie ?
Avant de commencer le récit de mon voyage, je me retrouve en train de
répondre à un désir irrépressible émergeant tout au fond de moi, celui de
retrouver ma ville natale. L'espace d’un temps d'appartenance primaire à
une identité, identité qui commence à s'éclaircir, à résonner, avant
d’avancer sur les chemins de la confusion et de la transformation, pour
sombrer dans l’incertitude.
Visite à La Ville Natale
Au moment où l'avion approchait de la ville d'Oujda, je me sentais
tourmenté et confus. Plus de quarante ans se sont écoulés depuis que j'ai
quitté ma ville natale.
J’ai toujours refusé de retourner à Debdou, le foyer de mon enfance, de
mon adolescence et des promenades au milieu des collines, près des
amandiers, des oliviers et des pommiers dont la saveur est toujours dans
ma gorge. C’est comme si j'avais cherché, depuis mon arrivée à Paris, à
effacer Debdou et les souvenirs de l’histoire de mon enfance et de mon
adolescence, pour ouvrir une nouvelle page qui commencerait en France,
ce pays qui m'avait longtemps fasciné pendant mes années de lycée dans la
ville d'Oujda.
Mon père m’encourageait toujours à ne plus revenir à Debdou, en disant :
« Tu n’as rien à faire ici. Il n’y a que du chômage. Installe-toi là-bas et
apprend quelque chose qui te sera utile. Ta mère et moi prions matin et
soir pour que tu nous reviennes architecte ou médecin ».
J'étais attiré par ce monde qui était pour moi, un monde nouveau, veillant
à plonger dans ses profondeurs pour étancher ma soif du savoir, de
m’intégrer rapidement dans un espace qui éveillait les sens, l'esprit, et la
curiosité. Je choisis d'étudier la philosophie, pour l'enseigner après
l'obtention de mon diplôme. Je rejoins des associations culturelles et je
m’engageai dans un Syndicat de Gauche soutenant des partis de Gauche,
opposés au Général de Gaulle, qui refusaient son symbolisme mythique.
Rien, ni personne, aucun chef ne pouvait rester vénéré pour l’éternité.
Les fils dialectiques sont toujours là, pour penser et critiquer... C’est ceci,
qui pendant mes études et après m’être engagé dans le domaine de
l’enseignement, m’attira en France où je me sentais renaître. Je ne voulais
plus prendre la peine de retourner à Debdou, ni prêter attention à ce qui se
passait dans mon pays. Au fond de moi-même, je me disais que je devais
revivre d’abord et ensuite voir ce que je pourrais faire.
Aidé par un enrichissement de connaissances et des principes, ma
personnalité s’est recréée, me permettant de pouvoir m’intégrer dans le
monde d'aujourd'hui.
Flânant dans mon imagination enfantine, ma relation avec mon père, était
pleine de lueurs et de sourires brillants. Je me noyais dans son amour.
Mon père était éleveur de moutons, de chèvres et de veaux. Cela l’amenait
souvent à s’absenter pour se rendre aux différents marchés hebdomadaires
qui se tenaient à Dwyer Bani Reis, dans la région de Taurirt et Oujda. Ses
retours à la maison, étaient l’occasion pour moi, d’écouter ses récits de
voyage. Il était doué pour raconter ses histoires et nous rapporter ce qu'il
avait vu en dehors de Debdou, qui, elle, était renfermée sur ses frontières.
Mon père était issu d’une tribu d'origine arabe et ma mère était une
Amazigh Zénète. Ceci me laisse à penser que c’est la raison qui poussa
mon père à lui interdire de me parler dans sa langue maternelle.
J'étais leur fils unique, tous les espoirs de mon père étaient placés en moi.
Des espoirs dont je ne réalisais pas l’importance. Sa joie était
indescriptible à la fin de mes études primaires à l'école Ibn Mandour de
Debdou, puis quand j’ai rejoint le Lycée Ibn Khaldoun à Oujda pour
entamer mes études secondaires. En vacances, il m'accompagnait à la
mosquée, à Séville et Tavreny, pour me présenter fièrement à ses
connaissances, en soulignant mon succès à l'examen avec la mention
excellent... Il aimait m’écouter attentivement lui raconter quelques
événements de l’histoire de l’Europe, tout en me rappelant, à chaque fois,
de ne pas négliger d’étudier l'histoire du Maroc aux temps de sa gloire
impériale et de sa résistance au colonialisme français. Il disait :
« Demande à ton professeur de te parler de la bataille de Hanoun, livrée
par les tribus de Bani Reis et Alawanah en 1911 ». Oui, il était fier de ces
batailles, auxquelles avaient participé son grand-père et le reste de sa
tribu…
Passant près de deux cimetières clôturés, que l’on nommait « Cimetière
des Juifs », je me suis toujours interrogé sur cette appellation, et, un jour,
mon père m’expliqua qu'il s’agissait de tombes d’une communauté juive,
arrivée il y a des siècles à Debdou. Cette communauté s'y était installée,
vivant en harmonie avec les Marocains pendant de nombreuses années,
puis, elle était partie… Dieu seul sait où...
Ainsi sont les souvenirs de mon enfance : des moments éparpillés, marqués
par la tendresse infinie de ma mère et la foi de mon père en ma capacité de
réaliser ses rêves. J’étais l’enfant gâté, l’élève modèle, et l’adolescent
chanceux de la famille et de l’école. Mon plus grand désir était de réaliser
les souhaits de mon père et celui de mes camarades, en travaillant dur et
avec ambition.
Quand je pense à ces jours passés, il ne me vient à l’esprit que ma
