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Une conférence d’Eliot Freidson

Introduction et traduction revue par Simone CHAPOULIE, professeur de khâgne BL au lycée Janson-de-Sailly de Paris

NDLR : à l’initiative de Jean-Michel Chapoulie et Pierre Tripier, a été organisé,

les 3 et 4 avril 1998, à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines,
un colloque franco-américain sur le thème « L’École de Chicago,
hier et aujourd’hui ». Notre collègue Simone Chapoulie y assistait.
La conférence qu’a donné, dans ce cadre, Eliot Freidson lui a semblé fort
intéressante : elle était en effet centrée sur un problème que nous rencontrons
souvent, celui de l’articulation d’analyses microsociologiques des situations
de travail avec une vision macrosociologique prenant en compte les contraintes
institutionnelles et organisationnelles. Nous remercions E. Freidson d’avoir autorisé
sa publication dans DEES. Nous remercions également Simone Chapoulie
qui a corrigé et amendé une première traduction – correction soumise à l’auteur,
lequel a donné son approbation – et qu’elle introduit par une réflexion critique
sur l’habitude consistant à étiqueter des auteurs
en les enfermant dans des « écoles ».

L
a présentation d’écoles de
pensée, de courants théo-
riques constitue pour beau-
coup un passage obligé de l’ensei-
gnement de la sociologie. Si elle rend
quelques services au débutant, le
recours systématique à de telles
présentations se révèle assez vite
stérile, voir contre-productif. De
nombreux sociologues ne se classent
pas aisément; les jeux d’influence
sont souvent compliqués. Dans le
texte suivant, Freidson retrace com-
ment il est passé d’une production
intellectuelle centrée sur la descrip-
tion d’interactions à des analyses
macrosociologiques des professions.
Ces deux types d’approches sont le
plus souvent présentées en France
comme antagonistes, incompatibles,
appartenant à des traditions théo-
riques qu’il serait inconvenant de
mélanger. E. Freidson affirme que
l’on peut passer du patronage de
G.H. Mead, Blumer et Strauss à celui
de Smith, Marx, Durkheim et Weber.
E. Freidson appartient à la seconde
génération de Chicago1. Né en 1923,
il entreprend, après trois ans d’armée,
des études au collège, puis au dépar-
tement de sociologie de l’université
de Chicago dans les années décisives
1946-1952, « l’âge d’or » dit-il ; à ce
moment-là, le corps professoral du
département comporte des personna-
lités importantes par l’influence
qu’elles ont exercée : Burgess, Wirth,
Blumer, Ogburn, Hauser, Hughes et
Warner. Les étudiants d’origines
sociales variées étaient plus âgés que
la normale : un grand nombre avaient
fait la guerre, profitaient du GI Bill
pour entamer des études supérieures;
certains étaient déjà mariés. Le dépar-
tement de sociologie était petit,
l’interconnaissance renforcée par le
fait que la plupart des étudiants
habitaient aux abords immédiats de
l’université 2 . Ce sont dans ces
années-là que sont formés à Chicago
un grand nombre de sociologues qui
vont publier entre la fin des années
cinquante et le début des années
soixante des œuvres marquantes et
influencer la politique de nombreux
départements de sociologie : parmi
ceux-ci H. Becker, E. Goffman,
J. Gusfield et E. Freidson sont les plus
connus. Ils ont été étiquetés sous
le terme d’interactionnistes, d’inter-
❚
1. L’expression « première École de Chicago »
désigne des travaux monographiques produits
entre 1913 et 1940 au département de sociologie
de l’université de Chicago, sous l’impulsion initiale
de Park, Thomas et Burgess. L’expression
« deuxième École de Chicago », comme le terme
interactionnisme, désigne des travaux réalisés dans
ce même département dans les années 1950-1960.
Il convient de préciser que dans les années trente
le département de sociologie comportait aussi des
anthropologues comme Sapir, Warner et Redfield.
2. Ces précisions proviennent de J. Gusfield,
in G.A. Fine editor, A Second Chicago School ?,
The University of Chicago Press, 1995.

50 . DEES 114 / DÉCEMBRE 1998

actionnistes symboliques ou de
deuxième génération de Chicago.
