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Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

École Doctorale 139 – Connaissances, Langage, Modélisation


Laboratoire MoDyCo

Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix - Namur

Académie Louvain

THÈSE
pour obtenir le grade de

Docteur en Sciences du Langage de l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

et de

Docteur en Langues et Lettres des Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix


et de l’Académie Louvain

Présentée par

Estanislao SOFIA

Titre :

Le problème de la définition des entités linguistiques chez


Ferdinand de Saussure

Directeurs :

Michel ARRIVÉ (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense)


Jean GIOT (FUNDP – Académie Louvain)
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Université de Paris Ouest Nanterre La Défense
École Doctorale 139 – Connaissances, Langage, Modélisation
Laboratoire MoDyCo

Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix - Namur

Académie Louvain

THÈSE
pour obtenir le grade de

Docteur en Sciences du Langage de l‟Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

et

Docteur en Langues et Lettres des Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix


et de l‟Académie Louvain

Présentée par

Estanislao SOFIA

Titre :

Le problème de la définition des entités linguistiques chez


Ferdinand de Saussure

Directeurs :

Michel ARRIVÉ (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense)


Jean GIOT (FUNDP – Académie Louvain)
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Que quede bien claro : el alma, como le dicen,
es, pareciera, no cristalina sino pantanosa.
Juan José Saer

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A mon père

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TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS………………………………………………….………………….15

APPARAT CRITIQUE………………………………………………………..…………..19

Présentation sommaire des textes et de l‟état des manuscrits……………………19


Critères philologiques et de transcription…………………………………..…….25
Abréviations……………………………………………………………………...27

INTRODUCTION

1.1 Vulgate…………………………………………………………...………………31
1.2.1 Thèses……………………………….………………………..…….…….…….37
1.2.2 Hypothèse……………………………………………………..…………..……39

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE II : CONCEPTUALISATION DE LA « LANGUE » ENTENDUE COMME « SYSTEME »

2.1 Introduction………………………………………………………………..……..45

2.2 Contexte historique………………………………………………………………49


2.2.1 Dix-huitième siècle : Girard…………………….…………………..……....….51
2.2.2 Dix-huitième siècle : Harris, Condillac, Turgot………………….……..……...53
2.2.3 Dix-neuvième siècle : de Bopp à l‟organicisme Schleicherien……………..….54
2.2.4 Conclusion………………………………………………………..…..…….…..55

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CHAPITRE III : CONCEPTUALISATION DE LA LANGUE COMME « SYSTEME » CHEZ F. DE
SAUSSURE : PREMIERE PARTIE (1878-1897)

3.1 Introduction…………………………………………………...………………….57

3.2 La notion de « système » dans le Mémoire (1878)………………………...……..62


3.2.1 Les « systèmes » des contemporains de Saussure………………….…….……64
3.2.2 Le système de Saussure : une algèbre……………………………………….....69
3.2.3 Le système de Saussure : une morphologie………………………..…………...71
3.2.4 Conclusion………………………………………………………...……………72

3.3 « Système » dans Le « Traité de phonétique » ………………………….……….75


3.4 « Système » dans « De l‟essence double du langage » ………………………….81
3.4.1 Le système de différences pures élevé à la catégorie de « principe » ……....…83
3.5 « Système » dans les « Notes pour un article sur Whitney » …………………....91
3.6 « Système » dans les « Notes pour un livre de linguistique générale »………….93
3.7 « Système » dans les notes sur la « théorie des sonantes »………………………96
3.8 Conclusion…………….…………….……………………………………………98

Annexe : L‟absence de « système » chez Johannes Schmidt……………………….101

CHAPITRE IV : CONCEPTUALISATION DE LA LANGUE COMME « SYSTEME » CHEZ F. DE


SAUSSURE : DEUXIEME PARTIE (1907-1911)

4.1 Introduction……………………………………………………………………..105

4.2 Premier cours de linguistique générale (1907)………………………………….109


4.2.1 Introduction……………………………………………………….…………..109
4.2.2 Explicitation des objectifs du chapitre………………………..…….………...112
4.2.3 Première approche d‟un modèle de système « de rapports »………….……...113
4.2.3.1 « Rapports oppositifs » ou « liens grammaticaux » ?..................................116

10
4.2.4 Vers un système de « rapports grammaticaux »….…………………....……..123
4.2.5 Conclusion intermédiaire. Retracement d‟objectifs……………………….….131
4.2.6 Premières traces de formalisation d‟un système grammatical………….….…132
4.2.7 Deux types fondamentaux d‟association…………………..……………...…..136
4.2.8 D‟une théorie des associations au mécanisme syntagmatico-associatif….…...139
4.2.8.1 Rapports intuitifs vs rapports discursifs…………...……………..…………150
4.2.9 Deux modèles de « solidarité »…………………………..……………….…..154
4.2.10 Récapitulatif. Conclusion préliminaire…………………...………..….……..160
4.2.11 Un système de valeurs purement oppositives, relatives, négatives ….….…..163
4.2.12 Conclusion…..………………………………………………………...……..166

4.3 Deuxième cours de linguistique générale (1908-1909)…………………………169


4.3.1 Introduction……………………………………………………………...……169
4.3.1 La langue, objet sémiologique……………………………….……………….172
4.3.2.1 Généralisation des caractères sémiologiques à l‟objet « langue »…….……178
4.3.3 Système grammatical : vers un modèle de fonctions………………….….….189

4.4 Troisième cours de linguistique générale (1910-1911)…………………………195


4.4.1 Introduction…………………………………………………………………...195
4.4.2 Système d‟impressions acoustiques inanalysables……………………………196
4.4.3 Les deux modèles de système face au concept de l‟arbitraire…………….....198
4.4.4 Coordination syntagmatique et rapports syntagmatiques……………………..201
4.4.5 Différents types de coordination associative…………………………………205
4.4.6 La relativisation de l‟arbitraire du signe : une conséquence du système……210
4.4.7 Conclusion……………………………………………………………………215

5 CONCLUSION………………………………………………………………………217

11
DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE VI : HISTOIRE DE LA PROBLEMATIQUE DE LA NOTION SAUSSURIENNE DE


VALEUR

6.1 Introduction……………………………………………………………………..223

6.2 Contextualisation historique du terme………………………………………......224


6.2.1 L‟hypothèse d‟une importation des sciences économiques…………………..225
6.2.2 Le concept de « valeur » chez Girard………………………………………...228
6.2.3 Le concept de « valeur » chez Beauzée………………………………………231
6.3 Le concept de « valeur » chez Saussure……………………………………..…235
6.3.1 Valeur et Signification………………………………………………………..236
6.3.1.1 Valeur et signification dans le CLG (et cætera)………………..…………..238
6.3.1.2 Recensement des solutions hypothétiques du problème……………………244
6.3.1.3 De l‟essence double du langage – Néo-saussurisme……………………….252
6.4 Précisions d‟objectifs…………………………...……………………………....255

CHAPITRE VII : SUR L‟EVOLUTION DE LA NOTION DE « VALEUR » CHEZ F. DE SAUSSURE

7.1 Introduction……………………………………………………………………..261

7.2 La notion de « valeur » dans le Mémoire (1878)……………………………….263


7.3 La notion de valeur dans le « traité de phonétique » (1881-1884)……………...270
7.4 La notion de valeur dans l‟essai sur la théorie des sonantes (1897)………….…277

7.5. La notion de « valeur » dans « de l‟essence double du langage » (1891)….….279


7.5.1 Vers une approche sémantique de la notion de « valeur »……………………281
7.5.2 Extension du principe des oppositions au plan sémantique…………………..286
7.5.3 L‟argument des feuillets 25/29 : un système d‟oppositions simple………..…288
7.5.4 L‟argument des feuillets 55-58………………………………………….…….298
7.5.4.1 Conditions de possibilité des « touts » décomposables……………....……..304

12
7.5.4.2 Trois rapports entre quatre termes : un système d‟oppositions complexes…312
7.5.4.3 Construction du modèle d‟oppositions complexes………………….………319
7.5.5 Admission de facteurs « positifs » dans la définition de « valeur »…………..330
7.5.6 Récapitulatif – Conclusion……………………………………………………335

7.6 La notion de « valeur » dans le deuxième cours (1908-1909)…………….……342


7.6.1 Introduction……………………………………………………………….…..342
7.6.2 Valeur « purement différentielle » dans les systèmes sémiologiques……..….342
7.6.3 Valeur et jeu d‟échecs…………………………………………………….…..344
7.6.4 Valeur comme délimitation………………………………………..……….…350

7.7 La notion de « valeur » dans le troisième cours (1910-1911)……………..…..355


7.7.1 Introduction……………………………………………………………..…….355
7.7.2 Deux pages des notes de Constantin (Fluctuation terminologique)…….…….355
7.7.3 Bally et Sechehaye : premiers lecteurs du problème………………...………..370
7.7.4 Aléas de la réflexion de Saussure. 12 mai 1911- 4 juillet 1911………………375
7.7.5 Dernières élaborations Saussuriennes de la notion de « valeur »……………..381

8 CONCLUSION…………………………………………………………..…………..387

9 CONCLUSION……………………………………………………………….….394

ANNEXES
Annexe 1 : De l‟impossibilité de réduire l‟existence des rapports « b »……….…..403
Annexe 2 : Trois feuillets datés de « De l‟essence double du langage »…………...415
Annexe 3 : Feuillets 25, 29 et 30 de « De l‟essence double »………………………418
Annexe 4 : Feuillets 55-58 du manuscrit « De l‟essence double »……………..…..421

INDEX NOMINORUM………………………………………………………….………423
BIBLIOGRAPHIE………………………………………………….…………………..425

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14
REMERCIEMENTS - PRÉCISIONS SUR CETTE VERSION PROVISOIRE

Cette version n‟étant pas le texte définitif de ma thèse, j‟ai cru inopportun d‟inclure
dès à présent des remerciements. Il y aura sûrement de nouveaux items à considérer dans
les quarante cinq jours qui me séparent, si tout se passe bien, de la version définitive, et
de nouveaux noms à inclure dans cette page.

Je tiens cependant à remercier dès maintenant les membres du jury. La procédure de


cette soutenance inscrite en cotutelle est longue et complexe, et je suis sincèrement
reconnaissant du fait que vous ayez accepté d‟y participer.

Je profite aussi de cet espace pour évoquer le terme « provisoire » qui, figurant dans
l‟article 2.4.2 du règlement doctoral qui régit cette procédure, m‟a permis de vous livrer
ce texte, dans une grande mesure achevé, mais non entièrement terminé.

Je ne commettrai pas l‟impertinence d‟évoquer les vices que je vois encore dans cette
version, mais je me permettrai de signaler deux items que je crois importants.

Je ne suis pas francophone, et cette version n‟a pas été révisée par un correcteur. Les
lectures partielles de mes proches m‟ont aidé à évacuer beaucoup de coquilles, mais il est
à prévoir que d‟autres soient restées. La version définitive sera purgée de ces fautes.

Ce texte représente la première version, au sens étymologique du terme, de me idées.


Ce sont mes idées versées telles quelles sur le papier. Cette opération n‟ayant pas toujours
eu besoin de livres, je crains n‟avoir pas suffisamment rendu compte de la bibliographie
consultée (et des idées qui y ont été empruntées). La version définitive sera plus attentive
à ce détail.

Le reste demeure de votre côté.

Bonne lecture.

Bien à vous,

E.S.

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APPARAT CRITIQUE

Présentation sommaire des textes et de l’état des manuscrits

L‟œuvre de Saussure est des plus particulières qui soit du point de vue éditorial : mis
à part le Mémoire (1878) et les titres inclus dans le Recueil (1922) – le tout entrant dans
un volume de 641 pages –, tout ce qui a été publié sous le nom de Saussure correspond à
des éditions posthumes, plus ou moins heureuses, de manuscrits et de notes écrites par lui
ou prises par ses étudiants lors de différents cours universitaires. C‟est le cas, comme on
le sait, du CLG, écrit par Charles Bally et Albert Sechehaye à partir (essentiellement) des
notes prises par les étudiants de Saussure lors des célèbres trois cours de linguistique
générale de 1907, 1908-1909 et 1910-1911, et qui, publié en 1916, devait devenir l‟un des
ouvrages les plus influents de la linguistique européenne au vingtième siècle. Ce texte
connut en 1922 une deuxième édition, dont la pagination – légèrement modifiée par
rapport à la première – demeura inchangée dans la totalité des éditions postérieures. Cet
état, relativement simple, resta stable jusqu‟aux années cinquante, où Robert Godel
inaugura l‟ère philologique des études Saussuriennes, avec la publication, notamment, en
1948, de l‟introduction au deuxième cours de linguistique générale (d‟après les notes
d‟Albert Riedlinger), et, en 1957, des Sources manuscrites du Cours de linguistique
générale, qui demeura depuis lors un annexe incontournable du corpus Saussurien. Neuf
ans plus tard, en 1966, Rudolf Engler livra à la science son édition critique, largement
redevable du travail de Godel, qui incluait comme nouveauté les notes d‟Émile
Constantin. En 1974 Engler publia le deuxième tome de cet ouvrage, incluant la totalité
des manuscrits existant à la BGE (alors BPU) qu‟il entendit être de « linguistique
générale ».
Après ces quatre grandes opérations éditoriales échelonnées entre 1948 et 1974, la
situation redevint relativement stable jusqu‟aux années quatre-vingt-dix (l‟exhumation et
la publication de manuscrits ne s‟interrompit pas pendant cette période, mais elle se limita
à des notes moins importantes et resta modestement reléguée à des articles, parus pour la
plupart dans les CFS).

19
En 1993 Eisuke Komatsu entreprend l‟édition des notes prises par les étudiants de
Saussure. Cette année-là, il publia le Troisième cours de linguistique générale (1910-
1911) d’après les cahiers d’Emile Constantin et le Premier et troisième cours d’après les
notes de Riedlinger et Constantin (les notes de Riedlinger concernant le premier cours
devaient être publiées séparément en 1996). En 1997 parut l‟édition, établie toujours par
Komatsu, des notes de Riedlinger et de Charles Patois concernant le deuxième cours. Huit
ans plus tard Claudia Mejía (en 2006) publia une édition des notes de Constantin prises au
troisième cours, et celle-ci – la seule édition intégrale d‟un étudiant de Saussure jusqu‟à
présent – est aussi la dernière grande opération éditoriale concernant les notes des
auditeurs de Saussure lors des trois cours de linguistique générale.
Concernant les notes prises par les étudiants lors des trois cours de linguistique
générale, donc, et rien que cela, le chercheur dispose aujourd‟hui de trois éditions des
notes de Constantin concernant le troisième cours (Komatsu, 1993 ; Komatsu, 1993,
Mejía, 2006), de deux éditions des notes de Riedlinger concernant le deuxième cours
(Godel, 1948 ; Komatsu, 1997), d‟une édition des notes de Patois concernant le deuxième
cours (Komatsu, 1997) et de deux éditions des notes de Riedlinger prises au premier
cours (Komatsu, 1993 ; Komatsu, 1996). Si l‟on y adjoint l‟édition critique d‟Engler et les
fragments sélectionnés et partiellement reproduits par Godel dans son ouvrage de 1957,
on obtient que, mis à part les notes éditées exclusivement par Engler (Mme Sechehaye et
G. Dégailler pour le troisième cours ; L. Gautier, F. Bouchardy et E. Constantin, pour le
deuxième ; L. Caille pour le premier) il existe quatre versions des notes de Constantin
pour le troisième cours, quatre versions des notes de Riedlinger pour le deuxième cours,
et quatre versions des notes de Riedlinger pour le premier cours.
Ces éditions, cela va sans dire, ont été effectuées suivant chacune des critères
éditoriaux différents, et les versions ne sont pas toujours concordantes. Ainsi, si ce n‟est
pas au niveau de leur lecture (le chercheur devrait idéalement connaître toutes ces
éditions), il s‟impose à celui qui entame la rédaction d‟un essai sur Saussure de prendre
une décision. A moins qu‟il ne décide de renvoyer à toutes les éditions (quatre pour
chaque cours et pour chaque étudiant), il devra choisir l‟une ou l‟autre, et il devra se
justifier. Notre choix a été de renvoyer, lorsqu‟il existait plus d‟une version d‟un même
texte, à l‟édition la plus complète. Soit : pour le premier et deuxième cours, aux éditions
de Komatsu des notes de Riedlinger (1996 et 1997) ; pour le troisième cours, à l‟édition
de Mejía des notes de Constantin (2006). Les très rares exceptions à cette règle, ainsi que

20
les corrections des fautes de transcription et les citations tirées directement des
manuscrits, ont été signalées.

Les circonstances éditoriales des notes autographes de Saussure sont un peu moins
complexe à décrire. La plupart des manuscrits Saussuriens n‟ont bénéficié, en effet, que
d‟une seule édition, et la question du choix ne se pose donc pas. C‟est le cas, en ce qui
nous concerne, des manuscrits du « traité de phonétique » et des notes sur la « théorie des
Sonantes », édités par Marchese en 1995 et 2002 respectivement.
Concernant les notes saussuriennes considérées de « linguistique générale » connues
jusqu‟en 1996, la situation est déjà moins simple. Mis à part les fragments publiés par
Godel en 1957 et les différentes notes éparpillées dans différents articles tout au long du
siècle, il en existe deux éditions supposées intégrales : celle d‟Engler, scindée dans les
deux tomes de 1968 et de 1974, et celle d‟Engler et Bouquet, publiée en 2002 sous le nom
d‟Écrits de linguistique générale. Les critères éditoriaux étant dans ce cas également
divergents, nous avons opté, compte tenu de l‟importance des sources, pour citer
directement des manuscrits, avec renvoi et à l‟édition d‟Engler (1968-1974) et à l‟édition
d‟Engler et Bouquet (2002). Nous donnons ainsi d‟abord la cote de la BGE ensuite la
référence à l‟édition d‟Engler, enfin la référence à l‟édition d‟Engler et Bouquet (la moins
fiable et la plus incomplète). Par exemple :

[…] tout signe repose <purement sur un co-status négatif.> (Ms. Fr. 3951/12, f. 18 [cf.
CLG/E 3299] [cf. ELG, p. 230])

Les notes autographes de Saussure connues avant 1996, classées sous la cote Ms. Fr.
3951, ont été organisées par Godel en 23 groupes. Nous précisons donc, au moyen d‟une
barre, le numéro de division à laquelle appartient le texte (dans l‟exemple, le groupe
« /12 ») et ensuite le numéro de feuillet à l‟intérieur de cette division (le feuillet numéro
18).

Concernant le fond de manuscrits découverts en 1996, la situation aurait pu être la


plus simple, mais elle est, en réalité, la plus complexe. Ces manuscrits ont été édités et
publiés, comme on le sait, par Engler et Bouquet dans les Écrits de linguistique générale
(2002). Mais on dispose aussi d‟une version partielle et inachevée, faite par Engler, du

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plus important parmi ces nouveaux manuscrits, à savoir : « De l‟essence double du
langage » (cf. www.revue-texto.net, rubrique Saussure et Saussurismes). De ces deux
versions, celle d‟Engler est, même inachevée, infiniment supérieure à celle qui a été
publiée dans les ELG. Il s‟agit, en effet, d‟une édition diplomatique, et, contrairement à
l‟édition Gallimard, elle reproduit les passages biffés, respecte la ponctuation, signale les
développements des abréviations et conserve la disposition spatiale aussi fidèlement que
possible. Aucune de ces éditions, cependant, n‟est fiable ni, donc – et je suis conscient du
poids des mots que j‟emploie – utilisable. Ces deux éditions comportent, l‟une autant que
l‟autre, des bouleversements arbitraires de l‟ordre des feuillets (dont on trouve parfois le
verso à 50 pages de son recto) et du texte (les paragraphes d‟un même feuillet sont
souvent inversés). On sait que l‟édition d‟Engler était inachevée, et qu‟il était, selon De
Mauro « assai dispiaciuto » de la publication prématurée des ELG.

La description de l‟entièreté des erreurs et des ces opérations éditoriales injustifiables


est une tâche qui demeure hors de la portée de cette étude (et qui demanderait plus
d‟efforts qu‟une nouvelle édition, que nous envisageons, justement, d‟entreprendre après
la soutenance de cette thèse). L‟entièreté des passages tirés de ce manuscrit comportent
des différences vis-à-vis des ELG, mais nous n‟avons signalé que les différences que nous
avons crues pertinentes ou utiles à notre argument. (Je tiens à préciser qu‟aucun problème
de ce type n‟a pas été signalé jusqu‟à présent, et que la plupart des corrections que nous
serons porté à introduire sont publiées pour la première fois dans cette thèse).

Les renvois aux manuscrits du fond 1996 sont doubles, et parfois triples, comme le
lecteur pourra le constater. Mis à part la référence à l‟édition Gallimard (ELG), donnée en
dernière position, nous renvoyons à deux cotes existantes à la BGE. L‟une de ces cotes
(AdeS 372) concerne les manuscrits tels qu‟ils furent découverts, avant qu‟Engler y
accède pour établir sa réorganisation des (photocopies des) feuillets. La deuxième côte
renvoie à la réorganisation d‟Engler, que la BGE a conservée dans un classeur à part
(AdeS 372 bis). Voici donc un exemple :

[…] des OPPOSITIONS, ou des VALEURS RÉCIPROQUES, ou des QUANTITÉS


NÉGATIVES & RELATIVES qui créent l‟état un état de langue. (AdeS 372, f. 23 [=372
bis, f. 3c/1] [cf. ELG, p. 25])

22
Ce texte figure dans le feuillet numéro 23 du manuscrit, et ce numéro de feuillet est
donc indiqué en premier lieu : AdeS 372, f. 23. Engler, dans sa réorganisation, attribua à
chaque feuillet un « code », suivant des critères, semblerait-il, de contenu. Ce feuillet est
ainsi l‟un des deux (il s‟agit du recto et du verso d‟une même page, en réalité) qu‟Engler
nomma « 3c », le premier, et nous l‟indiquons donc après une barre : AdeS bis, f. 3c/1.
Engler a donné dans la plupart des cas un code alphanumérique, comme dans l‟exemple
présent, mais ce n‟est pas toujours le cas. La composition de chaque « code » n‟est pas
homogène non plus. Le code « 27 » par exemple (qui ne comporte pas, comme on le voit,
de subdivision indiquée au moyen d‟une lettre) est composé de 14 feuillets. Les ELG ne
donnent pas ces détails à propos de la composition de chaque « code ». On ne trouve,
page 25 et page 76, que les indications « 3c » et « 27 ».
L‟utilité de ces références réside dans le fait que la numérotation alphanumérique
introduite par Engler fut non seulement adoptée par lui-même dans son édition
diplomatique, mais respectée, en générale, par l‟édition Gallimard et par toutes les
traductions de ce texte. Or il se trouve que les traductions italienne et allemande sont
beaucoup plus que des simples traductions. Tullio De Mauro, auteur de la première, a
introduit, à son usage, beaucoup de notes explicatives et des renvois à d‟autres points de
la théorie Saussurienne. Il a aussi trouvé le moyen, sans contrarier les limitations
contractuelles de rigueur, de signaler quelques petites erreurs d‟édition de la version
Gallimard, soit en la confrontant avec la première transcription faite par Engler, soit en
consultant directement les manuscrits. Cette édition est, donc, très utile.
De Mauro s‟en tient cependant aux critères éditoriaux adoptés par Engler et
Bouquet en ce qui concerne la non reproduction des passages biffés, le développement
des abréviations, la finition des mots tronqués, la modification de la ponctuation, etc. Il a
répété, aussi, beaucoup d‟erreurs philologiques existant dans l‟édition qu‟il traduisait.
Ludwig Jäger, auteur de l‟édition allemande, s‟en tient plus fidèlement que De Mauro
au manuscrit. Il reproduit les passages biffés, signale les développements des
abréviations, ne complète pas les mots tronqués (ou, quant il le fait, le signale) et respecte
la ponctuation (ou son absence). Cette édition est, donc, jusqu‟à présent, sans doute la
meilleure.
Tant l‟édition de De Mauro que celle de Jäger, cependant, ont adopté l‟arrangement
proposé par l‟édition Gallimard, qui respecte en général (mais non dans tous les cas), la

23
réorganisation effectuée par Engler. La deuxième cote a donc pour fonction de faciliter
les confrontations de toutes ces éditions, car toutes ont ordonné le texte, grosso modo,
suivant la division et le « codage » proposés par Engler.
Or – nous tenons à le répéter – ni le premier arrangement d‟Engler, ni celui adopté par
l‟édition Gallimard et par ses traductions (ou rééditions en d‟autres langues) ne respectent
l‟ordre original du texte. Et nous disons bien « du texte », car la réorganisation de
l‟édition Gallimard (et son écho dans les traductions) ne se limite pas à réordonner les
feuillets. Les éditeurs n‟ont pas hésité, sans crier gare (il n‟y a pas une seule note
explicative dans l‟édition Gallimard), à séparer le recto d‟un feuillet de son verso pour les
replacer à 50 pages de distance, ni à réorganiser les paragraphes d‟un même feuillet, ni à
diviser une note trouvée en marge pour l‟intégrer au texte à différents niveaux.
On aura l‟occasion, au cours de l‟analyse de ce manuscrit, de signaler quelques
opérations de ce genre.

24
Critères philologiques et de transcription

Comme il a été indiqué dans la présentation sommaire des textes consultés, nous
avons eu recours à des textes édités suivant des critères philologiques divergents. Nous
avons donc homogénéisé ces critères avec ceux que nous avons adoptés nous-mêmes lors
des transcriptions tirées directement des manuscrits. Nous avons respecté rigoureusement
la ponctuation, nous avons conservé les majuscules, nous avons conservé les signes
employés par l‟auteur du manuscrit pour simplifier son écriture (« + » pour « plus » ;
« υ » pour « ph », etc.), etc. Toutes nos interventions ont été signalées au moyen de notes
explicatives. Pour le reste nous avons adopté, en général, les conventions philologiques
d‟Engler, mais avec quelques modifications. Les voici exemplifiées :

[ ]: blanc dans le manuscrits.

[texte ajouté, ES] : ajouts par nos soins (toujours suivis de nos initiales).

T[ou]te ; lang[ue] : abréviations ou mots tronqués développés par nos soins.

<ajouts de l‟auteur> : texte ajouté par l‟auteur du manuscrit (Saussure ou ses


étudiants, selon les cas) en marge ou entre les lignes.

passage biffé : biffures dans le manuscrit.

[…] : fragment non reproduit.

[…] : fragment biffé non reproduit.

souligné dans l’original : soulignements existant dans les manuscrits.

souligné par nos soins : soulignements par nos soins (ils sont également
indiqués par la mention « nous soulignons, ES »,
insérée suite aux références bibliographiques).

25
26
Abréviations

CLG = SAUSSURE F. de (1916 [1922]), Cours de linguistique


générale. Publié par Charles Bally et Albert Sechehaye, avec la
collaboration d‟Albert Riedlinger, Paris, Payot, 1980.

CLG/E = SAUSSURE F. de (1968), Cours de linguistique générale.


Édition critique par Rudolf Engler, t. 1, Wiesbaden,
Harrassowitz.

SAUSSURE F. de (1974), Cours de linguistique générale.


Édition critique par Rudolf Engler, t. 2, Wiesbaden,
Harrassowitz.

Cours I, Riedlinger = SAUSSURE F. de (1996), Premier cours de linguistique


générale (1907) d’après les cahiers d'Albert Riedlinger. Edited
by Eisuke Komatsu & George Wolf, Oxford – New York –
Tokyo, Pergamon Press.

Cours II, Gautier = SAUSSURE (1957), « Cours de Linguistique Générale (1908-


1909). Introduction (d‟après des notes d‟étudiants) ». Edition
préparée par Robert Godel, Cahiers Ferdinand de Saussure,
vol. 15, pp. 3-103.

Cours II, Bouchardy = SAUSSURE (1957), « Cours de Linguistique Générale (1908-


1909). Introduction (d‟après des notes d‟étudiants) ». Edition
préparée par Robert Godel, Cahiers Ferdinand de Saussure,
vol. 15, pp. 3-103.

Cours II, Riedlinger = SAUSSURE F. de (1997), Deuxième cours de linguistique


générale (1908-1909) d’après les cahiers d'Albert Riedlinger et

27
Charles Patois. Edited by Eisuke Komatsu & Georges Wolf,
Oxford – New York – Tokyo, Pergamon Press, pp. 1-108.

Cours II, Patois = SAUSSURE F. de (1997), Deuxième cours de linguistique


générale (1908-1909) d’après les cahiers d'Albert Riedlinger et
Charles Patois. Edited by Eisuke Komatsu & Georges Wolf,
Oxford – New York – Tokyo, Pergamon Press, pp. 109- 167.

Cours III, Constantin = SAUSSURE F. de (2006), Constantin, Émile, « Linguistique


générale, Cours de M. le Professeur de Saussure, 1910-1911 »,
Cahiers Ferdinand de Saussure, vol. 58, pp. 83-290.

Komatsu III = SAUSSURE F. de (1993), Troisième cours de linguistique


générale (1910-1911) d’après les cahiers d’Emile Constantin.
Edited by Eisuke Komatsu & Roy Harris, Seoul – Oxford –
New York – Tokyo, Pergamon Press.

ELG = SAUSSURE F. de (2002), Écrits de linguistique générale.


Édition préparée par Simon Bouquet & Rudolf Engler, Paris,
Gallimard.

Mémoire = SAUSSURE F. de (1878), Mémoire sur le système primitif de


voyelles dans les langues indo-européennes, in F. de Saussure,
Recueil de publications scientifiques de Ferdinand de Saussure,
Genève, Slatkine Reprints, 1922.

Rec. = SAUSSURE F. de (1922), Recueil de publications scientifiques


de Ferdinand de Saussure, Genève, Slatkine Reprints, 1922.

Phonétique = SAUSSURE F. de (1995), Phonétique. Il manoscritto di


Harvard Houghton Library bMS FR 266 (8). Edizione a cura di
Maria Pia Marchese, Padova, Unipress.

28
Sonantes = SAUSSURE F. de (2002), Théorie des sonantes. Il manoscritto
di Ginevra BPU Ms. Fr. 3955/1. Edizione a cura di Maria Pia
Marchese, Padova, Unipress.

Lituanien = SAUSSURE F. de (2003), « Notes sur l‟accentuation


lituanienne ». Présentation et édition par L. Jäger, M. Buss et L.
Ghiotti, in S. Bouquet (éd), Cahiers L’Herne, no. 76 :
Ferdinand de Saussure, pp. 223-250.

Morphologie = SAUSSURE F. de (1969), « Morphologie », in R. Godel (éd.),


A Geneva school reader in linguistics, Bloomington & London,
Indiana University Press.

Essai = SAUSSURE F. de (1948), « Essai pour réduire les mots du


grec, du latin & de l‟allemand à un petit nombre de racines »,
Cahiers Ferdinand de Saussure, vol. 32, pp. 73-103.

SM = GODEL R. (1957). Les sources manuscrites du Cours de


linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Genève :
Droz.

BGE = Bibliothèque de Genève (ex Bibliothèque Publique et


Universitaire de Genève [BPU]).

AdeS = BGE, Archives Ferdinand de Saussure.

Ms. Fr. = BGE, Manuscrits Français

Coll. = Collation Sechehaye (inédit). (BGE, Cours Univ. 433-444)

29
30
1

INTRODUCTION

Here, as usually in philosophy, the first difficulty


is to see that the problem is difficult.
Bertrand Russell

1.1 Vulgate

Dans son article sur « Saussure et la théorie du Langage », Anne Hénault propose
quatre « énoncés fondamentaux » susceptibles de « résumer », lit-on, « le cœur de la
démarche saussurienne » (Hénault, 2002, p. 61), à savoir :

1/ Dans la langue, il n‟y a que des différences sans termes positifs


2/ La langue est un système
3/ Le signe linguistique est arbitraire
4/ Quel que soit le point de vue adopté, « le phénomène linguistique présente
perpétuellement deux faces qui se correspondent et dont l‟une ne vaut que par l‟autre »

(Hénault, 2002, p. 62 ; voir aussi Hénault, 1997, pp. 42-43).

31
Cet ensemble de thèses, puisées littéralement du texte du CLG1, est représentatif de ce
que Lepschy appelait – et sans le savoir baptisait – « vulgate idéale du saussurisme »
(Lepschy, 1962, p. 69)2, et servira donc, avec une petite rectification, de point de départ à
nos réflexions. Avec une petite rectification, dis-je, parce qu‟il me semble que ces quatre
propositions pourraient, dans le cadre de notre étude (du moins dans un premier temps),
être réduites au nombre de trois, dès lors que la troisième thèse (selon laquelle « le signe
linguistique est arbitraire ») subsume la quatrième (selon laquelle « le phénomène
linguistique présente perpétuellement deux faces »). Le signe, en effet, tel qu‟il est défini
à la page 100 du CLG (et c‟est là qu‟Hénault trouve sa troisième formule), est conçu en
tant que « lien unissant le signifiant au signifié » (CLG, p. 100 [nous soulignons, ES])3, et
exige donc qu‟il y ait de la bifacialité : s‟il n‟y en avait pas, il ne pourrait pas y avoir de
lien (qui, comme tel, ne peux intervenir qu‟entre deux éléments hétérogènes) qui puisse
ou non être arbitraire. La « bifacialité » constitue l‟une des trois propriétés fondamentales
de la définition saussurienne de « signe » : elle est donc contenue – nous n‟avons pas
besoin de citer Milner4 – dans le concept même de signe. On pourra dès lors s‟abstenir de
formuler la quatrième proposition sans que la notion de bifacialité soit perdue : elle est
comprise dans la troisième formule5.

1
La première thèse figure à la page 166 ; la deuxième aux pages 43, 107, 116, 159 et passim ; la troisième à
la page 100 ; la quatrième à la page 23.

2
Le terme « vulgate », en référence au CLG, semble avoir été en effet utilisé pour la première fois (quoique
d‟une manière non péjorative) par Giulio Lepschy, dans un article de 1962 (cf. De Mauro, CLG, p. 407, n.
16, et Gadet, 1987, p. 14).

3
« Entité dont la substance est un rapport », disait Robert Godel (cf. SM, p. 193).

4
Le signe Saussurien « est arbitraire, négatif, biface. On remarquera que de ces trois propriétés, la dernière
est contenue dans le concept même de signe » (Milner, 1978, p. 57).

5
A moins que l‟on entende que ces « deux faces » puissent être traduites en « dualité », et que l‟on applique
la notion – ainsi traduite – non seulement au couple conceptuel signifiant/signifié, mais à toutes les
dichotomies saussuriennes : forme/substance, immanence/manifestation, faculté/institution, langue/parole,
synchronie/diachronie, etc. (cf. Hénault, 1997, p. 48). C‟est dans ces « dualités » que Benveniste voyait en
effet « le centre de la doctrine » de Saussure (Benveniste, 1963, p. 40). Dans ce cas, cependant, la
« bifacialité » serait quelque chose de différent du simple fait que les deux composants d‟un signe
appartiennent – pour le dire dans les termes d‟Hjelmslev – à deux plans différents. Il s‟agirait, plutôt que
32
Cette épuration ayant été effectuée, il nous reste donc trois thèses :

1/ Dans la langue, il n‟y a que des différences sans termes positifs


2/ La langue est un système
3/ Le signe linguistique est arbitraire

Dans ces formules nous avons déjà les principaux concepts qui seront abordés dans
cette thèse. Dans le chapitre que l‟on commence, il sera question du concept de
« système » et de la notion de « langue » ainsi entendue. La notion de différence pure
(sans termes positifs) est une notion à laquelle on aura affaire constamment, tout au long
de notre travail. Le concept de « signe », traité à la fin du chapitre que l‟on commence et
à la fin du chapitre suivant, sera une pièce essentielle dans notre conclusion. Un concept,
seulement, central à la théorie saussurienne et indispensable à notre argumentation, n‟est
pas représenté (du moins non littéralement) dans ces trois formules, à savoir : le concept
de « valeur ». Nous consacrerons à son étude l‟entièreté de la deuxième partie6.

Reprenons alors ces trois formules que nous avons décidé de conserver. Si nous avons
cru utile de les évoquer, après tout, c‟est qu‟elles nous ont semblé appropriées aux

d‟une propriété essentielle à un concept (en l‟occurrence le concept de « signe »), d‟une position
épistémologique et d‟une heuristique particulières. Cela pourra donc être nommé, si l‟on veut, « principe de
dualité », mais ne doit pas être confondu avec la bifacialité du signe linguistique.

6
Hénault, qui soulignait l‟« importance » de la remise en circulation du concept par Claudine Normand en
1970 (cf. Normand, 1970, p. 44 et passim), justifiait cette exclusion en signalant que, « vingt ans après, il
est devenu possible […] d‟opposer quelques objections » à la revendication de la place centrale de ce
concept, et se demande : « Pourquoi privilégier le concept de valeur au sein d‟un paquet d‟énoncés auxquels
Saussure accorde une importance également remarquable et qui pourraient bien être ces « vérités », ces
« délimitations » entre lesquelles il entend « retrouver la vérité » ? » Ce à quoi nous répondrions, en
évoquant ces mêmes raisons : pourquoi alors l‟exclure ? Le fait que Saussure accorde « une importance
également remarquable » à ces concepts, d‟ailleurs, est une affirmation qu‟il faudrait démontrer. Nous
serions plutôt d‟accord avec Normand (1970), Arrivé (2007, p. 67), Bouquet (1997, p. 235, p. 279, p. 291)
Engler (1964, p. 31) et Amacker (1974) en ce que le concept de « valeur » est au centre de la démarche
Saussurienne.

33
circonstances de cette introduction, où les formes nous imposent de présenter nos
objectifs.
Il est évident que ces thèses, s‟il est vrai qu‟elles représentent le « cœur de la
démarche saussurienne », comme Hénault le soutient (et personne n‟oserait le nier),
doivent être articulées. Notre but est de montrer que cette articulation, qui pourrait au
premier abord paraître une tâche facile, est plus problématique qu‟il ne le semble.
Tout d‟abord, on notera que le degré de généralité de ces trois formules est différent.
Alors que les deux premières thèses portent sur l‟objet « langue », dont est prédiqué le
caractère fondamental (elle est « un système » [thèse 2]) et limitée la nature de son
contenu (il n‟y a « que des différences » [thèse 1]), la troisième ne concerne que l‟objet
« signe ». Précisons : le « signe linguistique ». S‟il avait été question du « signe » tout
court, on aurait pu hésiter à le classer parmi les objets susceptibles d‟intéresser
directement le linguiste : on aurait eu plutôt tendance à le classer sur l‟égide, par exemple,
de la sémiologie. Mais cela n‟est pas le cas. Cette thèse a pour objet le « signe
linguistique » et relève, donc, d‟un même ordre de choses que les deux premières. La
question à se poser (triviale, mais à ce stade utile) est la suivante : pourquoi un « signe
linguistique » est linguistique ? Réponse évidente : un signe est linguistique parce qu‟il
appartient à une « langue » (un signe qui n‟appartiendrait pas à une langue ne serait pas
un signe linguistique). Si la troisième formule a donc quelque chose à faire dans cet
ensemble, c‟est en tant qu‟elle porte sur un élément de l‟objet dont il est question dans les
deux premières, en l‟occurrence l‟objet « langue ». Il semblerait donc possible de
réordonner ces trois thèses en vertu de leur niveau de généralité : d‟abord la formule 2,
ensuite la formule 1, en dernière place la formule 3 (nous désignerons dorénavant les
formules par des lettres) :

a) La langue est un système


b) Dans la langue, il n‟y a que des différences sans termes positifs
c) Le signe linguistique est arbitraire

Si l‟on se demande maintenant de quelle manière ces thèses s‟articulent, deux


évidences s‟imposent à une simple observation. Première évidence : si « la langue est un
système » (formule a), et si « dans la langue il n‟y a que des différences sans termes

34
positifs » (formule b), la langue ne peut être qu’un système de différences sans termes
positifs. La deuxième formule peut donc être intégrée dans le champ de la première :

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs]

La seconde évidence peut être scandée en deux temps. Temps 1 : si un « signe » peut
être dit linguistique du fait qu‟il appartient à une « langue », une « langue » doit alors
pouvoir contenir des « signes ». Temps 2 : si dans la « langue » il y a des « signes »
(arbitraires [formule c]), et si la « langue » est un « système » (formule a), la langue ne
peut être qu’un système de signes (arbitraires). La troisième formule peut donc être elle-
aussi intégrée dans le champ de la première :

[a) La langue est un système] [c) de signes (arbitraires)]

On aurait donc deux combinaisons :

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs]


[a) La langue est un système] [c) de signes (arbitraires)]

Voilà une première tentative d‟articulation entre ces trois énoncés primitifs d‟où l‟on
est parti. Comme on l‟aura remarqué, nous avons évité de considérer les fondements de
ces articulations. Nous n‟avons pas cherché à établir une hiérarchie ni un ordre de
priorités théoriques entre ces énoncés. Nous avons tout simplement tenté – sans
déclencher encore l‟appareil analytique et sans faire appel à d‟autres formules de
Saussure – de débriefer, de manière aussi rudimentaire que possible, ce que l‟on pouvait
déduire de la seule contemplation de ces trois formules. La question que l‟on aura à se
poser à ce stade introductif est elle aussi très élémentaire. Cette question est la suivante :

Peut-on tenir les propositions exprimées dans ces deux combinaisons ([a][b] ; [a][c])
pour des notions équivalentes ?

35
On pourrait penser, sur la base de la considération du premier élément de chaque
formule (« la langue est un système » [formule a]), que la réponse devrait être affirmative.
Cela impliquerait deux choses :

a) Que le premier hémistiche de la première formule (« la langue est un système »)


est une notion équivalente au premier hémistiche de la seconde (« la langue est un
système »).
b) Que le deuxième hémistiche de la première formule (« de différences sans termes
positifs ») est un notion équivalente au deuxième hémistiche de la seconde (« de
signes [arbitraires] »).

Autrement dit : non seulement la formule « la langue est un système » signifierait la


même chose dans les deux combinaisons, mais également les formules « signes
(arbitraires) » et « différences pures (sans termes positifs) » seraient structuralement
homologues et feraient référence à un même concept7.

L‟entièreté de ce travail a pour ambition de montrer que cette réduction est


impossible. Non qu‟elle est impossible en soi, comme nous en sommes – avouons-le dès
le départ – également convaincu, car pour cela on n‟aurait pas eu besoin de se référer à
Saussure. Cette thèse étant consacrée à la réflexion de Saussure, notre intention est de
montrer que cette opération est impossible chez Saussure (voire pour Saussure). Nous
tenterons de montrer, en d‟autres termes, que les notions Saussuriennes représentées par
ces formules ne se recoupent pas.
Deux alternatives, parfaitement complémentaires, se présentent pour accomplir ce
projet. On pourrait, suivant l‟une d‟entre elles, tenter de montrer que le terme
« système », présent dans ces deux formules, renvoie à deux notions différentes. Si l‟on

7
Il ne nous intéresse pas à ce stade d‟analyser les avis des différents lecteurs de Saussure, mais, puisque
nous l‟avons déjà cité, nous pouvons signaler que Jean-Claude Milner serait d‟accord avec cette
homologation (cf. note 4). Il n‟est évidemment pas le seul. Une seule référence supplémentaire : Sechehaye,
Bally et Frei, dans un article paru dans le numéro 2 de Acta Linguistica, en parlant des « unités de la langue,
soit les signes », affirment : « Leur caractère propre, c‟est d‟être purement différentiels… » (1941/1968, p.
191).
36
arrivait à démontrer cela, on serait alors forcé d‟admettre que les éléments dont ces
systèmes se composent (des « signes arbitraires » et des « différences sans termes
positifs ») ne peuvent pas être structuralement homologues. Les éléments, d‟après ce que
Saussure a enseigné, n‟ont d‟autres propriétés que celles qu‟ils tirent de leur appartenance
à un « système » (cf. CLG/E 1848) : si deux « systèmes » sont différents, les éléments qui
les composent doivent l‟être aussi.
La deuxième alternative serait de procéder de manière inverse, c'est-à-dire en essayant
de montrer que la notion de « signe linguistique arbitraire » n‟est pas une notion
équivalente à celle de « différences pures (sans termes positifs) ». Si l‟on arrivait à
montrer que ces deux notions sont irréductibles, on serait alors forcé – par le même
principe de solidarité entre « système » et « éléments » que l‟on vient d‟évoquer (cf.
CLG/E 1848) – d‟admettre que le « système » inhérent à la première et le « système »
inhérent à la deuxième ne peuvent pas renvoyer à une même notion, non plus.
Nous suivrons, successivement, l‟une et l‟autre voie. On tentera de montrer que :

a) Le « système » de la première combinaison n‟est pas une notion homogène au


« système » de la seconde.
b) Le concept de « signe », tel qu‟il est défini par Saussure, n‟est pas susceptible
d‟être réduit à la notion de « différences pures, sans termes positifs »

Si l‟on voulait donner à cette présentation l‟aspect d‟un théorème mathématique, on


dirait que ces deux formules représentent la thèse de ce travail : c‟est ce que l‟on tentera
de démontrer.

1.2.1 Thèses

La première partie sera consacrée à la première de ces thèses, c'est-à-dire à la notion


Saussurienne de « système ». Nous suivrons l‟évolution dès les premiers écrits de
Saussure et tenterons de saisir par quelles voies – et dans quelle mesure – terminera-t-elle
par fusionner avec la notion de « langue » pour donner corps à la formule la plus
représentative, probablement, de la doctrine Saussurienne, et que nous avons déjà trouvée
chez Hénault, à savoir : que « la langue est un système » (formule a).

37
Nous avons donné deux limitations. La première : nous adopterons une démarche
strictement chronologique. La seconde : nous nous bornerons à l‟analyse des occurrences
effectives du terme « système ». On aurait pu, en adoptant une procédure inverse, partir
des définitions les plus tardives et les plus achevées pour tenter par la suite, par
rétrospection, d‟en retrouver les premières traces dans les premiers écrits. Mais il nous
semblait que cette approche risquait de masquer (ou de rendre moins tangible) l‟évolution
des idées de Saussure, qui, après tout, n‟as pas eu besoin des concepts les plus tardifs
pour raisonner sur les premières matières soumises à sa réflexion. S‟il est possible de
tracer une histoire, en général, des concepts, c‟est très précisément parce que, ceux-ci
n‟ayant pas existé depuis toujours, on a eu, à un moment donné, besoin de les forger. Ce
besoin étant étroitement lié aux limites de l‟appareil conceptuel inhérent à une époque A
pour décrire des phénomènes x, l‟importation des concepts d‟une époque B (expliquant
les phénomènes x) rendrait plus difficile de saisir pourquoi, en quelle mesure et vis-à-vis
de quels objets l‟appareil conceptuel de l‟époque A se serait révélé obsolète, et pourquoi
(en quelle mesure et vis-à-vis de quels objets) a-t-on eu besoin de le remplacer. Si cela
n‟est pas un caractère général à l‟évolution des sciences, ce principe se révèle en tout cas
fructueux pour entamer une lecture de l‟évolution des idées chez Saussure.
Suivant cette logique, nous tenterons donc de suivre l‟évolution de l‟emploi que
Saussure fait du terme « système » dès les premiers écrits et jusqu‟aux trois cours de
linguistique générale. On verra qu‟à partir du premier cours, l‟homogénéité relative
régnant dans les premiers textes examinés se verra compromise, et que l‟on sera forcé
d‟admettre qu‟une deuxième notion, différente de celle relativement homogène dominant
les premiers écrits, sera également appelée « système » par Saussure. Nous aurons le
moment venu à nous interroger sur les raisons de cette mutation.

Dans la deuxième partie de cette thèse nous aurons à nous occuper de la


démonstration de la deuxième thèse, c'est-à-dire de l‟irréductibilité du concept de
« signe » à la notion de « différences pures, sans termes positifs ». Nous avons décidé de
mener cette démonstration en prenant en considération l‟évolution du concept de
« valeur », qui apparait particulièrement apte à ce propos. Ce concept – que nous croyons,
comme on a déjà eu l‟occasion de le dire, central au dispositif théorique de Saussure – a
suivi une évolution dont les extrêmes coïncident en effet très exactement avec les deux
pôles dont nous prétendons montrer l‟irréductibilité. Né dans le domaine des phénomènes

38
phonologiques que Saussure côtoie dès l‟élaboration de son Mémoire (1878), le concept
de « valeur » était à l‟origine étroitement lié à la notion de « différence pure », et l‟on
aura même l‟occasion de voir que ces deux concepts seront traités à maintes reprises
comme des notions synonymes. Mais Saussure se verra obligé, à un moment donné de sa
réfléxion, d‟accepter qu‟il y a quelque chose de « non négatif » (il dira, même, quelque
chose de « positif ») dans la notion de « valeur ». Quand cette rectification aura-t-elle
lieu ? Lorsque Saussure tentera, justement, de généraliser la notion de « valeur » au plan
sémantique. Autrement dit : lorsqu‟il tentera de l‟appliquer non déjà à des éléments que
l‟on appellerait, après les élaborations de l‟école de Prague, des « phonèmes » (entités
significatives, mais sans signification) mais aussi à la notion de « signe » entendue
comme un être double, présentant toujours une face formelle et une face non déjà
simplement significative, mais, si l‟on ose dire, significationnelle, consistant en un capital
sémantique précis et délimité, susceptible de représenter, en d‟autres termes, des idées.
On verra que Saussure a tenté, de toutes ses forces, d‟expliquer ce capital sémantique des
signes en faisant appel à sa bonne vielle notion de « valeur » (entendue comme différence
pure). Mais on verra aussi qu‟il en a reconnu des limites, et qu‟il a cédé (de mauvais gré,
semblerait-il) à admettre que la notion de « valeur », ainsi entendue, était insuffisante
pour décrire des entités doubles comme celle qu‟il devait ultérieurement appeler
« signe ».

1.2.2 Hypothèse

Dans ces dernières considérations transparaît déjà celle qui sera notre hypothèse. Elle
ne s‟inscrit pas dans un plan évolutif. Elle ne prétend pas que les concepts de « système »
et de « valeur » aient tout simplement (et miraculeusement) évolué dans la réflexion de
Saussure. Notre hypothèse est que le domaine d‟élaboration et d‟application de la
première formule (selon laquelle « la langue est un système de différences pures ») est
radicalement différent du domaine d‟élaboration et d‟application de la deuxième (selon
laquelle « la langue est un système de signes »). Nous ne voulons pas dire par là, non
plus, que ces deux plans soient incompatibles, ou inarticulés. Nous disons seulement
qu‟ils sont radicalement différents, et qu‟en tant que tels portent sur des objets
radicalement différents. Cette hétérogénéité, qui apparaîtra, si notre démonstration est

39
efficace, déjà lors de la considération du concept de « système » et de celle du concept de
« valeur », sera réduite, comme il est annoncé dans le titre de cette thèse, à un problème
de définition des entités. C‟est la définition d‟entité que l‟on choisira d‟adopter qui
déterminera, en d‟autres termes, que l‟on puisse se borner à un système de différences
pures, sans termes positifs, ou que l‟on doive au contraire admettre une autre sorte
d‟agencement.
Cette hypothèse, bien entendu, est une hypothèse, comme on dit, de lecture : c‟est la
manière dont nous avons décidé d‟ordonner nos arguments et ceux de Saussure. « Un
sistema », disait Borges en référence à la métaphysique, « no es otra cosa que la
subordinación de todos los aspectos del universo a uno cualquiera de ellos ». Mutatis
mutandis, on pourrait dire de notre hypothèse qu‟elle veut bâtir son centre sur la notion
d‟entité linguistique. Ce centre est sans doute et dans une certaine mesure arbitraire, bien
entendu, et l‟on pourrait tenter d‟ordonner l‟univers Saussurien autour d‟autres concepts
également importants. Nous ne prétendons donc point réduire – dans le sens fort de ce
terme – les arguments de Saussure à un problème de définition des entités, nous avons
seulement cru qu‟il convenait d‟ordonner notre lecture autour de ce critère-là.
L‟affaire ne sera à vrai dire pas toujours commode, car Saussure semble effectivement
avoir tenté de réduire ces thèses à une seule formule (cette formule, comme on le sait, est
celle de la seconde combinaison, selon laquelle la langue serait un système de différences
pures, sans termes positifs). On sera confronté plus d‟une fois à des arguments où
Saussure tentera à tout prix d‟amener la réflexion dans ce sens. Notre tâche, dans ces cas-
là, sera d‟essayer de discerner les lignes générales desdits arguments, et d‟en signaler les
limites, les problèmes et les difficultés. Non les limites et les difficultés que ces
arguments comportent d‟un point de vue purement spéculatif, mais – nous tenons à le
répéter – les problèmes qu‟ils supposent vis-à-vis d‟autres points de la théorie de
Saussure. Notre intention n‟est pas d‟affirmer sur la base de considérations
philosophiques (quelles qu‟elles soient) que Saussure avait tort – même si cette
possibilité n‟est pas à exclure (pourquoi le serait-elle ?). Nous prétendons que Saussure,
qui a effectivement tenté à plusieurs moments de sa carrière de tout réduire, en ce qui
concerne la description et la structuration d‟une langue, à un système de différences pures,
a lui-même admis les limites d‟une telle démarche.
Ce point doit être clair, car dans les pages qui suivent nous aurons l‟occasion de
remettre en question les arguments de Saussure avec détermination. Si nous nous

40
permettons d‟adopter une telle position, cependant, ce n‟est pas parce que nous nous
croyons plus lucide ni mieux informé que le « maître », mais parce que l‟on sait que
Saussure lui-même adoptera une position contraire, plus tard ou ailleurs, et que l‟on sait
que nous aurons l‟occasion de le montrer. Notre dispositif méthodologique consistera
donc à soumettre chaque argument à des tensions théoriques, logiques, méthodologiques
ou tout simplement intuitives, et de tenter, avec toute la rigueur dont nous sommes
capables, de le pousser à l‟échec, non pour avoir l‟occasion de dire que tel ou tel
argument est erroné, mais pour tenter de comprendre pourquoi Saussure aurait été amené
à se rectifier ou a formuler, plus tard ou ailleurs, des positions différentes ou contraires8.

8
Cette démarche suppose l‟assomption de cette conviction : la théorie de Saussure n’est pas un tout
achevé. Nous ne sommes pas le seul à le croire : la plupart des spécialistes le savent*, et même Saussure a
eu l‟occasion de l‟affirmer. Mais nous assumerons cette conviction sans concessions. Si Saussure émet un
postulat qui apparaît en contradiction avec d‟autres affirmations, il nous semblera plus censé de l‟admettre
que de chercher à le justifier en faisant appel à des péripéties argumentatives extravagantes. Nos arguments
pourront convaincre ou pas, cela est une autre question. Mais nous ne chercherons pas à clôturer une
théorie que son auteur considérait inachevée.

* Charles Bally et Albert Sechehaye (CLG, Préface, p. 10), Albert Sechehaye (1940, pp. 139-140), Roman
Jakobson (1942 [1976], p. 55), Louis Hjelmslev (1948, p. 38), Robert Godel (SM, p. 130 et p. 179), René
Amacker (1975, p. 14) Simon Bouquet (1997, p. 295), Claudine Normand (2000, p. 157), Johannes Fehr
(2000, p. 29), Semir Badir (2001, p. 11), Raffaele Simone (2006, p. 36 et passim), Louis de Saussure (2006,
p. 172), Tullio de Mauro (2007, p. 47) ou Michel Arrivé (2007, p. 162) pour n‟évoquer que quelques noms,
ont admis que la théorie de Saussure « n‟est pas complètement élaborée » (Bouquet, 1997, p. 295). L‟affaire
ne fait évidemment pas l‟unanimité. Claudia Mejía, par exemple, assurait récemment qu‟« au fil du travail »
d‟analyse du fond des manuscrits saussuriens déposés à la BGE (et personne, probablement, ne connaît
mieux qu‟elle ce fond de manuscrits), « une théorie claire et cohérente » s‟était « dégagée » à ses yeux (cf.
Mejía, 1998, p. 1).
41
42
PREMIÈRE PARTIE

43
44
2

CONCEPTUALISATION DE LA « LANGUE » ENTENDUE COMME « SYSTEME »

« ...point de systême qu‟on ne souhaite d‟expliquer »


Girard, 1742

2.1 Introduction

Historiquement, le terme « système » apparaît tôt dans les écrits de Saussure. On le


trouve évidemment – c‟est presque une banalité de le dire – dans le titre du Mémoire de
1878, qui porte précisément sur le système primitif des voyelles en indoeuropéen, mais le
terme avait été déjà employé par Saussure dans son « Essai d‟une distinction des
différentes a indo-européens » (1877)9, et même plus tôt. En 1872, en effet, alors qu‟il
n‟avait que quatorze ans et demi, Saussure adressa à Adolf Pictet un « Essai pour réduire
les mots du grec, du latin et de l'allemand à un petit nombre de racines », accompagné

9
Dans cet essai Saussure présente déjà le « système des a […] de l‟indoeuropéen » (cf. Rec., pp. 381-382)
qui serait repris un an plus tard, avec quelques modifications, dans le Mémoire (cf. Vallini, 1969, pp. 6 sqq ;
Bergounioux, 2006, pp. 6-7).
45
d‟une lettre, lumineuse, où il annonçait ce que l‟on aurait pu deviner comme l‟épigraphe
de son œuvre :

J‟ai toujours eu la rage de faire des systèmes, avant d'avoir étudié les choses sur le
détail… (cf. Candaux, 1974, p. 10)

Cette lettre – l‟une des plus anciennes que l‟on conserve de sa plume – semble être la
première trace écrite attestant les intérêts scientifiques de Saussure, et l‟essai qui
l‟accompagna constitue, au dire de Candaux, « le premier système linguistique élaboré
par Ferdinand de Saussure » (Candaux, 1974, p. 12). Saussure essaya en effet, dans ce
premier travail, de mettre en place un « système » composé de neuf racines primitives
(kak, pak, tak ; kap, pap, tap ; kat, pat, tat) auxquelles il serait possible de ramener,
idéalement, la totalité des mots des trois langues concernées (le grec, le latin, l‟allemand)
(cf. Essai, p. 78)10.
Les premières occurrences du terme « système » dans les textes de Saussure
coïncident ainsi avec les premières tentatives de réflexion sur des problèmes
linguistiques, bien avant qu‟elle ne se consolide dans les circuits académiques et
universitaires – qui ne devaient être amorcés par Saussure que bien plus tard. A l‟autre
bout de son parcours intellectuel, lors d‟une des dernières leçons du troisième cours de
linguistique générale, Saussure aura l‟occasion de définir la « langue » comme un
« système » dont « toutes les parties sont plus ou moins solidaires » (CLG/E 1446 D [cf.
CLG, p. 124]), idée sur laquelle il devait encore se prononcer le 4 juillet 1911, lorsqu‟il
fut temps de boucler son enseignement11.

10
Trente ans plus tard ce « système » acquerra, dans le souvenir d‟un Saussure déjà adulte, une portée plus
ambitieuse. Il évoquera, en effet, en 1903, dans un texte qui demeura la seule trace autobiographique du
« maître », un « système universel du langage » consistant « à prouver que tout se ramène, dans toutes les
langues possibles, à des radicaux constitués immédiatement par 3 consonnes (plus anciennement même par
2 consonnes) si l‟on considérait comme identiques p, b, f, v, ou k, h, g, ch, ou t, d, th » (Souvenirs, p. 17
[nous soulignons, ES]).

11
L‟une des toutes dernières phrases notées par Constantin lors du troisième cours est en effet une
élaboration de cette idée : « La solidarité des termes dans le système peut être conçue comme une limitation
de l‟arbitraire, soit la solidarité syntagmatique, soit la solidarité associative » (Cours III, Constantin, p. 28).
46
Quarante ans séparent la première occurrence de la dernière. Pendant ces quarante
ans, ce terme, destiné à devenir l‟une des clés (sinon la clé) du succès de la théorie et de
la diffusion de la pensée de son auteur, ne cessera de revenir12.

Tenter une comparaison entre ces premiers emplois du terme dans les écrits
Saussuriens de jeunesse et les derniers développements de la théorie telle qu‟elle apparaît,
par exemple, dans le CLG, pourrait sembler aventureux. Ces premiers écrits, pourrait-on
penser, ne sont que des « enfantillages »13, et le CLG un remaniement, fait par d‟autres
que Saussure, de notes personnelles disparates et de notes (non moins disparates) prises
par des étudiants lors des différents cours. Mais il n‟est peut-être pas entièrement inutile
de se demander si entre les premiers textes et les manuscrits des dernières leçons
genevoises il y a (ou non) une continuité, et, dans la négative, d‟essayer de saisir où et en
quoi les notions diffèrent.
Il faut avouer qu‟au premier abord, les notions – comme il est par ailleurs naturel –
sembleraient différer. La notion de « système » n‟est mariée à « la langue » qu‟assez
tardivement, et encore, lorsque ces deux notions apparaissent associées, la formule est
appliquée à une multitude de concepts différents. La « langue » est ainsi considérée
comme un « système sémiologique » (ou « de signes »), comme un « système de
valeurs », comme un « système de différences pures », comme un « système
d’oppositions », comme un « système qui court sur des impressions acoustiques
inanalysables », comme un « système grammatical », pour ne pas nommer des citations
plus vagues (et plus énigmatiques) où l‟on nous dit que la langue est un « système
linéaire », un « système d‟unités » ou un « système serré ».

12
Si les statistiques importaient, les cent trente huit occurrences que Georges Mounin comptait dans le CLG
(cf. Mounin, 1968, p. 61), aussi peu que ce texte en témoigne, seraient dans ce sens significatives. Nous
avons compté environ deux cent cinquante occurrences de « système » rien que dans les éditions (partielles)
des notes des auditeurs des trois cours de linguistique générale publiées par Komatsu (cf. Cours I,
Riedlinger ; Cours II, Riedlinger ; Cours III, Constantin [voir table d‟abréviations]).

13
C‟est Saussure lui-même qui, en 1903, considère ainsi son Essai de 1872 (cf. Souvenirs, p. 17). Divers
spécialistes ont cependant remarqué la maturité de l‟argumentation menée par Saussure dans ce texte, en la
mettant en rapport avec, notamment, celle du Mémoire (1878), et en assurant que ce serait donc « une
erreur » de le considérer comme « un simple enfantillage » (Davis, 1978, p. 74 ; cf. Reichler-Béguelin,
2000, p. 172 ; Gambarara 2009).
47
Il semblerait ainsi que cette formule que nous avons prise pour objet dans ce chapitre
(« la langue est un système » [formule a]) est peut-être bien choisie comme l‟une des
thèses fondamentales – sinon la plus représentative – du « cœur de la démarche
saussurienne » (cf. Hénault, 2002, p. 61 [cité supra]), mais elle est (à cause précisément
de son caractère général) extrêmement imprécise. Ou sert-elle de synthèse à toutes ces
variations ? Dans ce cas, on devrait pouvoir démontrer que la thèse selon laquelle « la
langue est un système de signes » et celle selon laquelle « la langue est un système qui
court sur des impressions acoustiques inanalysables » sont des notions équivalentes. Et
non seulement équivalentes entre elles, mais aussi avec chacun des passages où « la
langue » est considérée comme « un système » (thèse a).
Notre hypothèse, comme nous l‟avons avancé, est que cette réduction est
impraticable.
Cette équivalence, de toute façon, ou cette non équivalence, si elles sont
démontrables, doivent être démontrées. Et cette démonstration pourra difficilement se
passer d‟une analyse de l‟évolution des concepts qui, comme Engler et peu après Simone
l‟ont noté, ne sont pas nés tout armés de la tête de Saussure14. L‟urgence est donc
philologique.
On se penchera alors, après une brève contextualisation historique, sur les textes,
soucieux de discerner les aléas de l‟évolution du concept de « système » qui, associé à
celui de « langue », devait devenir l‟un des concepts fondamentaux de l‟appareil
théorique Saussurien.

14
« Le "système" », affirmait en effet Engler, « n‟est pas né tout armé de la tête de Saussure » (Engler,
1966, p. 35). Il faisait allusion, plutôt qu‟au (concept de) « système » chez Saussure, au « système »
(théorique) de Saussure (qui comprend évidemment le concept de « système »), comme il apparait
clairement d‟après le titre de l‟article : « Remarques sur Saussure, son système et sa terminologie ».
Raffaele Simone reprend la formule dans son introduction à sa traduction italienne de l‟Introduction au
deuxième cours de linguistique générale (reprise dans Simone, 1992, pp. 159-173 [cf. p. 162]).
48
2.2 Contexte historique

Au dernier quart du dix-neuvième siècle, alors que Saussure commence à se servir du


terme système, celui-ci avait déjà son histoire non seulement dans la philosophie et les
sciences, mais aussi (quoique d‟une manière nécessairement plus modérée) en
linguistique. Sans aller jusqu‟à citer Aristote (cf. Vincenzi, 1978, p. 321), on peut noter
que le terme apparaît en 1632 chez Galilée (Dialogo dei massimi sistemi), en 1735 chez
Linné (Systema Naturae), en 1798 chez Condillac (Traité des systèmes), pour ne retenir
que quelques titres célèbres des siècles précédant le dix-neuvième. A en croire le
Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande, « système » signifiait
déjà chez ces auteurs un certain « ensemble d‟éléments, matériels ou non, qui dépendent
réciproquement les uns des autres de manière à former un tout organisé », et c‟est dans ce
sens que l‟on parlait (et l‟on parle) de « système solaire » ou de « système nerveux ».
Dans un deuxième sens, plus abstrait et plus spécifique, Lalande retenait un « ensemble
d‟idées scientifiques ou philosophiques logiquement solidaires, mais en tant qu‟on les
considère dans leur cohérence plutôt que dans leur vérité » (Lalande, 1926, p. 1097). Ces
deux acceptions, mis à part le fait qu‟elles portent sur des réalités différentes (la première
sur des objets tangibles, la seconde sur des « idées »), se recoupent sur l‟essentiel :
l‟interdépendance des éléments, la cohérence et l‟organicité. Mais la dernière, par son
caractère abstrait, opère une distinction très intéressante et qui mérite d‟être soulignée :
elle sépare nettement la notion de « cohérence » de la valeur de « vérité », et cette
distinction, si nous ne nous trompons, est presque entièrement absente de la signification
actuelle du terme « système ». Ce mot jouit aujourd‟hui d‟un prestige tel, que l‟on aurait
du mal, nous semble-t-il, à admettre qu‟il pourrait être appliqué à quelque chose
d‟incertain ou d‟inexact. Rien n‟en était, cependant, à l‟époque où Saussure écrivait. Un
système, même parfaitement cohérent, pouvait se révéler être parfaitement faux… C‟est
le reproche, comme on le sait, que Buyssens devait adresser à Saussure15, mais c‟est aussi

15
« On arrive ainsi à la conclusion qu‟en distinguant trois couples de linguistiques, ayant prétendûment [sic,
ES] chacune son objet propre, Saussure construisait un système cohérent, mais faux » (Buyssens, 1942, p.
66). Les « six linguistiques » dont Buyssens parle sont les trois couples que forment la « linguistique de la
langue et [la] linguistique de la parole », la « linguistique diachronique et [la] linguistique synchronique »,
et la « linguistique interne et [la] linguistique externe » (cf. Buyssens, 1942, pp. 17 sqq ; 49 sqq et 54 sqq).
49
l‟idée qui soutenait la démarcation établie par Schuchardt entre la notion de « système »
mise en place dans le Mémoire et celle qui apparaît dans le CLG :

[…] il y a des systèmes qui sont déjà inscrits dans les choses et ne demandent qu‟à être
découverts, et des systèmes que nous créons pour les appliquer aux choses. A la première
catégorie appartient, en ce qui concerne Saussure, le « système originaire des voyelles
indoeuropéennes », contenu dans le Mémoire de 1878 ; de la deuxième catégorie relève le
système de linguistique générale qui nous est aujourd‟hui proposé, à titre posthume. Des
systèmes de cette sorte n‟ont qu‟une valeur provisoire et conditionnelle. (Schuchardt,
1917, p. 174)

On sait qu‟aux yeux d‟Osthoff, même les arguments du Mémoire tombaient dans la
dernière catégorie de Schuchardt, quoiqu‟il la dépeigne avec moins de considération pour
son auteur : « ein radikaler Irrtum », écrivait-il en effet, suggéré par le « besoin de
système » (cf. De Mauro, CLG, p. 328 ; Marchese, 2002, p. xiv, n. 12). Cette formule
avait été en effet employée par Saussure, qui était bien conscient, évidemment, de sa
valeur minorative. S‟il concède à la page 153 de son Mémoire que l‟ensemble
d‟arguments qui la précède « pourra[it] paraître suggéré par les besoins du système »
(Mémoire, p. 153), ce n‟est pas pour mettre en valeur l‟organicité de sa démarche, mais
plutôt dans le but de se justifier, et invitant le lecteur à corroborer le contraire. Saussure
entendait que ce qu‟il avançait était une découverte, comme Schuchardt l‟accordait
également, et non des arguments forcés par aucune contrainte aprioriste16. Les choses
mises sous cette perspective, on peu se demander si ce ne seraient des considérations de
cet ordre que Saussure invoquait dans sa lettre à Pictet, lorsqu‟il avouait, comme s‟en
excusant, avoir cédé à la tentation de dresser un « système » portant sur une matière qu‟il
n‟avait pas étudiée « sur le détail » (cf. supra, p. 46).
Au-delà des raisons évoquées par l‟un ou l‟autre auteur pour fonder leurs critiques ou
de celles de Saussure pour justifier ses arguments, on retiendra en tout cas que le terme
« système » admettait, à la fin du dix-neuvième siècle, cet aspect en quelque sorte

16
Le développement de la théorie des laryngales (issue des travaux de Möller dès 1879) et le déchiffrement
du hittite, cinquante ans plus tard, allaient lui donner raison (cf. Szemerényi, 1973 ; Vincenzi, 1978, pp. xix-
xciv ; Kurylowicz, 1978 ; Reichler-Béguelin, 2000).
50
péjoratif – dont une trace subsiste de nos jours dans la locution « esprit de système »17 –
et qu‟être l‟auteur d‟une théorie faisant « système » n‟était pas forcément, à l‟époque, une
raison suffisante pour s‟en targuer (cf. Lalande, 1926, p. 1096).
Cela étant dit, il reste qu‟un « système », abstraction faite de sa véracité/fausseté,
devait (et doit) représenter un ensemble cohérent, et c‟est sans nul doute cet aspect qui
devait attirer l‟attention de Saussure. Lalande prend pour exemples de cet aspect le
« Système d’Aristote » et le « Système de Descartes » (Lalande, 1926, p. 1097)18, et
illustre l‟idée avec une citation du Traité des systèmes (1749), de Condillac, qu‟il nous
intéresse de reproduire :

Un système n‟est autre chose que la disposition des différentes parties d‟un art ou d‟une
science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, et où les dernières
s‟expliquent par les premières. (Condillac, Traité des systèmes, I [cité par Lalande, 1926,
p. 1097])

On verra que les premières traces d‟une réflexion consciemment poussée autour de la
notion de « système » répondent chez Saussure à l‟absence, chez ses contemporains,
d‟une notion comparable – et décrite par Saussure presque dans les mêmes termes – à
celle proposée par Condillac dans ce passage.