détermination pour réussir mes études, et mon désir de m’éloigner de
Debdou, ville qui me paraissait de plus en plus étroite, au fur et à mesure
que les années s’écoulaient.
C’est au cours de ma dernière année universitaire à Paris, que s’est éveillé
en moi, la curiosité de mieux connaître mes origines et mon identité. J’ai
commencé à m’intéresser à l’histoire de Debdou, qui s’est avérée liée
pendant des siècles, de l’Empire Mérinide aux extensions du pouvoir
Marocain, à l'est du Royaume. Elle a également été liée à l’accueil de
familles juives qui ont migré de force au XVe siècle après la chute de
Grenade et de Séville, fuyant la persécution de la Reconquista des
chrétiens catholiques Espagnols.
L’incertitude du début, qui entourait ma relation avec Debdou, a
commencé à se dissiper à la lecture d’articles et aux recherches historiques
sur cette ville, située près de Taourirt, seul débouché sur le reste du Maroc.
La ville de Debdou est ceinturée par des montagnes et des collines. Comme
la terre, les arbres, les bâtiments et les routes se combinent dans une forme
circulaire, qui n’a qu'un seul débouché menant à Taourirt ; son contour
topographique la fait ressembler à une seringue.
En jetant un œil sur la carte, je m’aperçois que Debdou est un endroit sans
issue pour les visiteurs, qui ne peuvent plus continuer leur route vers une
autre ville et doivent donc rebrousser chemin vers Taourirt ou vers les
localités voisines.
Maintenant, errant dans ses rues, je ne la trouve pas si différente que
lorsque je l’avais quittée en Octobre 1965. Je ressens une nostalgie
m’envahir et qui me fait revenir à cette époque où je sentais que Debdou ne
convenait plus à mon désir d’atteindre des cieux plus élevés, pleins de
bâtiments, de gratte-ciels et de vacarme... Dans le même temps, l’époque
de ma jeunesse, quand je me promenais dans les hautes montagnes
entourant Taveny, et mes rendez-vous amoureux sous les arbres me
manquaient. Une soudaine nostalgie, qui cependant, ne m’éloignait pas des
scènes et des espaces de la France, qui n’avaient jamais quitté mon
imagination depuis près de cinquante ans.
Ce que j'oublie ou que je semble oublier, c'est que je retourne dans ma ville
natale en étant orphelin, car ma mère a quitté ce monde, après une longue
maladie. Mon père n'ayant pas les moyens de la transférer à l'hôpital
d'Oujda, le traitement a été rendu difficile pour le médecin du village.
Cinq années après sa mort, mon père, plongé dans une grande tristesse, l’a
rejointe dans l'au-delà.
À la mort de ma mère, j’avais essayé de le persuader de venir vivre
pendant quelques temps avec moi, à Paris, mais il avait refusé et m'avait
assuré qu’il allait très bien, et que je devais prendre soin de mon travail,
de ma femme et de mon enfant... Un grand regret m'envahit quand je me
rendis compte que j’étais orphelin.
Je me justifiais cette négligence, envers mes parents, par ma préoccupation
de lutter pour la victoire du Parti Socialiste aux élections présidentielles de
1981 en France.
C’était un moment de ma vie, marqué par la conviction, l’enthousiasme et
l'impulsion, qui ont fait que je me suis consacré à défendre un programme
et des principes que des milliers de personnes, à l'époque, pensaient être le
changement nécessaire dont la France avait besoin pour échapper
rapidement à la dérive qui la menait vers un capitalisme aveugle et un
racisme radical qui auraient éliminé les principes de l'idéal sur lesquelles
avaient été fondées les bases de la révolution de 1789.
J'étais parmi la majorité de ceux qui croyaient en cette réforme, pour éviter
de vivre au milieu de la confusion des valeurs, de la propagation de
l'incertitude et de la remise en question de l'utilité de la politique.
J'avais perdu presque tous mes liens avec Debdou, me contentant, de temps
à autres, de demander des nouvelles de mon oncle et de sa petite famille. Il
faut dire que je n'ai pas ressenti le besoin, et ce, pendant plus de quarante
ans, de revoir ma ville natale.
Ma retraite arrivée, mon fils Badr ayant terminé ses études supérieures et
une fois m’être habitué à ma situation de divorce, je me suis contenté de
relations passagères. J’étais désorienté, tel un taureau dans une « arène de
corrida », courant dans tous les sens quand le banderillero se retirait.
Nous acceptons rarement ce qui est attendu, c'est-à-dire ce qui va au fond
de la logique du temps et de l'absence de l'amour. Au lieu de cela, nous
nous imaginons que les années n'affectent pas notre capacité à lutter.
À chaque fois que je revivais ces moments de faiblesse, le souvenir d'une
scène que j'avais vue dans une série télévisée, surgissait. Une scène où une
femme d’un certain âge, accompagnait aux urgences d'un hôpital son
époux : un mathématicien soudainement atteint d’une maladie qui l'avait
affaibli et qui lui donnait des hallucinations. Le docteur décidait de
l’hospitaliser pour lui faire suivre un traitement. La femme insistait sur le
fait que son mari souffrait juste d’une fatigue passagère. Elle demandait au
médecin s’il pourrait être sur pied le lendemain, car il avait à faire une
importante présentation de ses théories lors d’une conférence mondiale. Le
médecin répondait que son époux ne retrouverait ni la santé ni la mémoire,