Après 1952, la physionomie du dépar-
tement change profondément avec le
départ de Blumer vers Berkeley,
le décès de Wirth, la mise à la retraite
de Ogburn et Burgess.
Les premiers travaux de Freidson
peuvent être considérés comme
typiques de la tradition de Chicago.
Il commence en 1955 à collecter
un matériel empirique très impor-
tant dans le champ de la sociologie
médicale : il étudie d’abord les inter-
actions entre les membres d’une
équipe médicale regroupant des pro-
fessions variées (pédiatres, tra-
vailleurs sociaux, infirmières, psy-
chiatres) ; il réalise à partir de 1956
des entretiens de patients suivis dans
le cadre d’un programme expéri-
mental d’assurance médicale ; en
1960, il entame un travail de terrain
de deux ans consacré à l’étude
d’équipes médicales. Ces travaux
débouchent sur la publication, en
1970, de La Profession médicale3,
ouvrage qui pourrait être classé à bien
des égards comme interactionniste.
Il déclare lui-même avoir été très
influencé par le Outsiders de Becker
et avoir voulu appliquer à la maladie
ce que Becker écrivait sur la
déviance4. Mais on trouve aussi, dans
La Profession médicale, une analyse
du cadre macrosocial, de la division
du travail, de l’organisation formelle
et administrative de la médecine qui
préfigure ce qui va devenir ensuite
sa préoccupation principale, l’étude
des professions. Il publie en 1986
Professional Powers, a Study of
the Institutionalization of Formal
Knowledge5, ouvrage non traduit en
français. À ce changement de ques-
tionnement va correspondre aussi un
changement de méthodes. Cette évo-
lution intellectuelle peut-elle être
mise sous le patronage de la tradition
de Chicago ? Freidson défend cette
idée dans ce même texte de 1978 ; il
y affirme avoir été très influencé par
l’enseignement de R. Redfield, qui
« avec d’autres collègues anthropo-
logues à l’université de Chicago, était
plus attentif aux effets de structure
sociale que les autres anthropologues
américains » et qui combinait « l’im-
portance accordée aux différences de
culture et l’accent mis sur les diffé-
rences de place dans la structure
sociale ». Quant à l’utilité heuristique
de la comparaison de l’exercice de la
médecine et d’autres formes de tra-
vail ou d’occupations, elle est bien
sûr dans le droit fil de l’enseignement
de E. Hughes. C’est donc à bon droit
qu’il peut se réclamer de la tradition
de Chicago, même s’il en est un
membre peut-être atypique.
Si elle donne des points de repère
élémentaires au débutant, la présen-
tation systématique des courants
théoriques de la sociologie présente
plusieurs inconvénients. D’une part,
elle peut conduire certains à voir dans
l’opposition des analyses théoriques
l’alpha et l’oméga de la sociologie,
alors que les théories ne doivent être
que des sources d’inspiration pour
réfléchir sur la réalité sociale.
La notion même de courant ou
d’école intellectuelle doit être ques-
tionnée par le sociologue : l’unité
théorique est souvent précaire ;
l’homogénéité d’une école constitue
plutôt l’exception que la règle; quand
elle existe, elle est le produit d’une
construction dont il convient de
rendre compte. La tendance à sures-
timer l’existence de courants provient
sans doute de la référence implicite
que constitue souvent, en France,
l’école durkheimienne ou, tout au
moins, sa présentation traditionnelle
comme courant intellectuel unifié.
Mais l’étude par P. Besnard6 de la
correspondance entre Bouglé, Lapie
et Parodi a montré que cette unité
avait été laborieusement acquise et
que l’intégration collective en était
limitée. Dans la découverte du social,
Laurent Mucchielli analyse la for-
mation de l’école durkheimienne
comme la résultante de trois phéno-
mènes : « le charisme propre de
Durkheim, l’établissement rapide
d’un consensus épistémologique (sur
la nature et la mission de la socio-
logie) et l’homogénéité intellectuelle,
morale et politique d’une généra-
tion »7. Ce dernier point renvoie à
l’importance du soutien à Dreyfus
dans le rapprochement notamment
entre Bouglé et Durkheim. Si l’école
durkheimienne a constitué « une cha-
pelle au service d’un maître » selon
l’expression de Howard Becker8, tel
n’est pas le cas de l’École de Chi-
cago. Ici l’unité théorique est absente ;
est-elle remplacée par une unité de
méthode, le fait de privilégier l’ob-
servation participante et les méthodes
qualitatives ? Cette interprétation qui
a longtemps prévalu est contestée
depuis quelques années. Jennifer
Platt 9 a montré qu’il s’agissait là
d’une « version sélective du passé de
la discipline » puisque tant au niveau
des enseignants que des travaux réa-
lisés par des étudiants on trouvait
aussi des spécialistes des méthodes
quantitatives, dans les années trente
comme dans les années cinquante. G.