2.2.1 La langue entendue comme un système au dix-huitième siècle : Girard

Spécifiquement appliquée aux phénomènes langagiers, l‟utilisation du terme


« système » remonte au moins à la première moitié du dix-huitième siècle. Dès 1747, à en
croire Hassler, l‟abbé Girard aurait déjà « expliqué de façon explicite que les langues sont
des systèmes, bien que leur origine et leur évolution ne suivent pas les règles raisonnées

17
Cette formule apparaît dans le traité de phonétique de 1881-1884, où Saussure assure ne pas procéder
« par esprit de système » (Phonétique, p. 138).

18
Ces derniers furent des titres de deux séminaires assurés par Octave Hamelin (1856-1907) au début du
XXème siècle, édités de manière posthume et publiés quelques années plus tard : Le système de Descartes,
Alcan, 1911 ; Le système d’Aristote, Vrin, 1920.
51
d‟un système (Girard, 1747, p. 246) » (Hassler, 2007, p. 219). Nous n‟avons pas trouvé
ladite explication « explicite » à la page référencée par l‟auteur19, mais il n‟est pas
impossible que de tels propos aient pu être proférés par Girard, qui avait une particulière
estime pour le terme « système ». Dans l‟édition de 1742 des Synonymes françois, par
exemple, d‟où nous avons tiré l‟épigraphe qui orne ce chapitre (cf. Girard, 1742, p. iv),
Girard – qui défendait l‟idée selon laquelle la valeur d‟une langue (notamment la
française) réside, plutôt que dans la dimension purement quantitative de son vocabulaire,
dans la subtilité et la précision de ses termes – se sert à maintes reprises de ce mot. Ainsi
par exemple à la page xiii de son introduction, où il s‟écrie avec véhémence : « Qu‟une
fausse idée de richesse ne vienne pas ici, pour fronder mon système sur la différence des
Synonymes, faire parade de la pluralité & de l‟abondance » (Girard, 1742, p. xiii [nous
soulignons, ES]). Il est assez facile de trouver des expressions contenant le terme
« système » chez cet auteur.
Si c‟est à l‟idée de « langue » entendue comme une espèce de « système » que Hassler
faisait allusion, on pourrait prétendre la trouver à différents points de l‟œuvre de Girard.
Dans La justesse de la langue françoise, par exemple, publié en 1718, l‟abbé écrit ceci :

[…] quand je dis qu‟il n‟y a point de parfaits synonymes dans la Langue [sic, en
majuscules, au singulier, précédée d‟un article déterminé ES], j‟entens la Langue dans sa
pureté & dans son état présent. Je n‟ai garde de nommer Langue un amas général et
monstrueux de tous les mots, soit du bon soit du mauvais usage, soit anciens soit
nouveaux. (Girard, 1718, pp. xxxii-xxxiii)

Si l‟on faisait abstraction du terme « explicite », du numéro de page, de l‟année de


publication et de l‟ouvrage référé, on aurait pu penser que c‟est à ce passage-ci que

19
Hassler renvoie à une édition de Les vrais principes de la langue françoise, parue à Amsterdam en 1747,
chez Wetstein, que nous n‟avons pas pu localiser (cf. Hassler, p. 225). Nous avons consulté par contre les
deux tomes de l‟édition – normalement la première – parue à Paris, chez Le Breton, toujours en 1747, où
aucune explication (ni explicite ni implicite) concernant la langue comme « système » n‟apparaît à la page
246, que ce soit celle du tome I ou celle du tome II.
52
Hassler voulait renvoyer20. Girard conçoit la « Langue » comme – devine-t-on par
contraste avec l‟« amas monstrueux » qu‟il évoque – quelque chose d‟organisé : comme
quelque chose de – pourrait-on également prétendre – systématique. Ainsi considérée, en
tout cas, dans cette « pureté » contraire à un « amas » que constitue son « état présent », la
langue n‟admet donc pas de synonymes parfaits21.
La parenté de ces idées avec quelques thèses Saussuriennes est évidente (exception
faite, bien entendu, de la thèse présentée dans la note 21).

2.2.2 Dix-huitième siècle : Harris, Condillac, Turgot

Si chez Girard la conception de « langue » en tant que « système » peut être devinée,
chez beaucoup d‟autres savants ayant écrit dans le même siècle l‟idée est formulée en
toutes lettres. Le cas le plus notable est probablement celui de James Harris (1709-1780),
que Mounin tenait pour « le plus remarquable grammairien des siècles classiques »
(Mounin 1968, p. 60), et qui fut l‟auteur, en 1751, d‟un Hermes or a Philosophical
Inquiry Concerning Universal Grammar. Le « langage » (angl. « language ») est dans cet
ouvrage défini comme « un système de sons articulés, qui signifient en vertu d‟un
accord » (cité par Vincenzi, 1978, pp. 321-322 [je traduis de la traduction italienne de
Vincenzi, ES]), et plus loin comme « un système de sons articulés, signes ou symboles de
nos idées, mais principalement de celles qui sont générales ou universelles » (trad. de

20
Accordons que Girard avait l‟habitude de reprendre, avec d‟infimes variations, des idées exposées dans
ses ouvrages antérieurs, et qu‟il n‟est donc point impossible qu‟un passage comme celui que Hassler évoque
existe quelque part. Le fragment que nous venons de reproduire, par exemple, écrit en 1718, devait être
repris en 1742 comme suit : « alors que je dis qu‟il n‟y a point de mots synonymes dans aucune Langue,
prise dans sa pureté & dans un des instants où elle a été vivante, tel qu‟on voudra le choisir, car je n‟entens
point par Langue un amas général & monstrueux de tous les mots, soit du bon soit du mauvais usage, soit
anciens soit nouveaux » (Girard & Olivet, 1742, p. xiii]).

21
Si on la considérait autrement (c'est-à-dire non dans sa « pureté », ni dans son « état présent », ni comme
quelque chose d‟« organisé »), Girard avoue qu‟il en irait différemment : « En ce cas là on pourroit peut-
être bien trouver de parfaits synonymes » (Girard, 1742, p. xxxiii). L‟abbé pensait en effet que l‟évolution
phonétique des langues laissait inchangés les aspects sémantiques des termes. Le terme latin « lupus »,
ainsi, serait un synonyme parfait du terme français « loup ».
53
Thurot, 1796, p. 337 [cité par Mounin, 1968, p. 60, et par Vincenzi, 1978, p. 322]). Peu
après Harris ce fut Condillac (1714-1780) qui – déjà en langue française – se servit du
terme pour encourager le Prince de Parme dans ses études grammaticales : « le système
du langage », lui assura-t-il en effet, « est dans chaque homme qui sait parler (Condillac,
1755 [1947-51, p. 443] [cf. Hassler, 2007, p. 219]). On sait que Turgot (1721-1781)
également entendait lui aussi dès 1769 que les langues constituent des « systèmes de
conventions adoptés comme les signes des idées » (l‟idée de convention était aussi
présente chez Harris), et qu‟il proposait même de les prendre comme modèles pour « y
comparer tous les autres systèmes de convention » (Turgot, 1769, p. 79). Et Thurot, de
manière déjà tout à fait saussurienne (voire meilletienne), écrivait dans son « Discours
préliminaire » à la traduction de l‟ouvrage de Harris susmentionné que le langage est « un
système où tout se tient », « dont toutes les parties se prêtent un appui réciproque » (1796,
p. xciii [cité par Mounin, 1968, p. 60]).
La conviction selon laquelle la « langue » serait un « système » était donc loin,
comme on le voit, de représenter une originalité déjà au milieu du dix-huitième siècle.
L‟idée restera une image commune au cours du dix-neuvième.

2.2.3 Dix-neuvième siècle : de Bopp à l’organicisme schleicherien

La Nouvelle Edition du Dictionnaire Universel de Synonymes de la Langue Française


que nous consultons, par exemple, publiée en 1817, affiche à la page iv de sa préface la
formule dont nous sommes en train de suivre la trace. Beauzée, son auteur, y fait encore
hommage à Girard (premier auteur de l‟ouvrage) en évoquant « le coup d‟œil d‟un génie
qui sût généraliser des remarques particulières et répandre dans le systême entier de la
langue une lumière dont quelques rayons avoient à peine annoncé l‟aurore » (Beauzée et
al., 1817, pp. iv-v [nous soulignons, ES]).
Le terme « système » apparaît aussi, en 1816, dans le titre du célèbre ouvrage de
Franz Bopp (1791-1867), Über das Konjugationssystem der Sanskrit-Sprache, in
Vergleichung mit jenem der Griechischen, Lateinischen, Persischen und Germanischen
Sprache, souvent considéré, même par Saussure, comme le texte fondateur de la

54
grammaire comparée22. Le terme « système » n‟avait donc rien d‟extravagant à l‟époque,
et il a donc dû être forcément familier à Saussure.
Il faut cependant noter qu‟après Bopp, en consonance avec l‟idéologie d‟un siècle
fortement marqué par les développements de la biologie et par l‟évolutionnisme (Darwin
publie On the Origin of Species en 1859), la notion acquit des connotations organicistes
qui, poussées à des extrêmes inouïes par des auteurs comme Schleicher, amena à des
conclusions insolites, comme celle de croire que les langues étaient des organismes
comparables aux êtres vivants et qui, comme tels, naissaient, grandissaient se
reproduisaient et mouraient. Ces assomptions conduisirent à entendre que la notion de
« racine » devait être comprise au sens littéral ou, encore, à soutenir que les voyelles se
seraient développées par bifurcation, les unes à partir des autres, à l‟instar des
mécanismes végétaux (Saussure se réfère à cette illusion dans son premier cours de
linguistique générale [cf. Cours I, Riedlinger, p. 80]).

2.2.4 Conclusion

Sans besoin de nous aventurer dans une analyse de détail autour des valeurs
spécifiques que le terme acquiert chez les différents auteurs (qui nous amènerait loin de
notre sujet)23, on notera simplement que l‟utilisation du terme « système » était déjà à
l‟époque assez répandue, et que Saussure n‟a donc pas dû prendre la peine d‟inventer le

22
« On fait dater <la fondation de> la linguistique », lit-on dans les notes de Riedlinger, « du premier
ouvrage de F. Bopp, Du système de la conjugaison sanscrite comparée avec celui des langues latine,
grecque, persane et germanique, 1816. » (Cours II, Riedlinger, p. 72). Saussure confessa en 1903 que vers
1876, c'est-à-dire lors qu‟il envoyait ses premières publications à la Société Linguistique de Paris, Bopp
était devenu « son unique maître » (cf. Souvenirs, p. 19).

23
Mounin signalait que le terme, qui deviendra « un mot clé de la linguistique naissante », acquiert chez
Bopp « un sens moins fonctionnel que chez Harris, et plus classificatoire » (Mounin, 1968, p. 6), ce qui ne
serait pas incongru, en principe, avec la définition relevée par Lalande, qui donne précisément
« classification » comme troisième acception du terme. Mais Vincenzi ne serait certainement pas du même
avis. Selon l‟italien, « Franz Bopp usa il termine sistema ad indicare l‟organismo morfologico delle lingue
indoeuropee » (Vincenzi, 1978, p. 322) – ce qui, si peu que le titre de son ouvrage en témoigne, ne
semblerait pas être faux.
55
terme ni de forger la notion. Cela étant dit, il est incontestable qu‟il tenait en estime et le
terme et la notion, qui allaient ultérieurement acquérir, chez lui, redéfinis et précisés, une
place théorique centrale. Il est donc essentiel d‟entreprendre une analyse approfondie de
l‟idée qu‟il se faisait du concept et de tenter de pointer, du moins schématiquement, son
évolution.

56
3

CONCEPTUALISATION DE LA LANGUE COMME « SYSTEME » CHEZ F. DE SAUSSURE

PREMIERE PARTIE (1878-1897)

3.1 Introduction

Nous tenterons de suivre les vicissitudes de l‟emploi du terme « système » dans les
textes de Saussure. Il nous a paru approprié, aux fins de notre argument, de partir de la
considération du Mémoire (1878) et de deux manuscrits portant également sur des
problèmes propres à l‟indo-européen : l‟ébauche d‟un traité de phonétique, esquissé par
Saussure entre 1881 et 1884 ; et les notes sur la théorie des sonantes, écrites vers 1897 en
vue du compte rendu de la Kritik der Sonantentheorie (1895), de Johannes Schmidt24. Ce
choix répond, en réalité, à une hypothèse de Maria Pia Marchese, qui a beaucoup réfléchi
sur les voies de la progression de la pensée de Saussure entre comparatisme et

24
Ces deux manuscrits furent édités et publiés par Maria Pia Marchese respectivement en 1995 et 2002 ;
nous y ferons référence, tout au long de notre étude, par Phonétique et Sonantes (cf. table d‟abréviations).
Pour la datation du premier manuscrit, voir Marchese (1995, pp. xiv-xvii ; cf. aussi 1990, pp. 62-63) et
Prosdocimi & Marchese (1992, p. 99) ; pour la datation du second, voir Marchese (2002, pp. viii-x).
57
linguistique générale et qui signala, récemment, que ce serait autour de la
conceptualisation de la notion de « système », justement, que la réflexion du « maître »
aurait acquis l‟envol qui l‟amena à passer de praticien comparatiste à théoricien de la
linguistique « générale ». Trois textes ont été indiqués par Marchese comme étant les
jalons fondamentaux de cette transition : le Mémoire (1878), le traité de Phonétique
(1881-1884) et les notes sur la théorie des Sonantes (1897) :

Il cammino attraverso cui Saussure indoeuropeista diviene teorico del linguaggio tramite
l‟affinarsi del concetto di „sistema‟ si individua attraverso tre tratazioni di argomento
indoeuropeistico : 1) il Mémoire ; 2) gli scritti harvardianni riguardanti la fonetica ; 3) gli
scritti a proposito della Kritik der Sonantenthéorie di Schmidt. (Marchese, 2002, p. xv)

Nel quadro di questo percorso dal Mémoire al Cours si solloca anche l‟evolversi della
noizone di système che diventerà uno dei punti fondanti della concezione saussuriana
della lingua nell‟ambito dei fatti semiologici; [...] è il terreno da cui nascerà, trasposta sul
piano teorico, la definizione, enunciata nel Cours, di lingua come sistema. (Marchese,
2002, p. xvi)

Dans le Mémoire, note Marchese, Saussure procède encore « secondo le regole di


comparazione morfologica che risalgono a Bopp » (Marchese, 2002, p. xvi), et ce n‟est
que lors des réflexions en vue d‟une réponse aux critiques (contre le Mémoire) reçues de
la part d‟Osthoff que Saussure « si svincola dalla comparazione e ricostruzione e si
aventura in un trattato di fonetica, ponendosi per la prima volta in una prospettiva
acronica e/o teorica » (Marchese, 2002, p. xvi). Ce serait donc entre 1881 et 1884, lors de
l‟élaboration du traité de Phonétique25, que commencerait le parcours intellectuel qui

25
Ce texte semble en effet avoir été originellement conçu comme une sorte de réponse aux critiques reçues
de la part de cet auteur, comme il a été également signalé par Jakobson – qui estimait que cette réplique,
jamais publiée par Saussure de son vivant, en était cependant une « de poids » (cf. Jakobson, 1970, p. 289
[cf. également Marchese, 1995, pp. xi-xiv]). Vingt ans après cette ébauche, lors d‟un projet de réédition du
Mémoire, Saussure devait encore reprendre ces arguments contre Osthoff (et contre Brugmann) dans un
manuscrit intitulé « Supplément au second tirage de : Mémoire sur les voyelles » (BGE. Mss. Fr. 3970b,
feuillets 1-9 [cf. Prodoscimi-Marchese, 1992]) – ce qui montre à quel point Saussure sentait pour Osthoff
un « risentimento profondo » (Marchese, 1995, p. xii) ; cf. Derossi, 1965, p. 7 ; Benveniste, 1960, pp. 13-
14 ; Godel, 1982, p. 34).
58
devait conduire Saussure à s‟écarter des études strictement indo-européennes et à se
consacrer à une tâche qui, à en croire ses propres mots, restait encore inachevée à la fin de
sa carrière, à savoir la théorisation de l‟objet « langue » en tant que « système »
envisageable d‟un point de vue strictement linguistique26.
Eu égard au centre de nos intérêts dans ce chapitre (la conceptualisation de l‟objet
« langue » en tant que « système »), il nous a paru donc convenable, comme nous le
disions, d‟adopter instrumentalement le plan suggéré par Marchese. Cela dit, notre
démarche n‟étant pas limitée à la période indo-européenne de Saussure, nous n‟avons pas
à nous limiter à ces trois textes. Entre le manuscrit harvardien sur la Phonétique, qui date
donc des premières années de Saussure à Paris (1881-1884), et les notes sur la théorie des
sonantes, écrites en 1897, on aura à situer d‟autres manuscrits qui constituent des repères
également importants dans l‟élaboration théorique de la notion de « système ». Le plus
remarquable est sans doute le manuscrit pour un livre portant sur « l‟essence double du
langage »27 dont Saussure s‟occupa, récemment installé à Genève après un séjour de dix
ans à Paris, autour de décembre 1891. Le plan de cet ouvrage en préparation s‟inscrit déjà
pleinement dans une perspective théorique, et dans cette voie la problématisation des
concepts est poussée au maximum. Les considérations à propos de l‟objet « langue » ou
des concepts de « système » ou « valeur » sont, dans ce sens, au sommet de son
abstraction. Dans cette même période ont lieu le brouillon préparatoire pour un article sur
Whitney (1894), jamais terminé, et les notes préparatoires pour un livre (non terminé non
plus) sur la linguistique générale qui, d‟après les éditeurs des ELG, pourraient être situées
autour de 1894.
L‟analyse de cet ensemble de textes, tous écrits avant 1900, nous permettra d‟établir
la configuration de la notion Saussurienne de « système » avant que le « maître » ne
s‟engage dans l‟exposition (et, dans une grande mesure, dans la formalisation) des
principes servant à fonder une linguistique générale – ce que nous situons à partir des
trois cours de 1907-1911, et plus particulièrement dans les deux derniers.

26
En janvier 1909 Saussure avouait encore que son système linguistique était « inachevé » (cf. SM, p. 30).

27
Le titre varie dans les différents feuillets : « Science du langage » ; « De l‟essence double » ; « De
l‟essence etc. », etc. (cf. BGE. AdeS 372).
59
On procédera donc comme suit : dans ce premier chapitre nous ne donnerons qu‟un
premier aperçu de l‟évolution du concept afin d‟indiquer sommairement les principaux
jalons de sa formalisation. Nous ne l‟analyserons en profondeur que tel qu‟il apparaît
dans les cours genevois de linguistique générale. On aura l‟occasion, dans les pages qui
suivent, de justifier cette restriction.

Un dernier mot, avant de nous engager dans cette voie, à propos de l‟ordre dans lequel
nous avons décidé d‟analyser ces textes. La question se posait de savoir s‟il convenait de
grouper les textes suivant des critères thématiques, ou s‟il valait mieux s‟en tenir à la
chronologie. Les trois textes portant sur l‟indo-européen présentent, en effet, comme
Marchese l‟a signalé (et comme on le verra par la suite), un état des choses en tout point
similaire. Le concept de « système » est bien dans ces textes lié à « ce besoin d‟un
encadrement systématique » – que Saussure appelait, sur un ton humoristique [?], sa
« rage » – qui, « transposé au plan théorique », constituera le seuil et le germe de la
définition de « la langue comme système » (Marchese, 2002, p. xvi)28. On aurait donc pu,
sous ce prétexte, ignorer les critères chronologiques et soumettre ces trois textes (séparés
de vingt ans) à un même traitement d‟ensemble. On aurait pu aborder, ensuite, l‟analyse
des diverses tentatives de théorisation entreprises dans les différents textes aux ambitions
plus abstraites, et arriver, enfin, à la dernière étape, déjà résolument théorique,
représentée par les trois cours de linguistique générale. Cela aurait donné à la démarche
une allure cohérente, claire et raisonnée. Nous avons opté, cependant, pour le choix de
nous en tenir aux repères chronologiques, ce qui, malgré son allure moins commode, aura
l‟avantage de mettre en évidence que l‟élaboration du concept de « système », étalée sur
trente cinq ans de labeur académique (1876-1912), fut effectuée par Saussure selon un
schéma alternant.

28
« […] nel manoscritto qui edito [id est le manuscrit sur la théorie des Sonantes, ES] possiamo constatare
que l‟uso del termine système è ancora vicino a quello rilevato nel Mémoire, e cioè legato a quella necessità,
insita nella mentalità di Saussure e da lui programmaticamente affermata, di un inquadramento sistematico
dei fatti di lingua, volto a comprenderne le relazioni reciproche. Questa visione sistemica dei problemi è
applicata da Saussure nel campo degli studi indoeuropeistici sia quando, per esempio, si appresta nel
Mémoire a trattare il problema delle vocalli sia quando, prendendo spunto dal lavoro di Schmidt, affronta
quello delle sonanti […] (Marchese, 2002, p. xvi).
60
Nous nous attaquerons donc d‟abord au Mémoire (1878), et l‟on abordera ensuite le
traité de phonétique (1881-1884), le manuscrit « De l‟essence double du langage »
(1891), les notes pour un article sur Whitney (1894), les notes préparatoires pour un livre
de linguistique générale (1894) et en dernier lieu le manuscrit sur la théorie des sonantes
(1897). On tentera à travers ce parcours de saisir quelques repères de cette transition à
travers laquelle Saussure parvient à la conceptualisation, rappelée dans notre introduction,
de l‟objet « langue » considéré comme un « système » (cf. pp. 34-35, notre formule
« a »).

61
3.2 La notion de « système » dans le Mémoire (1878)29

Mis à part le titre, il n‟y a, sauf erreur, qu‟une vingtaine d‟occurrences du terme
« système » dans le Mémoire de 187830. Aucune d‟elles ne révèle une conceptualisation,

29
L‟intelligence de ce texte, qui « fai[sai]t suer sang et eau », selon l‟expression de Havet (cf. Havet, 1879
[1978, p. 107]), aux lecteurs contemporains de Saussure, même à ceux qui, comme lui (Havet), baignaient
dans les technicismes les plus abstrus de la grammaire comparée, reste aujourd‟hui inaccessible sans
l‟appui d‟une bibliographie secondaire. Nous nous sommes largement servi de la traduction italienne du
Mémoire (peu connue en France) établie et longuement annotée, à l‟usage italien, par Giuseppe Vincenzi
(cf. Vincenzi, 1978), des comptes rendus de Havet (cf. Havet, 1870) et Kruszewski (cf. Kruszewski, 1880
[1978]), sans doute les plus favorables à Saussure qui aient été publiés, de l‟excellente étude de Cristina
Vallini (cf. Vallini, 1969), de l‟introduction de Giorgio Derossi à son ouvrage de 1965 (cf. Derossi, 1965),
d‟un texte Szemerényi sur la théorie des laryngales (cf. Szemerényi, 1973), de la « lecture » du Mémoire
effectuée par Kurylowicz (cf. Kurylowicz, 1978), d‟un travail de Koerner (cf. Koerner, 1987) et des deux
articles admirablement clairs de Gabriel Bergounioux, qui a eu l‟amabilité de me communiquer un de ses
textes inédits (cf. Bergounioux, 2006 et inédit). Nous ne nous sommes pas limité à ces lectures, mais le
reste des titres consultés, parfois aussi enténébrés que le Mémoire lui-même, n‟ont pas contribué
grandement à nous rendre compréhensible cet ouvrage, qui demeure, selon les termes de Bergounioux,
« probablement l‟ouvrage le plus ambitieux de la grammaire comparé » (Bergounioux, inédit). Dans une
perspective plus vaste, l‟ouvrage de Pedersen (1931) nous a été précieux, à l‟instar de celui de Morpurgo
Davies (1992).

Les renvois au Mémoire répondent à la pagination donnée dans le Recueil des publications scientifiques de
Ferdinand de Saussure (Saussure, 1922 ; cf. pp. 1-268) ; un tableau de correspondances avec l‟édition de
1878 (récemment réimprimée chez Elibron Classics [2005]) est donnée à la page 637 de ce volume. Quand
Saussure cite ou fait référence à un ouvrage, nous donnerons, en note de pied de page, les précisions
correspondantes. Ces références, si elles n‟ont pas été consultées, ne figurent pas dans la bibliographie
générale de cette thèse.

30
Cf. Mémoire, p. 3 (« système de voyelles dans son ensemble ») ; p. 4 (« système de M. Curtius ») ; p. 4,
(« système précédent » [id est, celui de Curtius]) ; p. 5a (« système de Schleicher » [trois mentions]) ; p. 6,
(« ce système » [id est, celui de Schleicher, amélioré par Amelung et discuté par Meyer] ; p. 60 (« son
système » [id est, d‟Amelung]) ; p. 63 (« les partisans de tous les systèmes ») ; p. 110 (« système
d‟Amelung ») ; p. 110, (« notre propre système ») ; p. 127 (« système complet des voyelles
primordiales ») ; p. 127, (« système des voyelles tel que nous le comprenons ») ; p. 153 (« les besoins du
système » [péj.]) ; p. 155 (« système des voyelles ») ; p. 199 (« le système vocalique s‟augmente donc de
deux phonèmes, l‟ā1 et la‟ ā2 ») ; p. 261 (« système morphologique ») ; p. 267, (« système de Schleicher »
[correction de page 114]).
62
ni une problématisation, ni une réflexion sur la portée théorique de cette notion. Saussure
l‟utilise, à des rares exceptions près, comme simple synonyme de « schéma », « modèle »
ou « théorie », pour indiquer le point de vue personnel que tel ou tel auteur adoptait sur tel
ou tel phénomène (dans ce texte, naturellement, sur le vocalisme indo-européen). Dix des
vingt occurrences susmentionnées font allusion à des « systèmes » proposés par des
linguistes contemporains ou peu antérieurs dont Saussure fait un bref recensement dans
les premières cinq pages de son ouvrage. Il présente ainsi, après en avoir rappelé la
conception de Bopp (Mémoire, p. 4), le « système de M. Curtius », reprise par « M.
Fick », le « système de Schleicher » (qui ne mérite apparemment pas le titre de
« Monsieur »), qu‟il nomme quatre fois aux pages 5 et 6 et qui serait repris par Amelung,
et celui de Karl Brugmann (cf. note 30). Or, bien que Saussure emploie à chaque fois le
terme « système », il est évident qu‟il n‟entend pas que ces conceptions constituent des
« ensembles d‟éléments qui dépendent réciproquement les uns des autres de manière à
former un tout organisé », selon la deuxième acception de Lalande (cf. Lalande, 1926, p.
1096), ou des ensembles dont « toutes les parties sont plus ou moins solidaires », selon
l‟une des définitions qu‟il devait lui-même énoncer plus tard (cf. CLG/E 1446 D). Bien au
contraire, Saussure tient pour suspecte la cohérence des démarches de ses contemporains.
Lorsqu‟il évoque leurs « systèmes », il veut dire leurs hypothèses, leurs points de vue,
leurs positions vis-à-vis d‟un problème qui, sous la forme qu‟il se présentait, « portait »,
selon Saussure, « dans le vide », car sa base ne représentait qu‟un « agrégat qui n‟avait
point d‟unité organique »31.
Que le concept de « système » ne soit pas théorisé dans le Mémoire ne signifie pas,
évidemment, que la notion de « système » en soit absente. Soyons clair : l‟idée d‟un
certain « ensemble d‟éléments […] qui dépendent réciproquement les uns des autres de
manière à former un tout organisé » (Lalande, 1926, p. 1096) est bien présente, mais il
manque un travail de réflexion conscient et explicite sur la portée théorique de la notion,
et il en manque, en conséquence, une définition. La notion est immanente à l‟hypothèse et
à la manière d‟argumenter du Mémoire, dont on pourrait même dire, avec Koerner (1987,

31
« La dispute entre les partisans du scindement (a primitif affaibli partiellement en e) et ceux du double a
originaire (a1 et a2 devenus e et a), cette dispute, il faut le dire, porte dans le vide, parce qu‟on comprend
sous le nom d‟a des langues d‟Europe un agrégat qui n‟a point d‟unité organique » (Mémoire, p. 7).
63
p. 205), qu‟elle constitue la « clé de voûte »32, mais elle n‟est pas encore théoriquement
élaborée. Il n‟y a pas, à strictement parler, de conceptualisation du terme.
L‟explicitation de quelques unes des divergences entre le « système » et les modes de
procéder saussuriens et les hypothèses de ses contemporains servira peut-être
d‟illustration à ce qui vient d‟être dit.

3.2.1 Les « systèmes » des contemporains de Saussure

La question dont le Mémoire tenta d‟apporter la solution est évoquée par Saussure
sous la forme qu‟elle présentait chez « Bopp et ceux qui suivirent » :

Bopp et ceux qui suivirent immédiatement l‟illustre auteur de la Grammaire comparée se


bornèrent à constater qu‟en regard des trois voyelles a, e, o des langues européennes,
l‟arien33 montrait uniformément a. L‟e et l‟o passèrent dès lors pour des affaiblissements
propres aux idiomes de l‟Occident et relativement récents de l‟a indo-européen.
(Mémoire, p. 4)

Les « systèmes » dont Saussure fait le recensement dans ces premières pages étaient
ainsi une tentative de solution à cette question spécifique : pourquoi, « en regard des trois
voyelles a e o des langues européennes », le sanscrit et le groupe indo-iranien montraient
« uniformément a » ? Face à ce problème, les premiers praticiens de la grammaire
comparée demeurèrent « sanscritocentristes »34. Ils attribuèrent à l‟indo-européen l‟état
qu‟ils découvrirent dans le sanscrit, censé être historiquement (et donc, raisonnaient-ils,
structuralement et morphologiquement) plus proche de la langue mère, et sous cette

32
« Indeed, we may say that in the Mémoire “system” is the “clé de voûte”, the key stone holding the entire
edifice together » (Koerner, 1987, p. 205).

33
Par « arien » Saussure se réfère au groupe comprenant l‟iranien (avestique, vieux perse, persan moderne,
kurde, etc.) et l‟indo-iranien (sanscrit et langues de l‟Inde) (cf. Vincenzi, 1978, p. 335 [cf. également Cours
I, Riedlinger, p. 108]).

34
Le terme semble avoir été introduit par Mayrhofer (1983, pp. 130-136 [cité par Koerner, 1987, p. 207]).
Voir aussi Derossi (1965, pp- 9-13), Vincenzi (1978, p. 336, n. 9), Bergounioux (2006, § 1).
64
illusion posèrent qu‟en face de ces trois voyelles des langues européennes il n‟y avait eu,
originairement, qu‟un seul élément vocalique, le a35 : « l‟e et l‟o passèrent dès lors pour
des affaiblissements propres aux idiomes de l‟Occident et relativement récents de l‟a
indo-européen » (Mémoire, p. 4).
En adoptant cette hypothèse d‟un a originaire, Curtius (1820-1885) formula en 186436
sa théorie de la Spaltung, qui postulait précisément un « scindement » du a proto-indo-
européen d‟abord en a/e, puis en a/e/o dans les langues d‟Europe :

[…] partant de l‟idée reçue que la langue-mère ne possédait que les trois voyelles a, i, u, il
tira cette conclusion que tous les peuples européens avaient dû traverser une période
commune, où, parlant encore une même langue, ils étaient déjà séparés de leurs frères
d‟Asie : que durant cette période une partie des a s‟étaient – sous une influence inconnue
– affaiblis en e, tandis que le reste persistait comme a. Plus tard les différentes langues ont
laissé s‟accomplir, séparément les unes des autres, un second scindement de l‟a qui a
produit l‟o. (Mémoire, p. 4)

Cette explication, que Saussure nomme « le système de M. Curtius » et qui devait être
reprise par Fick, est schématisée dans le Mémoire comme suit :

Nous croyons représenter exactement le système de M. Curtius par le tableau suivant :

Indo-europ. a ā
Européen a;e ā
Plus tard a o;e ā

35
L‟inventaire du vocalisme indo-européen, tel que Bopp et les premiers comparatistes le concevaient,
comptait seulement trois timbres vocaliques : une voyelle a (dont on conjecturait l‟existence d‟une double
longueur : ă et ā) et deux semi voyelles i, u. Ils reconnaissaient aussi l‟existence de deux sonantes : r̥ et l̥
(cf. Bergounioux, 2006)

36
L‟ouvrage où Curtius présenta sa théorie s‟intitula « Über die Spaltung des A-Lautes im Griechischen
und Lateinischen mit Verleigchung der übergen europäischen Glieder des indogermanischen
Sprachstammes », et fut publié à Leipzig en 1864 dans les « Sitzungsberichte der königlischen sächsischen
Gessellschaft der Wissenschaffen ».
65
L‟exposé de M. Fick (Spracheinheit der Indogermanen Europas, p. 176 seq.)37 reproduit
en gros le système qui précède. (Mémoire, p. 4)

Saussure fait ensuite mention du « système de Schleicher », présenté par ce dernier


dans son Compendium der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Sprachen
(Weimar, 1861), souvent considéré comme le fondateur de la problématique du vocalisme
indo-européen (cf. Vincenzi, p. 335, n. 9). Ce « système », basé toujours sur l‟hypothèse
d‟un timbre originaire unique (a), établissait « dans chaque série vocalique deux degrés
de renforcement produits par l‟adjonction d‟un ou de deux a » (Mémoire, p. 5) 38, ce que
Saussure représente de cette manière :

Indo-europ. a aa āa
Européen aeo aoā ā
(Mémoire, p. 5)

Ce « système » fut accepté de manière générale par les comparatistes qui suivirent la
publication du Compendium (quatre éditions entre 1861 et 1876 témoignent du succès de
l‟ouvrage) et serait encore adopté, avec quelques modifications, par Arthur Amelung
(1840-1874), dont le schéma – nommé toujours « système » – est lui aussi reconstitué par
Saussure :

Indo-europ. a ā â .
(Arien a aā ā) .
Européen e a ā .
Gotique i a ō .
Grec
(Mémoire, p. 6)

37
Saussure fait allusion à Die ehemalige Spracheinheit der Indogermanen Europas, publié par August Fick
(1833-1916) à Göttingen en 1873.

38
Le « renforcement » résultant de l‟adjonction d‟un a bref (ă) est ce que les grammairiens indiens
appelaient, depuis Panini, « gouna » ; celui opéré par l‟adjonction d‟un a long (ou « de deux a »)
correspond à ce qu‟ils appelaient « vriddhi » (cf. Bergounioux, 2006, p. 4, n. 3).
66
La totalité des « systèmes » ainsi recensés par Saussure postulaient donc un état
primitif mono-vocalique. Le i et le u, pouvant fonctionner autant comme consonne que
comme voyelle, étaient considérés comme moins stables que le a, qui demeurait ainsi le
seul timbre purement vocalique : c‟est ce que l‟on a parfois appelé l‟hypothèse de
« l‟alphaïsme » (cf. Bergounioux, 2006)39. Le but de ces auteurs était donc d‟expliquer –
chacun à leur façon – une transformation, et ils mettaient ainsi en rapport des éléments
d‟une certaine période avec les éléments de périodes postérieures. Le « système de
Curtius », le « système de Schleicher », le « système d‟Amelung », étaient ainsi
les hypothèses que ces auteurs avaient formulées sur les modalités de cette évolution.
L‟utilisation de termes tels que « dégradation », « gradation », « affaiblissement » ou
« renforcement » des éléments vocaliques révèle, en outre, que ces « systèmes » étaient
encore centrés sur des critères substantiels : les éléments vocaliques étaient conçus
comme des entités dont le substrat acoustique était essentiel à déterminer.
L‟équilibre de cet ensemble d‟hypothèses devait subir un premier choc avec l‟arrivée
des thèses de Brugmann (1849-1919), qui mit en question quelques-unes de ces certitudes
et contribua, avant que Saussure ne le bouleverse complètement, à déstabiliser le
consensus. Selon les termes de Saussure dans le Mémoire, Brugmann avait en effet déjà

[…] fait remonter l‟existence de l‟e, en tant que voyelle distincte de toute autre, à la
période indo-européenne, sans prétendre par là que sa prononciation ait été dès l‟origine
celle d‟un e. (Mémoire, p. 6)

39
Il n‟est pas difficile de trouver des traces de cette conception dans les dictionnaires, encore à l‟heure
actuelle. L‟édition 2004-2005 du Dizionario Devoto-Oli della Lingua Italiana, par exemple, propose cette
définition de la lettre « a » : « 1. Prima lettera dell'alfabeto italiano e latino, derivata dall'alfa greco e questo
dal fenicio 'Ip, che significa "toro". È la vocale fondamentale, che se pronuncia con la massima apertura
delle labbra e la lingua in posizione di quasi assoluto riposo » (nous soulignons, ES). Il est également
intéressant de noter que – comme on le verra plus loin – Saussure évoquera, à l‟appui de sa conception
« oppositive » des phonèmes (et contre les définitions acoustico-articulatoires qui commençaient à gagner
intérêt à l‟époque), l‟impossibilité instrumentale de cerner des positions telles que, précisément, celle de
« assoluto riposo ».
67
Il contrevenait ainsi l‟hypothèse du mono-vocalisme originaire et en même temps
reléguait à un second plan, ne serait-ce que de manière transitoire, la détermination des
valeurs phonétiques des éléments vocaliques40. Il est intéressant de noter la manière dont
Saussure saisit son geste : le e identifié par Brugmann (et qu‟il notait « a1 ») est défini,
écrit Saussure, comme « une voyelle distincte à toute autre » : l‟aspect différentiel est
ainsi mis en avant.
A cet élément « a1 » Brugmann opposait donc un « phonème plus fort, qu‟il appelle
a2 » (Mémoire, p. 6), et qui complétait donc son « système » :

(a)
Indo-europ. a1 a2 ā
Européen e a ā

(Mémoire, p. 6 [cf. note 40])

Ce « système », exposé par Brugmann dans des articles parus entre 1876 et 187841, et
qui devait être successivement adopté par Collitz (en 1878) et par Schmidt (en 1881) –
l‟un et l‟autre tirant pourtant parti des arguments saussuriens (cf. Marchese, 2008, pp.
223-225) – constituait donc l‟état de choses plus ou moins généralement accepté (ou en
train de l‟être) lorsque Saussure descendit dans l‟arène.

40
Brugmann postula l‟existence en proto-indo-européen de trois sortes de a, qu‟il nota en se servant d‟une
nomenclature algébrique : a1, resté a en sanscrit et indo-iranien et devenu e dans les langues européennes ;
a2, devenu o dans les langues italiques et slaves, a dans les langues germaniques et baltiques, et a dans
l‟indo-iranien (skr. ā en syllabe ouverte) ; et a, resté a partout. Ce système de notation fut critiqué par
Osthoff et par Collitz (cf. Morphologische Untersuchungen, I, p. 208), qui argumentait que les caractères
phonétiques de certains éléments vocaliques étaient parfaitement déterminables, et qu‟ils ne devaient donc
pas être ignorés. Dans l‟introduction au deuxième volume des Morphologische Untersuchungen Brugmann
admit les raisons de Collitz et accepta d‟abandonner sa nomenclature algébrique en faveur de la notation
traditionnelle, comportant de l‟information substantielle sur les éléments vocaliques : « a e o » (cf. Vallini
1969, p. 13, n. 14).

41
A savoir : « Zur Geschichte der stammabstufenden Declinationen. Erste Abhandlung : Die Nomina auf –
ar– und –tar– », Studien zur griechischen und lateinischen Grammatik, vol. 9, 1876, pp. 361-406 ; et « Zur
Geschichte der Nominalsuffixe –as–, –jas– und –vas– », Kuhn’s Zeitschrift 24, 1878, pp. 1-99.
68
3.2.2 Le système de Saussure : une algèbre

Face à l‟ensemble des positions recensées (rien de moins que la somme des
connaissances accumulées pendant presque quarante ans par toute une science), Saussure
énonce son hypothèse avec une sûreté et une désinvolture qui, lorsque l‟on songe au fait
qu‟il n‟avait que vingt-et-un ans, apparaît surprenant :

On voit qu‟en résumé, pour ce qui est des langues de l‟Occident, les différents auteurs,
quel que soit leur point de vue, opèrent avec trois grandeurs : l‟e, l‟a et l‟ā des langues
européennes. Notre tâche sera de mettre en lumière le fait qu‟il s‟agit en réalité de quatre
termes différents, et non de trois […] (Mémoire, p. 6)

Voilà le premier trait distinctif de la démonstration de Saussure. Il montrera que le


nombre d‟éléments ayant trait à « ce qu‟on appelle l‟a indoeuropéen » (cf. Mémoire, p. 3)
est de quatre – et non de trois – « grandeurs » dans les langues de la branche italo-
grecque : a, ā, e, o (cf. Mémoire, p. 114). Deuxième particularité : Saussure ne cherchera
pas à justifier ces quatre « grandeurs » dans les langues européennes par aucune espèce
d‟évolution, transformation ou bifurcation d‟un nombre plus petit de grandeurs de l‟état
primitif : ces quatre éléments seront projetés en bloc « à la langue mère » :

Ces quatre espèces d‟a que nous allons essayer de retrouver à la base du vocalisme
européen, nous les poursuivrons plus haut encore, et nous arriverons à la conclusion
qu‟ils appartenaient déjà à la langue mère d‟où sont sorties les langues de l‟Orient et de
l‟Occident. (Mémoire, pp. 6-7)42

42
Saussure s‟occupe des raisons qui l‟amènent à l‟établissement d‟un système à quatre termes dans les
langues d‟Europe dans les chapitres II et III de son Mémoire. La projection de ce système à l‟état primitif
sera justifiée dans le chapitre IV, où Saussure, après avoir récapitulé les acquis des cent pages précédentes,
conclut : « il n‟y a plus qu‟une solution plausible au problème : transporter tel quel dans la langue mère le
schéma obtenu pour l’européen, sauf, bien entendu, ce qui est de la détermination exacte du son que
devaient avoir les différents phonèmes » (Mémoire, p. 115 [souligné dans le texte, ES]).
69
Cette hypothèse avait en réalité déjà été présentée dans l‟« Essai » de 1877 (cf. Rec.,
pp. 379-390), où Saussure, en adoptant partiellement la nomenclature de Brugmann43,
avait symbolisé ces quatre éléments de cette manière :

A | A2 || a | a2_
(Rec. p. 382)

Cette nomenclature faisait déjà abstraction du timbre et de tout caractère substantiel


des éléments vocaliques. Le fait que ces éléments aient été typographiquement
représentés par des « a » et des « A » – ce qui pourrait suggérer la parenté phonétique
avec la voyelle « a » – était accessoire, comme Saussure le précise lui-même dans le
texte : il ne fait référence au « son », mais à « la voyelle indoeuropéenne qu‟il entend par
a»:

Quand nous voudrons parler du son a ou de l‟a en général, et non de la voyelle indo-
européenne que nous entendons par a, nous emploierons le caractère ordinaire au lieu de
l‟italique. (Rec., p. 382 [souligné dans le texte]).

L‟intérêt de Saussure était donc de désigner algébriquement quatre éléments distincts


entre eux et « distincts à tout autre » (cf. Mémoire, p. 114), sans prendre en considération
le fait qu‟ils soient susceptibles d‟être prononcés, entendus ou écrits d‟une manière ou
d‟une autre. S‟il utilise ces quatre symboles au lieu de par exemple, w, x, y et z, c‟est dans
le but de rester dans une certaine mesure en communauté avec les travaux scientifiques de
l‟époque, notamment avec ceux de Karl Brugmann (cf. note 43). Dans le Mémoire, déjà,
Saussure allait se servir, pour désigner ces mêmes éléments, d‟un système de notation
légèrement différent (« a1 », « a2 », « A » et « Ā » [cf. Mémoire, p 113]), ce qui constitue
une preuve complémentaire du caractère arbitraire de sa nomenclature44.

43
« Nous appelons a et a2 ce que M. Brugmann dans ses derniers travaux appelle a1 et a2. La suppression
du chiffre 1 devenait possible du moment que nous faisions usage de la majuscule et non du chiffre 3 pour
désigner notre nouvel a » (Rec., p 382).

44
Le système de notation du Mémoire n‟est pas uniforme non plus, mais « fluctuant » (cf. Bergounioux,
inédit, § 1 et note 3).
70
3.2.3 Le système de Saussure : une morphologie

Comment, alors, si ce n‟est pas sur la base de considérations substantielles, Saussure


justifie le fait que ces quatre éléments soient distincts entre eux et « distincts à tout
autre » ? Dans la réponse à cette question réside la particularité fondamentale de la
démarche Saussurienne : ces quatre grandeurs sont établies par Saussure sur la base de
leurs propriétés fonctionnelles et distributives (cf. Vallini, 1969, p. 63). Le critère suivant
lequel Saussure identifia un élément « x » comme différant d‟un élément « y » est celui-
ci : ces éléments ont des fonctions et des comportements distributionnels différents.
Ce traitement supposait un virage heuristique radical. Les grandeurs d‟une structure
distributionnelle se définissant par leur comportement complémentaire (s‟impliquant
oppositivement les uns les autres), ils devaient être nécessairement contemporains. Cette
méthode supposait donc une approche non évolutive, mais synchronique des phénomènes
en question – le vocalisme primitif –, même si cet état n‟était qu‟une reconstruction
hypothétique45. D‟autre part, l‟établissement de la distribution des éléments vocaliques
impliquait une considération des rôles que ces éléments jouaient dans le niveau
articulatoire (au sens martinetien [cf. Martinet, 1957]) supérieur : les éléments, définis
comme différents les uns des autres sur la base de propriétés distributives et
fonctionnelles, devaient nécessairement s‟incarner dans une cellule morphologique. C‟est

45
Cet état hypothétique, n‟ayant jamais été attesté, reçoit souvent dans le Mémoire l‟appellation de
« période proethnique » (cf. Mémoire, p. 23, p. 86, etc.). Aucune langue indo-européenne n‟en témoigne de
manière complète, c‟est la somme des témoins partiels repérables dans les différentes langues qui permet de
l‟établir : « l‟explication par le système », disait Bergounioux dans ce sens, « représente une façon de
suspendre la visée diachronique, historique, en stabilisant, en un point qui n‟est jamais situé par une
datation absolue (Saussure s‟en tient à des repères relatifs), un état du vocalisme qu‟on retrouve transformé
dans toutes les langues attestées en sorte qu‟aucune ne peut prétendre le figurer » (Bergounioux, inédit).
Toujours dans le même sens, Jean Giot parlait de l‟indo-européen comme « origine, non pas comme langue-
source, mais comme forme informant les langues, nécessité structurante de langage dans les langues. En ce
sens, nous dirions la racine indo-européenne radicalement anhistorique – ou, littéralement, selon
l‟expression d‟Agamben, "enfance des langues" » (Giot, 1993, p. 28 [nous soulignons, ES]).
71
ainsi que l‟on voit Saussure s‟engager dans la détermination de la fonction grammaticale
des éléments vocaliques au sein, notamment, des racines verbales46.
Ce virage heuristique radical représente, sans doute, ce qui a tant choqué les
contemporains de Saussure, et qui, une fois accepté par la communauté scientifique,
devait changer à jamais la démarche de la grammaire comparée. Mikolaj Kruszewski fut
l‟un des premiers à y voir la nouveauté :

Le vocalisme d‟un mot donné est en étroite dépendance de la forme de ce mot : par
exemple les noms à suffixe originaire –ti présentent un radical sous une forme faible (ant.
sl. sŭ-mrŭ-tĭ), ceux à suffixe originaire –a ont un radical sous une forme forte (ant. sl. mo-
rŭ). Saussure s‟est servi de ce principe pour faire de la morphologie le fil conducteur des
recherches phonétiques. (Kruszewki, 1880 [1978, p. 444] [nous traduisons de l‟italien,
ES])

C‟est dans ce sens que l‟on a pu affirmer que le Mémoire constitue « le premier traité
moderne de morpho(no)logie indo-européenne, voire de morphologie tout court »
(Béguelin, 2003, p. 161)47.

3.2.4 Conclusion

Ainsi, pendant que les « systèmes » de Curtius ou de Schleicher manipulaient des


éléments phonétiquement déterminables dont la modification (la modification phonétique)
serait, selon leurs hypothèses, à l‟origine du vocalisme des langues indo-européennes

46
Saussure ne se limite pas, en effet, à établir la seule distribution des éléments vocaliques. Il dédie les
chapitres V et VI à des considérations morphologiques. Le chapitre V, le plus long et le plus complexe du
Mémoire, a précisément pour titre « Rôle grammatical des différentes espèces d'a » (cf. Mémoire, pp. 123-
227).

47
L‟idée que le Mémoire représenterait un traité « de morphologie tout court » nous semble par contre
exagérée. L‟ambition de Saussure est de reconstruire « le système primitif des voyelles », et dans ce but il
ne s‟en tient point aux seuls repères d‟ordre morphologique. L‟idée selon laquelle le Mémoire serait un
traité « morphonologique » est plus judicieuse, et a été reconnue, avant Béguelin et mis à part Kruszewski,
par des auteurs comme Szemerényi (1973, p. 3) ou Kurylowicz (1978, p. 25).
72
connues, le « système » proposé par Saussure établit un ordre (synchronique) régnant
entre des éléments définis les uns par rapport aux autres sur la base des considérations
fonctionnelles et distributionnelles (cf. Vallini, 1969, p. 63 ; Vincenzi, 1978, p. 323 ;
Bergounioux, 2006, p. 6).
C‟est cependant en allusion aux modèles proposés par ses contemporains, dont il
dénonce le manque d‟« unité organique » (cf. Mémoire, p. 7 [voir supra]), que Saussure
emploi la plupart du temps le terme « système ». Son propre modèle, dont la définition
relative des éléments évoque si clairement la définition proposée par Lalande (« ensemble
d‟éléments qui dépendent réciproquement les uns des autres de manière à former un tout
organisé » [Lalande, 1926, p. 1096]), n‟est nommé « système » que très rarement. Mis à
part le titre et sa reprise dans le premier paragraphe (cf. Mémoire, p. 3), on ne le trouve
ainsi nommé qu‟à la page 110 (« notre système ») et à la page 127, où Saussure présente
ce qu‟il avait annoncé dans le titre de son « opuscule », à savoir : « le système complet
des voyelles tel que nous le comprenons » (cf. note 30). Cet emploi reste, certes, même
s‟il n‟est que restreint, très significatif, car il anticipe des développements postérieurs, où
la notion de « langue », entendue précisément comme un « système », sera définie comme
un ensemble dont « toutes les parties peuvent et doivent être considérées dans leur
solidarité synchronique » (cf. CLG, p. 124)48. Mais cette notion n‟est pas encore théorisée
en tant que telle. Des modèles qui sont l‟antithèse exacte de cette idée sont également
nommés « systèmes », plus fréquemment, même, que le modèle algébrique,
morphologique et synchronique de Saussure.
Ce serait donc une erreur – nous tenons à le répéter – d‟affirmer que la notion de
« système » est absente du Mémoire, mais l‟affirmation que le concept y est présent
comporterait également, croyons-nous, une surinterprétation : il n‟y a dans ce texte ni une
délimitation consciente et réfléchie ni une définition de ce qui serait un « système », et ce
terme n‟est donc utilisé en référence à aucune notion précise, mais comme un simple
synonyme d‟« hypothèse » ou d‟« ensemble d‟hypothèses ».

48
Ce passage, sans doute l‟un des plus cités du CLG, est calqué presque sans modifications sur les notes
prises par les auditeurs de la leçon du 6 Juin 1911, l‟une des dernières du troisième cours de linguistique
générale. La version de Joseph est la plus proche du texte du CLG : « la langue est un système dont toutes
ses parties sont plus ou moins solidaires. » (CLG/E 1446 D).
73
En ce qui nous concerne plus directement, on notera donc que la formule selon
laquelle la « langue est un système », qui constitue l‟élément qui, figurant dans les deux
combinaisons présentées dans notre introduction ([a][b] et [a][c], cf. supra, p. ), serait
d‟après nous susceptible d‟être interprété chez Saussure de deux manières différentes, est
peut-être préfigurée, mais non explicitement posée dans le Mémoire, où le concept de
« langue » manque autant que celui de « système ».
Cela dit, si l‟on faisait malgré tout abstraction des fluctuations terminologiques et si
l‟on s‟en tenait au modèle (quel que soit le nom qu‟il reçoive) posé par Saussure, on
pourrait dire que l‟idée préfigurée dans le Mémoire serait en accord avec la formule selon
laquelle « la langue est système de différences pures » ([a][b]) plutôt que celle selon
laquelle elle serait un « système de signes arbitraires » ([a][c]). Nous n‟avons pas, à vrai
dire, le moyen de nier que ce système différentiel de voyelles puisse être considéré comme
un « système de signes arbitraires », car il nous manque aussi les définitions
d‟« arbitraire » et de « signe » et l‟on pourrait donc prétendre que l‟élément « Ā », par
exemple, est un « signe » et qui comme tel représente « arbitrairement » (dans le sens
qu‟il aurait pu être noté ou prononcé « J ») un élément quelconque du système. Mais cet
élément « Ā », même si l‟on s‟obstinait à l‟appeler « signe », ne serait pas un « signe »
dans le sens que ce terme acquerra plus tard, comparable, par exemple, au signe « arbre »,
au signe « cheval » ou au signe « jugement », susceptibles tous les trois de représenter
une idée, plus ou moins complexe, plus ou moins précise.
Le système primitif des voyelles ne serait donc pas, à proprement parler, un système
de « signes » dans le sens que ce terme recevra plus tard (entités doubles composées
d‟une image acoustique et d‟un concept, ou d‟un signifiant et d‟un signifié), mais un
système d‟éléments définis uniquement par leurs propriétés fonctionnelles différentielles
(sans recours à des descriptions acoustiques, physiologiques ni substantielles d‟aucun
ordre). Ces éléments, nommés souvent – comme il était l‟usage à l‟époque –
« phonèmes », deviennent sous la plume de Saussure des entités très proches de la notion
qu‟en donnerait cinquante ans plus tard l‟école de Prague : des entités significatives d‟un
point de vue sémantique (grammatical), mais sans signification.
Au-delà de la définition d‟« élément faisant partie du système » que l‟on choisisse, en
tout cas, nous n‟avons pas comment justifier une organisation autre que celle d‟une
structure de fonctions différentielles : le système primitif des voyelles est composé par des
éléments, dit Saussure, distincts entre eux et « distincts à tout autre » (cf. Mémoire, p.

74
114). L‟idée est donc bien proche, dans ce sens, de la formule selon laquelle la langue est
un système « de différences pures, sans termes positifs » ([a][b]).

3.3 Sur la notion de « système » dans le « traité de phonétique » (1881-1884) 49

Cette notion de « système » (différentiel) à l‟œuvre dans le Mémoire, nécessaire donc


non seulement pour comprendre le fonctionnement du vocalisme indo-européen (il ne
s‟agit pas d‟une pure convenance rhétorico-expositive), mais, bien plus radicalement,
pour l‟établir, verra ses premières élaborations théoriques dans un manuscrit qui, portant
le titre de « Phonétique », aurait été ébauché par Saussure entre 1881 et 1884 (cf.
Marchese, 1995). Contrairement à l‟approche du Mémoire, la démarche adoptée par
Saussure dans ce texte est encadrée dans une réflexion aux prétentions nettement
théoriques50, et l‟on y trouve donc des principes de définitions et des développements
éminemment conceptuels. Saussure en prend acte de manière explicite : les entités dont il
s‟agira (« les objets de la phonétique ») n‟existent « que par leur définition » :

La bonne partie des objets de la phonétique sont des êtres de raison, n‟existent que par
leur définition. Il n‟est pas loisible à qui s‟en occupe de parler comme si ces objets

49
Pour la datation de ce manuscrit, voir Marchese, 1995, pp. xiv-xvii ; Prosdocimi & Marchese, 1992, p.
99 ; et Marchese 1990, pp. 62-63.

50
La différence entre ces deux approches est reflétée aussi dans les titres des ouvrages respectifs : « Le
genre « mémoire », signale Gabriel Bergounioux « se définit par opposition à un ouvrage récapitulatif (qui
serait une somme ou un traité) ; il n‟a pas de visée pédagogique particulière mais éclaircit un point difficile.
Le genre du mémoire se veut exhaustif, dans le cadre que définit son titre, à la différence de l‟essai qui
présente des données en cours d‟exploitation » (Bergounioux, inédit, §1.1.4), ou du traité, ajoutera-t-on, qui
constitue un ouvrage didactique, où l‟on expose de manière systématique « un sujet ou un ensemble de
sujets concernant une matière », selon la définition du Petit Robert. « Il tratato di fonetica di Harvard »,
notait Marchese, « segna il primo stacco cosciente et motivato dalla prospetiva indoeuropeistica verso la
prospettiva di uno studio “teorico” sui suoni del linguagio » (Marchese, 2002, p. xvi).
75
tombaient sous le sens ; il doit s‟entourer d‟un appareil de définitions exactement serré51.
(Phonétique, p. 155 [souligné dans l‟original, ES])

Parmi ces « êtres de raison », pourtant, où l‟on commence déjà à voir apparaître entre
autres les concepts de « phonème » et de « syllabe », ne figure pas le concept de
« système », qui ne reçoit toujours pas dans ce texte de traitement singulier52. Son emploi
est encore affecté, le plus souvent, comme dans le Mémoire, aux schémas ou manières de
voir et/ou de présenter les phénomènes linguistiques – en particulier, dans ce texte, le
système phonétique (au sens de Saussure, c'est-à-dire à l‟histoire des transformations
phonétiques) des langues indo-européennes. C‟est dans ce sens que l‟on trouve des
allusions au « système de Brücke » (Phonétique, p. 17), au « système de Sievers »
(Phonétique, p. 230) ou à « notre système » (Phonétique, p. 67)53.
C‟est aussi dans ce manuscrit, pourtant, aux côtés de ces occurrences où « système »
est employé au sens large, que nous trouvons que, pour la première fois chez Saussure de
manière explicite, le terme « système » est rapproché, comme chez Harris, Condillac et
Turgot au milieu du dix-huitième siècle, de la notion de « langage » (sic). L‟idée
exprimée par Saussure est cependant bien plus précise que chez ces auteurs : il est
question d‟un « système d’oppositions acoustiques » :

Le mot langage se compose <d‟un système> d‟oppositions acoustiques, et même la


prolongation d‟un élément n‟est pas là pour <aider> à caractériser un ensemble de sons,

51
Cette nécessité d‟un « appareil de définitions exactement serré » restera, comme on le sait, comme une
constante dans la réflexion de Saussure. Elle réapparaîtra dans la célèbre lettre à Meillet, de 1894, et sera
reprise littéralement dans l‟entretien avec Riedlinger, le 16 Janvier 1910.

52
Si cela n‟a pas été un oubli, cette circonstance pourrait donc justifier le fait que Marchese ait exclut le
terme de son index (cf. Phonétique, p. 241).

53
Voir également Phonétique, p. 23 (« le système [= plan, ES] posé ci-dessus ») ; p. 48 (« système de
notation ») ; p. 51 (« système des sons ») ; p. 52 (« nous écrivons suivant le système [de notation, ES]
indiqué ») ; p. 56 (« système phonétique ») ; p. 66 (« ce système » [= ce plan, cette formule, ES]) ; p. 67
(« notre système ») ; p. 121 (« système physiologique » [deux occurrences]) ; p. 135 (« système » [= plan,
repris deux lignes plus loin par « la formule que nous adoptons »] ; p. 138 (« esprit de système ») ; p. 169
(« système » [?]) ; p. 192 (« tout un système » [= toute une théorie, argument, ES] « de Osthoff ») ; p. 193
(« système » [de notation] ; p. 195 (« système phonétique ario-européen »).
76
un mot, mais pour donner un élément d‟oppositions de plus. (A ce taux a et ā seraient
<sémiologiquement oui> deux phonèmes.) (Phonétique, p. 91)

La première approximation de la définition de la « langue » comme « système » est


donc celle-là : le langage « se compose » d‟un « système d‟oppositions acoustiques » où,
mis à part les propriétés fonctionnelles qui permettent de les établir, rien n‟importe.
Autrement dit : n‟importe quelle variation matérielle – ne serait-ce que la prolongation
d‟un élément vocalique – ne peut jouer qu‟un seul rôle (elle n‟est en réalité apercevable
qu‟à ce seul titre) : celui de distinguer un élément quelconque d‟un autre élément
quelconque. Ces éléments, dans ce passage, Saussure les appelle « phonèmes ».
L‟hésitation entre le mot « mot » et le mot « langage » montre d‟ailleurs que le caractère
« systématique » (et oppositif) de la langue, non encore conceptualisée comme objet
théorique distinct du « langage »54, est un phénomène que Saussure rencontre au niveau
des analyses morphologiques qui « guident », selon la métaphore de Kruszewski (cf.
supra), l‟argumentation portant sur le système phonologique (au sens moderne) indo-
européen. C‟est au niveau des « mots » – on dirait aujourd‟hui les « morphèmes », et
donc au niveau morphologique – que le caractère oppositionnel des phonèmes se révèle à
Saussure.
La thèse semblerait donc être analogue à celle que l‟on a repérée dans le Mémoire.
Mais il y a, me semble-t-il, une variation intéressante.
Dans le Mémoire les éléments étaient définis de manière négative, comme c‟est aussi
le cas dans ce texte, par leur opposition, et ce non sur la base de considérations
phonétiques, mais suivant des critères morpho(no)logique. C‟était la détermination de
comportements distributionnels divers qui avait amené Saussure à établir les différences
fonctionnelles qui lui permirent de dresser le système vocalique indo-européen. Ce qui
différenciait un élément d‟un autre élément, c‟était la place qu‟il occupait au sein d‟un
système de fonctions (la capacité de jouer un certain rôle), au-delà des précisions
phonétiques. Cette différence fonctionnelle devait nécessairement s‟incarner, bien

54
« Langue et langage ne sont qu‟une même chose », dira Saussure encore en 1891 : « l‟un n‟est que la
généralisation de l‟autre » (CLG/E 3281 [cf. ELG, p. 146]).

77
entendu, dans une différence formelle quelconque, mais cet aspect formel était tenu pour
accessoire.
A présent Saussure envisage un problème distinct. Complémentaire, évidemment, et
inspiré certainement de la même logique négativiste et différentielle, mais distinct. Non
seulement il serait d‟après lui difficile – sinon impossible – de déterminer positivement
les caractères des éléments linguistiques envisagés d‟un point de vue fonctionnel, mais
même la détermination des caractères physiologiques et/ou physiques de ces éléments
rencontrerait cette limite.

Le fragment reproduit ci-dessus se trouve en effet dans un paragraphe, demeuré sans


numérotation, auquel Saussure donna ce titre :

§[ ] Impossibilité Difficulté de dégager déterminer les facteurs actifs positifs d‟un


phonème particulier ou de la phonétique en général. (Phonétique, p. 84)

Cette détermination des « facteurs positifs des phonèmes » pouvait être entendue,
donc, selon Saussure, de deux manières. L‟une et l‟autre impliqueraient des critères
discernables positivement, au sens platement comtien de ce terme : par l‟observation.
Mais cette observation pourrait s‟inscrire sur deux perspectives : l‟une ayant trait à la
physique, l‟autre à la physiologie. Ces deux voies mettaient Saussure face à une « même
perplexité » (Phonétique, p. 84) :

On peut entendre de deux manières : facteurs positifs ; dans les deux cas même perplexité.
Ou bien 1º comme étant ceux qui exigent une activité des muscles musculaire. On
délimiterait chercherait alors <à déterminer> chaque espèce de phonème (ou le et
phonème par opposition à silence) en notant chaque fait physiologique proprement dit au
sens propre du mot ; tandis que la les positions d‟inertie de chaque partie de l‟appareil
seraient <toujours> regardées comme données en l‟absence de d‟autre mention.
(Phonétique, p. 84 [nous soulignons, ES])

Cette procédure d‟individualisation et détermination des phonèmes – soient-ils


considérés en tant qu‟espèces (ayant chacune des caractères particuliers) ou en tant que
simple présence (sans égard à la diversité des types) – suivant une voie physiologique
amènerait donc, selon Saussure, à une impasse, car il serait à son sens impossible de
78
cerner la présence/absence ce qu‟il appelle « activité musculaire ». N‟importe quelle
disposition de l‟appareil phonatoire, explique-t-il en effet, suppose nécessairement une
activité musculaire quelconque, de sorte que la fixation de critères servant à identifier des
« positions » susceptibles d‟être considérées les unes comme neutres ou « inertes », les
autres comme positives ou « actives », deviendrait une tâche inexécutable :

<Il faudrait commencer par fixer ce qui est la position naturelle et indifférente. Mais Or il
y a des cas où la position d‟inertie devient quelque chose de très douteux ; ainsi celle de la
bouche. Est-ce bouche certaine position de la bouche ouverte, ou bien les deux arcades
dentaires jointes ? […] On a toujours tendance à supposer que‟à l‟activité physiologique
doit correspondre un effet de son positif, et à supposer le contraire pour l‟inertie, tandis
que les deux choses peuvent être fausses. Ainsi […] la fermeture pharyngo-vélaire qui
demande un effort comparé à l‟état ouvert, a pour <le> résultat de faire cesser la
participation négatif d‟empêcher le concours des fosses nasales à la formation du son.
(Phonétique, pp. 85)

Le critère « présence/absence d‟activité musculaire » se révèle donc stérile pour tenter


une définition « positive » des phénomènes phonétiques, car il serait difficile (voire
impossible) de le fonder sur des bases conséquentes. Saussure en tire ainsi cette
conclusion « paradoxale » :

<Vérité paradoxale, paradoxe vrai> […] ni le phonème ni la phonation ne sont contenues


[sic, ES] dans ces facteurs actifs, de sorte que qui les aurait déterminés n‟aurait pas
<encore ce qu‟il faut pour> déterminer phonème et phonation. (Phonétique, p. 85)

Le paradoxe réside donc dans le fait que les « phonèmes » ne seraient pas des entités
susceptibles d‟être décrites par une liste de caractères acoustiques et/ou articulatoires
positivement déterminables : l‟essence des phonèmes résiderait « en partie sur des
facteurs négatifs » (Phonétique, p. 85)55.

55
Saussure ne parle pas en réalité de l’essence des phonèmes, comme nous l‟écrivons, mais de « la
différence entre phonèmes : « La différence entre phonèmes repose en partie sur des facteurs négatifs »
(Phonétique, p. 85). Cette formule, cependant, est horriblement pléonastique. Comment l‟interpréter ? Sans
trop s‟éloigner du texte, on pourrait prétendre y lire que l’existence d’une diversité de phonèmes repose en
partie sur des facteurs négatifs. Mais cette lecture est également pléonastique. Que serait-ce en effet une
79
La seconde manière de considérer ces « facteurs positifs d‟un phonème » n‟est pas,
aux yeux de Saussure, moins problématique que la première. Si la première alternative
était d‟entendre « positif » comme présence d‟activité physiologique (musculaire) – dont
l‟absence était pourtant difficile de déterminer, ce qui ruinait l‟applicabilité de la
démarche –, la seconde sera d‟entendre « positif » comme présence de substance
physique (en l‟occurrence, substance sonore), par opposition à silence (absence de
substance sonore). Cette deuxième alternative est pourtant fondée, dit Saussure, « sur le
même principe » que la première, et comporterait donc les mêmes exactes difficultés.
D‟où il tire la conclusion qu‟un phonème n‟est pas définissable par l‟observation :

2º Comme la différence entre phonème et silence est fondée sur le même principe, on
peut dire que le phonème non seulement comme espèce mais comme entité substance
<non seulement dans son opposition à d‟autres faits de phonation mais dans son
opposition à aphonie> est formé partiellement par des facteurs négatifs56.
Négativement étant soit = non actif physiologiquement
soit = non effectif de sans effet physique influence sur le phénomène
acoustique.
Ainsi le phonème ne peut être complètement déterminé.
Ni par d‟après les facteurs physiologiques <musculairement> actifs
Ni d‟après les facteurs <physiologiques> physiquement actifs. (Phonétique, pp. 85-86)

pluralité (qui, en tant que telle, doit pouvoir justifier le caractère hétérogène de ses éléments) qui ne
résiderait pas, ne serait-ce qu‟« en partie », sur des facteurs négatifs ? Je ne trouve pas comment lire cette
phrase sans retomber dans une tautologie. L‟idée de remplacer « la différence entre » par « l‟essence des »
est une interprétation personnelle qui trouve son explication dans le contexte : ce que Saussure voulait dire
(ce qu‟il dit avant et après ce pléonasme), c‟est que les phonèmes ne seraient pas susceptibles d‟être cernés
par des critères positifs, et c‟est dans ce sens que j‟interprète que leur « essence » repose « en partie sur des
facteurs négatifs »… Une question reste pourtant ouverte. Saussure affirme que les « phonèmes » ne sont
pas déterminables suivant des critères positifs, et il s‟efforce de le prouver. Mais la définition qu‟il propose
ne serait négative qu‟« en partie », elle ne serait que « partiellement » fondée sur des facteurs négatifs (cf.
Phonétique, p. 85 [cf. citation suivante dans le corps du texte]). Quels sont les autres facteurs qui participent
à la définition ? Trouvera-t-on la manière de dire que, sans être négatifs, ils ne sont pas positifs non plus ?

