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ORIENT - OCCIDENT

Volume 21/1
2017
Ouvrage publié avec le concours
de la Société des Amis de la Bibliothèque Salomon Reinach

Comité d’honneur (au 01.01.2018) :


Jean Andreau, Alexandre Farnoux, Ian Morris, †Georges Rougemont, Catherine
Virlouvet

Comité de Rédaction (au 01.01.2018) :


Marie-Françoise Boussac, Roland Étienne, Jean-François Salles, Laurianne
Martinez-Sève, Jean-Baptiste Yon

Responsable de la Rédaction : Marie-Françoise Boussac


Adjoint : Jean-Baptiste Yon
Maison de l’Orient et de la Méditerranée — Jean Pouilloux
5/7 rue Raulin, F-69365 Lyon Cedex 07, France
marie-francoise.boussac@mom.fr
www.topoi.mom.fr
http://www.persee.fr/collection/topoi

Diffusion : De Boccard Édition-Diffusion, 4 rue de Lanneau, F-75005 Paris

Topoi. Orient-Occident 21, Lyon (2017)


ISSN : 1161-9473

Illustration de couverture : Chapiteaux de Beyrouth et d’Anjar (dessins H. Kahwagi-


Janho).
Illustration du dos : Le grand palais d’Anjar (photo H. Kahwagi-Janho).
SOMMAIRE

Fascicule 1

Sommaire 5-8
Index des auteurs 9-10

Études
M. Minardi, « The Zoroastrian Funeray Building of Angka Malaya » 11-49
R. Raja, « Representations of the so-called “Former Priests” in Palmyrene
Funerary Art. A Methodological Contribution and Commentary » 51-81
H. Kahwagi-Janho, « De Baalbeck à Anjar. À propos de quelques séries
de chapiteaux antiques » 83-103
A.-K. Rieger, « Text and Landscape. The complementarity of the Papiro
Vaticano Greco 11 R (PMarm) to landscape-archaeological results
from the arid Marmarica (NW-Egypt/NE-Libya) » 105-146

Dossier « La question des crises dans l’Antiquité »


V. Chankowski, « Introduction : la question des crises dans l’Antiquité » 147-149
Cr. Viglietti, « Les crises frumentaires dans la Rome alto-républicaine
et la question des consommations alimentaires entre croissance et limitation » 151-172
Fr. de Callataÿ, « Crises monétaires et crises du monnayage dans le monde
gréco-romain. Une vue perspective » 173-192
Ch. Doyen, « Crise économique ou révolution comptable ? Évolution des
normes monétaires et des pratiques comptables à l’époque hellénistique » 193-206
Th. Faucher, « La grande mutation. Aspects et impacts d’une “crise monétaire”
dans l’Égypte ptolémaïque » 207-216
X. Deru, « Croissance et crise dans le nord de la Gaule romaine » 217-232
D. Hoyer, « Regionalism in Rome’s Third Century Fiscal Crisis.
A Statistical Approach to Ancient Economic History » 233-262

Chroniques
Fr. Croissant, « Du nouveau sur les terres cuites grecques. À propos de
quelques publications récentes » 263-280
L. Martinez-Sève, « Sur la nature du pouvoir séleucide » 281-289
Chr. J. Robin, « L’Arabie à la veille de l’islam dans l’ouvrage de Aziz al-Azmeh,
The emergence of Islam in Late Antiquity » 291-320

Topoi 21 (2017)
p. 5-8
SOMMAIRE

Fascicule 2

Sommaire 325-326

Comptes rendus
Études thématiques : géographie antique et sacrée, paléobotanique
P.-O. Leroy, S. Bianchetti et al., Brill’s Companion to Ancient Geography (2016) 327-333
P.-O. Leroy, D. Dueck, The Routledge Companion to Strabo (2017) 335-339
M. Albaladejo-Vivero, Strabon, Géographie XV (éd. P.-O. Leroy) (2016) 341-343
S. Amigues, Ph. Beaujard, Histoire et voyages des plantes cultivées
à Madagascar (2017) 345-355
S. Amigues, P. Lieutaghi, Une ethnobotanique méditerranéenne (2017) 357-359
A.-C. Panissié, N. Belayche et al., Fabriquer du divin (2015) 361-367
M. Lesgourgues, P. Struck, Divination and Human Nature (2016) 369-377
M. Sartre, Y. Lafond, V. Michel, Espaces sacrés (2016) 379-384
Orient ancien, Iran, Inde
F. De Romanis, Kl. Karttunen, Yonas and Yavanas in Indian Literature (2015) 385-386
V. Lefèvre, L. Fogelin, An Archaeological History of Indian Buddhism (2015) ;
B. Ahmed, Buddhist Heritage of Bangladesh (2015) 387-396
J.-Fr. Salles, F. De Romanis, M. Maiuro, Across the Ocean (2015) 397-406
A. de Saxcé, D.A. Agius et al., Red Sea Project VI (2017) 407-412
R. Boucharlat, P. Callieri, Architecture et représentations
dans l’Iran sassanide (2014) 413-419
V. Messina, J.M. Schlunde, B.B. Rubin, Arsacids, Romans and Local Elites (2017) 421-423
V. Messina, J. Wiesehöfer, S. Müller, Parthika (2017) 425-429
C. Saliou, D. Parayre, Le fleuve rebelle (2016) 431-436

Grèce depuis l’époque archaïque


N. Kourou, Fl. Gaignerot-Driessen, De l’occupation postpalatiale à la cité (2016) 437-441
B. Holtzmann, V. Barlou, Die archaische Bildhauerkunst von Paros (2014) 443-455
B. Holtzmann, R. Di Cesare, La città di Cecrope (2015) 457-470
J. Zurbach, H. van Wees, Ships and Silver, Taxes and Tribute (2013) 471-481
J. Zurbach, S. Murray, The Collapse of the Mycenaean Economy (2017) 483-485
J.G. Manning, A. Bresson, The Making of the Ancient Greek Economy (2016) 487-488
J. Faguer, J. Blok, Citizenship in Classical Athens (2017) 489-499
sommaire 7

Monde hellénistique et romain


R. Étienne, C.A. Picón et S. Hemingway, Pergamon and the
Hellenistic Kingdoms (2016) 501-503
Fr. Queyrel, H. Kyrieleis, Hellenistische Herrscherporträts aus Paphos (2015) 505-510
L. Martinez-Sève, A. Coşkun, A. McAuley (éds), Seleukid Royal Women (2016) 511-519
L. Capdetrey, Chr. Feyel et L. Graslin-Thomé (éds), Le projet politique
d’Antiochos IV (2014) 521-533
J.-Chr. Couvenhes, R. Oetjen, Athen im dritten Jahrhundert (2014) 535-541
R. Descat, J. Labuff, Polis Expansion and Elite Power (2015) 543-544
P. Fröhlich, W. Mack, Proxeny and Polis (2015) 545-551
G. Reger, N. Badoud, Le temps de Rhodes (2015) 553-563
G. Petzl, J.-L. Ferrary, Les mémoriaux de Claros (2014) 565-571
M.-Th. Le Dinahet, E. Le Quéré, Les Cyclades sous l’empire romain (2015) 573-577
Fr. Kirbihler, L.‑M. Günther, Bürgerinnen und ihre Familien (2014) 579-596

Égypte et Orient de l’époque hellénistique à l’islam


J. Marchand, J. Engemann, Abū Mīnā VI (2016) 597-599
Chr. Thiers, V. Grieb et al., Alexander the Great and Egypt (2014) 601-606
H. Aumaître, Th. Faucher et al., Egyptian Hoards I (2017) 607-613
J.-Cl. Béal, E. Rodziewicz, Ivory and bone sculpture in Alexandria (2016) 615-618
A.-E. Veïsse, S. Coussement, ‘Because I am Greek’ (2016) 619-622
R. Seignobos, A. Merrills, Roman Geographies of the Nile (2017) 623-626
R. Bagnall, P. Reinard, Kommunikation und Ökonomie (2016) 627-638
A. Dalla Rosa, A.-V. Pont et Fr. Lerouxel, Propriétaires et citoyens (2016) 639-645
O. Bordeaux, B. Kritt, The Seleucid Mint of Ai Khanoum (2016) 647-656
V. Messina, R. Wellenfels, Hellenistic Seal Impressions (2016) 657-658
M. Sartre, T. Kaizer, Religion, Society and Culture at Dura-Europos (2016) 659-663
M. Zellmann-Rohrer, A. Sartre-Fauriat et M. Sartre, IGLS XIV, La Batanée et
le Jawlān oriental, BAH 207 (2016) 665-689
L. Tholbecq, Z.T. Fiema et al., Petra – The Mountain of Aaron II (2016) 691-697
J.-B. Yon, M. Blömer, Steindenkmäler römischer Zeit aus Nordsyrien (2014) 699-709
C. Saliou, A. Schmidt-Colinet et U. Hess, Das Nymphäum von Apamea (2015) 711-713
C. Saliou, R. Cribiore, Between City and School (2015) 715-721
D. Genequand, G. Tate et al., Serǧilla (2013) 723-731

Rome et Occident
R.-M. Bérard, V. Nizzo, Archeologia e antropologia della morte (2015) 733-742
J.J. Palao Vicente, Fr. Bérard, L’armée romaine à Lyon (2015) 743-750
L’ARABIE À LA VEILLE DE L’ISLAM
dans l’ouvrage de Aziz al-Azmeh,
The Emergence of Islam in Late Antiquity

Aziz al-Azmeh, The Emergence of Islam in Late Antiquity. Allāh and his People,
Cambridge University Press (2014). 1 vol. 23,5 x 15,5 cm, xvii + 634 p., 4 cartes,
5 figures, 1 tableau hors-texte « Model for the composition of the Paleo-Muslim
Qurʾān », index, p. 615-623 (noms propres) et 624-634 (matières).

Comme Aziz al-Azmeh l’indique dans son introduction, l’ouvrage est un


essai historique visant à inscrire l’Islam dans l’Antiquité tardive, plutôt que de
traiter encore du thème de « l’Islam et l’Antiquité tardive ». L’auteur se fonde
sur une réévaluation systématique de l’ample documentation matérielle et de la
production scientifique relatives à cette période. Selon lui, la recherche académique
est restée prisonnière des anciens modes de penser qui ont entravé la mise en
œuvre de la méthode historique. Pour sortir de cette ornière, il crée une nouvelle
catégorie historiographique qu’il dénomme « Paleo-Islam », afin d’encadrer « les
opérations convergentes de périodisation et de catégorisation » (p. xi). « Cette
conjonction des catégories historiques “Antiquité tardive” et “Islam” révèle que
la dimension politique et religieuse du “paléo-islam” ne peut être pensée qu’en
termes de conditions et de structures, propres à l’histoire plus ample de l’Antiquité
tardive » (p. xi).
La catégorie « paléo-islam » est bornée dans le temps et l’espace, avec un
temps qui s’accélère et un espace qui se dilate. Les bornes chronologiques retenues
sont 600 et 750. Quant à l’aire géographique concernée, ce sont l’Arabie, la Syrie
et les pays au-delà.
La thèse centrale est l’émergence d’Allāh comme la divinité monothéiste
des paléo-musulmans. Selon Aziz al-Azmeh, le « paléo-Islam » n’est pas une secte
déviante du judaïsme ou du christianisme, comme donneraient à le penser les
recherches anciennes sur les « influences » ou celles plus récentes sur l’intertextualité
ou le sous-texte, mais un nouveau monothéisme issu du polythéisme arabique,

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p. 291-320
292 c.j. robin

même s’il s’inspire de l’œcuménisme impérial des Romains. Une telle thèse
contredit évidemment la vision traditionnelle des musulmans.
L’ouvrage qui est divisé en sept chapitres s’ouvre avec une contextualisation
de l’Antiquité tardive et de l’islam dans l’historiographie et l’histoire (Ch. 1 :
« Late Antiquity and Islam historiography and history »). Le chapitre 2 (« God,
divine economies and emperors ») propose une modélisation des développements
religieux et impériaux des époques hellénistique et romaine et de l’Antiquité
tardive. L’objectif est de dégager un certain nombre de thématiques interprétatives
et d’outils conceptuels qui seront utiles pour l’analyse des matériaux, notamment
les structures du polythéisme, le développement du monothéisme, et le lien entre
religion et pouvoir politique.
Le chapitre 3 (« Arabia and Arab ethnogenesis in Late Antiquity ») se
concentre sur la naissance de l’identité arabe, distinguant sa dynamique interne
et l’impact de la politique des grands empires à l’égard de leurs voisins barbares.
Il traite des Arabes appelés al-ʿāriba (ceux qui sont de souche arabe) et al-
mustaʿriba (ceux qui sont devenus arabes) ; de la langue arabe ; et de l’ouverture
du Ḥijāz. Dans le chapitre 4 (« Preface to Allāh »), l’auteur se concentre sur les
développements du polythéisme, la monolâtrie, l’hénothéisme et ce qui peut être
considéré comme des formes de foi monothéiste chez les Arabes de l’Antiquité
tardive. La mise en relation de ces développements avec les conditions
sociales des pratiques cultuelles constitue l’arrière-plan sur lequel s’appuie
et auquel s’oppose la théogonie (ou le récit de la naissance) d’Allāh (ch. 5).
Avec le chapitre 6, le contexte temporel et spatial se dilate. L’auteur s’intéresse
successivement à la constitution de la principauté théocratique de Médine (« the
Paleo-Muslim polity »), à sa consolidation interne et externe, aux rouages du
stupéfiant charisme de Muḥammad et à son adresse politique, pour aboutir à
l’empire des Umayyades. L’interprétation se fonde plutôt sur les dynamiques
internes que sur l’épanouissement de potentialités latentes en Arabie occidentale.
L’une de ces dynamiques internes est la composition et la canonisation du
Coran, qui est l’héritage le plus durable du paléo-islam (ch. 7). Des modèles pour
l’interprétation de sa composition, de sa mise par écrit, et de sa canonisation sont
proposés en terme de Sitz im Leben (le milieu culturel, l’arrière-plan social ou le
contexte historique), de même que pour le statut et la nature des vaticinations de
Muḥammad. Le dernier chapitre, enfin, esquisse le modèle qui s’accomplit dans
les empires musulmans successifs, dans lesquels l’islam se cristallise finalement.
La principale visée de l’auteur est d’élaborer un discours continu, argumenté,
avec d’amples perspectives, qui balaie successivement tous les aspects de la vie
politique, institutionnelle, économique, sociale, culturelle et religieuse pour les
150 années sur lesquelles l’auteur concentre son attention. Aziz al-Azmeh le fait
sur le mode de l’affirmation sans réserve, dans une langue aux phrases longues et
au lexique volontiers abstrait, pour ne pas dire alambiqué (comme les citations de
cette recension l’illustrent).
Pour l’auteur, le principal apport réside dans une présentation profondément
renouvelée de la période formative de l’Islam qui se fonde sur une démarche
l’arabie à la veille de l’islam 293