A. Fine, dans l’introduction à l’ou-
vrage collectif A Second Chicago
School ?, explique comment, partis
du désir de célébrer les mérites de la
deuxième École de Chicago, les
auteurs de l’ouvrage sont arrivés au
cours de leur travail à s’interroger sur
l’existence même d’une telle école
comme sur sa chronologie.
Naturellement, cela n’empêche
nullement des sociologues formés
à l’université de Chicago dans les
années qui suivent la Seconde Guerre
mondiale de se réclamer encore
aujourd’hui de leur appartenance à
l’École de Chicago ; Howard Becker
propose le terme d’« école d’activi-
❚
3. Profession of Medicine est publié en 1970
et traduit en français sous le titre La Profession
médicale en 1984 chez Payot.
4. Cette affirmation figure dans un texte de 1978,
« The development of design by accident »,
disponible sur le site Internet de E. Freidson.
5. Professional Powers, a Study of the
Institutionalization of Formal Knowledge,
The University of Chicago Press, 1986.
6. Cf. P. Besnard, « La formation de l’équipe
de l’année sociologique », Revue française
de sociologie, XX, 1979.
7. In Laurent Mucchielli, La Découverte du social,
p. 210, La Découverte, 1998.
8. Cette expression a été utilisée lors du colloque
franco-américain du 4 avril 1998
(« l’École de Chicago, hier et aujourd’hui »,
université de Saint-Quentin-en-Yvelines).
9. Jennifer Platt, « Hughes et l’École de Chicago :
méthodes de recherches, réputations et réalités »,
Sociétés contemporaines, n° 27, juillet 1997.
DEES 114 / DÉCEMBRE 1998 . 51
tés ». Pour Jennifer Platt, ce serait
l’accent mis sur le travail empirique
qui constituerait la caractéristique
majeure de la tradition de Chicago.
« Lorsque les anciens étudiants de
Chicago m’ont décrit l’atmosphère
qui caractérisait le département à
l’époque, ils insistaient non pas sur
un type de méthodologie, mais
sur l’accent qui était mis sur le
travail empirique, aux dépens de la
théorie »10. Jennifer Platt relie cette
position à l’influence de Hugues.
Certes, l’étiquetage des courants est
d’une grande commodité. Elle peut
aussi constituer une opération poli-
tique, la constitution comme l’in-
vention d’une école pouvant servir
d’instrument de promotion pour ses
membres. Mais en tant qu’instrument
intellectuel, la notion de courant théo-
rique n’est que d’une aide limitée. Et
beaucoup d’auteurs importants ne se
laissent pas facilement classer.
« QUELLE ÉTUDE
DES PROFESSIONS
APRÈS CHICAGO ? »
Eliot Freidson,
University of California,
San Francisco
Comme vous le savez, je suis ancien
élève de Chicago, pendant l’âge d’or,
mais ce n’est pas évident dans mon
œuvre aujourd’hui. Ce fait peut être
expliqué, je crois, par la modification
de sujet de ma recherche. À mon avis,
des sujets différents demandent des
méthodes différentes.
Ma recherche a commencé dans un
style conforme à l’image traditionnelle
que l’on se fait de l’École de Chicago.
Mais quand j’ai commencé à me poser
des questions sur des institutions qu’on
ne peut pas étudier directement, il a
fallu que j’emploie des méthodes et
des modes de pensée qui ne sont pas
ceux de l’École de Chicago. Au lieu
de George Herbert Mead, Herbert
Blumer, Anselm Strauss, ce sont Adam
Smith, Karl Marx, Émile Durkheim
et Max Weber.