ni après un mois, ni après un an. La femme se mettait alors à crier : « Ce
que vous dites n'est pas possible, mon époux déborde toujours d'énergie ».
Le médecin répliquait : « Ouvrez les yeux Madame ! Votre époux a
désormais plus de soixante-dix ans, et les voyages en avion ne conviennent
plus à cet âge. Ne comprenez-vous donc pas qu’il est épuisé ? ».
Les jours de ma retraite s’écoulaient en écoutant la radio, me remémorant,
les projets et les questions que j’avais longtemps évités en m’acharnant sur
le travail et le bénévolat. La première pensée qui me venait à l’esprit, était
celle de ma relation avec « Debdou » et avec ma patrie, sans prêter
attention au parcours, gorgé de rêves, d’engouement et de logique issue de
l’intuition du cœur.
Aéroport d'Oujda. C’est mon cousin Sadik qui m'y attendait. Je ne l'aurais
pas reconnu, s’il n’avait pas eu cette pancarte sur laquelle mon nom était
inscrit. Sadik était grand, beau, et souriant. Son accueil avait été
chaleureux.
Une fois monté dans sa voiture « Clio », pour me conduire à Debdou, je
sentais en lui, comme une fierté d’avoir accueilli son cousin l’immigré,
parti depuis des décennies, et dont son père lui parlait, tout en faisant
l’éloge de sa réussite dans ses études, et de son intégration dans la société
française.
Sadik était infirmier spécialisé dans un dispensaire public. Pour aider à
subvenir aux besoins de la famille, il avait ét obligé d’arrêter ses études,
car les intempéries et la sécheresse chronique jouaient contre tous les
efforts que son père déployait afin d’assumer seul cette responsabilité. Sa
sœur avait obtenu le baccalauréat, mais sa mère avait refusé de l'envoyer à
Oujda ou à Tétouan pour poursuivre ses études supérieures. Et puis,
comme c’était une femme, elle ne pouvait pas vivre seule, loin de sa famille
et pour ce qu’elle avait appris, disait sa mère, c’était largement suffisant.
Le mariage lui garantirait son avenir.
- Est-elle mariée, demandais-je ?
- Non, elle attend toujours un homme de bonne famille, me répondit
Sadik. Mais, continua-t-il, je ne te cache pas cousin, que la situation
économique ne permet pas aux jeunes de Debdou de se marier. Quant au
travail de mon père, il ne nous permet pas de subvenir aux besoins d’un
chômeur. Si elle a de la chance, l'un des habitants de Debdou, émigré à
l'étranger et revenu au village pour chercher une fille de bonne famille, la
demandera en mariage pour s'occuper de sa maison, élever ses enfants et
obéir à tout ce qu’il lui demandera...
C’était comme si je connaissais Sadik depuis longtemps. Sa franchise et
son langage direct m'avaient ramené à une réalité que ma longue absence
m’avait fait oublier.
Quand je voulus connaître les raisons qui l’avaient poussé à arrêter ses
études, il m’avait répondu qu'il ne voulait vraiment pas courir derrière des
illusions. Beaucoup de diplômés, faute de trouver du travail, faisaient, en
permanence, des grèves de la faim en protestant devant le parlement... Lui,
préférait rester auprès de sa famille, profitant de ses jours de repos, pour
aider son père à cultiver la terre qu'ils possédaient. Il acquérait ainsi, un
savoir et de l'expérience dans l'agriculture, en attendant que la situation
s’améliore... Le seul fait d’être proche de sa famille et de Debdou lui
procurait, au moins, un sentiment de sécurité et de stabilité qu'il n’aurait
pas pu avoir dans une grande ville.
Pour rendre sa vie meilleure, Je pensais lui suggérer de changer le cours
de sa vie. Mais pouvais-je vraiment l'aider ? Étais-je sûr que c’était mieux
pour lui ?
Tout comme lui, il y a plus de quarante ans, je vivais, moi aussi, à Debdou.
Une époque où j’avais beaucoup de rêves, un désir profond de changer ma
vie… Sadik, lui, avait les pieds sur terre, il voyait tout ce qui était autour
de lui d'un point de vue réaliste et mesurait les choses, les obstacles et les
gens simplement, qui n’allaient pas au-delà de ce qui était apparent. Il me
semblait, lors des discussions qui avaient eu lieu entre lui et moi, depuis
mon arrivée, que les jours lui avaient appris qu'il existait des lois rigides
régissant le monde et que sa vie, simple, se limitait, seulement, à Debdou,
sa ville isolée. Ceci ne l'empêchait pas de regarder le cycle de la vie et ses
événements paranormaux, sans être attiré par ses lueurs brûlantes.
Rivé des heures durant devant la télé, lui suffisait pour le transporter dans
cette atmosphère exotique, bruyante, divertissante, illustrée de stripteases,
de séries d'horreur, de football, de tennis, de golf... et ces images, de
milliers de personnes dans le monde, qui pleuraient à chaque fois que les
banques annonçaient une banqueroute ou l’effondrement des cours
boursiers... C’étaient ces mêmes millions de personnes qui se mettaient à
pied d’œuvre dès qu’une fête ou un carnaval approchait pour organiser un
festin, participant à la cuisine de délicieux plats et faisant couler du bon
vin pour égayer leurs papilles et leur faire oublier leurs soucis quotidiens.
Chaque nuit, juste avant le souffle de l’aube, une terrible insomnie me
prenait qui me mettait face à la même question qui avait été à l'origine de
ma visite au Maroc : Que signifie Debdou pour moi, sentant toujours