historique, impliquant la création de nouveaux concepts. La mise en œuvre de cette


démarche historique qui s’appuie systématiquement sur des documents étudiés de
manière chronologique et interprète les événements et les développements par la
situation antérieure (et non par celle qui suit) est incontestablement une grande
nouveauté. L’originalité réside également dans l’attention qui est accordée aux
données livrées par l’archéologie (fouilles et textes épigraphiques) de la péninsule
Arabique, grâce aux nombreuses investigations lancées depuis les années 1970.
Mais le lecteur se demande rapidement si l’auteur va au bout de sa logique.
La première interrogation concerne l’histoire événementielle et la chronologie,
notablement celles de la biographie de Muḥammad fils de ʿAbd Allāh, le fondateur
de la principauté théocratique d’al-Madīna. Aziz al-Azmeh considère implicitement
que c’est un acquis alors qu’aucune donnée, jusqu’à la conquête du pouvoir par
les Umayyades, aux alentours de 660, n’est véritablement assurée ; que ce soit la
date de l’hégire, la chronologie des expéditions militaires, la date de la conquête
de Makka ou celle de la mort de Muḥammad, tout fait problème parce que les
sources abondent en contradictions. Les articulations les plus fondamentales de la
vie du fondateur, comme le début de la carrière prophétique ou l’hégire, ne sont
pas discutées. Par exemple, la fameuse rencontre d’al-ʿAqaba, aux alentours de
Makka, qui prépare l’installation à Yathrib (renommée ensuite al-Madīna) n’est
pas même mentionnée. Tout au plus le nom d’al-ʿAqaba apparaît-il sur la carte 4,
p. 330.
La méthode choisie par l’auteur suscite la perplexité. Les sources sur la
période formative de l’Islam sont de trois natures : les sources archéologiques et
épigraphiques (qui sont des sources internes) ; les sources externes (principalement
en langues grecque et syriaque) ; et la tradition savante musulmane qui n’est
pas une véritable source interne parce qu’elle est élaborée hors d’Arabie, par
des savants sans expérience du pays, bien longtemps après les événements. Les
deux premières (internes et externes) fournissent de multiples données factuelles
relativement sûres parce que, depuis longtemps, elles ont fait l’objet d’analyses
critiques exigeantes. La troisième catégorie, en revanche, qui est de très loin
la source la plus fournie, fait débat. Depuis quarante ans, dans le champ des
études islamiques, les publications qui s’interrogent sur la valeur historique des
données de la tradition savante musulmane sont innombrables. Les plus radicales
prétendent que cette valeur est douteuse du fait de manipulations systématiques.
Les plus mesurées cherchent à élaborer diverses méthodes pour faire le tri entre
les données factuelles raisonnablement assurées et celles qu’il vaut mieux écarter.
Tout a été remis en cause, même la date des événements qui paraissaient les mieux
assurés dans la carrière de Muḥammad fils de ʿAbd Allāh, comme celle de sa mort.
Il est évidemment étonnant que Aziz al-Azmeh, dont le système s’appuie presque
entièrement sur les données de la tradition, n’indique pas sur quelles sources il se
fonde et surtout quel est leur degré de fiabilité.
Or, quand il est possible de vérifier si les traditionnistes sont bien informés
ou si les sources qu’ils utilisent sont fiables, le résultat est négatif. Concernant la
formation et la diffusion de l’écriture arabe, on sait désormais de manière sûre que
294 c.j. robin

c’est une survivance de l’écriture araméenne du royaume de Nabaṭène (annexé


par Rome en 106 de l’ère chrétienne), qui est en usage au Levant et dans le nord
du Ḥijāz dans un premier temps 1, puis se répand en Arabie. Dans la région de
Najrān, dans le sud de la Péninsule, l’emploi de l’écriture arabe est désormais
attesté dès 470 (150 ans avant l’hégire) 2. C’est bien différent du récit que font
les traditionnistes. Selon al-Balādhurī et Ibn al-Nadīm 3, l’écriture arabe serait
élaborée dans la vallée de l’Euphrate et se diffuserait en Arabie une génération
avant l’hégire. Il est aujourd’hui obvie que les traditionnistes ne savaient plus rien
de l’origine de l’écriture arabe.
Concernant l’identification des années et le calendrier chez les Arabes
préislamiques, l’ignorance des traditionnistes est presque aussi grande. Deux
inscriptions arabes préislamiques découvertes en 2014 à Ḥimà (à 100 km au nord
de Najrān) utilisent l’ère de la province romaine d’Arabie (dont le début est en
106 de l’ère chrétienne), ce qui permet de les dater de 470 et 513. L’utilisation
de cette ère était déjà attestée par une douzaine d’inscriptions nabaṭéo-arabes et
paléo-arabes du Ḥijāz et du Bilād al-Shām 4. La pratique d’identifier les années par
un numéro était donc commune chez les Arabes du Ḥijāz, mais aussi chez ceux
du Sud de la péninsule. Si on ajoute les Ḥimyarites qui dataient systématiquement
leurs inscriptions 5, il apparaît que la tradition savante arabo-musulmane n’a rien
retenu de la manière d’identifier les années chez les Arabes préislamiques, si on
excepte quelques vagues réminiscences concernant Makka.

1. M.C.A. Macdonald (éd.), The Development of Arabic as a Written Language.


Papers from the Special Session of the Seminar for Arabian Studies held on 24 July
2009, Oxford, Archaeopress (2010).

2. Ch. J. Robin, ʿA.I. al-Ghabbān & Saʿīd F. al-Saʿīd, « Inscriptions antiques


récemment découvertes à Najrān (Arabie séoudite méridionale) : nouveaux jalons
pour l’histoire de l’oasis et celle de l’écriture et de la langue arabes », CRAI (2014),
p. 1036-1045 et 1048-1050.

3. Al-Balādhurī, Futūḥ al-buldān, éd. Riḍwān, p. 456-460 et trad. Murgotten, II, 270-
274 ; Ibn al-Nadīm, Fihrist, éd. Flügel, 1, p. 4-5, et trad. Dodge, 1, p. 6-9.

4. L. Nehmé, « A glimpse of the development of the Nabataean script into Arabic based
on old and new epigraphic material », dans The Development of Arabic as a Written
Language, op. cit. n. 1, p. 47-88 (cité dans la bibliographie, p. 589) ; Ch. J. Robin,
« Les calendriers de l’Arabie préislamique », dans Jerusalem Studies on Arabic and
Islam, à paraître.

5. Ch. J. Robin, « Les évolutions du calendrier dans le royaume de Ḥimyar : quelques


hypothèses », dans K. Dmitriev & I. Toral-Niehoff (éds), Religious Culture in
Late Antique Arabia. Selected Studies on the Late Antique Religious Mind (Islamic
History and Thought, 6), Piscataway (NJ), Gorgias Press (2017), p. 281-377.
l’arabie à la veille de l’islam 295

Dans les deux inscriptions arabes de Ḥimà 6, les mois utilisés sont burak et
al-muʾtamir. La tradition savante arabo-musulmane les connaît : ce sont le 12e et
le 1er mois d’un calendrier que quelques traditionnistes mentionnent et attribuent
à des populations annihilées depuis longtemps. Or, si on examine la poésie
préislamique, il est manifeste que c’est ce calendrier qui était employé dans toute
l’Arabie avant l’Islam, alors que celui de Makka (muḥarram–dhu ʾl-ḥijja), qui
n’apparaît dans aucun fragment poétique assurément préislamique, ne l’était pas 7.
Dans ce cas, la tradition savante arabo-musulmane a bien transmis l’information
(le calendrier utilisé en Arabie avant l’Islam), mais a réinterprétée celle-ci dans
un sens apologétique en la rejetant dans un passé lointain. En effet, aux premiers
siècles de l’Islam, la conviction s’était installée que le temple de Makka rayonnait
sur toute l’Arabie depuis des siècles et que, en conséquence, son calendrier était
le seul qui était utilisé dans toute la Péninsule 8. Concernant le calendrier, Aziz al-
Azmeh se contente de résumer les thèses de la science contemporaine, élaborées
par Armand Pierre Caussin de Perceval et acceptées jusqu’à une date récente de
façon unanime, bien qu’il soit avéré désormais que ces thèses étaient infondées. Par
exemple, il situe le mois de rajab au printemps et celui dhū ʾl-ḥijja (le pèlerinage)
en automne, ou suppose des systèmes d’intercalation imparfaits, entraînant une
dérive du calendrier par rapport aux saisons (p. 194-197).
La perte de mémoire de traditionnistes est tout aussi grande en matière
de rites religieux préislamiques. Sur les divinités, les temples, les pèlerinages,
les cérémonies, le personnel spécialisé ou le paiement des taxes, le savoir des
traditionnistes se résume à quelques fables. Ce qui en ressort n’est plus une
interrogation sur la validité historique des informations de la tradition, mais le
constat apparemment rédhibitoire que la science musulmane ne savait plus grand-
chose du passé. Les traditions individuelles et familiales qui ont été recueillies ont
conservé des petits détails de la vie quotidienne, sans doute importants pour les
acteurs et souvent significatifs pour nous, mais dépourvus de tout cadre explicatif.
Quand les traditionnistes s’interrogent sur un aspect du passé de portée générale,
ils ne disposent d’aucune information réelle de sorte que leurs conclusions sont
de simples hypothèses personnelles dérivant de ce qu’ils croient savoir du passé.
Ce constat invite à distinguer plus clairement qu’on ne le fait dans la tradition
savante arabe les faits bruts (khabar) transmis de génération en génération et les
réélaborations par les savants de l’Islam classique.

6. Ḥimà-Sud PalAr 1 et Ḥimà-al-Musammāt PalAr 1, dans Robin et alii, « Inscriptions


antiques récemment découvertes à Najrān », op. cit., n. 2, p. 1087-1092 (et Fig. 10, 11
et 29) et 1122-1123 (et Fig. 65 et 66).

7. Ch. 
J. Robin, « Die Kalender der Araber vor dem Islam », dans N. Schmidt,
N.K. Schmid & A. Neuwirth (éds), Denkraum Spätantike. Reflexionen von Antiken
im Umfeld des Koran, Wiesbaden, Harrassowitz (2016), p. 323-326.

8. Robin et alii, « Inscriptions antiques récemment découvertes à Najrān », op. cit., n. 2,
p. 1045-1048 ; Robin, « Die Kalender der Araber vor dem Islam », op. cit. n. 7.
296 c.j. robin

Cette perte de mémoire des traditionnistes s’explique aisément. La


tradition savante prend naissance dans le courant du 2e s. de l’hégire (viiie s. de
l’ère chrétienne), après deux siècles d’épidémies, de désordres et de guerres,
qui commencent vers 500 et ne prennent fin que sous le règne de ʿAbd al-Malik
b. Marwān (685-705). Le premier pays frappé est le Yémen qui est dévasté
à la fin des années 520 par la conquête aksūmite. Le Livre des Ḥimyarites (en
syriaque) rapporte que les juifs sont systématiquement massacrés ; la conséquence
immédiate de l’élimination des élites ḥimyarites est le tarissement des inscriptions
monumentales et l’installation de tribus arabes dans la montagne. On peut en
déduire que toutes les élites ḥimyarites ont alors été éliminées. Les conflits qui
suivent la mort de Muḥammad, ceux de la Ridda, puis les deux guerres civiles,
enfin les révoltes contre le pouvoir umayyade, ont également été très meurtriers.
Par exemple, lors de la bataille d’al-ʿAqraba (au nord d’al-Riyāḍ), vers mai 633,
au cours de laquelle Musaylima est tué [noter que cette bataille n’est pas même
citée dans l’ouvrage], les morts se sont comptés en dizaines de milliers. Parmi
eux, il y aurait eu la plupart des musulmans qui avaient mémorisé le Coran. On
peut aisément supposer que le naufrage culturel a été général, sauf quand quelques
institutions fondées sur d’amples réseaux comme les églises chrétiennes, ont
conservé leurs archives.
Pour écrire l’histoire de la période formative de l’Islam, en tout cas jusque
vers le milieu du viie s., il n’est pas possible d’utiliser une donnée ou une source
sans s’assurer de sa validité. Notre génération n’est pas la première à s’interroger
sur l’historicité des données de la tradition savante musulmane et à faire un
immense travail de tri. Mais les temps ont changé : on dispose désormais, grâce
aux sources épigraphiques récemment découvertes, de nouveaux repères bien datés
qui démontrent que la perception qu’on avait du passé était radicalement faussée
et que le cadre dans lequel l’islam s’est constitué se présente très différemment
de ce qu’on croyait précédemment. Il faut donc opérer un renversement dans
la hiérarchie des sources et se fonder d’abord sur les données assurées que
l’archéologie et l’épigraphie fournissent. Ce n’est pas ce que fait Aziz al-Azmeh
qui se fonde sur les données de la tradition savante arabo-musulmane, illustrée par
quelques exemples archéologiques. C’est la grande faiblesse de sa reconstruction.
L’Arabie préislamique telle que les savants de l’Islam la conçoivent est
anarchique, illettrée et presque entièrement polythéiste. On sait désormais que
cette image est assez éloignée de ce que l’archéologie révèle. Un royaume, celui
de Ḥimyar, est juif, puis chrétien. Il domine durablement une grande partie de
l’Arabie. Au vie s., les élites sont presque partout gagnées par les idées nouvelles.
Le polythéisme, qui est en crise, n’occupe plus de position dominante que dans
une région limitée de l’Arabie occidentale. Pendant des siècles, avant le « trou
noir » documentaire de la période 560-640, l’écriture semble maîtrisée par de
nombreuses personnes. Ces deux visions contrastées s’expliquent par la perte de
mémoire des traditionnalistes, comme nous l’avons déjà souligné, mais aussi par
le fait que ces savants n’avaient pas pour intention de faire œuvre d’historiens,
mais d’éclairer le sens du texte coranique, de répondre à des interrogations
l’arabie à la veille de l’islam 297