Par tempérament, mon goût me porte
vers un type de description s’appro-
chant au plus près des interactions
52 . DEES 114 / DÉCEMBRE 1998
humaines dans des institutions
concrètes, et non vers des dévelop-
pements abstraits chers aux positi-
vistes, ou vers de grandes théories
qui réduisent la variété de la vie
humaine à des mots très longs et
quelques idées générales. Néanmoins,
lorsque j’ai étudié l’organisation du
travail, il m’est arrivé de ne pas
respecter ce penchant. Je suis, de
fait, en train de construire un modèle
logique ou idéal-typique qui peut
servir de matrice pour l’étude
comparative systématique des
occupations. Ce projet est beaucoup
plus ample que je n’aurais pu l’ima-
giner il n’y a pas si longtemps.
Comment et pourquoi en suis-je
arrivé là ? Permettez-moi de vous
décrire comment j’ai été amené à
l’entreprendre.
Après mon doctorat, mon premier tra-
vail empirique porta sur un programme
expérimental de santé publique à des-
tination des familles, programme dans
lequel les patients avaient la possibi-
lité de bénéficier des services d’une
équipe composée d’une infirmière de
santé publique, d’un travailleur social,
d’un pédiatre et d’un médecin généra-
liste11. J’ai interviewé des patients afin
de déterminer comment ils voyaient
ces différents spécialistes et comment
ils utilisaient leurs services. J’ai aussi
interviewé les professionnels pour
apprendre comment ils évaluaient les
choix des patients, et j’ai observé leurs
interactions au cours des discussions
qu’ils avaient à propos de leur travail.
Deux choses apparaissaient clairement.
D’un côté, les différents spécialistes
négociaient entre eux les tâches qu’ils
accompliraient respectivement. La
mise en œuvre de cette division du
travail dépendait pourtant de l’accord
des patients, puisque certains insis-
taient pour ne voir que le médecin.
Tous ces arrangements correspondaient
à ce qu’Anselm Strauss appelle un
«ordre négocié».
Mais, le revers de la médaille, s’étaient
les limites strictes de l’ordre qui pou-
vait être négocié, et ces limites venaient
d’une structure contraignante faite de
règles juridictionnelles, administrati-
vement et légalement fondées. Ces
règles ne pouvaient pas être changées
par des négociations entre tous ceux
qui y travaillaient. Les changer
exigeait une autre sorte d’activité
très différente, s’exerçant à un autre
niveau de la vie sociale. Des associa-
tions professionnelles auraient à
négocier entre elles et avec les admi-
nistrations d’État compétentes. Les
contraintes de pouvoir exercées à
distance sur l’organisation du travail
par des institutions légales, voilà qui
devint progressivement ma préoccu-
pation centrale.
Après cette étude, j’ai passé dix-huit
mois à un travail de terrain sur envi-
ron cinquante médecins travaillant en
groupe médical et, à la même époque,
j’ai commencé à préparer un livre sur
la profession médicale américaine
(traduit en français sous le titre La
Profession médicale, Paris, Payot,
1986). Dans le premier cas, j’ai pu
décrire ce que faisaient et disaient
ces médecins à ce moment-là et com-
ment ils négociaient leur division
du travail. Mais en écrivant sur leur
profession12, je devais utiliser un
niveau d’analyse différent, m’ap-
puyant sur des documents d’archives
et sur ce que d’autres, vivants ou
morts, avaient écrit. Je ne pouvais pas
m’appuyer sur ma propre étude empi-
rique parce qu’elle était trop concrète,
trop située dans le temps et l’espace,
et qu’elle ne pouvait pas me dire
grand chose à propos des institutions
représentatives qui entouraient le
monde médical. Je devais construire
une image rhétorique de la médecine
qui soit basée sur des sources
documentaires et non pas sur du
travail de terrain, mon travail empi-
rique ne devenant qu’une source utile
d’illustrations.
❚
10. Idem, p. 16.
11. Freidson utilise le mot « internist », terme qui
désigne des médecins ayant en quelque sorte une
spécialité générale. Certains d’entre eux n’exercent
que comme spécialistes (hématologues,
cardiologues, gastro-entérologues, etc.). Un médecin
« internist » par contre n’est jamais chirurgien, ni
obstétricien, ni pédiatre.