56
La différence entre la notion de « phonème » considérée « comme espèce » et celle de « phonème »
considérée « comme substance » reviendra lors du troisième cours (cf. Cours III, Constantin, p. 157).
80
C‟est donc sous les auspices de cette difficulté/impossibilité de détermination suivant
des critères physio-physiques que Saussure évoque sa définition des phonèmes comme
des entités basées partiellement sur des « facteurs négatifs », et c‟est dans ce contexte
qu‟il écrit le passage que nous avons reproduit en premier lieu : « le mot langage se
compose <d‟un système> d‟oppositions acoustiques » (cf. supra).
La thèse est donc la même que celle du Mémoire, mais Saussure la justifie ici en
faisant appel non seulement à des critères morpho(no)logiques, fonctionnels,
distributionnels ou « sémiologiques »57, mais également physiques et physiologiques.
C‟est donc bien des conditions de possibilité d‟une définition pratiquement maniable (ou
possible) de cette entité qu‟il appelle « phonème » qu‟il s‟agit lorsque Saussure propose
cette première approximation à notre formule « a », selon laquelle – on s‟en souvient –
« la langue est un système ». Il s‟agit ici d‟un système « d’oppositions acoustiques »,
toujours assimilable, donc, à l‟instar du Mémoire, à la formule selon laquelle « la langue
est un système de différences pures, sans faits positifs » ([a][b]).

3.4 Sur la notion de « système » dans « De l’essence double du langage » (1891)

L‟analyse de ce manuscrit nous met face à un dilemme. Il y aurait, en réalité, déjà


dans ce manuscrit de 189158, des rudiments suffisants pour commencer à forger, ne serait-

57
C‟est dans ce texte, en effet, que Saussure parle pour la première fois de « facteurs sémiologiques », de
« phonétique sémiologique », etc. Cet adjectif doit être compris, dans ce texte, en tant que significatif vis-à-
vis du plan des idées. Des « facteurs », dirait-on, dont il serait possible d‟établir la « pertinence », par
commutation, vis-à-vis du plan morphologique. La notion sera mieux examinée lorsque l‟on abordera ce
texte à partir de la notion de « valeur ».

58
Roy Harris signala en 2003 (cf. Harris, 2003, p. 217) que le feuillet 118 de ce manuscrit – dont les
premiers mots sont « parallélie είμι-δώζω » (cf. ELG, p. 62) – portait, en haut et à droite, mention de la date
« 6 déc. 91 », clairement écrite de la main de Saussure, que dans un autre feuillet (le numéro 60), Saussure
avait noté « 15‟ déc. », et qu‟un troisième feuillet, le numéro 58, avait été composé par Saussure sur la
participation aux fiançailles de M. Wilhelm Braschoss et Mlle Lydie Doret, datée à Plainpalais d‟Octobre
1891 (cf. AdeS 372, ff. 118, 60 et 58 [= 372 bis, ff. 18/1, 7/2 et 6e/6] ; voir annexe 3, p. 415). Harris ne
mentionna pas qu‟il y avait deux invitations à ces fiançailles dans le manuscrit, et que chaque invitation
comportait quatre feuillets (cf. AdeS 372, ff. 51-53 et 54-58) : il a dû n‟avoir accès qu‟à la réorganisation de
81
ce que de manière élémentaire, ce deuxième modèle de « système » que nous croyons être
structuralement et radicalement distinct de celui que nous avons rencontré, jusqu‟à
présent, sur la forme d‟un système « d‟oppositions ». Nous avons décidé, cependant,
contrariant le plan chronologique que nous nous étions assigné, de renoncer à traiter ces
éléments dès à présent. Cette détermination, que nous adoptons de mauvais gré et qui
amoindrira probablement, aux yeux du lecteur, l‟équilibre de notre démarche, trouve son
explication déclinée en plusieurs items.
Tout d‟abord, les éléments qui auraient pu contribuer à construire ce deuxième
modèle de « système » n‟apparaissent dans ce texte que très timidement, sous l‟espèce de
quelques problèmes et de quelques ambigüités qui demanderaient, pour qu‟ils puissent
assister à notre réflexion, un appareil argumentatif fort complexe. Si l‟on ne disposait que
de ce seul texte (ou si l‟on s‟était limité à l‟analyse de ce seul texte), ce dispositif
argumentatif aurait pu être déclenché, et le deuxième modèle de « système » que nous
aimerions montrer pourrait être dessiné. Mais notre démarche ne se limite pas à ce seul
texte, et il nous a donc semblé convenable d‟éviter une argumentation trop escarpée à
partir de quelques indices, et d‟avancer, par contre, dans l‟analyse d‟autres aspects,
cohérents plutôt avec le modèle de système « de différences pures », qui se laissent suivre
avec plus de facilité. Ces indices que nous délaissons momentanément ne seront de toute
manière pas définitivement abandonnés : ils seront récupérés – une fois que nous aurons
construit le modèle dont ils annoncent la structure (ce qui sera fait, de manière bien plus
aisée, en prenant pour base les trois cours de linguistique générale) – dans un annexe
rétrospectif qui aura la fonction de signaler quels éléments (et en quelle mesure) auraient
pu contribuer à sa construction.
Une deuxième raison de notre décision est que beaucoup des arguments que nous
délaissons à présent seront évoqués dans la deuxième partie de cette thèse, lorsqu‟il sera
question de la notion de « valeur » (où l‟on n‟aura pas le choix de procéder comme on le
fait maintenant). Puisque nous aurons également l‟occasion de revenir sur ce texte (et sur

ce manuscrit établie par Engler, où ces détails ont été effacés. Tous ces éléments ont été négligés dans
l‟édition des ELG, sans en donner des explications et sans que l‟on comprenne pourquoi. Engler ne les
ignorait apparemment pas : dans sa préface au dernier ouvrage de Pétroff (cf. Pétroff, 2004), il date le
manuscrit de « novembre-décembre 1891 » (Engler, 2004, p. 15). Il n‟en donne pas les preuves
philologiques, mais la précision de la datation suggère qu‟il a dû tenir compte des données signalées ci-
dessus (cf. Gambarara, 2008 ; Depecker, 2008).
82
ces arguments) dans la conclusion de ce travail, le traitement de ces arguments à présent
aurait donné lieu à des répétitions que l‟on a préféré éviter.
La dernière raison de notre détermination réside dans le fait que les éléments que nous
évitons de traiter sont vraiment périphériques à la démarche de Saussure dans ce texte,
résolument tournée vers une généralisation massive, à tous les domaines de la
linguistique, de son modèle de système « de différences pures » ([a][b]). Ce qui ne cadre
pas avec cette démarche, ces petites bribes qui auraient pu contribuer à la construction
d‟un modèle différent, ce sont de simples indices qui n‟apparaissent que sur les franges,
sous la forme de petites difficultés et de petites hésitations (quelques unes même
consciemment menées par Saussure) sur la validité des principes posés. Nous les
délaissons donc, de mauvais gré, non dans le but de les dissimuler, mais parce qu‟il nous
a semblé plus efficace de signaler ces mêmes problèmes en prenant en considération
d‟autres textes, où la tâche se présente moins complexe, et de récupérer rétrospectivement
au moyen d‟un annexe ce que nous abandonnons à présent59.

3.4.1 Le système de différences pures élevé à la catégorie de « principe »

La notion de « système de différences » que nous avons trouvée dans le traité de


phonétique (1881-1884) et dans le Mémoire apparait donc également dans le manuscrit
« De l‟essence double du langage » (1891), où l‟idée, répétée incessamment tout au long
du texte, est élevée à la catégorie de « principe » :

La présence d’un son dans une langue est ce qu‟on peut imaginer de plus simple
<irréductible> comme élément de sa structure. Il est facile <de montrer> que la présence
de ce son déterminé n‟a de valeur que par l‟opposition avec d‟autres sons présents ; et
c‟est là le degré <forme> <la 1e application> rudimentaire du, mais déjà incontestable, du
principe des OPPOSITIONS, ou des VALEURS RÉCIPROQUES, ou des QUANTITÉS
NÉGATIVES & RELATIVES qui créent l‟état un état de langue. (AdeS 372, f. 23 [=372
bis, f. 3c/1] [cf. ELG, p. 25])

59
Le lecteur de cette version provisoire de ma thèse l‟aura compris : cette décision ne me convainc guère.
Elle sera révisée et probablement remplacée, si je trouve une solution meilleure, dans la version définitive.
83
Ce « principe des oppositions » est donc égalé, en même temps que posé, au principe
« des valeurs réciproques » et à celui des « quantités négatives et relatives », et ce sont
ces « quantités négatives », ces « valeurs réciproques », ces « oppositions » qui, selon
Saussure, créent un « état de langue ».
Comme on l‟aura noté, Saussure parle de « sons ». Le fait que ces « sons » n‟aient de
« valeur » que par leur opposition pourrait induire à penser qu‟il s‟agirait de ces entités
que nous appellerions, aujourd‟hui, des « phonèmes », mais on a vu que dans le traité de
phonétique même les « sons » tout court (qu‟ils soient définis d‟un point de vue de leur
production/réception [physiologie] ou de sa transmission [physique]) se trouvaient dans la
situation de ne pouvoir être cernés qu‟impliqués dans un système d‟oppositions. Ces
« sons » pourraient donc représenter, ici, autant des « phonèmes » que des « sons » tout
court. On verra quand on approchera ce texte en quête des traces de la notion de
« valeur » que Saussure, qui disposait de ces deux termes, considère les deux possibilités.
Saussure se sert aussi dans ce passage du terme « structure », qui mérite, dans ce
chapitre consacré à la notion saussurienne de « système », d‟être souligné. On est en effet
devant l‟une des fort rares occasions où le terme (que Saussure, contrairement à ce que
croyait Benveniste, utilisait de temps en temps60) apparaît dans les manuscrits : l‟une des
deux seules où, à notre connaissance, il est affecté à la notion de « langue »61. L‟élément
le plus irréductible de la structure d‟une langue revient donc à la présence d‟éléments
acoustiques (de sons), définis comme n‟ayant de « valeur » que par opposition à d‟autres

60
« Saussure », assura Benveniste en 1962, « n‟a jamais employé, en quelque sens que ce soit, le
mot "structure" » (1962 [1966, p. 92]), ce qui est évidemment incorrect. Il eut pourtant l‟occasion de se
rectifier. Un an plus tard, dans sa conférence prononcée à Genève lors du cinquantième anniversaire de la
mort de Saussure, il affirma, cette fois-ci avec raison, que ce dernier n‟avait « jamais employé en un sens
doctrinal le terme structure » (Benveniste, 1963 [1966, p. 42] [nous soulignons, ES]).

61
Celle qui reste survient à la fin du premier cours de linguistique générale, où Saussure, dans un passage
capital auquel on aura à revenir, établit la corrélation, posée pour la première fois de manière claire dans le
manuscrit que l‟on examine à présent, des concepts de « système » ou « structure » d‟une langue avec
l‟approche « synchronique » des langues et le concept de « grammaire » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 105).
Le reste des occurrences du terme « structure » dans l‟œuvre Saussurienne font allusion à la structure « soit
des phrases soit des mots » (Cours I, Riedlinger, p. 105 ; cf. également Engler 3319.3 [=ELG, p. 114]), soit
des sous-unités comme la « racine » (cf. Cours I, Riedlinger, pp. 78-79).
84
éléments présents (présents dans un état de langue). Cette idée est rappelée partout dans
le manuscrit, où trois passages, notamment, la présentent sous la forme d‟une
« proposition » qui, compte tenu de la numérotation, a dû appartenir à une série de
postulats plus large, malheureusement perdue. La seule trace de cette série est
précisément la « proposition (x) », peu avant appelée « proposition nº5 »62, que nous
citons ici d‟après la première des deux versions figurant dans le feuillet numéro 166 :

Proposition (x). – Considérée à n‟importe quel point de vue qui veuille tenir compte de
son essence, la langue consiste, non dans un système de valeurs absolues et <ou>
positives, mais d[an]s 1 système de valeurs relatives et négatives, n‟ayant d‟existence que
par <l‟effet> de leur opposition. (AdeS 372, f. 166 [=372 bis, f. 27/9] [cf. ELG, p. 80])

Cette proposition constitue probablement la meilleure synthèse des ambitions de


Saussure dans ce texte, et pourrait également être projetée, d‟après ce que l‟on a vu, aux
deux que nous avons déjà parcourues : la langue est « un système de valeurs relatives et
négatives, n’ayant d’existence que par l’effet de leur opposition ». On n‟aurait pas pu
songer à une formule mieux apte à rappeler le « système de différences pures (sans termes
positifs) » qui, prédiqué de l‟objet « langue », donnait corps à la première des deux
combinaisons de formules que nous avons évoquées dans notre introduction ([a][b]). Ce
« système de différences », cependant, reconnaissable dès le Mémoire et le traité de
Phonétique sous l‟espèce d‟oppositions d‟éléments morpho(no)logiques (c‟est le cas du
Mémoire) et acoustiques (c‟est le cas du traité de Phonétique), est dans « De l‟essence
double du langage » largement généralisé. Sous la forme d‟« oppositions acoustiques » il
n‟en constitue, dit Saussure, qu‟une « première application rudimentaire », et on le trouve
appliqué de manière indistincte à « toute espèce de signe existant dans la langue » :

62
La formulation de la « proposition nº 5 » est bien plus chargée de corrections et amendements :
« (Proposition :) <(nº5)> Considérée à n‟importe quelle point de vue <dans n‟importe laquelle de ses
manif.>, la langue ne <l‟essence de la langue ne> consiste que pas non dans <en 1 ensemble la juxtap.> de
valeurs positives ou de valeurs <et absolues>, mais dans <mais> dans <un ens[emble]> de valeurs
négatives, n’exis et relatives, n‟existant <n‟ayant d‟existence> que par le fait même de leur opposition » (cf.
AdeS 372, f. 157 [=372 bis, f. 27/1] [cf. ELG, p. 77]).
85
Toute espèce de signe existant d[an]s le langage (<1º le> signe VOCAL de tout ordre,
<signe complet tel qu‟ 1 mot, ou 1 υr[ase]63, signe complémentaire comme 1 suffixe ou 1
racine, signe dénué de t[ou]te signification complète ou ni complémentaire comme un
« son » déterminé de la [ ]> – ou signe non vocal comme « le fait de placer tel
signe dev[an]t tel autre ») a une valeur purement <par> opposition, par conséquent
purement négative non positive, mais négative au contraire essentiellement NÉGATIVE,
éternellement NÉG [ ]. (AdeS 372, f. 78 [=372 bis, f. 10a/2] [cf. ELG, p. 48])

Il me semble qu‟on peu l‟affirmer, et <le proposant à l‟attention, etc> On ne se pénétrera


jamais assez de l‟essence purement négative, purement différentielle, de chacun des
éléments linguistiques <du langage> (absolument quelconques) auxquels nous accordons
une <précipita[mmen]t une> existence : il n‟y en a aucun, dans aucun ordre, qui possède
cette existence supposée… (AdeS 372, f. 128 [= 372 bis, f. 20b/1] [cf. ELG, pp. 64-65])

Non seulement les « sons », mais « toute espèce de signe » (à lire : toute entité)
« existant dans le langage » est organisée dans un « système de différences » purement,
essentiellement, éternellement négatives : « il n‟y a aucun » élément, « dans aucun
ordre », qui puisse échapper à cette organisation. Même les phénomènes relevant de la
syntaxe comme « le fait de placer tel signe devant tel autre » (ce que Saussure appellera
plus tard, à la fin du troisième cours, « entités abstraites de la langue » [cf. Cours III,
Constantin, p. 83]) seraient réductibles à ce principe. Cette opération de généralisation
sera encore explicitement proclamée, comme on le verra, à la fin du premier cours de
linguistique générale. A ce moment-là, cependant, Saussure se contentera d‟annoncer que
le principe peut être appliqué à « toute valeur de la langue » (cf. infra, p. 164). Dans le
passage que l‟on vient de citer, en revanche, ces détails nous sont donnés : par « toute
espèce de signe existant dans la langue », Saussure entend :

63
Seulement les deux lettres de ce mot sont identifiables dans le manuscrit. La deuxième étant
incontestablement un « r », nous nous inclinons pour « phrase » parce que la première nous semble être un
« υ » (la substitution d‟un « υ » au groupe « ph » est très fréquente dans les manuscrits de Saussure [cf.
note 211]). Les éditeurs des ELG y lisent « pr », et transcrivent donc « pronom » (cf. ELG, p. 48).
86
a) Les « sons » « dénués de toute signification », ce qui pourrait signifier aussi bien
les « sons » tout court que les « phonèmes » au sens moderne. Autrement dit : les
éléments phoniques et/ou phonologiques (les deux possibilités seraient admises)64.
b) Les « signes complets ». C'est-à-dire, selon la terminologie de mai 1911, les
« êtres doubles » constitués par l‟union d‟un signifiant et un signifié, qui – déduit-
on par contraste avec les « signes complémentaires » – sont sémantiquement
autonomes et relativement indépendants du point de vue de la syntaxe65.
Exemples : mot, phrase.
c) Ce que Saussure appelle ici « signes complémentaires ». C'est-à-dire des entités
également « doubles », consistant toujours en l‟union d‟un signifiant et un
signifié, mais non indépendants du point de vue syntaxique66. Exemples : racines,
suffixes.
d) Les « signes non vocaux ». Ce que Saussure appellera plus tard « entités
abstraites » (cf. Cours III, Constantin, p. 83) : des phénomènes relevant de la
syntaxe tels que la place relative des éléments dans la phrase, l‟ordre des
éléments.

64
L‟idée que des « sons » tout court puissent exister tels quels dans une langue est problématique, et
contraire à certains arguments Saussuriens. Si un son existe dans une langue, c‟est qu‟il est apercevable par
la conscience d‟un sujet parlant. Or, s‟il est percevable en tant qu‟unité, c‟est qu‟il s‟oppose à (est différent)
d‟autres unités, ce qui ferait de lui un « phonème ». Nous incluons donc cette possibilité de manière non
critique (voire naïve), parce qu‟elle avait été admise par Saussure dans le « traité de phonétique » (1881-
1884) et parce que, comme nous le verrons dans notre deuxième partie, elle semble l‟être aussi dans ce
texte.

65
A cette catégorie correspondent les « signes autophones » de Frei (cf. Frei, 1954, p. 137), les formes
« libres autonomes » de Benveniste (cf. Benveniste, 1966, pp. 123-124).

66
Cette catégorie correspond aux « signes symphones » de Frei (cf. Frei, 1954, p. 137) et à l‟ensemble de ce
que Benveniste nomme « formes conjointes » et « formes libres synnomes » (cf. 1966, pp. 123-124). La
particule que l‟on appelle depuis Bloomfield « morphème » (cf. Bloomfield, 1933, p. 161) et que l‟école
genevoise nomme, depuis Frei, « monème » (cf. Frei, 1954, p. 136, n. 6), rentrerait et dans la catégorie b et
dans la catégorie c. Saussure semble faire allusion, plutôt qu‟à la significativité et à la segmentabilité des
particules, à l‟autonomie (autant sémantique que syntactique) des « signes ».
87
La généralisation opérée sur le « principe des oppositions » atteint donc tous les
domaines dont la linguistique a été traditionnellement scindée. Le « système
d‟oppositions » serait applicable non seulement à des entités d‟ordre phonologique (et
même à celles d‟ordre platement phonétique, comme il découlait, déjà, de l‟analyse du
« traité de phonétique »), mais aussi à des entités morphologiques et syntaxiques. On
trouve aussi dans ce manuscrit des arguments où Saussure, pour la première fois dès le
début de sa carrière, étend l‟application de ce « système de différences » même au plan
sémantique, en réduisant les concepts de « signification », « sens » ou « idée » à celui de
« valeur », défini, ce dernier, comme « n‟ayant d‟existence que par effet de leur
opposition » (cf. AdeS, f. 23 [cité supra] et passim) :

Nous n‟établissons aucune différence réelle sérieuse entre les termes valeur, sens,
signification, fonction ou emploi d‟une forme, ni même avec l‟idée <comme> contenu e
dans une <d‟une> forme ; ces termes sont synonymes. Il faut reconnaître t[ou]t[e]fois que
valeur exprime mieux que t[ou]te autre terme l‟état mot les conditions grâce mot
l‟essence du fait, qui est <plus> généralement <aussi> l‟essence de la langue, à savoir
que ‟une forme ne signifie pas quelq, mais vaut : qu‟elle n‟est pas ce qui est là est le point
cardinal. Elle vaut, par conséquent elle implique directement l‟existence d‟autres valeurs.
(AdeS 372, f. 25 [= 372 bis, f. 3f] [cf. ELG, p. 28]).

Nous aurons l‟occasion, dans notre deuxième partie, de nous occuper plus longuement
de ce passage, et de la notion de « valeur » qui y est exposée. Ce qui nous intéresse à
présent, c‟est que le modèle de « système » dit « de différences pures » est ici généralisé à
tous les domaines linguistiques, même au plan sémantique, et qu‟il concerne par
conséquent toute sorte d‟entité linguistique, y compris les entités que Saussure appellera
ultérieurement « signes ».
Cette hypothèse, remarquons-le en passant, met horriblement à mal la notre, car nous
prétendons que la formule « système de signes (arbitraires) » ([a][c]) serait irréductible au
modèle de « système de différences pures » ([a][b]). Si l‟on se bornait donc aux passages
cités, notre hypothèse se révélerait fausse. Nous continuons pourtant à écrire, comme le
lecteur est en train de le constater, et cela parce c‟est que nous croyons avoir le moyen de
démontrer le contraire. Déjà dans ce texte, dans l‟un des tous derniers feuillets, Saussure
admettra que les « valeurs », jadis tenues purement, essentiellement, éternellement

88
négatives, « se transforment en faits positifs » (cf. ELG, p. 87), ce qui peut donner la
mesure des dimensions qu‟acquerra la rectification des arguments.
On verra le moment donné si cette « transformation » est ou n‟est pas justifiable, et
comment elle tentera d‟être justifiée par Saussure. A présent nous ne pouvons pas nous
engager dans cette voie. Notre but est de suivre l‟évolution de la notion de « système », et
nous avons renoncé, comme nous l‟avons dit au début de l‟analyse de ce texte, à exploiter
ces indices qui pourraient nous faire penser à une configuration autre que celle d‟un
« système de différences pures (sans termes positifs) »67. Au contraire, il nous intéresse de
mettre en exergue toute l‟ampleur de l‟opération de Saussure dans ce manuscrit, qui
constitue sans la moindre ombre d‟un doute le sommet de ses ambitions réductrices – ce
qui nous permettra de mieux comprendre, ultérieurement, les raisons de ses limites.
Répétons-le donc : tout, même les aspects sémantiques nécessairement présents aux
langues naturelles, est dans ce texte ramené au même principe :

Nous voyons donc que ce n‟est nullement l‟idée POSITIVE contenue dans supplice et
martyre, mais bien le fait NÉGATIF de leur opposition qui fixe t[ou]te la série de leurs
emplois, permettant n‟importe quel emploi pourvu qu‟il n‟empiète pas sur le domaine
voisin (Il faudrait naturellement tenir compte en outre de tourment, torture, affres, agonie,
etc.). (AdeS 372, f. 163 [= 372 bis, f. 27 /7] [cf. ELG, p. 79]).

Alors même qu‟il s‟agit de désignations très précises comme roi, comte évêque, femme,
bœuf <chien>, la notion complète incluse <enveloppée> dans le mot ne résulte que de la
coexistence d‟autres termes ; le roi n‟est plus la même chose que le roi s‟il existe un
empereur, ou un pape, <s‟il existe> ou une <des> des république<s>, s‟il existe des
vassaux, des ducs, etc. […] L‟ensemble des idées réunies sous chacun de ces termes
correspondra au fait <toujours> à la somme de celles qui sont exclues par les autres
termes et ne correspond à rien d‟autre ; ainsi le mot de chacal peut sera contenue [sic, ES]

67
Pour peu que l‟on admette la positivisation que l‟on vient d‟évoquer, on sera je crois d‟accord en ce que
les différences ne pourront désormais plus être considérées comme « pures » : la parenthèse serait
également à effacer.
89
d[an]s le mot chien ou d[an]s le mot loups aussi longtemps qu‟il ne surgira pas un 3e mot
(AdeS 372, ff. 165-166 [= 372 bis, ff. 27 /8-9] [cf. ELG, pp. 79-80])68.

La généralisation de l‟idée du « système des différences pures », portée donc jusqu‟à


absolument tous les domaines de la linguistique, toucherait donc absolument toutes les
« entités » (« absolument quelconques » [cf. ELG, pp. 128, cité ci-dessus]) « existant dans
la langue » :

Assez important :
La négativité des termes dans le langage peut être considérée avant de se faire une idée du
lieu du langage ; dans <pour> cette négativité, on pose <peut> admettre provisoirement
que le langage existe hors de nous & de l‟esprit, car on insiste seulement sur ce que les
différents termes du langage, au lieu d‟être différents termes comme les espèces
chimiques, etc., sont <ne sont que> des différences déterminées entre des termes vides, et
qui seraient vides et indéterminés sans ces différ[ences]. (AdeS 372, f. 133 [= 372 bis, f.
21/1] [cf. ELG, p. 64]).

[…] il semble que la science du langage soit placée à part : en ce qu‟elle <que les objets
qu‟elle a> n‟a devant elle aucune espèce de d‟objet ayant une existence n‟ont jamais de
réalité en soi, ou à part des autres <objets à consid[érer]> ; mais n‟ont <absolument>
aucun autre substratum à leur <réalité> existence <existence même laquelle consiste> que
le fait même de leurs <autre que> <hors de> opposition constante <simple[men]t dans le
fiat de leur différence ou plutôt de leurs différences des <même>, <ou<en>> LES
différences de t[ou]te espèce auxquelles qu‟elles qui s‟attachent pour l‟esprit que t[ou]t
l‟esprit trouve moyen d‟y d‟attacher à cette <LA> différence fondamentale : mais sans
que l‟on sorte jamais <nulle part> de cette donnée négative, de la différence
fondamentalement négative et irrémédiablement <à tout jamais> négative, de la
DIFFÉRENC[e] de 2 termes, et non des 2 propriétés d‟un terme […] (AdeS 372, f. 129 [=
372 bis, f. 20b/2] [cf. ELG, p. 65])

Il n‟y aurait donc aucune manière de « sortir » de cette configuration : tout, « à tout
jamais », serait réductible à un « système de différences (sans termes positifs) ». Il est

68
Cette transcription présente des variations par rapport à la version donnée dans les ELG, où toute une
ligne (« le mot de chacal… contenue d[an]s »), non biffée dans le manuscrit, a été supprimée.
90
possible de trouver, dans ce manuscrit, quelques fissures dans ce plan de réduction, mais
aucun ou presque aucun indice d‟une configuration autre que celle d‟un système
différentiel. Notre hypothèse d‟une distinction radicale existant entre deux modèles de
« système » serait donc toujours, comme elle l‟était dans le Mémoire (1878) et dans le
traité de phonétique (1881-1884), injustifiable

3.5 Sur la notion de « système » dans les « Notes pour un article sur Whitney »
(1894)69

Dans les notes pour un article sur Whitney l‟idée d‟un « système d‟oppositions »
apparaît, à l‟instar du manuscrit sur « l‟essence double du langage » (quoique avec
beaucoup moins d‟insistance), sous sa version étendue. Autrement dit : elle est
généralisée à des entités autres que les éléments acoustiques et/ou phonologiques de la
langue. Dans le feuillet numéro 13 de ce texte, Saussure fait allusion à « ce système de
symboles indépendants qui est le langage » (Ms. Fr. 3951/10, f. 13 [cf. CLG/E 3297] [cf.
ELG, p. 209]), dont il énonce plus loin « la loi tout à fait finale » :

La loi tout à fait finale du langage est <à ce que nous osons dire > qu‟il n‟y a jamais rien
qui puisse résider dans 1 terme (par suite directe de ce que les symboles linguistiques sont
sans relation avec ce qu‟ils doivent désigner, donc impuissant sans le secours que a est
<serait en principe> <que a soit> impuissant sans <la présence> le secours de b, <mais>
et n‟est <en effet> puissant <même en fait puissant> <de plus> qu‟en tant que b lui crée
une valeur, et réciproquement ; de sorte qu‟il n‟y a plus rien que des différences <que a
serait <est> impuissant à rien désigner sans la présence les secours de b <celui-ci de
même sans le secours de a ; et <ou> que tous deux ne valent donc que par leur
<réciproque> différence ; non parc et <ou> qu‟aucun ne vaut, même par une partie
quelconque de soi (je suppose « la racine », etc.) autrement que par ce même plexus de

69
Pour la datation de ce manuscrit, voir Depecker (2008, p. 16) et Gambarara (2007, pp. 241-245).
91
différences éternellement négatives. (Ms. Fr. 3951/10, f. 36 [cf. Engler 1903 F] [cf. ELG,
pp. 218-219])70 mss 41

[…] les termes a et b restant en dehors du domaine <sont <radic[alemen]t> incapables


<d‟arriver comme tels> jusqu‟aux régions> de la conscience, laquelle n‟aperçoit
perpétuellement que la différence a/b, (Ms. Fr. 3951/10, f. 36 [cf. Engler 1910] [= cf.
ELG, p. 219])

Il s‟agit donc toujours de la même idée : les termes ne valent que « par leur réciproque
différence », par « ce même plexus de différences éternellement négatives ». Saussure
semble avoir eu le souci de donner une formulation aussi neutre que possible : il parle de
« termes » qui ne pourraient rien « désigner » sans « le secours » des autres. Sous cette
forme, l‟idée pourrait être affectée à n‟importe quel type d‟entité. Dans la dernière
parenthèse, cependant, il est question de cette « partie » des « termes » qui est « la
racine ». Ce qui dévoile qu‟à ce moment Saussure assigne au mot « terme » la valeur de
« signe », susceptible d‟être composé par « des parties », dont par exemple « la racine »
ou, comme il avait été explicité dans le manuscrit sur « l‟essence double », des
« suffixes » (cf. supra). Si l‟on adopte provisoirement la terminologie de « De l‟essence
double », on dira que tant les signes « complets » que les signes « complémentaires » sont
ici concernés, comme ils l‟étaient déjà en 1891, par la loi « tout à fait finale » qu‟il
énonce.
Ce passage, le seul donc où l‟on puisse discerner une allusion au « système
d‟oppositions », exhibe aussi (si l‟on excepte le « système politique » évoqué à la page
211 des Écrits) la seule occurrence du terme « système » dans ces notes.

70
Il est difficile de reproduire la logique et l‟ordre des passages biffés (et des passages ajoutés entre les
lignes, puis également biffés) dans une transcription claire ; la lecture de l‟original, bien moins malaisée que
celle-ci ne le laisse deviner, est donc conseillable. Une version en « .pdf » de ce manuscrit vient d‟être
publiée en annexe au numéro 60 des CFS (cf. Gambarara, 2008).
92
3.6 Sur la notion de « système » dans les « Notes pour un livre de linguistique
générale » (1894)

Dans les notes pour un livre de linguistique générale, bien qu‟il soit possible de
localiser une notion conforme à celle dont nous sommes en train de suivre la trace, le
terme « système » n‟apparaît pas explicitement lié à la notion de « différence » ou
d‟« opposition ». L‟idée d‟un « système de différences » est toutefois suggérée dans deux
passages (d‟ailleurs consécutifs). Dans le premier, Saussure, qui réfléchit à ce moment sur
la nature conventionnelle du signe71 et sur sa transmissibilité, assure que :

[…] tout signe repose <purement sur un co-status négatif.> (Ms. Fr. 3951/12, f. 18 [cf.
CLG/E 3299] [cf. ELG, p. 230])

71
La distinction entre « conventionnel » et « arbitraire » ne semble pas encore avoir été établie par Saussure
lors qu‟il entame la rédaction de ces notes, comme il apparaît dans le passage suivant (biffé, dans le
manuscrit, d‟une seule ligne verticale) : « Il suffit de dire que la force des signes est de sa nature
conventionnelle, de sa nature arbitraire, de sa nature indépendante des réalités qu‟ils désignent, pour voir
que ce n‟est pas du tout là, dans le bagage de l‟humanité, un article comparable à d‟autres » (Ms. Fr.
3951/10, f. 14) (cf. Gambarara, 2007, pp. 254). On cherchera en vain le terme « arbitraire » dans la version
de ce texte donnée dans les ELG : le terme n‟a en effet pas échappé, ne serait-ce qu‟une seule fois, aux
biffures de Saussure. (Depecker signalait que le terme « arbitraire » apparaîtrait pour la première fois dans
cette note sur Whitney, et renvoyait à la page 203 des ELG, où le terme « arbitraire » apparaît, certes, mais
non pas dans la « note pour un article sur Whitney » : l‟occurrence de la page 203 appartient aux « Notes
pour une livre sur la linguistique générale » (cf. Depecker, 2007, p. 13). Le fait que ce soit dans cette note
que l‟on trouve la première occurrence d‟« arbitraire » est par ailleurs discutable. Le terme apparait déjà
dans « de l‟essence double », datable de 1891 (soit de trois ans avant la rédaction de la note sur Whitney).
Depecker nie que ce texte puisse avoir été rédigé en 1891, comme l‟ont proposé Engler (2002) et Arrivé
(2007) (cités par Depecker, 2008, p. 17), Roy Harris (2003) ou nous-mêmes (cf. Sofía, 2009, et ici même cf.
supra). Les raisons données par Depecker pour une datation postérieure sont de caractère théorique (les
concepts qui y sont versés par Saussure appartiendraient, d‟après lui, à une étape postérieure). Depecker a
également signalé le caractère composite du manuscrit, signal, d‟après lui, d‟une rédaction effectuée à des
époques différentes (cf. Depecker, 2007, p. 17) : la mention des dates sur les trois feuillets signalés par
Harris (que Depecker ne mentionne pas [il n‟en avait pas connaissance avant juin 2008, où je les lui ai
envoyés par courriel, ES]) ne serait donc pas, d‟après cette dernière hypothèse, probatoire.)
93
« Le signe », dit seulement Saussure – ce qui ne permet malheureusement pas de
deviner à quel type de « signe » il se réfère. Comme nous l‟avons vu, à cette époque (dès
1891) Saussure n‟en conçoit pas moins de quatre types : signe vocal, signe complet, signe
complémentaire, signe non vocal. L‟idée d‟un « co-statut purement négatif » rappelle
toutefois sans équivoque la notion exposée dans le feuillet 78 de « De l‟essence double du
langage » (cf. AdeS 372, f. 78), où Saussure avait même utilisé, dans un premier temps, la
formule « purement négative », par la suite barrée et remplacée par « non positive » (cf.
supra, p. 85).
L‟idée est à nouveau suggérée dans ces notes lorsque Saussure avance ses arguments
contre les conceptions nomenclaturistes que « les philosophes » (lesquels ? Saussure ne le
précise jamais) adoptaient vis-à-vis du langage. Mais nous nous heurtons à la même
imprécision : il n‟y est question que du « signe » tout court :

D’abord l‟objet, puis le signe ; donc hors du signe et comme première base
indispensable au signe un objet offert aux sens <donné par le sens>; créant une
autre corrélation que toutes celles que nous avons jusqu‟ici vues (ce que nous
nierons toujours) base extérieure donnée au signe donnée à quelque degré <qui en
serait la condition>, et figuration du langage par ce rapport-ci :

* ––––– a
Objets * ––––– b Noms
* ––––– c

alors que la vraie figuration est : a ŔŔŔŔ b ŔŔŔŔ c, hors de toute connaissance d‟un rapport
effectif comme * ŔŔŔŔ a, fondé sur un objet. (Ms. Fr. 3951/12, f. 20 [cf. CLG/E 1091] [cf.
ELG, p. 230])72

Nous avons bien dit que l‟idée d‟un « système d‟oppositions » n‟est ici que suggérée.
Saussure affirme que « la vraie figuration » du « langage » consiste dans l‟existence d‟un

72
Le passage biffé n‟est transcrit ni dans les Écrits (cf. ELG, p. 230) ni dans l‟édition d‟Engler (cf. CLG/E
1091). Johannes Fehr le reproduit dans son ouvrage de 2000, mais il omet un fragment (biffé à l‟intérieur du
passage biffé). Là où le manuscrit donne « offert aux sens <donnée par le sens> », Fehr transcrit seulement
« donné par le sens » (cf. Fehr, 2000, p. 125).
94
certain rapport entre les « signes » (ou entre les « noms », les deux lectures étant
possibles), « hors de toute connaissance d‟un rapport » entre les « noms » et les « objets »
(sic), mais rien n‟est dit sur la nature de ces rapports entre les signes. Quant on met ce
passage en perspective, on déduit facilement que ces rapports entre signes ne peuvent
qu‟être des rapports d‟opposition. De quel type seraient-ils sinon ? Nous n‟avons pas eu
jusqu‟à présent trait à des rapports d‟un autre type.
Cette déduction, cependant, n‟est pas nécessaire. On verra qu‟à partir du premier
cours, on sera contraint d‟admettre « plusieurs types de rapports » entre les unités – ce qui
contraste, déjà, avant même de savoir comment on sera porté à les définir, avec ce que
l‟on a relevé jusqu‟à présent, à savoir : que les rapports entre les termes d‟un « système »
ne peuvent être que des rapports oppositifs.
Le reste des occurrences du terme « système » dans ces notes (trois au total) ne sont
pas plus explicatives et ne rappellent notamment pas (ou pas nécessairement) l‟idée d‟un
« système d‟oppositions ». Elles demeurent d‟ailleurs fort vagues. Il est question du
« système grec » (CLG/E 126 [cf. ELG, p. 198]), d‟un « système sémiologique » (CLG/E
147 [cf. ELG, p. 228]) (système dont le développement servira d‟introduction au
deuxième cours [cf. infra]) et du « système intérieurement ordonné dans toutes ses
parties » qui, dit Saussure, représente la langue « dans un moment donné » (CLG/E 3296
[cf. ELG, pp. 202-203]). On notera toutefois que la « langue » est à nouveau considérée
comme un « système », bien que l‟idée d‟un « système intérieurement ordonné » (en soi
trop vaste, sinon pléonastique) ne soit pas développée. On notera aussi que, dans cet
ouvrage en préparation, ni « langue » ni « langage » ni « système » ne sont inclus dans
l‟Index, provisoire sans doute, mais où d‟autres concepts qui allaient occuper une place
importante dans son édifice théorique sont déjà présents : « diachronie »,
« (idio)synchronie », etc. (cf. CLG/E 3299 [cf. ELG, p. 228])73.

73
Le syntagme « système sémiologique » est évoqué à l‟entrée « origine du langage », mais sans aucune
précision sur la portée du concept : « ORIGINE DU LANGAGE : Inanité de la question pour qui prend une
juste idée de ce qu‟est un système sémiologique et des conditions de vie » (CLG/E 147 [cf. ELG, p. 228]).
95
3.7 Sur la notion de « système » dans les notes sur la « théorie des sonantes »
(1897)

L‟embryon de la notion de « langue » entendue comme « système » – comme système


« de différences » ou « d‟oppositions » –, qui était à la base des arguments du Mémoire
(1878) et qui apparaît de manière explicite dans les notes pour un « traité de phonétique »
(1881-1884), atteint un assez haut niveau d‟élaboration dans des manuscrits esquissés
entre 1891 et 1894, notamment dans le manuscrit sur « l‟essence double du langage », où
la notion, comme nous l‟avons vu, était élevée à la catégorie de « principe » et généralisée
sans aucune restriction à tous les domaines de la linguistique, y compris la sémantique.
Trois ans plus tard, lorsque Saussure entame, en 1897, l‟élaboration du compte rendu
de la Kritik der Sonantentheorie de Schmidt (cf. Saussure, 1897), la notion retrouve
pourtant la place qu‟elle avait dans les premiers textes examinés, le Mémoire (1878) et le
« traité de phonétique » (1881-1884). D‟une manière générale, le terme apparaît dans ces
notes – dépourvu de toute connotation théorique spéciale – comme un simple synonyme
de théorie, schéma ou tableau, et en tant que tel appliqué aux modèles ou manières de
voir et/ou représenter les phénomènes linguistiques – ici, donc, la dite « théorie des
sonantes ». A la page 11, par exemple, le « système de Schmidt » est glosé par « son
propre point de vue sur les choses » (cf. « Annexe au chapitre 3 », ci-après) ; à la page 38,
« la théorie de M. Schmidt » est reprise (dans un passage biffé) par « son système
propre » (Sonantes, p. 38) ; à la page 48 Saussure hésite, lorsqu‟il est question d‟un point
précis de la théorie de Schmidt (« l‟âge du r̥ hindou »), entre « système » et « intention » :
« Son système intention n‟est pas de… » (cf. Sonantes, pp. 48-49). Aux pages 38, 40, 75
et 90 Saussure se réfère au « système de sonantes de Schmidt » (Sonantes, pp. 38, 40, 75
et 90), et à la page 95 on trouve une allusion à « son propre système [celui de Schmidt,
ES] » (Sonantes, p. 95), etc. Le terme est donc utilisé, dans la plupart des cas, dans un
sens large, non-technique, et il serait à notre sens forcé de vouloir y trouver un concept –
celui, par exemple, qui permettra plus tard à Saussure de définir l‟objet « langue ».
Cela étant dit, il est encore possible de trouver, dans ces notes, comme il avait été le
cas dès le « traité de phonétique », de véritables approches théoriques et des
considérations épistémologiques qui devaient avoir une place de premier ordre dans les
élaborations ultérieures, dont par exemple le concept de « valeur » (dont nous nous
occuperons plus tard) ou celui d‟« état de langue ». Cette dernière notion apparaît dans un

96
passage qu‟il nous intéresse, malgré sa longueur, de reproduire intégralement, car, même
si le terme de « système » n‟y figure pas, le fragment est illustratif – selon ce qu‟on a déjà
pu apercevoir jusqu‟à présent – de l‟idée que Saussure s‟en faisait à l‟époque, ainsi que de
plusieurs des notions que nous avons précédemment examinées. Le passage est en outre
d‟une admirable (et, dans les manuscrits de Saussure, rare) clarté :

Y a-t-il une immense différence à prétendre que l‟e indoeuropéen se prononçait peut-être
ä et non e (ästi et non esti) ? De l‟aveu de tout le monde, cela n‟a pas la moindre
importance aussi longtemps <du moins> que nous pouvons séparer cet élément de a, ou
de o, etc. La valeur absolue des différents éléments est <une chose> non-seulement une
chose indifférente dans le travail de reconstruction mais même, osons-nous affirmer, une
chose extraordinairement remarquablement indifférente dans une état de langue
quelconque historiquement directement soumis à l‟analyse. On peut changer tous les r
uvulaires d‟une langue en r dentals [sic, ES], tous les θ en t et ainsi de suite, et on n‟aura
pas changé l‟état réciproque des termes <qui constitue la langue>, pourvu toujours
<seulement> que le changement de la valeur absolue n‟entraîne aucune perturbation dans
les valeurs <relatives>, en amenant par exemple la confusion (partielle ou totale) de deux
éléments en un seul élément. Tout cela est, ou devrait être, l‟a b c d‟une considération de
la langue. (Sonantes, p. 51).

Il s‟agit donc du principe que nous avons trouvé partout, et qui recevait dès le traité de
phonétique le nom de « système d‟oppositions » : la valeur absolue (empiriquement
déterminable et positivement descriptible) des éléments est indifférente, seule leur valeur
relative importe. Cette thèse, extrapolée dans « De l‟essence double » (1891) à « toute
entité existant dans la langue », retrouve à nouveau, dans le texte que nous examinons,
une application extrêmement précise. Quand Saussure y parle de « valeur absolue », il fait
allusion à la valeur phonétique des éléments phonologiques. Peu importe la prononciation
(ou la détermination de la manière dont on prononçait) ces éléments, « pourvu que l‟état
réciproque des termes » – qui, ajoute Saussure entre les lignes, « constitue une langue » –
ne soit pas altéré. Cet « état réciproque des termes » consiste, sans aucun doute, et très
précisément, en un « système d‟oppositions ». Dans un état de langue hypothétiquement
constitué de trois termes, « ä », « θ » et « r », tout ce qui importerait, idéalement, c‟est
que l‟élément « ä » soit différent de (et donc susceptible d‟être opposé à) l‟élément « θ »
et différent de (et donc susceptible d‟être opposé à) l‟élément « r ». Les qualités

97
physiologiques ou physiques réelles de cet élément « ä » (sa « valeur absolue », dit
Saussure) sont entièrement accessoires. On pourra lui donner la valeur phonétique /e/, /ε/,
/ø/, /ə/ et n‟importe laquelle, la seule condition étant qu‟il continue à être différent de (et
donc susceptible d‟être opposé à) l‟élément « θ » et différent de (et donc susceptible
d‟être opposé à) l‟élément « r ».
Cette notion d‟un « état de langue » (fût-il historico-comparativement « reconstruit »
ou « directement soumis à l‟analyse ») entendu comme un « système d‟oppositions » est
donc l‟a b c de la conception saussurienne de ce qui doit être une « langue » – ici sans
doute – d’un point de vue phonologique. Aucune allusion n‟est faite au plan sémantique,
par exemple, ni au plan syntaxique.

3.8 Conclusion

Le compte rendu de la Kritik der Sonantentheorie, publié en 189774, est le dernier


texte important publié par Saussure avant le début des cours de linguistique générale en
1907, et l‟une des derniers publications saussuriennes de quelque importance –
conjointement avec l‟article « Sur les composés latins du type agricola » (cf. Rec., pp.
585-594) et celui sur les « Adjectifs indo-européens du type caecus "aveugle" » (Rec., pp.
595-599), l‟un et l‟autre assez tardifs (de 1909 et 1912 respectivement). Si l‟on excepte
les deux articles sur l‟accentuation lituanienne, en fait, ce texte représente non seulement
la dernière publication d‟importance avant les trois cours de 1907-1911, mais aussi la
première publication aux ambitions théoriques d‟importance après le Mémoire de 187875.

74
Ce texte fut publié dans le numéro VII de Indogermanische Forschungen, revue fondée en 1891 par Karl
Brugmann et Wilhelm Streitberg et qui continue à paraître avec une fréquence annuelle. En 2008 parut le
numéro 113 (cf. http://www.degruyter.com/cont/fb/sk/skGvEn.cfm?rc=21275&fg=SK-03-02 [consulté le
09/01/2009]). Le compte rendu de Saussure a été repris dans le Recueil de 1922 (cf. Rec., pp. 539-541).

75
Les trois articles consacrés au lituanien, dont les deux sur l‟accentuation constituent sans doute les
travaux les plus remarquables publiés par Saussure après le Mémoire, datent de 1894 (« A propos de
l‟accentuation lituanienne » et « Sur le nominatif pluriel et le génitif singulier de la déclinaison
consonantique en lituanien ») et de 1896 (« Accentuation lituanienne ») (cf. Rec., pp. 490-538).
98
Avant de passer à l‟analyse des trois cours de 1907-1911, nous nous permettrons
donc, autorisé par cette place chronologiquement intermédiaire où l‟on est, de résumer
schématiquement le contenu notionnel des conceptions de « système » rencontrées
jusqu‟à présent. Quatre traits semblent incontestables :

a) Le plus souvent, le terme « système » est employé, sans connotations théoriques


spécifiques, pour évoquer des modèles, schémas ou manières de voir et/ou
représenter les phénomènes linguistiques dont il est question à chaque fois.
b) Dès que des connotations théoriques particulières apparaissent, l‟idée de
« système » à l‟œuvre évoque – invariablement, semblerait-il – un « système
d‟oppositions » où il n‟importe que ce qui permet de différencier (et donc
d‟opposer) les éléments.
c) Non seulement cette idée d‟un « système d‟oppositions » semble avoir été
décelée par Saussure lors de l‟analyse du fonctionnement d‟éléments
phonologiques (ou phonétiques76), mais il est, si l‟on excepte le manuscrit sur
« l‟essence double du langage », exclusivement affecté à des éléments
phonologiques (ou phonétiques).
d) Corrélativement au point antérieur : la généralisation de l‟idée de « système
d‟oppositions » à des domaines distincts de la phonologie (et de la phonétique),
notamment la syntaxe et la sémantique, est une opération repérable exclusivement
dans le manuscrit sur « l‟essence double du langage ».

De cet ensemble de conclusions, on tirera que jusqu‟en 1897, l‟idée selon laquelle « la
langue est un système » (soit notre formule « a », cf. supra, pp. 34-35) ne peut signifier
que ceci : la langue est un système d’oppositions d’éléments où rien n’importe sauf ce qui
permet de les différencier (et donc de les opposer), autrement dit : rien n’importe sauf ce
qui permet d’établir les oppositions (et donc ces éléments). Sous cette forme, la thèse est
applicable partout. Or, très significativement, l‟application à des champs autres que le
domaine phonologique – affectant donc des éléments autres que des éléments

76
Comme nous l‟avons vu, même les caractères purement (platement) physiologiques et/ou physiques des
phonèmes, impossibles à cerner de manière précise suivant des critères « positifs », seraient concernés,
d‟après Saussure, par le principe des oppositions.
99
phonétiques/phonologiques – n‟est amorcée, avec beaucoup d‟insistance il est vrai, que
dans le manuscrit sur « l‟essence double du langage » de 1891, demeuré par ailleurs inédit
pendant toute la période des vingt dernières années de la vie de Saussure (soit les deux
derniers tiers de sa carrière).
Cette thèse donc, invariablement présente dans tous ces premiers écrits que nous
avons examinés, pourrait être assimilée à la première des combinaisons de formules que
nous avions construites dans notre introductoin, à savoir :

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs]

N‟importe quel passage de ceux que nous avons analysés pourrait être utilisé à l‟appui
de cette proposition.
On verra par la suite que, dès le premier cours de linguistique générale, il sera
possible de repérer une conception qui ne saurait, croyons-nous, lui être assimilable. La
voie suivant laquelle nous prétendons montrer qu‟une deuxième conception de
« système », différente de la première (sans pourtant être reconnu comme tel), est à
l‟œuvre dans le système théorique de Saussure, nous sera offerte, en premier lieu, dans la
possibilité de l‟existence de « rapports » qui, comme nous tenterons de le montrer, ne sont
pas réductibles à des rapports oppositifs. Notre argument sera donc dans cette première
approche fort simple : s‟il existe dans le système des « rapports » entre les termes qui ne
sauraient pas être réduits à des rapports d‟opposition, le système, si système il y a, doit
être autre que celui que nous avons trouvé sous le titre de « système »,
précisément, « d‟oppositions ».

100
Annexe au chapitre 3 : L’absence de « système » chez Johannes Schmidt

On a essayé dans les pages précédentes de discerner quelle pouvait être la valeur
théorique de la thèse selon laquelle « la langue est un système » (a1) dans les textes et les
manuscrits antérieurs aux trois cours de linguistique générale. On a répertorié les
occurrences du terme « système » et l‟on a dressé, de manière provisoire, une conclusion :
le terme « système », d‟une manière générale, est employé soit, dépourvu de connotations
théoriques spéciales, comme synonyme de « modèle », « schéma » ou « tableau », soit
pour dénoter l‟idée d‟un « système d‟oppositions », notamment conçu, semblerait-il,
comme inhérent aux éléments « acoustiques » de la langue, mais extensible – comme
c‟est le cas dans le manuscrit sur « l‟essence double du langage » – à « toute espèce de
signe existant dans la langue ».
Il y a cependant une acception de « système » (ou une certaine connotation de ce
terme) qui apparaît dans les notes sur les sonantes (1895-1897) et que, étant donné
qu‟elles ne représentent pas à strictement parler un élément inhérent à l‟objet d‟étude,
nous n‟avons pas développée. Il s‟agit de l‟idée de « système » entendue comme mode
d’exposition des arguments. Autrement dit : du caractère « systématique » d‟une théorie
ou d‟un argument. On se souvient que Saussure, qui entendait que la « langue est un
système » (idée que nous sommes en train d‟analyser), exigeait que la linguistique le soit
également, et comparait la théorie à une géométrie :

Ce qui fait la difficulté du sujet, c‟est qu‟on peut le prendre, comme certains théorèmes de
géométrie, de plusieurs côtés : tout est corollaire de tout en linguistique statique : qu‟on
parle d‟unités, de différences, d‟oppositions etc. cela revient au même. La langue est un
système serré, et la théorie doit être un système aussi serré que la langue. Là est le point
difficile, car ce n‟est rien de poser à la suite l‟une de l‟autre des affirmations, des vues sur
la langue ; le tout est de les coordonner en un système. (SM, p. 29)

Sans prendre acte de la concordance conceptuelle entre ces idées et celles que nous
avons discernées jusqu‟à présent (ce texte est de beaucoup postérieur77 et sera donc traité

77
Ce texte est un extrait des notes prises par A. Riedlinger lors de son entretien avec Saussure, le 16 Janvier
1909.
101
plus loin), ce qui nous intéresse, ici, ce sont la première et la dernière parties du fragment,
où Saussure affirme que « tout est corollaire de tout en linguistique statique », que « la
théorie doit être un système aussi serré que la langue » et que « le tout est de coordonner
les affirmations », les vues et les théorèmes en « un système ». Cette conviction, qui
rendait « le sujet » tellement difficile aux yeux de Saussure, semble avoir été éveillée, en
effet, lors de l‟élaboration du compte rendu de la Kritik der Sonantentheorie de Johannes
Schmidt, dont nous venons d‟analyser le manuscrit (qui ne se limite pas, comme nous
l‟avons signalé, au compte rendu de l‟ouvrage de Schmidt, mais comporte des
développements bien plus généraux). Nulle part, en tout cas, l‟idée n‟est évoquée avant
ces notes, où, en revanche, la plupart des occurrences du terme sont liées à cet usage.
L‟analyse et même la compréhension de l‟ouvrage dont Saussure entreprend de rendre
compte sont brouillées, à son regret, par l‟absence d‟exposition systématique :

La tâche [celle de faire la critique de l‟ouvrage de Schmidt, ES] est plus ou moins
facilitée en ce sens que nulle part M. Schmidt ne pose lui-même un système. S‟il y a un
système on ne peut le découvrir que péniblement, à travers certains déclarations
incidentes <que nous avons du reste> [ ] Il est clair en général que M. Schmidt juge
suffisant de produire des arguments négatifs contre ce qu‟il appelle la théorie des
sonantes, et inutile à ce propos de dire expressément quel est son <propre> point de vue
propre sur les choses. (Sonantes, p. 11)

Le « système » dont Saussure regrette l‟absence n‟est évidemment pas le « système


d‟oppositions » que nous avons rencontré dans d‟autres textes et dans d‟autres passages,
mais une espèce de « schéma » sous-jacent aux arguments de Schmidt (« son propre point
de vue sur les choses »), que ce dernier, dit Saussure, ne prend pas la peine d‟expliciter.
Plusieurs caractères de ce schéma sont cependant devinés par Saussure :

Système de Schmidt
J‟ai donc cherché de toutes mes forces à, en réunissant les indications éparses, à me
recomposer à moi-même le [ ], et je suis arrivé au résultat suivant qui, je l‟espère
j‟ai lieu de l‟espérer, n‟est pas trop infidèle loin <sur un point essentiel> de la pensée de
l‟auteur, quoique je ne puisse naturellement en garantir la fidélité absolue en l‟absence de
toutes explications formelles de M. Schmidt. (Sonantes, p. 75)

102
Saussure dresse en effet le répertoire de principes fondamentaux du « système de
Schmidt », dont par exemple cette « distinction fondamentale » entre les sonantes liquides
et les sonantes nasales, sur laquelle Saussure revient partout dans le manuscrit :

Le livre serait infiniment plus clair si l‟auteur nous avertissait qu‟il établit, en ce qui
regarde dans son propre système <personnel>, une distinction fondamentale initiale entre
r l78 d‟une part, m n78 de l‟autre […]. (Sonantes, p. 95)

Deux idées sont donc à distinguer : a) le système de Schmidt ; b) l‟explicitation, les


« explications formelles » dudit système de Schmidt. Le système de Schmidt (a), « son
propre point de vue sur les choses », est une notion susceptible d‟être reconstruite – et que
Saussure effectivement reconstruit – malgré l‟absence de (b) l‟« explicitation formelle »
de son point de vue sur les choses.
Cette distinction entre « système » et « exposition systématique », qui apparaît donc
dans ces notes pour la première fois, est rendue explicite, mis à part l‟entretien avec
Riedlinger, dans l‟une des premières leçons du troisième cours, le 10 décembre 1910.
Saussure n‟évoque pas à ce moment la théorie de Schmidt, mais « toutes les grammaires-
manuels » de phonétique qui « partent de l‟écriture » et donnent ainsi « une idée
insuffisante » de « la valeur réelle » des éléments phonétiques « dans la bouche des sujets
parlants », ce qui les amène à des affirmations, d‟après Saussure condamnables, telles
que « g se prononce ainsi » (cf. Cours III, Constantin, p. 151). Dans ce contexte,
Saussure énonce ceci :

Il faudrait poser a) le système des sons ; b) le système inconséquent par lequel ils sont
rendus. (Cours III, Constantin, p. 151)

C‟est le caractère non-explicite du système par lequel est rendu son propre point de
vue sur les choses, c'est-à-dire le point de vue de Schmidt sur les sonantes, que Saussure
déplore dans le manuscrit que nous venons d‟examiner. La confrontation avec cette

78
Saussure ne se sert apparemment pas dans ce passage, d‟après l‟édition de Marchese, des symboles
courants à l‟époque pour désigner les sonantes (r̥, l̥, m̥, n̥), que Saussure connaissait et qu‟il utilisait partout,
mais bel et bien par les caractères r, l, m, n. Nous ne connaissons pas ce manuscrit.
103
« absence d‟explications formelles » semble avoir ainsi été le déclencheur des réflexions
sur le caractère « systématique » non seulement donc de « la langue », mais également de
la théorie – considérations qui évoquent chez lui, en mai 1911, la comparaison avec la
géométrie :

Pour le moment, la linguistique générale m‟apparaît comme un système de géométrie. On


aboutit à des théorèmes qu‟il faut démontrer. Or on constate que le théorème 12 est, sous
une autre forme, le même que le théorème 33. (SM, p. 30)

Et cet idée revient exactement, comme nous l‟avions avancé, à la définition que
Condillac donnait de « système » dans le texte précédemment cité d‟après Lalande :

Un système n‟est autre chose que la disposition des différentes parties d‟un art ou d‟une
science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, et où les dernières
s‟expliquent par les premières. (Condillac, Traité des systèmes, I [cité par Lalande, 1926,
p. 1097])

C‟est en prévoyant cette comparaison que nous avons décidé, plus haut, d‟inclure
cette note, et avec laquelle nous choisissons maintenant de terminer cet excursus.

104
4

CONCEPTUALISATION DE LA LANGUE COMME « SYSTEME » CHEZ F. DE SAUSSURE

DEUXIEME PARTIE (1907-1911)

4.1 Introduction

Le 8 décembre 1906 Saussure se voit confier la succession de la chaire de


« linguistique » que Joseph Wertheimer avait occupée, pendant trente ans, à l‟Université
de Genève. Cinq semaines plus tard, le 16 janvier 1907, il prononça sa première leçon
devant un auditoire de six étudiants, parmi lesquels Albert Riedlinger, futur collaborateur
de Bally et Sechehaye dans l‟édition du CLG, et Louis Caille79.
Il était peut-être naturel, dans ces circonstances, que Saussure fasse appel aux
connaissances avec lesquelles il se sentait plus à l‟aise et dont il était, selon les éditeurs

79
Ce sont les deux seuls manuscrits, pour ce premier cours, retrouvés par Godel au cours de ses recherches
à la BGE (alors BPU). Quelques extraits des notes de Riedlinger furent publiés en 1957 par Godel (cf. SM,
pp. 53-66) et complétés plus tard par Engler dans son édition critique de 1968, mais le manuscrit ne fut
intégralement édité (à treize pages près) qu‟en 1996, par les soins de Komatsu et Wolf (cf. Cours I,
Riedlinger, p. xi). Les notes de Caille, en revanche, rédigées suivant un système sténographique personnel
que seul Engler a eu le courage d‟apprendre, ne sont accessibles qu‟à travers l‟édition de ce dernier (cf.
CLG/E, p. xi).
105
des ELG, « un expert » (ELG, p. 8), à savoir les principes méthodologiques inhérents à la
grammaire comparée des langues indo-européennes. Seulement « peut-être », nous disons
bien, car, comme nous l‟avons vu, Saussure menait dès 1891 (sinon dès 1881-1884) une
réflexion autour des principes théoriques de sa discipline qui apparaissait, déjà à l‟époque,
suffisamment poussée pour constituer la matière d‟un cours d‟initiation (et cela est le
moins que l‟on puisse dire). Ces réflexions, cependant, qui avaient failli devenir un livre
autour de 1891 (le livre, peut-être, dont il était encore question dans la célèbre lettre à
Meillet, de 189480), ne seront exploitées qu‟à partir du deuxième cours.
En 1907, aucune – ou presque –considération théorique personnelle. Saussure
concentre son attention moins sur la « linguistique générale » que sur l‟« histoire et
comparaison des langues indoeuropéennes »81 – comme ce devait en réalité être aussi le
cas dans le deuxième et le troisième cours, mais alors que dans les deux derniers l‟exposé
sur la grammaire comparée des langues indo-européennes sert d‟introduction à des
problématiques générales (ou les illustre), dans le cours de 1907 ces problématiques
générales ne sont qu‟effleurées82. Le premier est donc, de loin, le moins original des trois
cours de linguistique générale.
La question est bien inscrite, dès les premières leçons, dans une perspective
théorique – il s‟agirait de définir « de l‟intérieur » la linguistique et son objet : « le
langage et les langues » –, mais cette perspective n‟est évoquée que pour être écartée :

80
En voici un fragment : « Sans [cesse], l‟ineptie de la terminologie courante, la nécessité de la réformer, et
de montrer pour cella quelle espèce d‟objet est la langue en général, vient gâter mon plaisir historique,
quoique je n‟aie pas de plus cher vœu que de ne pas avoir à m‟occuper de la langue en général. Cela finira
malgré moi par un livre où, sans enthousiasme ni plaisir, j‟expliquerai pourquoi il n‟y a pas un seul terme
employé en linguistique auquel j‟accorde un sens quelconque ». Cette lettre fut partiellement publiée par
Godel (cf. SM, p.31) et intégralement reproduite, un peu plus tard, par Benveniste (cf. Benveniste, 1964).

81
Il paraît même qu‟il aurait demandé à l‟Université de Genève une modification de l‟appellation officielle
de la chaire qu‟il se voyait confier. Dès lors qu‟il en assuma les fonctions, la chaire, jadis de
« linguistique », devint de « linguistique générale et d’histoire et comparaison des langues
indoeuropéennes » (cf. SM, p. 34 ; De Mauro, CLG, p. 353 ; Mejía, 1998, p. 30). On sait que Saussure
occupait depuis 1891 la chaire d‟Histoire et comparaison des langues indo-européennes que l‟Université de
Genève avait créée pour lui (cf. SM, p. 24)

82
« Saussure spends almost the whole of the first course discussing standard nineteenth century philological
topics, viz. sound change and analogy » (Wolf, 1996, p. xiii).
106
En partant d‟un principe intérieur on pourrait définir la linguistique : la science du
langage ou des langues. Mais alors la question se pose immédiatement : qu‟est-ce que le
langage ? Or même pour un linguiste qui a une vue d‟ensemble de sa science il est très
difficile de déterminer la nature du phénomène linguistique de la langue. Il serait illusoire
de le tenter de prime abord et dans les courts instants dont nous disposons. (Cours I,
Riedlinger, p. 1)

Faute de temps, donc, que ce soit d‟heures effectives de cours ou de temps préalable
pour le préparer, Saussure opte pour la démarche qui était pour lui sans doute la plus
commode :

Pour se faire une idée […] approfondie de la linguistique deux chemins sont possibles :
une méthode théorique (synthèse) et une méthode pratique (analyse). Nous suivrons la
seconde… (Cours I, Riedlinger, p. 2)

Nul besoin d‟aller plus loin pour s‟apercevoir de l‟hétérogénéité de ce premier cours
par rapport aux deux derniers, où Saussure choisira de suivre le premier des chemins
possibles (la voie théorique)83. En 1907, il s‟en tient à une approche « pratique » et
« analytique », et se consacre, fidèle à ce programme, à une délimitation de l‟objet de la
linguistique vue « de l‟extérieur » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 1), à un recensement
historique de ses erreurs et à l‟analyse (avec foisonnement d‟exemples) de la machinerie
méthodologique de la science fondée par Bopp84. De ce point de vue, le contenu du

83
L‟alternative est en effet posée dans des termes similaires au début du deuxième cours : « Pour assigner
une place à la linguistique il ne faut pas prendre la langue par tous ses côtés ; il est évident qu‟ainsi
plusieurs sciences, psychologie, physiologie, anthropologie, <grammaire, philologie> etc., pourront
revendiquer la langue comme leur objet. Cette voie analytique n‟a donc jamais abouti à rien. Nous suivrons
la voie synthétique » (Cours II, Riedlinger, p. 7).

84
Si l‟on voulait recomposer la table des matières de ce premier cours, on devrait inclure, mis à part la
brève introduction (I) et le bref coup d‟œil sur les acquis de la grammaire comparée (II) (pp. 1-12) : un
chapitre (III) sur les « Principes de phonologie » (pp. 12-27), où Saussure reprend, apparemment, les
développements sur la théorie de la syllabe qui furent l‟objet d‟une série de trois conférences pendant l‟été
de 1897 [cf. SM, p. 26, n. 10]) ; un long chapitre (IV) intitulé « Linguistique » (pp. 27-104), dont la
107
premier cours est plus proche du Mémoire (1878), du traité de phonétique (1881-1884) et
des notes sur les sonantes (1897) que des aperçus théoriques pourtant bien amorcés dans
les notes sur « l‟essence double du langage » (1891) ou l‟article sur Whitney (1894).
C‟est en considération de ces circonstances que Claudia Mejía remettait en question,
même, le fait que ce premier cours ait constitué, « à proprement parler, un cours de
linguistique générale » (Mejía, 1998, p. 30) : « le cours de 1907 n‟est pas un cours de
linguistique générale positive, ce n‟est qu‟un premier pas nécessaire à l‟élaboration de la
théorie… » (Mejía, 1998, p. 42).
Un aspect, cependant, échappa à ce plan « analytique ». Le traitement du problème de
l‟analogie, en effet, forcera Saussure à sortir du programme qu‟il s‟était fixé, et à
s‟engager dans des réflexions, fort intéressantes, sur des aspects, précisément, généraux
des langues, c'est-à-dire non exclusivement liés aux problèmes ni aux méthodes de la
grammaire comparée. Sans ignorer le reste, c‟est sur ce noyau théorique et général que
nous allons concentrer notre attention, car il semble avoir été l‟occasion, pour Saussure,
de donner une première ébauche de formalisation à des idées auxquelles il réfléchissait
depuis longtemps, et qu‟il avait pour la première fois l‟opportunité d‟exposer
publiquement.

« première partie : les évolutions » (la seule, en réalité, car il n‟y en aura pas de « deuxième » ni de
« troisième »), se compose de deux chapitres, l‟un (IVa) portant sur « Les évolutions phonétiques » (pp. 28-
55), où il est question des changements phonétiques (méthode, causes, effets), l‟autre (IVb) sur les
« Changements analogiques » (pp. 55-104), où Saussure analyse avec finesse le phénomène (méthode,
cause, effets), en soulignant aussi bien sa face créative (pp. 55-97) que son « rôle conservateur » (pp. 97-
104) ; (V) un « Aperçu sur l‟histoire interne et externe de la famille des langues indoeuropéennes » (pp.
105-111) ; (VI) une « Revue des langues indo-européennes » (délaissée dans l‟édition de Komatsu & Wolf
que nous consultons [cf. p. xi de la Note éditorial], dont Godel donne un bref résumé dans son ouvrage de
1957 [cf. SM, p. 64]) ; un chapitre (VII) sur la « Méthode reconstructive et sa valeur » (pp. 111-125).
108
4.2 Premier cours de linguistique générale (1907)

4.2.1 Introduction

Le terme « système » n‟apparaît que douze fois dans les notes de Riedlinger éditées
par Komatsu et Wolf (cf. Cours I, Riedlinger), et aucune dans les notes autographes de
Saussure éditées par Engler et Bouquet sous le titre de « Notes pour le Cours I » (cf. ELG,
pp. 297-298). Ces douze occurrences sont pourtant révélatrices de la précision que le
concept a acquise en 1907 dans la réflexion de Saussure (il n‟y a pas une seul emploi de
« système » que l‟on puisse qualifier de « non technique ») et, plusieurs d‟entre elles,
comme on le verra, d‟une acception que nous n‟avons pas rencontrée dans l‟analyse des
textes antérieurs.