religieuses et de souligner tout ce que l’adhésion à l’islam avait apporté de positif


aux croyants. La démarche de ces savants était avant tout apologétique.
Si les fondements sur lesquels l’auteur édifie son système sont éloignés des
résultats des recherches les plus récentes, il en résulte mécaniquement que c’est
tout l’édifice qu’il faut réorganiser.
La tonalité critique de ce compte rendu ne doit pas occulter cependant la
richesse d’un ouvrage dont l’auteur, qui est un spécialiste de l’histoire des idées
et dont l’érudition est impressionnante, maîtrise admirablement les méthodes d’un
large éventail de disciplines, de la philologie aux sciences sociales. Les 87 pages
de la bibliographie donnée à la fin de l’ouvrage, qui est judicieusement organisée
de manière thématique (p. 528-614), donnent la mesure de la documentation
immense et des multiples études auxquelles l’auteur se réfère. Des index sélectifs
(p. 615-634) facilitent l’utilisation de l’ouvrage. Quatre cartes (p. xxii, 155, 174 et
330) ont été insérées : une de la péninsule avec toponymes et tribus (p. xxii), une
de l’Arabie occidentale illustrant la distribution des divinités polythéistes (p. 155),
une de l’ensemble de l’Arabie illustrant également la distribution des divinités
polythéistes (p. 174-175), une enfin de Makka (p. 330).

Le chapitre 3 : Arabia and Arab ethnogenesis in Late Antiquity


Dans le Chapitre 3, l’auteur balaie les divers aspects de la vie politique,
sociale, économique et culturelle de l’Arabie préislamique. Dans tous ces
domaines, l’effort d’investigation, qui est impressionnant, dégage une quantité de
données peu connues ou inexploitées. Cette ample matière est organisée en thèmes
sur lesquels l’auteur se risque à théoriser une société beaucoup plus développée
et mieux organisée qu’on ne le suppose d’ordinaire, et polarisée par l’intervention
des empires, avant tout celle de Rome qui est en fait la seule sur laquelle on dispose
de rares données.
Le Chapitre 3 se concentre donc sur un thème que l’auteur considère comme
insuffisamment exploré : « l’implication des empires dans la formation de la
constitution politique et sociale des Arabes eux-mêmes, y compris … l’arabe
comme langue administrative et littéraire et le développement de l’écriture arabe »,
alors que l’implication des Arabes dans l’histoire des empires a été abondamment
traitée (p. 100). Il se divise en six parties : « al-ʿArab al-ʿāriba and al-ʿArab al-
mustaʿriba » ; « alʿArab al-mustaʿriba : alliances of late antique empire » ; « alʿArab
al-mustaʿriba : mechanisms of control » ; « Networks of articulations » ; « The Arab
tongue » ; « The Ḥijāz unfurled ».
Après avoir constaté que le « développement ethnogénétique des Arabes »
est contemporain de celui des Germains, Aziz al-Azmeh rappelle la distinction,
fréquente dans les sources arabes, entre al-ʿArab al-ʿāriba (à savoir « Arabising
Arabs » ou « the most Arabs of Arabs », ou peut-être « primeval Arabs ») et al-
ʿArab al-mustaʿriba (« Arabised Arabs »). Mais c’est uniquement pour l’utiliser à
la manière des traditionnistes arabes, comme une sorte de marqueur chronologique
entre les tribus éteintes du passé (ʿĀd, Thamūd, Ṭasm ou Jadīs) et les tribus
298 c.j. robin

existantes, sans s’interroger sur la genèse de cette expression, sinon brièvement en


note, en renvoyant à deux publications.
Son propos se concentre en fait sur « les modalités et l’ampleur de la
romanisation politique » (p. 103) qui commence au iiie s. de l’ère chrétienne avec
la formation d’entités politiques tampon, dans un contexte d’affrontement avec
la Perse sāsānide. C’est l’époque pendant laquelle apparaissent les premières
appellations spécifiques aux habitants de l’Arabie déserte, Sarakênoi en grec et
Ṭayyayê en syriaque, et de nouveaux noms tribaux, tels que Maʿadd.
Aziz al-Azmeh, qui se fonde sur une étude de Michael Zwettler, observe
qu’« il n’y a aucune preuve que ce mode de désignation [Maʿadd] s’applique à
des groupes identifiables ; il se réfère plutôt à des collectivités amorphes, variant
considérablement, en Arabie du centre et du centre-ouest, caractérisées par ce
qui était perçu comme anarchie et manque d’organisation politique propre, très
probablement à des pasteurs transhumants, à des grands nomades » (p. 105).
Cette appréciation se fonde principalement sur la difficulté d’établir une liste
précise des groupes tribaux qui constituaient Maʿadd. Or les références à Maʿadd
(l’épigraphie sudarabique et nordarabique, la poésie arabe, les sources manuscrites
grecques et syriaques) s’étendent sur trois siècles (de 300 à 600 environ 9). Pendant
une aussi longue période, on peut donc aisément supposer que la carte tribale
de l’Arabie centrale a été remodelée à plusieurs reprises et que les contours de
Maʿadd ont varié, d’autant plus que c’est une période d’affrontements constants
entre les Sāsānides et leurs auxiliaires d’al-Ḥīra d’une part, et les Ḥimyarites et
leurs auxiliaires de Kinda d’autre part, avec de multiples variations de fortune. Si
on examine la carte tribale dans une zone de tribus sédentaires, aux contours bien
identifiés, comme la montagne yéménite, pendant la même période, on observe
aussi des bouleversements considérables 10. Les sources n’invitent nullement à
considérer Maʿadd comme un ensemble tribal sans organisation politique propre.
Une démarche différente donne un résultat plus plausible : si Maʿadd est
mentionnée dans des sources aussi diverses, cas unique pour l’Arabie déserte
antique, c’est parce que cette confédération a été un acteur politique majeur dans
les jeux d’alliances politiques, dans les échanges économiques et dans le renouveau
culturel de l’époque. Maʿadd, sur laquelle « règnent » les gouverneurs ḥimyarites
issus de Kinda en Arabie centrale a été le socle de la domination ḥimyarite sur

9. Ch. J. Robin, « Abraha et la reconquête de l’Arabie déserte : un réexamen de


l’inscription Ryckmans 506 = Murayghān 1 », dans Jerusalem Studies in Arabic and
Islam 39 (2012), p. 21-24.

10. Voir Ch. J. Robin, « Matériaux pour une prosopographie de l’Arabie antique : les
noblesses sabéenne et ḥimyarite avant et après l’Islam », dans Ch. J. Robin et
J. Schiettecatte (éds), Les préludes de l’Islam. Ruptures et continuités dans les
civilisations du Proche-Orient, de l’Afrique orientale, de l’Arabie et de l’Inde à la
veille de l’Islam, Orient et Méditerranée 11, Paris, de Boccard (2013), p. 127-270,
où est esquissée une comparaison de la carte tribale du Yémen vers 300 de l’ère
chrétienne, vers 500 et vers 1000.
l’arabie à la veille de l’islam 299

l’Arabie déserte. On peut d’ailleurs supposer que c’est de Maʿadd que ces Kindites
ont reçu l’écriture arabe et l’ont diffusée jusqu’aux abords du Yémen, dans la
seconde moitié du ve s.
Aziz al-Azmeh s’intéresse aussi aux groupes de souche arabe aramaïsés et
hellénisés, Palmyre, « les tribus d’al-Ṣafā » (c’est-à-dire les populations écrivant
en alphabet ṣafāʾitique entre la Syrie du Sud et le nord de l’Arabie séoudite ; voir
ci-dessous, p. 318), Thamūd, Hatra, Kinda et les Salīḥides.
Dans Thamūd, il croit pouvoir reconnaître « le premier exemple de la
formation d’un groupe tribal avec une cohérence communiquée par un nom
commun, utilisé selon toute probabilité de façon opérationnelle plutôt que pour
une revendication généalogique, quelle que soit la durée que cette formation a pu
avoir » (p. 109).
L’auteur est parfaitement fondé à mettre en doute l’argument généalogique,
si souvent invoqué dans les publications historiques. L’idée que les Arabes aient
manifesté une grande passion pour la science généalogique depuis des temps
immémoriaux est un mythe anthropologique, qui ne repose sur aucune donnée
déterminante. Si on interroge les inscriptions d’Arabie, les individus s’identifient
en mentionnant leur nom et, pour les personnages les plus en vue, celui du père et
celui du lignage ; s’il arrive qu’ils citent leurs ascendants sur deux générations, le
père et le grand-père, cela reste très exceptionnel.
Les groupes tribaux ne sont jamais formellement définis par l’ascendance : ils
portent un nom propre (comme Kinda ou Tanūkh) qui n’est jamais précédé par un
terme de parenté tel que banū, « fils de » (ou ʿiyāl et awlād qui ont le même sens).
Rien n’indique qu’ils se soient considérés comme les descendants d’un ancêtre
réel ou fictif. Pour autant qu’on puisse en juger, l’unité du groupe se fondait alors
sur la vénération de quelques divinités communes et sur la pratique collective
de certains rites. C’étaient les seuls lignages qui étaient fondés, du moins en
apparence, sur une ascendance commune puisque leur nom est toujours introduit
par banū, « fils de ». Par exemple, les tribus nommées Yursam (Yémen) ou Muḍar
(Arabie occidentale) avaient pour princes les banū Sukhaym et les banū Thaʿlaba.
Si l’ascendance ne jouait pas le rôle qu’on lui prête, elle n’était pas
complètement ignorée. Elle servait à légitimer les souverains qui ne manquaient
jamais de mentionner si leur père avait régné ; mais cette filiation pouvait être
naturelle ou fictive comme le prouve l’exemple d’un souverain du iiie s. de l’ère
chrétienne qui se réclame de deux pères : « Nashaʾkarib Yuʾmin Yuharḥib roi de
Sabaʾ et de dhu-Raydān, fils de Ilīsharaḥ Yaḥḍub et de Yaʾzil Bayān, rois de Sabaʾ
et de dhu-Raydān ». L’ascendance jouait également un rôle dans la transmission
de certaines charges religieuses comme l’illustre un ensemble d’inscriptions
sabéennes archaïques de Maʾrib qui enregistrent l’exercice de certaines fonctions
par les membres des mêmes lignages, de génération en génération.
C’est seulement en dehors de l’Arabie à proprement parler que l’on trouve
des identités mentionnant un très grand nombre d’ascendants ; c’est un caractère
singulier des graffites laissés par les populations du désert, dans le sud de la Syrie
300 c.j. robin

et en Jordanie, qui utilisaient l’alphabet safāʾitique, variété septentrionale de


l’alphabet arabique.
Si Aziz al-Azmeh sait parfaitement que les généalogies « peuvent ou
peuvent ne pas avoir été ‘véritablement’ retenues, mais ont été déployées selon
ce que les circonstances politiques imposaient », il suppose cependant qu’« elles
furent organisées selon des axes qui gardaient en mémoire d’anciennes traditions
ethnologiques dominant dans la steppe et le désert, remontant au IIe millénaire
avant l’ère chrétienne » (p. 125). Une telle antiquité est bien peu plausible. On peut
le vérifier en recherchant dans les généalogies les entités politico-tribales que les
inscriptions et les sources externes mentionnent. Or aucune des entités politico-
tribales dont le nom a disparu des sources avant 300 de l’ère chrétienne environ n’est
connue des généalogistes. Seules celles de l’Antiquité tardive (comme Tanūkh,
Nizār ou Ghassān) ont laissé un nom. Dans un pays de tradition écrite comme le
Yémen, les généalogistes d’époque islamique ignorent qu’il a existé un royaume
de Maʿīn (disparu vers 50 de l’ère chrétienne), de Qatabān (qui est démembré
un peu avant 200) et de Sabaʾ (qui est annexé par Ḥimyar vers 275). Quant à
l’argument de la « remarquable concordance » entre les ouvrages généalogiques et
la poésie préislamique (p. 126), qui est possible, il n’a rien de déterminant puisque
les généalogies ont été élaborées par ceux-là même qui collectaient cette poésie, à
al-Baṣra et al-Kūfa, avec l’ambition de rendre aux Arabes la place éminente qu’ils
avaient perdue à Baghdād et, de manière plus générale, dans l’Empire islamique.
Présentement, il est beaucoup plus plausible de supposer que les généalogies
arabes ont été élaborées quand on en a eu besoin, d’abord pour fonder l’unité
des Arabes, puis pour défendre les privilèges des Arabes contre les ambitions des
peuples conquis au sein de l’Empire islamique. Il y aurait donc eu deux étapes
dans l’élaboration des généalogies, une première au vie s. et une seconde au viiie s.
Incidemment, Aziz al-Azmeh considère comme « pertinent » le concept de
« ḥimyaritisation des généalogies arabes », proposé par Mihail Piotrovskij dans al-
Yaman [ouvrage cité n. 11, p. 104, mais qui manque dans la bibliographie ; il s’agit
probablement de la traduction arabe de Južnaja Aravija b rannee srednevekovʾe.
Stanovlenie srednevekovogo obščestva, Moscou (1985)]. La « ḥimyaritisation » à
laquelle Mihail Piotrovskij fait allusion est la tendance des souverains yéménites
médiévaux à fonder leur légitimité sur une ascendance ḥimyarite probablement
fictive. Aziz al-Azmeh l’interprète d’une tout autre manière qui ne fait pas
sens parce que les généalogies arabes ne sont nullement « ḥimyaritisées ». Elles
l’auraient été si les généalogistes avaient fait de Ḥimyar l’ancêtre éponyme des
Arabes du Sud. Mais ils ont préféré Qaḥṭān, une petite tribu arabe établie à Qaryat
al-Faʾw (à quelque 300 km au nord-nord-est de Najrān), que Kinda avait conquise
et absorbée. On peut suspecter les princes de Kinda dont l’influence et le rôle
ont été considérables en Arabie du sud avant l’Islam et dans l’Empire islamique
jusqu’à la révolte du Kindite Ibn al-Ashʿath vers 700, d’être à l’origine du choix
de Qaḥṭān (dont ils étaient les héritiers). S’ils ont réussi à le faire, c’est peut-être
grâce à leur proximité avec certains généalogistes : on sait ainsi que le père d’Ibn
l’arabie à la veille de l’islam 301

al-Kalbī (l’auteur de la Grande Généalogie qui fait référence) était engagé dans le
parti d’Ibn al-Ashʿath.
Étonnamment, Aziz al-Azmeh omet de citer des sources qui vont dans le
sens de la thèse qu’il défend, à savoir une forte intervention des empires en Arabie.
Il n’évoque pas les multiples ambassades envoyées par Justinien en Arabie ni la
tradition rapportée par Ibn Qutayba selon laquelle Quṣayy b. Kilāb, l’ancêtre de
Muḥammad à la sixième génération, aurait pris le contrôle de Makka « avec l’aide
de César » 11.