qu’elle envahissait mon esprit et mes sentiments ? J’y retournais après que
toutes mes illusions de jeunesse s’étaient dissipées, fatigué de courir après
les rêves de révolution et de réformes.
Je voulais connaître la vérité de mon sentiment dans un monde de
frontières ambiguës. Définir ce rythme insignifiant qui, chaque jour, était si
différent. Cette fixation de connaître le passé de Debdou au cours des
dernières années, m’avait fait découvrir d’importants événements durant
son histoire, notamment aux XVe et XVIe siècles.
C’est alors que je m’abandonnai dans un sommeil amnésique, m’isolant
entre les plaines de Tafra et celles de WadiMellawiya, tombées dans les
méandres de l’oubli de l’histoire, de la mémoire de la région et de la
patrie.
Était-ce la raison qui me faisait sentir comme un « étranger », inconnu
dans cette ville, malgré les vingt ans que j'avais passés à déambuler dans
ses rues ? Rien à Debdou ne me convainquait qu'elle pouvait être mon
refuge pour le restant de mon existence. Les moments formidables, gravés
dans ma mémoire ne suffisaient pas à rendre mon séjour agréable, plein de
tendresse et de tranquillité.
J'eus l'impression d’apercevoir l’ombre furtive de « Fatouma ». Celle qui
avait été comme un souffle rafraîchissant durant les étés chauds de mon
adolescence. Elle avait arrêté ses études à un âge précoce pour travailler
avec son père dans ses terres agricoles. Pourtant, sa jeunesse pleine
d’énergie ne lui avait pas fait perdre cette soif d’apprendre et de lire. La
sérénité absolue de son caractère et ses émotions, m’avaient fait
comprendre qu’elle aurait été mon unique refuge, mon premier amour,
ravivé par un sentiment platonique et des baisers enflammés.
Notre relation dura jusqu'à l’obtention de mon baccalauréat et nous nous
séparâmes à mon départ pour la France.
Maintenant que je marche dans les rues de « Ain Tavreny », je pense à mes
promenades avec « Fatouma » après le coucher du soleil, en se cachant
dans les ténèbres. Nos discussions et nos arguments avaient fait naître,
entre nous, cette passion, que je peine, aujourd’hui, à décrire. Tout cela
avait disparu à notre séparation. L’immensité de Paris m’avait englouti :
Une ville au rythme rapide, dénuée de réticence et de romantisme.
Les souvenirs des moments merveilleux que nous avions passés ensemble,
« Fatouma » et moi, rejaillissaient dans ma mémoire. Je pouvais en parler,
les écrire et même les imaginer, en y ajoutant de nouveaux détails qui ne se
s’étaient jamais réellement passés mais qui m’envahissaient, comme s’ils
avaient vraiment eu lieu… Ce sentiment de déni envers ces moments
romantiques était peut-être dû à l'accumulation de sons au fond de moi, qui
me soufflaient : « Je suis Mounir, cet enfant devenu adolescent qui rêvait
d’aller en Europe. Mounir, celui qui a vécu plus de quarante ans au sein
d’une société ayant une histoire et une culture différentes ; Mounir, qui a
l’esprit rempli d’idées des temps modernes, qui a vu, en vérité, les
changements rapides et la confusion des valeurs, celui qui a vécu
l'amertume de la déception qui l’avait inconsciemment envahi...
Depuis mon retour à Debdou, j'attendais l'occasion de flâner dans les
ruelles de la ville, ses cimetières et ses ruines, me disant tenter de tester ma
mémoire, savoir si elle avait conservé encore l’image de ma vie natale ?
Ce soir, je me suis installé dans un café d’Ain Tavreny, surplombant
panoramiquement la ville. Dans le crépuscule, le tendre soleil d'octobre
commençait à disparaître sous le trait de l’horizon, dans un calme
imprégné de silence. Je succombais à cet état de relaxation, me laissant
voyager à travers les souvenirs qui se déversaient en moi, me baignant
doucement dans une vague de rêves. Je m'imaginais ingénieur qualifié, et
non pas professeur de philosophie. Un ingénieur à qui Dieu aurait donné
du génie, capable de transformer la modeste Debdou en une Mégapole,
semée de gratte-ciels, de luminaires étincelants éclairant les rues, de
boutiques de luxe, de casinos animés, de terrains de jeux pour enfants, de
discothèques pour les jeunes... Derrière cette façade éblouissante, se
tenaient les vestiges des ruines romaines, les murs du château Mérinide et
les tombes des Juifs qui avaient fui Séville depuis des siècles et qui avaient
contribué à la prospérité de la ville et à la revitalisation de son
commerce...
Un passé glorieux habitait ce village sans style particulier, négligé et
démuni pendant des décennies sur les plateaux de Debdou. Et me voici,
l'ingénieur de génie, descendant et fils de cette terre, qui revenait pour la
raviver pour la transformer de parcelle de détritus en un front de
modernité. C’est à ce moment là, que je sentis que je n'avais pas perdu
inutilement les années de ma jeunesse en apprenant et en enseignant la
philosophie.
Que je n'avais pas perdu de temps dans ma vie en courant après le
socialisme français qui ravivait la pensée des lumières et ses principes
universels, pour inclure le monde entier et éclairer le chemin des égarés.
Mais, pas question ! Le goût de la cendre dans la bouche était ce qu’il
restait de la période des rêves dorés.
Peu importe. Maintenant, à travers les rêveries, je me sentais heureux