Trois premières occurrences non informatives


Dès la première leçon, lorsque Saussure envisage les problèmes issus des
« inconséquences de l‟orthographe », on trouve des allusions au « système des
signes écrits » et au « système des sons » :

Nous avons deux systèmes qui se correspondent, celui des signes écrits et celui des sons ;
les sons changent, les signes restent les mêmes, par là se produit <indirectement> un
déplacement de la valeur des signes, l‟équation basée sur la valeur convenue des signes
devient fausse et cela par le côté des sons. (Cours I, Riedlinger, p. 6)

Le soulignement de cette problématique sert à Saussure pour accentuer


l‟hétérogénéité fondamentale de ces « deux systèmes » – il parle même de « corruption »
et de « falsification de la langue par l‟écriture » [Cours I, Riedlinger, p. 9]) – et pour
écarter, du moins pédagogiquement, l‟écriture du champ de ses intérêts : « Le signe
écrit », affirme-t-il en effet, « est extérieur à la langue » (Cours I, Riedlinger, p. 9)85. La

85
L‟attitude de Saussure sera différente dans le deuxième cours, où le système « langue » et le système de
l‟« écriture » seront rapprochés l‟un de l‟autre et l‟un et l‟autre confiés – en tant qu‟« objets
109
même formule, « système de signes écrits », reviendra encore une fois dans cette première
leçon (cf. Cours I, Riedlinger, p. 10).
Aucune de ces occurrences n‟est représentative, pourtant, de la conception
saussurienne de « système ». Le terme pourrait en effet être remplacé, dans ce passage,
par « répertoire », « inventaire » ou « ensemble », sans que rien du phénomène qui y est
envisagé ne soit perdu. Le fait qu‟une relation bijective puisse ou non exister (et puisse ou
non varier) entre ces deux ensembles d‟éléments (l‟un de « sons », l‟autre de « signes
écrits ») ne nécessite guère que ces ensembles constituent des « systèmes » où « toutes les
parties sont plus ou moins solidaires » (CLG/E 1446 D [cf. CLG, p. 124]), moins encore
qu‟ils forment des systèmes « d‟oppositions ». Il serait abusif de le prétendre, car nous
connaissons bien quel penchant prenait la réflexion que Saussure portait sur la question.
Mais il ne serait abusif qu‟à ce seul titre. Si un lecteur n‟avait accès qu‟à ce seul passage,
on ne pourrait pas lui reprocher de ne pas y discerner le concept saussurien de
« système », avec aucune de ses particularités.
Ce passage n‟est donc pas informatif – c‟est tout ce que nous cherchons à dire – des
caractères spécifiques de la conception saussurienne de « système »86.

La langue est un système de signaux


Ce n‟est que peu après que l‟on trouve un passage significatif, où Saussure introduit
déjà une première formulation de notre thèse « a » – selon laquelle, on s‟en souvient, « la
langue est un système ». La langue est un « système », dans ce cas précis, « de signaux » :

sémiologiques » – aux critères théoriques de la « sémiologie ». Dans « De l‟essence double du langage »


Saussure avait indiqué que l‟écriture constitue « une mine d‟observations intéressantes, et de faits non
seulement analogues mais complètement homologues, d‟un bout à l‟autre, à ceux qu‟on peut discerner dans
le langage parlé » (AdeS 372, f. 82 [= 372 bis, f. 10a/6] [ELG, p. 49]).

86
L‟idée d‟une mise en relation de deux « systèmes », par contre, où la modification des éléments de l‟un
ferait en sorte que la valeur des éléments de l‟autre se verrait modifiée, pourrait évoquer une certaine notion
de « solidarité » que nous serions prêts à attribuer au Saussure le plus mûr (cf. la formule du CLG [p. 124]
qui vient d‟être évoquée), comme inhérente, précisément, à la notion de « système ». Dans l‟exemple que
l‟on examine, cependant, ce sont les « systèmes » qui sont solidaires l‟un de l‟autre. Rien n‟indique dans ce
passage que les éléments de chacun de ces systèmes soient eux-mêmes solidaires. Quoique rien n‟indique le
contraire non plus.
110
La langue est un système de signaux : ce qui fait la langue c‟est le rapport qu‟établit
l‟esprit entre ces signaux. La matière, en elle-même, de ces signaux peut être considérée
comme indifférente. (Cours I, Riedlinger, p. 23)

Deux aspects sont ici intéressants. D‟abord, le fait que ce « système de signaux » qui
est « la langue » soit considéré comme un réseau de « rapports » qu’établit l’esprit. Ce
qui fait la langue – et donc, d‟après notre thèse « a », le « système » –, c‟est « le rapport
qu’établit l’esprit entre ces signaux ». Deuxièmement, le fait que l‟aspect matériel des
« signaux » soit tenu pour accessoire.
Cette dernière conviction, qui reviendra lors du deuxième cours comme l‟un des
caractères fondamentaux des systèmes sémiologiques (cf. infra, p. 173), remonte en
réalité, comme nous l‟avons vu, à l‟époque du Mémoire, et nous l‟avons trouvée partout
dans les textes que nous avons examinés. L‟idée, avait-on conclu, était que pourvu que
le système des valeurs relatives – c'est-à-dire l‟équilibre des oppositions – soit maintenu,
la variation des valeurs absolues pouvait être tenue pour accessoire (cf. AdeS 372, f. 23 [=
372 bis, f. 3c/1] [cf. ELG, p. 25] ; cité supra, p. 82). On avait également conclu que, mis à
part quelques passages rencontrés dans « De l‟essence double du langage », où l‟idée était
généralisée à d‟autres plans (syntaxique, sémantique), par « valeur absolue des éléments »
Saussure entendait les propriétés acoustiques et/ou articulatoires positivement
déterminables (physiquement et/ou physiologiquement mesurables) des éléments
phonologiques. Ces conclusions apparaissent, l‟une autant que l‟autre, parfaitement
représentées dans cette page du premier cours :

La matière, en elle-même, de ces signaux peut être considérée comme indifférente. Nous
sommes obligés il est vrai de nous servir pour les signaux d‟une matière phonique et
d‟une seule matière, mais même si les sons changeaient, la linguistique ne s‟en occuperait
pas, pourvu que les rapports restent les mêmes. (Cours I, Riedlinger, p. 23 [nous
soulignons, ES])

Le passage inviterait donc à conclure que cette première – et dans ce premier cours,
seule – occurrence de la thèse « a » correspondrait à la notion de « système » que l‟on a
repérée auparavant. Il est ici question, comme auparavant, de « rapports » existant entre
des éléments appartenant à une « langue » (des éléments que Saussure appelle à présent
111
des « signaux »). On nous dit également, comme auparavant, que ce n‟est pas l‟aspect
matériel des éléments qui compte (leur valeur absolue), mais seulement leur condition
relative : « pourvu que les rapports restent les mêmes », leurs caractères positifs pourront
varier sans que l‟équilibre du « système » ne se voit affecté. La formule selon laquelle
« la langue est un système » signifierait donc, ici, ce qu‟elle signifiait déjà dans les textes
précédents, à savoir : un système d’oppositions où rien n’importe hors de ce qui permet
de les établir.
Cette conclusion, si convaincante fût-elle, n‟est pas nécessaire. C‟est ce que nous
tenterons de montrer.

4.2.2 Explicitation des objectifs de ce chapitre

Ce qu‟il nous intéresse de mettre en relief, en effet, dans ce chapitre, revient à ceci
que le « système de rapports » qui « fait la langue » n‟est pas nécessairement considéré,
chez Saussure, comme étant un « système d’oppositions ». Non que le « système » dit
« d‟oppositions » soit inexact, ou inutile, ou non explicatif, ou abandonné pour une raison
ou pour une autre par Saussure (on aura plus tard l‟occasion d‟interroger les raisons de sa
présence dans la théorie), mais qu‟un autre modèle de « système » est à envisager, même
si Saussure n‟en établit pas une différenciation explicite.
Deux questions rhétoriques seront dans ce sens bienvenues. La première : comment
établira-t-on cette différenciation, si Saussure ne la reconnaît pas ? Précisons tout d‟abord
que nous ne prétendons pas que Saussure n‟ait pas reconnu cette distinction (toute notre
démarche a pour but, précisément, de montrer qu‟il la reconnaissait), mais seulement
qu‟il ne l‟a pas posée de manière explicite. Il n‟a jamais dit « ceci diffère de cela », et il
s‟est servi, autant pour nommer « ceci » que pour nommer « cela », du seul terme de
« système ». Cette distinction est pourtant tout de même reconnaissable, et ce sera notre
but de tenter de le montrer. Comment procédera-t-on alors ? En soulignant, tout d‟abord,
les éléments qui nous semblent étrangers aux principes qui régissent le « système » dit
« d‟oppositions », tel qu‟il a été défini (invariablement) dans les textes précédemment
examinés. En rassemblant, ensuite (ce qui dans ce chapitre ne sera qu‟amorcé), ces
éléments étrangers à ce modèle de « système » dans un deuxième modèle, radicalement
distinct du premier. Voilà donc ce qui concerne la première question rhétorique.

112
Seconde question rhétorique : où prétendons-nous détecter ces éléments étrangers à la
définition du premier modèle de « système » (celui dit « d‟oppositions ») qui nous
permettront, à la fin de notre analyse (qui sera complétée par celle des deuxième et
troisième cours), de construire un deuxième modèle de « système » radicalement distinct
du premier ? Réponse : à ce stade, ces éléments seront discernés dans la définition des
« rapports » susceptibles d‟exister entre les éléments appartenant au système. Nous allons
donc concentrer toute notre attention sur la notion de « rapport ».
Et rien de mieux, pour commencer une réflexion à ce propos, que le passage
précédemment reproduit.

4.2.3 Première approche d’un modèle de système « de rapports »

« Ce qui fait la langue », lit-on dans le fragment cité p. 110, c‟est « le rapport
qu’établit l’esprit » entre ces éléments que Saussure appelle « signaux » (cf. Cours I,
Riedlinger, p. 23). Cette position, qui n‟avait pas été assumée aussi explicitement
auparavant, est représentative, avant tout, de ce que l‟on a parfois appelé le
« psychologisme » ou le « mentalisme » de Saussure87. La langue, au sens de Saussure,
bien qu‟un artefact « social », est « dans la tête » des sujets parlants (cf. CLG/E 2073)88.

87
« En quoi consiste le psychologisme saussurien ? », se demandait rhétoriquement Georges Mounin. Il
répondait : « Tout d‟abord, en la tranquillité avec laquelle, comme tous ses contemporains ou presque,
Saussure est « mentaliste » (selon le terme de Bloomfield), c'est-à-dire assuré par la philosophie et
l‟introspection de savoir ce qui se passe dans le cerveau quand l‟homme pense » (Mounin, 1968, p. 25).
Cette attitude a été revendiquée par Saussure à plusieurs reprises. Il était même convaincu que la
linguistique deviendrait un sous-domaine de la psychologie : « peu à peu, la psychologie prendra la charge
de notre science, parce qu‟elle s‟apercevra que la langue est non pas une de ses branches, mais l‟ABC de sa
propre activité » (Engler 3315.3 [=ELG, p. 109]). Dans une lettre à Bally datée de septembre 1912, l‟une
des dernières – donc – de sa vie, Saussure se faisait encore le complice de son collègue sur cette position :
« Sans doute nous sommes d‟accord pour savoir que toute linguistique est psychologique à un degré
quelconque » (cité par Depecker, 2008, p. 12). (Sur Saussure et le mentalisme, on consultera Muraro
Vaiani, 1968 ; Louis de Saussure, 2008 ; Amacker, 1975 [notamment pp. 146 sqq.]).

88
Louis de Saussure (2006 ; 2007 ; 2008) et Roy Harris (2003, p. 16) ont signalé les inconvénients du
maintien d‟une telle position paradoxale. Il semble que cet aspect avait aussi frappé les auditeurs de
113
Or une chose est de dire que les « rapports » entre les termes est un phénomène qui
passe « dans le cerveau », dans « la tête » ou dans « l‟esprit », une autre de prétendre que
ces rapports sont établis par « l‟esprit ». Cette dernière formule n‟enlève rien,
évidemment, à la première, car ces rapports doivent inéluctablement être reconnus,
comme tels, dans et par la conscience d‟un sujet parlant, mais elle ajoute un élément qui
n‟est pas nécessairement présent à la première. La dernière formule pourrait suggérer, en
effet, l‟existence d‟un rôle actif de l‟esprit dans l‟établissement des rapports. Est-ce ainsi
que l‟on doit l‟interpréter ? Nous n‟oserons pas l‟affirmer en nous bornant à ce seul
passage, car il est difficile, en s‟en tenant à cette formule, de le décider. Mais rien ne nous
empêche de réfléchir sur les conséquences et les conditions de possibilité d‟une telle
éventualité : si cela se voyait confirmé – si la formule que l‟on discute pouvait être lue
comme autorisant l‟admission d‟un rôle actif de l‟esprit dans l‟établissement des rapports
–, il se poserait un problème, car tout rôle actif avait été explicitement banni par Saussure
du modèle de « langue » entendu comme un « système d‟oppositions ».

Revenons un instant sur la configuration des rapports tels qu‟ils apparaissaient dans ce
modèle que Saussure nomme (ou que nous avons décidé de nommer, suivant Saussure)
« système d‟oppositions ». Ces rapports, d‟après ce que l‟on a pu voir jusqu‟ici, ne
pouvaient être que des rapports oppositifs. De quel type seraient-ils sinon ? Si le système
est un « système d‟oppositions » où rien n‟importe si ce n‟est ce qui permet de les
établir89, aucun autre caractère – mis à part ces oppositions – n‟en pourrait être évoqué.

Saussure. Durant le premier cours, en effet, Saussure avait affirmé que « le langage est social il est vrai
mais pour nombre de faits il est plus commode de le rencontrer dans l‟individu », et il avait proposé, en
conséquence, de distinguer « deux sphères : langue et parole » (Cours I, Riedlinger, p. 65). Or,
contrairement aux attentes des auditeurs, Saussure assura que c‟était bien la « langue » qui représentait
l‟aspect individuel : « de ces deux sphères la parole est la plus sociale, l‟autre est la plus complètement
individuelle » ; « tout ce qui est dans le cerveau de l‟individu, le dépôt des formes <entendues et>
pratiquées et de leur sens : <c‟est> la langue » (Cours I, Riedlinger, p. 65 [je souligne, ES]). Riedlinger,
étonné, eût besoin de collationner les notes du reste des auditeurs pour s‟assurer qu‟il n‟avait pas mal
compris : « Je vois que tout le monde, au cours, avait compris comme moi, même Caille qui
sténographiait ! » (Cours I, Riedlinger, p. 65). A la fin du troisième cours, en effet, Saussure affirmera le
contraire. (cf. Cours III, Constantin, pp. 236-237 [cf. aussi Cours III, Constantin, p. 271]).

89
Établir quoi ? Et les éléments et les oppositions, ce qui revient au même.
114
Le rapport entre un élément quelconque et un autre élément quelconque ne pourrait donc
être que celui-ci : ces éléments s’opposent90. Nous avons même été amené à admettre,
dans l‟analyse des notes pour un article sur Whitney, que l‟existence même d‟un élément
(appelons-le « a ») impliquait nécessairement l‟existence d‟au moins un autre élément
(appelons-le « b ») auquel il s‟opposait, et que cette opposition a/b était la condition sine
qua non de l‟existence (id est de la perceptibilité) desdits éléments : « les termes a et b »,
avait-on lu, « sont radicalement incapables d‟arriver comme tels jusqu‟aux régions de la
conscience, laquelle n‟aperçoit perpétuellement que la différence a/b » (Ms. Fr. 3951/10
[cf. Engler 1910 [=ELG, p. 219] ; cité supra, p. 91]). Les rapports oppositifs étaient
quelque chose qui s’imposait à l‟esprit, qui se trouvait dans l‟incapacité radicale de
reconnaître autre chose que des oppositions. L‟idée selon laquelle l‟esprit serait capable
d‟assumer un rôle actif dans l’établissement des rapports était, donc, dans ce modèle,
catégoriquement exclue.
Si la formule « des rapports qu’établit l’esprit » pouvait donc être lue dans le sens
d‟une acceptation d‟un rôle actif de l‟esprit dans l‟établissement des rapports, cet élément
suffirait pour installer l‟intervalle entre ces deux modèles radicalement distincts qu‟il
nous intéresse de mettre en exergue. Il serait évidement abusif de le prétendre sur la base
de ce seul indice, car cet élément (qui n‟a été détecté, pourrait-on aussi objecter, que dans
les notes prises par un étudiant lors d‟un cours oral) est fort faible et fort douteux pour y
appuyer un argument. Mais il s‟avère que ce détail est en parfaite consonance avec les
développements qui suivent, dont il constitue, nous disons bien, un premier indice, et
c‟est donc à ce titre que nous nous permettons de l‟évoquer.
L‟analyse du passage où le terme « système » apparaît pour la quatrième fois nous
mettra devant l‟existence de plusieurs « espèces » de rapports agissant entre les unités
linguistiques, irréductibles, comme on le verra, aux purs rapports d‟opposition (ils doivent
nécessairement l‟être – en réalité – dès que l‟on admet qu‟il y en a de plusieurs

90
On avait vu que, dans la version étendue de ce principe, même l‟ordre (syntagmatique) des éléments,
pour lequel on pourrait réclamer a priori des rapports d‟une autre espèce (ceux que les éléments gardent
dans la phrase), n‟avait de valeur que par opposition. Autrement dit : si la chaîne « a-x-x-b » et la chaîne
« b-x-x-a » étaient ressenties comme ayant trait à deux valeurs, c‟était parce que (et dans l‟exacte mesure
où) la chaîne « a-x-x-b » s’opposait à la chaîne « b-x-x-a ». C‟est ce qui découlait de l‟application stricte du
« principe des oppositions » tel qu‟il est formulé dans le manuscrit sur « l‟essence double du langage» (cf.
AdeS 372, f. 23 et passim [= 372 bis, f. 3c/1] [cf. ELG, p. 25 et passim]).
115
« espèces »). Saussure, très significativement, les appelle « liens ». Ou plus précisément :
« liens grammaticaux ».

(N.B. : Si cela pouvait aider à suivre notre argument, on pourrait avancer, autorisés
par ces derniers termes, que la distinction que nous tenterons de poser à partir de
maintenant – et qui guidera continuellement notre parcours – rentre très précisément dans
cette question : peut-on vraiment prétendre que ce que Saussure nommera à la fin de ce
cours « système grammatical » soit un modèle réductible aux critères qui régissent les
« systèmes d’oppositions », tels qu’ils ont été définis jusqu’ici ? Si la réponse est négative,
comme nous en sommes convaincu, on aura alors obtenu les éléments pour postuler la
distinction que nous voulons montrer.)

4.2.3.1 « Rapports oppositifs » ou « liens grammaticaux » ?

La notion de « lien grammatical » survient lorsque Saussure aborde les « effets ou


conséquences du changement phonétique » (Cours I, Riedlinger, p. 42), dont l‟un des plus
remarquables constitue ce qu‟il nomme « isolation », à savoir : le phénomène qui se
produit lorsque, justement,

Le lien grammatical qui unissait deux mots cesse d‟exister par conséquence du
phénomène phonétique. (Cours I, Riedlinger, p. 45)

Le terme à remarquer, ici, outre cette notion de « lien » – quoique toujours dans le
même sens –, est le verbe « unir ». Jusqu‟à maintenant on avait eu trait à des « systèmes »
au sein desquels les termes s’opposaient. A présent il est question de termes (ici, des
« mots ») qui sont unis par un certain « lien grammatical » : c‟est au phénomène de sa
rupture, précisément, que Saussure s‟intéresse à ce moment.
Le rapport existant entre les mots latins « faber » et « fabrica », par exemple, ou entre
« decem » et « undecim » (Cours I, Riedlinger, p. 46), unis « dans la conscience de tout le
monde » par un certain lien grammatical, « cesse d‟exister » lorsque, suite à une série
quelconque de changements phonétiques, ces mots deviennent, en français par exemple,

116
« fèvre » et « forge », « dix » et « onze », non unis dans la conscience de qui que ce soit
par aucun « lien grammatical » :

Un mot et ce qui dans la conscience de tout le monde est son dérivé deviennent, chacun
abandonné aux vicissitudes phonétiques [propres à chaque cas, ES], des mots séparés.
(Cours I, Riedlinger, p. 45)

Cette forme de « divorce » entre des mots au départ grammaticalement apparentés


(nullement opposés) est donc ce que Saussure appelle « isolation »91. On apprend par
ailleurs que le phénomène peut affecter des mots et leurs « dérivés », comme dans
l‟exemple de « faber ~ fabrica », ou des mots appartenant à – et voilà la quatrième
occurrence du terme « système » – un « même système lexicologique » :

Autres espèces de liens grammaticaux : bītan (mordre) ~ bĭtum (nous avons mordu) ~ bĭtr
(mordant, amer), et, par suite du phénomène qui change t en z, sauf dans le groupe tr où t
ne passe pas, on aura à une autre époque :

bīzan ~ bĭzum // bitr


(beißen) (bitter)

Ici ce n‟est pas le dérivé direct mais un mot du même système [4] lexicologique qui se
trouve détaché ! On a donné à ce phénomène le nom d‟« isolation » ; par elle le contact
avec la parenté grammaticale est perdu. (Cours I, Riedlinger, p. 46)

Toujours le même phénomène : « le contact » grammatical entre deux termes résulte,


suite aux changements propres à l‟évolution phonétique, perdu. Tout cela est clair. Or,
qu‟est-ce que cette « parenté grammaticale » entre des « mots » ? Qu‟est-ce que ce
« lien » existant entre « bītan », « bĭtum » et « bĭtr » qui autorise Saussure à les classer

91
Cristina Vallini commente avec clarté, dans son très bel article sur « la place de l‟étymologie dans
l‟œuvre de Saussure » (cf. Vallini, 1978), le phénomène ici visé par Saussure ; l‟une des méthodes
d‟« explication » étymologique consistant précisément à « remonter, à travers la voie phonétique » à la
période où le mot était analysable – c'est-à-dire à l‟époque antérieure à l‟avènement de l‟« isolation » (cf.
Vallini, 1978, p. 49 ; cf. Cours I, Riedlinger, pp. 103-104). C‟est ce que Saussure appelait « morphologie
rétrospective » (cf. Saussure, 1969, pp. 31 sqq [cf. Engler 3293.5 sqq] [cf. ELG, p. 185 sqq, et 195 sqq]).
117
dans « un même système lexicologique » ? Quelle que soit la réponse à cette question,
cette parenté grammaticale – ce « lien grammatical » (Cours I, Riedlinger, p. 45 ; cf.
supra) existant entre des mots – doit nécessairement différer des rapports « purement
oppositifs et différentiels » qui étaient, par définition, la seule espèce d‟interaction
admissible entre les éléments formant un « système de différences pures ». Ces trois
termes font partie d‟un ensemble qui ne comprend qu‟une fraction des éléments du
système, et cela est impossible à faire rentrer dans la définition de « système de
différences pures » que nous avons trouvée dans les textes précédents.

Si trois termes quelconques (« a », « b », « c ») formaient un « système


d‟oppositions », on serait dans l‟impossibilité formelle d‟apparenter deux d‟entre eux à
l‟exclusion de l‟autre (« a » et « c », par exemple, à l‟exclusion de « b »). La prémisse qui
est à la base de ce modèle était inexorable : il n’y a que des différences pures (sans termes
positifs). D‟où il résultait, on s‟en souvient, « l‟essence purement négative, purement
différentielle, de chacun des éléments linguistiques » (AdeS 372, f. 128 [=AdeS 372 bis,
f. 20b/1] [cf. ELG, pp. 64-65] [nous soulignons, ES]). Si trois éléments existaient selon ce
principe, il n‟y aurait donc qu‟un seul prédicat qui leur serait attribuable : chaque élément
serait « différent de » chacun des éléments restants : « a » serait différent de « b », « b »
serait différent de « c », « c » serait différent de « a ». Rien d‟autre ne pourrait en être dit.
Il n‟y aurait, dans ce modèle, aucune manière de justifier un groupement quelconque
d‟éléments (à l‟exclusion du reste). Suivant quel critère le ferait-on ? N‟importe quelle
association existant entre quelques éléments (à l‟exclusion du reste) exigerait que l‟on
dispose d‟un critère autre que celui des pures différences : dire que « a » et « c »
entretiennent un certain rapport (à l‟exclusion de « b ») revient à dire que le rapport entre
« a » et « c » est d‟une autre nature que celui existant entre chacun de ces éléments (« a »
d‟un côté, « c » de l‟autre) et le reste des éléments (« b »). Or ceci, répétons-le, est
impossible à légitimer à partir de la prémisse, qui n‟autorise qu‟un seul type de
« rapport » entre les éléments : « être différent de » :

« a » est différent de « b »
« b » est différent de « c »
« c » est différent de « a »

118
Un système « de différences pures » n‟admettrait pas des groupements partiels
d‟éléments. Pour que cela puisse être effectué, il faudrait ajouter une clause x
supplémentaire qui précise que, bien que chacun des éléments appartenant au système soit
différent de chacun des éléments restants, on sera autorisé, suivant le critère x (défini par
la même clause), à dire que les termes « a » et « c » ont une propriété qui ne concerne pas
le terme « b » (représentant ici « le reste des termes »). On aurait donc non seulement :

a  b
b  c
c  a

Mais encore :

c ––x–– a

Où le symbole « ––x–– » représenterait un rapport quelconque établi suivant les critères


explicités par la clause x, supplémentaire (c'est-à-dire non réductible) à la prémisse selon
laquelle il n’y a que des différences. Cette clause supplémentaire n‟existant pas dans la
définition d‟un « système de différences pures », ce rapport (c ––x–– a) est formellement
interdit : nous ne disposons d’aucun critère qui nous autorise à le concevoir.
Les rapports existants entre les éléments appartenant à un tel système « de différences
pures » sont quelque chose de – si l‟on peut dire – parfaitement symétrique, et nous
n‟avons pas le moyen de grouper une partie quelconque d‟entre eux à l‟exception du
reste. Or c‟est très précisément une espèce d‟association d’un certain nombre d’éléments
à l’exclusion du reste qui constitue ce « système lexicologique » dont Saussure parle à
présent, ce qui devrait nous mettre sur la piste d‟une autre conception de « système »,
entièrement différente de celles que nous avons relevées jusqu‟à présent.

Si l‟on focalise l‟attention sur la représentation des rapports entre les formes au
deuxième état de l‟évolution, c'est-à-dire, dans l‟exemple, sur les trois termes en ancien
haut allemand (« bīzan », « bĭzum », « bitr »), on apercevra que Saussure distingue en
effet deux types de rapports existant entre les termes, représentés par deux symboles

119
différents : le symbole « ~ » et le symbole « // »92. Avec le symbole « ~ » Saussure
indique, dans cet exemple et dans les dizaines qui peuplent ce manuscrit, l‟existence d‟un
« lien grammatical » entre deux termes. Avec le symbole « // » il représente l‟absence de
liaison grammaticale entre deux termes qui, pourtant, appartiennent bel et bien à la même
langue, et donc – déduirait-on d‟après notre thèse « a » – au même « système ». Le terme
« bīzan » est différent du terme « bĭzum », et l‟un et l‟autre sont différents du terme
« bitr », mais il y a quelque chose (une clause x) qui fait que l‟on peut relier « bīzan » et
« bĭzum », à l‟exclusion de « bitr ». Quoi ? On pourrait penser qu‟une certaine
correspondance formelle existant entre les deux premières formes (« bīz- », « bĭz- »)93,
non extensible – du moins non dans la même mesure – à la troisième (« bit- »). C‟est
probablement ce que Saussure visait avec ces exemples. Mais il y a dans ces mêmes
exemples des critères qui excèdent la pure correspondance formelle. Entre « fab(e)r » et
« fabr-ica », ou entre « un-decim » et « decem », il y a tout aussi bien une corrélation
formelle qu‟entre « bīt-an », « bĭt-um » et « bit-r », mais seuls les derniers constituent un
« système lexicologique ». Sur quoi Saussure se base-t-il pour l‟affirmer ? Quels sont les
critères qui fondent cette possibilité ? Fait-il allusion à des aspects sémantiques et/ou
syntactico-fonctionnels des formes (nominales les premières, verbales les secondes,
centrées les unes sur l‟idée de « manufacture-création », les autres sur l‟action
« mordre », etc.) ? Probablement (cela justifierait l‟emploi de l‟adjectif « lexicologique »,
dont le sens ne pouvait pas échapper à Saussure94). S‟il en était ainsi, Saussure serait en
train de considérer des critères externes à la pure « forme ».

92
Saussure était soucieux de l‟emploi qu‟il faisait des symboles (il l‟est, du moins, dans cette leçon). A la
page 46, alors qu‟il est question de mots que, « malgré la différenciation énorme […], on a continué
longtemps à […] considérer comme appartenant à la même famille », Saussure s‟explique : « C‟est
pourquoi nous ne les avons pas séparés par un double barre comme dans les autres exemples » (Cours I,
Riedlinger, p. 46). Dans les exemples, en effet, il utilise le symbole « | » pour signaler le rapport entre des
mots « de la même famille » : « comes ~ comitem | baro ~ baronem » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 46). Le
lecteur peut commencer à réfléchir à cette question, que l‟on rencontrera sous peu : en quel sens (en faisant
appel à quel critère) peut-on admettre que ces quatre mots appartiennent « à la même famille » ?

93
Pour ce faire, on devrait pourtant postuler (et justifier) que la longueur de la voyelle « i » serait à négliger.

94
Le terme « lexicologie » apparaît déjà en 1765 dans l‟Encyclopédie de Diderot, accompagné de cette
définition : « La lexicologie a pour objet la connoissance des mots considérés hors de l’élocution, & elle en
120
On s‟arrêtera donc un instant sur ces critères et sur ces « espèces » de rapports, car ce
sont ces critères, précisément, qui nous amèneront à l‟établissement de la distinction entre
deux concepts de « système » radicalement (structuralement) différents l‟un de l‟autre qui
nous importe.

Note sur l’emploi du terme « forme »

Avant d‟avancer dans l‟analyse, une précision à propos de l‟emploi que Saussure fait
du terme « forme » serait certainement bienvenue, les presque cent ans de linguistique
post-saussurienne pourraient embrumer le panorama et nous induire, à tort, à projeter sur
la théorie de Saussure des connotations qui ne seraient développées que bien plus tard par
d‟autres théoriciens (par exemple par Louis Hjelmslev et la glossématique95), mais qui ne
sont pas présentes à sa réflexion. L‟affaire n‟est pas difficile : le terme « forme » désigne
tout simplement, dans ce premier cours, ce qui sera à la fin du troisième nommé

considère le matériel, la valeur & l‟étymologie » (« Lexicologie », in Encyclopédie, t. 9, p. 451 [nous


soulignons, ES]). Le Robert Historique, dont la définition de « lexicologie » renvoie au passage de
l‟Encyclopédie que nous venons de reproduire, signale que la première attestation de l‟adjectif
« lexicologique » est repérable dans le supplément de 1827 au Dictionnaire de l’académie (cf. Le Robert.
Dictionnaire Historique de la langue française, p. 2011). Le Littré donne : « partie de la grammaire qui
s'occupe spécialement des mots considérés par rapport à leur valeur, à leur étymologie, à tout ce qu'il est
nécessaire de savoir pour composer un lexique » (Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré, t. 3, p.
3507).

95
On notera à ce sujet que la formule selon laquelle « la langue est une forme et non une substance » (CLG,
p. 169), qui, thématisée et théorisée, constituera l‟un des piliers saussuriens de la glossématique (cf.
Hjelmslev, 1939 ; Hjelmslev, 1968, p. 144 ; etc.) est une formule de Bally et Sechehaye. Un formule
heureuse, remarquons-le, car elle rend explicite d‟autres passages du texte saussurien (cf. Cours I,
Riedlinger, p. 23 [cf. supra, p. 111] . Mais elle n‟existe pas littéralement dans les manuscrits de Saussure
(cf. SM, p. 262 ; Engler, 1968, p. 25). Le fragment le plus proche de cette idée fut noté par Riedlinger le 30
Novembre 1908, après l‟introduction par Saussure de la célèbre métaphore des vagues : « Si la pression
atmosphérique change, la surface de l‟eau se décompose en une succession d‟unités : la vague <= chaîne
intermédiaire qui ne forme pas substance !> Cette ondulation représente l‟union et pour ainsi dire
l‟accouplement de la pensée avec cette chaîne phonique qui est en elle-même amorphe. Leur combinaison
produit une forme » (Cours II, Riedlinger, p. 22).
121
« signifiant », à savoir : la contrepartie du « signifié » ou, ici encore, de l‟« idée ». On
pourrait même dire, plus précisément, que le terme « forme » désigne, dans la plupart des
cas, moins le « signifiant » lui-même que l‟aspect perceptible du signifiant : la forme –
dans le sens le moins technique et le plus banal de ce terme – de la « tranche auditive ».
Saussure tient pour évident qu‟une « forme » est une réalité psychique, et qu‟elle se
trouve nécessairement liée à une contrepartie conceptuelle avec laquelle elle forme une
unité (cf. Cours I, Riedlinger, p. 66, [cité ci-après, p. 122]), mais lorsqu‟il parle de
« forme » il se réfère, le plus souvent, comme on aura l‟occasion de le corroborer au long
de l‟analyse, à l‟aspect sous lequel telle ou telle unité linguistique (fût-elle un mot, un
préfixe ou une racine verbale) se présente à la perception.
Il n‟y a pas, en réalité, de quoi se montrer surpris : c‟est la valeur que le terme avait à
l‟époque96. Mais il faut que ce point soit clair : lorsque Saussure évoquera une certaine
correspondance (ou dissemblance) « formelle », il sera donc question d‟une
« conformité » (ou d‟une dissemblance) « dans le son » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 47, p.
73, p. 104, etc.) ou, dirait-on en assumant la terminologie ultérieure, plus précise, au plan
du « signifiant ». Robert Godel utilisait, pour écarter toute possibilité d‟erreur, « tranche
auditive » (SM, p. 139).
Revenons donc, après cette précision terminologique, à l‟analyse.

96
Chez Bréal, par exemple, qui précisait, dans un appendice de son Essai de Sémantique, de 1897, que
l‟« idée première » de sa sémantique lui était venue lors de l‟élaboration d‟un compte rendu de La vie des
mots étudiés dans leurs significations, publié par Arsène Darmesteter en 1885. Cet ouvrage traitait, indique
Bréal, « du sens des mots, non des transformations de la forme, lesquelles appartiennent à un autre chapitre
de la science » (Bréal, 1897, p. 303 [nous soulignons, ES]). Cet « autre chapitre de la science » était n‟était
autre que celui qui avait été écrit par les premiers comparatistes, intéressés par les lois (« aveugles », diront
les néogrammairiens, c'est-à-dire sans avoir égard à des aspects sémantiques ni fonctionnels) de l‟évolution
phonétique. Cet emploi restera plus ou moins constant (aussi constant, en tout cas, qu‟un terme puisse l‟être
dans les manuscrits Saussuriens) dans le deuxième et troisième cours de linguistique général. Dans le
deuxième, lorsqu‟il présente la science qu‟il baptisa « sémiologie », Riedlinger précise entre parenthèses :
« (aucun rapport avec la sémantique : science des sens <des mots> dans la langue par opposition à celle des
formes !) » (Cours II, Riedlinger, p. 7). Dans le troisième, Constantin note : « Phonétique = transformation
dans le temps de la forme des mots par des facteurs phonétiques » (Cours III, Constantin, p. 219). Cette
même valeur de « forme » par opposition à « sens » est assumée par Littré dans la préface à son dictionnaire
(préface que Saussure, comme on le verra, à lue [cf. infra, p. 233]).
122
4.2.4 Vers un système de « rapports grammaticaux »

Comme nous venons de le voir, la « langue » (c'est-à-dire la conscience des sujets


parlants) serait non seulement capable d‟établir des « rapprochements » entre les
« formes » (ce qui contraste déjà avec le modèle qui ne postulait que des oppositions),
mais elle serait encore sensible à différentes « espèces » d‟association. Si les exemples
examinés ne suffisaient pas à en apporter la conviction, on pourrait encore se référer à ce
passage :

Deux mots comme chapeau, hôtel <sont dans deux cases séparées> ; avec chapeau,
chapelier nous n‟en dirions pas autant, <de même> pour hôtel, hôtelier <où l‟on sent
quelque chose de commun, deux cases voisines>. En même temps je puis me rendre
compte que l‟association ne se borne pas là, <à sentir> que quelque chose de commun
existe entre chapelier et hôtelier, <mais je> comprends que ces rapports et partant <les>
associations <peuvent être> très différents, <ainsi> le rapport <ne sera pas le même
entre> chapelier et hôtelier <qu‟>entre hôtel : hôtelier et chapeau : chapelier. (Cours I,
Riedlinger, p. 66 [nous soulignons, ES])

Tout comme précédemment Saussure parlait d‟« espèces », au pluriel, « de liens


grammaticaux » – en avouant qu‟entre « faber » et « fabrica » (ou entre « decem » et
« undecim ») il existait une « autre espèce de lien grammatical » (Cours I, Riedlinger, p.
46) que celui existant, en vieux saxon, entre « bītan », « bĭtum » et « bĭtr » (ou, en haut
vieux allemand, entre « bīzan », « bĭzum » et « bitr ») –, on nous dit à présent qu‟entre
« chapelier » et « hôtelier » et entre « hôtelier » et « hôtel » il existe des rapports « très
différentes », dont la seule correspondance formelle, insistons là-dessus, ne saurait pas
rendre entièrement compte.
Si les rapports entre ces formes, établis (tous, semblerait-il) sur la base d‟une certaine
communauté formelle, sont malgré tout « très différents » les uns des autres, les critères
sur la base desquels ces rapports se fondent doivent nécessairement être, eux aussi,
différents. Il doit y avoir dans ces critères quelque chose qui explique cette diversité.
Quels sont alors ces critères ? Où doit-on les chercher ? Ailleurs que dans la pure forme,
nécessairement. Mais où ? Nous avons suggéré, plus haut, que ces critères seraient à

123
chercher du côté des aspects sémantiques et/ou syntactico-fonctionnels des termes, et
cette suggestion, comme on le verra, n‟était pas une supposition gratuite.
Une première piste dans ce sens peut être repérée dans le fragment reproduit ci-
dessous, où Saussure admet que, dans l‟exemple dont il est question, le changement
phonétique « rompt » seulement « un des liens grammaticaux », à savoir « la conformité
du son » :

Il peut y avoir rupture entre deux séries qui se trouvaient rapprochées


grammaticalement […] :

1ère époque : λύκον λύπην γλύκυν ~ ποδn <(n̥)> υυλακn <(n̥)> πτn <(n̥)>

2e époque : λύκον λύπην γλύκυν // πόδα υύλακα πτά

Dans des [cas] comme ceux-ci un des liens grammaticaux <seulement> (la conformité du
son) est rompu […] (Cours I, Riedlinger, p. 47 [souligné dans l‟original, ES])

Quels sont les autres types de liens grammaticaux, ceux qui ne sont pas la
« conformité du son » ? Encore une fois, il doit s‟agir des liens qui passent,
nécessairement, ailleurs que par la forme. Mais où ? L‟idée que Saussure semble avoir
voulu transmettre est qu‟il exista en grec, à une époque, une certaine communauté
formelle – une « conformité dans le son » – entre les formes d‟accusatif terminant en
voyelle thématique plus « -ν » (λύκον, λύπην, γλύκυν) et les formes d‟accusatif terminant
en « -n̥ » (ποδn̥, υυλακn̥, πτn̥), les unes et les autres se terminant donc en nasale. Cette
communauté formelle ayant disparu dans un état de langue ultérieur (suite au changement
de /n̥/ en /α/), le seul rapprochement susceptible d‟être établi entre ces formes aurait été
lié à une certaine communauté sémantique – ou, plus précisément, fonctionnelle : toutes
ces formes étant à l‟accusatif. Ce serait la raison pour laquelle Saussure parlerait de la
rupture d‟un des liens grammaticaux : l‟identité de fonctions serait toujours présente dans
la deuxième période, et suffirait encore comme critère pour rapprocher

124
grammaticalement ces différentes formes (les unes terminant en nasale, les autres ne se
terminant désormais plus en nasale, mais en voyelle)97.
Au-delà de la validité de cette explication en tout cas (y compris les difficultés
signalées en note [cf. note 97]), l‟hypothèse selon laquelle des « formes » différentes
seraient susceptibles d‟être rapprochées suivant des critères sémantiques et/ou syntactico-
fonctionnels se verra confirmée par la suite : après avoir examiné plusieurs exemples
d‟association suivant le critère formel (dont nous n‟avons examiné qu‟une petite partie),
Saussure se voit en effet contraint d‟introduire cette précision :

Dès le début il ne faudrait pas verser dans une sorte d‟oubli : quand nous disons <que
l‟esprit associe une> forme <avec une forme> nous voulons dire la forme revêtue de son
idée […] ; dans toute association de formes le sens y joue son rôle. (Cours I, Riedlinger,
p. 66)

Il y a donc toujours, dans toute association d‟« une forme avec un autre forme », des
critères sémantiques en jeu. Pourquoi Saussure croit-il utile d‟introduire cette remarque ?
Probablement à cause des problèmes que nous avons signalés. C‟est cette remarque en
tout cas qui lui permettra de justifier qu‟il puisse exister des entités qui, malgré leur
correspondance formelle, ne soient point rapprochées par les sujets parlants :

[…] si l‟on donne : inspiration, insuffler, ingurgiter, ou d‟autres ce préfixe in- <au point
de vue de la forme> est incontestablement <le même que> celui de inconnu. Est-ce une

97
Cette explication ne fonctionnerait cependant que si toutes les formes, dans l‟exemple, étaient à
l‟accusatif. Or la forme « πτά » ne saurait guère être à l‟accusatif, car elle est (en attique du moins)
indéclinable. Une possible solution à l‟énigme serait de constater (ce que nous avouons ignorer) que
l‟étymon d‟« πτά », à savoir « πτn̥ », était effectivement l‟accusatif d‟un terme dont le reste du paradigme

flexionnel n‟aurait pas été conservé. Or, encore : dans ce cas il aurait été justifié d‟inclure « πτn̥ »
(hypothétiquement à l‟accusatif) dans la série de « ποδn̥ », « υυλακn̥ », etc. (toutes à l‟accusatif), mais non
« πτά » dans la série formée par « πόδα », « υύλακα », car « πτά » n‟est pas une forme d‟accusatif. Nous
avouons ne pas comprendre toute la portée de l‟exemple, qui pourrait avoir été consigné par Riedlinger de
manière imprécise. (Godel notait, à propos des passages abstrus de ce deuxième cours, que « l‟obscurité
semble parfois résulter d‟une intervention opérée par Riedlinger » [cf. Saussure, 1957, p. 4]).

125
raison d‟identifier in-(spiration) avec in-(connu) ? Non, <pour les> sujets parlants il y a
toujours

𝑖𝑛 −
𝑣𝑎𝑙𝑒𝑢𝑟

(c'est-à-dire in- plus valeur, sens) et

𝑖𝑛 −
𝑣𝑎𝑙𝑒𝑢𝑟

A aucun moment la conscience des sujets parlants ne rapproche des éléments de même
son <qui ont une> valeur différente. (Cours I, Riedlinger, p. 73)

Le fait que deux ou plusieurs formes « incontestablement les mêmes » du point de vue
formel (c'est-à-dire représentant des éléments « de même son ») ne soient pas associées
par la langue est expliqué donc par la dissemblance de « valeur, sens ». Or ce critère sert à
Saussure non seulement pour expliquer cette espèce d‟« homonymie » (le fait que des
formes identiques puissent représenter des valeurs sémantico-fonctionnelles différentes) :
les mêmes critères lui sont utiles à justifier le phénomène contraire, à savoir : que deux
unités formellement différentes puissent incarner une seule et même valeur. Tout comme
l‟appel au « sens » explique que deux formes « incontestablement identiques » puissent
ne pas être rapprochées par l‟esprit des sujets parlants, ce sera donc le recours au sens qui
expliquera que deux termes non susceptibles d‟être rapprochés sous « aucun prétexte »
par la forme, puissent l‟être « par le sens » :

La langue associe-t-elle des formes <rapprochées> par le sens seul ? Ainsi <associe>-t-
elle regibus et lupis comme regibus – hostibus et lupis – filiis ? Entre regibus et lupis il y
a identité de fonctions (tous deux datif <et ablatif> pluriels) mais aucun prétexte de
rapprochement dans la forme elle-même. (Cours I, Riedlinger, p. 69)

La question de Saussure est bien précise : elle porte sur le fait de savoir si des liens
peuvent être établis entre des formes « par le sens seul » – où « sens », ici, équivaut à
« identité de fonctions ». La seule identité de fonction entre des éléments non
formellement identiques suffit-elle pour que « la langue » (c'est-à-dire la conscience des

126
sujets parlants) établisse une association98 ? Il semblerait bien, « aucun prétexte de
rapprochement [par] la forme » n‟existe, en effet, entre « regibus » et « lupis », ce qui
n‟empêche apparemment pas que ces formes soient associées : « il y a identité de
fonctions ». La question reviendra à maintes reprises – sous différentes formes – dans ces
pages du premier cours. Saussure l‟examine une et mille fois sur différents types
d‟unités : préfixes, suffixes, racines verbales, etc. Il s‟agit, précise-t-il, d‟« un fait de
grande portée » :

[…] il faut se rendre attentif à un fait de grande portée et qui se répète pour les groupes
d‟unités suivantes [à savoir : les racines verbales et les suffixes, ES] :

<nous avons vu le préfixe re-> mais si je prends

r-ouvrir
r-acheter
r-accompagner

je n‟ai pas re- mais un simple r- comme dans

in-avouable
in-espéré

j‟ai une autre forme de in- que dans

inconnu (ẽ
in-).
(Cours I, Riedlinger, p. 74)

Il serait, ainsi, d‟après cet exemple, tout à fait possible de trouver dans la langue plus
d‟une « forme » – deux ou plusieurs – susceptibles de tenir le rôle d‟une seule et même
« unité » : [in] et [ẽ] sont deux « formes » d‟un même préfixe. C‟est ce que l‟on

98
Signalons en passant combien on est loin du temps où nous nous demandions si deux termes pouvaient ou
non être rapprochés (et non simplement opposés) : Saussure donne désormais le fait pour acquis.
127
appellerait aujourd‟hui, selon la terminologie introduite par le structuralisme américain,
« allomorphisme ». Or le fait qu‟un mot ait été inventé pour désigner le phénomène
n‟enlève guère la difficulté. La question reste intacte : comment reconnaître que deux
formes phonétiquement différentes puissent être considérées non pas comme deux unités,
mais comme deux variantes d‟une seule et même « unité » (comme deux allomorphes, si
l‟on veut) ? Le distributionnalisme américain a tenté de répondre à sa manière. Nous
connaissons déjà la position de Saussure :

Cette différence [de forme, ES] ne rompt pas l‟unité parce que le sens et la fonction sont
<conçus> comme identiques. (Cours I, Riedlinger, p. 75)

Le recours à des critères sémantico-fonctionnels explique donc que deux formes


– [in], par exemple, dans [inavwable], et [ẽ] dans [ẽkɔny] – ne soient pour la langue
qu‟une seule et même unité, et explique en même temps qu‟une même forme ([ẽ], par
exemple, dans [ẽsyfle] et dans [ẽkɔny]) puisse représenter deux unités. Il y a ainsi deux
schémas possibles. On aura dans certains cas une pluralité de formes (A, B, C, D)
représentant une seule unité de sens/fonction (x) :

𝑥
𝐴 𝐵 𝐶 𝐷

C‟était le cas de [in] et [ẽ], formes d‟une même unité : le préfixe « in- ». On aura d‟autres
cas où la situation sera inversée : face à une même « forme » (A), on aura une diversité de
sens/fonctions (w, x, y, z) :

𝑤 𝑥 𝑦 𝑧
𝐴

C‟était le cas de [ẽ], même forme de deux unités : « in- » locatif (cf. « insuffler »,
« injecter », « inclure ») et « in- » négatif (cf. « inespéré », « inavouable »).

Quel est le critère qui tranche à chaque fois la question ? La réponse de Saussure est
implacable : il s‟agit, à chaque fois, de l‟identité ou de la non-identité – ressentie par la
conscience des sujets parlants – de sens/fonction.
128
Si l‟on reprend alors la question antérieure, la réponse serait donc : oui, « la langue »
(c'est-à-dire la conscience des sujets parlants) est parfaitement capable d‟établir des
associations « par le sens seul ». Nous sommes donc autorisé à considérer que « -is » et
« -ibus » – tout comme « r- » et « re- », ou « in- » ([in]) et « in- » ([ẽ]) – représentent
deux formes d‟une même unité : il y a identité de sens/fonction99.
Ainsi, si les critères sémantico-fonctionnels sont suffisamment puissants pour
empêcher que deux termes ne soient « rapprochés » malgré leur incontestable

99
L‟analyse qui précède pourrait soulever une objection qui mérite d‟être sommairement considérée, ne
serait-ce qu‟en note. Nous sommes parti de l‟analyse des « espèces de rapports » dont le rôle (ou la
particularité qui nous avait intéressé) était d‟unir les termes d‟une langue, rapports que Saussure appelait
« liens grammaticaux » et dont la nature diverse suggérait l‟existence de critères autres que la pure
correspondance formelle (le fait qu‟il y ait entre les termes une identité – partielle – au plan formel) ; c‟est à
la recherche de ces critères que nous avons entamé notre analyse. Or les exemples sur lesquels nous l‟avons
fondée portent, pourrait-on objecter en effet, sur deux problématiques distinctes. D‟un côté on aurait bien
une association (un lien grammatical unissant deux ou plusieurs « formes ») établie grâce à une certaine
identité sémantico-fonctionnelle : ce serait le cas de l‟ablatif/datif des formes latines (« regibus ~ lupis »).
De l‟autre côté, cependant, on n‟aurait – selon cette objection – que de simples cas d‟allomorphisme (deux
« formes » différentes tenant le rôle d‟une seule et même valeur : [ẽ], [in]) ou d‟homonymie (une seule
« forme » susceptible d‟incarner deux ou plusieurs valeurs différentes), phénomènes qui seraient l‟un et
l‟autre différents de celui signalé en premier. Notre réponse à cette remarque consisterait à dire qu‟il n‟y a
(du moins dans le cadre de ce chapitre et aux effets de notre argumentation, quoique nous serions prêts à
dire qu‟« il n’y a » tout court) aucune différence entre ces deux phénomènes. Il s‟agit toujours de formes
différentes susceptibles d‟être rapprochées, ou non, par la conscience des sujets parlants, le critère de
rapprochement étant également toujours le même : l‟identité de sens/fonction. Se demander si la conscience
des sujets parlants associe ou non des formes telles que lat. « regibus ~ lupis » a donc la même exacte
portée, de ce point de vue, que se demander si elle associe des formes telles que fr. « retravailler ~
rouvrir », ou « inespéré ~ inconnu ». C‟est la raison pour laquelle Robert Godel s‟étonnait, même, de voir
que l‟exemple du génitif latin susmentionné avait été traité par Saussure dans ce premier cours « à
l‟occasion des rapports associatifs », et non comme un autre cas de ce qu‟il appelait (soucieux d‟éviter le
terme « synonymie », que Saussure a parfois condamné) « contrepartie de l‟homophonie », à savoir « la
correspondance d‟une même valeur avec des tranches auditives différentes » (SM, p. 139). Si l‟on envisage
le problème sous la perspective que nous adoptons dans ce chapitre, il n‟y aurait aucune raison de s‟étonner.
Tous ces exemples représentent, répétons-le, un seul et même phénomène, à savoir : la faculté de la langue
d‟établir des « liens » entre deux ou plusieurs formes (dans le sens de « tranches auditives ») suivant des
critères sémantico-fonctionnels.
129
correspondance formelle, ou pour « rapprocher », au contraire, deux formes
incontestablement dissemblables, on pourrait parfaitement imaginer – pour reprendre la
question qui nous a servi d‟introduction à cette problématique – que ce seraient ces
mêmes critères sémantico-fonctionnels qui seraient chargés de légitimer, dans le parcours
introspectif de Saussure, les différentes « espèces de liens grammaticaux » existant entre
les termes. Si entre les termes « faber ~ fabrica » règne un rapport différent de celui
existant entre « bītan ~ bĭtr », ce serait parce que « la conscience des sujets parlants »
ressent une certaine communauté sémantique entre ces formes (les premières centrées sur
la notion de « manufacture-création-fabrication », les secondes sur la notion de
« mordre ») et/ou parce que ces formes représentent différentes répartitions
fonctionnelles. Et la même réponse pourrait être appliquée, mutatis mutandis, à d‟autres
types d‟unités, comme les suffixes ou les racines verbales, où la même problématique se
présente 100.

Quelle que soit la validité de cette hypothèse, les considérations qui la précédent nous
ont amené à placer la discussion sur un plan théorique qui diffère, déjà, le lecteur en sera
j‟espère d‟accord, incontestablement du modèle de « système » dit « d‟oppositions », où
le seul type de rapport susceptible d‟exister entre les termes était « être différent de ». Il
n‟est pas encore tout à fait clair quel est l‟élément qui, dans cette configuration de
critères, explique et gouverne la détermination de cette pluralité (nous avons suggéré que
ce serait une certaine communauté de sens-fonction), mais il est en tout cas certain que le

100
Saussure notait en effet qu‟il est parfois difficile de cerner la parenté formelle de certaines racines
verbales, telles celles des verbes français « savoir », « pouvoir » ou « naître » : le seul élément commun aux
formes de ces verbes étant respectivement « s- », « p- », « n- » : « Exemple : savoir, savant, saurait (cela
commence à se gâter), su, que je sache (là il est extrêmement hasardé [sic, ES] de prétendre que la langue
dégage une partie commune présentant un sens. Dans ces analyses (comme pour les préfixes) nous sommes
toujours dans le plus ou moins » (Cours I, Riedlinger, p. 76 ; cf. également p. 77 [sur le verbe « pouvoir »]).
Or si l‟identification d‟un élément formellement commun est dans ces verbes difficile, il y en a d‟autres où
la tâche s‟avère impossible tout court : où est en effet la correspondance formelle dans les formes du verbe
« avoir », ou dans celles du verbe « être », ou dans celles du verbe « aller » ? Si la langue a « conscience »
d‟un certain rapport entre ces formes (« allai », « vais », « irai » ; « eus », « ai », « aurai » ; « fus », « suis »,
« serai » ; etc.), ce rapport doit nécessairement se faire par des voies autres que la correspondance formelle.

130
sens y participe. Et cela suffit, déjà, à combler le premier objectif que nous nous étions
assigné, qui n‟était autre que celui d‟attester, avait-on dit, l‟existence d‟éléments externes
au modèle « système d‟oppositions ».

4.2.5 Conclusion intérmédiaire. Retracement d’objectifs à accomplir

Ce but a été, donc, atteint. On est devant un ensemble de rapports divers que, si l‟on
nous permet d‟avancer Saussure de quelques pages, l‟on pourrait appeler « système », et
ce « système » doit être nécessairement différent d‟un « système d‟oppositions ». Dans le
système « de rapports » auquel nous avons trait à présent, les termes sont susceptibles
d‟être associés, ce qui serait inenvisageable si l‟on n‟admettait l‟existence de caractères
communs (quels qu‟ils soient), qui puissent être à la base de chaque groupe d‟associations
et qui, comme tels, demeurent aussi radicalement étrangers que possible à la structure
d‟un « système d‟oppositions » (où il n‟y aurait que des différences). Si l‟analyse
précédente ne suffisait pas à en convaincre le lecteur, nous serions tenté de sortir du plan
strictement chronologique pour importer, de la fin du troisième cours, cette citation :

[…] l‟association qui se fait dans la mémoire entre mots [ou n‟importe quel autre genre de
signe, ES] offrant quelque chose de commun crée différents groupes, séries, familles au
sein desquelles règnent rapports [sic, ES] très divers <mais entrant dans une seule
catégorie> : ce sont les rapports associatifs. (Cours III, Constantin, p. 132 [nous
soulignons, ES])

Nous n‟entendons pas devoir nous servir de ce fragment, car l‟existence de ces
éléments « communs » (quels que soient les « types »), qui seuls peuvent rendre
justifiable que des associations entre des termes puissent être envisagées, a été, nous
semble-t-il, dûment confirmée dans les exemples examinés. Mais son évocation ne nuit
pas, non plus, à nos ambitions, qui se limitent à ce stade à attester les premiers pas dans la
construction d‟un modèle de « système » – distinct de celui dit « de différences pures » –
qui, sous le nom de « grammaire », deviendra de plus en plus clair avec l‟avancement des

131
cors (et, nous l‟espérons, de notre analyse), mais que Saussure n‟arrivera jamais à
terminer de formaliser101.
Sans aspirer donc à la reconstitution d‟une modèle achevé (que nous croyons,
répétons-le, inexistant chez Saussure), nous essayerons par la suite de saisir quelques
lignes de ce système « de rapports » (irréductible au modèle de « système » dénommé
« d‟oppositions ») que Saussure nommera à la fin de ce premier cours « grammaire », et à
la fin du troisième « système grammatical ».

4.2.6 Premières traces de formalisation d’un système grammatical

Les premières traces de formalisation de ce modèle sont concentrées, dans ce premier


cours, comme cela ne pouvait pas être autrement, dans le long chapitre consacré à l‟étude
de l‟analogie, où Saussure se voit forcé de sortir de son programme initial pour aborder
des problématiques non déjà strictement liées à la pratique comparatiste, mais
susceptibles d‟être généralisées à n‟importe quel objet « langue ». Le mécanisme de
l‟analogie, en effet, qui constitue, conjointement avec le phénomène du « changement
phonétique » (dont la détermination des lois avait été l‟objectif de Bopp et des
successeurs de Bopp jusqu‟à l‟arrivée des néogrammairiens)102, l‟un des vecteurs suivant

101
On reconnaît les principes généraux de ce qui aurait été, mais Saussure n‟a pas donné un modèle
grammatical complet et pratiquement utilisable dans le description d‟une langue (ou du fonctionnement
d‟une langue). Ce sont ces circonstances, si nous avons bien compris, qui amenaient Raffaele Simone à
affirmer l‟impossibilité, « si l‟on est rigoureux, de parler d‟une linguistique saussurienne » (Simone, 2006,
p. 41 et passim), et à admettre que l‟œuvre de Saussure, aujourd‟hui, n‟est peut-être plus qu‟une source de
réflexion (j‟ajouterais : et cela dans le meilleur des cas) sur des problèmes généraux ou d‟ordre
épistémologique (cf. Simone, 2006, p. 36 ; cf. également Sofía, 2007, p. 279 ; Harris, 2003, p. 191).

102
La mise en exergue du mécanisme de l‟analogie est un titre qui revient à l‟école néogrammairienne,
particulièrement aux travaux de Scherer, Brugmann, Osthoff, Paul et Jespersen (cf. Derossi, 1965, p. 17, n.
37 ; Koerner, 1973, pp. 101-133 ; Malmberg, 1991, pp. 309-345 et pp. 405-421 ; Morpurgo Davies, 2004,
pp. 22 sqq ; Morpurgo Davies, 1998, pp. 226 sqq).
132
lesquels procède l‟évolution naturelle des langues103, implique, contrairement au
changement phonétique, le concours de facteurs grammaticaux :

[…] la création analogique est d‟>ordre grammatical, c'est-à-dire que toute opération de
ce genre suppose la conscience, <la compréhension> d‟un rapport <de> formes <entre
elles,> <ce> qui implique que l‟on considère les formes conjointement aux idées qu‟elles
expriment. Or le sens, l‟idée n‟est pour rien dans le phénomène phonétique. (Cours I,
Riedlinger, p. 64)

Les rapports existant entre les « formes » ne se limitent point, dans ce modèle, à
« différer de », mais supposent une « compréhension », c'est-à-dire une intervention (que
nous soupçonnions dès les premières lignes de notre analyse active) de la « conscience »
qui dépasse la simple reconnaissance d‟une opposition (qui est en revanche tout ce qu’on
demande à la conscience au niveau des phénomènes phonologiques). Cette intervention
de la conscience dans la « compréhension » des rapports entre les formes est fondée sur
des critères sémantiques et fonctionnels : il ne peut plus y avoir de doute. Le mécanisme
de l‟analogie est un phénomène d‟ordre grammatical, et suppose, comme tel,
l‟intervention d‟une « conscience » capable de comprendre, dit Saussure, de quelle
manière s‟articulent les formes d‟une langue, et quelles sont les « idées qu‟elles
expriment ». Sans cet élément, le comment de l‟articulation « des formes entre elles »
resterait opaque.
Cet ensemble de critères, qui contrastent donc en bloc avec le modèle de « système »
dit « d‟oppositions », est ici réuni sous l‟égide de cet « ordre grammatical » (dont le
mécanisme de l‟analogie est censé attester l‟existence dans les langues mortes), que
Saussure oppose au « phénomène phonétique »104. C‟est ainsi au cœur de ces

103
Ces deux vecteurs ne sont pas les seuls existants. Saussure en reconnaît d‟autres qu‟il considère
« pathologiques » : les emprunts entre les langues, l‟étymologie populaire, l‟importation dite « savante » de
termes des langues classiques, etc. (cf. Cours I, Riedlinger, pp. 99 sqq).

104
Le lecteur peut désormais se demander, sur la base de ces éléments, si la distinction que nous voulons
établir ne serait pas réductible, en dernière instance, à celle que Saussure pose à présent… Le modèle de
« système » dit « d‟oppositions », que nous prétendons opposer au « système grammatical », n‟était-il pas
issu de la considération de phénomènes phonétiques, où l‟idée « n‟y était pour rien » ? C‟était bien le cas, si
l‟on excepte le manuscrit sur « De l‟essence double du langage », de la totalité des textes précédemment
133
considérations portant sur les outils méthodologiques du comparatisme que Saussure
trouvera l‟occasion de formuler ses premières tentatives de théorisation de cet « ordre
grammatical » dont les principes devraient pouvoir être généralisés, a priori, à n‟importe
quel système de « langue ». C‟est le geste que nous tentons d‟isoler.

Le chemin qu‟il nous reste à parcourir tentera donc de retracer la voie qui semble
avoir conduit Saussure du point d‟où l‟on est parti – à savoir : le discernement de
l‟existence de liens et d‟associations entre les termes, et non, déjà, des simples
oppositions – jusqu‟à la formulation en toutes lettres de ce « système de rapports »
entendu comme un système « grammatical ». Avant de nous engager dans cette voie, il ne
sera pas inutile de retracer les jalons que nous avons franchis pour arriver au point où
nous sommes parvenu ; cela facilitera l‟articulation avec ce qui suit.

Récapitulatif

Le premier pas de notre parcours a été celui de repérer, donc, dès les premières pages
de ce premier cours, l‟existence de « rapports » susceptibles d‟« unir » des termes
appartenant à une même langue – qui se trouvaient ainsi en état, pour la première fois
depuis le commencement de cette étude, d‟entretenir des rapports autres que purement
oppositifs et différentiels. A ce qu‟il nous semblait au premier abord, ces rapports, que
Saussure nommait « liens grammaticaux », étaient établis suivant une certaine
communauté formelle – dans le sens d‟une « conformité du son » (Cours I, Riedlinger, p.
47) – existant entre les termes : les termes apparentés gardaient en effet toujours une
certaine identité (toujours partielle) au plan formel : « bīt-an », « bĭt-um », « bĭt-r » ;
« fab(e)r », « fabri », « fabri-ca », etc. On a remarqué, dans un deuxième temps, que ces
rapports pouvaient être de nature « très différente », et qu‟il semblait donc y avoir
« plusieurs espèces » d‟association grammaticale, ce qui nous a fait pressentir l‟existence
de critères autres que purement formels à l‟œuvre dans l‟établissement de ces rapports. La
seule correspondance formelle (identité partielle de configuration sonore) ne suffisait en

parcourus. Cela donnera donc la piste de ce qui sera (on verra le moment venu avec quelles limites) le
noyau de nos conclusions.
134
effet guère, d‟après ce que l‟on a vu, à expliquer cette pluralité – ni donc à justifier que
les termes puissent constituer des groupes différents (différents « systèmes
lexicologiques », par exemple). Nous soupçonnions dès le début l‟existence de critères
sémantiques et/ou fonctionnels, ce que Saussure nous confirma par la suite : « dans toute
association de formes le sens y joue son rôle » (Cours I, Riedlinger, p. 66). Le dernier pas
a consisté à constater qu‟il existe, dans les langues, des termes susceptibles d‟être
rapprochés non déjà grâce à une simple communauté « de sens et de forme » (Cours I,
Riedlinger, p. 66), mais « par le sens seul » (Cours I, Riedlinger, p. 69), où « sens »
pouvait signifier « identité de fonctions ».
Il semblerait donc que, contrairement à ce que l‟on croyait au départ, seule la
communauté de sens/fonction compterait, en dernière instance, comme critère permettant
d‟établir des « liens » entre deux ou plusieurs termes : la concordance formelle serait
accessoire. C‟est le recours au sentiment d‟une certaine identité/dissemblance sémantico-
fonctionnelle qui déciderait si deux « formes » (deux tranches auditives) pourraient être
considérées (ou non) comme deux variantes d‟une seule et même unité ([ẽ], [in], pour le
préfixe « in- ») ou si, au contraire, une même « forme » pourrait représenter (ou non)
plusieurs unités ([ẽ], dans « in- » locatif et dans « in- » négatif). C‟est la conscience d‟une
certaine communauté de sens/fonction qui permettrait d‟associer deux ou plusieurs termes
abstraction faite de leur configuration formelle, et qui seule autoriserait, par exemple,
comme Saussure devait l‟admettre à la fin du troisième cours, que même entre tous les
substantifs d‟une langue il existe une association (cf. Cours III, Constantin, p. 278). Ce
serait donc, si l‟on accepte notre hypothèse, toujours le recours à des aspects sémantiques
et/ou fonctionnels qui autoriserait à classer les termes dans différents groupes (et qui
justifierait que le couple « bītan ~ bitum » soit uni par un rapport différent de celui
unissant « faber ~ fabrica »).

Nous ne nous sommes pas attardé – et nous ne nous attarderons pas dans la suite – à la
spécificité de chacun de ces types de liens grammaticaux, plus facile à signaler qu‟à
expliciter, et que Saussure délaisse également. Tout ce qui nous a intéressé, c‟est
d‟attester la présence de ce que Saussure appelle « liens » ou « associations », ce qui
implique nécessairement la reconnaissance d‟éléments communs – « de forme et de
sens » ou de « sens » exclusivement – qui seuls peuvent permettre de « grouper » un
certain nombre de termes à l‟exclusion du reste. Cette capacité d‟association suivant la

135
reconnaissance d‟éléments communs, soient-ils sémantico-formels ou exclusivement
sémantiques, est donc cette « clause x » que nous avions signalée plus haut comme étant
un critère étranger au modèle de système de « différences pures » ou « d‟oppositions ».

4.2.7 Deux types fondamentaux d’association

C‟est à travers des considérations de cet ordre, donc, à propos des différentes voies
suivant lesquelles la « langue » (c'est-à-dire la conscience des sujets parlants) exerce sa
capacité associative105, que Saussure parviendra à une distinction fort intéressante, qui ne
reviendra plus de manière aussi nette dans son enseignement, mais qui se révélera dans le
troisième cours d‟une importance capitale, à savoir : la postulation de l‟existence de deux
types fondamentaux de rapports associatifs (nous disons bien « associatifs ») entre les
unités linguistiques :

Dans le rapprochement ordinaire tel que nous l‟avons étudié on distingue dans le mot :

Élément variant Élément constant


de sens et de de sens et de
forme forme

Par exemple

quadr-
tri- -plex
centu-

C‟est la base des rapprochements que nous avons faits ; l‟association suppose toujours
l‟appréciation de deux éléments <(variant et constant)> à la fois. (Cours I, Riedlinger, p.
69)

105
Cet exercice d‟une capacité associative est à comprendre en opposition – en tant que fonction active de
la conscience des sujets parlants – au simple registre de rapports purement « oppositifs » – où le rôle de
« l‟esprit » est nettement passif.
136
Cette espèce d‟association que Saussure nomme « ordinaire » correspond donc aux
premiers exemples que nous avons examinés : elle procède suivant une certaine (et
toujours partielle) communauté « de sens et de forme ». Les mots latins « quadruplex »,
« triplex », « centuplex », ou « faber », « fabri », « fabrica », sont donc des formes
susceptibles d‟être rapprochées suivant ce critère. Or Saussure isole un deuxième type
d‟association, distinct du premier, qu‟il nomme « association unilatérale » :

L‟association entre regibus et lupis serait toute différente, ce serait une association
unilatérale. Existe-t-elle dans la langue ? (Cours I, Riedlinger, pp. 69)

Nous connaissons déjà ce phénomène, dont nous avons déjà vu Saussure interroger
l‟existence : il s‟agit de l‟association « par le sens seul », celle dont l‟élément commun
entre les termes serait non et formel et sémantique (cela constituerait une association
bilatérale que Saussure nomme « ordinaire »), mais exclusivement sémantique. Saussure
pose donc la distinction, et il prend même soin de donner un nom à l‟un et l‟autre
phénomènes, mais il semble ne pas être convaincu de l‟existence du second. Existe-t-il
dans la langue ? D‟après ce que l‟on vient de voir, et bien que Saussure n‟ose pas encore
le formuler de manière nette (« sa réponse est dubitative », notait Robert Godel à ce
même propos [cf. SM, p. 139]), il semblerait que la réponse doive-t-être affirmative106.

106
Au lieu d‟y répondre de manière directe, Saussure dévie l‟argumentation et retombe sur un exemple
d‟association « ordinaire ». Voici le passage complet : « L‟association entre regibus et lupis serait toute
différente, ce serait une association unilatérale. Existe-t-elle dans la langue ? Les paradigmes des
grammairiens <comme dominus / domini / domino> forment<-ils de ces [sic]> séries telles que veritatem /
facultatem /etc. ? Oui et non. Le grammairien <ne fait le tableau> dominus / domini / domino qu‟au point de
vue <des différences, que pour> la terminaison us, i, o. La langue rapproche aussi dominus, domini, domino
mais parce qu‟elle trouve un élément constant / domin us / de forme et de sens » (Cours I, Riedlinger, pp.
69-70). Tous ces exemples illustrent à merveille l‟association « ordinaire », mais ne jettent aucune lumière
sur la question que Saussure se pose au départ. L‟exemple a pu cependant être mal compris par Riedlinger,
qui fait suivre : « Se demander si la série us, i, o forme un groupe d‟association c‟est sous-entendre une
association unilatérale différente de l‟ordinaire » (Cours I, Riedlinger, p. 70). Or « la série us, i, o » n‟est
pas établie par association « unilatérale », mais – comme il vient lui-même de le noter – par association
« ordinaire », c'est-à-dire sur la base de « l‟appréciation de deux éléments [de forme et de sens, ES] (variant
et constant) à la fois » (Cours I, Riedlinger, p. 69).
137
C‟est bien cette alternative qui autorisait que plusieurs formes « incontestablement
dissemblables » puissent être considérées comme n‟étant qu‟une seule unité (une seule
unité de quoi ? une unité de « sens-fonction »). C‟est cette même alternative qui constitue
la condition de possibilité de l‟existence de l‟association, admise plus tard en toutes
lettres par Saussure, non seulement entre tous les substantifs d‟une langue (Cours III,
Constantin, p. 278), déjà évoquée, mais aussi celle existant entre les différentes formes de
génitif (Cours III, Constantin, p. 228) ou entre les différentes formes des morphèmes de
pluriel (Cours III, Constantin, p. 231) – et qui est, signalons-le au passage, la seule
justification de notions telles que « substantif », « génitif » ou « pluriel », c'est-à-dire de
ce que Saussure nommera plus tard « entités abstraites de la langue » (cf. Cours III,
Constantin, pp. 227-230). Pourquoi donc Saussure se montre-t-il hésitant à l‟égard de
cette question ? Est-ce tout simplement parce qu‟il n‟a pas encore suffisamment réfléchi à
la question ? Ou est-ce qu‟il prévoyait des objections à l‟hypothèse ? Nous tenterons dans
la suite une réponse conjecturale.