Kinda
Si Aziz al-Azmeh connaît assez bien les groupes de souche arabe aramaïsés
et hellénisés de Syrie, ce n’est plus le cas quand il traite de ceux d’Arabie, et tout
particulièrement de Kinda qui est quelque peu maltraité 12. Il affirme que Imruʾ al-
Qays (commémoré par l’inscription funéraire d’al-Namāra, conservée au Louvre,
dont la date est désormais 332 plutôt que 328 : voir ci-dessous) est un « roi de la
Kinda sudarabique », issu des banū Asad au nord-est du Najd (p. 110 ; voir aussi
p. 116 et 117). Ces affirmations résultent de deux confusions. La première est une
identification du roi enterré à al-Namāra en 332 avec le poète errant Imruʾ al-Qays
fils de Ḥujr fils d’al-Ḥārith le Roi, un prince kindite détrôné et poursuivi par la
vindicte de ses ennemis, qui meurt vers 550. Quant aux banū Asad dont Imruʾ al-
Qays serait issu, c’est une réminiscence du fait que son grand-père et son père ont
régné sur cette tribu d’Arabie du nord, que lui-même n’a pas réussi à reconquérir 13.
Le roi Imruʾ al-Qays de l’inscription d’al-Namāra est en fait, selon toute
vraisemblance, un souverain arabe de la vallée de l’Euphrate, comme le suggère
l’emplacement de son tombeau en Syrie méridionale. On l’identifie logiquement
avec l’un des Naṣrides de la tradition savante arabo-musulmane, qui régneront
plus tard à al-Ḥīra.
La localisation de l’entité politique Kinda (the polity of Kinda) « quelque
part à l’ouest de la moderne al-Riyāḍ » dans le Najd (p. 111) trahit une confiance
excessive dans les récits de « migrations » des compilateurs tardifs qui imaginent
une sorte de Big Bang tribal, provoqué par la rupture de la Digue de Marib, que
l’auteur du Coran interprète comme un châtiment divin (sourate 34, v. 15 [Flügel] /

11. Ibn Qutayba (Abū Muḥammad ʿAbd Allāh b. Muslim), al-Maʿārif, Tharwat ʿUkāsha
(éd.) [al-Qāhira] (Wizārat al-Thaqāfa wa-ʾl-Irshād al-qawmī, al-Idāra al-ʿāmma li-l-
thaqāfa) (1960) (1379 h.), p. 640-641 : wa-aʿāna-hu Qayṣar ʿalay-hā.

12. Voir notamment Ch. J. Robin, « Les rois de Kinda », dans A. Al-Helabi, D.G. Letsios,
M. Al-Moraekhi, A. Al-Abduljabbar (éds), Arabia, Greece and Byzantium.
Cultural Contacts in Ancient and Medieval Times, Riyadh (King Saud University,
Department of History) (2012) (1433 h.), p. 59-129.

13. Aziz al-Azmeh en déduit logiquement que, si Imruʾ al-Qays est issu des banū Asad,
il est « therefore not actually Kindite, but a chief over Kindites ».
302 c.j. robin

16). Avant l’Islam, au iiie s. de l’ère chrétienne, la tribu de Kinda domine l’oasis
de Qaryat al-Faʾw (à 300 km de Najrān), puis elle s’établit dans le Ḥaḍramawt
occidental quand les puits de Qaryat se tarissent. Elle passe alors sous le contrôle
des princes dhu-Yazʾan du Ḥaḍramawt et, au ive s., participe à la conquête de
l’Arabie déserte sous la direction de ces derniers. Dans la seconde moitié du ve s.
et au début du vie, les princes de Kinda sont investis du pouvoir sur les Arabes
de Maʿadd dans le Najd par les rois de Ḥimyar, si l’on en croit les traditions
arabes, mais aussi les documents diplomatiques byzantins. Les princes kindites
d’époque islamique prétendront que leurs ancêtres ont été « rois » de Maʿadd, mais
plusieurs traditionnistes en doutent, suspectant que ces ancêtres n’étaient que de
simples agents des rois ḥimyarites. En tout cas, il n’y a aucune « migration » de
Kinda en Arabie centrale, mais des princes issus de Kinda investis d’importantes
responsabilités, qui se déplacent évidemment avec leur parentèle et des troupes
recrutées dans leur tribu.
Ce mirage d’une entité tribale kindite installée en Arabie centrale conduit
Aziz al-Azmeh a des affirmations déroutantes : évoquant la bataille de dhū
Qār, vers 611, il mentionne la grande tribu de Bakr b. Wāʾil établie en Arabie
du nord-est et commente « of the Kinda » (p. 119). Si l’expression signifie “sous
l’autorité des princes kindites d’Arabie centrale”, elle est anachronique puisque
cette principauté kindite a disparu depuis plus de 60 ans. Si elle signifie “rattaché
généalogiquement à Kinda”, elle n’a aucun fondement.
Il est vrai que, un peu plus haut, l’auteur avait souligné les contradictions
des généalogies : « il faut garder à l’esprit que les généalogies de Kinda sont
variées (Maʿadd, Rabīʿa, Qaḥṭān) obscurcissant les origines ultimes : Szombathy,
Genealogy, 93 n. 230) » (n. 62, p. 110). Les sources donnent effectivement des
versions divergentes, mais toutes n’ont pas la même valeur. Il y a tout d’abord
les ouvrages spécialisés qui donnent des généalogies systématiques : tous sont
unanimes pour rattacher Kinda à Qaḥṭān. Ce n’est pas étonnant puisque le plus
ancien, élaboré par Hishām Ibn al-Kalbī (mort vers 820) a servi de base et de
modèle pour tous les autres.
Une autre source d’information est constituée par les indications
généalogiques qu’on trouve à tout propos. Quand, dans certains récits, il est
affirmé que Kinda et Rabīʿa sont apparentés, il faut examiner le contexte. Une
telle affirmation peut être la simple traduction en termes généalogiques du fait que
Kinda et Rabī’a combattaient ensemble ou qu’ils plantaient leurs tentes au même
endroit quand ils participaient au pèlerinage de Makka. Il peut arriver enfin que ce
soit un individu qui se réclame d’une parenté avec la tribu avec laquelle il entre
en affaires. On a ainsi l’exemple d’un Kindite se prévalant d’une parenté avec
Quraysh. C’est là une prétention banale pour établir des liens de confiance. En fait,
bien des contradictions disparaissent quand on hiérarchise les sources.
Aziz al-Azmeh fait mourir en 569/70 le troisième prince de Kinda en Arabie
centrale, al-Ḥārith le Roi fils de ʿAmr le Diminué (al-Maqṣūr) fils de Ḥujr le
Mangeur d’herbes amères (Ākil al-murār). Ici, il confond ce prince kindite (qui
l’arabie à la veille de l’islam 303

est tué en 527-528 par al-Mundhir d’al-Ḥira si l’on se fonde sur Jean Malalas 14)
avec le Jafnide al-Ḥārith fils de Gabala qui règne en Syrie (mentionné peu après,
p. 113).
Dans son traitement des systèmes d’alliances (« al-ʿArab al-mustaʿriba :
alliances of late antique empire »), Aziz al-Azmeh brosse de vastes perspectives
évidemment stimulantes, mais souvent minées par les approximations. C’est à
nouveau son traitement de Kinda qui étonne. Il croit pouvoir reconnaître deux
principautés kindites. L’une est « centrée sur le sud de la Syrie, avec une influence
croissante et décroissante sur le nord-est jusqu’à l’Euphrate, et une autre en Arabie
centrale, quoique ceci n’exclue pas occasionnellement une hégémonie complète
qui paraît avoir été particulièrement le cas sous Imruʾ al-Qays, dont l’influence
semble s’être étendue sur la Jazīra, et sur la région agricole irriguée de Najrān dans
le sud » (p. 116). Il ajoute un peu plus loin que la principauté kindite de Syrie a été
progressivement amenuisée par Salīḥ.
Les Salīḥ, qui ne sont connus que par la tradition savante arabo-musulmane
et sont donc assez évanescents, auraient régné sur les Arabes de Syrie avant les
Thaʿlabides et les Jafnides issus de Ghassān, c’est-à-dire avant 475 15. Or les seuls
indices de liens entre Kinda et la Syrie datent de 527-528 et de 540-550 environ.
En 527-528 le Kindite al-Ḥārith le Roi fils de ʿAmr (le phylarque Arethas) se
querelle avec « le duc de Palestine, Diomède, silentiaire » et s’enfuit « vers le limes
intérieur en direction du territoire indien » 16. On suppose d’ordinaire qu’al-Ḥārith
a trouvé refuge en territoire romain après avoir été chassé du trône d’al-Ḥīra. Dix
ou vingt ans plus tard, le successeur d’al-Ḥārith qui s’appelle Qays (« Kaisos »)
abandonne le pouvoir en Arabie centrale à la demande instante de Justinien qui
lui a envoyé plusieurs ambassades et reçoit de l’empereur « le commandement
sur les Palestines ; il amenait avec lui beaucoup de ses sujets » 17. On voit mal ce
qui fonde l’existence d’une principauté kindite « centrée sur le sud de la Syrie » et
encore moins comment les princes kindites auraient été marginalisés par des Salīḥ
qui sont antérieurs de plus de 50 ans.

Ilāf
Le terme coranique īlāf (p. 158) offre une bonne illustration des difficultés
méthodologiques auxquelles le chercheur contemporain se heurte et du parti
adopté par l’auteur. Si on organise les données chronologiquement, la source la

14. Malalas, Chronographie 18.16, éd. Dindorf, p. 434-435 ; trad. Jeffreys et alii 1986,
p. 252.

15. U. Avner, L. Nehmé & Chr. Robin, « A rock inscription mentionning Thaʿlaba, the
Saracene of the Romans », Arabian Archaeology and Epigraphy 24 (2013), p. 237-256.

16. Voir note 14 supra.

17. Photius, Bibliothèque, I, éd. Henry, § 3, p. 4-7.


304 c.j. robin

plus ancienne est la sourate 106 : « À cause de l’entente des Quraysh, (2) [de] leur
entente [dans] la caravane d’hiver et d’été ! », li-īl(ā)f Quraysh (2) (ī) l(ā) fi- him
riḥlata ʾl-shitāʾi wa-ʾl-ṣayf. Or l’interprétation du texte coranique fait difficulté :
la signification du substantif īlāf dont c’est la seule occurrence dans la littérature
ancienne n’est pas connue et n’est pas vraiment éclairée par le contexte, notamment
parce que l’on ignore si la sourate 106 est une sourate indépendante ou la suite de
la sourate 105 (comme dans la recension d’Ubayy). Sur cette base, la tradition a
élaboré plusieurs schémas explicatifs, supposant le plus souvent que le « voyage
d’hiver et d’été » se référait à des expéditions commerciales, en hiver au Yémen et
en été en Syrie, puisque les récoltes se font à la fin de l’automne après les pluies
d’été (au Yémen) et à la fin du printemps après les pluies d’hiver (en Syrie). En
conséquence, on a donné à īlāf le sens de « alliance, pacte », en plus de celui de
« rapports de clients à patron » (Kazimirski). Dans le discours généralisant d’Aziz
al-Azmeh, cela devient : « C’est aussi durant cette période que Quraysh peut
être vue comme ayant été associée à un arrangement contractuel appelé le īlāf
garantissant le libre passage pour les fameux Deux voyages annuels, ceux de l’été
et de l’hiver … Les détails ne sont pas sûrs, mais l’implication commerciale ne fait
pas de doute. Le Īlāf [avec une majuscule] de Quraysh est en relation étroite avec
la cristallisation de Quraysh comme groupe clanique sédentaire » etc.
Si on se reporte aux études consacrées à ce passage, notamment celle d’Uri
Rubin qui est citée, l’implication commerciale est plausible, mais loin d’être
assurée, même si une inscription sudarabique mentionne « la caravane du sud
et du nord » (avec peut-être le sens de « la caravane yéménite et syrienne ») qui
fait peut-être écho au voyage d’hiver et d’été du Coran 18. Quant au sens précis
de īlāf, il est fort incertain. Il n’est guère douteux que sur cette question comme
sur beaucoup d’autres, les explications élaborées par les savants musulmans ne
sont pas fondées sur un savoir immémorial transmis de génération en génération,
susceptible d’éclairer les institutions du passé, mais sur des interprétations
personnelles dérivant de ce qu’on savait ou croyait savoir alors de l’Arabie
antique. Aziz al-Azmeh accorde un crédit aveugle à ces explications, ou plutôt à
celle qui lui paraît la plus pertinente. Mais rien ne permet de savoir si les trésors
d’inventivité déployés par les traditionnistes pour donner un sens aux allusions
obscures du Coran ou de la poésie préislamique ont abouti à une solution proche
du sens ancien.