d’avoir pu redonner la vie à Debdou, si silencieuse, s'enorgueillissant de
son air pur, de son climat sec et de son commerce de couvertures en laine,
que mon cousin Sadik m'avait recommandé d’acheter : « Cousin, tu devrais
acheter quelque chose de Debdou pour te réchauffer à Paris !!! ».
Bien sûr, je n'oublierai pas d'acheter cette couverture en laine qui
contribuera, modestement, à promouvoir l'économie de ma ville natale.
Pour l’instant, j’étais trop préoccupé par mes illusions.
J’essayais de fixer ma folie imaginaire à Debdou. Et voici l’œuvre de
l’Ingénieur de génie, qui remodèle Debdou, avec des tours et de hauts
immeubles, attirant les amateurs de l'architecture fantastique, séduisant,
aussi, les fans du mariage de l'authenticité et de la modernité. Je gardais
les yeux fermés, pour garder l'image de Debdou, que je créais de nouveau.
Je me répétais constamment que ma migration en France n'avait pas été
vaine ; C’est là-bas que j'avais acquis des connaissances avancées et où
j’avais fait preuve de bonne volonté, nourri par mon ambition sans limite.
Me voilà, déployant tout cela pour aider les habitants de ma ville à
progresser, ces gens oubliés aux confins du royaume...
Mes rêves ne voulaient pas s’estomper. Ils n’arrêtaient pas de me renvoyer
des images diverses. Construisant la structure de « Debdoula Mégapole »,
mes rêves cherchaient à me mener vers les ruines et des documents que
j’avais vus et lus, relatant les coutumes et les rituels de l’Inde, me
rappelant ces catégories sociales de « réprouvés », « enfermés », dont les
membres n’étaient pas autorisés à épouser des personnes appartenant aux
classes sociales supérieures dans l'échelle de la hiérarchie héritée depuis
des siècles... Pourtant, l'Inde était riche d'histoires d'amours interdites, qui
se créaient entre les habitants des bidonvilles et entre ceux que l’on
considèrait comme appartenant aux classes « respectables ». Malgré tout
cela, les cœurs des amoureux continuaient de battre derrière les murs,
défiant les normes et les lois injustes qui ne tenaient pas compte de l'égalité
et de la démocratie reconnues par la Constitution.
Je suis submergé par l’ambiance future de la Mégapole : Je construirai à
Debdou, cette ville géante. J’en ferai un havre de paix pour les amoureux
et les amoureuses indiens, victimes de la discrimination et des traditions
honteuses. Ici, dans la nouvelle Debdou, leurs cœurs pourront battre et
aimer, vivre de réelles émotions, et se baigner sous le soleil de juillet. Ici,
le déficit qui assourdit leur démocratie se comblera. Les amants secrets de
l’Inde trouveront refuge dans les artères de « Debdoula Mégapole », qui
les protégera des crimes des serviteurs du temple. Elle accueillera aussi,
du monde entier, tous les amoureux opprimés !
Et qui sait ?... J’y fonderai peut-être, une ville cinématographique,
semblable aux immenses studios « Bollywood », qui se nourrira, grâce aux
réfugiés de « Debdou la Métropole » l’inspiration des films d'amour,
détruisant ainsi, les barrières dressées entre les classes sociales !
Les images de la Debdou de mes rêves s’effacent à présent de mon esprit,
me laissant emporter par des illusions successives et, sans doute, obéissant
secrètement, à un besoin mystérieux enfoui au fond de mon être.
La voix d'un berger, guidant ses moutons sur la pente, me ramène à la
Debdou d’aujourd’hui, celle qui est solidement liée à mon enfance et qui
m’accroche à l’héritage de son image envoûtante. Je me dis que, peut-être,
elle est mieux ainsi. Dans sa beauté naturelle !
Pourquoi être hanté par cette obsession pour les progrès de l'Occident en
matière de science et d’architecture ? Comment pouvais-je éviter le
surpeuplement, la crise démographique, la pollution et la ruée sur toutes
les avancées technologiques ?
Il ne fait aucun doute que j'ai été affligé par l'Occident, qui est toujours fier
de sa capacité à transformer la science en innovations utiles et à inverser
les formules de la vie.
C’est dans ces moments qu’il me semble ressentir derrière moi « un isthme
qui m’accompagnerait toujours pour le restant de ma vie ».
Je me sens perdu entre l'Occident avec ses compétences technologiques et
ce que Debdou symbolise par sa simplicité, son antiquité, son
anachronisme et le fait qu’elle soit loin de la dynamique de la
connaissance et de l'imaginaire.
Où pourrais-je me sentir bien dans ma peau ?
Je ne peux répondre spontanément, mais une grande distance me sépare de
Debdou, sombrant entre sa nature « authentique » et ses tentations à la
volupté, que je sens avoir effacé de ma mémoire ou presque oublié.
Chaque soir, dans notre ancienne maison, que mon oncle a hérité, à la
mort de mon père, j'étais envahi de sentiments, d’inquiétudes et de
questions qui m’empêchaient de trouver le sommeil. Je me souvenais de ces
mots, qu'un écrivain avait cité, en parlant de l'insomnie : « l’insomnie, telle
que le sommeil, vous transporte dans vos zones oubliées, et vous fait
chercher dans ses langages, afin d’expulser toutes ces idées de la mémoire
». Dans le silence de la nuit de Debdou, plongé dans une insomnie
profonde, je me sentais remonter de six décennies dans le temps pour me
retrouver au point de départ ! Mais, y a-t-il vraiment un départ ?