N.B. : Le paragraphe qui suit a quelque chose de digressif. Il n‟est pas, en réalité,
accessoire, car ce sera l‟occasion d‟éclaircir quelques éléments fondamentaux des
élaborations concernant ces deux types d‟« association » qui anticipent, expliquent et
fondent la distinction entre rapports « syntagmatiques » et rapports « associatifs », sur
laquelle Saussure réfléchira jusqu‟au dernier moment du troisième cours. Mais ces
préliminaires nous mettront face à des problématiques que nous aurions pu éviter. Nous
avons cédé, malgré tout, compte tenu de l‟importance du sujet (nous sommes devant les
premières tentatives de définition de ce qui représente, probablement, le noyau le plus dur
de la théorie saussurienne, à savoir sa notion de « grammaire »), à examiner ces
préliminaires, et nous serons amenés à risquer des hypothèses sur quelques points
obscurs. Mais cela ne doit pas égarer notre attention, qui demeure fixe sur les modalités et
les conditions d‟existence de ces liens associatifs entre les termes, dont le seul constat
aurait suffit à notre démarche.

138
4.2.8 D’une théorie des associations au mécanisme de rapports syntagmatico-
associatif

Nous venons d‟affirmer que la distinction établie entre rapports associatifs


« ordinaires » et rapports associatifs « unilatéraux » anticipe, fonde et explique la
distinction entre « rapports syntagmatiques » et « rapports associatifs » : par là il faut
comprendre, avant tout, que ces deux distinctions ne se correspondent pas. La
justification de cette assertion nous aidera à mieux saisir l‟étroite connexion – sinon la
conjonction – de ce que nous appellerons, déjà, « système de rapports », et la notion
saussurienne de « grammaire » (le lecteur n‟a pas oublié, nous l‟espérons, que les rapports
que nous sommes en train d‟examiner étaient nommés par Saussure « liens
grammaticaux ») :

Nous entrevoyons un lien entre l’association et la grammaire. On arrivera à dire que la


somme des associations <-conscientes ou non-> bien étudiées <équivaudra aux>
classements conscients, méthodiques que pourra faire un grammairien. (Cours I,
Riedlinger, p. 66 [nous soulignons, ES])

La structure de rapports associatifs susceptible d‟être reconstruite par le grammairien


(c‟est ainsi que Saussure semble entendre « grammaire » dans ce passage)
« équivaudrait » donc, dans le meilleur des cas, à la somme (on a envie de dire « au
système ») des associations établies par le sujet parlant. Cette remarque laisse entrevoir la
distinction posée par Saussure – et qui intéressera notre argument – entre deux modalités
d’analyse : l‟une effectuée par les sujets parlants de manière « involontaire », l‟autre
suivie méthodiquement par le linguiste. Saussure les nomme « analyse subjective » et
« analyse objective », et assure que, même si elles se fondent « sur la même méthode »,
ces deux protocoles ne se correspondent point :

Entre l‟analyse subjective des sujets parlants eux-mêmes (qui seule importe !) et l‟analyse
objective des grammairiens il n‟y a donc aucune correspondance, quoiqu‟elles soient
fondées toutes deux en définitive sur la même méthode (confrontation de séries). (Cours
I, Riedlinger, p. 85)

139
Nous aurons sous peu l‟occasion de nous demander où peut s‟inscrire, si ce n‟est dans
la méthode, cette distinction énigmatique ; ce qui nous intéresse à présent c‟est
précisément la méthode. On notera que cette méthode, que Saussure présente ici comme
une « confrontation de séries », relève entièrement, d‟après ce qui apparaît dans les
exemples, du phénomène que nous venons de rencontrer sous le nom d‟« association
ordinaire », c'est-à-dire de la faculté de la langue d‟établir des « rapprochements » sur la
base de « l‟appréciation de deux éléments (variant et constant) à la fois » (Cours I,
Riedlinger, p. 69). La mécanique en avait été exemplifiée comme suit :

[…] l‟unité <du mot est> associée immédiatement à ses analogues dans les différentes
séries possibles <dans deux séries au moins !>. <Ainsi quadruplex ne sera pas isolé dans
le classement intérieur mais sera rapproché> d‟une première série qui sera :

I
quadru]pes
quadri]frons
quadr]aginta

puis d‟une autre

II
triplex
simplex
centuplex

Nulle part l‟identité ne peut être complète (on aurait alors le même mot !) mais le
rapprochement se fait au nom d‟une communauté de forme et de sens qui n‟est que
partielle. (Cours I, Riedlinger, p. 67)

C‟est cette capacité d‟association « ordinaire » qui, grâce à la confrontation de « deux


éléments (variant et constant) à la fois », permet l‟analyse dont la contrepartie est la
détermination de l‟ensemble des unités et des sous-unités de la langue. (Nous ignorons si
nous arrivons à bien le dire en français, mais il ne faudrait pas entendre par là que
l‟analyse permise par l‟association ordinaire sert à établir le système d‟unités : ces unités
et ces associations ne font qu‟un seul phénomène et ne peuvent être découvertes que
140
simultanément : unités, associations et analyse constituent des phénomènes co-
déterminables : il n‟y aurait donc pas de donnée primaire.) Une association – la chose est
évidente – ne peut qu‟intervenir entre deux ou plusieurs unités. Or, d‟où sortent ces
unités ? De l‟analyse opérée de manière involontaire par la conscience des sujets parlants.
Et comment procède cette analyse ? Par confrontation des séries qui, en tant que telles,
constituent des associations d‟unités. L‟explication est donc récursive, et chaque élément
comprend le reste des éléments :

La comparaison [des séries établies par association « ordinaire », ES] aboutit à l‟analyse
et il <en> résulte <des éléments qui sont perçus par la conscience de la langue> […]
(Cours I, Riedlinger, p. 70)

C‟est donc l‟association « ordinaire » qui constitue, semblerait-il, du moins dans les
langues flexionnelles, la charpente qui soutient l‟ensemble. L‟association « unilatérale »,
opérée de manière intuitive sur des éléments entièrement dissemblables au plan de la
forme (exclusivement fondée, donc, sur la considération des critères sémantiques, « par le
sens seul » [cf. Cours I, Riedlinger, p. 69]), n‟y interviendrait – si elle existe – que de
manière périphérique. Tous les exemples de Saussure semblent aller dans ce sens :

Tout mot se trouvera au point d‟intersection de plusieurs séries d‟analogues :

Cette étoile variera, mais s‟imposera toujours pour l‟analyse du mot :

On trouverait d‟autres <séries> encore. C‟est la combinaison <involontaire> de ces


formes <qui fournira> la conscience de plusieurs parties dans le mot. (Cours I,
Riedlinger, pp. 68-69)

141
Il s‟agit donc toujours du même phénomène : l‟appréciation de deux éléments, l‟un
constant, l‟autre variable, permet d‟associer « legi-tis », « legi-mus », « legi-to » d‟un
côté ; « habe-mus », « legi-mus », « dici-mus » de l‟autre. Il n‟est pas difficile de dessiner
l‟« étoile » correspondant à l‟exemple antérieur :

L‟existence de ce système d‟associations « ordinaires » semblerait donc être


essentielle à la structuration des langues.
Qu‟en est-il, alors, de l‟association « unilatérale » ? Si elle existe en tant qu‟élément
linguistique, il faut bien qu‟elle ait une fonction. Il faut bien, en d‟autres termes, qu‟il
existe des phénomènes qui ne s‟expliquent que par sa présence. En ce qui nous concerne à
présent : si elle existe comme étant distincte de l‟association dite « ordinaire », cela doit
vouloir dire qu‟elle n‟est pas réductible à cette dernière. L‟association « unilatérale »
devrait donc avoir une fonction spécifique dans le système. Laquelle ? Son activité n‟est
pas requise, semblerait-il, dans l‟établissement des unités et sous-unités linguistiques, car
elle ne permet pas l‟analyse, pièce fondamentale de l‟appareil récursif considéré ci-dessus
(association, analyse, délimitation/détermination des unités). Serait-elle donc un élément
négligeable (ou absent) du mécanisme de la langue ? Serait-elle un phénomène purement
psychologique et comme tel étranger aux intérêts du linguiste ? Si la réponse est « oui »,
pourquoi alors Saussure la considère ? Si la réponse est « non », pourquoi son existence
est-elle nécessaire ?

Justification conjecturale des hésitations de Saussure

Afin de faciliter l‟analyse, nous émettrons l‟hypothèse suivante, suggérée par les
exemples précédemment examinés mais entièrement instrumentale (et peut-être fausse) :
la fonction de l‟association « unilatérale » serait limitée à intégrer dans la structure de la
langue les unités et les sous-unités non susceptibles d‟association « ordinaire », et donc

142
non analysables. Ainsi, si c‟est l‟association « ordinaire » qui permet, sur la base de
« l‟appréciation de deux éléments (variant et constant) à la fois », le « rapprochement »
entre ces formes verbales latines et qui fait tenir le système (par l‟argument récursif que
l‟on a signalé plus haut), ce serait l‟association « unilatérale » qui permettrait d‟enchâsser
dans le système des formes telles que « sum », « eo », ou « tuli », et de tenir ensemble
toutes les unités et les sous-unités non susceptibles d‟êtres encadrées par l‟association
« ordinaire ».
Reprenons, par exemple, modifié et simplifié, le cadre des associations « ordinaires »
centrées sur la forme latine « legimus » :

lego
legis
legit
volemus capimus legimus audimus imus sumus
legitis
legunt

La forme « legimus » se trouve, selon la formule de Saussure, « entourée » (cf. Cours


I, Riedlinger, p. 98 [cf. ci-après, p. 153]) de formes partiellement identiques (un élément
constant, un élément variant) aux plans formel et sémantique107 qui déterminent, si l‟on
peut dire, sa place dans le système. Si l‟on nous demandait d‟insérer dans ce cadre la
forme « audit », par exemple, nous n‟hésiterions guère : sa place est tout aussi fermement
déterminée que celle de la forme « legimus » :

lego
legis
legit audit
volemus capimus legimus audimus imus sumus
legitis
legunt

Comment a-t-on procédé ? Par confrontation de séries, comme l‟indiquait Saussure.


Cette simple confrontation nous a permis, d‟abord, d‟analyser la forme « audit » en deux

107
« Il ne faudrait pas verser dans [cette] sorte d‟oubli : […] dans toute association de formes le sens y joue
son rôle » (Cours I, Riedlinger, p. 66).
143
éléments : « audi » et « -t »108. La considération de la forme « audi- » nous indiqua
ensuite quelle était la colonne où l‟on devait insérer notre forme : la même que la forme
« audi-mus », dont le premier élément est commun. L‟observation de la forme « -t »,
enfin, nous servit à préciser la position dans cette colonne : à la même hauteur que
« legit », dont le second élément est commun. Il s‟agit donc d‟un cas d‟association
« ordinaire », fondée sur l‟appréciation de deux éléments (l‟un constant, l‟autre variant)
« de sens et de forme » : « audi- » et « -t ».
Qu‟en serait-il, dans ce schéma, de la détermination de la place de la forme « eo », ou
de celle de la forme « es » ? Leur position ne serait pas moins rigoureusement fixée. Un
Romain au siècle d‟Auguste n‟aurait pas hésité une seconde à les situer :

lego eo
legis es
legit audit
volemus capimus legimus audimus imus sumus
legitis
legunt

Comment a-t-il procédé ? Il a pu avoir recours, d‟abord, par simple confrontation des
séries, à l‟analyse de ces formes en « e-o » et « e-s », et en déduire en conséquence leur
position : la première en première position, à la même hauteur que « leg-o » ; la deuxième
en deuxième position, à la même hauteur que « leg-i-s ». Mais comment a-t-il choisi la
colonne ? Sans avoir aucunement besoin de prendre appui sur la « forme », il a eu le
sentiment que la première appartenait à la même colonne que « imus », la deuxième à la
même que « sumus ». Ces deux associations, « es ~ sumus » et « eo ~ imus »,
constitueraient ainsi des exemples d‟association « unilatérale », établie exclusivement
suivant des critères sémantico-fonctionnels. Par le même principe le Romain en question
intégrera à ce cadre des formes telles que « tuli », « vult » ou « fuerit », et un français
saura, sans nullement pouvoir s‟en expliquer sur la base de critères formels (dans le sens
que Saussure donne à « forme » dans ces pages [cf. supra]), où positionner « je vais »,
« j‟irai » et « j‟allais » dans le système verbal de sa langue.

108
La délimitation correcte serait en réalité « aud- » « -i- » « -t ». Nous simplifions.
144
Ces deux types de rapports associatifs, ainsi, établis les uns suivant des critères
sémantico-fonctionnels et formels (« association ordinaire »), les autres suivant
exclusivement des critères sémantico-fonctionnels (« association unilatérale »), devraient
pouvoir rendre compte de la totalité des rapports existant entre les termes appartenant à
une même langue. N‟importe quelle case – dans ce système verbal latin, par exemple,
dont nous venons de dessiner une petite région – sera donc susceptible d‟être associée,
par l‟un ou l‟autre mécanisme, à d‟autres cases, d‟où il résultera la détermination exacte
de sa position dans le système.
Ces deux mécanismes seraient donc tous deux actifs et présents – à différents degrés
selon les différentes langues109 – à la conscience des sujets parlants (à la langue), mais
seulement l‟association « ordinaire », insistons là-dessus, rendant possible l‟analyse et
permettant ainsi de dégager les unités et les sous-unités, peut être à l‟origine du
mécanisme récursif évoqué plus haut. Seule la faculté de relier les unités suivant une
correspondance partielle « de sens et de forme » permettra de diviser et donc de délimiter
les unités. L‟association « unilatérale », si elle existait dans une langue à l‟état pur, ne le
permettrait pas.
Cela étant dit, on notera, en prêtant attention aux hésitations de Saussure, que l‟on
pourrait contester l‟hypothèse de l‟existence de rapports établis sur la seule base des
considérations sémantico-fonctionnelles (association « unilatérale »). On pourrait
prétendre, en effet, que les unités susceptibles d‟association « unilatérale » ne seraient, à y
regarder de plus près, que des sous-unités dégagées de l‟analyse d‟unités plus complexes,

109
Saussure indiquera en effet, dans son troisième cours, qu‟il serait possible d‟établir des degrés
d‟analysabilité dans les différentes langues. Les langues indo-européennes seraient ainsi à rapprocher du
pôle d‟analysabilité maximal, tandis que le chinois, par exemple, s‟approcherait du pôle minimal. Ces deux
pôles seront nommés par Saussure, très significativement, « élément grammatical » et « élément lexical » :
le chinois serait ainsi plus « lexical » et moins « grammatical » que le français (cf. Cours III, Constantin, p.
258). Cette précision est fort intéressante, car elle suggère que seul le phénomène des associations
« ordinaires » aurait à voir avec la « grammaire ». Une langue où la totalité des signes seraient
inanalysables (modèle parfaitement possible d‟un point de vue strictement logique), où toutes les
associations se feraient suivant la voie « unilatérale », une langue où l‟élément « lexicologique » serait donc
pur – comme celle imaginée par le personnage de « Funes el memorioso », de J. L. Borges –, ne
comporterait pas de grammaire. Il faudrait seulement voir si l‟on pourrait appeler cela « une langue ». Cette
hypothèse sera analysée en annexe (dans la version définitive).
145
relevant donc toujours de l‟association « ordinaire ». On pourrait prétendre, en d‟autres
termes, que si l‟esprit est capable d‟établir une certaine association entre les formes
« possum » et « volo », par exemple – formes qui, si l‟on dessinait le tableau complet du
système verbal latin, seraient positionnées à la même hauteur –, c‟est parce que ces
formes ont fait (ou pourraient faire) partie d‟unités plus larges, telles que, par exemple (je
demande pardon à Virgile) : [karminakanereposum] (« carmina canere possum ») et
[karminakanerewolo] (« carmina canere volo »), dont la confrontation et « l‟appréciation
de deux éléments (variant et constant) à la fois » aurait permis l‟analyse et le dégagement
des formes en question (« volo ~ possum »). Par exemple :

Si cet argument était valide, le recours à l‟hypothèse de l‟existence du phénomène de


l‟association « unilatérale » ne serait donc pas nécessaire : l‟entièreté des associations
existant dans une langue serait explicable suivant les critères de l‟association
« ordinaire » – sur la base, donc, de la confrontation de séries fondées sur une identité
(partielle) autant sémantique (cela n‟est nullement mis en doute) que formelle.
Est-ce en raison de cet argument que Saussure hésitait à accepter ouvertement le
mécanisme des associations « unilatérales » ? On ne le saura jamais. Cet argument semble
en tout cas compatible avec les élaborations que nous avons parcourues : la détermination
des unités et des sous-unités relèverait donc toujours de l‟association « ordinaire » ;
l‟association « unilatérale » serait un phénomène à délaisser – ou, du moins, un
phénomène dont la fonction linguistique serait moins facilement déterminable.

Cette hypothèse ne devrait pas, cependant, recevoir plus d‟importance qu‟elle ne le


mérite. Le rôle que nous lui assignons est celui de cause possible des hésitations de
Saussure, qui semble avoir beaucoup réfléchi sur ce qu‟il avançait à propos de la
détermination des unités et qui semble avoir soupesé toutes les alternatives théoriques
possibles. Il est intéressant de signaler à ce propos, que – comme le lecteur n‟a sans doute
pas manqué de le repérer – dans l‟analyse menée dans ce chapitre on a eu recours à des
146
critères relevant de la méthode distributionnelle (dont l‟argument antérieur constitue l‟a b
c), à des critères fonctionnalistes (un élément se définit par sa fonction) et à des positions
formulées par la glossématique (un élément se définit par l‟ensemble des rapports qu‟il
entretient avec le reste des éléments)110. Les principes sur la base desquels ces trois
positions théoriques se sont érigées auraient donc bien une place dans la réflexion de
Saussure (les deux dernières s‟en réclament explicitement). Mais Saussure n‟assume
jamais – et ce « jamais » j‟aimerais pouvoir l‟écrire en rouge – une position exclusiviste :
il fait appel à des critères que l‟on appellerait, aujourd‟hui, distributionnels, mais il ne fait
pas l‟économie du recours à des aspects sémantico-fonctionnels, ce que le structuralisme
américain s‟interdisait formellement ; il fait appel à l‟aspect fonctionnel des unités, mais
la fonction dont il parle semble aller au-delà de la fonction purement distinctive mise en
avant par le fonctionnalisme pragois111. Il évoque les rapports existant entre les éléments
du système, et les met même en première place, mais sans s‟interdire de faire appel à des

110
Les approches méthodologiques mises en avant par ces trois courants n‟ont été touchées que de manière
grossière, bien entendu. Par « distributionnalisme » nous entendons la méthode développée par le
structuralisme américain issu des travaux de Léonard Bloomfield (cf. Bloomfield, 1933) et formalisée par
Zellig Harris (maître de Chomsky), Rullon Wells (auteur d‟une très intelligente étude sur Saussure [cf.
Wells, 1947]) et Charles Hockett (cf. Dubois & Dubois Charlier, 1970 ; Harris & Balagna, 1970 ; Fischer-
Jørgensen, 1949 et 1970 ; Arrivé & Chevalier, 1970, pp. 213-268). Par « fonctionnalisme » nous faisons
allusion à la méthode, centrée au départ sur le domaine phonologique, développée notamment par
Troubetzkoy (1939 [1949]), Roman Jakobson et le Cercle Linguistique de Prague (cf. Faye & Robel, 1969 ;
Fontaine, 1974) et, en France, avec quelques divergences, par André Martinet. La méthode à été étendue au
plan sémantique par Luis Prieto (cf. Prieto, 1960). Par « glossématique » nous faisons allusion,
évidemment, à la théorie élaborée par Louis Hjelmslev et le Cercle Linguistique de Copenhague (cf.
Hjelmslev, 1943). Une étude comparative de ces trois écoles et de leur position relative à la théorie de
Saussure, schématique mais très utile, a été présentée par Ducrot et Todorov dans leur Dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage (cf. Ducrot et Todorov, 1972, pp. 29-55). Des études étendues à la
réception des idées saussuriennes au-delà des frontières de la linguistique ont été risquées par Jean-Claude
Milner (2002) et par Roy Harris (cf. Harris, 2003). Anne-Gaëlle Toutain prépare une thèse monumentale
(environ 2000 pages) sur la réception des idées saussuriennes par A. Martinet, L. Hjelmslev, R. Jakobson et
É. Benveniste ; elle sera livrée à la science en automne 2010.

111
Notons – ce qui est très souvent oublié – que cette fonction n‟est pas la seule reconnue par la phonologie
pragoise, qui admet au contraire également une fonction « culminative », une fonction « délimitative », etc.
(cf. Troubetzkoy, 1939 [1945, pp. 32 sqq] ; cf. Vachek, 1959, p. 34).
147
aspects substantiels. Il est donc en fin de compte possible de repérer chez Saussure des
ancrages solides des positions d‟un Jakobson ou d‟un Hjelmslev (qui reste, à notre avis, le
continuateur le plus conséquent des arguments saussuriens), ou des similarités avec un
Bloomfield, mais la théorie de Saussure ne saurait être réduite à aucune de ces positions.

Dans ce sens, et puisque l‟on vient de considérer une hypothèse qui apparaît fort
proche des thèses distributionnalistes, nous aimerions nous arrêter un instant sur l‟écart
(infranchissable) qui existe entre ces dernières et la position de Saussure. La remarque ne
sera pas vaine. Elle aidera au contraire à préciser ce que nous nous proposons de montrer
dans ce chapitre, et à expliquer, en même temps, pourquoi ces deux protocoles
analytiques (l‟un « objectif », assumé par le grammairien ; l‟autre « subjectif », opéré
intuitivement par le sujet parlant), fondés l‟un et l‟autre « sur la même méthode
(confrontation de séries) », étaient considérés par Saussure comme ne présentant « aucune
correspondance » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 85 [cité supra]).
L‟élément qui rend infranchissable l‟écart entre la position de Saussure et le
distributionnalisme américain est le recours, que Saussure entend être incontournable, à
la conscience des sujets parlants, et plus précisément au « sens » par eux sanctionné, dans
la détermination/délimitation des unités. L‟existence d‟un élément linguistique implique
non seulement qu‟il soit délimitable (par confrontation de séries, par exemple), mais elle
nécessite également d‟être reconnue comme telle par le sujet parlant :

Exister <pour> un élément linguistique c‟est être délimité <d‟avant en arrière ou


inversement> avec une valeur <le sens net> que lui attribue le sujet parlant. (Cours I,
Riedlinger, p. 83 [nous soulignons, ES])

C‟est précisément le manque de cet élément (le « sens net » qu‟attribue112 le sujet
parlant aux éléments linguistiques) qui fait que les reconstructions « objectives » et
« logiques » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 71) des grammairiens (des grammairiens, qui,
travaillant sur la reconstruction de langues mortes se trouvent continuellement face à ces

112
Nous attirons dès à présent l‟attention du lecteur sur ce terme, que l‟on rencontrera plus d‟une fois dans
les arguments de Saussure et qui jouera un rôle crucial dans l‟argumentation de cette thèse.
148
circonstances) puissent diverger de l‟analyse « subjective », effectuée intuitivement par le
sujet parlant d‟après ce qu‟il ressent :

Entre l‟analyse subjective des sujets parlants eux-mêmes (qui seule importe !) et l‟analyse
objective des grammairiens il n‟y a donc aucune correspondance, quoiqu‟elles soient
fondées toutes deux en définitive sur la même méthode (confrontation de séries). <Si le
grammairien opère subjectivement et objectivement il n‟arrive pas au même résultat et
l‟on peut> dire dans ce cas qu‟une des deux analyses ne se justifie pas. (Cours I,
Riedlinger, p. 85)

Il arrivera dans certains types de langues que l‟analyse des grammairiens se présentera
sans résidu, sans bavure : <c‟est le cas pour le grec>. Mais <il faut> nous demander
combien d‟éléments si facilement dégagés étaient réellement ressenties par les Grecs et
jusqu‟à quel point leur analyse involontaire coïncidait avec l‟analyse rigoureuse, si
satisfaisante des grammairiens […] (Cours I, Riedlinger, p. 84 [nous soulignons, ES])

L‟insistance de Saussure sur la nécessité de cet élément est constante. Il la répète sans
cesse tout au long de ce cours, particulièrement dans le chapitre consacré aux
« changements analogiques » (d‟où l‟on a tiré la plupart des passages examinés [cf. Cours
I, Riedlinger, pp. 55 sqq]). Le mécanisme de l‟analogie est précisément l‟élément qui
devrait pouvoir suppléer, dans l‟étude des langues anciennes, l‟absence de « sujets
parlants » capables de répondre si telle ou telle délimitation est légitime, si telle ou telle
unité, dirait-on, fait sens. La démarche saussurienne ne saurait donc point être réduite à
un distributionnalisme avant la lettre113.

113
Robert Godel et Henri Frei se sont prononcés explicitement (et très clairement) sur l‟écart existant entre
les thèses distributionalistes et la méthode d‟analyse et délimitation Saussuriennes. Leur position, cela va de
soi, était contre le distributionnalisme et en faveur de Saussure. Frei eut même le courage d‟envoyer ses
contributions chez ses antagonistes : il publia tous ces articles dans Word (cf. Frei, 1948 ; Frei, 1954 ;
Godel, 1966 ; Godel, 1978 ; cf. aussi Leeman, 1973, Santacroce, 1999 ; Arrivé & Chevalier, 1970, pp. 249-
268).
149
4.2.8.1 Rapports intuitifs vs rapports discursifs

Une fois fermée cette parenthèse, qui nous a servi à accentuer la revendication par
Saussure de cet élément sémantique Ŕ « attribué par le sujet parlant » – comme pièce
inéluctable dans la mécanique des associations, on peut reprendre l‟analyse au point où
nous l‟avons suspendue, à savoir là où Saussure s‟interrogeait sur les modalités possibles
d‟association entre les termes : l‟association « ordinaire » était donc reconnue sans
ambages par Saussure, sur l‟existence du versant « unilatéral » il semblait moins
convaincu.
Cette réflexion concernant les rapports associatifs, qui, loin d‟opposer, relient les
termes d‟une langue (que l‟on accepte l‟hypothèse de l‟existence d‟un versant
« unilatéral » ou pas), anticipe et explique, disait-on, la distinction fondamentale établie
par Saussure entre rapports « associatifs » et rapports « syntagmatiques ». La formulation
de ces deux derniers concepts, en effet, exposés pour la première fois dans ce premier
cours (quoique non encore ainsi nommés), survient tout naturellement à la suite des
considérations portant sur les conditions de possibilité (et sur les conséquences) de
l‟appareil de rapports associatifs que nous venons de parcourir. Comme nous l‟avons vu,
c‟est l‟activité involontaire (et inconsciente) à la base de cet appareil qui expliquait
l‟analysabilité et donc la délimitabilité des unités et des sous-unités linguistiques :

La comparaison [des séries établies par association « ordinaire », ES] aboutit à l‟analyse
et il <en> résulte <des éléments qui sont perçus par la conscience de la langue,> tantôt un
radical, tantôt un suffixe, etc. (Cours I, Riedlinger, p. 70)

Or ce n‟est pas qu‟un simple catalogue d‟unités, comme Saussure s‟empresse de


l‟affirmer, que l‟on obtient de (ou qui se fonde sur) cette analyse effectuée fondée sur des
associations (ordinaires), mais également les valeurs syntactico-fonctionnelles,
inséparables de ces unités :

[…] il faut ajouter quelque chose aux différentes unités de la langue. Quand la langue
aura perçu par les rapprochements indiqués les unités qui sont dans « signifer » elle ne
dira pas une autre fois à l‟occasion d‟une formation nouvelle : fer-signum. En effet autre
chose <que les unités> se dégage du rapprochement : c‟est l‟ordre, la suite, la séquence
des éléments. Cette question de l‟ordre des sous-unités dans le mot se rapporte
150
exactement à <celle> de la place des mots dans la phrase : c‟est de la syntaxe, même
quand il s‟agit de suffixes : c‟est une autre espèce de syntaxe, mais c‟en est une tout de
même. (Cours I, Riedlinger, p. 70 [nous soulignons, ES])

L‟information concernant l‟« ordre », la « suite » ou la « séquence » (relevant d‟une


« espèce de syntaxe ») découle, donc, en même temps que les unités – auxquelles elle
reste attachée, si l‟on peut dire, en tant que caractère constitutif –, de cette espèce de
« rapprochement » que Saussure appelle association « ordinaire ». C‟est ce mécanisme
analytique récursif que nous avons évoqué plus haut (fondé sur l‟existence des
associations dites « ordinaires ») qui permet l‟analyse de ce qui, justement, devenant
analysable, devient en même temps un syntagme, c'est-à-dire un arrangement quelconque
d‟unités114.
Cet élément de l‟argument ne sera jamais, dans les élaborations que Saussure se verra
amené à entreprendre dans les deuxième et troisième cours, explicité de manière aussi
nette, mais il apparaît ici clairement qu‟au moment où il se voit contraint de poser la
distinction fondamentale entre deux types fondamentaux de rapports (ce qu‟il fera, à la
suite du fragment précédent, dans le passage que nous reproduisons ci-dessous), Saussure
a conscience du fait que le tout serait réductible, en dernière instance, à une théorie des
associations, qui seraient au fond la garantie, l‟explication et la cause aussi bien du fait
que des unités existent (en tant qu‟entités délimitables) que du fait que l‟« ordre » compte
dans la langue.
Sur cet « ordre », donc – qui « remonte » à (et relève de) ce « principe élémentaire et
puéril » qui est le « caractère linéaire de la langue » (Cours I, Riedlinger, p. 70) –, sur
cette « espèce », donc, « de syntaxe », se fonde ce que Saussure appelle, ici encore,
« ordre discursif », rebaptisé plus tard « syntagmatique », et qui s‟oppose à ce qu‟il
appelle, ici encore, « ordre intuitif », rebaptisé plus tard « associatif » :

[…] il y a> deux ordonnances correspondant à deux sortes de relations : d‟une part il y a
115
un ordre discursif , qui est <forcément> celui de chaque unité <dans la sphère de la

114
Nous adoptons ici, afin de faciliter l‟exposé, une approche méthodique, externe et fausse du mécanisme
à décrire. Dans la conscience des sujets parlants, les unités ne « deviennent » pas des syntagmes, elles ne
« deviennent » pas analysables. Ces éléments font partie d‟un seul et même tout qui est la structure de la
« langue ».
151
phrase ou dans le mot (signi-fer), puis un autre, <l‟> ordre intuitif115, <qui est celui des
associations (comme signifer, fero etc.) qui ne sont pas dans le système linéaire116, mais
que l‟esprit embrasse d‟un seul coup.> (Cours I, Riedlinger, p. 70)

Il y aurait donc « deux ordonnances correspondant à deux sortes de relations ». Doit-


on comprendre « deux ordonnances », c'est-à-dire « deux types de relations » ? Ou plutôt
deux « ordonnances » et « deux sortes de relations » ? Il semblerait que l‟idée visée, ici,
est la seconde. Il y aurait deux types de rapports entre les termes (deux ordonnances) : a)
des rapports existants entre les unités « dans la phrase ou dans le mot (signi-fer) »,
relevant du « principe élémentaire et puéril » du caractère successif des manifestations
linguistiques (des langues naturelles) ; b) des rapports que « l‟esprit embrasse d‟un seul
coup », dont les éléments ne sont pas simultanément présents dans une chaîne et qui ne se

115
La notion d‟« ordre discursif » n‟est pas à confondre avec la notion de « parole », ni celle d‟« ordre
intuitif » avec la notion de « langue » : Saussure prend soin de préciser que ces deux « ordres » existent
« <aussi bien à> l‟intérieur <dans le cerveau que dans la sphère de la parole> » (Cours I, Riedlinger, p. 70).
René Amacker a bien capté cette non équivalence des les dichotomies « langue-parole » et « ordre intuitif –
ordre discursif » (cf. Amacker 1975, p. 140).

116
Michel Arrivé s‟interrogeait, avec une perplexité pleinement justifiée, sur les conditions de possibilité
d‟une telle formule (reprise telle quelle dans le CLG, p. 170) entendue au sens littéral : « Un « système »
pourrait donc être « linéaire », dans le sens spécifique qui a été conféré par Saussure à ce mot ? » (Arrivé,
2008, p. 62). René Amacker en donna, me semble-t-il, une interprétation judicieuse. Tout ce que Saussure
voulait dire, à son avis, lorsqu‟il parlait de « système linéaire de la langue », c‟est que « tout ce qui
appartient au système de la langue devra trouver le moyen de se projeter (au sens géométrique en quelque
sorte) sur la ligne du signifiant » (Amacker, 1974, p. 137). Ainsi entendue, cette « linéarité de la langue »
constituerait, en effet, selon Amacker, le principal caractère distinctif des « systèmes proprement
linguistiques » par rapport aux « systèmes sémiologiques » au sens large (cf. Amacker, 1974, pp. 129 sqq).
Cette lecture, sans doute pertinente, est pourtant en conflit avec une deuxième observation d‟Arrivé :
pourquoi le « système » doit-il se projeter sur la ligne du signifiant ? On connaît la réponse de Saussure :
« cela découle de ce qu‟il [le signe = signifiant, ES] est acoustique (il se déroule dans le temps qui n‟a
qu‟une dimension linéaire, une seule dimension) » (Cours III, Constantin, p. 222 [k3, p. 77]) ; « la matière
phonique [dont se sert la langue, ES] n‟admet pas la simultanéité » (Cours II, Riedlinger, p. 21 [cf. aussi p.
23]). Or la « matière phonique » était explicitement rejetée par Saussure du champ de la linguistique (le
signifiant est une « image acoustique », non une substance). Cette contrainte ayant été enlevée, on ne voit
plus pourquoi, d‟un point de vue strictement théorique, un système sémiologique devrait forcément se
traduire sur une ligne (cf. Arrivé, 2007, p. 60).
152
voient donc pas concernés par l‟impératif de la successivité. Suivant ces deux ordres de
rapports, il se produirait « dans l‟esprit » (« dans la conscience de tout le monde ») deux
types d‟associations entre les termes :

b1) un type d‟association qui se ferait en tenant compte de la coprésence (et donc de la
combinaison, et donc de l‟analysabilité) des unités, et suivant lequel « fabrica »
sera rapproché de « faber » : ce serait ce que Saussure nommait « association
ordinaire ». Son essence exige que les termes associés soient composés d‟au moins
deux sous-entités. Autrement dit : elle opère sur des syntagmes (au sens
Saussurien).
b2) un type d‟association qui se fait sans tenir compte de la coprésence des unités (et
donc sans tenir compte de leur analysabilité), où les unités sont associées
intuitivement à d‟autres unités et suivant laquelle « signifer » est rapproché de
« fero », selon l‟exemple donné à présent, ou « lupis » est rapproché de
« regibus », selon l‟exemple antérieur : ce serait l‟association « unilatérale ». Les
termes associés ne seraient pas nécessairement, dans ce cas, composites.

C‟est justement de ce dernier type d‟association que Saussure affirme qu‟il n‟est pas
repérable « dans le système linéaire ». En d‟autres termes : il n‟est pas possible d‟en
suivre les traces au niveau de la chaîne effective, au niveau de la phrase, au niveau
syntagmatique, au niveau de la forme.
On notera en passant que Saussure n‟évoque pas, ici, le modèle « distributionnel » que
nous avons proposé plus haut, et semble donc accepter que les associations
« unilatérales » existent dans la langue. Les associations « intuitives », que l‟esprit
« embrasse d‟un seul coup », sont celles qui ne sont pas susceptibles d‟être discernées,
expliquées ni fondées dans le « système linéaire », c'est-à-dire dans la chaîne discursive.
Toujours est-il que ces « associations », qu‟elles soient opérées en considération
d‟éléments coprésents dans la chaîne discursive ou de manière purement intuitive,
doivent nécessairement différer des simples et purs rapports oppositifs, et ceci nous
confirme, si besoin était, l‟existence d‟une notion de « système », différente de celle que
nous avons décelée auparavant, dans les textes antérieurs à 1897, sous l‟espèce des
« systèmes d‟oppositions ». Nous sommes en effet devant les premières élaborations du
concept de « système » entendu comme « mécanisme grammatical », tel qu‟il sera défini

153
à la fin du troisième cours (voir infra [cf. CLG/E 2119]). Non que la notion de
« grammaire » ou de « mécanisme grammatical » soit pour la première fois envisagée par
Saussure. Mais, sauf erreur, jamais, avant ce premier cours, cette notion n‟avait été
appelée (ni rapprochée du concept de) « système ».

Il nous reste à examiner quatre occurrences de ce terme dans ce premier cours. Les
trois premières nous donneront l‟occasion de préciser les notions de « solidarité » et de
« contemporanéité » (« synchronicité »), et nous permettront de mieux cerner
l‟articulation du modèle dont nous sommes en train de rassembler les premiers éléments
avec la notion saussurienne de « grammaire ». La dernière, où Saussure insiste sur le
modèle de système dit « d‟oppositions », servira de contraste avec les arguments
précédents : ce sera l‟occasion de tisser une conclusion provisoire.

4.2.9 Deux modèles de « solidarité »

Après l‟examen du passage où apparaissait le « système linéaire », donc, qui nous a


donné l‟opportunité de relever les premières ébauches de conceptualisation de ceux qui
seront plus tard les rapports « associatifs » et « syntagmatiques », l‟occurrence suivante
du terme « système » se trouve, dans les notes de Riedlinger, à la page 98, où il est
question du rôle conservateur de l‟analogie. L‟intérêt de ce passage réside dans
l‟évocation de l‟idée de « solidarité », inhérente, en réalité, à toute espèce de « système »
(cf. Lalande, 1926, pp. 1096-1097 [cité supra, pp. 48-49]), mais qui pourrait être
entendue, chez Saussure, compte tenu de la distinction que nous tentons d‟en établir entre
deux configurations divergentes, avec des connotations dissemblables.
A la page 98, donc, Saussure affirme ceci :

Septem est une forme isolée tandis que agunt est encadré dans un système, est solidaire de
formes comme dicunt, agitis, etc. […] (Cours I, Riedlinger, p. 98)

La notion de « système » à l‟œuvre dans ce fragment est représentative, encore une


fois, du modèle « de rapports », différent d‟un pur « système d‟oppositions », que nous
nous efforçons d‟accentuer dans ce chapitre. L‟argument est exactement le même que

154
celui que nous avons déjà examiné. On pourrait substituer « agimus » ou « agunt » à
« legimus » au centre de l‟étoile figurant à la page 68 (cf. supra, p. 140) : on obtiendrait le
« cadre » systématique dont Saussure parle à présent :

Le « système » qui « encadre » la forme « agunt » est donc l’ensemble de rapports


associatifs qui relient (qui unissent) cette forme à d’autres formes, et c‟est dans ce sens
que ces formes sont « solidaires »117. Cette « solidarité » consiste donc dans cette espèce
de force centripète qui, sur la base de l‟existence d‟un élément commun, réunit ces termes
les uns avec les autres et fait qu‟ils forment, dans un ensemble constitué d‟un nombre
d‟éléments plus important, un ensemble particulier – ce que Saussure nomme ici « un
système ». On aura noté que « septem », déjà, qui appartient au système « langue latine »
au même titre que « agunt », ne fait pas partie du « système » de termes « solidaires » qui
entoure cette dernière forme. Entre « agunt », « dicunt » et « agitis » (et le reste des
formes participant de ce « système ») il existe donc quelque chose qui les rassemble – ce
qui les distingue de termes comme « ultimus », « hunc », « civis » ou « spes », qui, faisant
partie d‟un ensemble auquel les premières formes appartiennent également (le
système « langue latine »), se trouvent organisés, si l‟on nous permet de poursuivre la
métaphore, dans des galaxies associatives distinctes.

117
Cette remarque sert à Saussure pour expliquer le fait que certaines formes ainsi « entourées » d‟un
« système » soient protégées (« sauves », « préservées », dit Saussure [cf. Cours I, Riedlinger, pp. 97-98)
contre les changements phonétiques – qui agissent sinon, selon la métaphore mise à la mode par les
néogrammairiens, de manière « aveugle » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 37). C‟est ce que Saussure appelle la
« force statique » (conservatrice) de l‟analogie – par opposition à la « force dynamique » (innovatrice), dont
l‟action corrige l‟évolution accomplie suivant (expliquée par) les lois phonétiques (cf. Cours I, Riedlinger,
p. 98). Dans ce contexte, Saussure émet la septième occurrence de « système » dans ce premier cours, que
nous donnons ici par souci d‟exhaustivité mais que nous n‟analyserons pas : « Ainsi, il y a deux conditions
exactement contraires pour la conservation des formes : ou bien l‟isolement complet (septem) ou bien le fait
d‟être encadré de très près dans un système qui n‟ayant pas été changé dans ses parties essentielles lui vient
constamment au secours (analogie latente) » (Cours I, Riedlinger, p. 98).
155
Ceci, qui pourrait paraître une banalité, ne l‟est point, et mérite au contraire d‟être
accentué, car d‟un système « d‟oppositions » l‟on pourrait aussi légitimement affirmer
que les éléments qui le forment sont « solidaires ». Dans ce deuxième cas il s‟agirait,
cependant, d‟une solidarité radicalement différente.
Dans un « système d‟oppositions », où il n‟y a que des « différences pures (sans
termes positifs) », un élément ne peut que s’opposer à d‟autres éléments, ce qui empêche,
déjà, de former des galaxies associatives. Or non seulement chaque élément, dans ce
modèle-ci, ne peut que s’opposer à d’autres éléments : dans cette configuration, chaque
élément s‟oppose inévitablement à tous les éléments118. C‟est dans ce sens, précisément
(et paradoxalement), que l‟on pourra dire que ces éléments sont « solidaires », en ce que
la détermination de n‟importe lequel d‟entre eux implique nécessairement (et demeure, en
négatif, exactement la même chose que) la détermination de l‟ensemble des éléments qui
ne sont pas lui. Si l‟on imaginait un tel système composé de quatre éléments, « a », « b »,
« c » et « d », les questions « qu‟est-ce que le terme a ? », « quelles sont les propriétés du
terme a ? », « où réside l‟identité du terme a ? », et toutes les questions dont on pourrait
espérer trouver une réponse, seraient satisfaites par une seule et même affirmation : « a
est ce qui n‟est ni b ni c ni d ». Ce qui pourrait être représenté de la manière suivante (où
le symbole ¬ signifie « ce qui n‟est pas ») :

a = ¬b, ¬c, ¬d
b = ¬c, ¬d, ¬a
c = ¬a, ¬b, ¬d
d = ¬a, ¬b, ¬c

118
Le recours à une opposition sélective serait en effet inenvisageable sans disconvenir de la prémisse de
départ, selon laquelle il n’y aurait que des différences. Admettre qu‟un groupe d‟éléments s‟opposeraient
entre eux mais non à tel ou tel autre élément du système impliquerait, comme nous l‟avons vu (cf. supra,p
p.117-118), d‟accepter que les éléments du premier groupe partagent quelque chose qui ne concerne pas le
reste des éléments. Et cela est impossible à justifier si l‟on ne dispose des critères externes à la prémisse de
départ, selon laquelle tout élément est « différent de » tout élément. Si deux éléments (a et b) sont groupés à
l‟exclusion d‟un tiers (b), ces deux éléments, qui, dès qu‟ils sont deux, sont nécessairement différents,
seraient moins différents entre eux que vis-à-vis du troisième. Et cela est inadmissible dans un système de
différences pures. A moins que l‟on arrive, sans évoquer autre chose que des différences, à répondre à cette
question : pourquoi l‟élément a est moins différent de l‟élément c que de l‟élément b ?
156
Les éléments appartenant à un tel système se trouveraient ainsi dans des circonstances
de « solidarité », si l‟on ose dire, parfaite, au point que n‟importe quelle variation à
l‟encontre de quelque élément que ce soit ne pourrait que retentir sur l‟ensemble, sans
exceptions. La disparition hypothétique de, par exemple, l‟élément « c », aurait pour
conséquence directe, automatique, immédiate et inéluctable une modification de la valeur
(de l‟identité, des propriétés, de l‟essence et de tout ce que l‟on sera autorisé à dire) de
chacun des éléments appartenant à ce système. Celle du terme « b », par exemple, ne
serait plus « ¬c, ¬d, ¬a », mais « ¬d, ¬a ». Et pareillement pour le reste :

a = ¬b, ___, ¬d
b = ___, ¬d, ¬a
__=___________
d = ¬a, ¬b, ___

Si l‟on voulait appeler cela de la « solidarité » – on pourrait parfaitement, et cela


constituerait même, à ce que nous croyons, l‟exemple le plus radical et le plus parfait de
« solidarité » que l‟on puisse imaginer – cette solidarité ressemblerait plutôt à une (ou
découlerait d‟une espèce de) force centrifuge. Chaque élément, dans ce modèle-ci, se
trouverait au centre d‟une étoile (pour rester près de la métaphore Saussurienne) qui
expulse, rejette, repousse tout ce qui n‟est pas lui – où « tout ce qui n‟est pas lui »
signifie : tous les éléments du système. Les branches de cette étoile seraient marquées par
une modalité de rapport formulable ainsi : « être différent de ».
La solidarité dont Saussure parle dans l‟exemple de la page 98 n‟est pas de ce type-ci.
Elle est même l‟exact opposé de ce modèle-ci. La forme « agunt » se trouve dans le
centre d‟une étoile qui attire toutes les formes qui partagent avec elle un élément commun
« de forme et de sens », et non « toutes les formes » tout court (cf. Cours I, Riedlinger, p.
68-69 [cité supra, p. 135]). Qui plus est : ces liens – associatifs donc, ayant quelque chose
d‟attracteur, nullement oppositifs – peuvent être « de plusieurs espèces ». C‟est ce que
nous avons trouvé confirmé dans l‟exemple d‟« hôtel ~ hôtelier ; hôtelier ~ chapelier » :

[…] pour hôtel, hôtelier <où l‟on sent quelque chose de commun, deux cases voisines>.
En même temps je puis me rendre compte que l‟association ne se borne pas là, <à sentir>
que quelque chose de commun existe entre chapelier et hôtelier, <mais je> comprends
que ces rapports et partant <les> associations <peuvent être> très différents, <ainsi> le
rapport <ne sera pas le même entre> chapelier et hôtelier <qu‟>entre hôtel : hôtelier et
chapeau : chapelier. (Cours I, Riedlinger, p. 66 [nous soulignons, ES])
157
De la même exacte manière que l‟on comprend que le rapport « chapelier ~ hôtelier »
n‟est pas du même type que le rapport « chapelier ~ hôtelier », on comprend que le lien
existant entre « agunt » et « dicunt » n‟est point le même que celui existant entre
« agunt » et « agitis », ou entre « agunt » et « agebant », ou entre « agunt » et
« agendum ». Dans cette étoile de séries associatives centrée sur la forme « agunt »,
chaque branche est marquée par un rapport distinct : celle à laquelle appartient
l‟association « agunt ~ dicunt » est constituée par la série de formes verbales partageant
aspect (indicatif), temps (présent), nombre (pluriel) et personne grammaticale (troisième
personne). La branche à laquelle appartient « agunt ~ agitis » est toute autre : elle est
constituée par la série des formes verbales appartenant au paradigme d‟un verbe
particulier (« ago »), dont elles partagent l‟aspect, le temps et le nombre, mais non la
personne grammaticale. Chaque association d‟une « forme » avec une « forme » se
laisserait détailler, ainsi, suivant une certaine composition d‟éléments communs, qui est la
base, justement, qui fonde l‟association119.

L‟ensemble de ces liens associatifs « de différentes espèces » par lesquels les formes
se trouvent être rassemblées – des liens que Saussure nommait, on s‟en souvient,
« grammaticaux » – relève donc, justement, de cet ordre de phénomènes que Saussure
appelait « grammatical » (Cours I, Riedlinger, p. 64 [cité supra]), auquel se rattache le
mécanisme de l‟analogie. Cet « ordre grammatical » recevra le nom de « système », pour
la première fois dans l‟œuvre de Saussure si nous avons bien lu, dans les dernières leçons
de ce premier cours de linguistique générale :

Les états de la langue contiennent tout ce qu‟on appelle ou devrait appeler grammaire ; la
grammaire en effet suppose un système d‟unités contemporaines entre elles. (Cours I,
Riedlinger, p. 102)

119
Plutôt qu‟à une étoile, le modèle de système dit « d‟oppositions » ressemblerait à une ligne : les éléments
ne bénéficient pas de deux (ni de trois ni de quatre ni de plusieurs) manières de s‟opposer : ils s‟opposent.
Point.
158
Trois idées centrales sont articulées dans cette formule : la notion d‟« état de langue »,
la notion de « grammaire », et celle de « système », mais la clé interprétative en est le seul
concept de « grammaire ». Sans la présence de ce terme, le passage aurait pu être ambigu.
Le système phonologique (au sens moderne) d‟une langue quelconque est bel et bien un
« système d‟unités contemporaines », et l‟on pourrait dire que ce système d‟unités
contemporaines constitue l‟« état » de la langue en question. Mais le système
phonologique d‟une langue n‟est pas sa grammaire. Non que le système phonologique
n‟ait rien à voir avec la grammaire. Ces deux systèmes sont évidemment articulés, mais
ils ne sont pas la même chose. Saussure parle donc ici de « grammaire », et c‟est la
grammaire qui est rapprochée ici du terme « système » :

[…] toute structure, tout système suppose des éléments contemporains, c‟est la grammaire
(Cours I, Riedlinger, p. 105)

C‟est très précisément ce qui constituera l‟objet de la « linguistique statique », que


Saussure propose dans la même leçon de baptiser « champ synchronique » des langues et
dont il regrette de ne pas pouvoir commencer l‟étude à ce moment-là : « elle fera plus tard
l‟objet », dit-il, « d‟un cours complet » (Cours I, Riedlinger, p. 102)120.

Le passage de la page 105 représente la dernière occurrence où le terme « système »


est explicitement employé en relation à la notion de « grammaire ». A la page 117 on
rencontrera le terme à nouveau, mais il sera cette fois-ci affecté au modèle dit
« d‟oppositions », comme cela avait été le cas dans la totalité des textes examinés avant
ce premier cours de linguistique générale, dès le Mémoire (1878) jusqu‟aux notes sur la
théorie des sonantes (1897). Avant de passer à l‟examen de cette dernière occurrence, il
conviendra donc de récapituler schématiquement les éléments que nous avons mis en
relief dans les pages qui précèdent, et qui constituent les principales lignes de ce
« système d‟unités contemporaines » que l‟on « devrait appeler », dit Saussure,
« grammaire » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 102).

120
Cette promesse ne serait malheureusement pas tenue : Saussure n‟a jamais fait, comme on le sait, un
cours complet de linguistique « statique ».
159
4.2.10 Récapitulatif - Conclusion préliminaire

Nous avons tenté dans ce chapitre d‟identifier une série d‟arguments qui, relevant de
ce que Saussure nommait « ordre grammatical », nous semblaient irréductibles à la
définition de « système d‟oppositions » que nous avons trouvée dans les analyses
précédentes, selon laquelle il n‟y aurait « que des différences pures (sans termes
positifs) ». Nous avons repéré, en premier lieu, l‟existence de « liens » susceptibles d‟unir
certains termes appartenant à une langue (à l‟exclusion d‟autres). Ces « associations »,
que Saussure nommait « liens grammaticaux », étaient établies sur la base d‟au moins un
élément commun (sans lequel aucun rapprochement d‟unités ne serait envisageable) « de
forme et de sens » (Cours I, Riedlinger, p. 67), ou de « sens seul » (Cours I, Riedlinger, p.
69). Concernant l‟existence de ce dernier type d‟association, la position de Saussure était
hésitante, mais cela n‟enlève rien au phénomène essentiel, que nous croyons pouvoir
arrêter dans cette formule : « dans toute association de formes le sens y joue son rôle »
(Cours I, Riedlinger, p. 66). Autrement dit : n‟importe quelle association entre « formes »
(dans le sens que « forme » acquiert dans ce cours) suppose la considération d‟une chose
autre que les « formes » elles-mêmes, à savoir « le sens » : toute « opération » d‟« ordre
grammatical » « implique que l‟on considère les formes conjointement aux idées qu‟elles
expriment » (Cours I, Riedlinger, p. 64). L’association des « formes » n’est donc pas, à
proprement parler, une association des « formes » (pures), mais une association d’entités
doubles, constituant elles-mêmes d’une alliance de « forme-sens ». Les conglomérats de
« liens grammaticaux » que nous avons rencontrés dans ce chapitre représentent des
séries, donc, de « signes », dans le sens que ce terme acquerra chez Saussure en mai 1911
(cf. CLG/E 1095).
On a vu également que ces séries relevaient de plusieurs « espèces », et supposaient
donc la « compréhension » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 64 et p. 66 [cités supra, p. 124 et p.
132]) de différents critères – que Saussure n‟explicite pas, mais que nous avons suggéré
d‟isoler dans les traits sémantiques et/ou dans les propriétés fonctionnelles propres à
chaque série associative.

Ces éléments suffisent pour en tirer quelques conclusions. Nous pouvons même
ignorer les déductions hypothétiques que nous avons osé formuler au long de ce chapitre.

160
Nous n‟avons pas besoin de savoir, en particulier, où réside exactement le fondement de
cette diversité « d‟espèces » de rapports existant entre les termes, et nous n‟avons pas non
plus besoin de résoudre les hésitations de Saussure à propos de l‟existence des
associations unilatérales (« par le sens seul »). Nous nous limiterons à un seul constat : le
système de « liens grammaticaux » – ce « système d‟unités contemporaines » que l‟on
« devrait appeler grammaire » (Cours I, Riedlinger, p. 102) – est un système de rapports
« qu’établit l’esprit » entre les termes, et ces rapports ne peuvent être fondés que sur la
base d’une certaine communauté « de forme et de sens » (Cours I, Riedlinger, p. 67) (ou
« de sens seul », mais non, en tout cas, sans participation du facteur « sens »).
D‟où :

α) Les termes concernés par les « liens grammaticaux » ne peuvent pas être définis de
manière purement différentielle, car ils partagent, justement, un élément commun,
quel qu‟il soit, qui est le fondement de l‟association. Dès que l‟on est en présence
de séries associatives (qui peuvent être, en plus, de « plusieurs espèces »), on sera
alors forcé d‟admettre des éléments non réductibles à des différences pures : ce
système de « liens grammaticaux » (que l’on devrait appeler « grammaire ») n’est
donc pas un système « de rapports purement oppositifs ».
β) Les termes entre lesquels agissent ces rapports associatifs sont des entités doubles,
comportant deux faces (formelle et sémantique), dont la communauté partielle est à
la base, justement, des associations. Les termes participant à de telles associations
sont, donc, des « signes » – au sens que ce terme acquerra dans les dernières
élaborations de Saussure.

Ces deux seuls éléments suffiraient déjà pour justifier la distinction que nous avons
posée dans l‟introduction de ce travail.
La première de nos thèses était, on s‟en souvient, que les notions de « système » à
l‟œuvre dans les deux compositions que nous avions construites étaient divergentes. Ces
formules étaient celles-ci :

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs]


[a) La langue est un système] [c) de signes arbitraires]

161
Or nous savons déjà deux choses. Par la première de nos conclusions (α), on sait que
le « système » d‟unités contemporaines que l‟on « devrait appeler grammaire » est un
modèle irréductible au « système » de à la première formule. Par la deuxième de nos
conclusions (β), on sait que ce « système grammatical », qui n‟est donc pas un « système
de différences pures », est un « système » d‟entités doubles, c'est-à-dire de ce que
Saussure appellera, dans un sens technique, des « signes ». Le « système » d‟unités
contemporaines « que l‟on devrait appeler grammaire » serait donc une notion
parfaitement compatible avec la deuxième combinaison de formules ([a][c]), mais non
avec la première ([a][b]).

Notre première thèse reçoit donc une première conclusion en sa faveur.

Nous n‟avons pas montré que le concept de « signe », en tant qu‟entité « double », est
irréductible à la notion de « différences pures (sans termes positifs) ». Ce fait pourrait être
déduit, en réalité, de ce que nous savons déjà, à savoir que les « systèmes » de la première
et de la deuxième formule représentent des notions divergentes : si les systèmes diffèrent
structuralement, les éléments qui les composent doivent différer aussi, nécessairement (cf.
CLG/E 1848). Nous n‟avons pas besoin, cependant, d‟assumer cette déduction. Seule
nous intéresse, à présent, la notion de « système » : l‟irréductibilité de l‟objet « signe » à
la notion de « différence pure » sera l‟objet de notre deuxième partie.
Or cela ne nous empêche pas non plus de reconnaître que, mis à part le manuscrit
« De l‟essence double du langage », la configuration que nous avons rencontrée partout,
avant ce premier cours, comme étant un « système d‟oppositions », ne concerne pas des
« signes » à proprement parler, mais de simples « phonèmes » : des entités significatives,
certes, mais sans signification – incapables, en d‟autres termes, de transporter « des
idées » susceptibles d‟être « comprises » par la conscience des sujets parlants : « le sens,
l‟idée n‟est pour rien dans le phénomène phonétique » (Cours I, Riedlinger, p. 64 ; cf.
aussi p. 66 ; cf. supra, p. 124 et p. 132).

162
Si cette observation pouvait être confirmée121, on aurait atteint l‟objectif de notre
thèse, à savoir celui de montrer que la formule selon laquelle « la langue est un système
de différences pures (sans termes positifs) » et celle selon laquelle « la langue est un
système de signes (arbitraires) » portent sur des objets théoriques divergents.

A ce stade, nous ne l‟affirmons pas. Nous le suggérons, simplement, sur la base des
éléments dont on dispose, à savoir : que deux configurations de « système » seraient
envisageables chez Saussure ; l‟une « de liens ou rapports associatifs ou grammaticaux »,
l‟autre « de différences pures » ; la première correspondrait au « système » grammatical
des langues, la deuxième, semblerait-il, aux « systèmes » phonologiques ; la première
opérerait donc sur des entités doubles, composés d‟un signifiant et d‟un signifié (des
« signes »), la deuxième concernerait significatifs, mais sans signification (des
« phonèmes). Les premiers éléments qui ont permis d‟établir cette distinction ont été
décelés, donc, dans l‟analyse de ce premier cours que nous sommes en train de terminer.
Toutes les occurrences de « système » examinées, mis à part les trois premières (que nous
avons déclarées « non informatives »), nous ont conduit dans cette direction : elles étaient
toutes représentatives, en effet, d‟une configuration (la première) qui contrastait avec ce
que l‟on avait obtenu de l‟examen des textes antérieurs.
L‟occurrence du terme « système » de la page 117 nous permettra, comme nous
l‟avons avancé, d‟actualiser ce contraste.

4.2.11 Un système de valeurs purement oppositives, relatives, négatives

La configuration de « système » figurant à la page 117 se détache en effet nettement


de celle que nous avons mise en évidence dans ce chapitre. On y trouve à nouveau le

121
L‟exception que représente le manuscrit « De l‟essence double du langage » (que nous n‟avons pas, de
plus, analysé à fond) nous empêche de songer à des conclusions définitives et nous force, donc, à la
prudence. On verra dans la deuxième partie, lorsqu‟il sera question de la notion de « valeur », pourquoi
nous croyons que la généralisation des critères purement négatifs et différentiels à « toute espèce de signe
existant dans la langue » que Saussure y tente nous semble illégitime. On aura aussi l‟occasion d‟examiner
des hésitations explicites de Saussure à ce propos.

163
terme « système », certes, mais aucune trace de la notion de « grammaire », ni de
l‟existence de « rapprochements », ni d‟une participation du facteur « sens », ni de l‟appel
à une « compréhension » de plusieurs voies de relation entre les termes. Saussure revient,
en effet, sur le modèle de système dit « d‟oppositions » :

[…] quand on aura déterminé le nombre des éléments phoniques on pourra écrire le
système algébriquement. Nous pouvons <donc> user de latitude <dans nos
reconstructions, mais cette latitude est> fixée par les valeurs <que la langue> a prises
comme étant en opposition. (Cours I, Riedlinger, p. 117 [nous soulignons, ES])

L‟idée est identique à celle que nous avons discernée, dès le Mémoire, dans la totalité
des textes (antérieurs à ce premier cours) que nous avons examinés : pourvu que
le système des valeurs relatives – c'est-à-dire l‟équilibre des oppositions – soit maintenu,
la variation des valeurs absolues pourra être considérée comme accessoire (cf. AdeS 372,
f. 23 [=AdeS 372 bis, f. 3c/1] [cf. ELG, p. 25]). Les termes d‟à présent sembleraient
même calqués sur ceux que nous avons trouvés à la page 51 du manuscrit sur la théorie
des sonantes (cf. Sonantes, p. 51 ; cf. supra, p. 96) :

Est-ce que la détermination du e [dans *medhjos, ES] a une grande importance ? Si l‟on
n‟a pas reconnu plusieurs sortes de e en indoeuropéen cela nous est complètement
indifférent, pourvu que nous ne tombions pas sur un [autre, ES] élément revendiqué par la
langue, [il suffit, ES] que e soit différencié de a, o, etc. (Cours I, Riedlinger, p. 117)

Or ici, donc, comme dans la totalité des textes antérieurs à l‟exception du manuscrit
sur « l‟essence double du langage » (où l‟idée était généralisée au plan sémantique et à
« toute espèce de signe existant dans la langue » [cf. AdeS 372, f. 78 ; cf. ELG, p. 48 ; cf.
supra, p. 85]), Saussure envisage le « système » phonologique des langues, et les
« éléments » susceptibles d‟intégrer un tel système d‟oppositions (et que l‟on pourrait
écrire « algébriquement ») sont des éléments « phoniques » :

<La véritable manière de se représenter les> éléments phoniques d’une langue <ce n‟est
pas de les considérer> comme des sons ayant une valeur absolue mais <avec une valeur
purement> oppositive, relative, négative. Il n‟est donc pas d‟une extrême importance pour
la langue de savoir si le « ch » se prononce mouillé (Kirche, auch [sic, ES]) ; il est

164
différent de tout autre, voilà l‟essentiel pour chaque élément d‟une langue même moderne
et je pourrais écrire les mots en désignant les unités phoniques par des chiffres <dont la
valeur sera fixée.> […] r serait mieux désigné par un numéro, par exemple 13 : la langue
ne demande que la différence. (Cours I, Riedlinger, p. 116 [nous soulignons, ES])

La thèse selon laquelle « la langue ne demande que la différence » – qui rappelle si


résolument notre première combinaison de formules ([a][b], selon laquelle « la langue est
un système de différences pures ») – est ici attribuée, donc, sans le moindre ombre d‟un
doute, aux « éléments phoniques d‟une langue », et ce sont ces éléments phoniques –
significatifs, oui, mais sans signification (cf. Cours I, Riedlinger, p. 64)122 – que Saussure
tient pour des « valeurs purement oppositives, relatives, négatives ». Aucune trace de la
généralisation opérée dans « De l‟essence double » (1891) n‟y est repérable.
Le texte que Riedlinger fait suivre à ce passage pourrait, en réalité, à le prendre hors
contexte, suggérer une certaine généralisation, mais la considération de la suite enlève
toute ambigüité. Riedlinger écrit en effet, après le passage précédent, que « dans cette
constatation »

[…] il faudrait aller beaucoup plus loin, et considérer toute valeur de la langue comme
oppositive, et non comme positive, absolue. (Cours I, Riedlinger, p. 116)

Cette formule rappelle, en effet, celle que nous avons trouvée dans « De l‟essence
double, où l‟on avait lu ceci :

Toute espèce de signe existant d[an]s le langage […] a une valeur purement par
opposition, par conséquent purement négative non positive, mais négative au contraire
essentiellement NÉGATIVE, éternellement NÉG [_____]. (AdeS 372, f. 78 [= 372 bis, f.
10a/2] [cf. ELG, p. 48])

A présent, cependant, Saussure n‟envisage pas la même opération qu‟en 1891, et la


généralisation ne peut pas, nous semble-t-il, être portée sur la même extension. Saussure
précise que cette vérité n‟est vraie que « pour la reconstruction », dans la pratique du

122
« […] le sens, l‟idée n‟est pour rien dans le phénomène phonétique » (Cours I, Riedlinger, p. 64).

165
comparatiste, de formes non attestées, et que cette reconstruction ne concerne que des
éléments « phonétiques ». Voici le passage complet :

Dans cette constatation il faudrait aller beaucoup plus loin et considérer toute valeur de la
langue comme oppositive, et non comme positive, absolue. Pour la reconstruction,
pourvu que nous reproduisions les différences, il n‟est pas d‟une importance énorme de
tomber sur la valeur absolue d‟un phonème (r roulé ou grasseyé !) ; il serait infiniment
plus grave de ne pas distinguer deux éléments phoniques voisins. (Cours I, Riedlinger, p.
116 [nous soulignons, ES])

La généralisation semblerait donc porter non sur « toute espèce de signe existant dans
la langue », mais sur toute valeur phonologique servant au travail de reconstruction123. La
notion de système de « valeurs purement oppositives, relatives, négatives », resterait donc
une notion attribuable exclusivement aux « éléments phoniques d‟une langue ».

4.2.12 Conclusion

Que conclure ? Rien de ce que nous avons affirmé dans notre conclusion préliminaire,
émise avant d‟examiner l‟occurrence de la page 117, n‟a été infirmée par cet examen.
Bien au contraire : tous les éléments que nous avions proclamés ont trouvé – comme nous
l‟avions avancé – leur corroboration. Le « système de différences pures » (« purement

123
On aura remarqué que Saussure n‟affirme pas que la détermination de « la valeur absolue » des éléments
phonétiques n‟aurait pas d‟importance tout court. Il dit seulement qu‟elle n‟aurait pas une importance
« énorme ». Cristina Vallini, dans l‟inépuisable article que nous avons tant de fois cité, discute la
problématique de la détermination des caractères substantiels des éléments phonétiques dans la pratique
comparatiste. Elle conteste, notamment, aux pages 66-68, quelques affirmations émises par Éric Buyssens
(mais assumées par beaucoup de savants Saussuriens ayant abordé le sujet) selon lesquelles la
détermination de la substance des éléments phonétiques aurait « nécessairement moins d‟importance que la
différence entre [tel ou tel élément] et les autres » (Buyssens, 1961, p. 19 [cf. Vallini, 1966, p. 67]).
(Buyssens parle en réalité de l‟exemple concret des consonnes grecques P, B, F, qui adoptent en gotique la
forme F, P, B et en ancien haut allemand B, F, P : il dit que, cette triple répartition de fonctions ayant été
maintenue, la détermination substantielle et la filiation de ces éléments serait accessoire. Vallini explique
pourquoi – en en quel mesure – il aurait tort.)
166
oppositives, relatives, négatives ») dont Saussure parle dans cette page ne concerne que le
système phonologique des langues – des langues, dans ce cas précis, qui sont l‟objet des
reconstructions des comparatistes –, et les éléments susceptibles d‟en faire partie sont des
« éléments phoniques » – ou, si l‟on veut adopter la terminologie pragoise, des
« phonèmes ». Il ne semblerait pas déraisonnable d‟accepter, donc, ne serait-ce
qu‟instrumentalement, les déductions que nous avons tirées, et qui viendraient confirmer
déjà (si elles ne sont pas infirmées dans ce qu‟il nous reste à parcourir) la validité de notre
première thèse. Les premiers hémistiches des deux combinaisons de formules présentées
dans notre introduction représenteraient donc bien deux notions divergentes, issues du
traitement de problématiques différentes, et comportant des éléments définissables, par
conséquent, de manière différente.
La première combinaison de formules était celle selon laquelle, on s‟en souvient :

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs]

La thèse « a », dans cette formule, consisterait donc dans un système d‟oppositions


d‟« éléments phonétiques » ou « phonèmes » comme celui que Saussure côtoie dès la
rédaction de son Mémoire. Ces éléments, significatifs, bien entendu, vis-à-vis du plan
morphologique, ne constituent cependant pas, à proprement parler, des « signes », mais
des entités simples, non doubles, non composées de deux éléments hétérogènes.
Corrélativement, la deuxième configuration de formules, selon laquelle

[a) La langue est un système] [c) de signes (arbitraires)],

serait non un « système de différences pures », mais une configuration de rapports


associatifs, bien plus complexe (comme celle que l‟on « devrait appeler grammaire »), et
porterait sur ces entités doubles, composées d‟un signifiant et d‟un signifié, que Saussure
appellera, précisément, « signes ».