Le chapitre 4 : Preface to Allāh


Avec le Chapitre 4, « Preface to Allāh », l’auteur entre dans le vif du sujet.
Il s’intéresse en premier à la « religion arabe », expression qui aurait mérité une

18. Ch. J. Robin, « “La caravane yéménite et syrienne” dans une inscription de l’Arabie
méridionale antique », dans B. Halff, F. Sanagustin, M. Sironval et J. Sublet, sous
la responsabilité de F. Sanagustin, L’Orient au cœur, en l’honneur d’André Miquel,
coll. Orient-Méditerranée, Paris, Maisonneuve et Larose (2001), p. 206-217.
l’arabie à la veille de l’islam 305

définition et un commentaire puisqu’elle implique l’existence de divinités et de


rites collectifs communs à tous les Arabes. Or, l’existence de telles divinités et
de tels rites reste à prouver. Tout au plus peut-on invoquer les traditions d’époque
islamique qui attribuent au sanctuaire mecquois une grande antiquité et un
rayonnement sur toute l’Arabie, mais, comme nous l’avons déjà signalé à propos
du calendrier, la valeur historique de ces traditions, qui ont d’évidentes visées
apologétiques, comme toutes celles qui touchent à la religion, est manifestement
très faible. De multiples auteurs, et notamment Gerald Hawting, l’ont déjà souligné.
Aziz al-Azmeh ne sort pas des vieilles ornières. Il ressert la vision ancienne
d’une incompréhensible prolifération de noms divins (« chaff of divine names »),
comme si l’épigraphie du Yémen et celle de la région de Najrān pour l’Arabie
déserte n’avaient pas révélé que le monde divin était à l’image du monde
terrestre, structuré en fonction des groupes tribaux. Chaque commune ou tribu a
son panthéon, ses temples et ses rites, avec des divinités partagées avec d’autres
groupes et d’autres qui lui sont propres. Les individus, les lignages ou les
monuments peuvent avoir une ou plusieurs divinités protectrices. Les divinités qui
font l’objet de rites collectifs sont toujours en très petit nombre, entre deux et cinq ;
ce sont elles qui constituent le panthéon de la tribu. Si la commune ou la tribu a
son propre panthéon, il en va de même pour la structure supérieure englobante, le
royaume ou la confédération tribale qui ont eux aussi leur panthéon et leurs rites
spécifiques. La bonne démarche aurait consisté à examiner les rites de chaque
commune ou tribu, puis à dégager les traits communs et les pratiques partagées,
assez peu nombreux semble-t-il. Pour l’Arabie du Sud, la seule région sur laquelle
on dispose de sources anciennes relativement abondantes, il y a aussi quelques
indices d’une organisation collective englobant toute la zone, mais ce n’est pas
suffisant pour considérer qu’il a existé une religion sudarabique.
Dans la deuxième partie du même chapitre, « The scatter of theonyms »,
il passe en revue les divinités syriennes et celles de Qaryat al-Faʾw (connues
par l’archéologie), puis aborde celles qui sont citées dans le Coran ou par les
traditionnistes.
À ce stade, seuls les rites polythéistes intéressent l’auteur. Il les recense et
en fait une belle représentation spatiale sur les cartes 2 (p. 155) et 3 (p. 174-175),
qui donnent l’impression d’un enracinement sur tout le territoire. Les religions
monothéistes sont traitées plus loin (p. 248 et suiv.), mais sans analyse spatiale.

Les cartes
Si les deux cartes sur la distribution des religions préislamiques représentent
un bel effort de traduction visuelle des données textuelles, cette traduction ne
hiérarchise pas suffisamment les données.
Pour le cœur du royaume de Ḥimyar, qui est juif de 380 à 530 puis chrétien
de 530 à 570, l’auteur signale :
– une population juive à Ṣanʿāʾ et Ẓafār (étoile de David)
– une population chrétienne à Ṣanʿāʾ et Najrān (croix)
306 c.j. robin

– une église à Ṣanʿāʾ et une autre à Ẓafār (dessin d’une église), avec le
symbole entre parenthèses pour signifier apparemment que l’existence de ces
églises est douteuse ou de courte durée
– un temple polythéiste (dessin d’un temple) ;
– enfin onze idoles mentionnées par les traditionnistes (triangle surmonté
d’un cercle).
L’impression d’ensemble est évidemment que le polythéisme est dominant
en Arabie du Sud, sauf dans trois villes qui comptent des juifs et des chrétiens.
Cela reflète bien mal les données disponibles.
– Églises : trois églises sont construites vers 340 par le roi de Ḥimyar, à
Ẓafār, à ʿAdan et dans une ville non nommée (peut-être Qanīʾ) 19 ; le roi Yūsuf
incendie une église à Ẓafār et une autre à Mukhawān en 522-523 20 ; le roi Abraha
consacre une église à Marib en 547 21, puis édifie à Ṣanʿāʾ, en 559-560, une vaste
église qui est alors le plus monument le plus important de l’Arabie (ses vestiges
sont remployés dans la grande mosquée de Ṣanʿāʾ) 22.
– Synagogues : les inscriptions qui les appellent mikrāb en mentionnent une
dizaine, dans le triangle Ẓafār-Khaywān-Marib 23.
– Temples polythéistes. On ne possède aucune trace de fréquentation d’un
temple polythéiste pour les ve et vie s. ; la dernière offrande précisément datée
remonte à 379-380. Le temple qui est mentionné sur la carte, Riʾām, est donc
un fantôme pour la période concernée, qui plus est avec un nom anachronique.
Il s’agit du temple qui, dans l’Antiquité, s’appelait Turʿat comme la montagne
sur laquelle il était édifié ; ce temple était consacré au dieu Taʾlab Riyāmum. Les
dernières inscriptions polythéistes retrouvées dans ce temple datent du iiie s.
(époque où Almaqah, le grand dieu de Sabaʾ, remplace les grands dieux propres
aux entités tribales intégrées dans Sabaʾ). Pourtant le souvenir du dieu vénéré à
Turʿat ne s’est pas perdu. Le nom épithète du dieu Taʾlab Riyāmum est devenu celui
d’une idole (Riʾām) qui elle-même a fini par désigner le temple et la montagne
(appelés aujourd’hui Riyām). La tradition savante musulmane mentionne donc un
temple ou une idole appelés Riʾām dans la région de Ṣanʿāʾ ; au xe s., le Yéménite

19. Philostorge, Histoire de l’Église, éd. Bidez, III.4 ; trad. Amidon, p. 41.

20. Ry 508 / 3-4. Pour les inscriptions sans référence bibliographique, se reporter au site
sur la Toile http://dasi.humnet.unipi.it/

21. CIH 541 / 66-67 et 117.

22. Ch. J. Robin, « La Grande Église d’Abraha à Ṣanʿāʾ. Quelques remarques sur son
emplacement, ses dimensions et sa date », dans V. Christides (éd.), Interrelations
between the Peoples of the Near East and Byzantium in Pre-Islamic Times, Semitica
Antiqva 3, Córdoba, Oriens Academic (2015), p. 105-129.

23. Ch. J. Robin, « Quel judaïsme en Arabie ? », dans Ch. J. Robin (éd.), Le judaïsme de
l’Arabie antique, Actes du colloque de Jérusalem (février 2006), Judaïsme ancien et
origines du christianisme 3, Turnhout, Brepols (2015), p. 122-126.
l’arabie à la veille de l’islam 307

al-Ḥasan al-Hamdānī ajoute une observation personnelle en mentionnant que des


pèlerins se rendaient au temple pendant la Jāhiliyya 24.
– Sur les onze idoles des régions de culture sudarabique, Marḥab, al-Ghalsad
(lire Jalsad), Dhirrīḥ, al-Munṭabiq, ʿUmyānis, Kuʿayb, Yaʿūq, Yaghūth, Nasr,
Shams et Yalīl, seule l’existence de trois (Yaghūth, Shams et Nasr) est confirmée
par les inscriptions. Mais le temple associé au nom de Nasr, Balkhaʿ 25, est inconnu ;
quant à Shams, ce n’est plus une véritable divinité, mais un nom commun qui
désigne une classe de divinités protectrices, au moins à partir du début de l’ère
chrétienne 26. C’est seulement pour Yaghūth que l’on a une association tribale plus
ou moins correcte : « Madhḥij et les gens de Jurash » 27. C’est effectivement dans
le triangle Najrān–Qaryat al-Faʾw–Tathlīth que l’on trouve des anthroponymes
théophores formés avec Yaghūth en grand nombre dans les graffites rupestres.
ʿUmyānis est une lecture erronée de l’anthroponyme sudarabique ʿmʾns¹,
ʿAmmīʾanis (« Mon Oncle est un ami »), transcrit en arabe ʿmyʾns et vocalisé
arbitrairement. Les traditions rattachent cette idole à une fraction de Khawlān,
dont le nom est corrompu ou inventé. Si ʿAmmīʾanas a bien été une idole, son nom
indique que ce fut à l’origine un humain divinisé 28.
Kuʿayb est le nom d’une poutre de la Grande Église de Ṣanʿāʾ : « Il y avait
dans la coupole ou dans la salle une pièce de bois de sāj sculptée dont la longueur
était de 60 coudées qu’on appelait “Kuʿayb”, et une (autre) pièce de bois de sāj de
longueur proche de la première, appelée “Femme de Kuʿayb”. Ils demandaient la
baraka à (ces deux poutres) avant l’Islam » 29.
Yaʿūq n’est pas attesté dans l’épigraphie, sinon comme nom de synagogue 30.
Pour les traditionnistes, c’était l’idole de Khaywān (à 105 km au nord de Ṣanʿāʾ).
Or aucune des divinités de la commune à laquelle appartenait le bourg de Khaywān
ne s’appelait Yaʿūq. La localisation de Yaʿūq à Khaywān n’a manifestement aucun

24. Ch. J. Robin, « Sheba. II. Dans les inscriptions d’Arabie du Sud », dans Supplément
au Dictionnaire de la Bible, Fascicule 70, Sexualité – Sichem, Paris (Letouzey et
Ané) (1996), col. 1085-1087.

25. Ibn al-Kalbī, Idoles, éd. et trad. Atallah, 8 c.

26. Ch. J. Robin, « Les anges (shams) et autres êtres surnaturels d’apparence humaine
dans l’Arabie antique », à paraître.

27. Ibn al-Kalbī, Idoles, éd. et trad. Atallah, 7 c.

28. Ch. J. Robin, « ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen) », dans M.-A. Amir-Moezzi,
J.-D. Dubois, Ch. Jullien et Fl. Jullien (dir.), Pensée grecque et sagesse d’Orient,
Hommage à Michel Tardieu, Histoire et prosopographie – Bibliothèque de l’École
des Hautes Études, Sciences religieuses 142, Turnhout, Brepols (2009), p. 537-560.

29. Al-Azraqī, Akhbār Makka, éd. Malḥas, p. 139 (éd. Wüstenfeld, p. 90).

30. Ry 520 / 4 (Yʿq) et 9 (Yʿwq).


308 c.j. robin

fondement ; elle a pour principale finalité de donner un semblant d’existence à une


idole mentionnée par Muḥammad dans le Coran.
Concernant Dhirrīḥ, al-Jalsad, Marḥab, al-Munṭabiq et Yalīl, on ne sait
rien. Si ces idoles sont inconnues des textes épigraphiques, cela n’implique
pas nécessairement que ce soit des inventions. Nous connaissons assez bien les
divinités officielles des royaumes et des principales communes, ainsi que celles
qui étaient vénérées par les lignages les plus en vue et les plus actifs. Mais
beaucoup d’autres divinités, propres à un groupe tribal mineur ou à un lignage,
nous sont inconnues. La découverte continuelle de nouvelles dans les inscriptions
des régions précédemment inexplorées le montre. Mais ce sont au mieux des
divinités vénérées dans des groupes d’importance secondaire. Leur mention sur la
carte devrait être beaucoup plus discrète.
Sans entrer dans tous les détails, on notera encore sur ces cartes nombre de
bizarreries :
– Temples polythéistes : la carte p. 174-175 en mentionne trois, Riyām au
Yémen (voir-ci-dessus), al-Ṭāʾif (le temple d’al-Lāt) et Ruwwāfa (près de Tabūk,
un temple romain du iie s. construit par une unité militaire tribale). Or Riyām et
Ruwwāfa n’ont pas leur place sur une carte de l’Antiquité tardive, parce qu’ils
étaient abandonnés depuis des siècles. En revanche, l’absence du temple de
Makka (quand même mentionné sur la carte de l’Arabie occidentale, p. 155) n’est
pas anodine.
– Chrétiens d’Arabie orientale : bien que la rive arabique du Golfe et les îles
proches aient reçu une hiérarchie ecclésiastique dès 400, compté cinq évêchés et
que les vestiges d’églises y soient nombreux (alors qu’aucun temple polythéiste
n’y est signalé à la même époque) 31, ils ne sont pas signalés sur les cartes. En
revanche, deux idoles obscures (auxquelles on pourrait en ajouter bien d’autres)
sont indiquées.
Cette présentation occulte un fait significatif qui aurait mérité d’être analysé :
aucun culte polythéiste n’est signalé dans les principales agglomérations d’Arabie,
Ẓafār (capitale de Ḥimyar jusque vers 530-540), Ṣanʿāʾ (capitale de Ḥimyar à
partir des années 530-540), ʿAdan, Najrān, Yathrib, Wādī ʾl-Qurà (auj. Madāʾin
Ṣāliḥ et al-ʿUlā), Taymāʾ, al-Yamāma (auj. al-Kharj), Ḥajr (auj. al-Riyāḍ) et
Hajar (auj. al-Hufūf). Le culte de Wadd à Dūmat al-Jandal, paraît faire exception,
mais, comme ce dieu est inconnu dans l’épigraphie de la région (y compris dans
l’onomastique), on peut se demander si la tradition qui le rapporte est véridique.
Les données transmises par les traditionnistes soulignent donc, si on leur accorde
le crédit que leur reconnaît l’auteur, que le polythéisme ne survivait plus que