Où est la différence entre ce que j’étais dans mon enfance et ce que je suis
devenu maintenant, alors que je suis sur le point de prendre ma retraite ?

Si je ne m’étais pas exilé en France, serais-je devenu, à l’image de mon


oncle et de sa famille, une extension de ce décor « naturel » et silencieux ?
Est-ce, au terme d’une analyse, un coup de chance donné à ceux qui
réagissent à l’impulsion et au désir ardent de surmonter l’obstacle qui se
dresse pour les empêcher de se détacher de ce qui existe déjà ?

Je suis perdu au milieu des comparaisons et des souvenirs. Je me trouve


confronté, face à ce que l’histoire a gravé sur ses tablettes à la gloire de
Debdou et ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

L'histoire nous apprend que Debdou nous est inconnue, même si, dans son
passé glorieux, elle a connu, durant des années et des décennies, la paix et
la prospérité. Elle a été témoin de jours d'harmonie entre musulmans et
juifs, entre Amazighs et Arabes.

Debdou, assise entre montagnes et plaines, était considéré par les sultans
Mérinides, comme la porte de l’Est Marocain, ayant vécu l'invasion
Ottomane et les attaques des armées voisines.... Ces sultans y avaient bâti
une cité somptueuse, dont les vestiges se dressent encore aujourd'hui
devant nos yeux. Même pendant les périodes les plus critiques de récession,
les habitants de Debdou avaient continué à commercialiser les produits de
leurs industries vers Fès, Melilla, Tlemcen et Oran. Un commerce
florissant de laine, tapis, huile d’olive et de blé.

À leur arrivée, les Juifs, expulsés de Grenade et de Séville au XVe siècle,


trouvèrent, en l'Emirat de Debdou ; indépendant de l'autorité Ottomane, un
refuge sûr, pour s’y installer et participer à la prospérité de la ville, en
assumant des responsabilités dans la gestion des affaires de l’Emirat,
jusqu’à surnommer la ville de Debdou « Séville », et ce depuis 1470.

L’histoire raconte, l’histoire racontait…

Habitué à ces poudres mensongères qui maquillent la réalité de l’histoire


du passé, transformée en prospérité florissante pour faire les louanges de
ce qui a été réalisé depuis des siècles, dans un contexte favorable, propice
à sortir la ville de son état d’enclave.

Je me demande pourquoi les humains, refusent obstinément de jeter un


autre regard sur le passé et de comparer ce qui leur est contemporain pour
les pousser à la réflexion ?