Ces conclusions, tant que l‟on n‟aura fini l‟examen du deuxième et troisième cours,
doivent être prises comme provisoires, mais le seul fait de les avoir émises nous force à
adopter dorénavant une approche différente. Il ne s‟agira plus, dans ce qui suit, de balayer
exhaustivement les textes pour essayer de déceler sous quelle forme apparaît (et avec

167
quelles connotations est employé) le terme « système ». Nous adopterons ces conclusions
comme valides, et nous n‟examinerons les éléments en faveur et en contre de cette
assomption. Nous aurons à concentrer particulièrement notre attention sur un argument
où, au tout début du deuxième cours, Saussure tenta de démontrer ce qu‟il avait proclamé
dans « De l‟essence double », à savoir que le modèle de système dit « d‟oppositions »
serait généralisable à toute espèce de signe dans la langue. Ce sera aussi l‟occasion de
voir apparaitre le concept de l‟« arbitraire », dont le rôle dans l‟argument est essentiel. Ce
concept d‟« arbitraire » nous aidera à corroborer, à l‟extrême fin de notre analyse, la
distinction que nous sommes en train d‟examiner.

Post-scriptum :

Nous avons délaissé deux occurrences du terme « système » dans ce cours de 1907.
L‟une et l‟autre apparaissaient après celle de la page 117, et n‟apportaient rien de
nouveau à notre réflexion. La première, figurant à la page 120, semble acquérir le sens de
« mécanisme », « organisation » :

C‟est ce qui fait que les déclinaisons germaniques semblent appartenir à un autre système
que les paradigmes latins et ce qui empêche de les rapprocher. (Cours I, Riedlinger, p.
120)

Il s‟agit sans doute d‟un « système » du même type que celui qui « entourait » la
forme « agunt » en latin. La dernière occurrence apparaît page 121, où il est question du
« système phonique indoeuropéen », qui, dit Saussure, « était fort simple » (Cours I,
Riedlinger, p. 121). Ce système phonique, d‟après ce que l‟on a vu, ne peut être qu‟un
système d‟oppositions.

168
4.3. Deuxième cours de linguistique générale (1908-1909)

4.3.1 Introduction

Le deuxième cours de linguistique générale commença le 5 novembre 1908, finit le 24


juin 1909, et fut suivi par un auditoire de onze étudiants. On en a conservé les notes de
Léopold Gautier, François Bouchardy, Paul Regard et Albert Riedlinger, connues des
éditeurs du CLG, celles d‟Émile Constantin, découvertes en 1957, et celles de Charles
Patois, inconnues non seulement de Bally et Sechehaye, mais aussi, à ce qu‟il semble, de
Robert Godel et de Rudolf Engler (ils ne les mentionnent pas, du moins, dans les
différentes éditions des manuscrits)124.
Plus des deux tiers des notes concernant le deuxième cours (trois cinquièmes selon
Komatsu [cf. également Komatsu, 1997, p. vii], 343 sur 462 pages du manuscrit
Riedlinger, précise Godel [cf. SM, p. 35]) portent sur la description concrète des langues
indo-européennes125. Non sur les problèmes pratiques et méthodologiques de la
grammaire comparée, comme cela avait été le cas lors du premier cours, mais sur la
simple description des langues et des principaux caractères des familles des langues indo-
européennes – avec référence par exemple à la distribution géographique, aux différences
dialectales, aux monuments écrits et même aux habitudes des peuples censés les avoir

124
Les notes prises par Riedlinger au cours du deuxième cours de linguistique générale comportent 14
cahiers comprenant entre 20 et 40 pages. Godel publia en 1957 les notes contenues dans les cinq premiers
(119 pages sur 462), correspondant à l‟introduction du cours (5 novembre 1908 – 21 janvier 1909),
complétées par des passages tirés des manuscrits de Bouchardy et Gautier. Une édition italienne de ce texte
fut publiée en 1970 par Raffaele Simone (le commentaire introductif à cette édition fut repris dans Simone,
1992, pp. 159-173). L‟édition la plus complète à l‟heure actuelle (comprenant les six premiers cahiers de
Riedlinger et la moitié du septième [155 pages sur 462]) fut publiée par Komatsu et Wolf en 1997. Cette
édition comprend également 108 pages (correspondant aux deux premiers cahiers) des notes de Charles
Patois.

125
Cette proportion serait conservée, grosso modo, dans le troisième cours, ce qui rappelle la place
quantitativement restreinte que la linguistique « générale » occupa dans les intérêts de Saussure. L‟ordre,
par contre, est différent. Dans le deuxième cours, le survol des langues indo-européennes prend place à la
fin, comme une espèce d‟illustration des principes précédemment exposés ; dans le troisième, en revanche,
il joue un rôle plutôt introductif : on le trouve au tout début du cours.
169
parlées (nous sommes informés, par exemple, du fait que « les Indo-Européens étaient des
agriculteurs » [Cours II, Riedlinger, p. 106])126.
La partie strictement théorique de ce cours, concentrée sur les premières quinze
leçons (et qui n‟occupe donc qu‟un peu plus d‟un cinquième du manuscrit Riedlinger),
n‟est pas pour cela moins dense ni moins essentielle à l‟édifice Saussurien. Bien au
contraire. C‟est là, précisément, que la plupart des concepts majeurs de la théorie sont
exposés et/ou formalisés pour la première fois : que ce soit la question de la définition des
« unités » de la langue, la notion de langue comme « produit social » et comme « système
de signes », le concept de « signe » lui-même, les développements autour de la science
baptisée « sémiologie », le concept de « valeur », la division entre linguistique « statique
ou synchronique » et linguistique « cinématique ou diachronique » (dans le premier cours
Saussure parlait encore de « champs » [cf. Cours I, Riedlinger, p. 102] ou « points de
vue » [cf. Cours I, Riedlinger, p. 117]), etc.127.

126
Robert Godel reproduit schématiquement la structure de cette deuxième partie du cours (cf. SM, pp. 74-
76), et Komatsu et Wolf en donnent une synthèse dans leur préface à l‟édition que nous consultons (cf.
Cours II, Editorial préface, pp. ix-x).

127
Voici la table des matières du cours de 1908-1909 telle que l‟on peut la reconstituer d‟après le résumé
donné par Godel (cf. SM, pp. 66-76) : (I) « Introduction : la langue et son objet » (leçon du 5 décembre
1908 ) ; Nature de la langue, définie de l‟extérieur (leçons des 12, 16 et 23 novembre 1908) ; (I.b) Nature de
la langue, envisagée de l‟intérieur : (I.b.1) Question des unités (26 et 30 novembre 1908) ; (I.b.2) Question
des identités (30 novembre 1908) ; (I.b.3) Remarques (3 décembre 1908) ; (II) Division intérieure des
choses de la linguistique : (II.a) Côté externe et côté interne (3 et 7 décembre 1908) ; (II.b) La valeur
linguistique (7 décembre 1908) ; (II.c) Ordre diachronique, ordre synchronique (10 décembre 1908) ; (II.d)
Phénomènes ou rapports dans les deux ordres (14 et 17 décembre 1908) ; (II.e) Phénomènes et unités (17
décembre 1908) ; (II.f) Les deux linguistiques (17 décembre) ; (II.g) Lois diachroniques, lois synchroniques
(21 décembre 1908) ; (II.h) Champ diachronique et champ synchronique (21 décembre 1908) ; (II.i)
Divisions dans le champ synchronique ; (II.i.1) Divisions traditionnelles (11 janvier 1909) ; (II.i.2)
Divisions nécessaires (11 et 14 janvier 1909) ; (II.j) Divisions dans le champ diachronique (21 janvier) ;
(III) Aperçu de la linguistique indo-européenne comme introduction à la linguistique générale ; (III.a)
Revue des principaux peuples et idiomes de la famille indo-européenne ; (III.b) Le système phonique indo-
européen. Comme on le voit, à partir du 21 janvier 1909 (à deux mois et demi du début des cours), il ne sera
plus question de développements théoriques, mais, comme cela a été indiqué, de la description des langues
indo-européennes. La totalité du semestre d‟été est ainsi consacrée à compléter la revue des langues et
peuples indo-européens : branche italique, branche germanique, langues slaves et baltiques, avec, note
Godel, « brèves indications sur les autres groupes » (SM, p. 76).
170
Le cours de 1908-1909 – ou plus précisément : son introduction – demeure de ce
point de vue l‟une des régions les plus complexes des cours de linguistique générale
(1907-1911). C‟est dans cette introduction que l‟on trouve, pour la première fois, une
assomption nette des préoccupations théoriques de Saussure. Les propos émis lors de son
entretien avec Riedlinger, contemporain de la fin de cette introduction (il eut lieu le 19
janvier 1909, Saussure clôt son introduction le 21), sont dans ce sens illustratifs. Dans cet
entretien, autour d‟une conversation portant sur « la difficulté » d‟une approche théorique
– justement – de la « linguistique statique », et en même temps qu‟il avouait n‟avoir pas
encore eu l‟occasion de l‟entreprendre avec rigueur (il n‟avait été question, jusque là, que
d‟une « causerie » [SM, p. 29]), Saussure formule ce que l‟on pourrait nommer son
« principe de systématicité », inhérent non seulement, déjà, à l‟objet « langue »128, mais
aussi à la science censée le déchiffrer :

La langue est un système serré, et la théorie doit être un système aussi serré que la langue.
Là est le point difficile, car ce n‟est rien de poser à la suite l‟une de l‟autre des
affirmations, des vues sur la langue ; le tout est de les coordonner en un système. (SM, p.
29)

Cette exigence, projetée sur la démarche de ces premières leçons, donna à l‟exposé du
« maître » ce caractère abstrait et « compact » qui suggérait chez Raffaele Simone l‟idée
d‟une « assiomatica » (cf. Simone, 1992, pp. 159-173) : « c‟est le premier exposé
cohérent », notait Robert Godel, « de la linguistique saussurienne » (SM, p. 34).

Nous avons considéré la (presque) totalité des occurrences du terme « système » avant
1908. On a vu que, jusqu‟en 1907, l‟idée avait été celle d‟un « système d‟oppositions », et
qu‟à partir du premier cours il était possible de repérer un rapprochement entre le terme
« système » et une notion différente, non explicable à partir de purs rapports d‟opposition,
qui impliquait un système de rapports beaucoup plus complexe et que « l‟on devrait
appeler grammaire ». On a vu également qu‟il n‟y avait pas, avant cette date, de

128
Le caractère « serré » du système « langue » avait été envisagé par Saussure le 17 décembre 1908 :
« aucun système n‟est serré comme la langue : serré = précision des valeurs (la moindre nuance change les
mots) » (Cours II, Riedlinger, p. 44).
171
problématisation ni de conceptualisation du terme « système », qui n‟apparaissait que
rarement associé à « la langue ». A partir du deuxième cours, où ce travail de théorisation
commence à voir le jour, il s‟agira donc d‟essayer de saisir suivant quel modèle de
« système » elle est accomplie.

Le nombre d‟occurrences (non moins de soixante-quinze sur cent huit pages de notes)
et les conclusions émises à la fin de l‟analyse des notes du premier cours nous forcent
dorénavant à adopter une attitude différente. L‟exhaustivité n‟a en effet plus guère de
sens, et elle est pratiquement inenvisageable. Nous nous bornerons donc à l‟analyse de
quelques passages spécialement représentatifs des deux notions que nous avons trouvées
jusqu‟à présent : celle d‟un système « d‟oppositions » et celle d‟un système « de rapports
associatifs » (non oppositifs) ; nous ne donnerons, pour le reste, que les références, les
pages et les précisions que l‟on croira nécessaires. Nous nous permettrons aussi,
dorénavant, plus de liberté en ce qui concerne les références et les renvois à d‟autres
moments de la théorie. Non seulement à ceux que nous avons déjà examinés, mais aussi,
et notamment, à des passages issus du troisième cours, qui entre dès maintenant dans le
champ de notre attention.

4.3.1 Le langue, objet sémiologique

Le deuxième cours constitue donc, par rapport au premier, une sorte de transition à
une approche théorique des phénomènes linguistiques. Saussure indique explicitement
qu‟il suivra dès lors non la voie « analytique (pratique) », comme cela avait été le cas
dans le premier cours, mais une voie « synthétique » ou théorique (cf. Cours II,
Riedlinger, p. 7). La première opération, dans ce sens, sera de classer l‟objet « langue »
parmi les phénomènes « sémiologiques », définis, eux, comme des « systèmes de
signes » :

N‟est-il pas évident qu‟avant tout la langue est un système de signes et qu‟il faut recourir
à la science des signes qui nous fait connaître en quoi peuvent consister les signes, leurs
lois, etc. ? Cette science n‟existe pas dans les disciplines connues. Ce serait une
sémiologie […] (Cours II, Riedlinger, p. 7 [nous soulignons, ES])

172
Deux aspects, dans ce geste, apparaissent comme surprenants. C‟est comme si
Saussure, qui se décide enfin à délaisser la délimitation de l‟objet « langue » « de
l‟extérieur » (par confrontation avec les approches des sciences voisines) et à en entamer,
en conséquence, une analyse proprement linguistique (« de l‟intérieur » [Cours II,
Riedlinger, p. 7]), n‟arrivait pas encore à exécuter sa décision : il n‟aborde la « langue »
qu‟à travers une autre science, « plus large que la linguistique » (Cours II, Riedlinger, p.
7), qu‟il appelle « sémiologie »129. Deuxième aspect surprenant : Saussure donne pour
évident que « la langue est un système de signes » et qu‟elle doit être étudiée par
la « sémiologie », science des « signes » et de « leurs lois », mais cette sémiologie
« n‟existe pas dans les disciplines connues ». Or, si la science n‟existe pas, comment la
définition de son objet pourrait-elle jamais être tenue pour « évidente » ? Au-delà des
aspects rhétoriques, qui ont dû jouer dans les propos du professeur, et du fait qu‟aux yeux
de Saussure, qui menait depuis vingt ans une réflexion sur le sujet, l‟affaire aurait pu
effectivement apparaître comme évidente, l‟opération avait quelque chose de brusque,
voire de provocateur130.
Ce geste, plus proche d‟une assomption épistémologique que d‟une position
rationnellement argumentée, était donc nettement programmatique, et s‟incarnait dans un
double tranchant : la détermination de l‟objet théorique « système de signes » servirait
non seulement à définir, par hypothèse, l‟objet « langue », mais jetterait en même temps
et par le même mouvement les bases d‟une science nouvelle : la « sémiologie ».
Cette perspective « sémiologique » doit être retenue comme l‟une des caractéristiques
fondamentales de ce deuxième cours. La langue y est envisagée comme un objet

129
Vingt jours après avoir commencé le cours, il avouera en effet que pendant ces premières leçons il ne
s‟était agi que d‟une « tentative externe » : « nous avons essayé de nous éclairer sur la nature et la place de
la langue mais par une tentative externe, par ce qui n‟est pas elle : en la rapprochant d‟un système de signes,
<par exemple la langue des sourds-muets,> [qui n‟est donc pas considérée, semblerait-il, comme une
« langue » à part entière, ES], ou plus généralement [en la rapprochant, ES] des signes, ou encore plus
généralement [en la rapprochant, ES] de la valeur, ou encore plus généralement [en la rapprochant, ES] du
produit social… » (Cours II, Riedlinger, p. 17).

130
L‟introduction du deuxième cours (la partie non historique) « dénote plus d‟audace, et surprend par la
manière hardie, rapide, presque brusque, avec laquelle tous les problèmes fondamentaux y sont traités »,
notait Robert Godel (cf. SM, pp. 34-35).
173
comparable à d‟autres systèmes de signes, et c‟est à ce titre qu‟elle entre dans le rang
d‟analyse. Les éventuels caractères spécifiques n‟en seraient donc pas, en principe,
examinés. Ces caractères spécifiques seront récupérés plus tard, dans le troisième cours,
où Saussure abordera enfin la problématique depuis un point de vue « proprement
linguistique ».131
Quels sont, alors, les caractères de cet objet que Saussure appelle « système de
signes », objet supposé de cette science encore inexistante – mais ayant « droit » à
l‟existence – que Saussure appelle « sémiologie » ? La réponse est fournie à la suite des
assomptions précédentes, dans un passage où Saussure compare « la langue » aux
« systèmes d‟écriture », deux objets qui relèvent, lit-on dans les notes de Constantin et
dans celles de Bouchardy, d‟un « même ordre de choses » (cf. CLG/E, 1930). En voici la
version de Riedlinger :

Dans l‟écriture nous sommes bien dans un système de signes similaire à celui de la
langue. Les principaux caractères en sont : 1) le caractère arbitraire du signe <(il n‟y a pas
de rapport entre le signe et la chose à désigner ;)> 2) valeur purement négative et
différentielle du signe. <Il n‟emprunte sa valeur qu‟aux différences.> (Pour t par exemple
chez une même personne :
T t τ †
mais ce qu‟on lui demande c‟est qu‟il ne soit pas tout à fait identique à un l ou n !). 3) Les
valeurs de l‟écriture n‟agissent que comme grandeurs opposées <dans un système
défini ;> elles sont oppositives, ne sont des valeurs <que> par opposition. <Il y a une
limite dans le nombre de valeurs.> (N‟est pas tout à fait la même chose que 2) mais se
résout bien finalement en la valeur négative. Exemple : ce qui est p pour un Russe sera r
pour un Grec, etc.) 2) et 3) sont une conséquence nécessaire de 1).
4) Indifférence totale du moyen de production du signe – découle également de 1) – que
je les écrive en blanc, noir, creux, relief, etc., <c‟est indifférent>. (Cours II, Riedlinger,
pp. 7-8 ; cf. CLG/E 1930-1935)

131
La distinction entre approche « sémiologique » et approche « proprement linguistique » a été
exemplairement mise en relief par René Amacker, qui divise son ouvrage de 1975 dans deux grandes
parties ainsi caractérisées. Dans son avant-propos, il signale qu‟il doit à Raffaele Simone « quelques-unes
des idées concernant [cette] distinction » (Amacker, 1975, p. 5 ; cf. Simone (1970 [1992, p. 170]), et Godel,
1975, p. 80 et passim).
174
Nous voilà donc encore une fois face à un modèle de « système » parfaitement
homologue à celui que nous avions trouvé, dans les textes précédents, sous le nom de
« système d‟oppositions ». L‟entièreté des thèses ici présentées comme étant des
« caractères principaux » des « systèmes de signes » (dont « la langue ») revient
exactement à cette notion : l‟indifférence totale du moyen de production (thèse 4), qui fait
que la matière des signes puisse être tenue pour accessoire, a été évoquée à la page 23 et
page 117 du premier cours (1907) (cf. supra p. 110), à la page 51 du manuscrit sur la
théorie des sonantes (1897) (cf. supra p. 96), etc. ; la notion des valeurs purement
oppositives, négatives et différentielles (thèses 2 et 3), nous l‟avons rencontrée
explicitement formulée dès le traité de phonétique (1881-1884) (cf. supra, p. 75 sqq),
dans le manuscrit sur « l‟essence double du langage » (1891) (cf. supra, p. 84), dans les
notes pour un livre de linguistique générale (1894) (cf. supra, p. 93), dans le manuscrit
préparatoire d‟un article sur Whitney (1894) (cf. supra, p. 90), dans le manuscrit sur la
théorie des sonantes (1897) (cf. supra, p. 96) et dans les notes du cours de 1907 (cf.
supra, p. 111). La seule (et grande) nouveauté, dans l‟ensemble que Saussure pose à
présent, est concentrée dans la première thèse, celle qui postule « le caractère arbitraire du
signe ». Nous ne l‟avions pas vue apparaître, en effet, auparavant. Elle incarne pourtant
une fonction fondamentale. Dès qu‟elle est posée, cette thèse reçoit tout le poids de la
théorie : c‟est elle qui est censée supporter le reste des postulats.

Avec l‟introduction de cette idée de l‟« arbitraire » nous retrouvons aussi, pour la
première fois réunis dans un même passage, la totalité des « énoncés fondamentaux »
proposés par Hénault et que nous avons évoqués dans notre introduction (cf. supra, p.
34) : la seule thèse non littéralement représentée est la quatrième, celle que nous n‟avons
pas retenue. Les trois restantes, celles que nous avons décidé de conserver, apparaissent
dans ce passage presque telles quelles. Ces trois thèses, rappelons-le, étaient les
suivantes :

a) la langue est un système


b) dans la langue, il n‟y a que des différences sans termes positifs
c) le signe linguistique est arbitraire

175
La première thèse (a) apparaît dans le premier fragment du passage sus-cité, il suffit
seulement d‟inverser la formule : la « langue » est un système de signes similaire à celui
de l‟écriture – ce que Saussure venait en effet d‟affirmer littéralement (cf. Cours II,
Riedlinger, p. 7) et qui justifie son inclusion parmi les systèmes sémiologiques (gr.
132
, « signe ») . La deuxième thèse (b) apparaît dans les points 2) et 3) de ce
fragment, où il est question de la « valeur purement négative et différentielle du signe »
(thèse 2) et du caractère « oppositif » de ces valeurs : « elles sont oppositives, ne sont des
valeurs que par opposition » (thèse 3). Le texte établit une séparation entre ces deux
notions (thèse 2 et thèse 3), mais il n‟est pas facile d‟en discerner les raisons. Riedlinger –
seulement Riedlinger – note que le point 3 « n‟est pas la même chose que [le point] 2 »,
mais cette différence n‟est pas expliquée, ni dans ses propres notes ni dans celles du reste
des auditeurs. Au contraire : Bouchardy écrit que la troisième thèse est la « même chose
[que la deuxième, ES] sous une autre forme » (CLG/E, 1933), et Riedlinger lui-même
ajoute, immédiatement après, que tout « se résout bien finalement en la valeur négative »
(c'est-à-dire en la thèse 2)133.

132
Dans une note relativement récente (non antérieure, en tout cas, à 1903, car la Nouvelle classification des
sciences d‟Adrien Naville, publiée à cette date-là, y est citée), Saussure avait songé à remplacer
« sémiologie » par « signologie » (ELG, pp. 255 et 265-266). Il semble avoir ultérieurement renoncé,
probablement à cause de l‟aspect « choquant » (ELG, p. 255) que ce dernier terme présentait du point de
vue de sa formation.

133
Il reste que Saussure sépare les points 2 et 3. Godel a tenté de montrer que « différence » et
« opposition » seraient traitées par Saussure comme deux notions distinctes (cf. SM, pp. 196-200). Si ce
pouvait être le cas, cependant, si ces notions constituaient des concepts indépendants, on devrait pouvoir
préciser en quoi peut consister une opposition qui ne supposerait pas une différence, et en quoi une
différence qui ne constituerait pas une opposition. Autrement dit : si ces notions diffèrent, on devrait
pouvoir évoquer des différences qui n‟impliqueraient pas des oppositions et des oppositions qui
n‟impliqueraient pas des différences. Or cette dernière possibilité est exclue, déjà, d‟un point de vue
logique : sur quoi une opposition se baserait-elle, en effet, si ce n‟était sur une différence quelconque ?
Quant à la première alternative, logiquement possible, il faudrait se demander si elle n‟est pas externe au
champ linguistique. Que serait-ce, en linguistique, qu‟une différence qui ne constituerait pas une
opposition ? Dans le traité de phonétique, par exemple, comme nous l‟avons déjà vu (et comme on le verra
plus clairement lors du traitement de la notion de « valeur »), Saussure montra que la pure diversité sonore
ne suffisait pas pour constituer des « phonèmes » : pour atteindre cette dignité, un « son » devait non
seulement être différent : il devait être reconnu comme étant un « élément d‟opposition » (on reviendra plus
176
En adoptant, par les raisons que nous avons confinées en note (cf. note 133), cette
solution, nous retiendrons qu‟en tout cas, ces deux thèses, soient-elles différenciées ou
non, sont la « conséquence nécessaire » de la thèse 1, selon laquelle « le signe
linguistique est arbitraire » : énoncé qui correspond, littéralement aussi, à la troisième
thèse de notre sélection (thèse c).

A ce stade, ainsi, si dans la langue il n‟y a que des différences (thèse b), si la langue
est considérée comme un « système » (thèse a), donc, « d‟oppositions » – si, pour
l‟énoncer dans les termes de 1891, « la langue consiste, non dans un système de valeurs
absolues et <ou> positives, mais dans un système de valeurs relatives et négatives,
n‟ayant d‟existence que par <l‟effet> de leur opposition » (AdeS 372, f. 166 [cf. ELG, p.
80] ; cité supra, p. 85) –, c‟est très précisément parce que le signe linguistique est
arbitraire (thèse c).
On retiendra donc cette articulation, qui nous servira plus tard, lors de notre examen
des arguments du troisième cours, d‟étalon de comparaison : le fait que la langue soit un
système (thèse a) de pures différences (thèse b) est une conséquence du fait que le signe
est arbitraire (thèse c).

Cet argument semblerait incompatible, comme on le voit, avec nos réflexions, car
nous prétendons que le fait que « la langue soit un système de pures différences » ([a][b])
serait inconciliable avec la notion de « signe » (cf. Introduction, p. 35). Mais Saussure
pose ici que ces éléments sont parfaitement cohérents, et il tentera de le montrer. Notre
tâche sera de donc suivre sa démonstration, que nous croyons – nous, qui venons de
conclure que ces deux configurations seraient incompatibles (cf. supra, pp. 165) –
douteuse. Il semblerait ainsi que l‟occasion n‟offre que deux alternatives : a) nous
convaincre de notre erreur et modifier nos arguments ; b) confirmer notre point de vue et
renforcer nos convictions. On verra que, très curieusement, nos conclusions seront autres,
et que nous arriverons à maintenir notre position et celle de Saussure sans que cela ne

longuement sur ces facteurs dans notre deuxième partie). La même assomption a été justifiée par
Troubetzkoy, par exemple (et entre autres), dont l‟ambition était de dresser une « théorie générale des
oppositions » (Troubetzkoy, 1939 [1949], p. 70) : « Deux choses ne peuvent être différenciées l‟une de
l‟autre que dans la mesure où elles s‟opposent l‟une à l‟autre, c'est-à-dire dans la mesure où il existe entre
elles un rapport d‟opposition » (Troubetzkoy, 1939 [1949], p. 33).
177
comporte de contradictions134. Ce point ne sera atteint, cependant, que dans la conclusion
générale de cette première partie, une fois que nous aurons terminé d‟analyser les notes
du troisième cours.
A présent, il ne nous reste qu‟à suivre les arguments de Saussure en faveur de cette
généralisation, et d‟essayer de comprendre en quelle mesure ces quatre thèses,
rencontrées au niveau des « systèmes d‟écriture », pourraient être projetées sur l‟objet
« langue » et sur ces éléments théoriques qu‟il nommera ultérieurement « signes ».

4.3.2.1 Généralisation des « principaux caractères » des systèmes sémiologiques à


l’objet « langue »

Bien que les « systèmes d‟écriture » et « la langue » soient considérés comme


appartenant à un « même ordre de choses » (ils sont l‟un et l‟autre des « systèmes
sémiologiques »), on a donc noté que, dans l‟exemple en question, les quatre thèses que
Saussure émet ne concernent, comme nous venons de le dire, que « les systèmes
d‟écriture ». Saussure insiste cependant sur le caractère généralisable de ces propriétés, et
immédiatement après ajoute, au cas où cela n‟aurait pas été suffisamment clair,
que « nous retrouverons tous ces caractères dans la langue » (Cours II, Riedlinger, p. 8
[nous soulignons, ES]). Le geste est donc analogue à celui que nous avions trouvé dans le
manuscrit sur « l‟essence double du langage », où Saussure avait affirmé que « toute
espèce de signe existant dans la langue » était concernée par le principe des oppositions
[cf. AdeS 372, f. 78 ; cf. ELG, p. 48 ; cf. supra, p. 165]). Mais Saussure ne se contente
pas, à présent, d‟évoquer le parallèle, il essaye de le justifier théoriquement, et il en
donne, même, des exemples. Ces arguments, cependant, présentent quelques difficultés
qui font que la démonstration, à notre sens, n‟aboutit pas de manière pleine, et que la
généralisation demeure, donc, non légitimée.

134
Cette possibilité nous sera offerte non à travers des voies ésotériques courantes, dans toute une branche
de la littérature sur Saussure, par lesquelles les inconséquences se convertissent en « paradoxes » et
acquièrent, ainsi, les mérites auxquels elles n‟auraient pu songer en tant que contradictions. La voie suivant
laquelle nous allons expliquer cette compatibilité nous sera facilitée par le flou de la terminologie
Saussurienne.
178
Généralisation de la thèse 1

La thèse 1), elle, ne pose à vrai dire pas de difficultés. Dans la forme sous laquelle elle
avait été appliquée aux « lettres », elle sera affectée aux « mots » et/ou aux « signes » de
la langue. Constantin fut le seul à en avoir consigné un exemple concernant les systèmes
d‟écriture. Il nota :

1º Le caractère arbitraire du signe (par exemple écrire ┴ par T) ; en soi pas de rapport

entre le signe et la chose qu‟il veut désigner. (CLG/E, 1931 E).

Le « signe » est ici le signe graphique (« ┴ » ou « T ») ; « la chose qu‟il veut


désigner », la lettre de l‟alphabet (ou un phonème particulier). Mais le principe est
transposé par Saussure tel quel aux « signes » tout court (dans le sens technique que ce
terme acquerra plus tard), qui apparaît, en l‟occurrence, sous l‟espèce d‟un « mot » :

A 1) le mot « apfel » [sic, ES] [est] tout aussi capable de désigner le fruit que « pomme ».
Dans l‟association du signe à l‟idée il n‟y a rien qui lie en soi ce signe à cette idée. (Cours
II, Riedlinger, p. 8)

L‟exemple reprend donc effectivement ce qui venait d‟être dit à propos des
« systèmes d‟écriture ». L‟idée générale était facile à comprendre, et Bouchardy et
Gautier l‟ont notée d‟une façon claire :

[…] un mot pourrait désigner tout autre chose que ce qu‟il désigne. (CLG/E 1937)

Rien à dire, donc, de la généralisation de la thèse 1. Il s‟agit exactement du même


phénomène dans les deux cas, à ceci près qu‟il concerne des entités différentes : lettres-
phonèmes dans le premier cas, mots-choses (ou signes-idées)135 dans le second.

135
Riedlinger nota que le lien « arbitraire » existait entre le « signe » et l‟« idée ». Le reste des auditeurs
notèrent que le principe porterait sur le lien entre le « mot » et les « choses ». Saussure a pu se servir des
deux idées pour illustrer ses propos. On sait combien lui couterait cette fluctuation, lue et dénoncée par
179
Généralisation des thèses 2 et 3

Si la généralisation de la thèse 1) est effectuée sans problèmes, celle des thèses 2) et


3), bien plus difficile à assimiler par le sens commun, est illustrée d‟une manière plus
équivoque. On trouve, déjà, que les notes des étudiants présentent des versions
inhomogènes, où les thèses acquièrent des valeurs non nécessairement équivalentes, ni
entre elles, ni avec ce qui venait d‟être relevé à propos des systèmes d‟écriture. Cela
pourrait suggérer que les étudiants ont dû avoir du mal à suivre le raisonnement de
Saussure, mais il y a des éléments, dans ce raisonnement, qui suggèrent que Saussure lui-
même a dû avoir du mal à illustrer son hypothèse.
Les notes de Riedlinger donnent ceci :

A 2) et 3) : tout consiste en des différences, en des oppositions.


<Exemple aussi bien pour 2) et 3) bien que proprement il se rapporte à 3),> ainsi υην =

imparfait, στην = aoriste parce que υημί est dans le voisinage de υην et parce que dans

le voisinage de στην il n‟y a pas στημί. Ces signes agissent non par leur valeur
intrinsèque mais par leur position relative comme dans un jeu d‟échecs. (Cours II,
Riedlinger, p. 8).

Le fait que ces signes « agissent » (on remarquera la neutralité du verbe choisi par
Saussure : que cela veut-il dire au juste ? qu‟ils signifient ? qu‟ils
fonctionnent syntactiquement ? qu‟ils sont organisés ?) par leur « position relative » et
non par leur « valeur intrinsèque » est compréhensible, et reprendrait, en principe, ce qui
venait d‟être dit des « systèmes d‟écriture »136. Mais l‟exemple des formes grecques est
troublant. Sa pleine compréhension requiert, de plus, l‟explicitation de quelques
particularités de la morphologie verbale de cette langue. Nous essayerons de préciser
sommairement les quelques détails nécessaires à cette compréhension.

Pichon (1937) puis par Benveniste (1939), puis par toute une génération de linguistes (cf. Arrivé, 2007, pp.
46-56).

136
A condition que « position relative » des termes équivaille à « valeur relative » des termes.
180
La langue grecque connaît cinq « thèmes » verbaux, nommés « thèmes temporels » :
présent, futur, aoriste, parfait et passif. Ces thèmes, en l‟état ou modifiés (par ce que l‟on
appelle « augment », par ce que l‟on appelle « duplication »), combinés avec les
différents paradigmes désinentiels, rendent compte de la totalité du système verbal.
L‟exemple de Saussure porte sur l‟aoriste, qui présente en grec une particularité : il
apparaît sous trois formes principales (trois allomorphes) : l‟aoriste « sigmatique » (le
plus fréquent), l‟aoriste « thématique » et l‟aoriste « athématique » (le plus rare)137.
Dans le cas des verbes qui forment leur aoriste suivant le modèle « sigmatique », le
thème de l‟aoriste est formellement identique au thème de l‟imparfait : ce qui différencie
une forme d‟aoriste (« sigmatique ») d‟une forme d‟imparfait est donc leur désinence.
Des deux autres formes d‟aoriste (« thématique » et « athématique »), nous avons
besoin de savoir seulement que, formellement, leur thème est différent du thème de
l‟imparfait (et donc de celui du présent), mais que, dans leur déclinaison, ils adoptent le
paradigme flexionnel de l‟imparfait.
Dans le tableau suivant nous présentons, à titre illustratif, les formes de l‟indicatif de
la première personne du singulier du présent, de l‟imparfait et de l‟aoriste (sigmatique)138
du verbe « υημί » :

Présent Imparfait Aoriste


υη-μί υη-ν υη-σα

La première personne de l‟indicatif de l‟imparfait du verbe « υημί » est formée sur ce


que l‟on appelle l‟augment du thème du présent (dans ce cas, l‟ajout d‟un epsilon au
thème de présent : « υη- » → « υη- »), ce à quoi s‟adjoint le morphème désinentiel

propre à l‟imparfait (« -v ») : « υην ». La première personne de l‟indicatif de l‟aoriste de


ce verbe est formée sur la même base que l‟imparfait, id est sur le thème du présent
augmenté (« υη- »), auquel s‟ajoute le morphème désinentiel propre à l‟aoriste

(« -σα ») : « υησα ».

137
Les verbes en « – μι » autres que « στημί » présentent en réalité une quatrième forme d‟aoriste.

138
Le verbe « υημί » forme son aoriste de manière régulière, comme les verbes du premier groupe.
181
La forme « στην », ainsi, morphologiquement, compte tenu de sa désinence (« -v »,
identique à celle de la première personne du singulier de l‟indicatif de l‟imparfait), et de
l‟epsilon initial (« ε- », qui évoque l‟augment propre à l‟imparfait), pourrait faire penser,
au premier abord, à une première personne du singulier de l‟imparfait. Cette forme n‟est
cependant pas une forme de l‟imparfait, mais l‟un des rares exemples d‟aoriste
« athématique » : l‟aoriste du verbe « στημί ».
Voici les formes du présent, de l‟imparfait et de l‟aoriste de la première personne du
singulier (toujours à l‟indicatif) des deux verbes évoqués par Saussure :

Présent Imparfait Aoriste


υη-μί υη-ν υη-σα

στη-μί στη-v στη-ν

Comme on le voit, la forme de l‟imparfait du verbe « υημί » – « υην » – et celle

d‟aoriste du verbe « στημί » – « στην » – se ressemblent formellement. Ce que Saussure


a dû vouloir transmettre, c‟est que peu importent les propriétés intrinsèques – dans ce
cas : morphologiques (au sens étymologique de ce terme, au sens de « formel », au sens
que « forme » acquérait dans le premier cours [cf. p. 121]) – des formes, pourvu que l‟on
puisse les différencier. Dans le cas du verbe « υημί », l‟aoriste et l‟imparfait, dont le
thème est identique, ne se confondent pas : chacun exhibe son propre morphème
désinentiel (« -v » ; « - σα »). Dans le cas du verbe « στημί », l‟aoriste et l‟imparfait,
malgré l‟identité de la désinence (« -v » ; « -v »), ne se confondent pas non plus, car les
thèmes sont différents (« στη- » ; « στη- »). La valeur relative des formes et l‟équilibre
des oppositions seraient donc conservés dans les deux cas. Dans les deux cas on trouve
une « forme » de présent qui diffère de celle de l‟aoriste et de celle de l‟imparfait.
Jusqu‟ici, le principe serait donc le même que celui que nous venons de rencontrer
dans les systèmes d‟écriture : tout ce qu‟on demanderait à une « forme », fût-elle la forme
d‟une lettre ou celle d‟une forme verbale, est qu‟elle puisse être différenciée des (et donc
opposée aux) autres formes.
Riedlinger introduit, cependant, dans ses notes, un élément nouveau, que Saussure
n‟avait pas eu besoin d‟évoquer dans l‟application du principe aux éléments des systèmes

182
d‟écriture, à savoir l‟idée d‟un certain « voisinage » entre les formes verbales. La notion
ne nous surprend pas, car nous avons eu l‟occasion de la rencontrer dans notre analyse du
premier cours. Mais cette idée, d‟après ce que l‟on a cru devoir comprendre, était
entièrement étrangère à l‟idée d‟un « système d‟oppositions », où les termes acquièrent
une « valeur purement négative et différentielle » (Cours II, Riedlinger, p. 7 ; voir ci-
dessus). Si la valeur des termes est purement (soulignons-le : purement) différentielle et
négative, si, donc, le fait que chaque terme soit différent des autres (et donc susceptible
d‟y être opposé) est la seule chose que l‟on puisse repérer (saisir, dire) concernant ces
termes, comment (suivant quel critère) établira-t-on ce « voisinage » ? Il semble y avoir,
ici, quelque chose de plus.
L‟exemple des formes verbales grecques rappelle, en effet, plutôt que le système de
valeurs purement négatives et oppositives que Saussure venait de dévoiler auprès des
systèmes d‟écriture (et qu‟il tentait de généraliser), l‟idée des « liens grammaticaux » que
l‟on avait trouvés dans le premier cours, suivant lesquels les formes se trouvaient unies,
rapprochées, associées par un certain lien – et non simplement opposées au reste des
formes. Les trois formes de chacun des verbes que nous avons évoquées, en effet, même
si elles font toutes partie de la langue grecque, participent de deux « étoiles » associatives
distinctes, fondées chacune sur la base d‟un certain conglomérat d‟éléments communs qui
– comme nous l‟avons vu – ne peut pas être réduite à l‟idée d‟un pur « système
d‟oppositions », à l‟idée d‟un système d‟éléments purement négatifs et différentiels. Les
formes de présent, aoriste et imparfait de chaque verbe sont non seulement
« différentes » entre elles. Elles sont également, ce qui est aussi (sinon plus) important à
savoir, partiellement identiques : elles partagent une certaine quantité d‟éléments
communs (« de forme et de sens » ou « de sens seul » [Cours I, Riedlinger, p. 69]) qui est
à la base des liens qui les rassemble et qui autoriserait à dire qu‟elles sont « voisines ».
Or cela n‟est point le cas des éléments appartenant à un système d‟écriture (ou à un
système phonologique), où chaque terme est « différent de » chaque terme, et Saussure
n‟a pas eu besoin, ni à présent ni jamais, d‟évoquer des « voisinages » entre phonèmes –
ni entre lettres – pour leur accorder leur « valeur ». La structure est donc différente. Il y a,
certes, aussi bien dans l‟une que dans l‟autre, des éléments différentiels en jeu (s‟il n‟y en
avait pas, on n‟aurait pas une pluralité de formes), mais pas dans la même mesure : les
formes verbales comportent des éléments non négatifs, et la négativité ne peut donc pas
être tenue pour pure.

183
Si l‟on regarde les notes du reste des auditeurs139, on trouvera que Saussure semble
avoir flirté, en effet, dans l‟exemplification de la généralisation qu‟il risquait, avec
quelque chose de non réductible à l’idée d’une « valeur purement négative et
différentielle ». Gautier, par exemple, a noté ceci :

2º La valeur négative de tout mot est évidente. Tout consiste en différences.


3º La valeur devient positive grâce à l‟opposition, par le voisinage, par le contraste : υην

est imparfait, στην aoriste, quoique formés semblablement. (CLG/E 1937 [nous
soulignons, ES])

Le fait que deux formes morphologiquement semblables puissent être opposées est
parfaitement intelligible, et c‟est précisément ce que nous avions compris dans cet
exemple (c‟est d‟ailleurs la seule chose que nous en comprenons). Si Saussure avait
affirmé – à l‟instar du premier cours (cf. Cours I, Riedlinger, p. 67 ; cité supra, p. 140) –
que cette « opposition » d‟éléments était partiellement fondée sur des éléments négatifs,
mais qui impliquait en même temps la participation d‟éléments communs (non négatifs)
qui expliquent pourquoi ces oppositions s‟agglomèrent en galaxies associatives
différentes (qui expliquent pourquoi, en d‟autres termes, on peut dire que « υημί est dans
le voisinage de υην »), nous n‟aurions rien eu à dire. On aurait dû admettre, comme
nous l‟avons admis à la fin de notre analyse du premier cours, que la structure de ce
« système » de formes verbales ne peut pas être la même que celle d‟un système
d‟écriture, ou d‟un système phonologique, mais nous n‟aurions rien eu à dire.
Or Saussure, qui a bien reconnu l‟existence de ces caractères non négatifs, semble
s‟être efforcé pour les ramener à la même structure purement négative qu‟il venait de
déceler auprès des systèmes d‟écriture, et qu‟il avait annoncée être, justement,
généralisable. Comment ? Au moyen d‟un argument, fort curieux (c‟est le moins que l‟on

139
Les versions de Riedlinger, Gautier, Bouchardy et Constantin diffèrent significativement. Constantin a
simplement consigné cette question : « Pourquoi υην est un imparfait et στην un aoriste ? » (CLG/E
1937). Ce à quoi on aurait pu répondre suivant l‟explication que nous venons de donner. Bouchardy et
Riedlinger répondent cependant en évoquant l‟idée d‟un voisinage : « C‟est à cause du voisinage avec υημί
<Dans le voisinage de υην, il y a υημί, mais dans le voisinage de στην, il n‟y a pas στημί » (CLG/E
1937).
184
puisse dire), selon lequel la « valeur négative », ainsi définie parce que, précisément, elle
est différente (et donc opposée à) d‟autres termes – pourrait devenir positive « grâce à
l‟opposition ». Comment donc ? Saussure ne s‟explique pas. Il avait suggéré une idée
similaire en 1891, à la fin du manuscrit sur « l‟essence double du langage », mais l‟idée
n‟était pas plus claire qu‟ici. (Nous aurons l‟occasion d‟y revenir longuement dans la
deuxième partie.)
Sans nul besoin de résoudre ce problème, de toute manière, et même si l‟on se
résignait à accepter sans conteste cet argument curieux, on n‟opposera je crois pas
d‟objection à l‟affirmation que ces valeurs, jadis négatives, « devenues positives », sont
devenues tout de même positives. Or, si elles le sont devenues, elles ne peuvent pas être
« purement négatives et différentielles », comme c‟était le cas des éléments appartenant
aux systèmes d‟écriture (cf. Cours I, Riedlinger, p. 7). Et si elles ne le sont pas, la
généralisation si tapageusement tentée par Saussure ne peut pas être effectuée sans
modifications d‟un ordre de phénomènes à l‟autre.

Ces difficultés montrent que l‟idée – si facile à formuler – d‟une généralisation des
« principaux caractères » retrouvés lors de l‟analyse des systèmes d‟écriture (ou des
systèmes phonologiques) à « toute la langue » n‟était pas si facile à démontrer – ou, en ce
qui concerne les étudiants : n‟était pas si facile à comprendre. Dès qu‟il essaye de
l‟instrumenter, Saussure se voit forcé d‟introduire des hypothèses ad hoc et des éléments
qu‟il n‟avait pas eu l‟opportunité de signaler auparavant, dans l‟exemple où il avait puisé
ces « caractères principaux », tel que par exemple l‟idée d‟un « voisinage »140, ou des
allusions à une étrange conversion des « valeurs négatives » en « valeurs positives »141.

140
L‟idée d‟un « voisinage » entre des « phonèmes », si « phonème » est défini comme une entité
« purement oppositive, négative et différentielle » (Cours I, Riedlinger, p. 116), semblerait en effet
insensée.

141
Qu‟en est-il de la quatrième thèse ? Elle ne pose pas de problème non plus, et la formulation qu‟elle
acquiert se révélera plus tard d‟une extrême importance pour notre raisonnement : « Est-il nécessaire que la
langue se prononce par l‟organe vocal ? Non, les mots peuvent-être transposés dans l‟écriture. L‟instrument
n‟y fait rien » (Cours II, Riedlinger, p. 8). Le fait qu‟une langue soit exprimée (ou non) par la voix est
accessoire. La même langue peut être écrite ou mimée. La matière ne fait pas « l‟essence de la langue »
(Cours II, Riedlinger, p. 9).
185
Malgré ces difficultés, la notion de « système d‟oppositions » ne cessera pas d‟être
évoquée sous sa forme généralisée. Dans la leçon du 16 novembre 1908, par exemple,
Saussure introduit les célèbres exemples de « craindre, redouter » et « loup, chien ». Il est,
encore une fois, comme dans les notes préparatoires pour un article sur Whitney (1894),
en train d‟opposer aux théories nomenclaturistes sa propre hypothèse, selon laquelle il y
aurait une « détermination réciproque des valeurs dans la langue par leur coexistence
même » (Cours II, Riedlinger, p. 11) :

De là apparaît la nécessité de considérer le signe, le mot, dans l‟ensemble du système [!].


De même les synonymes « craindre, redouter » n‟existent que l‟un à côté de l‟autre :
« craindre » s‟enrichira de tout le contenu de « redouter » tant que « redouter » n‟existera
pas. Il en serait de même de chien, loup, quoiqu‟on les considère comme des signes
isolés. (Cours II, Riedlinger, p. 11)

Saussure parle du « contenu » des signes et/ou des mots, id est de sa valeur
sémantique, déterminée donc toujours suivant la même logique des oppositions. Ces
exemples, parfaitement homologues à ceux qu‟il avait donnés dans le manuscrit sur « de
l‟essence double du langage » (cf. AdeS 372, f. 78 [cf. ELG, p. 48] ; cité supra, p. 165)142,
seront traités lorsqu‟il sera question de la notion de « valeur ». Mais on peut déjà
remarquer que Saussure part ici d‟un exemple où les deux termes sont considérés a priori
comme « synonymes » (« craindre », « redouter »)143. Quand il applique la formule à
deux mots qui ne le sont pas (« chien », « loup »), il utilise déjà le conditionnel.
Commence-t-il à nuancer ses positions ? Le terme « ciel » s‟enrichirait du contenu du
terme « crayon » si ce dernier disparaissait ?

142
L‟exemple de « chien, loup » avait été évoqué de manière identique en 1891, où Saussure ajoutait encore
une espèce à son zoo : le chacal (éteint dans l‟édition Gallimard) (cf. AdeS 372, ff. 165-166 [= 372 bis, ff.
27 /8-9] [cf. ELG, pp. 79-80] ; cf. note 68).

143
Évitons de signaler que l‟existence de « synonymes » avait été théoriquement interdite par Saussure (cf.
CLG/E 3342 [cf. ELG, p. 265] ; cf. infra, p. 230).
186
Un autre passage, toujours dans le même sens, reprend encore exactement une idée
qu‟il avait déjà exposée dans le tout dernier feuillet du manuscrit sur « l‟essence
double » :

Si vous augmentez d‟un signe la langue vous diminuez d‟autant la signification des
autres. <Réciproquement : si, par impossible, on n‟avait choisi au début que deux signes
toutes les significations se seraient réparties sur ces deux signes. L‟un aurait désigné une
moitié des objets et l‟autre, l‟autre moitié.> (Cours II, Riedlinger, p. 12)144

Il s‟agit donc toujours la même notion, généralisée ici encore au plan sémantique. Elle
sera encore formulée un peu plus loin, où Saussure affecte l‟idée au « langage », comme
cela avait été le cas en 1891 et en 1894. L‟intérêt de ce passage réside dans le fait que
Saussure insiste sur la question de la définition des unités :

Le langage par contre 1) a fondamentalement le caractère d‟un système qui est fondé sur
des oppositions (comme un jeu d‟échecs <avec les différentes combinaisons de forces
attribuées145 aux différentes pièces>). (Cours II, Riedlinger, p. 18)

Pour cette raison, parce que la langue est un système (a) fondé sur des oppositions (b),
la définition de ces éléments (et de la nature de ces oppositions) est selon Saussure
impérative :

144
L‟exemple est en effet en parfaite continuité avec une idée exposée dans « De l‟essence double du
langage » (cf. ELG, p. 88]), et que nous reproduisons dans notre deuxième partie, (cf. infra, p. 288). La
communauté thématique et l‟équivalence des exemples entre cette première partie du deuxième cours et le
manuscrit sur « l‟essence double » est constante. Dans la leçon du 23 novembre Saussure évoque la
comparaison de la langue avec un vaisseau (qui peut être considéré soit en chantier, dans ses parties
constituantes, soit dans la mer, accomplissant sa fonction / son destin), qui avait été également évoqué en
1891. (Cette différence avait été évoquée, dans le « traité de phonétique » (1881-1884), traduite dans les
termes aristotéliciens de « cause matérielle » et « cause finale », qui rendrait bien des services dans une
relecture de l‟œuvre de Saussure. Nous ne l‟avons découvert que tardivement, et n‟avons donc pas pu nous
en servir).

145
Nous nous permettrons d‟attirer pour la deuxième fois l‟attention du lecteur sur ce terme, que nous avons
déjà rencontré dans l‟analyse du cours de 1907. Il sera, nous le répétons, une pièce indispensable dans
l‟argumentation de la deuxième partie.
187
La langue étant toute entière dans l‟opposition de certaines unités et n‟ayant pas d‟autre
substrat <(la langue ne consiste qu‟en ces unités ! Il n‟y a dans la langue que le jeu de ces
unités les unes par rapport aux autres)> on ne peut pas se passer de connaître ces unités ;
nous ne pouvons faire un pas sans y faire appel quelles qu‟elles soient. (Cours II,
Riedlinger, p. 18)

Ces passages n‟épuisent évidemment pas les exemples où la notion d‟un « système
d‟oppositions » est généralisée, avec plus ou moins de clarté (de manière plus ou moins
problématique), aux divers domaines de la linguistique. Mais l‟échantillon suffit à
montrer que l‟idée continuait à être présente, dans ces premières leçons du deuxième
cours, à la réflexion de Saussure. Aucune justification, mis à part celle que nous avons
sommairement examinée, n‟en est pourtant donnée. Il s‟agit d‟une position que Saussure
assume, mais qu‟il ne démontre pas de manière rigoureuse.
Dans notre deuxième partie, nous aurons à examiner à fond les possibilités théoriques
d‟une telle assomption, ainsi que les conséquences logiques (si la théorie est un système
serré, à l‟instar d‟une géométrie, il doit nécessairement en exister) pour le reste de la
doctrine.

Ce qu‟il nous intéresse de souligner de ce qui précède, c‟est que l‟idée d‟un « système
de différences pures » est décelée par Saussure au niveau des « systèmes d‟écriture », et
que l‟idée que la « langue » pourrait représenter un modèle « similaire » n‟intervient
qu‟après, dans un mouvement de généralisation qui n‟est pas justifié de manière
convaincante. Les raisons que Saussure évoque et les exemples qu‟il donne, équivoques,
non représentatifs de l‟opération en question, n‟atteignent donc pas les conclusions que
nous avons formulées à la fin du chapitre précédent. Au contraire, les inconséquences que
nous avons cru découvrir à présent sembleraient les confirmer. La postulation d‟un
« système de différences pures », n‟ayant d‟existence que par « opposition », est une
notion que Saussure projette, comme dans la totalité des textes examinés (excepté « De
l‟essence double ») sur des entités simples, sans contrepartie conceptuelle –
significatives, certes, mais incapables de représenter elles-mêmes « des idées » –, en
l‟occurrence des « lettres ». Lorsqu‟il essaye de généraliser le modèle à d‟autres
phénomènes, à d‟autres types d‟entité, d‟autres éléments interviennent, incompatibles

188
avec le premier modèle : associations et « voisinages » entre les termes, éléments
explicitement postulés comme non négatifs (« positifs »), etc. Or aucune de ces
inconséquences n‟est déraisonnable : elles trouvent toutes leur place dans le deuxième
modèle de « système » que nous avons découvert, dans notre analyse des arguments du
premier cours, comme étant un système de rapports – justement – associatifs, qui
pouvaient être de « plusieurs espèces » et que l‟on « devrait appeler grammaire ».
Tant que l‟on n‟aura expliqué ces inconsistances d‟une autre manière, la solution qui
nous paraît la plus prudente, la plus sensée, la moins baroque, c‟est d‟admettre que
Saussure a pu céder à formuler une généralisation entre deux phénomènes qu‟il appela
certes invariablement « système », mais dont la structure n‟était pas exactement la même.
Les arguments de Saussure ne suffisent pas, en tout cas, pour l‟instant, à nous convaincre
du fait contraire.
Nous aurons l‟occasion de repérer que Saussure n‟était pas, lui non plus, entièrement
convaincu de la validité de cette position.

4.3.3 Système grammatical : vers un modèle de fonctions

Plus on avance dans le temps, plus il devient difficile de retrouver des traces claires et
explicites de ce système « d‟oppositions » et, sans que cette notion ne soit nullement
abandonnée, on commence à distinguer plus facilement les contours du modèle de
« système » dont nous avions découvert les premiers indices dans le cours de 1907. A
partir du 11 janvier 1909, en effet, il est possible de repérer des arguments qui évoquent
clairement les deux espèces de « liens » qui, dans le premier cours, avaient été baptisés
« ordre discursif » et « ordre intuitif ». Saussure s‟y réfère à plusieurs reprisses, en
adoptant des choix terminologiques différents.
Dans ce passage, par exemple, Saussure parle d‟« unités » d‟association et
discursives, et de « groupes » « au sens de famille » et « au sens de syntagmes » :

189
Trésor (magasin) Discours chaîne
Unités d‟association Unités discursives
(c'est-à-dire qui se produisent dans le discours)
Groupes au sens de Groupes au sens de
familles Syntagmes
(Cours II, Riedlinger, p. 53)

L‟idée est exactement la même que celle que nous avons rencontrée au premier cours,
et l‟existence de ces « groupes » est justifiée par les mêmes arguments :

Dans cette masse d‟éléments dont nous disposons virtuellement mais effectivement, dans
ce trésor nous faisons des associations. Chaque élément nous fait penser à l’autre : tout ce
qui est semblable et dissemblable en quelque sorte se présente autour de chaque mot,
autrement le mécanisme de la langue serait impossible. Ainsi un tableau de déclinaison
est un groupe, <ce groupe> a le droit de revendiquer une unité, mais cette unité n‟existe
pas dans le discours. Dans cette unité il y a quelque chose qui varie et quelque chose qui
ne varie pas ; ce sera le caractère de tout groupe <d‟association :> au nom de ce qui ne
varie pas on associe dominus à domino, et ce qui varie fait qu‟il y a des unités diverses
dans ce groupe :

désireux
soucieux un élément commun
malheureux un élément qui diffère
etc.

Donc ces groupes d‟association sont purement mentaux, n‟ont pas une existence
simultanée dans le discours. (Cours II, Riedlinger, p, 53 [nous soulignons, ES])

Il s‟agit donc toujours de ce dispositif qui recevait, dans le premier cours, le nom
d‟« association ordinaire » (pas de traces, ici, de l‟association dite « unilatérale ») : le
rapprochement entre les termes est opérée suivant la reconnaissance d‟un élément
commun (« de forme et de sens » [cf. Cours I, Riedlinger, p. 67] ) qui la fonde et
l‟explique. Saussure prend même soin de préciser que, sans l‟admission de cet élément
commun, non seulement les associations (quelles qu‟elles soient) seraient inconcevables,

190
comme nous avons tenté de le montrer dans notre analyse du premier cours, mais « le
mécanisme » même « de la langue serait impossible » (Cours II, Riedlinger, p. 53).
La nouveauté dans ce deuxième cours réside dans le fait que ces deux modalités de
« groupements » (au sens de « familles » associatives et au sens de « syntagmes »)
commenceront à être conçues par Saussure en tant que « fonctions » :

Il y a deux manières pour un mot d‟être voisin, coordonné, rapproché, en contact d‟un
autre ; […]

Oserai-je interrompre la citation pour souligner que Saussure ne dit pas « opposé à »,
ni « différent de » ? Il parle de « deux manières » de « voisinage » entre les mots, ce qui
confirmerait notre soupçon : dans l‟exemple de « υημί υην » (formes « voisines »),
Saussure pensait à ce modèle de système-ci. Le passage se poursuit ainsi :

[…] on peut appeler cela les deux lieux d‟existence des mots, ou les deux sphères de
rapports entre les mots. Cela correspond à deux fonctions qui sont actives également en
nous à propos du langage. (Cours II, Riedlinger, p. 52)

Cette idée de deux « activités » n‟apparaissait pas de manière si nette dans les
arguments du premier cours. Nous avions détecté la présence d‟un rôle actif de la
conscience des sujets parlants dans la reconnaissance et la compréhension des éléments
permettant l‟établissement des rapports, mais ces rapports étaient des rapports associatifs.
L‟idée la plus proche d‟un objet « syntagmatique » apparaissait dans ce premier cours
comme une espèce de somme d’information concernant l‟ordre discursif des éléments,
qui semblait elle-même être une conséquence de l‟existence de ce réseau de rapports
associatifs « ordinaires », qui fondait l‟analysabilité (des syntagmes) et la délimitabilité
(des « unités ») :

[…] autre chose se dégage du rapprochement [des formes par association « ordinaire »,
ES] : c‟est l‟ordre, la suite, la séquence des éléments. (Cours I, Riedlinger, p. 70 [nous
soulignons, ES])

Ces deux notions, jadis pensées en tant qu‟« ordres » dans le sens qu‟ici Saussure
nomme « lieux d‟existence », acquièrent, dès qu‟elles sont élevées à la catégorie de
191
« fonctions », une place indépendante dans l‟appareil argumentatif. Elles deviennent des
facteurs simultanément actifs dans le mécanisme de la langue (on les verra sous peu
apparaître sous la forme de « forces »). Ces deux « fonctions également actives » seront
dès la leçon suivante baptisées « principe » ou « axe associatif » et « principe » ou « axe
syntagmatique » :

(<On peut faire rejoindre en jouant un peu sur les mots> discursif et intuitif ; s‟opposent
comme syntagmatique et associatif = « intueri », contempler platoniquement sans faire
usage dans le discours.) On pourrait représenter ces deux principes, ces deux activités qui
se manifestent synchroniquement par deux axes :

dé-faire syntagmatique

[…]

refaire .
parfaire .
faire
défaire associatif .
déranger .
déplacer .

(Cours II, Riedlinger, p. 56).

Cet appareil de rapports syntagmatico-associatifs acquiert donc à présent, de manière


bien plus nette que dans les textes précédents, une tournure résolument dynamique : il
s‟agit d‟un système « de forces », de « fonctions », d‟« activités ». Nous ne dirons pas
qu‟auparavant cette dynamique était absente, mais il est incontestable qu‟elle était moins
clairement exposée. Ce dispositif, donc non plus d‟« oppositions » ni de simples
« associations », mais de « fonctions », est ce que Saussure entend dans ce cours par
« grammaire », et c‟est la grammaire ainsi précisée qui sera à nouveau rapprochée,
comme dans le premier cours, de la notion de « système ».

192
Toujours dans la même leçon Saussure enseigne, comme il l‟avait déjà montré aussi
dans le cours de 1907, que le phénomène de l‟analogie ne s‟explique pas sans appel à ce
mécanisme de rapports, qu‟il appelle encore « activités » :

C‟est à ces deux activités que se rattache un immense phénomène : <le phénomène> de
l’analogie, ce que l‟on appelle les phénomènes d‟analogie, la création analogique, la
novation analogique (mieux qu‟innovation) qui se produit à tout moment. (Cours II,
Riedlinger, p. 58)

La somme de ces deux « activités » – nommées également « fonctions », « principes »


ou « forces également actives » – auxquelles « se rattache » (Saussure emploie le même
verbe que dans le premier cours) le phénomène de l‟analogie, sera par la suite appelée en
toutes lettres, « le système de la langue » :

Tout ce qui compose l‟ensemble d‟un état de langue revenait à ce qu‟il nous semblait à la
théorie ses syntagmes et à la théorie des associations. (Cours II, Riedlinger, p. 56)

Il faut un fait synchronique pour produire l‟analogie, il faut l‟ensemble, <le système,> de
la langue <(Autre rédaction (B.) : Il est incontestable qu‟une analogie ne peut se produire
que par les forces synchroniques dans le système.)> (Cours II, Riedlinger, p. 58 [nous
soulignons, ES])

Tout ce qui est dans le synchronique d‟une langue y compris l‟analogie (= conséquence
de notre activité) se résume très bien dans le terme de grammaire dans sa conception très
voisine de l‟ordinaire. (Cours II, Riedlinger, p. 62 [nous soulignons, ES])

Grammatical = significatif = ressortissant à un système de signes = synchronique ipso


facto. (Cours II, Riedlinger, p. 62)

C‟est ce « système », donc, non déjà entendu comme un « système d‟oppositions »


mais comme somme de ces deux « activités » (de « forces »), qui est affecté ici à « la
langue ». La thèse selon laquelle « la langue est un système » (a) acquiert, ainsi, encore
une fois de manière explicite, une toute autre valeur que celle que nous avions décelée
avant 1907. On pourrait donc lire cette thèse « a » de deux manièreras différentes :

193
a1) La langue est un système (d‟oppositions)
a2) La langue est un système (grammatical ; de rapports syntagmatico-associatifs)

On se gardera d‟émettre des conclusions définitives à ce stade, où nous sommes


encore en train de construire des problèmes et de poser des questions. On se gardera,
surtout, d‟imaginer qu‟il y a entre ces deux modèles une espèce de hiérarchie (évolutive
ou théorique) ; on trouvera des traces de ces deux modèles de « système » (et de l‟un et de
l‟autre) jusqu‟aux dernières lignes du troisième cours de linguistique générale. Et l‟on
trouvera des passages, même, où ces deux types de modèles sont considérés par Saussure
comme compatibles, dont voici, à titre illustratif, l‟un des plus surprenants :

< […] Le synchronique comprend la théorie des syntagmes et [la] théorie des
associations.> Il y a des groupements de différences syntagmatiques et des groupements
de différences associatives, mentales. Il n‟y a dans la langue que des différences et pas de
quantité positive. (Cours II, Riedlinger, p. 62)

Or comment établir des associations entre éléments « purement différentiels » ?


Qu‟est-ce qu‟un « groupement de différences associatives » ? On a vu dans notre analyse
du premier cours que cette prétention est problématique, et Saussure ne la justifie jamais
de manière rigoureuse.

Nous ne tirerons aucune conclusion de l‟examen de ce deuxième cours. Celle que


nous émettrons à la suite de l‟analyse du troisième portera sur (et découlera aussi de) la
somme d‟arguments que nous venons de considérer.

194
4.1 Troisième cours de linguistique générale (1910-1911)

4.4.1 Introduction

La première leçon du troisième cours de linguistique générale eut lieu le 28 octobre


1910, la dernière le 4 juillet 1911. Le cours fut suivi par douze étudiants, dont quatre ont
laissé des cahiers de notes. Ceux de Mme A. Sechehaye, Francis Joseph, Georges
Dégailler furent connus des éditeurs du CLG. Les notes d‟Emile Constantin, de loin les
plus complètes, ne furent découvertes qu‟en 1957, suite à la soutenance de thèse de
Robert Godel. Ces notes ont été plusieurs fois publiées, sous différentes formes et par
différents éditeurs : Engler (1968), Komatsu (1993), Komatsu & Harris (1993), Mejía
Quijano (2006). La seule édition intégrale est la dernière, parue dans le numéro 58 des
Cahiers Ferdinand de Saussure (jusqu‟à présent, la seule édition complète de notes d‟un
étudiant de Saussure).
Le troisième a toujours été considéré, avec raison, comme le plus important des trois
cours de linguistique générale. Dans leur édition de 1916, comme on le sait, Bally et
Sechehaye avaient basé leur reconstruction sur les notes de ce dernier cours, qu‟ils
considéraient comme « le plus définitif » (CLG, Préface, p. 9).
La perspective adoptée par Saussure est dans ce cours incontestablement théorique : il
serait question « de la linguistique proprement dite, et non la langue et le langage »
(Cours III, Constantin, p. 83), et Saussure semble avoir eu, dès le départ, une conscience
claire du plan à suivre pour mener à bien son dessein. Le programme en fut annoncé au
début de la deuxième leçon : il comporterait trois « divisions générales » : « 1º) Les
langues ; 2º) La langue ; 3º) Faculté et exercice du langage chez les individus » (Cours
III, p. 6). De ces trois divisions, la première, « Les Langues », devait prendre à Saussure
les premiers deux tiers de l‟année scolaire, d‟Octobre 1910 à Pâques 1911. Le 25 avril, à
deux mois de la fin du semestre, Saussure s‟attaque à la deuxième partie, « La Langue »,
qui allait lui consommer le temps qui lui restait (cf. Cours III, pp. 66-143). Le dernier
volet, comme on le sait, n‟allait jamais être abordé.

En ce qui nous concerne dans ce chapitre, on peut noter que le terme « système »
survient au moins cent onze fois dans l‟édition de Komatsu & Harris (qui délaisse la

195
première partie, « Les langues », consacrée à la révision des distinctes familles de langues
indo-européennes), et qu‟il apparaît, comme dans les cours précédents, associé – dans les
formules les plus variées – aux concepts centraux de la théorie, mais aussi employé dans
un sens large. On trouve ainsi des allusions à des « systèmes de signes », à des « systèmes
d‟écriture » (p. 143), à des « systèmes idéographiques », à des « systèmes phonétiques »,
au « système grec <que nous avons aujourd‟hui où l‟on distingue éléments irréductibles
du son> » (p. 144), à des « systèmes graphique » (p. 146 et p. 147), au « système de
versification » (p. 150), et cætera.
Les deux modèles de « système » que nous avons identifiés dans les textes et cours
antérieurs sont eux aussi représentés dans ce troisième cours. Nous ne reproduirons pas,
cependant, la totalité des occurrences où il est possible de les détecter. Les configurations
demeurent essentiellement inchangées, et les exemples sont pour la plupart les mêmes
que ceux que nous avons déjà considérés dans les textes précédents.
Nous nous bornerons à mettre en lumière seulement deux circonstances : a) que ces
deux modèles de système continuent à être présents à la réflexion de Saussure (ce qui
exclut l‟hypothèse d‟une « évolution ») ; b) que ces deux modèles de « système » sont
bien deux notions différentes (même si cette différence n‟est pas ouvertement reconnue
par Saussure).

4.4.2 Système d’impressions acoustiques inanalysables : un système « de


différences »

Lors de la leçon du 9 décembre 1910 (Saussure venait à peine d‟amorcer la


« première partie » du cours, id est dans la description des langues indo-européennes),
Saussure fait à ses élèves cette observation méthodologique :

Il ne faut pas oublier que si l‟écriture est notre moyen d‟arriver à la langue, il faut le
manier avec précaution. Sans l‟écriture, nous n‟aurions rien du tout des langues du passé,
mais pour posséder la langue à travers ces documents écrits, il faut une interprétation.
<Devant chaque cas> il faut dresser le système phonologique de l‟idiome, qui est la
réalité dont les signes [de l‟écriture] sont l‟image. La seule réalité qui intéresse le
linguiste est ce système phonologique. (Cours III, Constantin, p. 149)

196
Ce passage montre combien il est nécessaire chez Saussure (comme chez n‟importe
quel auteur) de situer les affirmations et les formulations des concepts dans leurs
contextes d‟apparition. La dernière phrase, qui, prise hors contexte, pourrait paraître
surprenante, est ici parfaitement justifiable. Saussure, en bon comparatiste, parle à ce
moment de la reconstruction des « langues du passé », et, attentif aux derniers acquis de
la discipline, il ne confond pas « la langue » avec les signes écrits à travers lesquels on
« la possède »146. Il expose ensuite les « ressources » dont le linguiste dispose pour
l‟établissement d‟un « système phonologique », et passe à la considération d‟un problème
différent, quoique complémentaire : celui portant sur la nécessité théorique et
méthodologique de séparer le système « phonologique » d‟une langue de la mécanique de
production de sons (id est la distinction entre ce que l‟on appelle aujourd‟hui, après
Prague, « phonologie » et « phonétique »). Dans ces circonstances, il énonce ceci :

La langue est un système qui court sur des impressions acoustiques inanalysables
(différence de f avec b). Or l‟analyse <(phonatoire)> de cela n‟intéresse pas le linguiste.
(Cours III, Constantin, p. 154)

Voici donc une occurrence de notre thèse « a », selon laquelle « la langue est un
système », ici sous la première des deux formes que nous avons relevées, celle pour
laquelle nous avons choisi de garder l‟appellation de « système d‟oppositions », et que
nous avons distinguée d‟un deuxième modèle, le « système grammatical » ou « de
rapports syntagmatico-associatifs ». Le « système » auquel Saussure fait allusion à
présent est donc un système « de différences » (du type de celle qui existe entre /f/ et /b/),
et la « matière » par laquelle il est rendu (que ce soit par l‟écriture, par des mimes ou à
travers des sons) est tenue, comme cela avait été le cas à chaque fois, pour accessoire.
L‟idée est donc la même que celle que nous avons trouvée partout, dès les premiers écrits
de Saussure jusqu‟à l‟introduction du deuxième cours, formulée de diverses manières.
Dans la forme qu‟elle acquérait lorsque nous l‟avons aperçue pour la dernière fois, le

146
Cette distinction est un titre qui revient, en réalité, à la période des néogrammairiens. « Derniers », donc,
est ici utilisé par simple opposition à la « première » époque de la grammaire comparée. Les premiers
comparatistes n‟effectuaient pas la distinction que Saussure pose ici, et travaillaient avec et sur des
« lettres ».
197
modèle était en quelque sorte soutenu (ou justifié, ou supporté) par la thèse de l‟arbitraire,
qui venait d‟être introduite dans la théorie. Nous avions eu l‟occasion de noter, dans ce
sens, que le fait que la langue est un système (a) de pures différences (b) était une
« conséquence nécessaire » du fait que le signe est arbitraire (c) (cf. Cours II, Riedlinger,
p. 8). On verra par la suite que le deuxième modèle de « système », cet appareil « que l‟on
devrait appeler grammaire » (Cours I, Riedlinger, p. 102), a été lui aussi confronté par
Saussure à la thèse de l‟arbitraire. Le contraste entre les deux confrontations sera une
occasion de plus pour repérer la distinction que nous nous efforçons de mettre en lumière
depuis le début de ce travail.