31. J.M. 
Fiey, « Diocèses syriens orientaux du Golfe Persique », dans Mémorial Mgr
Gabriel Khoury-Sarkis, Louvain (1969), p.  177-219 ; reprise dans J.M.  Fiey,
Communautés syriaques en Iran et en Irak des origines à 1552, Londres (Variorum
Reprints) (1979), II ; Y. Calvet, « Monuments chrétiens dans la région du Golfe »,
L’Arabie chrétienne, Dossiers Archéologie et sciences des origines 309 (décembre
2005-janvier 2006), p. 36-41.
l’arabie à la veille de l’islam 309

dans les petites bourgades de Makka et d’al-Ṭāʾif. Toutes les autres mentions de
temples ou de divinités se rapportent à des zones écartées du désert et de la steppe,
ou à la sphère privée. Le polythéisme n’avait évidemment pas disparu, mais il était
presque partout marginalisé.
L’auteur qui détaille l’image que les traditionnistes se faisaient des « idoles »
(p. 212-223) se pose naturellement la question de la place de l’iconisme en Arabie.
Mais son traitement de l’archéologie, qui apporte des éléments de réponse, est
déficient.
Dans le passé, nombre de savants qui accordaient un grand crédit à la tradition
savante de l’Islam ont supposé (sans la moindre preuve) que toute représentation
humaine ou animale découverte en Arabie était une idole. On a interprété comme
des images de divinités les stèles funéraires anthropomorphes de l’âge du bronze,
les stèles « à la déesse » de Qatabān, les grandes statues de bronze de Sabaʾ ou
encore des statues de pierre de Dédān ; dans la plupart des cas, il est désormais
assuré ou très probable que ces images représentent des êtres humains, souverains,
membres du clergé, dédicants ou défunts. En Arabie, la tendance à interpréter les
images comme des idoles est encore plus forte qu’en Europe. Les chercheurs
saʿūdiens qui ont travaillé à Qaryat, notamment l’auteure de la thèse citée par Aziz
al-Azmeh, en offrent une bonne illustration.
Mais, si on inverse le propos, en se demandant quelles sont les images
humaines ou animales explicitement identifiées avec une divinité, il apparaît qu’il
n’y en a guère et qu’elles présentent un caractère marginal 32. Ce sont tout d’abord
les personnages assis sur des trônes dans une série de vignettes qui s’inspirent des
images funéraires de la Syrie du nord, avec des noms qui les identifient comme
les Grands Dieux du Jawf. Mais ces vignettes, qui sont gravées sur deux piliers
à l’entrée d’un temple édifié vers 700 avant l’ère chrétienne, aux origines de la
civilisation sudarabique, sont une innovation qui n’a pas eu de suite.
Un deuxième exemple de divinités représentées sous forme humaine ou
animale est l’ensemble des messagers (entre les mondes supérieur et inférieur),
des intercesseurs et des protecteurs des individus et des biens. Dans cet
ensemble, on possède des images des « Filles de Īl » et des shams, représentés
sous l’apparence de jeunes filles (avec des ailes pour les shams, à la manière des
Nikès méditerranéennes) ; quant aux protecteurs, ils prennent la forme d’animaux
fantastiques 33. Dans ce cas, les divinités représentées occupent une position
inférieure dans les hiérarchies divines.

32. Ch. J. Robin, « Matériaux pour une typologie des divinités arabiques et de leurs
représentations », dans I. Sachet avec la collaboration de Ch. J. Robin (éds), Dieux
et déesses d’Arabie, images et représentations, Actes de la table ronde tenue au
Collège de France (Paris) les 1er et 2 octobre 2007, Orient et Méditerranée 7, Paris,
De Boccard (2012), p. 7-118.

33. Robin, « Les anges (shams) », op. cit., n. 26.


310 c.j. robin

Dans la fouille des temples, aucun fragment de statue cultuelle n’a été
retrouvé et aucun emplacement ayant reçu assurément une statue cultuelle n’a
été reconnu. Pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, les divinités vénérées
n’étaient pas représentées ou l’étaient peut-être par un trône vide.
Avec les noms donnés à Dieu dans le Coran, on arrive au cœur de la thèse.
Aziz al-Azmeh en fait une excellente présentation (notamment p. 306-315). Mais
son propos n’est pas parfaitement clair sur l’origine (et donc la signification)
des deux principales, Allāh et al-Raḥmān. Il y a enfin une donnée nouvelle,
déjà suspectée depuis longtemps, mais confirmée désormais par une série de
documents : pour les chrétiens de langue arabe, le nom de Dieu n’était ni Allāh ni
al-Raḥmān, mais al-Ilāh.

Allāh, al-Raḥmān et al-Ilāh


Dans le Coran, Dieu est nommé de trois manières. Ce sont tout d’abord de
très nombreuses périphrases du type « le Maître de … », comme « le Maître des
sept cieux », « le Maître des Mondes », « le Maître de l’Orient et de l’Occident
et de ce qui est entre eux », « le Maître de Moïse et Aaron » ou « le Maître de ce
Temple ». Elles sont propres à la première période de la carrière de Muḥammad,
quand ce dernier annonçait une fin du monde imminente. De telles appellations ont
des antécédents en Arabie méridionale lors de la conversion au judaïsme, comme
« le Maître du Ciel » (Bʿl S¹myn, YM 1950), « le Seigneur du Ciel » (Mrʾ S¹myn,
Garb Bayt al-Ashwal 2) ou « le Seigneur du Ciel et de la Terre » (Mrʾ S¹myn w-ʾrḍn,
Garb Bayt al-Ashwal 1), avec bʿl (« maître, possesseur ») ou mrʾ (« seigneur ») à
la place du terme rabb qui est rare dans les inscriptions ḥimyarites et peut-être un
emprunt à l’araméen 34.
La deuxième appellation de Dieu est Allāh. Il faut tout d’abord savoir que,
dans le Proche-Orient, à époque très ancienne, la manière commune de désigner
le « dieu » était il ou īl, sans qu’on sache si il était initialement un nom propre (Il)
qui serait devenu un appellatif ou le contraire. Pour dire « dieu » en Arabie du sud,
on trouve deux mots : le premier est il (ʾl), qui a été emprunté, et le second ilāh
(ʾlh), qui dérive de il avec introduction d’une troisième consonne radicale pour se
conformer au modèle trilitaire de la racine, désormais dominant. Parmi les noms
de Dieu, chez les juifs ḥimyarites, on trouve logiquement Ilān (assez souvent) et
Ilāhān (deux fois), qui sont il et ilāh avec l’article -ān postposé.
On sait aussi qu’il a existé un dieu dont le nom est écrit ʾlh à Qaryat al-
Faʾw, centre d’une petite principauté du désert, entre 300 avant et 300 après l’ère
chrétienne environ. Le nom de ce dieu se trouve dans une inscription commémorant
une offrande qui lui est faite (Ja 2142 = Musée d’al-Riyāḍ M 60-1-86), dans la
formule confiant un tombeau à la garde de diverses divinités (al-Riyāḍ Musée

34. Robin, « Quel judaïsme en Arabie ? », op. cit. n. 23.


l’arabie à la veille de l’islam 311

national 887 ou Inscription de ʿIgl) 35 et dans l’onomastique (par exemple dans


le nom ʿbdlh, relevé une dizaine de fois à Ḥimà en écriture sudarabique). Pour
démontrer que la vocalisation de ʾlh est al-Lāh (ou Allāh), et non Ilāh, on dispose
d’un double argument. Ce alif initial est faiblement articulé, puisqu’il disparaît
de la graphie après une conjonction ou une préposition préfixée. C’est ainsi que
dans l’invocation de l’inscription al-Riyāḍ MN 887, ce alif n’est pas écrit dans
la formule « (ʿIgl) l’a confié [le tombeau] à Kahl, à al-Lāh et à ʿAththar (6) al-
Shāriq »,ʾʿḏ-h b-Khl w-Lh w-ʿṯr (6) ʾ-S2rq. Si on avait ici le théonyme Ilāh, le alif
serait stable et donc apparent dans la graphie.
Le même phénomène s’observe avec le théonyme al-Lāt, qui est écrit ʾlt
quand il est isolé, mais -Lt après une conjonction ou une préposition préfixée 36.
Comparer :
– « il a édifié et érigé (le monument de) sa (3) déesse Allāt », bny w-nṣb ʾ(l)(3)
ht-hw ʾlt dans l’inscription de Wahabdhusamāwī (inédite), avec
– « il a édifié pour al-Lāt Son oratoire », bny l-Lt mḏqnt-h ḏt (Musée de
l’Université du roi Saʿūd, F 3-23).
Quant au lām de l’article, il n’est pas écrit quand il est assimilé par la
consonne solaire initiale du substantif déterminé. Comparer ʾ-S²rq (al-Shāriq) et
ʾ-s¹my (« le ciel ») d’une part, w-l-ʾr(10)ḍ d’autre part, dans al-Riyāḍ MN 887 / 6 et
9-10.
Les habitants de Qaryat vénéraient donc un dieu al-Lāh et une déesse al-Lāt.
Il reste à savoir si l’appellatif al-Lāh dérive d’al-Ilāh. Aziz al-Azmeh suppose
que non (p. 296). De fait, on manque encore d’arguments déterminants pour en
décider. Tout au plus peut-on observer que, si les théonymes
– hn-ʾlt (han-Ilāt, dans le Sinaï au ve s. avant l’ère chrétienne et dans un texte
des Hagarites du golfe Arabo-persique daté de 298-297 avant l’ère chrétienne),
– hl-ʾlt (hal-ʾIlāt, à Najrān vers 300 avant l’ère chrétienne),
– h-Lt (à nouveau dans un texte des Hagarites du Golfe au iie s. avant l’ère
chrétienne),
– ʾlt (al-Lāt, à Qaryat al-Faʾw, au iiie et au iie s. avant l’ère chrétienne)
se rapportent bien à une même divinité, il est possible de restituer une évolution
han-Ilāt > hal-Ilāt > hal-Lāl > al-Lāt. Dès lors, une évolution conduisant de al-Ilāh
à al-Lāh paraît plausible. Incidemment, il faut noter que al-Lāt ne dérive pas de
al-Lāh parce qu’un théonyme féminin formé sur al-Lāh serait hypothétiquement
*al-Lāhat. Il faut donc supposer à al-Lāt une origine beaucoup plus ancienne,
antérieure au passage de il à ilāh. Le couple al-Lāh – al-Lāt serait peut-être
l’héritier d’un archaïque (han)-il – (han)-ilat.
Le dieu nommé al-Lāh ou Allāh à Qaryat al-Faʾw vers le début de l’ère
chrétienne est également attesté dans l’onomastique de Ḥimà (puits à 200 km au

35. Il est préférable de ne pas renvoyer aux éditions de ces textes qui sont très datées.

36. L’affirmation de l’auteur selon laquelle « Allāt, or rather ʾlt … is a name not
epigraphically attested in this form » (p. 297) n’est plus exacte.
312 c.j. robin

sud de Qaryat al-Faʾw) vers 400-500 de l’ère chrétienne (date très approximative
d’après la graphie). Il semblerait qu’il ait aussi existé un dieu homonyme dans
le nord du Ḥijāz et le sud du Levant si l’on se fonde sur l’onomastique des
inscriptions nabaṭéennes, nabaṭéo-arabes et thamūdéennes ḥismāʾites. Enfin,
dans les inscriptions ṣafāʾitiques de Syrie et de Jordanie, de très nombreux textes
invoquent un dieu Lāh (Lh) et une déesse Lāt (Lt), apparemment sans l’article
défini, qu’il est possible d’identifier avec al-Lāh et al-Lāt.
La paire al-Lāh et al-Lāt (ou Lāh et Lāt) n’est pas aussi étrange qu’on
pourrait le penser : chez de nombreux peuples, on a divisé en deux un être divin
pour donner naissance à une divinité masculine et à une divinité féminine 37.
Une dernière donnée récemment mise en lumière est que les chrétiens de
langue arabe, avant l’Islam, appelaient Dieu « al-Ilāh ». On le suspectait depuis
longtemps grâce à l’inscription chrétienne de Zabad et à celle du monastère de
Hind bint al-Ḥārith à al-Ḥīra 38. On en a maintenant trois nouvelles attestations
en contexte chrétien, puisqu’il s’agit de textes flanqués par une croix. Ce sont
notamment, à Ḥimà, près de Najrān, un chrétien qui s’appelle Marthad al-Ilāh,
parfaite transposition en arabe du sabaʾique ḥimyarite Marthadʾīlān 39 ; à Dūma,
la formule dhikr al-Ilāh dans une inscription datée de 443 (ère d’Arabie), soit
548-549 de l’ère chrétienne 40 ; et à Qaṣr Burquʿ, en Jordanie, à nouveau la même
formule dhikr al-Ilāh 41. On peut encore ajouter deux attestations en contexte
incertain (les anthroponymes Brʾlʾlh à Dumat al-Jandal et ʿbdʾlʾlh à Umm al-Jimāl,

37. H. Petersmann, « Le culte du Soleil chez les Arabes selon les témoignages gréco-
romains », dans T. Fahd (éd.), L’Arabie préislamique et son environnement historique
et culturel, Leyde, E.J. Brill (1989), p. 406.

38. Ch. J. Robin, « La réforme de l’écriture arabe à l’époque du califat médinois », MUSJ
59 (2006), p. 336-338 et Ill. 4, p. 357 ; « Les Arabes des “Romains”, des Perses et de
Ḥimyar (iiie-vie s. è. chr.) », Semitica et Classica 1 (2008), p. 185-186.