Cela me semble l’éternelle question qui se pose. Si le contraire se réalisait,


les humains apprendraient la sagesse et la prévoyance, et ne referaient
plus les mêmes erreurs. Ils seraient entraînés dans le tourbillon de l'oubli
et de la désobéissance du Créateur... Supposons que les habitants de
Debdou, dont les ancêtres ont connu des périodes de gloire et de force,
soient aveugles ou amnésiques, où serait la prudence du grand pays auquel
ils appartiennent ? Où sont les historiens du Royaume et les partisans de la
mémoire collective qui veulent raviver l’histoire de la ville ? Ont-ils oublié
le patrimoine hérité et tout ce que Debdou recèle en trésors précieux ? Ce
sont des pages radieuses qui peuvent motiver et promettre un brillant
avenir surgissant des ruines de Beni Marin et de Séville. Ne serait-ce pas
une erreur des érudits en histoire que de vouloir rallumer les cendres du
passé ?
L'histoire dit que Fatima la fille du Khalifah Abd al-Hak al-Marini avait
financé, au VII siècle, la construction d'une ville avec l'argent de sa dot.
Cette nouvelle n'interpelle-t-elle pas les chercheurs qui sont allés bien au-
delà de leur époque ? Cela ne leur rappelle-t-il pas ce que fit Fatima al-
Fahri, qui, des siècles auparavant, avait financé la construction de la
mosquée Qarawiyyin à Fès ? Où sont les défenseurs des femmes
marginalisées au XXIe siècle ?

Rien ne sert de persister dans cette logique. Debdou est ce qu’elle est
devenue, aujourd’hui. Une ville rétrogradée au rang de grand village, à
ses cimetières, à ses vestiges témoignant de périodes de prospérité, réduits
à leur tour et négligés eux aussi. La ville, à l’ère de la modernité et de la
concurrence urbaine, n'est plus cette cité, jadis populaire. Debdou n'est
pas une hérésie dans ce déclin, car l'histoire est pleine d'exemples de villes
qui, durant une certaine époque, ont brillées dans les cieux de la gloire,
puis sont descendues au fond de l’abîme de la misère et de l'oubli.

Peu importe la « gloire » disparue ; l’important est l’habitant de Debdou,


trahi par l'histoire qui l’a rendu incapable de suivre le rythme imposé par
la logique de l'époque (Vifs applaudissements pour cette phrase
ambivalente qui rend justice à Debdou et à ses habitants).

Pendant mon séjour à Debdou, les jours se ressemblaient. J'avais cette


impression que Debdou s'enfonçait de plus en plus dans l'oubli, malgré
l'intention qu’accordent certains juifs marocains à faire ressortir de la
poussière le côté inconnu de leur passé ancestral et de l'histoire de la ville
qu'ils habitent depuis des siècles.

Lors de ma visite, j'eus l'opportunité de vouloir lancer un projet de


construction d'un complexe culturel pour sensibiliser les jeunes à prendre
conscience de l'importance de l'histoire de leur ville et ainsi les inciter à
être vigilants et créatifs…. À mon cousin Sadik, je dis : « Ils doivent, en
premier lieu, ouvrir un restaurant et un hôtel pour accueillir les visiteurs et
les touristes, car avant de pleurnicher sur l'isolement de Debdou, on
devrait commencer par les priorités auxquelles ceux qui souhaitent la
visiter veulent avoir ». Après un court silence, j'ajoutai, me mettant dans la
peau de l’ingénieur de génie, sortant de celle de l’ancien professeur de
philosophie : « Le projet prioritaire, à mon avis, c’est de creuser un long
tunnel qui traverserait les plateaux septentrionaux de Debdou pour ouvrir
une route la reliant directement à la ville de Nador ou d’Oujda. Cet
ouvrage permettrait de désenclaver Debdou et de la transformer d’une
impasse sans issue en une étape, incontournable, sur une voie menant vers
le nord. »

Cela fit sourire Sadik, qui marmonna une proposition : « Pourquoi ne


commences-tu pas cousin ? Pourquoi ne pas construire, simplement, un
hôtel que je dirigerais et que tu ne viendrais superviser que de temps en
temps ?

Embarrassé, je lui répondis que je n'étais pas un homme d'affaires et que,


de toutes façons, je ne possédais pas les sommes nécessaires pour investir
dans un projet, aussi coûteux que vital...

Je décidai d’aller à Casablanca pour découvrir les changements qui


avaient été opérés au cœur du Maroc, et j’en profitai aussi pour rendre
visite à un ami qui était avec moi pendant tout le cursus universitaire et
qui, après des études spécialisées en économie, s’était lancé dans le monde
des affaires.

À bord de sa Mercedes de couleur grena, nous fîmes le tour de la ville,


arpentant les rues spacieuses et bondées de monde. Je découvris le
nouveau tramway, les immeubles gigantesques, les cafés, les restaurants
somptueux et le mouvement constant de la foule, accompagné d'un bruit
fort, tel les notes de la symphonie de la modernité.
- Notre Casablanca est comme ton Paris ou presque, dit Rabah, en
retournant au restaurant « Le Rochet » sur la plage d'Ain Diab.

Il ajouta que Casablanca était caractérisée par la présence de l’océan


Atlantique avec des centaines de minarets qui à chaque aube, pour venir en
aide à ceux qui souhaitaient se lever tôt, les sortaient du sommeil sans
avoir à recourir au réveil !

Il sourit en disant :

- Tu m'as manqué, et nos promenades dans les ruelles de Paris me


manquent, et tes déplacements lors des réunions d'étudiants, et nos soirées
dansantes et nos discussions intimes. Je ne peux pas croire que tu aies
rejoint le rang des retraités. J’ai besoin de toi dans les affaires et les
marchés. Viens au Maroc, pour découvrir d’autres échantillons de
monstres humains.

