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LA VOCALISATION DES MANUSCRITS CORANIQUES DANS LES PREMIERS SIECLES DE L’ISLAM Iya de cela 150 ans, Theodor Néldeke estimait que la littérature tra- ditionnelle traitant des gira’at — des lectures/variantes coraniques -, était bien plus utile & la reconstruction de l'histoire du Coran que les manuscrits, qu'il attribuait a des copistes irresponsables'. Aujourd’ hui, les découvertes et les études des manuscrits nous permettent de reconsidérer et d’enrichir la contribution de ces documents 4 P’histoire du Coran dans les trois premiers siécles de l’islam., Durant cette période, ct parallélement & la naissance des sciences religicuses et grammaticales, les manuscrits coraniques témoignent d’un processus linguistique en cours d’élaboration. Un des signes majeurs de cette évolution est, entre autres, I’introduction une vocalisation dans un systtme graphique principalement consonan- tique. Cet événement — qui a eu lieu, selon la Tradition islamique, a la fin du premier sigcle de I’ Hégire — incarne la confrontation de deux modes de transmission, écrit et oral, qui, jusque-1a, étaient indépendants I’un de l'autre voire concurrents®. La vocalisation constitue un enregistrement de la lecture de I’époque et apporte, d’aprés nous, un témoignage que I’on peut analyser tant de fagon philologique qu’historique. En effet, elle offre, d’une part, une représentation précise de la langue coranique et, plus généralement, de la langue arabe, a un stade prénormatif. Et, d’autre part, elle renvoie au proces- sus de formation de la science des lectures — ‘lm al-gira’at — en jouant un role essentiel dans la stabilisation des traditions orales de lecture ; elle nous invite ainsi A reconsidérer notre savoir, issu des sources traditionnelles plus tardives, A travers un document historique. ‘Nous observerons, dans le cadre de cette communication, les systémes vocaliques d’un corpus de huit fragments coraniques. La constitution d’un corpus homogéne, en 'absence d’information quant a la chronologie ou & la géographie du manuscrit, est une des difficultés principales de ce tra- vail. Rien ne permet en effet d’affirmer que telle ou telle caractéristique 1. Th, Néldeke, « The Koran », Encyclopedia Britannica, 9* ed., vol. 16, 1891. 2. Cf. G. Schoeler, Ecrire et transmettre dans les débuts de Vislam, Paris, 2002. 162 BLEONORE CELLARD récurrente renvoie bien 4 un moment précis de I’histoire, et non pas & un atelier géographiquement délimité. En outre, si la paléographie et l’étude de orthographe peuvent permettre de situer approximativement le corpus dans le temps, il est impossible d’ établir un lien entre la copie du texte et sa vocalisation, ajoutée dans une encre de couleur différente de celle du sque- lette consonantique. L’homogénéité de notre corpus, défini, en premier lieu, a partir de cri- teres codicologiques et paléographiques, s’applique aussi, dans une certaine mesure, 4 l’orthographe et au systéme de vocalisation’. C’est a ce dernier point que nous allons consacrer notre présent propos. En précisant « dans une certaine mesure », nous voulons dire qu’il existe une structure com- mune a tous les systémes vocaliques du manuscrit, une base fixe sur laquelle s’élabore toute vocalisation, Au-dela de ce systéme de référence, les varia- tions que I’on observe vont mettre en évidence les hésitations d’un individu ou d’une communauté quant a la représentation de sa lecture, voire de sa langue. En conséquence, nous nous proposons ici de recenser ces différentes altérations vocaliques et de tenter de les interpréter a la lumiére des sources traditionnelles et philologiques. Les documents Parmi les nombreux manuscrits du fonds Asselin de Cherville, collectés au Caire et conservés & la Bibliothéque Nationale de France, nous avons s¢- lectionné un ensemble de fragments, d’ores et déja rassemblés par Michele Amari‘, puis par le classement paléographique de Frangois Déroche’. Dans son Catalogue des