4.4.3 Les deux modèles de système face au concept de l’arbitraire

Comme nous l‟avons vu, donc, et comme nous venons de le rappeler, le fait que la
langue puisse être considérée comme un système (thèse a) de pures différences (thèse b),
était, selon l‟articulation trouvée au début du deuxième cours, une conséquence directe et
nécessaire du fait que le signe est arbitraire (thèse c). Cette articulation, qui avait été
discernée par Saussure au niveau des systèmes d‟écriture avant d‟être généralisée à
« toute la langue », était en l‟espèce valable pour tout système sémiologique. Saussure
avait pourtant cherché à « déterminer ce qui, dans les différents systèmes sémiologiques,
fait de la langue un système à part » (Cours II, Riedlinger, p. 9), et il avait trouvé
quelques caractères spécifiques. L‟un de ces traits différentiels avait été formulé comme
suit :

[…] les signes de la langue sont totalement arbitraires tandis que dans certains actes de
politesse […] ils quitteront ce caractère arbitraire pour se rapprocher du symbole. (Cours
II, Riedlinger, p. 10 [nous soulignons, ES])

La langue, Saussure insistait, était donc un « système » de signes « totalement


arbitraires » – ce qui viendrait donc renforcer, si besoin était, la conclusion que nous
avions tirée : le fait que la langue soit un système (a) de pures différences (b) est une
conséquence du fait que le signe est totalement arbitraire (c).

198
A la fin du troisième cours, cependant, le 5 mai 1911 pour être précis, Saussure devait
introduire un élément nouveau dans sa théorie, à savoir l‟idée d‟une relativisation de la
thèse de l‟arbitraire :

Nous avons posé comme étant une vérité évidente que le lien du signe [sic (=image
auditive), ES] par rapport à l‟idée représentée est radicalement arbitraire. [Pourtant,] dans
toute langue, il faut distinguer ce qui reste radicalement arbitraire et ce qu‟on peut appeler
l‟arbitraire relatif. Une partie seulement des signes dans toute langue seront radicalement
arbitraires. (Cours III, Constantin, p. 230)

Le fait que dans le deuxième cours Saussure ait donné comme particularité spécifique
des langues un élément qu‟à présent il relativise (ce qui fait que la distinction entre l‟objet
« langue » et le reste des objets sémiologiques redevient vague) est ce qu‟il y a de moins
extraordinaire dans cette leçon. Ce qui est remarquable, ce sont les raisons que Saussure
évoque comme étant la légitimation de cette « correction ». Comment la justifie-t-il ? En
assurant que « la langue », justement, est un « système » :

Tout ce qui fait d‟une langue un système <ou un organisme> demande d‟être abordé sous
ce point de vue, où on ne l‟aborde guère en général : <comme une> limitation de
l’arbitraire par rapport à l‟idée. (Cours III Constantin, p. 232 [nous soulignons, ES])

Toute langue forme un corps et un système […] ; c‟est le côté par où elle n‟est pas
entièrement arbitraire, où il faut reconnaître une raison relative. (Cours III, Constantin, p.
240)

Ces passages, fort intéressants, suggèrent que jusqu‟au 5 mai 1911, date où il introduit
l‟idée de la limitation de l‟arbitraire, Saussure s‟était permis de définir l‟entité « signe »
sans considérer le fait qu‟elle appartenait à un « système ». Ce qu‟il avait toujours
enseigné comme « une vérité évidente », ne l‟est plus – et appelle donc à être redéfinie –
à partir du moment où on la considère du point de vue du « système ». Mais de quel
« système » parle-t-on ? D‟un « système » autre, évidemment, que celui qui découlait des
premiers textes examinés, dont nous avions trouvé la trace clairement dessinée au tout
début du deuxième cours. Dans ce premier modèle, avait-on conclu, la langue était un
système (thèse a) de valeurs purement différentielles (thèse b) parce que le signe est

199
arbitraire (thèse c) : le caractère systématique de la langue était une « conséquence
nécessaire » de l‟arbitraire du signe. Dans ce deuxième modèle, l‟argument s‟est inversé.
Il est dit, encore, que la langue est un « système », mais à présent du caractère
systématique de la langue résulte, au contraire, que le signe n’est pas radicalement
arbitraire. Les concepts de « l‟arbitraire » et de « système » ne sont donc plus corrélatifs,
ils entrent maintenant en concurrence.
On aurait ainsi deux propositions antagonistes :

a) la langue est un système parce que le signe est radicalement arbitraire


b) le signe n’est pas radicalement arbitraire parce que la langue est un système

D‟où l‟on pourrait tirer cet argument amusant : si le signe était radicalement
arbitraire, la langue serait un système ; or il se trouve qu’effectivement, la langue est un
système, voilà pourquoi le signe n’est pas radicalement arbitraire147.
Il s‟agit, évidemment, de deux notions de « système » distinctes. Le modèle de
« système » auquel Saussure fait allusion à présent n‟est pas le « système de différences
pures » qui était une « conséquence » du postulat de l‟arbitraire, mais une notion
assimilable à ce système de rapports syntagmatico-associatifs qu‟en 1907, comme nous
l‟avons vu, il avait commencé à rapprocher de la notion de « grammaire ». « Système »
est donc entendu, ici, en tant que « mécanisme » ou « organisme grammatical ».
Dans les notes autographes dont Saussure s‟est servi dans cette leçon, il avait en effet
noté :

Il y a des él. rel[ativement] arbitraires et d’autres absol[ument].


(Ms. Fr. 3951, f. 50 [cf. CLG/E 2090]
[cf. ELG, p. 328] [cf. Cours III, Constantin, p. 230])

147
Le sophisme rappelle l‟anecdote freudienne du chaudron percé : « A a emprunté un chaudron de cuivre à
B. Une fois qu‟il l‟a rendu, B le fait traduire en justice en l‟accusant d‟être responsable du gros trou qui s‟y
trouve maintenant et qui rend l‟ustensile inutilisable. A présente sa défense en ces termes : « Primo, je n‟ai
jamais emprunté de chaudron à B ; secundo, le chaudron avait déjà un trou lorsque B me l‟a donné, tertio,
j‟ai rendu le chaudron en parfait état » (Freud, 1905, p. 131).
200
Réduction dans tout système de langue de l‟arbitraire absolu à l‟arbitraire relatif, ce qui
constitue le système.
(Ms. Fr. 3951, f. 53 [cf. CLG/E 2105]
[cf. ELG, p. 327-328] [Cours III, Constantin, p. 235]).

Système : mécanisme grammatical.


(Ms. Fr. 3951, f. 51 [cf. CLG/E 2119]
[cf. ELG, p. 329] [cf. Cours III, Constantin, p. 232]).

Les exemples que Saussure en donne sont en outre parfaitement homologues à ceux
qu‟il avait évoqués dans le deuxième cours lorsqu‟il avait été question de définir les
notions d‟« axe syntagmatique » et d‟« axe associatif » (id est les ordres « discursif » et
« intuitif » du premier cours), ce qui confirme que l‟idée d‟une relativisation de
l‟arbitraire (ce que Saussure appelle aussi « motivation ») exigeait, telle que Saussure
l‟entendait, l‟existence de ce « système » de rapports.
Ces notions, cependant, reçoivent dans ce troisième cours des nuances inédites (et
présentent quelques problèmes). Il convient donc, avant d‟examiner les exemples de
« motivation », d‟essayer de saisir la portée que ces deux ordres de rapports acquièrent
dans ce cours.

4.4.4 Coordination syntagmatique et rapports syntagmatiques

Comme nous l‟avons vu lors de l‟analyse des arguments du deuxième cours, les deux
« ordres » que nous avions rencontrés à la fin du cours de 1907, « intuitifs » et
« discursifs » ou « associatifs » et « syntagmatiques », adoptaient, en 1908-1909, une
allure fonctionnelle : ces deux « ordres » n‟étaient pas (ou plus, ou plus seulement) des
simples « lieux d‟existence » des termes, mais des espèces de « forces » toujours
« actives » dans le mécanisme de la langue. Cette tournure fonctionnelle apparaît aussi
dans le troisième cours.
A la toute fin du semestre, au moment où Saussure envisage, en guise d‟introduction
au chapitre sur la « linguistique statique » qu‟il venait d‟ouvrir, la question de la
définition des termes dans la langue, il affirme, comme nous l‟avons rappelé dans notre
introduction, qu‟un terme n‟est atteignable qu‟au sein du système dont il fait partie :
201
Prenons d‟abord les mots comme termes d’un système, et il y a nécessité de les envisager
comme les termes d‟un système. Tout mot de la langue se trouve avoir affaire à d‟autres
mots, ou plutôt il n‟existe que par rapport aux autres mots, et en vertu de ce qu‟il a autour
de lui. (Cours III, Constantin, p. 277 [nous soulignons, ES])

Les unités de la langue (ici, les « mots ») n‟existeraient donc que les unes « par
rapport aux autres », mais « rapports » pourraient être de deux types :

Le rapport <et la différence> des mots entre eux se déroule suivant deux ordres, dans
deux sphères tout à fait distinctes […] Il s‟agit de deux sphères ou de deux façons de
coordonner les mots avec les autres. (Cours III, Constantin, p. 277)

Constantin note « deux sphères » ou « deux façons de coordonner », mais la suite de


l‟argument montre que ces deux phénomènes ont été distingués par Saussure, du moins en
ce qui concerne l‟axe syntagmatique, et que ce « ou » n‟était donc pas exclusif. L‟idée
n‟est pas, dans les notes de Constantin, entièrement transparente, mais il est clair que
Saussure a cherché à séparer les fonctions, les forces, dont l‟activité est de coordonner les
unités, des simples lieux d’existence des unités. Il aborde en premier lieu l‟axe
syntagmatique, qu‟il décline, donc, en deux sous-phénomènes :

Il y a 1º) la coordination syntagmatique et la sphère des rapports syntagmatiques.


Exemple : contre tous : il y a un rapport qui lie d‟une certaine façon contre avec tous. On
peut l‟exprimer ainsi :

contre tous

Contremarche donne lieu à une observation semblable : ici il y a deux rapports à


distinguer :

.contre/marche. .contre.
.contremarche.
De même par exemple magnanimus.
1) Rapport allant de animus à l‟ensemble magnanimus,
2) Rapport entre magn et animus
202
.animus.
.magnanimus.

Cette combinaison donnant lieu à de certains rapports peut s‟appeler un syntagme : c‟est
la combinaison de deux ou plusieurs unités, également présentes qui se suivent les unes
les autres. Si elles se suivaient sans offrir aucun rapport entre elles, nous ne les
appellerions pas syntagme, mais plusieurs unités consécutives ayant un rapport entre elles
<ou avec le tout> forment un syntagme. (Cours III, Constantin, pp. 277-278)

Il apparaît ainsi dans cet exemple que le fait que deux unités prennent place l‟une à
côté de l‟autre dans la chaîne discursive (cf. l‟« ordre discursif » du premier cours) ne
suffit guère pour que ces unités forment un « syntagme » : elles pourraient ne pas être
coordonnées – elles pourraient se suivre, dit Saussure, « sans offrir aucun rapport entre
elles ». Le facteur qui ferait qu‟une séquence quelconque d‟unités représente un
« syntagme » serait donc cette espèce de « force » que Saussure nomme « coordination »
(ou « fonction », comme dans le deuxième cours) « syntagmatique ». L‟idée n‟est pas
plus claire que cela, mais une chose est indubitable : une simple séquence ne constituerait
pas forcément, aux yeux de Saussure, comme on aurait pu le croire auprès des arguments
du premier cours, un « syntagme ».
L‟examen d‟un deuxième petit piège existant dans ce même passage nous aidera à
clarifier le problème. On peut l‟introduire par cette question : quelle est la fonction de ces
rapports entre « contre » et « contremarche » et entre « animus » et « magnanimus » dans
cet argument portant sur les rapports syntagmatiques ? Il faut avouer qu‟il n‟y a point,
entre ces termes, de consécution envisageable. Pourquoi alors Saussure les évoque à
présent ? Déjà Sechehaye avait vu dans ce détail un problème. En marge du texte de la
collation qu‟il effectuait en vue de la publication du CLG, il avait noté ceci :

J’ai transcrit cela fidèlement. J’avoue que pour le moment je ne comprends pas le
rapport syntagmatique d. contre à contremarche. Pourquoi pas aussi

.marche.
.contremarche. ? (Coll., p. 426)

203
La question, en réalité, n‟était pas de savoir pourquoi Saussure n‟évoque pas cette
deuxième possibilité de rapport – également envisageable, en effet – entre « marche » et
« contremarche » : le choix a pu répondre au hasard. La question est de savoir qu‟est-ce
que ces rapports associatifs ont à faire au milieu d‟un argument portant sur les rapports
« syntagmatiques ». Car le rapport entre « contre » et « contremarche » n‟est pas, comme
Sechehaye le comprenait très bien, un rapport syntagmatique, mais bel et bien un rapport
associatif, du type de ce que nous avons rencontré au premier cours sous le nom
d‟associations « ordinaires ».
Nous avions souligné, lors de notre examen du premier cours, en avançant que
l‟argument se révélerait plus tard d‟utilité, que l‟existence des « syntagmes » et de
l‟« ordre » syntagmatique était un phénomène que Saussure faisait dépendre de (ou qui
découlait de) ce réseau des rapports associatifs « ordinaires », et que si une séquence
d‟unités existait en tant que telle, c‟était parce que (et dans l‟exacte mesure où) elle se
trouvait immergée dans un réseau d‟associations « ordinaires » qui, se fondant sur une
identité partielle « de forme et de sens », rendaient le corps des unités démembrable,
divisible, analysable.
Ce que Saussure semble avoir voulu dire, à présent, ce n‟est pas donc qu‟entre
« contremarche » et « contre » il y avait un rapport syntagmatique, comme Sechehaye
entendait avec perplexité, mais que le fait que « contremarche » constitue un
« syntagme » dépend – dans le sens le plus lourd que l‟on puisse attribuer à ce terme – de
la présence de « contre » (entre autres) dans le système. Si « contremarche » n‟était pas
partiellement identique à une série quelconque de termes, le mot ne serait pas analysable,
et il ne formerait donc pas une séquence. La présence de ce réseau d‟associations
« ordinaires » est ainsi une condition nécessaire à l‟existence des « syntagmes » (car un
syntagme représente bien, avant tout, une séquence d‟unités). Cette condition est-elle
suffisante ? Il ne semblerait pas. Il existerait des séquences d‟unités que Saussure, à ce
qu‟il semble, ne considérerait pas comme étant des « syntagmes », car ces unités, même si
elles étaient consécutives, « n‟offriraient aucun rapport » entre elles. Mais à quelle espèce
de phénomène Saussure a-t-il pu penser ? Qu‟est-ce qu‟une concaténation de termes qui
n‟offriraient aucun rapport entre eux ? Songeait-il à des suites agrammaticales, du type :
« table avant je marron moi par » ? Nous sommes incapables d‟imaginer quelle autre
espèce de phénomène, si ce n‟est pas une suite agrammaticale comme celle que nous

204
venons d‟inventer, pourrait représenter une séquence où les termes y participant ne
gardent « aucun rapport ».
Cela étant dit, et même si l‟exemple reste obscur (et l‟applicabilité douteuse), l‟idée
de Saussure est compréhensible. Il y aurait deux phénomènes :

a) Des séquences d’unités, possibles via l‟existence des rapports associatifs


« ordinaires », qui rendent possible l‟analyse de ce qui, devenant analysable,
devient en même temps une entité composite, une séquence, une concaténation.
b) Des syntagmes, qui constituent également des séquences (et présupposent donc
également l‟intégration dans un réseau des rapports associatifs « ordinaires »),
mais qui impliquent en plus une coordination établie par une force que Saussure
nomme « syntagmatique ».

Si ce n‟est pas cela que Saussure visait, la portée et l‟utilité de l‟exemple nous
échappe. Il faut cependant avouer que cette idée d‟une « force » coordinatrice qui fait
d‟une séquence un syntagme n‟est pas développée par Saussure. Comment procède-t-
elle ? On pourra y répondre suivant différentes théories148. Chez Saussure le mécanisme
demeure inexpliqué.

4.4.5 Différents types de coordination associative

Après ces arguments quelque peu obscurs portant sur la distinction de deux
phénomènes liés à l‟axe syntagmatique – l‟« ordre » (en tant que lieu d‟existence) et la
« force » (en tant que fonction coordonatrice) –, Saussure aborde l‟analyse de l‟axe
associatif, qui n‟est pas dépourvue, elle non plus, de difficultés.
Les premiers arguments sont, eux, parfaitement conformes à ce que l‟on avait appris
lors des deux premiers cours. Mis à part la coordination « syntagmatique », il existerait
donc la « coordination associative » : c‟est l‟autre « façon » de coordonner les termes du
système :

148
Le phénomène fait penser à la notion de « catène » formulée par Henri Frei (cf. Frei, 1948 et 1954).
205
2º) La coordination associative
Par association psychique avec d‟autres termes existant dans la langue.
Exemple : un mot comme enseignement appellera d‟une façon inconsciente pour l‟esprit
en particulier l‟idée d‟une foule d‟autres mots qui par un côté ou par un autre ont quelque
chose de commun avec lui. Ce peut être par des côtés très différents. Par exemple
enseignement se trouvera compris dans une série associative où on verra :

enseignement
enseigner
enseignons
enseigne, etc.

Il y a quelque chose de commun dans l’idée représentée et quelque chose de commun


dans l’image acoustique. Le signifiant et le signifié forment à la fois cette série
associative.

De même : enseignement
armement
rendement

Une autre série associative reposant également sur rapport [sic, ES] entre signifiant et
signifié, mais dans une autre partie du mot. (Cours III, Constantin, p. 278 [nous
soulignons, ES])

Rien de nouveau, donc, dans ces exemples. Il s‟agit toujours du bon vieux mécanisme
des associations « ordinaires », établies grâce à (et fondées sur) l‟identité partielle des
unités concernées. Cette identité partielle (ce « quelque chose de commun ») réside, donc,
comme nous le savions déjà, et dans la « forme » et dans l‟« sens » : « le signifiant et le
signifié », dit Saussure, « forment à la fois cette série associative » (Cours III, Constantin,
p. 278).
A la suite de cet exemple d‟association « ordinaire », Saussure envisage – et donc,
malgré les doutes qu‟il avait émis lors du premier cours, reconnait – le phénomène de
l‟association « unilatérale », fondée exclusivement « sur le signifié » :

Série associative reposant sur le signifié :

206
enseignement
instruction
apprentissage
éducation
(Cours III, Constantin, p. 278)

Ce phénomène ne représente pas, lui non plus, une nouveauté, mais le fait que
Saussure l‟évoque est important : cela confirme qu‟il acceptait que ce type d‟association
puisse exister dans la langue, et corrobore a posteriori, si besoin était, les arguments que
nous avons tissés en sa faveur lors de notre déjà lointaine analyse du premier cours.
On notera en passant que Saussure va ici bien au-delà des associations existant entre –
par exemple – les différentes formes d‟un même verbe, ou celle existant entre deux
« formes » d‟une même entité (entre deux allomorphes) : il concède que le « sens » serait
un critère suffisant pour associer des entités morphologiquement, étymologiquement et
sémantiquement indépendantes les unes des autres : c‟est dans cette même leçon qu‟il
avoua qu‟il existerait même une « série associative dans le fait que enseignement étant un
substantif est en rapport avec les autres substantifs » (Cours III, Constantin, p. 278).
L‟exemple surprenant, qui contredit ce que nous avions compris dans notre analyse du
premier cours et qui nous posera bien des problèmes, survient juste après. Saussure
affirme en effet qu‟il existerait encore un autre type d‟association. Lequel ? Si les
premières étaient fondées sur la base d‟une communauté partielle « de forme et de sens »,
et les deuxièmes l‟étaient sur une identité exclusivement sémantique, les troisièmes le
seront via une ressemblance exclusivement formelle :

<d‟autres séries encore>


<on peut avoir :> simple communauté dans les images auditives :

blau
durchbleuen → n‟a pas de rapports avec blau
ä
(frapper de verges)
(Cours III, Constantin, p. 278)

207
Cet exemple représente donc un deuxième type d‟association « unilatérale » : elle
procèderait exclusivement par ressemblance des « images auditives », des signifiants, des
« formes » (dans le sens que ce terme acquérait au premier cours)149. Contrariant nos
hypothèses, ainsi, qui prétendaient que le facteur « sens » était une condition sine qua non
du phénomène des associations, Saussure semble reconnaître à présent qu‟il pourrait
exister des associations où cet élément manquerait. Il est cependant douteux que ce type
d‟association ait été considéré par Saussure comme une pièce fonctionnelle du
mécanisme grammatical qu‟il était en train de décrire. Il ne lui assigne, en tout cas, aucun
rôle, quoiqu‟il faut avouer qu‟il ne lui en dénie aucun non plus, et il les place au même
niveau que les autres types d‟association. L‟idée est pourtant contredite par l‟entièreté des
passages que nous avons examinés au premier et deuxième cours, et par le reste des
arguments sur la question présents dans ce cours de 1910-1911, comme par exemple
celui-ci, à propos du rapprochement entre « désir » et « désireux » :

Il n‟y a aucun rapport <rapprochement> possible entre ces deux mots si ce n‟est pas en
réalité le concept désir et l‟image désir qui interviennent l‟un et l‟autre <et d‟autre part
l‟image désireux et le concept désireux>

𝑐𝑜𝑛𝑐𝑒𝑝𝑡 𝑑é𝑠𝑖𝑟 𝑐𝑜𝑛𝑐𝑒𝑝𝑡 𝑑é𝑠𝑖𝑟𝑒𝑢𝑥


𝑖𝑚𝑎𝑔𝑒 𝑑é𝑠𝑖𝑟 𝑖𝑚𝑎𝑔𝑒 𝑑é𝑠𝑖𝑟𝑒𝑢𝑥

Nous ne pourrions jamais concevoir la relation d‟un mot à l‟autre sans concevoir la
relation <interne> pour chaque mot entre le concept et l‟image acoustique. (Cours III,
Constantin, p. 236)

Comment, donc, si « jamais » deux mots ne peuvent être rapprochés sans


considération de l‟aspect conceptuel, deux mots seraient associés par la « simple
communauté dans l‟image auditive » (cf. Cours III, Constantin, p. 278) ? Si ce dernier cas
ne représente pas un phénomène « pathologique », c'est-à-dire non fonctionnel et donc
externe au domaine linguistique, nous avouons ne pas comprendre l‟argument de

149
Quelques semaines auparavant, le 6 juin 1911, Saussure avait évoqué un exemple ressortissant de la
même logique : celui de « décrépi ~ décrépit » (cf. Cours III, Constantin, p. 262).

208
Saussure. Mais pourquoi alors insère-t-il cet exemple à côté de ceux d‟autres modalités
d‟association, qui seraient impliquées, elles, dans une fonction spécifique dans le
mécanisme grammatical ? Mystère. Ce n‟est pas le seul à exister dans ce troisième cours.

Les exemples que nous venons de parcourir, bien problématiques, n‟épuisent pas les
élaborations de Saussure autour de ce problème, mais l‟idée que l‟on peut s‟en faire suffit
à notre propos. On retiendra donc que les termes, en tant que termes d‟un « système », se
trouvent « avoir affaire à d‟autres [termes], ou plutôt ils n‟existent que par rapport aux
autres [termes] » (cf. Cours III, Constantin, p. 277 ; cité supra, p. 202), et que ces
rapports peuvent être de deux espèces : « associatifs » ou virtuels et « syntagmatiques »
ou discursifs. Il n‟est pas tout à fait clair comment, mais ces ordres semblent parfois être
conçus par Saussure comme des espèces de « forces » ou « activités », différentes des
simples « lieux d‟existence » (différents du simple résultat du mécanisme des
associations « ordinaires ») :

Ces deux ordres de rapports sont irréductibles et tous deux agissants. (Cours III,
Constantin, p. 281)

Les arguments de Saussure en faveur de ces deux modalités de fonctions ne sont pas
achevés, et il n‟est donc pas tout à fait clair à nos yeux comment ces forces opèrent, où et
avec quelles conséquences. Mais il est indubitable que Saussure entendait que ces deux
mécanismes, théoriquement indépendantes, agissent simultanément et s‟expliquent l‟un
par rapport à l‟autre. Un syntagme ne serait pas un syntagme s‟il ne se trouvait encadré et
morcelé par un réseau d‟associations « ordinaires », qui ne seraient « ordinaires » que si
elles opéraient sur des combinaisons, c'est-à-dire sur des « syntagmes » (ou du moins sur
des séquences). La fonction des associations unilatérales (que ce soit celle s‟établissant
« par le sens seul » ou celle fondée sur une « simple communauté d‟images auditives »)
est plus obscure, et nous ne sommes pas parvenus, ni dans ce troisième cours ni dans le
premier, à déchiffrer les raisons de leur présence dans le mécanisme de la langue.

209
4.4.6 Sur la relativisation du concept de l’arbitraire du signe : une conséquence
du système

L‟intérêt du parcours précédent, où nous avons tenté de relever quelques traits


saillants (et quelques obscurités) de cet appareil de rapports syntagmatico-associatifs que
Saussure appelait « mécanisme grammatical », réside dans le fait que la limitation de
l‟arbitraire y trouve son explication. Parmi les notes dont Saussure se servait pour
préparer ses cours, il existe en effet un feuillet, demeuré presque vide, où le « maître »
consigna une dizaine de paires de termes illustratifs de la problématique, dont voici une
sélection :

vingt dix-neuf
ormeau poirier
berger vacher
hache couperet
[…]
commencer entreprendre

(Ms. Fr. 3951, f. 50 [cf. CLG/E 2095-96] [cf. ELG, p. 328]


[cf. Cours III, Constantin, p. 230-231]).

Ces termes étaient précédés par cette formule, fort elliptique, que nous avons déjà
citée : « Il y a des él. rel[ativement] arbitraires et d’autres absol[ument] » (Ms. Fr. 3951,
f. 50). L‟explication orale qui accompagna ces exemples, bien moins télégraphique, fut
consignée par Constantin (qui fournit une liste plus longue de paires de termes) de la
manière suivante :

Nous avons posé comme étant une vérité évidente que le lien du signe par rapport à l‟idée
représentée est radicalement arbitraire. Dans toute langue, il faut distinguer ce qui reste
radicalement arbitraire et ce qu‟on peut appeler l‟arbitraire relatif. […]
Ainsi vingt dix-neuf
Dans vingt il est absolument immotivé – dix-neuf n‟est pas complètement immotivé, on
voit dans quel sens. Vingt en effet ne fait appel à aucun terme coexistant dans la langue.
Dix-neuf fait appel à des termes coexistant dans la langue (dix et neuf). Et bien il essaie de

210
se motiver. Ce qui est dans dix et ce qui est dans neuf est tout aussi arbitraire. – Avec dix-
neuf, nous sommes dans la motivation relative. Alors tout à fait de même, nous pourrons
opposer :

ormeau
ou poirier
chêne

complètement immotivé relativement motivé

Poirier est relativement motivé puisqu‟il évoque le terme coexistant : poire et un


second -ier. (Il essaie de se motiver) (Cours III, Constantin, pp. 230-231).

Les termes sur lesquels porte cette première illustration de la limitation de l‟arbitraire
représentent, comme on le voit, des signes analysables, et relèvent, donc, de la
syntagmatique – non nécessairement, ici, au sens de « fonction », mais de simple
possibilité d’existence simultanée de deux ou plusieurs termes dans la chaîne discursive :
au sens de simple séquence. « Vingt » serait « absolument immotivé »
puisqu‟inanalysable ; « dix-neuf », au contraire, étant composé, « poirier », étant dérivé
et, en général, tout terme susceptible d‟analyse (tout terme consistant en une séquence),
« évoquera » forcément (si cela n‟était pas le cas, il ne serait pas analysable) d‟autres
termes coexistant dans la langue, et se verra, donc, par là, « relativement motivé ».
Un autre feuillet, le numéro 49, donne quelques indices complémentaires sur cette
question. Voici (tout) ce que l‟on y trouve :

Base entre autres de l‟expression. Significati[on]


direct – indirect
simple – complexe
indécomposable - décomposable
(synthétiq[ue] – analytiq[ue]) 1. « analytiq[ue] » ne contient jamais tout +
2. « synthétiq[ue]
« totalem[en]t arbitr[aire] » - « partiell[emen]t arbitr[aire] »

(Ms. Fr. 3951, f. 49 [cf. CLG/E 2117] [cf. ELG, p. 328])

211
Quelques détails demeurent dans ce texte obscurs, mais l‟existence de deux filières
conceptuelles divergentes est facilement repérable. Il y aurait, d‟un côté, des termes
« simples », « indécomposables » : ils seraient « totalement arbitraires ». Si
« synthétique » voulait dire non analysable, ce terme serait compréhensible. Mais
Saussure l‟oppose à « analytique », ce qui obscurcit son intention. Doit-on comprendre
ces termes au sens kantien ? Les précisions données à droite n‟aident guère à rendre claire
l‟opposition. Le contraste entre « direct » et « indirect » n‟est pas clair non plus.
Mis à part ces opacités, en tout cas, la première filière conceptuelle est
compréhensible, et s‟oppose clairement à la seconde, où l‟on aurait des signes
« complexes », « décomposables » : ils ne seraient que « partiellement arbitraires ». La
relativisation de l‟arbitraire dépendrait ainsi de l‟analysabilité des unités.
Le mécanisme au moyen duquel les unités se trouvent dans la situation d‟être
analysables nous le connaissons très bien : il s‟agit de ce réseau de rapports que Saussure
nommait « associations ordinaires ». Si les unités sont analysables, si elles sont, donc, des
séquences, si elles peuvent devenir, donc, des syntagmes, c‟est parce que (et dans la
mesure où) il existe un réseau d‟associations fondées sur une identité partielle « de forme
et de sens » entre les unités linguistiques. C‟est l‟existence de cette espèce d‟association
« ordinaire » – qui, comme nous l‟avons vu, semblait être à la base (théorique et
génétique150) de ce « système d‟unités contemporaines » que l‟on devrait appeler
« grammaire » (cf. Cours I, Riedlinger, p. 102) – qui explique qu‟il y ait des signes qui
puissent être relativement motivés. La fonction des associations dites « unilatérales », sur
l‟existence desquelles Saussure s‟interrogeait en 1907 mais que nous avons vu
réapparaitre dans ce troisième cours, n‟y participe point. L‟idée reviendra, cependant,
vaguement (et toujours obscurément), à la toute fin du cours :

[…] la solidarité des termes dans le système peut être conçue comme une limitation de
l‟arbitraire, soit la solidarité syntagmatique, soit la solidarité associative.
Ainsi : dans couperet syntagme entre racine et suffixe par opposition à hache.
(Solidarité, lien syntagmatique entre les deux éléments.)

150
La première formulation de l‟existence de deux espèces de rapports, on s‟en souvient, prit place, à la fin
du premier cours, à la suite des élaborations autour des voies possibles d‟association entre les termes, et
semble donc en avoir été inspirée (cf. supra, p. 150).
212
Hache est absolument arbitraire, couperet est relativement motivé (association
syntagmatique avec coupe).

<couperet limitation syntagmatique


hache absolument arbitraire.>

plu
plaire limitation associatrice [sic, ES]
(Cours III, Constantin, p. 289)

Le phénomène que Saussure nomme ici « limitation syntagmatique » de l‟arbitraire


relève donc du phénomène des associations « ordinaires », qui est donc à la base de
l‟analysabilité des unités ; l‟exemple de « hache ~ couperet » figurait déjà dans la
première liste d‟exemples de motivation. Or il est question ici d‟une deuxième voie de
relativisation de l‟arbitraire : Saussure évoque la limitation par « solidarité associative des
termes », dont un exemple serait le couple « plu ~ plaire ». Or pourquoi cette deuxième
voie est-elle différente de la première ? Pourquoi ne pas accepter qu‟il existe entre ces
deux éléments une association « ordinaire », établie sur la base d‟un élément commun
« pl- » ? Sans doute, parce qu‟il serait hasardeux de prétendre que cet élément commun
« de forme » puisse incarner des éléments sémantiques. Il est douteux, en d‟autres termes,
que « pl- » soit une unité linguistique indépendante et comporte comme telle un « sens »
susceptible de participer, en tant que tel, d‟une association « ordinaire », fondée sur une
identité partielle et « de sens et de forme ». « Plu » et « plaire » ne constituent donc pas
de syntagmes (de séquences), et le mécanisme qui les associe n‟est pas celui des
associations « ordinaires ». L‟association entre « plu » et « plaire » ne peut donc
représenter qu‟une association unilatérale, « reposant sur le signifié » (cf. Cours III,
Constantin, p. 278 ; cité supra, p. 206).
Cette idée, cependant, comporterait un problème. Si l‟on accepte que les termes
susceptibles d‟être associés suivant l‟une ou l‟autre voie (unilatérale ou ordinaire)
puissent être relativement motivés, on serait forcé d‟admettre que tous les termes
appartenant au système sont relativement motivés, car tous les termes appartenant au
système « langue » se trouvent dans la situation de pouvoir être associés, suivant l‟un ou

213
l‟autre mécanisme, à d‟autres termes151. Autrement l‟appareil s‟effondrerait. C‟est
l‟argument qui amenait Frei à parler du « mythe » de l‟arbitraire absolu, et à conclure
qu‟à prendre cette idée de Saussure à la lettre, « il n‟y a[urait] pas de signes linguistiques
dont l‟arbitraire ne soit pas limité » (Frei, 1974, p. 124).

Il s‟agit visiblement d‟une idée à laquelle Saussure n‟avait pas eu le temps de réfléchir
suffisamment, qu‟il lança à son auditoire à cru et qui laisse beaucoup d‟ombre. Déjà dans
la leçon du 12 mai 1911, où il avait présenté ses premières idées sur le sujet et où il
n‟avait été question que de la motivation, si l‟on ose dire, « ordinaire », Saussure avouait
que la distinction « entre éléments arbitraires ou relativement arbitraires » n‟était pas « un
phénomène facile à surprendre », et qu‟il n‟avait « pas pénétré autant qu‟il est nécessaire
dans le phénomène » (Cours III, Constantin, pp. 234-235). L‟idée d‟une relativisation par
association « unilatérale », jetée à la toute dernière minute et non développée, ne peut
représenter qu‟une conséquence de ces circonstances. Nous pouvons cependant délaisser
la question de savoir si ces difficultés sont dues au fait que la réflexion du maître
apparaissait, sur ce point, « insuffisamment murie » (Godel, SM, p. 227), ou au manque
de temps, qui aurait poussé Saussure à « accumuler ses idées sans pouvoir les développer
à son aise » (Amacker, 1975, pp. 179), ou encore à une incompréhension des auditeurs,
comme le pensait Bally152. Tous ces facteurs ont dû contribuer à cette zone ombre que
Saussure, malheureusement, n‟allait pas avoir l‟occasion d‟éclaircir. Mais les principales
lignes de l‟argument demeurent tout de même accessibles.

151
Nous délaissons, pour absurde, l‟idée d‟une limitation possible de l‟arbitraire par association unilatérale
formelle, c'est-à-dire par « simple communauté dans les images auditives » (Cours III, Constantin, p. 278).

152
Dans la collation des notes du troisième cours établie par Sechehaye, en face de l‟exemple de
« limitation associatrice » en question, il consigna : « N.B. : C‟est très dommage que sur ce point nous
n‟ayons que ces indications sommaires, données tout à la fin du cours, très rapidement et qui sont
insuffisantes », puis, dans une note postérieure : « N.B. : Impossible de faire fond sur ces notes hâtives et
mal comprises quand elles contredisent ce qui a été exposé clairement et minutieusement ailleurs » (cf.
Coll., p. 470). L‟exemple, comme on le sait, ne fut pas retenu dans le CLG (cf. CLG, pp. 180-184). (Les
notes de Sechehaye sont citées par Engler dans son édition critique. Il semble attribuer la deuxième note – à
tort, nous semble-t-il – à Charles Bally [cf. CLG/E 2105]).
214
4.4.7 Conclusion

Les obscurités que nous venons de relever ne nous empêchent guère d‟avancer nos
conclusions. Nous n‟avons pas besoin de connaître le modèle achevé pour comprendre
que le « système » qui serait à la base de la limitation de l‟arbitraire, et que Saussure
renomme, au feuillet 51, « mécanisme grammatical » (cf. Ms. Fr. 3951, f. 51), ne peut pas
revenir à la même notion qu‟il nommait « système d‟oppositions » (ou « de différences
pures »), qui était une « conséquence nécessaire » de la thèse, justement, de l‟arbitraire.
La confrontation de ces deux modèles avec cette thèse nous permet ainsi de réaffirmer
nos convictions vis-à-vis de l‟existence de deux configurations de « système »
radicalement distinctes :

- [a1) la langue est un système] [b) de différences pures, sans termes positifs]
- [c) le signe est radicalement arbitraire]

- [a2) la langue est un système] [x) de rapports grammaticaux]


- [¬c) le signe est relativement motivé]

La thèse « a » n‟a donc pas la même portée dans la première que dans la deuxième
configuration. La première, que nous avons ici rebaptisée « a1 », n‟admettant que des
différences entre les termes, ne peut admettre que des rapports oppositifs. La deuxième,
que nous rebaptisons « a2 », comporte une sorte d‟organisation d‟éléments en séries
associatives de plusieurs « espèces » que Saussure nommait « liens grammaticaux » et
qui, comme nous l‟avons vu, impliquent nécessairement la reconnaissance d‟éléments
communs qui les expliquent et les fondent. La première configuration est une
conséquence de l‟arbitraire du signe. La deuxième implique qu‟il y en ait une
relativisation.
Le reste des conséquences à tirer de cette distinction recoupent parfaitement celles
que nous avons avancées dans la conclusion (provisoire) dressée à la fin du premier
cours, et qui sera reprise, ci-après, dans la conclusion générale de cette première partie.

215
216
5

CONCLUSION

Thus the more precision we give to a concept,


the oftener it can be proved to be inapplicable.
Bertrand Russell

Notre objectif dans cette première partie de notre travail était de montrer que la notion
Saussurienne de « système » admettait deux lectures différentes, et que les premiers
hémistiches des deux combinaisons d‟où nous sommes parti, formulés exactement dans
les mêmes termes, renvoyaient à deux notions structuralement différentes. Ces deux
combinaisons de formules étaient celles-ci :

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs]


[a) La langue est un système] [c) de signes (arbitraires)]

Des deux alternatives également possibles pour démontrer l‟irréductibilité de ces deux
formules, nous avons choisi, donc, dans cette première partie, de prendre pour base la
notion de « système ». Nous venons de terminer la lecture du corpus de textes choisis,
échelonnés entre 1878 et 1911, où nous avons essayé de relever quelle était la
configuration apparaissant à chaque fois. Nous sommes donc en mesure de tirer nos
conclusions.

Nous avons clairement distingué que, sous la seule appellation de « système », il était
possible de détecter deux configurations théoriques radicalement différentes. La première,
parfaitement cohérente avec la première combinaison, dominait dans les premiers écrits
que nous avons examinés. L‟idée était en effet celle d‟un « système d‟oppositions » où il
n‟importait que ce qui permet de différencier (et donc d‟opposer) les éléments. Cette
structure semble avoir été dégagée par Saussure dans son étude de la problématique du

217
vocalisme indoeuropéen, et les premières lignes apparaissent, donc, dans le Mémoire de
1878. Les critères suivant lesquels ces oppositions se fondaient étaient, dans ce texte, cela
ne semble pas laisser d‟espace aux doutes, fonctionnels. C‟était le comportement
distributionnel différentiel des éléments, et non une description substantielle quelconque
(phonétique ou autre), qui avait permis à Saussure de reconstituer le vocalisme de la
langue « mère ». « Ce qui permettait de différencier » les éléments était, donc, dans ce
texte, leur fonction, leur distribution et leur implication dans un rôle morphologique
différentiel.
Nous avons vu que cette même configuration de rapports oppositifs, issue donc, à ce
qu‟il semble, de la considération des caractères morphonologiques du système vocalique
indoeuropéen, avait été également projetée par Saussure à d‟autres domaines de la
linguistique. Dans le « traité de phonétique (1881-1884), par exemple, le principe avait
été exploité pour expliquer quelques problèmes se présentant au plan des phénomènes
phonétiques (au sens moderne).
Le texte où cette généralisation est poussée le plus loin, cependant, était, sans aucun
doute, le manuscrit « De l‟essence double du langage », où Saussure assurait que « toute
espèce de signe existant dans le langage » (1891) pouvait être ramenée à cette même
structure, y compris les « signes » et les « phrases », ce qui impliquait donc que les
aspects syntactiques et sémantiques seraient également concernés (cf. AdeS 372, f. 78 ;
cf. supra, p. 86). Sans nous interroger sur les raisons (ni sur la pertinence) de cette
généralisation, nous nous sommes borné à montrer que la notion de « système de
différences pures (sans termes positifs) », quelle que fût la portée de ses ambitions, restait
immuable. Les éléments, quels qu‟ils soient, n‟étaient déterminés que par opposition, et
les valeurs susceptibles d‟être incarnées n‟étaient que différentielles.
L‟équilibre relatif de cette situation commença à chanceler – dans le plan que nous
avons choisi dans cette étude – à partir du premier cours de linguistique générale (1907),
où nous avons commencé à repérer des indices qui semblaient ne pas cadrer avec ce
principe dit « des oppositions », qui prétendait que tout dans la langue, considérée « à
n‟importe quel point de vue », consistait « dans un système de valeurs relatives et
négatives, n‟ayant d‟existence que par l‟effet de leur opposition » (AdeS 372, f. 166, cf.
supra, p. 85). Ces éléments hétérogènes au « principe des opposions » nous sont apparus,
dans un premier temps, dans la configuration des « rapports » susceptibles d‟exister entre
les termes. Nous avons vu dans ce texte que les termes étaient susceptibles d‟être unis,

218
reliés, rapprochés, et non déjà simplement opposés, et que ces liens pouvaient être de
« plusieurs espèces ». L‟existence de ces « liens » de « plusieurs espèces » donnait lieu à
une pluralité de groupements associatifs qui, comme nous avons tenté de le montrer, ne
pouvait guère être expliquée par les seuls critères – si rigides – admis par le « principe des
oppositions », et de leur simple existence nous conclûmes, avant que Saussure ne l‟avoue
de lui-même, que si ces associations existaient, il devait y avoir quelque chose dans la
langue qui n‟était pas réductible à ces critères purement négatifs, oppositifs et
différentiels. Ces « associations », en effet, que Saussure nommait « liens
grammaticaux », étaient établies sur la base d‟au moins un élément commun (sans lequel
aucun rapprochement d‟unités ne serait envisageable) « de forme et de sens » (Cours I,
Riedlinger, p. 67), ou de « sens seul » (Cours I, Riedlinger, p. 69).
Guidés par ce premier constat, nous sommes parvenus petit à petit à donner forme
(une forme incomplète, inachevée) à ce « système d‟unités contemporaines que l‟on
devrait appeler grammaire » (Cours I, Riedlinger, p. 102, cf. supra, p. 158), à savoir : un
système de rapports associatifs « ordinaires », fondés sur l‟existence d‟une identité
partielle (« de forme et de sens » ou « de sens » exclusivement) des éléments concernés.
Cet appareil d‟associations « ordinaires » semble avoir été le noyau à partir duquel
Saussure arriva à formuler, dans les deux derniers cours, sa théorie des rapports
syntagmatico-associatifs, qui, incomplète et pleine d‟obscurités, devait être homologuée à
la notion de « mécanisme grammatical », nommé encore dans le troisième cours
« système », et qui, comme nous l‟avons vu, était à l‟origine de la limitation de
l‟arbitraire.
La confrontation de la notion de « système » avec la thèse de l‟arbitraire nous a donné
l‟opportunité de ratifier cette distinction. Le premier modèle de « système », le « système
d‟oppositions » ou « de différences pures », était, selon les termes de l‟introduction du
cours de 1908-1909, une « conséquence nécessaire » de l‟arbitraire du signe. La présence
du deuxième modèle de « système » aurait pour conséquence une limitation de la portée
de cette thèse.

219
220
DEUXIÈME PARTIE

221
222
6

HISTOIRE DE LA PROBLEMATIQUE DE LA NOTION SAUSSURIENNE DE VALEUR

6.1 Introduction

Contrairement au concept saussurien de « système », qui a été, d‟une manière


générale, reçu sans problèmes (nous voulons dire : sans avoir été, d‟une manière générale,
problématisé) par la tradition des études saussuriennes et par la linguistique en général
(et, bien au-delà, traduit en « structure » sous l‟égide du structuralisme français, par une
grande partie des sciences humaines), le concept saussurien de « valeur » a toujours
présenté des difficultés. Moins spectaculaire que le débat autour du concept de
l‟« arbitraire », l‟histoire de la discussion autour du concept de « valeur », récemment
ravivée par la découverte et la publication du manuscrit sur « l‟essence double du
langage » (cf. ELG, pp. 17-88), est peut-être la plus longue, la plus profonde et la plus
bigarrée des controverses suscitées par le texte saussurien.

223
6.2 Contextualisation historique du terme

Le terme « valeur », d‟après l‟usage qui en était fait dans la philosophie et les sciences
aux siècles précédant immédiatement le dix-neuvième (aux XVIIe et XVIIIe siècles
notamment), était déjà fort polysémique. L‟Encyclopédie, dont l‟article sur « système »
ne comptait qu‟une seule acception, en donne dix-sept – sur presque trois pages – pour le
terme « valeur ». Parmi ces acceptions on trouve « mérite des choses en elles-mêmes »,
« prix », « bravoure » (courage), « valeur des notes » (en musique), « valeur
153
intrinsèque » , « valeur morale », « lettre de change » (en économie), etc. Plusieurs de
ces définitions plus au moins courantes à l‟époque auraient pu susciter l‟intérêt de
Saussure. La « valeur » des notes musicales, par exemple, lui offrait cette idée de
« relativité » parfaite que l‟on rencontrera dans ses élaborations théoriques les plus
avancées (même si elles indiquent une certaine durée de temps, en effet, les notes
musicales restent toujours entièrement relatives : la valeur d‟une ronde est deux fois celle
d‟une blanche et quatre fois celle d‟une noire, mais aucune de ces notes n‟est
échangeable contre une quantité de temps fixe et mesurable). L‟acception qui semble
avoir le plus attiré son attention, pourtant, est celle que le terme acquiert en économie
(acception qui comprend, d‟ailleurs, l‟idée de « relativité » [cf. note 153]). A plusieurs
reprises, dans ces cours de linguistique générale (quoique nulle part ailleurs, sauf erreur),
Saussure a évoqué la comparaison entre mots et monnaies ou entre « valeur monétaire »
et « valeur linguistique ». Ainsi dans cette note, par exemple, retrouvée dans les
manuscrits découverts en 1996, où Saussure évoque la

Nature incorporelle <comme p[ou]r t[ou]te valeur> de ce qui fait la langue les unités de
la langue. <Ce n‟est pas la matière υoniq[ue] subst[ance] vocale qui> [ ] […] la valeur
linguistiq[ue] sera com[m]e la valeur d‟1 pièce de 5 frs. Cette p Cette valeur est
déterminée par 1 foule d‟autres choses que le métal qui y entre ; à l‟heure qu‟il est cette

153
« Valeur intrinsèque » n‟indique pas dans l‟Encyclopédie les propriétés essentielles, réelles ou inhérentes
à un objet quelconque, comme on aurait pu l‟imaginer : « ce mot se dit des monnoies qui peuvent bien
augmenter ou baisser suivant la volonté du prince » (Encyclopédie, vol. 16, p. 819). Sur la notion de
« valeur » en tant que dictée par l‟« autorité », voir Kilic (2006).
224
pièce vaut le quart d‟1 pièce de 20 frs., mais d‟après le métal elle ne vaudrait que le 8e.
(AdeS 372, f. 141 [=AdeS 372 bis, f. 28/1] [cf. ELG, p. 287])154

L‟idée que semble avoir retenue Saussure, du moins dans cet exemple, revient à la
différence entre « valeur nominale » et « valeur intrinsèque ou réelle », absente des
acceptions évoquées par l‟Encyclopédie155 mais que Littré définissait comme
suit : « Valeur nominale : valeur arbitraire donnée aux pièces de monnaie par la loi, par
opposition à valeur réelle ou intrinsèque, qui est la valeur du métal dont la pièce est
formée » (art. « valeur », Dictionnaire de la langue française, t. 4, p. 6585). De manière
analogue donc, la valeur des unités de la langue ne résiderait pas non plus dans la matière
phonique (substance vocale), mais dans la « valeur arbitraire » issue de la sanction sociale
et de la position relative des pièces comparables.
Saussure fait pourtant mention dans ce passage « d‟une foule d‟autres choses » qui
« entrent » dans la détermination de la valeur, ce qui suggère qu‟il y aurait d‟autres
éléments à considérer (il n‟en évoque ici que deux), et que la définition du concept de
« valeur » serait donc plus complexe.

6.2.1 L’hypothèse d’une importation des sciences économiques

L‟existence de ces divers passages où Saussure, dans le but d‟illustrer ce qu‟il


entendait par « valeur » en linguistique, fait appel à ce type de comparaisons avec
l‟économie, a pu suggérer l‟idée, assez répandue durant le XXe siècle, que le terme aurait

154
Cette note, classée par Engler avec sept autres feuillets sous le titre générique de « Notes préparatoires
pour les cours de linguistique générale » (cf. ELG, p. 286), est sans doute la source, inconnue jusqu‟en
1996, d‟une leçon (la quatrième) donnée au début du deuxième cours. Le 23 novembre 1909, Riedlinger,
Bouchardy, Gautier et Constantin en notèrent, en effet, une version presque littérale (cf. Cours II,
Riedlinger, p. 15 [cf. CLG/E 1918-1920]). La comparaison avec les sciences économiques reviendra encore
à la toute fin du troisième cours (cf. ELG, p. 330-336 [= CLG/E 1310-1329 ; 1864-1870].

155
D‟après l‟Encyclopédie, le terme « valeur », dans son acception économique (« lettre de change »),
« signifie proprement la nature de la chose, comme deniers comptans, marchandises, lettres-de-change,
dettes, &c. qui est donnée, pour ainsi dire, en échange de la somme portée par la lettre dont on a besoin »
(art. « Valeur », in Encyclopédie, vol. 16, p. 819).
225
été importé des sciences économiques. Telle était, par exemple, l‟hypothèse d‟E. F. K.
Koerner (1973, p. 68)156, assumée plus tard par Sljusareva (cf. Sljusareva, 1980, p. 541) et
qui compte des adeptes encore à l‟heure actuelle (cf. Ponzio, 2005)157. On sait que Robert
Godel s‟opposait à cette conjecture, et qu‟il tenait pour « pas tout à fait sûr » que
« Saussure ait d‟emblée et directement emprunté le mot et l‟idée aux sciences
économiques » (SM, p. 235). Il ne s‟en est jamais expliqué, mais sa prudence semble
justifiable.
Pierre Swiggers est revenu sur la question en 1982, en suggérant que non seulement le
terme « valeur » apparaissait déjà chez Girard, dès 1747, « avec un sens technique [et]
dans le contexte d‟une théorie linguistique » (cf. Swiggers, 1982, p. 329), mais aussi que
« le sens technique donné par Girard au terme valeur est apparenté à celui que Saussure
lui donne » (Swiggers, 1982, p. 329). Swiggers évoque deux passages qui représentent
mal, à notre avis, les thèses qu‟il prétend y appuyer (notamment la seconde), mais il est
vrai qu‟il existe une congruence remarquable entre les thèses saussuriennes et celles
émises par Girard158.

156
« As for the terme « value », we are quite safe in assuming that Saussure borrowed it from economics,
but the special interpretation he attaches to this expression is definitely his own » (Koerner, 1973, p. 68).

157
Ponzio émet des hypothèses intéressantes sur les possibles influences de l‟école « marginaliste » en
économie (développée en Autriche par Menger [1840-1921]) et la dite « école de Lausanne » (développée,
notamment, par Walras [1834-1910] et Pareto [1848-1923]) : « On observe dans la théorie de la valeur
linguistique de Saussure des analogies nullement fortuites avec la théorie de la valeur économique de
l‟école de Lausanne » (cf. Ponzio, 2005, p. 2). Il serait intéressant de suivre le rapprochement, évoqué un
peu rapidement par Ponzio.

158
Les deux passages référencés par Swiggers sont tirés de Les vrais principes de la langue françoise
(1747). Voici le premier : « l‟essence du MOT consiste à être une voix prononcée propre à faire naitre une
idée dans l‟esprit : & cette propriété est ce qu‟on nomme valeur » (Girard, 1747, pp. 5-6 [cf. Swiggers,
1982, p. 330]). Voici le second : « la VALEUR est donc, en fait de mots, l‟effet qu‟ils doivent produire sur
l‟esprit, c'est-à-dire la représentation des idées qu‟on y a attachées » (Girard, 1747, p. 6 [cf. Swiggers, 1982,
p. 330]). L‟acception « linguistique » du terme est donc effectivement représentée dans ces passages, mais
l‟on n‟y voit guère la parenté avec le concept de « valeur » chez Saussure – dont la définition, d‟ailleurs,
comme on le verra, pose beaucoup de problèmes. Swiggers va déjà décidément trop loin lorsqu‟il affirme,
en guise de conclusion, que le « parallèle » qu‟il tenta d‟établir « montre que le statut des signes
226
Peu après Swiggers ce fut Sylvain Auroux qui, en stricte continuité avec les thèses du
premier (qu‟il cite)159, signala que le terme « valeur », qui avait un sens économique
depuis le XIIIe siècle, avait déjà acquis une connotation linguistique nette depuis la fin du
dix-septième (Dictionnaire de l’Académie, 1694) (cf. Auroux, 1985, p. 295)160. Il nota en
outre qu‟à l‟époque, les acceptions linguistiques et économiques du terme semblent avoir
servi réciproquement d‟illustration les unes des autres, et qu‟« au XVIIIe siècle, chez
Turgot, c‟est une métaphore linguistique qui sert à expliquer sa conception de la valeur
économique » [Auroux, 1985, p. 296]) : « Selon toute apparence », concluait Auroux,
Girard n‟avais pas non plus été « à l‟origine de l‟emploi du terme » (cf. Auroux, 1985, p.
296)161. Il semblerait incontestable, en tout cas, que l‟acception « linguistique » du terme

linguistiques était conçu par certains grammairiens du XVIII e siècle comme une résultante d‟oppositions »
(Swiggers, 1982, p. 331).

159
Les articles de Swiggers et Auroux parurent dans la même revue (Travaux de linguistique et de
littérature) à trois volumes de distance. Celui de Swiggers dans le volume XX, celui d‟Auroux dans le
volume XXIII. L‟argument d‟Auroux est pourtant indépendant (et sur certains points divergent [cf. Auroux,
p. 297]) des arguments de Swiggers, qui ne fut pas, selon Auroux, le premier à parler de Girard dans ce
contexte : ce titre reviendrait selon Auroux à Claudine Normand (cf. Auroux, 1985, p. 296).

160
L‟auteur ne donne pas la source de cette datation. Elle est probablement à chercher dans Le Robert
Historique, qui précise en effet qu‟« à partir du XIIIe s., valeur s‟emploie spécialement (v. 1260) en parlant
du caractère mesurable d‟une chose, d‟un bien en tant qu‟il est susceptible d‟être échangé (valeur d’un
bijou ; valeur marchande) ; la valeur de correspond à « l‟équivalent de » (1549, Estienne), en parlant d‟une
mesure, et à la valeur de se dit pour « en proportion de la valeur de » (1636) ». Le même dictionnaire
indique que « depuis la fin du XVIIe s., l‟idée d‟échange s‟applique au langage et valeur se dit (1690) de la
signification des termes suivant l‟usage, aujourd‟hui et depuis Saussure, suivant leur appartenance à une
structure, par exemple le contexte ou encore un ensemble lexical et sémantique » (art. « valeur », dans Le
Robert, Dictionnaire historique de la langue française, p. 3993).

161
Turgot a en effet utilisé cette comparaison dans son essai « Valeurs et Monnaies : Projet d‟article », écrit
en 1769 : « La monnaie a cela de commun avec toutes les espèces de mesures, qu‟elle est une sorte de
langage qui diffère, chez les différents peuples, en tout ce qui est arbitraire et de convention, mais qui se
rapproche et s'identifie, à quelques égards, par ses rapports, à un terme ou étalon commun. Ce terme
commun qui rapproche tous les langages, et qui donne à toutes les langues un fond de ressemblance
inaltérable malgré la diversité des sons qu'elles emploient, n'est autre que les idées mêmes que les mots
expriment. On peut prendre chaque langue, chaque système de convention adopté comme les signes des
idées, pour y comparer tous les autres systèmes de convention » (Turgot, 1769, p. 80 [cf. Auroux, 1979, p.
227
s‟est définitivement « stabilisée » au dix-huitième siècle (cf. Auroux, 1985, p. 296), ce
qui ferait de l‟hypothèse d‟une importation des sciences économiques – non impossible à
strictement parler – une conjecture non nécessaire.
Il intéressera donc de voir, ne serait-ce que sommairement, comment était conçue la
notion de valeur par quelques uns des auteurs s‟en étant servi au siècle des lumières.
Puisque l‟on a déjà mentionné le cas de Girard, on commencera donc par lui.

6.2.2 Le concept de « valeur » chez Girard

Le terme « valeur » apparaît chez Girard déjà dans La justesse de la langue Françoise
ou les différentes significations des mots qui passent pour synonimes (sic), paru à Paris en
1718 et qui est à l‟origine d‟une longue série de travaux qui, enchaînés les uns après les
autres sur plus de cent ans, constitueront la lignée qu‟on a coutume de nommer
« synonymistes »162. C‟est dans ce texte de 1718, en effet, que Girard présente ses
premières idées autour de ce qu‟on peut sans crainte appeler une « théorie de la
synonymie » (dont la notion de « valeur » est une pièce indispensable), encadrée dans un
discours d‟exaltation du génie de la langue française et des principes du beau parler :

67]). L‟emploi de cette métaphore est un usage qui semble remonter loin dans le temps. Koerner rappelait
qu‟Engler en avait trouvé un exemple dans un texte écrit à la fin du XVI e siècle par le philologue italien
Leonardo Salviati (1539-1589) (cf. Engler, 1970, p. 66), et que la même comparaison avait été aussi
utilisée, en 1818, par Wilhelm von Schlegel (1767-1845) (cf. Koerner, 1973, p. 69). Plus récemment, Salas
Kilic a montré que la comparaison avait aussi été évoquée par Francis Bacon (1561-1626), Thomas Hobbes
(1588-1679), John Locke (1632-1704) et Wilhelm Leibniz (1646-1716) (cf. Kilic, 2006, pp. 3-4).

162
La justesse de la langue françoise fut repris par Girard en 1737 sous le titre de Synonymes français, leurs
différentes significations et le choix qu’il en faut faire pour parler avec justesse, d‟où proviennent la plupart
des articles de l‟Encyclopédie (1751-1775) qui portent son nom, rééditée plusieurs fois jusqu‟en 1765 (à
partir de 1742, l‟édition intégra un Traité de prosodie, écrit par l‟abbé Olivet [cf. Girard & Olivet, 1742]).
L‟ouvrage fut repris par Beauzée en 1780 sous le titre de Dictionnaire Universel des synonymes de la
langue française, qui serait à son tour repris par Roubaud en 1785, ce dernier repris par Morin (en 1801), ce
dernier repris par Guizot (en 1809). L‟édition de Guizot précise encore qu‟elle contient la totalité des
éditions précédentes, et fut reprise par Laffaye (qui ajoute « Nouveau… » au titre du livre) en 1841.
228
La Justesse fait donc le mérite essenciel & fondamental du Discours. […] Mais cette
Justesse ne peut s‟acquérir que par une parfaite connoissance de la force des Mots ; en
sorte qu‟on puisse faire un juste discernement de leur propre valeur ; et qu‟on sache bien
distinguer les divers degrés d‟énergie qu‟ils ont & la différence des idées qu‟ils
présentent. (Girard, 1718, p. xiv)

La « valeur » a donc chez Girard, déjà en 1718, quelque chose à voir avec la force
(significative) des « mots », dont la détermination exige la considération des « divers
degrés d‟énergie » et de la « différence des idées qu‟ils présentent ». Les deux thèses de
Swiggers précédemment évoquées (à propos du sens technique et linguistique du terme et
de la parenté avec le concept chez Saussure) pourraient donc être rapportées à ce passage
de 1718 – plus facilement, même, qu‟aux passages qu‟il invoquait (cf. supra et note 158).
On trouve, en outre, dans ce fragment, dissimulés sous cette métaphore un peu obscure
d‟une énergétique, tous les éléments qui devaient constituer le b.a.-ba de la tradition
synonymiste et qui, reformulés dans un langage plus transparent, servirent de titre à
l‟édition « définitive » du dictionnaire, parue en 1737 et portant sur le frontispice :
Synonymes françois, leurs différentes significations et le choix qu’il en faut faire pour
parler avec justesse (cf. note 162). D‟après ce que Girard expose dans ces ouvrages, les
synonymes seraient des « mots » qui dénotent une même « idée principale », mais qui se
distinguent par les « idées accessoires » :

Pour acquérir la justesse, il faut se rendre un peu difficile sur les mots, ne point
s‟imaginer que ceux qu‟on nomme synonymes, le soient dans toute la rigueur d‟une
ressemblance parfaite ; […] en les considérant de plus près, on verra que cette
ressemblance n‟embrasse pas toute l‟étendue & la force de la signification, qu‟elle ne
consiste que dans une idée principale, que tous énoncent, mais que chacun diversifie à sa
manière par une idée accessoire qui lui constitue un caractère propre & singulier. La
ressemblance que produit l‟idée générale, fait donc les mots synonymes ; & la différence
qui vient de l‟idée particulière qui accompagne la générale, fait qu‟ils ne le font pas

229
parfaitement (Girard, 1942, p. xi [cité dans l‟Encyclopédie sous l‟article « synonyme », t.
15, p. 757])163.

Le principe fondamental de la théorie de la synonymie girardienne postule ainsi,


paradoxalement, que les synonymes n‟existent pas : si deux termes existent dans une
langue, il doit y avoir au moins un trait sémantique – « un caractère propre et singulier » –
qui les sépare et au moyen duquel il est possible de les opposer. Il n‟y a donc « point »,
selon Girard, « de parfaits synonymes dans la Langue » (Girard, 1742, p. xxx)164. On se
souvient que Saussure était lui-aussi partisan de cette idée :

Si la linguistique était une science constituée <organisée> comme elle pourrait l‟être <très
facile[men]t>, mais comme elle n‟est pas jusqu‟à présent, une des affirmations les plus
remarquables immédiates serait : l’impossibilité de créer un synonyme, comme étant la
chose la plus absolue qui et la plus remarquable qui s‟impose parmi toutes les questions
relatives au signe. (Ms. Fr. 3951/24, f. 12 [cf. CLG/E 3342.5] [cf. ELG, p. 265])165

Saussure émet pourtant cette formule comme s‟il était en train de la forger, ou sans
faire allusion, en tout cas, au débat des synonymistes, qui n‟avaient pas attendu que « la
linguistique soit organisée » pour énoncer cette impossibilité. Il est pourtant
invraisemblable que Saussure n‟ait pas eu connaissance de ce débat, dont il a abordé
d‟autres problématiques également centrales – que, contrairement à la conviction de
l‟impossibilité de l‟existence des synonymes, il a combattues166. Dans un feuillet de « De

163
Ce passage est apparemment tiré de la préface à l‟édition des Synonymes françois parue en 1742 (celle
de 1737, plus brève, ne comporte pas ce fragment), qui incluait aussi un Traité de la prosodie écrit par
l‟abbé Olivet (cf. Girard & Olivet, 1742, p. xi).

164
« S‟il en existait de synonimes parfaits », notait Dumarsais, « il y auroit deux langues dans une même
langue » (Dumarsais, 1730 [1757, p. 273] [cité dans l‟Encyclopédie sous l‟article « synonyme », t. 15, p.
758).

165
Riedlinger nota également ceci : « On n‟a pas besoin de deux formes signifiant la même chose » (Cours
I, Riedlinger, p. 61)

166
Ainsi par exemple l‟idée d‟une distinction possible des « idées principales » d‟avec les « idées
accessoires » d‟un mot, ou la notion de « sens figuré » (cf. AdeS 372, f. 153 [= 372 bis, feuillet 26/1] [cf.
230
l‟essence double » Saussure évoque même (quoique de manière générique, semblerait-il)
la figure du « synonymiste », à qui il prête plusieurs des idées que l‟on pourrait très bien
attribuer à la tradition girardienne (ELG, p. 78 [cf. note 172])167. Outre le fait que Girard
était devenu célèbre dans un domaine qui n‟était pas étranger à Saussure, ses thèses
avaient imprégné l‟Encyclopédie, qui reprend explicitement des idées (et même des
passages) de Girard dans plusieurs de ses articles. Les articles sur la « grammaire » et sur
la « lexicologie », par exemple, rédigés par Nicolas Beauzée, reprennent, précisent et
continuent les thèses girardiennes, notamment celle établissant une distinction entre des
idées « principales » et des idées « accessoires », qui acquiert chez cet auteur une
configuration plus subtilement élaborée, ainsi que mieux articulée, comme on le verra, à
la notion de « valeur »168.

6.2.3 Le concept de « valeur » chez Beauzée

La démarcation établie entre « idées principales » et « idées accessoires », qui est à la


base, comme on l‟a vu, de la théorie girardienne de la synonymie, est reprise par Nicolas
Beauzée dans plusieurs des nombreux articles (plus d‟une centaine) qu‟il rédige pour
l‟Encyclopédie. On a cité, dans la première partie de cette étude, la définition que

ELG, p. 75]). Notons de manière anecdotique que comme illustration du terme « lumière » employé dans un
sens censément « figuré », Saussure fait appel à une métaphore évocatrice de la période en question, à
savoir : les « lumières d‟une assemblée de savants » (AdeS 372, f. 154 [= 372 bis, f. 26/2] [cf. ELG, p.
75]).

167
« Le synonymiste qui s‟émerveille de la toutes les choses qui peuvent être sont contenues dans 1 mot
<comme esprit> […] pense que tous ces trésors sont <ne peuvent être que> <ne pourraient jamais y être
contenus s‟ils n‟étaient> le fruit de la réflexion, de la sagesse l‟expérience, et de la philosophie profonde qui
accumulée pour au fond de la <d‟une> langue par les générations qui s‟en sont servi [sic, ES]
successivement » (AdeS 372, f. 159 [= 372 bis, f. 27/3] [cf. ELG, p. 78]).

168
Swiggers affirmait que « l‟Encyclopédie avait sans doute été utilisée par Saussure » (Swiggers, 1982, p.
331, n. 22 ). Il nota que Nicolas de Saussure (1709-1791), grand-père de Ferdinand, y avait collaboré, et
que, comme De Mauro l‟a également signalé, le long article sur l‟« étymologie », écrit par Turgot, semble
avoir été l‟une des sources inspiratrices du concept d‟« arbitraire » (cf. Swiggers, 1982, p. 331, n. 22 ; De
Mauro, CLG, p. 381).
231
Beauzée proposait pour « lexicologie », science à laquelle il donnait pour objet « la
connoissance des mots considérés hors de l‟élocution » et dont « elle considère le
matériel, la valeur & l‟étymologie ». Dans son article sur la « grammaire », toujours au
sein de l‟Encyclopédie, Beauzée assigne à la « lexicologie » une tâche plus raffinée, et à
la notion de « valeur » une définition plus subtile. C‟est dans cet article qu‟il propose sa
définition de « valeur » comme « totalité des idées que l‟usage a attachées à chaque mot »
169
, qui devait avoir la fortune d‟être reprise (à travers Littré) par un certain Ferdinand de
Saussure.
L‟intérêt de cette définition réside dans le fait que ces « idées » dont la « totalité »
constitue la « valeur » d‟un mot relèvent, affirme Beauzée, de trois ordres différents, dont
la détermination revient précisément à la lexicologie :

La valeur des mots consiste dans la totalité des idées que l'usage a attachées à chaque mot.
Les différentes espèces d'idées que les mots peuvent rassembler dans leur signification,
donnent lieu à la Lexicologie de distinguer dans la valeur des mots trois sens différents ;
le sens fondamental, le sens spécifique, & le sens accidentel. (Encyclopédie, t. VII, p.
843)

La conception de Beauzée serait ainsi sensible non seulement à la différence entre


idées principales (« sens fondamental », dans sa nomenclature) et idées accessoires (ce
qu‟il appelle « sens spécifique »), mais aussi à une notion qu‟il appelle « sens
accidentel », « qui résulte », lit-on, « de la différence des relations des mots à l‟ordre de
l‟énonciation », c'est-à-dire de la syntaxe – voire, en termes saussuriens, de la
« parole »170. Quant aux termes « valeur » et « signification », qui semblent être traités

169
Cette image rappelle une formule de Lacan : « une langue […] n‟est rien de plus que l‟intégrale des
équivoques que son histoire y a laissé persister » (Lacan, 1973, p. 47).