12. Les termes anglais « profession » et « occupation »
présentent des difficultés de traduction, qu’exposent
C. Dubar et P. Tripier dans l’introduction à leur ouvrage
Sociologie des professions, Armand Colin, 1998.
De part sa nature même, l’analyse de la
médecine comme une profession plu-
tôt que comme un groupe de médecins
travaillant ensemble me conduisit, par-
delà la médecine, vers le domaine plus
large des professions. Comme vous le
savez, en anglais, le terme profession
désigne une catégorie spécifique d’oc-
cupations parmi lesquelles entrent habi-
tuellement les professions médicales,
juridiques, professorales, le clergé et
les ingénieurs. Mais le concept me fit
atterrir dans ce qu’il faut bien appeler
un marécage intellectuel–Julius Roth
a dit que «profession» est simplement
le terme flatteur que des occupations
en recherche de statut s’appliquent à
elles-mêmes, et que ce terme doit être
évité par les sociologues, faute de quoi
ils deviennent simplement les apolo-
gistes de ces occupations. Lawrence
Veysey, auteur d’une magnifique his-
toire de l’enseignement supérieur amé-
ricain, disait qu’il s’agissait d’un mot
dépourvu de sens. Les Européens ont
dit qu’il s’agit d’une idée anglo-
saxonne sans pertinence pour les socié-
tés européennes. Mais Talcott Parsons,
qui fut à un certain moment le grand
prêtre de la sociologie américaine,
affirmait que les professions consti-
tuaient un élément central du déve-
loppement de la société contemporaine.
À la lumière de cette diversité de
positions, il était tentant de suivre
l’affirmation de Howard Becker, pour
qui la profession est un concept
« folklorique » plutôt qu’analytique,
ce qui implique qu’on devrait l’étu-
dier phénoménologiquement plutôt
que l’utiliser analytiquement. Mais
en tant que classification officielle
dans les pays anglophones, cette
notion a des conséquences sociales
et économiques. Les occupations offi-
ciellement classées comme profes-
sions y gagnent plus que du simple
prestige. Elles acquièrent aussi le
droit légalement garanti d’un exer-
cice exclusif de leur activité et un
contrôle important, sinon total, sur
les institutions de formation et d’exer-
cice de cette activité. Ceci constitue
un privilège objectif indéniable. Ce
privilège consiste en ce que des tra-
vailleurs soient dans la position de
contrôler leur propre travail. Une telle
position est l’antithèse complète de
celle des travailleurs ordinaires. Voilà
sûrement un point qui mérite d’être
examiné de plus près.
Le fait de voir les professionnels
comme des travailleurs dans la posi-
tion inhabituelle de contrôler leur
propre travail m’a mené vers trois
plus récentes entreprises. Première-
ment, dans un livre intitulé Profes-
sional Powers (Chicago, University
of Chicago Press, 1986), j’ai présenté
une description analytique des insti-
tutions qui soutiennent les profes-
sions aux États-Unis, les identifiant
selon leur place dans la classification
officielle américaine des emplois. J’ai
également décrit les privilèges dont
jouissaient les occupations classées
comme professions devant les tribu-
naux, comme par exemple, la posi-
tion spéciale de l’expert en tant
qu’elle s’oppose à celle du témoin
ordinaire ; ou encore, le droit de refu-
ser de livrer à la Cour des informa-
tions sur des clients. Peut-être plus
important encore, j’ai analysé com-
ment des organisations avaient l’obli-
gation de ne pourvoir certains
emplois qu’avec des gens possédant
les titres ou diplômes correspondants.
J’ai également décrit l’anomalie que
constitue la position des profession-
nels salariés qui, conformément aux
lois fédérales du travail, sont classés
comme directeurs et non comme tra-
vailleurs et se voient refuser le droit
de se syndiquer. Enfin, j’ai traité de
l’influence des professions tant sur la
création de normes légales concer-
nant les produits et les services, que
sur des problèmes plus vastes de poli-
tiques publiques.
Cette entreprise avait quelque chose
de provincial dans la mesure où elle
ne s’occupait que des États-Unis.