manuscrits, ce dernier isola une petite série de manuscrits—le groupe C —ayant certaines affinités avec la graphie Higazi1V. Quatorze fragments composent ce groupe, subdivisé en trois familles (C.1, C.Il, C.IID ; la premiére famille — C.I— ne présentant pas de caractére typo- logique affirmé, réunit en conséquence deux variantes (C.la, C.Ib). Au cours de son étude des manuscrits de la collection Nasser D. Khalili, F. Déroche rencontra d’autres exemples appartenant a la méme graphie. II signala éga- 3. Nous avons proposé une étude basée sur l’orthographe et les systémes de séparation de versets dans le cadre d’un mémoire de Master 2, Institut national des langues et civilisations. orientales (INa1.co), 2009-2010, 4, W. de Slane, Catalogue des manuscrits arabes, Paris, 1883-1895, 5. F, Déroche, Les Manuserits du Coran. Aux origines de la calligraphie coranique, Bibliothéque Nationale, Département des manuscrits, Catalogue des manuscrits arabes, Deuxiéme partie, Manuscrits musulmans, t. I, 1, Paris, 1983, p. 75-83. 163, lement I’existence de fragments similaires découverts au Caire, 8 Damas et 4 San‘a’, II proposa enfin de situer le développement de cette écriture entre le milieu du 1*/vint sigcle et la fin du mi/ix* siecle’, Les récentes recherches effectuées sur plusieurs manuscrits d’époque umayyade permettent aujourd’hui de reconsidérer la datation du groupe C Parmi ces témoins, le manuserit umayyade de San‘a’ (MS San‘a’ DAM 20- 33.1) présente des caractéristiques paléographiques proches du groupe C.la’, particuliérement dans la forme des lettres alif, ‘ayn initial et médian, et niin isolé ou final. En revanche, d’autres lettres ne correspondent pas a la graphie des trois fragments parisiens classés dans cette famille (BNF Arabe 324c, BNF Arabe 334i et BNF Arabe 337b). Le ‘ayn final, dont la queue décrit un large cercle A gauche, le mim et le ha’, aplatis sur la ligne d’écriture, sont davantage des reliquats dune éeriture umayyade plus ancienne, proche de celle d’un manuserit conservé la Bibliothque Nationale de Russie 4 Saint- Pétersbourg, le Marcel 13. La datation au carbone 14 du manuscrit de San‘a” (entre 657 et 690), et un test chimique récemment effectué (entre 700 et 730)* confirment l’attribution a la période umayyade du début du vur' siécle Un second fragment, étudié par Yasin Dutton’, révéle des caractéris- tiques paléographiques identiques au manuscrit de San‘a’, & l'exception du ‘ayn final, qui correspond davantage au type C.la. Le fragment, composé de trois folios issus de collections différentes, est de format presque carré (environ 48x54 cm), avec probablement 25 lignes a la page. Une datation au carbone 14 situe le manuscrit entre 610 et 770 (95,4 % de probabilité) et plus précisément entre 647 et 685 (avec une probabilité de 68,2 %). Un troisiéme fragment, également d’époque umayyade, emploie une écriture de type C.la. Les feuillets de ce manuscrit sont dispersés dans diverses collections”. Le format du codex est vertical (40x47em) et son texte, comportant 20 lignes la page, est inscrit dans un cadre de couleur. Récemment, une analyse au carbone 14 en a proposé une datation entre 648 et 691! 6. F.Déroche, The Abbasid Tradition. Qur ans of the 8° to the 10 Centuries, Londres, Azimuth Editions [The N.D. Khalili Collection of Islamic Art, 1], 1992, p. 36. 7. Cf.le travail de A. George, The Rise of Islamic Calligraphy, Londres, Sagi, 2010. 8. A. George, op. cit. (n. 5), p. 79. 9. ¥.Dutton, «An Umayyad Fragment of the Qur’an », Journal of Qur ‘anic Studies IX, 2007, p. 71-90. 10. Cf. fig. 5, TR : 491-2007, dans D. Roxburgh, Writing the Word of God: Calligraphy and the Qur'an, Houston, Museum of Fine Arts, 2007, p.16, D’autres feuillets ont été présentés dans l'exposition de Lattes (du 15 décembre au 30 avril 2001) : Ch. Landes, Tunisie, du christianisme & Vislam. 1-x1¥ siécle, Librairie Imago, 2001 11, Je remercie F, Déroche de m’avoir fourni cette information.

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