39. Ḥimà-Sud PalAr 10 / 4 (dans Robin et alii, « Inscriptions antiques récemment


découvertes à Najrān », op. cit., n. 2, p. 1102-1104 et fig. 9, 44 et 45, p. 1042 et 1103) ;
voir aussi al-Ilāh dans Ḥimà-Sud PalAr 8 / 5 (ibid., p. 1099-1102 et Fig. 8, 41 et 42,
p. 1042 et 1100) dans un contexte mutilé.

40. L. 
Nehmé, « A “Transitional” Inscription from Dûmat al-Jandal », dans G. Charloux
& R.  Loreto (éds), Dûma 2. The 2011 Report of the Saudi-Italian-French
Archaeological Project at Dûmat al-Jandal, Saudi Arabia (Series of Archaeological
Refereed studies No. 41), Riyadh, Saudi Commission for Tourism and National
Heritage, (2016 [1437 h.]), p. 231-233, pour la publication princeps ; L. Nehmé,
« New dated inscriptions (Nabataean and pre-Islamic Arabic) from a site near al-
Jawf, ancient Dūmah, Saudi Arabia », Arabian Epigraphic Notes 3 (2017), p. 121-
164, p. 130-131, pour la lecture [ḏ]kr.

41. Y. 
al-Shdaifat, A. Al-Jallad, Z. al-Salameen & R. Harahsheh, « An early Christian
Arabic graffito mentioning ‘Yazid the king’ », Arabian Archaeology and Epigraphy
28 (2017), p. 315-324.
l’arabie à la veille de l’islam 313

lectures Laïla Nehmé). En revanche, les chrétiens de langue sabaʾique appellent


Dieu « al-Raḥmān ». C’est une différence qui n’avait pas été relevée. Ce n’est pas
sans conséquence quand on observe que le Dieu prêché par al-Aswad al-ʿAnsī au
Yémen et Musaylima en Arabie centrale (pendant les guerres appelées de façon
polémiques Ridda, « retour au polythéisme ») s’appelle al-Raḥmān (et non al-Ilāh).
Si ces deux réformateurs se situaient à la frontière du christianisme comme on le
pense généralement, ce christianisme était ḥimyarite et non syrien.

Le traitement des données épigraphiques


Dans son traitement des décennies (et parfois des siècles) qui précèdent la
fondation de la principauté théocratique de Yathrib, renommée al-Madīna, en 622,
Aziz al-Azmeh a le grand mérite de citer nombre de données tirées des sources
épigraphiques (ou parfois des sources externes) et de les articuler avec celles
transmises par la tradition savante arabo-musulmane. C’est une nouveauté : aucun
islamisant, avant lui, ne s’était risqué sur ce terrain difficile. Les réserves qui
suivent ne doivent pas faire oublier cette grande avancée méthodologique.
Tout d’abord, Aziz al-Azmeh se contente souvent de juxtaposer les données
tirées des inscriptions avec celles de la tradition, considérant de façon implicite
que les unes et les autres se complètent (voir par exemple p. 172). En bonne
méthode, on ne peut pas procéder de la sorte. Les sources épigraphiques sont
hétérogènes, sans même parler de la diversité des dates. Les textes monumentaux
sont produits par les personnages les plus en vue, qui rivalisent pour l’exercice
du pouvoir ; ils reflètent les conceptions et les pratiques des élites. Les textes
d’archive permettent de connaître un éventail de personnes notablement plus
ouvert, mais apparemment pour une seule ville, celle de Nashshān (aujourd’hui
al-Sawdāʾ dans le Jawf du Yémen). Quant aux graffites rupestres, il faut à nouveau
distinguer deux catégories : ceux qui sont rédigés dans une écriture formelle par
des personnes issues des sociétés complexes, et ceux qui sont gravés dans les
diverses variétés d’écritures appelées « thamūdéennes » par les gens de la steppe
et du désert. Ces diverses catégories de textes épigraphiques jettent un peu de
lumière sur des sociétés fort dissemblables. Avant d’articuler leurs données avec
celles de la tradition savante arabe, il importe de bien comprendre par qui elles
sont produites et donc ce qu’elles signifient.
Par ailleurs, l’interprétation des sources épigraphiques exige une certaine
familiarité avec la géographie et l’histoire antiques. Les faits bruts n’ont guère
de sens s’ils ne sont pas contextualisés. Quand, à Qaryat al-Faʾw, Aziz al-Azmeh
ne voit qu’une profusion confuse de divinités, c’est parce qu’il ne sait pas faire le
lien entre ces divinités et les groupes qui les vénèrent. Le panthéon des gens du
lieu se compose de Kahl, al-Lāh, ʿAththar al-Shāriq et al-Lāt. ʿAthtar dhu-Qabḍ,
Wadd et Nakraḥ sont les dieux de Maʿīn auxquels un petit temple était consacré
quand Qaryat faisait partie de la ligue marchande minéenne. Quant à Sayin et à
dhu-Samāwī, ils reçoivent des offrandes de négociants venus du Ḥaḍramawt ou
de Najrān.
314 c.j. robin

Une troisième faiblesse de l’ouvrage résulte du fait que son auteur ne prend
pas en compte le progrès des études. Il se réfère indifféremment à des thèses
anciennes et aux conclusions les plus récentes, sans percevoir que ces dernières
annulent et remplacent les précédentes, du fait des révisions radicales de la
chronologie et de l’histoire politique, intervenues durant les dernières décennies,
à la suite de l’augmentation énorme de la base documentaire et de l’amélioration
des connaissances géographiques. Sauf exception, les publications antérieures aux
années 1980 sont dépassées et ne peuvent être utilisées qu’avec prudence.
Par exemple, les références multiples d’Aziz al-Azmeh à la contribution
importante que Sydney Smith avait consacrée à la chronologie en 1954 42 sont
source de confusion puisque les découvertes épigraphiques ont non seulement
radicalement modifié ce qu’on savait de Ḥimyar, mais encore induit de nombreuses
réinterprétations des sources manuscrites, tout particulièrement celles relatives au
massacre de Najrān, qui, par ailleurs, ont souvent fait l’objet d’une réévaluation
systématique 43. Même l’ouvrage qu’Iwona Gajda a consacré à Ḥimyar en 2009 44
doit déjà être révisé et complété sur de nombreux points puisqu’il est antérieur à
la publication de toute une série de découvertes importantes comme les nouvelles
inscriptions de Murayghān 45, de Maʾsal 46 ou de Najrān 47.
Plusieurs des importantes révisions de l’histoire préislamique récemment
proposées ont ainsi échappé à Aziz al-Azmeh. Il s’agit tout d’abord de l’extension
du royaume de Ḥimyar qui n’est pas confiné au Yémen comme il le croit, mais
englobe alors la plus grande partie de l’Arabie déserte. Au moment de sa plus
grande extension, entre 552 et 565, il incluait Hagar (auj. al-Hufūf), Khaṭṭ (al-

42. S. Smith, « Events in Arabia in the 6th century A.D. », BSOAS 16 (1954), p. 425-468.

43. Voir en dernier lieu J. Beaucamp, Fr. Briquel-Chatonnet et Ch. J. Robin (éds), Juifs
et chrétiens en Arabie aux ve et vie siècles : regards croisés sur les sources, Collège
de France – CNRS, Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance,
Monographies 32, Paris, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de
Byzance (2010).

44. I. Gajda, Le royaume de Ḥimyar à l’époque monothéiste. L’histoire de l’Arabie


du Sud ancienne de la fin du ive siècle de l’ère chrétienne jusqu’à l’avènement de
l’Islam, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 40, Paris (2009).

45. Ch. J. Robin et S. Ṭayrān, « Soixante-dix ans avant l’Islam, l’Arabie toute entière
dominée par un roi chrétien », CRAI (2012), p. 525-553.

46. A. Prioletta et M. Arbach, « Ḥimyar en Arabie déserte au ve siècle de l’ère


chrétienne : une nouvelle inscription historique du site de Maʾsal, Arabie séoudite »,
CRAI (2016), p. 917-954.

47. Robin et alii, « Inscriptions antiques récemment découvertes à Najrān », op. cit., n. 2.
l’arabie à la veille de l’islam 315

ʿUqayr sur la côte de Golfe), Ṭayy, Yathrib et Juzām (arabe Judhām), dont une
inscription d’Abraha mentionne explicitement l’allégeance 48.
Concernant le judaïsme de Ḥimyar, après la découverte et la première analyse
d’une série d’inscriptions ḥimyarites, qu’Aziz al-Azmeh connaît et mentionne, la
conviction s’est progressivement imposée que le royaume a été officiellement juif
pendant près de 150 ans 49.
Prétendre qu’« au Yémen, il se confirme que le judaïsme tout comme le
christianisme ont été relativement éphémères (shortlived) » (p. 265) ne s’accorde
pas avec les sources puisque le judaïsme est encore la religion d’une grande partie
de la population au xiie s.
Il faut ajouter enfin deux découvertes récentes déjà évoquées ci-dessus.
L’usage de l’écriture arabe est attesté bien plus tôt qu’on ne le pensait, puisqu’une
inscription de la région de Najrān est datée de 470. Par ailleurs, deux inscriptions
(celle datée de 470 et une autre datée de 513) révèlent que le calendrier de l’Arabie
déserte n’était pas celui de Makka, mais celui commençant par le mois d’al-
muʾtamir, que les traditionnistes attribuent aux Arabes des temps très anciens.
Le postulat de la centralité de Makka et de son temple avant l’Islam, qui est
naturellement celui de l’auteur, comme de tous ses devanciers, paraît infondé tout
au moins jusqu’à la fin du règne d’Abraha (vers 565). Mais il s’agit de découvertes
remontant à 2014 que l’auteur ne pouvait pas prendre en compte.
De manière plus générale, il faut garder à l’esprit que les sources
épigraphiques et les traditions sont radicalement hétérogènes parce qu’elles n’ont
pas le même point de vue : les inscriptions reflètent une version officielle édictée
par les autorités, alors que les traditions rapportent des situations et des évènements
souvent mineurs relatés par des particuliers et conservés dans la mémoire familiale
pendant des générations.
L’auteur ne se résout pas à hiérarchiser ses sources. Quand les données tirées
des textes épigraphiques contredisent celles de la tradition savante musulmane,
il conclut que l’on a deux versions différentes entre lesquelles on ne saurait
choisir (voir par exemple p. 113, à propos de la « migration » de Kinda ; voir aussi
p. 151, où cette « migration » devient une certitude). Or ces données n’ont pas le
même poids. L’auteur d’une inscription qui mentionne, par exemple, la présence
d’une tribu en un lieu donné à une certaine date enregistre un fait dont la valeur
historique est élevée, parce que ce genre d’information n’est guère affecté par le
caractère propagandiste des textes épigraphiques ; par ailleurs, les inscriptions, qui
peuvent passer sous silence des informations gênantes, ne contiennent jamais de
contrevérités qui ruineraient la crédibilité de leur auteur.

48. Ch. J. Robin et S. Ṭayrān, « Soixante-dix ans avant l’Islam, l’Arabie toute entière
dominée par un roi chrétien », CRAI (2012), p. 525-553.

49. Voir G.W. Bowersock, The Throne of Adulis. Red Sea Wars on the Eve of Islam,
Emblems of Antiquity, Oxford, Oxford University Press (2013).
316 c.j. robin

En revanche les données de la tradition savante ne sont pas, le plus souvent,


le souvenir d’événement anciens précisément enregistrés, mais les conclusions
que les savants de l’Islam ont élaborées avec les maigres matériaux, souvent
contradictoires, dont ils disposaient. Leur validité est très faible, non pas parce
que ces savants manquaient de méthode, mais parce que presque rien n’avait
survécu après deux siècles de crises violentes qui commencent avec l’imposition
de la tutelle aksūmite sur Ḥimyar et se terminent avec la stabilisation du pouvoir
umayyade (500-692).
Aziz al-Azmeh met son grand talent au service d’une cause qui semble
désormais perdue : la validation des données de la tradition savante arabo-
musulmane. Il le fait sans doute de manière originale. Pour prouver la validité
historique de la tradition, qu’il n’interroge guère, il s’emploie à démontrer qu’elle
est compatible avec les modélisations qu’il a élaborées et avec les résultats de
la recherche historique et archéologique en construisant une synthèse fondée
sur ces deux catégories de sources. Mais, sur ce point tout au moins, il n’est pas
convaincant.

Remarques diverses
– Les dates de la période préislamique
Aziz al-Azmeh, en bon pédagogue, donne de nombreuses dates qui aident à
organiser les événements dans le temps. On ne peut que l’approuver. Il aurait été
judicieux, cependant, de mieux distinguer les dates solidement fondées (avec une
petite incertitude éventuellement) de celles qui sont hypothétiques 50 et enfin de
celles qui sont fantaisistes, résultant de reconstructions extrêmement fragiles ou
d’hypothèses infondées 51.
Pour l’ère ḥimyarite, il se réfère soit à la vieille thèse qui situe son début
en 115 52, soit à la nouvelle qui propose 110 53. Quant au calendrier ḥimyarite, il
renvoie à Jawād ʿAlī qui se fonde sur les données disponibles de l’entre-deux
guerres, ce qui manque de sérieux (p. 139, n. 245).
Concernant la date de l’inscription arabe du jabal Usays, une faute de frappe
a transformé 528-529 de l’ère chrétienne en 523-529 (p. 121). La lecture de
l’année mentionnée par le texte, 423 de l’ère de la province d’Arabie, soit 528-529

50. Voir par exemple 599 pour l’établissement du gouvernement direct des Perses sur
le Yémen, alors que cet événement n’est connu que par des traditions fort confuses
(p. 120).

51. Voir la date de 6-9 de l’ère chrétienne pour l’inscription de ʿĒn ʿAvdat, proposée par
Bellamy, alors que ce texte est probablement beaucoup plus tardif (p. 149).