Mais mon intention était d’encoura-
ger les chercheurs à collecter et à
analyser systématiquement le même
type d’informations sur les institu-
tions légales, industrielles et poli-
tiques qui garantissent des privilèges
de cette sorte dans d’autres pays, sans
tenir compte du fait qu’elles soient
ou non appelées professions.
Comme ma deuxième entreprise peut
être interminable, je vais en parler
très brièvement. J’ai entrepris
d’apprendre tout ce que je peux sur
cinq professions dans cinq pays
plutôt différents. Me restreignant dans
un premier temps à des sources
secondaires rédigées en anglais, j’ai
collecté des informations sur le
développement des professions
juridiques, médicales, d’ingénieur, de
recherche scientifique et d’enseigne-
ment en Russie, Allemagne, France,
Royaume-Uni et aux États-Unis. Je
me suis concentré sur l’histoire de
leurs institutions, depuis la fin du
XVIIIe siècle jusqu’au dernier quart
du XXe. Je voulais tirer au clair le
problème suivant : considérant les
différences qui existent entre
professions, quels que soient les pays,
et considérant l’effet des forces
historiques globales comme l’indus-
trialisation, la révolution et la guerre,
comment cela pèse-t-il sur les privi-
lèges professionnels, sachant que
chaque pays a sa logique historique et
institutionnelle ? Cette entreprise de
recherche a été achevée dans ses
grandes lignes il y a plusieurs années,
mais elle n’a pas été reprise et c’est
pourquoi j’ai pu me consacrer à finir
mon troisième projet, qui est plus
important. Il se peut que je n’y
revienne pas car j’en ai tiré tous les
enseignements et que j’en suis lassé.
Le troisième projet est vraiment à
l’opposé du type de travail par lequel
j’ai commencé ma carrière. Fonda-
mentalement c’est un effort pour
construire un modèle logique com-
préhensif (ou un idéal-type) de ce que
je choisis d’appeler le professionna-
lisme. J’ai trois raisons de le faire.
Ma première raison est de contrôler la
présentation de ma manière de pen-
ser. Ce désir provient de mon expé-
rience, celle d’un livre d’essais que
j’ai intitulé Professional Dominance,
et qui a vu en définitive des com-
mentateurs m’attribuer une théorie
de la domination professionnelle que
je n’ai jamais eu l’intention de
formuler et que je n’ai en réalité
jamais formulée. Si je dois être
identifié à une théorie, je veux être
DEES 114 / DÉCEMBRE 1998 . 53
celui qui la définit sans que d’autres
parlent à ma place. Ce qui est bien sûr
un objectif exagérément optimiste.
Ma deuxième raison est elle aussi
follement optimiste. Mon étude
comparative des professions dans
différents pays avait été constamment
gâchée par des manques très signifi-
catifs dans les données. Ce n’était pas
parce que l’information n’existait pas,
mais parce que les chercheurs ne la
recherchaient pas et n’en rendaient
pas compte dans le contexte adéquat.
J’espère qu’en créant un modèle
montrant comment les caractéris-
tiques du professionnalisme sont
indissociables, je stimulerai les
historiens, les chercheurs en sciences
politiques et les sociologues, pour
qu’ils soient plus systématiques dans
leurs rapports de recherche. Cela
permettrait aux analyses compara-
tives d’être plus affinées que ce n’est
possible actuellement.
Finalement, avec encore plus d’opti-
misme, je veux poser les bases
permettant d’asseoir le concept
d’occupation comme catégorie
majeure de l’analyse théorique, égal
en importance aux concepts de classe,
de marché et d’organisation (ou de
bureaucratie). Pour de bonnes raisons
historiques, mais pour de mauvaises
raisons théoriques, l’« occupation »
n’est pas conceptualisée, ni en elle-
même ni par différence, même si
c’est le seul concept permettant de
rendre compte, de manière générique,
de la capacité à mettre en œuvre un
travail productif par l’exercice de la
connaissance et du savoir-faire.