Je lui coupai la parole en plaisantant :

- Je te connais, espèce de loup féroce !

Il répliqua énervé :

- Non, je suis victime des grandes têtes qui m’entraînent, et je ne peux plus
me tenir éloigné, poursuivi de partout et par tous ceux qui se cachent dans
le monde du business derrière le rideau...

Rabah commença à se plaindre. Puis sourit de nouveau, affirmant qu'il ne


serait pas vaincu, et que son honnêteté finirait par l'emporter.

À l'époque de l'université à Paris, nous n'étions pas toujours d’accord en


matière d’analyse complète de la situation, mais il insistait toujours sur la
nécessité d’avoir un comportement différent, lorsqu'il s'agissait de
concurrence dans le domaine des affaires et de participer au service de
l'économie nationale. Après son retour au Maroc, il avait réussi à se tracer
un chemin à travers les marchés commerciaux, et avec sa femme qui était
gérante dans un grand magasin de conception et exportation de caftans de
luxe, il avait pu former un foyer social, qui comprenait ses amis, ayant une
vie différente et n’acceptant pas les traditions stagnantes et les routines de
la vie. Chaque semaine, ses amis venaient passer la soirée chez lui, ou chez
celui qui pouvait accueillir dans sa maison plus de trente personnes, entre
mariés et couples, (Le mot « compagne » est rapidement rentré, dans le
dictionnaire de cette classe moderne). Du vin, de la musique, des plats
délicieux, des danses et des échanges d’idées sur ce qui se passait à
l'intérieur et à l'extérieur du Royaume...

Au cours de la soirée tenue par Rabah en mon honneur, je sentais que ses
amis, hommes et femmes, vivaient ici et maintenant à leur manière, vivant
selon ce qu'ils pensaient être le plus proche du confort et de la diversité. Ils
ne supportaient pas les sujets ennuyeux, et veillaient à exercer leur liberté
dans le cadre que leur offrait leur statut social, plutôt élitiste. Ils ne
semblaient appartenir à aucun parti politique, ou être d'accord avec la
politique conçue par le pouvoir exécutif au Maroc. Mais ils exprimaient
leur désir d'avoir une vie libre de la censure des institutions et des discours
mensongers. L’affection et les relations ouvertes qu’il y avait entre eux
ressemblaient à une tache d’huile dans un océan de monotonie, de rôles
répétitifs et de courses pour occuper des postes importants.

Je fus surpris par cette atmosphère à laquelle je ne m'attendais pas, surtout


après les deux semaines que j’avais passées à Debdou, submergées par le
silence et l'austérité. Au cours de la soirée, Rabah me présenta une jeune
dame célibataire « M.F », professeur à la faculté d'éducation. Elle n'était
pas accompagnée.

Il dit :

- C'est l’enseignante qui nous montre le chemin d'un comportement plus


ouvert, et comment exprimer des émotions spontanément avec une plus
grande ouverte d’esprit.

Elle sourit simplement et dit, en me regardant directement dans les yeux,


que Rabah lui avait parlé de moi, et qu'elle enviait ma migration définitive
en France. Après un moment, elle ajouta :

- Mais il n'y a plus de frontières maintenant, surtout pour ceux qui


appartiennent à notre classe, les intellectuels et les hommes d'affaires
éclairés (en montrant Rabah du doigt). Professeur Mounir, il suffit de
m'inviter le matin et je serai avec vous le soir à Paris.

Nous n'avions pas perdu trop de temps dans les introductions, car « F.M »
savait raccourcir les distances pour atteindre le point de compréhension et
de révélation souhaité. Elle préférait rester célibataire. Peut-être parce
qu'elle avait vécu pendant des années en France et avait été saturée par le
libéralisme ; Ou à cause de ce que les femmes de ses amis lui disaient.
- Dieu merci, dit-elle, l'ouverture de l'élite à Casablanca nous permet
maintenant d'inventer une forme de vie raisonnable, libre des traditions
ingrates. Professeur Mounir, je suis célibataire et acceptée parmi les
couples mariés, et peut-être que le courant passe avec quelqu’un, et nous
mène vers une aventure éphémère qui étanche notre soif soudaine, et alors
les relations reviennent à ce qu'elles étaient avant. Bref, je ne respecte pas
les conditions d'intégration qui prévalent dans la plupart de nos classes
sociales. Je pense que ce que j'ai vécu et la diversité de ma culture me font
rejeter la logique du report et de perte.

En l’entendant parler, je me disais, que c'était mon point de vue depuis


quarante ans ; Mais maintenant j’étais préoccupé par autre chose que je
ne pouvais pas identifier. Cependant, les paroles de « F.M », m’avaient
profondément affecté. Ma langue se dissolvait peu à peu, je rétablissais
avec elle les traits de la société utopique dont nous avions longtemps rêvé,
et les fils de l'intimité se tissèrent plus vite que je ne m'y attendais ; les rires
des invités, les chants et les commentaires amusants, donnèrent à la soirée
une joie intérieure qui éveilla le désir en nous ; comme si l'atmosphère
agréable qui accompagnait la maturation du désir était plus importante
que le moment de son déclenchement !

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