52. Voir la date de la deuxième lettre attribuée à Siméon de Beth Arsham : juillet 519
(p. 139, n. 244).

53. Voir les dates de Maʿdīkarib Yaʿfur : 519-522 (p. 120).


l’arabie à la veille de l’islam 317

de l’ère chrétienne, doit être désormais corrigée en 427, soit 532-533. De même
faut-il sans doute corriger la date de l’inscription d’al-Namāra de 223 de l’ère de
la province d’Arabie en 227 (ce qui donne 332 de l’ère chrétienne à la place de
328) 54.
– p. 120-121, Abraha : Aziz al-Azmeh réduit le traitement du règne d’Abraha
à quelques considérations générales (voir aussi p. 156 et 160). Le propos est
tellement allusif qu’il mentionne dans une même phrase qu’« une expédition fut
envoyée en Arabie centrale et occidentale (probablement au nord-ouest) et qu’une
révolte de Kinda au Ḥaḍramawt fut réduite ». C’est à la fois exact et trompeur. Un
texte daté de 548 (CIH 541) rapporte en détail la réduction d’une révolte de Kinda
au Ḥaḍramawt, puis la réfection de la Digue de Marib, la consécration d’une église
à Marib et la tenue d’une conférence diplomatique à laquelle ont participé des
délégués de Rome, de la Perse, d’al-Mundhir (d’al-Ḥīra) et des frères al-Ḥārith
et Abīkarib fils de Gabalat (de Syrie). Un second texte (Ry 506 = Murayghān 1)
rapporte une expédition contre Maʿadd et leurs princes les banū ʿAmr (à savoir les
princes kindites qui descendent d’al-Ḥārith le Roi b. ʿAmr le Diminué b. Ḥujr le
Mangeur d’herbes amères b. ʿAmr) en 552 qui se termine par un succès ; à la suite
de cette expédition, ʿAmr fils d’al-Mundhir est chassé d’Arabie et cinq nouvelles
régions font allégeance à Abraha (Murayghān 3). L’omission de ces événements
considérables ruine évidemment la crédibilité de la reconstruction de l’auteur.
Il est tout aussi étonnant qu’Aziz al-Azmeh évite de faire la moindre allusion à
l’expédition d’Abraha contre Makka à une date qui est appelée traditionnellement
« l’année de l’éléphant  » et sert de pivot pour toutes les reconstructions
chronologiques des traditionnistes. La victoire remportée par les Mecquois
sur Abraha serait, selon les traditionnistes, le point de départ de la suprématie
mecquoise. Il est vrai que les historiens ont toujours nourri de sérieux doutes sur
la réalité historique de cette expédition qui serait une amplification de la sourate
105 intitulée « L’Éléphant » (al-Fīl). En passant sous silence cet épisode, Aziz al-
Azmeh veut sans doute montrer qu’il ne retient que les faits avérés et fait preuve
d’une grande exigence méthodologique. Pourtant, les mentions de l’éléphant et
d’Abū Yaksūm (surnom d’Abraha qui avait effectivement un fils nommé Aksūm,
comme en atteste l’inscription CIH 541) dans la poésie préislamique incitaient
déjà Uri Rubin à considérer que l’historicité de l’expédition était probable. La
découverte de dessins d’éléphants à 100 km au nord de Najrān (donc entre Najrān
et Makka) est un nouvel indice favorable à l’historicité 55.
– p. 130, ḥmt : contrairement à ce qui est affirmé, ce terme n’est pas le
correspondant sabaʾique de l’arabe ḥimà. Il se trouve dans deux inscriptions, dont

54. Robin, « Die Kalender der Araber vor dem Islam », op. cit., n. 7, p. 376-377 et 378.

55. Ch. J. Robin, « L’Arabie dans le Coran. Réexamen de quelques termes à la lumière
des inscriptions préislamiques », dans Fr. Déroche, Ch. J. Robin et M. Zinc (éds),
Les origines du Coran, le Coran des origines, Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, Actes de colloque, Paris, Diffusion De Boccard (2015), p. 36-48.
318 c.j. robin

les auteurs sont des gens originaires du golfe Arabo-persique, qui offrent au dieu
Shams une ḥmt de pierre :
Ry 547 / 11, …]hqnyw S²ms¹ ḥmt blqʾ ḏʾt (w)-ms¹n[dn…,
RES 4763 / 13, … hqnyw S²ms¹ [ḥ](mt)[blqʾ]ḏʾt w-ms¹nd[n…,
« …]ont offert à Shams cette ḥmt de pierre et cette inscrip[tion …] » 56
Le sens de ḥmt, qui est inconnu, n’a rien à voir avec la zone protégée de
l’Arabie déserte. En revanche, le toponyme Ḥimà (qui dérive peut-être de ḥimà)
dans la région de Nagrān est attesté dans les inscriptions sous la forme Ḥm Ngrn,
« Ḥimà de Nagrān » 57.
– p. 140, n. 249, ʿAmr b. Hind : ce souverain succède effectivement à son
père al-Mundhir sur le trône d’al-Ḥīra en 554. Les inscriptions de Murayghān
mentionnent que, chargé du gouvernement de Maʿadd, il a été chassé d’Arabie par
Abraha en 552. C’est donc avant cette date qu’il arbitre la querelle entre Bakr et
Taghlib au marché de dhū ʾl-Majāz.
– p. 156, Macoraba mentionné par Pline : lire Ptolémée VI, 7, 42.
– p. 171, « Zeus Safathenos [lire Saphathenos] at Buṣra, … a syncretised
version of Baalshamīn, worshipped by Safaitic residents of and visitors to the
city ». Saphathenos ne peut pas avoir le moindre rapport avec les « Safaitic
residents » puisque « Ṣafaitic » est une création du xixe s. Pour nommer l’écriture
des textes rupestres découverts dans la région du jabal Ṣafā, on s’est alors référé
à cette montagne du désert de Syrie. En fait, les textes ṣafāʾitiques se trouvent
en grande majorité dans des régions plus méridionales. Il s’agit donc d’une
appellation conventionnelle pour des textes écrits dans une certaine écriture. Il
n’est pas sûr que les gens du désert qui écrivaient en ṣafāʾitique aient appartenu à
un même ensemble tribal, ni qu’ils aient tous parlé exactement la même langue.
Il vaut mieux éviter d’employer le terme « Ṣafāʾitiques » pour désigner un groupe
humain 58. Quant à l’épithète de Zeus, il est possible qu’elle renvoie au jabal Ṣafā,
à supposer que cette montagne ait été appelée ainsi dans l’Antiquité.
– p. 171, Muʿāwiyat b. Kaʿb. « A similar situation arises in the evanescent
presence at Qaryat al-Fāw of Hellenistic, Egyptian and Mesopotamian divine
iconographies associated with Isis and with the local chieftain Muʿāwiyat b. Kaʿb
[avec renvoi en note à al-Ansary, Qaryat al-Faw, Riyadh, 1982, p. 23 et 85]. Here
there was clearly some importation of idols ». Le nom de Muʿāwiyat b. Kaʿb n’est
pas attesté à Qaryat, mais seulement celui de « Muʿāwiyat b. Rabīʿa, du lignage

56. Pour ces deux textes, se reporter à Ch. J. Robin et A. Prioletta, « Nouveaux
arguments en faveur d’une identification de la cité de Gerrha avec le royaume de
Hagar (Arabie orientale) », Semitica et Classica 6 (2013), p. 168-170.

57. Biʾr-Ḥimà Sab 1 / 3-4 (Robin et alii, « Inscriptions antiques récemment découvertes
à Najrān », op. cit., n. 2, p. 1078-1083 et fig. 22, 23 et 24).

58. A. al-Jallād, An Outline of the Grammar of the Safaitic Inscriptions, Studies in


Semitic Languages and Linguistics 80, Leyde, Brill (2015).
l’arabie à la veille de l’islam 319

(Ml)ṯ, le Qa(2)ḥṭānite, roi de Qaḥṭān et de Madhḥij » qui n’est pas un « chieftain »,


mais un roi (dans al-Ansary, fig. 2, p. 144). À la page 23 de Qaryat al-Faw, il n’est
nullement question d’iconographie divine, mais de céramique, vaisselle de pierre,
verre et bijoux ; à la p. 85, ce sont les photographies de deux monnaies locales sur
lesquelles on ne reconnaît pas grand-chose, pas même le monogramme du dieu
Kahl. Quant à « l’importation d’idoles » (voir aussi p. 172, « the import of ready-
made idols »), elle n’est nullement prouvée par les petits objets précieux qu’on
a trouvés dans les tombes ou dans le trésor des temples. Ces objets, qui n’ont
jamais été découverts en contexte cultuel, ont probablement été amassés du fait
de la grande valeur du métal. Ils n’étaient pas plus révélateurs des cultes pratiqués
qu’une statue de bouddha ou une image d’Isis dans un salon parisien. D’ailleurs,
l’une des statuettes de Qaryat mentionnée par Aziz al-Azmeh est une offrande au
Grand Dieu local, Kahl (toujours p. 171) : on peut donc supposer qu’elle provient
du trésor du temple de ce dieu.
– p. 172, n. 33 : « Wadd is reported to have been represented by a serpent in
Najrān », avec renvoi au catalogue Routes d’Arabie, n° 223. La pièce à laquelle
il est fait référence est un galet orné d’un serpent enroulé, avec une inscription
énigmatique. Françoise Demange, qui a rédigé la notice, n’est pas une spécialiste
de l’Arabie. Elle se contente d’observer qu’« à Maʿīn, [le serpent] était le symbole
du dieu Wadd », ce qui est exact. En fait, on a quelques représentations de serpent à
Najrān qui ne sont pas associées à Wadd, et Wadd n’est pas une divinité du panthéon
de Najrān. Quand le nom de Wadd se trouve à Qaryat al-Faʾw, c’est toujours dans
des textes dont l’auteur est minéen (ou lié à Maʿīn) ; si ce théonyme était relevé
à Najrān, il en irait de même. On peut supposer que le serpent de Najrān a retenu
l’attention d’Aziz al-Azmeh parce que les traditionnistes associent la Najrān des
temps anciens avec un mystérieux personnage appelé Afʿà, « Serpent », sur lequel
on a abondamment glosé. Dans les sources syriaques relatives au massacre de 523,
cependant, Afʿō est le nom d’un personnage important de Najrān. Il est plausible
que le Afʿà des traditionnistes soit simplement une réminiscence d’un personnage
charismatique du passé. D’ailleurs, pour Abū Jaʿfar al-Ṭabarī, les gens de Najrān
appartenaient à la tribu des banū ʾl-Afʿà avant de se rattacher aux banū ʾl-Ḥārith
b. Kaʿb 59.
– p. 210, « Shayṭān ». L’auteur croit reconnaître Satan dans cet anthroponyme,
pour lequel il renvoie à Ibn Qutayba. S’il avait consulté les généalogies d’Ibn al-
Kalbī, il aurait constaté que le nom se trouve sous deux formes, « al-Shayṭān »
(7 occurrences) et « Shayṭān » (12 occurrences), surtout dans des tribus du sud
pour la première et du nord pour la seconde. Il est assuré que la forme al-Shayṭān
n’a rien à voir avec Satan : la racine S²YṬ, en qatabānique, exprime les actions
de vendre et acheter ; al-shayṭān signifie donc probablement « le négociant,
le marchand ». L’anthroponyme Shayṭum (S²yṭm) est d’ailleurs attesté dans les
inscriptions. Concernant Shayṭān, il est difficile de dire si c’est le même sens

59. Al-Ṭabarī, Taʾrīkh, I, éd. De Goeje, p. 1987.


320 c.j. robin

ou une signification différente ; cependant, il paraît peu plausible qu’un terme


emprunté, comme Satan, soit utilisé comme anthroponyme.
– p. 212, le grand palmier que les gens de Najrān auraient vénéré : cette
remarque renvoie aux traditions arabo-musulmanes qui rapportent l’existence d’un
tel culte. L’épigraphie ne confirme nullement que le palmier ait été l’objet d’un
culte. Dans l’art rupestre de la région de Ḥimà, en revanche, le palmier est souvent
représenté. Mais la relation avec un ancien culte n’est pas évidente puisque ces
palmiers peuvent être représentés avec des rigoles d’irrigation. Notre hypothèse
serait plutôt que les paysans représentaient les palmiers comme les éleveurs et les
chasseurs dessinaient les animaux afin de les assujettir à leur volonté. Plus tard,
les images de palmiers auraient été interprétées comme des images divines par les
gens de passage dans la région. On peut observer à ce propos que les traditionnistes
ignorent le nom de dhu-Samāwī, le Grand Dieu de Najrān, pourtant vénéré jusqu’à
une date tardive : ils ne savent donc rien de concret sur les cultes de Najrān avant le
rejet du polythéisme, qui intervient vers 380, comme dans l’ensemble de Ḥimyar.
– p. 216, Hbl utilisé en Arabie du sud comme épithète divine (à propos de
Hubal), sans référence : je n’ai trouvé aucune attestation de cette épithète.
– p. 376, « The name given by Tradition to Muḥammad’s father, ʿAbd Allāh,
is unlikely and, if ascertained, would have been quite unusual if not entirely
unknown » : Aziz al-Azmeh s’égare parce que l’anthroponyme ʿAbd Allāh est fort
commun avant l’Islam, un peu partout dans la péninsule. Dans les inscriptions
sudarabiques, il est écrit ʿbdlh. Le nom est également chrétien : il est attesté à de
multiples reprises en syriaque à propos de Nagrānites (avec les graphies ʿbdlh,
ʿbdʾllh et ʿbdʾlh) 60. Si l’on comprend bien le raisonnement implicite de l’auteur,
Allāh ne peut pas apparaître dans les théophores préislamiques parce qu’il est le
Dieu unique.
– p. 518, Muḥammad est présenté par un auteur syriaque comme le
premier roi des Arabes : ce n’est pas injustifié. Muḥammad s’est comporté
comme un souverain, notamment en matière matrimoniale. De plus, pendant son
gouvernement, les années ont été comptées à partir de son accession au pouvoir ;
c’est la fixation de ce système qui est à l’origine de l’ère hégirienne.

Christian Julien Robin

60. A. Moberg, The Book of the Himyarites. Fragments of a hitherto unknown


Syriac work, edited, with introduction and translation, by… Acta Reg. Societatis
Humaniorum Litterarum Lundensis VII, Lund, C.W.K. Gleerup (1924), index
p. xciv.

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