L’étude des professions nous oblige à
reconnaître que ceux qui travaillent
ne doivent pas être d’anonymes
détenteurs d’emplois, et que certains
emplois sont la propriété des
travailleurs plutôt que des ingénieurs
de l’industrie ou des directeurs. Ceux
qui travaillent peuvent s’organiser,
créer et affiner leur propre travail et
avoir une forte identité personnelle
et sociale grâce à ce travail. Les
professions et les métiers historiques
en sont les exemples. Même si,
comme certains l’affirment, il
sont en train de disparaître de nos
54 . DEES 114 / DÉCEMBRE 1998
jours, ils représentent néanmoins
une troisième façon, logiquement
distincte, d’organisation du travail
et c’est ce que j’essaie d’élaborer.
Les modalités de base de mon effort
pour conceptualiser cette troisième
voie sont très simples. J’établis
d’abord les éléments essentiels du
contrôle idéal-typique du travail par
les occupations. Ceci requiert, pre-
mièrement, la reconnaissance offi-
cielle par les pouvoirs qu’il peut y
avoir un type de travail pour lequel
un privilège spécial est approprié.
Cette position privilégiée dans le tra-
vail étant donnée, je montre que
lorsque des occupations contrôlent la
constitution d’une division du travail,
elle est systématiquement différente
de celle qui se produirait sur un mar-
ché libre ou dans le cas d’un contrôle
par une autorité bureaucratique. Le
nombre de spécialisations, leur per-
manence dans le temps et les rela-
tions hiérarchiques qu’elles entre-
tiennent varieraient. Cette analyse est
prolongée pour montrer comment le
contrôle occupationnel du marché du
travail externe et interne affecte la
manière dont on accède à l’emploi,
la manière dont on pourra contrôler
son propre travail, la manière dont
on est supervisé et évalué : il a aussi
un impact sur les caractéristiques des
carrières. Puisque le premier méca-
nisme par lequel des travailleurs
contrôlent leur place dans la division
du travail et sur les marchés du
travail, ce sont les références en
matière de formation, j’en suis venu
finalement à traiter des caractéris-
tiques idéal-typiques de la formation
contrôlée des travailleurs sur lesquels
reposent les références et les titres.
Le type idéal ainsi construit est celui
d’une position officiellement établie
qui neutralise le pouvoir des consom-
mateurs comme des employeurs en
fournissant à une occupation le
pouvoir de contrôler une division du
travail, un marché du travail et des
instances de formation. Une question
demeure cependant : quelles sont les
conditions pour que ce contrôle soit
établi et conservé ? Je considère ces
conditions comme contingentes et
variables selon le lieu et l’époque.
Les plus importantes d’entre elles
sont l’organisation et l’orientation
politique de l’État, la composition
et l’organisation de la profession,
l’idéologie dominante accompagnant
ce travail spécialisé et les institutions
économiques et sociales qui sont
requises pour l’exercice de ces
différents corps de savoirs théoriques
et pratiques. Je soutiens que nous
pouvons comprendre les gains ou
les pertes en degré de contrôle dont
profitent ou que subissent les
occupations concernant leur propre
activité, en examinant systématique-
ment, en des temps et des lieux bien
déterminés, les variations pour une
occupation donnée de ces conditions
contingentes.
Devant les contraintes externes
significatives qui s’imposent aux
interactions, j’ai été conduit à les
examiner systématiquement et à
considérer comment, au niveau
institutionnel, les agents interagissent
les uns avec les autres pour produire
les circonstances historiques dans
lesquelles travaillent les membres
des professions. En prenant en consi-
dération les théorisations issues
d’autres écoles de pensée, on peut
montrer que les caractéristiques
spéciales, liées au statut profes-
sionnel tel qu’il ressort des activités
en situation, manifestent à quel point
les occupations peuvent être spéci-
fiques et auto-organisées. J’espère
qu’en théorisant cette spécificité sous
la forme d’un idéal-type, je parvien-
drai à établir les bases d’une théorie
des occupations, étudiées en elle-
même et non comme une simple
fonction du marché, des classes ou
des organisations formelles.
Est-ce que c’est une entreprise
typique de l’École de Chicago? Je ne
sais pas. Mais je dois répéter que je
suis un ancien élève authentique
de l’École de Chicago de l’âge
d’or. Peut-être pouvez-vous me consi-
dérer comme une variante de cette
École. ■