170
Terme dont Beauzée ne fait pas non plus l‟économie : « Pour rendre la pensée sensible par la parole, on
est obligé d'employer plusieurs mots, auxquels on attache les sens partiels que l'analyse démêle dans la
pensée totale. C'est donc des mots qu'il est question dans la première partie de la Grammaire, & on peut les
y considérer ou isolés, ou rassemblés, c'est-à-dire, ou hors de l'élocution, ou dans l'ensemble de l'élocution ;
ce qui partage naturellement le traité de la parole en deux parties, qui sont la Lexicologie & la Syntaxe »
(art. « Grammaire », in Encyclopédie, t. VII, p. 843).

232
par Beauzée comme des synonymes dans le passage reproduit ci-dessus, ils acquerront
juste après un sens manifestement différent, et plus précis :

Le sens fondamental est celui qui résulte de l'idée fondamentale que l'usage a attachée
originairement à la signification de chaque mot : cette idée peut être commune à plusieurs
mots, qui n'ont pas pour cela la même valeur, parce que l'esprit l'envisage dans chacun
d'eux sous ces points de vûe différens. (« Grammaire », in Encyclopédie, t. VII, p. 843)

Le « sens fondamental » ou l‟« idée fondamentale » (ou « principale », dans les


termes de Girard) équivaudrait donc à une espèce de capital sémantique, pour ainsi dire,
que « l‟usage » a attaché à la « signification » d‟un mot. La « signification » d‟un mot ne
saurait pourtant être « complète » qu‟avec le complément qui en constitue ce que Beauzée
appelle « sens spécifique » : « le sens spécifique est celui qui résulte de la différence des
points de vûe, sous lesquels l'esprit peut envisager l'idée fondamentale » (art.
« grammaire », in Encyclopédie, t. VII, p. 843)171. Le fait que deux mots partageant le
« sens fondamental » aient chacun des « sens spécifiques » différents est ce qui autorise,
semblerait-il, à dire qu‟ils n‟ont pas la même « valeur ».
Sans chercher à donner une interprétation conclusive (ce qui demanderait une étude
plus soignée des concepts tels qu‟ils apparaissent à l‟époque) et sans prétendre arrêter
une terminologie qui, visiblement, n‟était pas à cette époque encore fixée, nous dirions
que le concept de « valeur » serait en rapport, plutôt qu‟avec le « sens fondamental »,
avec le « sens spécifique » d‟un mot. Si deux mots qui partagent le « sens fondamental »
« n‟ont pas la même valeur », c‟est parce que (et dans la mesure où) ces deux mots n’ont
pas le même « sens spécifique »172.

171
L‟argument présente des similarités frappantes avec la sémantique frégéenne, qui établira une distinction
entre « dénotation » (ou « désignation », ou « référence » comme on traduit traditionnellement
« Bedeutung » en espagnol) et « sens » (« Sinn »). Le sens d‟un mot est la manière, dira Frege, dont la
désignation est présentée, et pourra en conséquence varier sans que la désignation se voit modifiée.
L‟exemple de Frege en est devenu célèbre : « Vénus », « étoile du Berger », « étoile du matin » et « étoile
du soir » désignent, de manière différente, un même corps céleste : ces termes ont donc une même
désignation, mais différent sens (cf. Frege, 1892).

172
Nous nous écartons donc des arguments qui amènent Hassler à conclure que, chez Beauzée (dont elle ne
mentionne que les articles de l‟Encyclopédie que nous avons cités), « signification » et « valeur » seraient
233
On retiendra en tout cas de ce qui précède que dans ces articles de l‟Encyclopédie – et
déjà dans les publications de Girard – il existait une discrimination très raffinée des
différents aspects sémantiques des phénomènes linguistiques, sensible même à des
aspects discursifs, et que la notion de « valeur » avait déjà une place importante dans la
réflexion des grammairiens du XVIIIe siècle. Il est donc vrai qu‟il devient « difficile »,
comme Auroux l‟a relevé, « de ne pas admettre que c‟est parce que le terme "valeur" était
usuel en linguistique que Saussure l‟a utilisé » (Auroux, 1985, p. 296).

A cela nous ajouterions, en complément et en guise de conclusion, qu‟il existe un


indice qui montre que Saussure a certainement eu accès à ce débat, ne serait-ce que de
manière indirecte. Par quel biais ? A travers Émile Littré, qui reprit dans son dictionnaire
la définition de Beauzée (« juste signification des termes suivant l‟usage reçu »
[Dictionnaire de la langue française, t. 4, p. 6585]) et qui assuma l‟idée dans sa préface.
Et cette préface – on en a la preuve – fut lue et commentée par Saussure.
Le 17 décembre 1908, en effet, à deux mois du début du deuxième cours, Saussure
affirma que « les signes de la langue ont leur valeur définitive non dans ce qui précède,
mais dans ce qui coexiste » (Cours II, Riedlinger, p. 42), et évoqua en sa faveur l‟autorité
de Littré : « Littré, qui contredit Hatzfeld, serait donc plus dans le vrai quand il dit :
"l‟usage complet a en lui sa raison" » (Cours II, Riedlinger, p. 42). La petite querelle avait
été instaurée par Adolphe Hatzfeld et Arsène Darmesteter avec la publication de leur
Dictionnaire générale de la langue française, où les auteurs s‟opposaient explicitement à
la définition de Littré (et donc de Beauzée). L‟idée rectrice du dictionnaire de Littré, telle
qu‟elle apparaît dans sa préface, était que la valeur d‟un mot réside non dans l‟histoire ni
dans l‟étymologie, qui ne peut être restituée que de manière savante, mais dans l‟usage
qui en est fait par les sujets parlants :

L'érudition est ici, non l'objet, mais l'instrument ; et ce qu'elle apporte d'historique est
employé à compléter l'idée de l'usage, idée ordinairement trop restreinte. L'usage n'est
vraiment pas le coin étroit soit de temps, soit de circonscriptions, où d'ordinaire on le
confine ; à un tel usage, les démentis arrivent de tous côtés, car il lui manque d'avoir en
soi sa raison. L'usage complet, au contraire, a justement sa raison en soi, et il la

des notions équivalentes et s‟opposeraient comme un tout, chez ce grammairien, à la notion de « sens » et à
celle d‟« acception » (sic) (cf. Hassler, 2007, pp. 220 sqq).
234
communique à tout le reste. C'est ainsi qu'un dictionnaire historique est le flambeau de
l'usage, et ne passe par l'érudition que pour arriver au service de la langue. (Littré, 1877,
p. 121)

C‟est à cette position donc que Hatzfeld et Darmesteter s‟opposent formellement :

Peut-on dire enfin, avec l‟éminent auteur des lignes qu‟on vient de citer, que l’usage
complet a en lui sa raison (Littré, préface du Dictionnaire, p. v), ce qui suppose
qu‟aucune idée supérieure ne le dirige ? Nous croyons le contraire, et c‟est ce qui doit
justifier le travail que nous avons entrepris. (Hatzfeld & Darmesteter, 1900, p. i)

Ces auteurs seraient donc prêts, semblerait-il, à accepter que la « valeur » d‟un terme
puisse avoir un lien avec l‟« usage », mais que cet « usage » ne saurait guère être
abandonné à son propre mouvement : l‟hypothèse d‟une « idée supérieure qui le dirige »
est à leurs yeux indispensable.
Il serait difficile de trouver une position moins parfaitement antagoniste des thèses de
Saussure, qui seraient en revanche plutôt concordantes avec les positions de Girard,
Beauzée, Littré. Si l‟on accepte donc que Saussure a pu, à travers le sommet de l‟iceberg
qui en constitua la définition de Littré, avoir accès aux thèses des deux premiers, il ne
serait pas extravagant d‟imaginer que la « révolution girardienne » ait pu être l‟un des
« éléments générateurs », selon les termes de Silvain Auroux, de la linguistique
saussurienne, particulièrement de la théorie de la « valeur » (cf. Auroux, 1984, p. 105).

6.3 Le concept de « valeur » chez Saussure

Cette problématique, intéressante elle-même, risque cependant de masquer une


difficulté plus profonde, à savoir : que la notion de « valeur » telle qu’elle apparaît chez
Saussure est elle-même problématique. Première complication : la dispersion des
contextes d‟occurrence du terme est, philologiquement, gigantesque. Le terme « valeur »,
courant donc à l‟époque, est employé par Saussure tant dans des sens techniques que
standards. Or, même quand il est employé avec des précisions que l‟on aurait du mal à
qualifier de standards, le terme acquiert des connotations diverses aux différents points
de la théorie. On trouvera ainsi que dans les textes, à côté de formules telles que « valeur
235
négative, oppositive et différentielle » (CLG/E 1932-1933) ou « valeur d‟opposition »,
que nous avons rencontrées dans la première partie de cette étude, coexistent « valeur
relative » (SM, p. 65), « valeur sociale » (CLG/E 1318), « valeur arbitrairement fixable »
(CLG/E 1324), « valeur acoustique, pas linguistique » (CLG/E 1593), « valeur
conventionnelle » (ELG, p. 67), « valeur psychologique » (Cours I, Riedlinger, p. 71), etc.
Il est vrai que plusieurs de ces formulations se recoupent, mais ce n‟est pas toujours le
cas. On pourrait éventuellement faire correspondre « valeur d‟opposition » à « valeur
relative », voire à « valeur différentielle », mais lorsque Saussure parle de « valeur
conventionnelle » (ELG, p. 67), ou de « valeur sociale » (CLG/E 1318) et « arbitrairement
fixable » (CLG/E 1324 [nous soulignons, ES]), dès qu‟il y a un facteur social en jeu, une
convention, un accord, et non une détermination négative quelconque, il ne peut pas
s‟agir de la même chose (cf. Harris, 1987, pp. 219 sqq). Si l‟on adjoignait encore, à ce
premier obstacle, les variations dues au manque général de fixité de la terminologie
saussurienne, puis les passages franchement contradictoires (ou paradoxaux, si l‟on
préfère) – qui, bien qu‟existant, chez Saussure, un peu partout, se concentrent
malicieusement sur le concept de « valeur » (cf. Saussure [Louis de], 2006, p. 180)–, on
comprendrait alors pourquoi ce concept, pour lequel on a presque toujours réclamé (à
juste titre) une place centrale, a été aussi considéré comme l‟un des moins clairs, l‟un des
plus alambiqués de la théorie saussurienne173.

6.3.1 Valeur et Signification

L‟une des formes sous laquelle ces difficultés sont apparues est formulable comme
suit : le concept de « valeur » est-il une notion distincte du concept de « signification »,
ou s‟agit-il de deux notions assimilables ? On sait que, dans le CLG, ces deux concepts
sont présentés comme étant deux notions non concordantes. Dans le chapitre IV de la

173
C‟est en raison de cette « accumulation même des difficultés sur le seul terme de valeur » que René
Amacker concluait « que la notion est centrale chez Saussure » (Amacker, 1974, p. 12).
236
deuxième partie – chapitre dont le titre est précisément « La valeur linguistique »174 –, on
trouve en effet ce passage :

Quand on parle de la valeur d‟un mot, on pense généralement et avant tout à la propriété
qu‟il a de représenter une idée, et c‟est là en effet un des aspects de la valeur linguistique.
Mais s‟il en est ainsi, en quoi cette valeur diffère-t-elle de ce qu‟on appelle la
signification ? Ces deux mots seraient-ils synonymes ? Nous ne le croyons pas, bien que
la confusion soit facile. (CLG, p. 158)

La confrontation avec les sources ne laisse aucun doute à propos de l‟authenticité de


cette position. Le 7 décembre 1909, au tout début du deuxième cours, Riedlinger nota
ceci :

La valeur, ce n‟est pas la signification. (Cours II, Riedlinger, p. 29 [cf. CLG/E 1854 B)

Constantin, ceci :

La valeur n‟est pas la signification. (CLG/E 1854 E)

Bouchardy, ceci :

La valeur est autre chose que la signification. (CLG/E 1854 D)

Gautier, ceci :

La valeur, n‟étant pas la signification… (CLG/E 1854 C)

Ce jour-là – le fait semble incontestable – ces deux notions ont été nettement
distinguées par Saussure. Comment ? Voilà ce qui est beaucoup plus difficile à dire.

174
Robert Godel pensait que ce chapitre est « le plus difficile du Cours » (SM, p. 231). Jonathan Culler,
qu‟il est l‟« un des plus difficiles » (Culler, 2003, p. 52). David Holdcroft assurait qu‟il est « the most
important in the book » (Holdcroft, 1991, p. 107). Françoise Gadet, plus sensible à l‟esthétique, signalait
que ce chapitre a été souvent salué comme « le plus beau passage du CLG » (Gadet, 1987, p. 63).
237
Toutes sortes de réponses ont été proposées à cette question, qui constitue sans doute l‟un
des problèmes les plus obscurs du saussurisme.

6.3.1.1 Valeur et signification dans le CLG (et cætera)

Si l‟on s‟en tient à la formulation qu‟en adoptèrent Bally et Sechehaye dans le CLG, il
semblerait que ces deux termes se partageraient, d‟une manière ou d‟une autre, le champ
sémantique des phénomènes linguistiques, ou, tout au moins, le champ sémantique des
« mots » – et donc, pourrait-on ajouter par extension, vu que les « mots » ne sont pris par
Saussure qu‟en tant qu‟exemples de « signes », des « signes ». L‟un et l‟autre concept ont
quelque chose à voir, en tout cas, avec « la propriété qu‟il a [le « mot », ES] de
représenter une idée » (CLG, p. 158). S‟il en est ainsi, où est alors la différence ?
Quelques rudiments pour une réponse nous en sont donnés dans la suite, où l‟on est
pourtant prévenu du fait (les éditeurs le disent trois fois dans la même page) que la
distinction est « délicate » (CLG, p. 158) :

La valeur, prise dans son aspect conceptuel, est sans doute un élément de la signification,
et il est très difficile de savoir comment celle-ci s‟en distingue tout en étant sous sa
dépendance. (CLG, p. 158 [nous soulignons, ES])

Première remarque : il est ici question de la notion de « valeur » prise « dans son
aspect conceptuel », ce qui laisse entendre qu‟il y aurait d‟autres aspects à considérer. Or
ici donc, « prise dans son aspect conceptuel », la « valeur » doit être distinguée de la
« signification ». Comment ? Deux éléments, dans ce sens, sont à retenir :

a) la valeur est un élément de la signification


b) la signification dépend de la valeur

Si la « signification » dépend de la « valeur », ces deux notions ne peuvent pas être,


en effet, la même chose. Si la « valeur » est un élément de la « signification », non plus.
La « signification » serait donc, à ce qu‟il semble, une notion plus large que la notion de
« valeur » ; celle-ci ne serait qu‟« un élément » de celle-là. La « signification »

238
comporterait donc plusieurs éléments (du moins plus d‟un élément), parmi lesquels se
trouverait la « valeur » (cette hypothèse se rapprocherait des positions de Beauzée [cf.
supra, p. 231 sqq]). Est-ce ainsi qu‟il faut interpréter cette distinction ? C‟est en tout cas
l‟une des manières de l‟entendre. Roy Harris signalait cependant que cette lecture
comportait deux problèmes fondamentaux. Le premier : rien n‟est dit, ici, des autres
éléments participant à la « signification » (Harris, 2003a, p. 38). Le second (dont il
attribue la détermination à Françoise Gadet [1987, p. 67]) : le fait que la « signification »
dépende de la « valeur » semblerait incompatible avec le fait que la « valeur » ne
constitue qu‟un élément de la « signification » (cf. Harris, 2003a, p. 38). Or bien qu‟il n‟y
ait rien à redire à propos de cette première observation (la remarque semble en effet
légitime), la deuxième apparait moins claire. Où serait au juste la contradiction ?
Pourquoi le fait que la « valeur » soit un élément de la « signification » serait-il
incompatible avec le fait que la « signification » en dépende ? L‟idée qu‟une totalité
quelconque dépende d‟un (et de chacun) de ses éléments est parfaitement
compréhensible. On pourrait dire, par exemple, qu‟un point faisant partie d‟une ligne est
un élément de cette ligne, et cela ne nous empêcherait guère d‟affirmer, en même temps,
que cette ligne dépend de ce point : elle ne serait plus la même ligne si le point
disparaissait. Dans le même sens, on pourrait dire que la « valeur » est un élément de la
« signification », qui comprendrait, cette dernière, comme chez Beauzée, d‟autres
éléments (à propos desquels on ne nous donne pas, il est vrai, de précisions).
La difficulté, en réalité, est ailleurs. Cet argument n‟est pas problématique en soi,
mais comporte des contradictions avec d‟autres segments de la théorie (ce sont ces
contradictions, en fait, et non le (faux) problème évoqué par Harris, que Françoise Gadet
signalait dans son ouvrage de 1987 [cf. Gadet, 1987, p. 66-67]).
Saussure distingua clairement la « signification » de la « valeur » en deux occasions,
au début du deuxième cours (d‟où nous avons tiré les quatre citations de Riedlinger,
Bouchardy, Constantin et Gautier susmentionnées) et à la toute fin du troisième (d‟où les
éditeurs on tiré le passage reproduit ci-dessus [(cf. Cours III, Constantin, p. 282 ; cf.
infra)]). Mais il en donna, à chaque fois, des explications divergentes. Au début du
deuxième cours Saussure avait affirmé, selon les notes de Riedlinger, que

[…] la valeur, ce n‟est pas la signification. La valeur est donnée par d‟autres données ;
<elle est donnée – en plus de la signification – par le rapport entre un tout et une certaine

239
idée,> par la situation réciproque des pièces dans la langue. (Cours II, Riedlinger, p. 29 [=
CLG/E 1862])

La « valeur » était donc ici conçue comme une notion seconde par rapport à la
« signification » : elle serait « donnée […] en plus de la signification […] par la situation
réciproque des pièces dans la langue ». La notion de « valeur » était donc entendue
comme quelque chose en plus, comme une forme de complément (relativisation,
détermination, correction ?) de la « signification » par la « situation réciproque » des
termes dans le système. Or, si la « valeur » est logiquement seconde vis-à-vis de la
« signification », la « signification » ne saurait guère être sous la dépendance de la
« valeur », comme il était affirmé dans le passage du troisième cours que les éditeurs ont
utilisé : elle doit déjà être là lorsque la « valeur » entre en jeu.
Si l‟on admettait l‟idée d‟une notion de « signification » composite, on pourrait
imaginer que la notion de « valeur » puisse en constituer un élément, et que la
« signification » puisse donc dépendre de la « valeur », comme une ligne dépend de
chacun de ses points. Mais dans ce cas la « valeur » ne serait pas quelque chose de
second, mais une partie intégrante de la notion de « signification ». La « signification »
comporterait donc la « valeur » parmi ses éléments, et la « valeur » ne pourrait pas être
conçue comme intervenant dans un deuxième temps.
Cette idée d‟une notion de « valeur » comme quelque chose de second, si étrange,
s‟accorde déjà mal, en réalité, avec des arguments avancés par Saussure juste avant – et
juste après – cette formulation, où il assurait par exemple que « l‟unité est inexistante
d‟avance, <hors de la valeur> » (Cours II, Riedlinger, p. 30), que « l‟unité n‟est pas
délimitée fondamentalement » (Cours II, Riedlinger, p. 29) et que c‟est précisément « la
valeur elle-même qui fera la délimitation » (Cours II, Riedlinger, p. 29). Toutes ces
formules excluent catégoriquement la possibilité de l‟existence de quoi que ce soit avant
que la valeur n‟intervienne dans l‟établissement de la délimitation/détermination des
unités.
C‟est probablement à cause de ces petites incohérences que les éditeurs ont rejeté
l‟explication de la distinction entre « valeur » et « signification » fournie au début du
deuxième cours, et n‟en ont donné, à sa place, que celle que Saussure propose à la fin du
troisième. Ces inconsistances reviendront, pourtant, dans le CLG, déguisées sous
quelques exemples et dans quelques positions assumées au long de la «

240
démonstration»175. On se souvient de cet exemple, répété sans cesse dans les manuels de
linguistique, selon lequel :

Le [mot] français mouton peut avoir la même signification que le [mot] anglais sheep,
mais non la même valeur, et cela pour plusieurs raisons […] (CLG, p. 160)

Or comment deux mots – ou deux signes – pourraient-ils avoir à la fois des


significations identiques et des valeurs différentes ? Le fait, comme Sémir Badir l‟a bien
remarqué, est inconsistant avec la position assumée auparavant (cf. CLG, p. 158) : « La
valeur n‟est-elle pas un élément de la signification ? Si le tout est commun, une partie de
ce tout devrait nécessairement l‟être également » (Badir, 2001, p. 40). La métaphore ne
tiendrait donc pas selon Badir : « la signification n‟est donc pas un tout et […] c‟est dans
un sens assez particulier (d‟ailleurs impropre) que la valeur en est un élément » (Badir,
2001, p. 40).
Quel est alors le rapport entre les notions saussuriennes de « valeur » et
« signification », si la métaphore du « contenant-contenu » ne fonctionne pas ? On trouve
dans le CLG d‟autres éléments, où d‟autres problèmes, cependant, apparaissent. A la page
159, ainsi, les éditeurs proposent de « prendre d‟abord la signification » :

Prenons d‟abord la signification telle qu‟on se la représente et telle que nous l‟avons
figurée p. 99.

175
Le caractère illusoire de la « démonstration » opérée dans ce chapitre du CLG a été souligné par
Claudine Normand en 1970 : « la notion de Valeur, conclusion du Chapitre III, […] paraît une notion
première (et non, comme on pourrait le croire par l‟exposé didactique, le résultat d‟une démonstration). […]
Saussure part d‟une idée fixe (sans l‟expliciter vraiment) et tous les exemples donnés, toutes les questions
posées, tendent à nous convaincre qu‟elle est la seule façon correcte d‟aborder le problème » (Normand,
1970, p. 37 [cf. Normand, 2000, pp. 67-76]).
241
Elle n‟est, comme l‟indiquent les flèches de la figure, que la contre-partie de l‟image
auditive. Tout se passe entre l‟image auditive et le concept, dans les limites du mot
considéré comme un domaine fermé, existant pour lui-même. (CLG, p. 159)

Or, où est la signification dans cette figure ? Nous serions tenté de comprendre,
comme nous y sommes invité par le premier fragment du passage, que par
« signification » il faut entendre le phénomène ou le fait (le résultat ?) de l‟association
d‟un signifiant et d‟un signifié, mais la suite précise qu‟« elle est, comme l‟indiquent les
flèches, la contre-partie de l‟image auditive » : « tout se passe entre l‟image auditive et le
concept ». Or les flèches n‟indiquent guère ce que les éditeurs annoncent, car ni
« signification » ni « image auditive » ni « concept » n‟y sont représentés. A quoi se
réfèrent-ils donc ? Sans doute non à cette figure-ci, mais à celle qu‟ils avaient introduite
page 99 et à laquelle ils renvoient :

(CLG, p. 99)

Suivant l‟« amélioration » terminologique introduite par Saussure à la fin du troisième


cours176, les éditeurs avaient remplacé, en effet, « concept » par « signifié » et « image
acoustique » (synonyme, semblerait-il, d‟« image auditive »,) par « signifiant » (cf. CLG,
p. 99) :

(CLG, p. 99) (CLG, p. 158)

176
Le 19 mai 1911, dans une « reprise » du troisième cours, Saussure annonce qu‟« une amélioration peut
être apportée à la formule de ces deux vérités [S. se réfère ici aux principes de l‟arbitraire et de la linéarité,
ES] en employant les termes de signifiant et signifié. <Explication de cette modification de termes :>
Quand on entre dans un système de signes de l‟intérieur, il y a lieu de poser <d‟opposer> le signifiant et le
signifié, ce qui les place vis-à-vis l‟un de l‟autre <(en laissant de côté [l‟] opposition d‟image et concept)> »
(Cours III, Constantin, p. 237).
242
Cette assimilation n‟est pourtant pas respectée, comme on le voit, de manière
systématique. Dans le passage que nous envisageons – soixante pages après avoir
proposée l‟« amélioration » terminologique –, la « signification » est entendue comme
« la contre-partie de l‟image auditive ». (Saussure n‟assuma pas non plus de manière
rigoureuse cette « amélioration » terminologique.) On comprend pourtant sans problèmes
que la « signification » est une notion équivalente à la notion présentée, page 99, sous le
nom de « concept », et qui reçoit à présent le nom de « signifié ». D‟où la déduction que
« signification », « concept » et « signifié » renvoient à une même notion, à savoir : la
« contre-partie de l‟image acoustique » ou, selon l‟« amélioration » terminologique de
mai 1911, la contre-partie du « signifiant ». Cette notion, en tout cas, quel que soit le nom
qu‟elle reçoive, est donc une notion distincte de la notion de « valeur ». Où réside alors la
différence ? Dans le CLG, la question est expliquée comme suit : si la « signification »
(ou le « concept », ou le « signifié ») est la contrepartie de l‟« image acoustique » (ou du
« signifiant »), la « valeur » le sera « des autres signes de la langue » :

Voici l‟aspect paradoxal de la question : d‟un côté, le concept nous apparaît comme la
contrepartie de l‟image auditive dans l‟intérieur du signe, et, de l‟autre, ce signe lui-
même, c'est-à-dire le rapport qui relie les deux éléments, est aussi, et tout autant la
contrepartie des autres signes de la langue. (CLG, p. 159)

Il y a deux notions qui sont donc différenciées, « la contre-partie de l‟image


acoustique » et « la contre-partie des autres signes de la langue ». La première notion est
ainsi appelée « valeur », et concerne l‟« aspect conceptuel » des signes envisagé du point
de vue du système :

Puisque la langue est un système dont tous les termes sont solidaires et où la valeur de
l‟un ne résulte que de la présence simultanée des autres… (CLG, p. 159)

La seconde notion, en revanche, appelée « signification » ou « signifié », concerne


l‟« aspect conceptuel » des signes « dans les limites du mot considéré comme un domaine
fermé, existant par lui-même » (CLG, p. 159). Or, pourquoi l‟aspect conceptuel d‟un
« terme » – dont on nous dit qu‟il fait partie d‟un système où « tous les termes sont
solidaires » – se verrait-il modifié quand on le prend « par lui-même » ? Peut-on,
243
d‟ailleurs, le prendre « par lui-même » ? Voilà quelques unes des questions qui se posent
dans ce petit fragment du CLG, et auxquelles les commentateurs ont tenté de répondre.

6.3.1.2 Brève recensement des solutions hypothétiques du problème

Françoise Gadet pensait que la « signification » comprenait et des aspects


linguistiques et des aspects non linguistiques, et suggérait qu‟« avec le concept de valeur,
Saussure décrit la partie linguistique de la signification » (Gadet, 1987, p. 67). Il resterait
ainsi « tout un pan qui joue aussi un rôle dans la constitution du sens mais qui […]
demeure hors de portée de la linguistique » (Gadet, 1987, p. 67 [nous soulignons, ES]).
Cette interprétation, comme on le voit, fait intervenir un nouveau terme dans la question,
le terme « sens », qui entre en concurrence avec ceux de « valeur », « signifié » et
« signification » (avec lequel il semblerait interchangeable). Les sources manuscrites
montrent que Saussure faisait alterner, lui aussi, les termes de « sens » et de
« signification » :

Quand on parle de valeur, on sent que cela devient <ici> synonyme de sens (signification)
et cela indique un autre terrain de confusion (<ici la confusion> sera davantage dans les
choses elles-mêmes). La valeur est bien un élément du sens […]. Très difficile de voir
comment le sens reste dépendant, et cependant distinct, de la valeur. (CLG/E 1856 B
[Dégailler])177

Voici donc l‟illustration du manque (désespérant) de fixité de la terminologie qui


hante cette problématique. Si l‟on exceptait « concept », qui avait été remplacé par
« signifié » lors de l‟innovation terminologique de mai 1911, on aurait encore quatre
termes en jeu : « signification », « signifié », « sens » et « valeur »178. De quelle manière

177
Il existe seulement deux versions de ce passage, et elles sont parfaitement équivalentes. Nous
reproduisons ici celle de Dégailler. On aura l‟occasion de nous pencher, un peu plus loin, sur la version de
Constantin.

178
Pour ne pas faire mention du terme « idée », qui apparait lui aussi dans les manuscrits. Simon Bouquet a
montré à quel point ces termes (« idée », « concept », « signification », « signifié », « valeur », « sens »)
244
s‟ordonnent ces quatre termes ? Les trois premiers semblent faire allusion à une seule et
même notion (« la contrepartie de l‟image auditive »), par opposition à la notion que
Saussure appelle « valeur » (« la contrepartie des termes coexistants dans la langue »).
D‟après Gadet, donc, seule la notion de « valeur » serait linguistiquement pertinente.
Autrement dit : seuls les aspects conceptuels déterminés par « la présence simultanée des
termes » seraient à retenir. Les termes de « signification », « sens » et « signifié » feraient
allusion à des éléments sinon extralinguistiques, du moins externes à la langue considérée
comme un « système » de termes solidaires.
Une lecture similaire à celle de Gadet avait déjà été suggérée, en réalité, par Albert
Sechehaye, le premier, après les étudiants de Saussure, à se mesurer au problème. Lors de
la première étape dans l‟édition du CLG, alors qu‟il collationnait les notes du troisième
cours disponibles à l‟époque, Sechehaye s‟était confronté à ce passage des notes de
Dégailler :

Depuis le système, nous arrivons à l‟idée de valeur, non de sens. Système conduit au
terme. Alors on s‟apercevra que <la> signification est déterminée par ce qui entoure.
(CLG/E 1883 [Dégallier])

La question était de discerner quel rapport existait entre ces trois termes : « sens »,
« signification », « valeur ». Il était clair que le « sens » n‟était pas la « valeur », et n‟était
donc pas atteignable à travers « le système ». La « signification », d‟autre part, d‟après ce
passage, serait « déterminée par ce qui entoure ». Or qu‟est-ce qui entoure la
« signification » ? On pourrait penser que ce sont « les termes coexistant dans la langue »,
ce qui la rapprocherait de la notion de « valeur » (qui n‟est pas, ici, distinguée de la
« signification », mais du « sens ») telle qu‟elle était définie à la page 159 du CLG (cf.
supra). La solution de Sechehaye fut tout autre. Dans la marge du texte qu‟il était en train
de rédiger, il consigna une petite note où il annonçait ce qu‟il croyait être l‟interprétation
correcte de cette « énigme » :

sont utilisés par Saussure sans aucune constance, renvoyant souvent les uns aux autres (cf. Bouquet, 1992,
p. 91 ; Bouquet, 1997, p. 317 ; Bouquet 2000, p. 88).
245
NB : Je crois avoir bien interprété cette énigme : signification et sens sont synonymes et
ce qui entoure doit vouloir dire l‟occasion, le contexte, et non les rapports qui établissent
la valeur comme on pourrait le croire. (Coll., p. 448)

Les termes de « sens » et de « signification », qui sont donc ici tenus pour
assimilables, renverraient au contexte extra-linguistique, à l‟« occasion », à des éléments,
par conséquent, externes au « système » de la langue. Cette conviction avait été assumée
par Sechehaye dans la première version du texte qui serait publié en 1916. Dans cette
première ébauche, juste après l‟exemple – déjà évoqué – de fr. « mouton » / ang.
« mutton - sheep », et de ceux de « décrépit - décrépi » et de « redouter, craindre, avoir
peur », tous conservés dans le CLG (cf. CLG, p. 160), Sechehaye avait écrit ceci :

En partant du système nous arrivons à l'idée de terme <et> de valeur et non à celle de
sens. Quand on s'en est rendu compte, on s'aperçoit que le sens (ou la signification) d'un
mot est toujours occasionnel, déterminé par le contexte. (Coll., p. 448)

Le passage était donc en parfait accord avec la nota bene précédemment mentionnée.
Bally semble s‟être opposé, pourtant, à cette interprétation. Dans une relecture de ce
premier brouillon, il écrit au crayon bleu, en gros caractères, sur la note de Sechehaye et
en diagonale (comme s‟il avait voulu la barrer) :

En fait de S[aussure] n‟a jamais défini la signification. (Coll., p. 448)

L‟autorité de Bally semble l‟avoir emporté sur celle de Sechehaye : le passage rédigé
par ce dernier ne fut finalement pas retenu dans le texte de 1916, qui donne, au contraire,
que c‟est la « valeur » (de n‟importe quel terme) qui « est déterminée par ce qui
l’entoure » – où « ce qui l‟entoure » renvoie, d‟ailleurs, non aux circonstances
situationnelles, mais à l‟ensemble des termes appartenant au même système (cf. CLG, p.
160).

Vingt-quatre ans après cet épisode, Bally, qui avait jadis banni cette hypothèse
comme non attribuable à la réflexion de Saussure, la reprit à se frais dans un article,

246
devenu célèbre179, paru dans Le français moderne (cf. Bally, 1940). Dans ce texte, Bally
établissait une « distinction entre représentation sensorielle actuelle et concept virtuel »
(Bally, 1940, p. 194 [nous soulignons, ES]), sur la base de laquelle il proposait sa lecture
de la question :

Le reflet linguistique de la première sera appelé ici signification objective, ou simplement


signification […] ; quant au concept virtuel attaché au mot dans la mémoire, sans aucun
contact avec la réalité, nous l‟appellerons valeur subjective, ou simplement valeur. (Bally,
1940, p. 194)

L‟association de l‟opposition entre « valeur » et « signification » à la distinction entre


des caractères virtuels (ou potentiels) et des caractères actuels des phénomènes
sémantiques devait lui permettre de poser, en termes saussuriens, que « la valeur
(virtuelle) relève de la langue, tandis que la signification (actuelle) ressortit de la parole »
(Bally, 1940, p. 194). Bally entendait ainsi « valeur » comme une sorte de capital
sémantique des signes, relevant donc de la langue, et « signification » comme une espèce
d‟actualisation de ce capital, colorée, si l‟on ose dire, par le contexte – situationnel et
linguistique – d‟apparition, et relevant donc de la parole :

C‟est seulement dans la parole, dans le discours, que le signe, par contact avec la réalité, a
une signification (p. ex. « L‟arbre que vous voyez là-bas ne porte pas de fruits »), et c‟est
seulement dans la langue, à l‟état latent, que ce même signe déclenche un faisceau
d‟associations mémorielles qui constituent sa valeur (p. ex. arbre : arbuste ; arbre : tronc ;
arbre : sapin, hêtre ; arbre : forêt, etc. etc.). (Bally, 1940, pp. 194-195)

Le modèle n‟était pas incohérent avec la théorie saussurienne, et la « vérité » en fut


immédiatement sanctionnée par Frei, qui nota, en 1943, que Bally « met au clair un point
de la terminologie saussurienne : l‟opposition de la valeur ou signifié, qui relève de la
langue, et de la signification, qui appartient à la parole » (Frei, 1943, p. 31).

179
La célébrité de l‟article est cependant due, plutôt qu‟à la mise au clair de ces idées autour des concepts
de « valeur » et « signification », au fait que Bally y répond aux critiques contre le concept de
l‟« arbitraire » peu avant énoncées par Edouard Pichon (1937) et par Émile Benveniste (1939).
247
En désaccord avec Frei, Robert Godel dénonça quelques années plus tard « l‟erreur de
Bally », qui, disait-il, « attribue à Saussure (p. 199) sa propre manière de voir » (SM, p.
237, n. 361)180. D‟après Godel, en effet :

La distinction entre valeur et signification ne doit donc pas être – et n‟est pas, en effet –
mise en parallèle avec celle de la langue et de la parole : il s‟agit toujours de l‟entité de
langue, considérée dans le système dont elle procède, ou isolément, dans la relation
interne du signifiant avec le signifié. (SM, p. 241)

Cette idée s‟accordait aussi avec les propos de Saussure, qui n‟avait en effet pas
explicitement réparti les concepts de « valeur » et « signification » entre langue et parole.
Or une fois niée cette répartition (« il s‟agit toujours de l‟entité de langue ») Godel se
trouvait face à un problème non négligeable, et qu‟il ne dissimulait pas :

Mais – et c‟est ici que la distinction se trouble –, le signifié ne saurait, de toute façon, être
autre chose qu‟une valeur. On ne voit pourquoi il cesserait de l‟être quand on l‟envisage
comme la contrepartie du signifiant : si « la signification est déterminée par ce qui
entoure » [cf. Cours III, Constantin, p. 285, ES], c‟est parce qu‟elle découle
immédiatement de la valeur, mais où réside alors la différence ? […] On se trouve ainsi
devant un dilemme : ou bien la signification est le signifié, et alors elle se confond avec la
valeur ; ou bien c‟est le concept pris par abstraction, et alors la signification serait
étrangère à la langue. (SM, p. 241)

La conclusion de Godel, émise sous la forme d‟une hypothèse, était tout de même
catégorique :

180
« Demandons-nous », écrit en effet Bally à la page 199 de son article, « si F. de Saussure a confondu,
comme on le lui reproche, la distinction faite ici entre signification et valeur » (Bally, 1940, p. 199 [nous
soulignons, ES]).
248
[…] si Saussure, comme il semble, a cherché une double dénomination du signifié
correspondant à celle de l‟entité linguistique, on comprend ce qu‟il entend par valeur ;
mais il suffit de poser l‟équation :

valeur signifié
=
terme signe

(signifiant)

pour que l‟inutilité des mots sens, signification saute aux yeux. Or Saussure a dû s‟en
rendre compte : dans la suite du chapitre, signification ne revient qu‟une seule fois… (SM,
p. 242)

Il s‟agissait d‟une hypothèse valide comme d‟autres, certes, mais – il faut l‟avouer –
assez hardie, et appuyée, en plus, sur un fait qui n‟a pas à notre sens de force probatoire.
Il est vrai que, depuis le passage signalé par Godel et « dans la suite du chapitre », le
terme « signification ne revient qu‟une seule fois », comme Godel l‟affirme. Mais Godel
oublie de signaler que ce passage est tiré de la toute dernière leçon du troisième cours, et
que « la suite du chapitre » ne comprenait, donc, que cinq pages de notes (qui à l‟oral ne
doit pas avoir pris plus d‟une heure). Godel aurait ainsi cédé à la tentation de réduire et de
fixer la terminologie de Saussure. Or toute tentative de cet ordre – nous en sommes
persuadé – restera à jamais aventureuse : il faudra toujours s‟en méfier. Saussure n‟était
pas en train de rédiger ni de préparer un livre : il parlait devant un auditoire. Et il se
servait, en conséquence, des variations que la langue lui offrait pour enrichir son discours.
Aucune trace d‟une tendance à la réduction n‟en est à notre avis perceptible, même pas en
ce qui concerne les termes de « signification », « sens », « signifié », dont il avait
explicitement proposé de fixer l‟usage au moyen de la susmentionnée « amélioration
terminologique » (qu‟il ne respecta finalement pas, non plus).
L‟hypothèse de Godel – valide donc en tant qu‟hypothèse, mais hardie – devait être
mise en question quatre ans plus tard par André Burger, qui « ne pens[ait] pas que cette
équation corresponde à la pensée de Saussure » (Burger, 1961, p. 5). Contre Godel,
Burger rétablissait l‟hypothèse de Sechehaye-Bally et concédait que si la notion de
« valeur » concernait seulement la langue, la signification concernait seulement le
discours :

249
[…] si la langue est un système de valeurs, si c‟est de la valeur que dépend le sens, cela
signifie que c‟est la valeur, entité purement virtuelle, qui permet la manifestation, dans le
discours, de significations diverses mais qui toutes dépendent des rapports qu‟elle
entretient avec les autres valeurs du système. D‟une valeur donnée peut découler un
nombre indéterminé de significations ; c‟est l‟ensemble des significations qui se
manifestent dans le discours qui représentent le signifié. (Burger, 1961, p. 7 [nous
soulignons, ES])

La « valeur », d‟après Burger, serait ainsi déterminée par « les rapports qu‟elle
entretient avec les autres valeurs du système », comme elle était définie à la page 159 du
CLG. La « signification », elle, serait la « manifestation » dans le discours de cette entité
purement virtuelle qu‟est la « valeur ». Le « signifié », enfin, serait l‟ensemble des
« significations » qu‟un terme ayant une « valeur » (systématiquement déterminée) peut
adopter « dans le discours » 181.
Cette interprétation fut publiée par Burger, en 1961, dans le numéro 18 des Cahiers
Ferdinand de Saussure. Dans la même revue, quatre numéros plus tard, Godel
« rendit ses armes » à Burger (et à Bally, par conséquent, dont il avait un jour dénoncé
« l‟erreur »), en alléguant que « les notes des étudiants, sur ce point, ne sont pas bien
claires » (Godel, 1966, p. 54). Godel reconnaissait dans cet article que, « comme les
valeurs sont fixées par les relations des signes dans le système, il semble logique de
rapporter la signification à la parole », et avouait : « c‟était l‟idée de Charles Bally »
(Godel, 1966, p. 54). Il signalait cependant que l‟hypothèse de Burger différait, sur un
point, de celle de Bally. Le premier mettait en relief que les « significations », même si
elles « se réalisent dans la parole » (Burger, 1966, p. 8), dépendent de la « valeur », et
appartiennent donc, par ce fait, à « la langue ». Les significations182 d‟un mot seraient,
d‟après la lecture que Godel donne des thèses de Burger, « les diverses acceptions de ce
mot : des variétés sémantiques reçues, c'est-à-dire inscrites dans le code linguistique »

181
La même répartition notionnelle, baptisée différemment, avait été assumée par Prieto dans ses Principes
de noologie (cf. Prieto, 1957, pp. 43 sqq).

182
Le terme « signification » apparaîtra souvent chez ces auteurs (en accord avec leur hypothèse, qui la
conçoit en tant qu‟actualisation) au pluriel.
250
(Godel, 1966, p. 55). Il soulignait pourtant l‟importance de conserver l‟idée de Bally,
selon laquelle la « signification » est une notion dépendante de « la réalité du moment » :

On voit que Burger, tout en situant, comme Bally, la signification dans le « discours », en
conçoit tout autrement le rapport avec la valeur. Il rejoint probablement la conception de
Saussure lui-même ; et, sur ce point, je lui rends volontiers les armes. Toutefois, l‟idée de
Bally mériterait d‟être retenue : il est exact que, dans la parole, les signifiés s‟accordent à
la réalité du moment, et il y a peut-être avantage à appeler signification ce qui résulte de
cet accord. (Godel, 1966, p. 55)

La thèse de Sechehaye, ainsi, timidement avancée dans la marge du premier brouillon


du CLG et rejetée, dans un premier temps, par Charles Bally, devint, après la
formalisation que ce dernier en effectua en 1940, une forme de base consensuelle de
toutes (ou presque toutes) les lectures ultérieures. Mis à part les représentants de l‟école
genevoise183, cette thèse a été assumée ou reprise par la presque totalité des auteurs qui
ont contribué à la tradition des études saussuriennes, dont Engler (1966, p. 37)184, De
Mauro (1967, p. x), Amacker (1975, p. 75), Culler (1986, pp. 32-33), Gadet (1987, pp.
65-68 [voir supra]), Normand (1990, p. 39-40), Holdcroft (1991, p. 111), Badir (2001, pp.
36 sqq), Harris (2003a, p. 36 sqq), ne sont qu‟un infime échantillon.

183
Bally, Sechehaye, et Frei furent les fondateurs, en 1940, de la Société Genevoise de Linguistique, dont ils
occupèrent respectivement la présidence, la vice-présidence et le secrétariat. Peu après Sechehaye en
assuma la présidence et Bally la présidence d‟honneur, alors que Godel faisait son entrée au comité dès
1945. En 1966, date de la « capitulation » de Godel devant les thèses de Burger, Frei était président, Burger
secrétaire et Godel trésorier de la Société (cf. CFS 1, p. 12 ; CFS 5 ; CFS 18).

184
Tullio De Mauro notait récemment que ces interprétations « avanzate da André Burger, accettate da
Robert Godel e, si parva licet, in miei lavori », selon lesquelles Saussure aurait été porté à « distinguere il
signifié come valore della et nella lingua dalla signification o sens come attualizzazione di tale valore nella
parole », n‟avaient pas été entièrement acceptées par Engler, qui « è restato sempre scettico dinanzi a
questa interpretazione » (De Mauro, 2005, p., xvi). Dans l‟article auquel nous renvoyons, cependant,
Engler, sans être il est vrai excessivement enthousiaste, ne nie pas non plus cette lecture, qu‟il seulement
précise : « Qu‟en est-il de signification, sens et valeur ? Nous croyons que M. Burger a bien vu le rapport
général de ces termes, mais nous avons la chance de pouvoir lui indiquer un texte supplémentaire, retrouvé
après la parution des SM, et qui suggère quelques précisions » (Engler, 1966, p. 37). Le « texte
supplémentaire » évoqué par Engler est la note « Item » 3315.7 (cf. CLG/ E 3313.7 ; [cf. ELG, p. 109]).
251
6.3.1.3 De l’essence double du langage – Néo-saussurisme

La découverte en 1996 d‟un nouveau fond de manuscrits, édité par Rudolf Engler et
Simon Bouquet et partiellement publié, en 2002, dans les Écrits de linguistique générale,
a bouleversé cette situation. Parmi les manuscrits découverts se trouvaient les notes que
Saussure avait ébauchées, vers 1891, en vue de la publication d‟un livre sur « l‟essence
double du langage ». Dans ces notes, contredisant les hypothèses tressées pendant presque
cent ans sur la manière dont il aurait distingué les concepts de « valeur » et
« signification », Saussure assurait qu‟il n‟établissait

[…] aucune différence sérieuse entre les termes valeur, sens, signification, fonction ou
emploi d‟une forme, ni même avec l‟idée comme contenu d‟une forme ; ces termes sont
synonymes. (AdeS 372, f. 25 [=372 bis, f. 3f] [cf. ELG, p. 28])

Cette position, comme nous l‟avons vu, n‟était pas entièrement insoupçonnée. Elle
était suggérée dans quelques passages des manuscrits et avait été déjà entrevue par les
commentateurs, dont Françoise Gadet, Claudine Normand et Robert Godel – qui, on s‟en
souvient, entendaient que n‟importait que la notion de « valeur » (dont le « signifié » était
considéré comme une notion équivalente [cf. SM, p. 242]). Il restait que Saussure
reconnaissait l‟existence de la notion de « signification », et que nulle part, dans les
manuscrits connus avant 1996, il n‟avait affirmé aussi nettement que ni « sens » ni
« signification » (ni « fonction » ni « emploi » ni « idée » ni « contenu d‟une forme ») ne
comportaient « aucune différence sérieuse » par rapport à la notion de « valeur ».
Cette découverte a relancé le débat à propos de l‟importance théorique de la notion de
« valeur » (de la notion de « valeur » entre autres), et a donné inévitablement naissance à
ce que l‟on appelle, déjà, « néo-saussurisme »185. Des auteurs comme Simon Bouquet –

185
Le terme « néo-saussurisme » revient souvent sous la plume des membres du « comité exécutif » de
l‟Institut Ferdinand de Saussure (dont Simon Bouquet, président de la section Suisse, François Rastier,
président de la section Française, et Rossitza Kyeng, vice-président) et dans les articles de la revue de
l‟Institut (Texto !). En juin 2008 l‟Institut organisa, conjointement avec l‟Université de Namur, un colloque
ayant précisément pour thème la « Linguistique des valeurs : programmes de linguistique néo-
saussurienne », dont le programme précisait : « Un livre retrouvé de F. de Saussure, De l‟essence double du
langage (dans Écrits de linguistique générale, Gallimard, 2002) confirme que la pensée du linguiste
252
l‟un parmi ceux qui revendiquent ce titre – se sont ainsi autorisés à dire, sur la base de
passages tels que celui que nous venons de reproduire, que Saussure n‟avait jamais voulu
différencier les concepts de « valeur », « sens », « signification » ou « signifié » :

Il est établi que Saussure – dont le chemin de pensée est largement, malgré des excursions
néologiques, celui d‟une redétermination de concepts du langage ordinaire – n‟a jamais,
contrairement à ce qui a été parfois hâtivement dit sur la foi de citations
décontextualisées, voulu différencier les acceptions de sens, signification, valeur ou
signifié. (Bouquet, 2001, p. 138)

Cette observation semblerait pourtant difficilement compatible avec certains passages


(dont nous avons déjà reproduit quelques-uns) où Saussure affirme exactement le
contraire. On avait vu par exemple qu‟au début du deuxième cours, tous les étudiants de
Saussure avaient noté que « la valeur n‟est pas la signification ». Or à quelles
circonstances « contextuelles » fera-t-on appel pour justifier que Saussure n‟ait pas voulu
en effectuer la distinction ? Dira-t-on que tous les étudiants se sont trompés, et que tous se
sont trompés dans le même sens ? C‟est une hypothèse que l‟on ne peut pas exclure,
certes, mais il faut avouer qu‟elle est invraisemblable.
Il convient de s‟abstenir, néanmoins, de donner à des formulations telles que celle de
Bouquet une interprétation littérale. Sous leur masque d‟intransigeance théorique, on
découvre souvent un désaccord moins tranchant qu‟il ne le semblerait au premier abord.
On a même le droit de se demander, dans bien des cas, s‟il ne s‟agirait, au fond, que d‟une
simple question terminologique.

Nous examinerons, à titre illustratif, deux des arguments dirigés contre le fait que
Saussure ait voulu établir une distinction entre « valeur » et « signification », avancés par
Simon Bouquet, précisément, et par François Rastier.

genevois a été depuis un siècle l‟objet de profonds malentendus. En particulier, le programme saussurien
d‟une linguistique des valeurs pures – conçue comme une écriture algébrique – est resté peu documenté
jusqu‟à la publication des manuscrits nouvellement découverts ». Ce programme est encore disponible sur
le site de l‟Institut Ferdinand de Saussure (http://www.institut-saussure.org [rubrique « Manifestations »]
[consulté le 31 Mai 2009]).
253
Rastier

Dans un article de 2002, repris en 2003, Rastier affirme que le « partage entre valeur
et signification » est « sans doute un artefact de Bally », et qu‟il est donc « faux que pour
Saussure le signifié puisse se diviser en signification et valeur » (Rastier, 2002, p. 47).
Rastier se fonde, en réalité, sur une remarque émise par Ludwig Jäger qui n‟a pas
littéralement, si nous avons bien lu, la valeur que Rastier lui confère. Mais tout cela est
secondaire186. Il ne nous intéresse que de souligner que Rastier tient pour incorrect ou
pour « faux » que l‟on puisse « retenir une dualité signification/valeur » (Rastier, 2003, p.
24 [cf. note 197]). L‟auteur propose en revanche de retenir une distinction, chez Saussure,
entre ce qu‟il (Rastier) appelle « valeur externe » et ce qu‟il appelle « valeur interne ».
Quelle est la portée théorique de ces deux notions ? Par « valeur interne » Rastier
entend, la chose est claire, la valeur différentielle des termes, issue de leur coexistence
dans le système :

[…] pour Saussure, la signification consiste en valeur « interne » […]. Ainsi la différence
entre mutton et sheep [et, j‟interprète, leur valeur : autrement la phrase serait
pléonastique, ES] tient à leur coprésence, et donc à leur répartition différentielle. (Rastier,
2002, p. 47 [nous soulignons, ES])

Cette notion de « valeur interne » revient donc exactement à ce qui, dans le texte du
CLG, reçoit le nom de « valeur » tout court : « la langue est un système dont tous les
termes sont solidaires et où la valeur de l‟un ne résulte que de la présence simultanée des

186
Voici le passage de Rastier : « Comme l‟a montré Jäger (1976, p. 216), le partage entre valeur et
signification, tel qu‟il figure dans le Cours, est sans doute un artefact de Bally, qui le reprendra
ultérieurement à son compte et le présentera comme sien en 1940. Les témoignages manuscrits des cours,
Dégailler et Constantin notamment, ont noté tout autre chose, et l‟on ne peut retenir, comme Bally… et le
CLG, une dualité signification/valeur : pour Saussure, la signification consiste en valeur, ce qui s‟accorde
avec l‟abandon de toute référence » (Rastier, 2003, p. 24 [cf. Rastier, 2002, p. 47]). La « démonstration » de
Jäger ne va cependant pas au-delà de la remarque, que Godel avait déjà faite en 1957 (avant, donc, de
« rendre ses armes », et d‟accepter l‟hypothèse à travers l‟interprétation de Burger), selon laquelle Bally,
dans son article de 1940, semble prêter à Saussure sa propre manière de voir les choses. Cette remarque
apparaît dans le texte de Jäger à la page 219 (et non à la page 216).
254
autres » (CLG, p. 159 [nous soulignons, ES]). En quoi consiste alors la notion de « valeur
externe » proposée par Rastier ? La réponse, donnée à travers la métaphore économique
qu‟il discute, est tout de même éloquente :

Ainsi, la valeur « externe » d‟une monnaie n‟est déterminée que dans une pratique : elle
n‟appartient qu‟au « sens » situationnel, alors que la valeur [externe, ES] d‟un mot est
déterminée par son sens contextuel. (Rastier, 2002, p. 47)

La notion de « valeur externe » proposée par Rastier recoupe ainsi, semblerait-il, la


notion de « signification » telle qu‟elle était formalisée par Bally en 1940, à un élément
près : Rastier établit une distinction entre « sens situationnel » (« dans une pratique ») et
« sens contextuel » (déterminé par contexte linguistique d‟occurrence), alors que Bally
n‟entendait pas devoir faire cette distinction187. La distinction établie par Rastier entre
« valeur interne » et « valeur externe », de toutes manières, ne se distingue pas
foncièrement, au plan notionnel, de l‟« artefact de Bally », et rejoint entièrement, par
exemple, l‟interprétation que Burger en donna en 1961, et qui fut acceptée par Godel et
par la plupart des commentateurs qui suivirent.

Bouquet

Simon Bouquet, pour sa part, qui contestait lui aussi le fait que Saussure ait voulu
distinguer les notions de « valeur », « sens », « signification » et même de « signifié »
(distinction introduite « hâtivement » par les chercheurs, disait-il, « sur la foi de citations
décontextualisées »), avertissait pourtant de ce qu‟il appelle « la complexité de la valeur »

187
« Dans une phase ultérieure », notait Rastier dans le même texte, « on peut et l‟on doit définir une valeur
en contexte. […] On pourrait penser que les valeurs contextuelles ne font que modifier secondairement, par
des nuances, la valeur en langue. En fait, la valeur en langue est au contraire surdéterminée par la valeur en
contexte, et n‟importe quel trait sémantique défini en langue peut être annulé ou virtualisé par le contexte,
local voire global » (Rastier, 2002, p. 48). Cette théorie des « sèmes afférents », comme la nomme Rastier,
est aux antipodes des thèses des synonymistes, pour qui, pourrait-on dire, les valeurs contextuelles (sens
accidentels de Beauzée) « ne faisaient que modifier secondairement, par des nuances, la valeur en langue »
(sens fondamental + sens spécifique) (cf. supra).
255
(Bouquet, 1997, p. 311). Sous ce titre, l‟auteur annonçait que le terme « valeur »
recouvrerait chez Saussure au moins sept (sic) notions différentes, classables en deux
grandes catégories (que Bouquet appelle « faits ») : celle des valeurs in absentia et celle
des valeurs in praesentia (cf. Bouquet, 1997, p. 312). A l‟intérieur de la catégorie des
« valeurs in absentia » Bouquet situe cinq (sic) notions différentes (Bouquet, 1997, p.
315), appartenant à leur tour à deux sous-catégories (que Bouquet appelle simplement
« catégories ») : la « valeur in absentia interne » et la « valeur in absentia systémique »
(cf. Bouquet, 1997, p. 315). La « valeur in absentia interne » comprendrait trois notions
que Bouquet entend pouvoir discerner :

(1) le signifiant répond de son signifié : en cela, le signifié est la valeur de ce signifiant ;
(2) le signifié répond de son signifiant : en cela le signifiant est la valeur de ce signifié ;
(3) le signifiant et le signifié répondent simultanément l‟un de l‟autre : en cela, le
signifiant et le signifié sont chacun simultanément la valeur l’un de l’autre. (Bouquet,
1997, p. 316)

Sans besoin de connaître les justifications que l‟auteur évoque en faveur de cette triple
distinction – dont on se demande quel pourrait être en le bénéfice –, on comprend
parfaitement que la « valeur in absentia interne » concerne le lien entre le « signifiant » et
le « signifié », c'est-à-dire le rapport « interne » (et constitutif) de l‟objet « signe ». La
première de ces trois acceptions, avoue l‟auteur, est « synonyme […] de sens et
signification – en termes saussuriens, de signifié » (Bouquet, 1997, p. 316). Les deux
restantes ne font que la répéter.
La seconde catégorie de « valeur in absentia », ce que Bouquet appelle « valeur in
absentia systémique », comprendrait deux notions : la « valeur systémique
phonologique » et la « valeur systémique sémantique ». Cette catégorie, que ce soit sous
l‟une ou l‟autre forme, correspond exactement à la notion de « valeur » tout court, telle
qu‟elle est définie dans la page 158 du CLG : « contrepartie des termes coexistants ».
Bouquet distingue (seule différence avec cette page du CLG) le « plan phonologique » et
le « plan sémantique », qu‟il conçoit pourtant comme parfaitement « symétriques »
(Bouquet, 1997, p. 318).
En ce qui concerne le plan sémantique, ainsi, la première grande catégorie proposée
par Bouquet établit une distinction entre la notion de « valeur » entendue comme

256
contrepartie du signifiant (première acception de la valeur in absentia « interne ») et la
valeur entendue comme contrepartie des termes coexistant dans le système (valeur in
absentia « systémique »). Cette répartition, cependant, ne serait qu‟un subterfuge
théorique : Bouquet souligne que cet ensemble de notions est « voué » à se confondre
« dans la conscience des sujets parlants » (cf. Bouquet, 1997, p. 328 [cité ci-après]).
La seconde grande catégorie proposée par Bouquet est ce qu‟il appelle, par opposition
à la première, « valeur in praesentia », dont il explique ainsi la pertinence :

Si la valeur interne et la valeur systémique sont vouées à se conjuguer pour donner


naissance à un fait indivisible dans la conscience du sujet parlant – le fait de la valeur in
absentia – ce fait ne constitue pourtant qu‟une partie de la valeur sémantique : il doit
entrer lui-même en conjonction avec le fait de la valeur issue de la syntagmation pour
constituer le tout de la valeur sémantique. (Bouquet, 1997, p. 328)

La valeur in praesentia est donc « issue » du contexte linguistique d‟occurrence


(=contexte syntagmatique) des termes, et vient donc compléter, en quelque sorte, « le tout
de la valeur sémantique ». (L‟auteur n‟accepterait probablement pas l‟utilisation du verbe
« compléter », qui suggère que la « valeur in absentia » pourrait exister indépendamment
de son actualisation. Nous l‟utilisons quand même pour indiquer qu‟une définition de
« valeur », telle que l‟auteur l‟entend, ne saurait se passer de ce qu‟il appelle, suivant
Benveniste, « syntagmation », d‟où découle la « valeur in praesentia ». C‟est donc dans
ce sens qu‟elle vient compléter la définition.)
Le « tout de la valeur sémantique » est donc une formule qui « sténographie », selon
Bouquet, la conjugaison de trois éléments, classables en deux catégories. On a, d‟un côté :

a) les trois acceptions de « valeur interne »


b) le versant sémantique de la « valeur systémique »

Ces deux éléments (a et b) forment un « tout indivisible dans la conscience du sujet


parlant », que Bouquet nomme « valeur in absentia » et qui « entre en conjonction » avec
la « valeur in praesentia », issue de l‟actualisation de ce « tout » dans le discours. D‟où le
troisième élément :

257
c) l‟actualisation de ce « tout indivisible » (a + b) dans le discours

Il semblerait ainsi que la déclaration – reproduite plus haut – selon laquelle Saussure
n‟a jamais voulu faire la distinction entre « valeur », « signification », « sens », etc.,
n‟aurait de portée chez cet auteur qu‟au plan terminologique : toutes les notions dont la
distinction avait été faite « hâtivement sur la foi de citations décontextualisées » sont
présentes dans son interprétation, à ceci près qu‟il les appelle indistinctement « valeur ».

6.4 Précisions de nos objectifs

L‟idée que nous nous proposons d‟analyser est formulable dans les termes de
n‟importe lequel des auteurs précédemment répertoriés. Nous visons un problème
inhérent au plan notionnel, au-delà de la question terminologique (importante sans doute
du point de vue historique, mais à notre sens secondaire) à laquelle, il est à craindre, une
grande partie de la discussion concentrée sur la « valeur » pourrait être réduite.
Pour le dire dans les termes de Bouquet : est-il vrai que Saussure a voulu réduire la
notion de « valeur in absentia interne » à celle de « valeur in absentia systématique » ?
Pour le dire dans les termes du CLG : est-il vrai que Saussure a voulu réduire la notion
« signification » à celle de « valeur » ? Autrement dit : est-il vrai que Saussure a voulu
réduire (faire équivaloir) la notion de « contrepartie de l‟image auditive » à celle de
« contrepartie des autres signes de la langue » ? (cf. CLG, p. 159).
La réponse à une telle question est fort incommode. On aura l‟occasion d‟examiner
des arguments (la majorité) où Saussure a conduit sa réflexion indubitablement dans cette
direction, mais nous serons aussi confrontés à des passages où sa pensée se fait plus
hésitante, et l‟on verra qu‟à certains points le « maître » semble avoir reconnu des limites
d‟une telle prétention. Ces circonstances amènent naturellement à que l‟on se pose une
question légèrement différente de la première, à savoir : est-il vrai que l‟on pourrait
réduire la notion de « valeur interne » (= « contrepartie de l‟image auditive ») à celle de
« valeur systématique » (= « contrepartie des autres termes appartenant au système ») ?
L‟hypothèse, avouons-le, est fort ambitieuse. Prise au sens littérale, elle impliquerait
d‟admettre que la considération de la « contrepartie de l‟image auditive » serait la même
chose que la considération de l‟entièreté des termes appartenant au même système. C‟est

258
là qui réside le point fort du geste de réduction. Or peut-on vraiment, et littéralement,
l‟ambitionner ? Peut-on vraiment et littéralement le prétendre pour toute sorte d’entité
existant dans la langue ? On verra que Saussure, à un moment donné, l‟a prétendu. Mais
il a laissé subsister des fissures qui montrent qu‟il n‟en était pas entièrement convaincu.
Dans la dernière de ses notes portant sur le sujet, écrite en vue de la préparation d‟une
des toutes dernières leçons du troisième cours, Saussure admet avec désespoir que la
question était pour lui « impossible » à résoudre (cf. ELG, p. 326). Or si à la toute fin de
sa carrière Saussure avouait ne pas le savoir, l‟entièreté des arguments antérieurs, en
faveur ou en contre d‟une telle équivalence, doivent être mis entre parenthèses. D‟autant
plus que Saussure – qui, après la publication (à l‟âge de vingt ans) du « plus beau livre de
grammaire comparée qu‟on ait écrit » (Meillet, 1951, p. 183), ne doit pas avoir eu
d‟inconvénients d‟ordre éditorial – décida de ne pas publier ces arguments.
Saussure n‟était pas arrivé à une solution convaincante de cette problématique. Notre
tâche est d‟interroger pourquoi. Pour cela faire, nous tenterons de tracer les vicissitudes
de l‟évolution du concept dès les premiers écrits jusqu‟aux dernières élaborations du
troisième cours de linguistique générale.

259
260
7

SUR L’EVOLUTION DE LA NOTION DE « VALEUR » CHEZ F. DE SAUSSURE

Et comme toujours, la cohérence dans la contradiction


exprime la force d'un désir
Jacques Derrida

7.1 Introduction

Si les sources externes du concept saussurien de « valeur » étaient diffuses et difficiles


à préciser avec certitude, la détermination des racines internes du concept (internes au
système théorique saussurien), compte tenu de la dispersion et le nombre des occurrences
du terme – essentiellement polysémique – s‟avère une tâche non moins complexe.
Godel notait que, dans les manuscrits antérieurs aux trois cours de 1907-1911, « les
allusions à la valeur étaient très sporadiques », et signalait que « l‟importance de cette
notion ne s‟affirme nettement qu‟à partir du deuxième cours » (SM, p. 230), autour donc
de 1908-1909. Cette affirmation, cependant, émise en 1957 et qui pouvait alors être
considérée comme justifiée, se révèle aujourd‟hui, à la lumière de cinquante années de
philologie saussurienne, inexacte. Le fond de manuscrits connus a sensiblement augmenté
depuis lors, suite notamment (quoique non seulement) à la découverte en 1996 d‟un
nouveau fond de notes, lettres et brouillons que l‟on a pris l‟habitude d‟appeler « fond

261
1996 », et qui reste encore dans une grande mesure inédit188. Parmi les feuillets exhumés
en 1996, se trouvait donc le brouillon d‟un livre sur « l‟essence double du langage »
(environ deux cents feuillets), qui, édité – conjointement avec d‟autres manuscrits
importants – par Rudolf Engler et Simon Bouquet, fut publié en 2002 (cf. ELG, pp. 17-
88). Cette édition, comme il a été déjà signalé (cf. note. XX), ne donne pas de précision
sur la datation, mais les dates « 6 déc. „91 », « 15 déc. » et « Octobre 1891 », visibles sur
trois feuillets signalés par Harris, indiquent, conjointement avec d‟autres indices allant
dans le même sens, qu‟il dû être esquissé autour de décembre 1891 (cf. annexe 2, p. 415).
Si l‟on donne pour acquise cette datation (comme il est, croyons-nous, inévitable), on
sera alors forcé de faire reculer l‟affirmation de Godel de presque vingt ans. Le manuscrit
sur « l‟essence double du langage » témoigne en effet d‟une réflexion autour de la notion
de « valeur » qui apparait, déjà à l‟époque, extrêmement poussée, plus poussée, même,
que celle qui « s‟affirmera à partir du deuxième cours » de linguistique générale, entre
1909 et 1911. Ce manuscrit constitue probablement, en effet, comme on le verra, le plus
haut degré d‟aspiration abstractive de Saussure, et le concept de « valeur » y est
lourdement élaboré : nulle part et à aucun moment, ni avant ni après la rédaction de ce
texte, Saussure n‟ira aussi loin dans le développement des principes qui le définissent ni
dans la précision de ses implications théoriques.
Ces circonstances, adjointes à la position intermédiaire qu‟occupe ce texte dans la
chronologie de la production de Saussure – ébauché treize ans après le Mémoire et seize
avant le commencement des cours de linguistique générale (1907-1911) –, donnent au
manuscrit une place privilégiée. Il nous servira donc d‟étalon dans la lecture. Un étalon, à
vrai dire, nécessaire, car, comme on le verra, il ne semble pas y avoir de
conceptualisation du terme « valeur » avant 1891.
Nous partirons donc de la considération du Mémoire (1878) et de l‟« essai de
phonétique » (1881-1884). Ce point de départ nous servira pour certifier, si l‟on ose dire,

188
Johannes Fehr notait que depuis le début des années soixante et jusqu'à la date où il signait son article
(1996), non moins de soixante-dix nouveaux documents (notes autographes, notes d‟étudiants, brouillons
d‟articles, lettres, etc.) avaient été édités et publiés par la manuscriptologie saussurienne (cf. Fehr, 1996, p.
180 et pp. 195-199). Ce chiffre excluait évidemment le « fond 1996 », sans doute la découverte la plus
importante (du moins quantitativement) de l‟histoire des études saussuriennes, divulguée lorsque l‟article de
Fehr devait déjà être sous presse (ou paru).
262
l‟absence de théorisation du terme « valeur » avant 1891. Après l‟analyse de « De
l‟essence double du langage » (1891), à laquelle nous avons dédié le plus long chapitre de
ce travail, notre démarche ne pourra pas suivre, cependant, un plan analogue à celui
adopté dans notre première partie. La réflexion de Saussure atteint dans ce texte un
niveau d‟abstraction si élevé, et les questions un degré de problématisation tel, qu‟il nous
a semblé inutile de redescendre à des discussions autour d‟arguments dont l‟importance,
en comparaison de ceux que nous rencontrerons dans « De l‟essence double » ou dans le
troisième cours, est incomparablement mineure. Nous nous limiterons, donc, avant
d‟arriver à « De l‟essence double » (1891), à l‟analyse sommaire de ces deux textes de
1878 et 1881-1884 (le Mémoire et le « traité de phonétique »), auxquels nous adjoindrons
un bref paragraphe sur la notion de « valeur » dans les notes sur la théorie des Sonantes,
qui, même si postérieur à « De l‟essence double » (1891), nous a semblé apte à
synthétiser l‟idée de « valeur » présente aux autres deux écrits d‟argument comparatiste.
Après l‟examen de « De l‟essence double » (1891), nous sauterons à l‟examen de la
notion telle qu‟elle apparaît au troisième cours. Du deuxième cours nous ne retiendrons
que quelques arguments qui évoquent des exemples retrouvés dans « De l‟essence
double » (dont l‟exemple des formes d‟aoriste en grec). Le cours de 1907, lui, que Godel
inintéressant en ce qui concerne la notion de « valeur », sera entièrement délaissé.

7.2 La notion de « valeur » dans le Mémoire (1878)

A l‟instar du terme « système », et conformément au genre discursif choisi par


Saussure pour cet ouvrage – un mémoire (voir note 31 de la première partie) –, le terme
« valeur » est employé, certes, mais jamais défini dans le Mémoire sur le système primitif
des voyelles de 1878. Plus de la moitié des occurrences (une bonne quarantaine au total)
reprend des acceptions courantes à l‟époque, non seulement dans la philosophie et les
sciences, mais aussi et surtout dans ce que l‟on appellera, faute d‟un terme meilleur, la
souche la plus banale de la culture. Dans la plupart des cas, en effet, le terme « valeur »
n‟est utilisé que pour signifier l‟« importance » que tel ou tel phénomène recouvre dans

263
tel ou tel argument189. Il s‟agit très souvent d‟une variable théorique ou d‟un exemple
dont la pertinence, l‟intérêt et/ou les conséquences pour la démonstration sont évalués (de
manière généralement négative) selon une échelle dont le point minimal est ajusté sur
« nulle valeur » (Mémoire, p. 165), « sans valeur » (Mémoire, p. 73, p. 78, p. 160, p. 211)
ou « aucune valeur » (Mémoire, p. 31) et le point maximal sur « valeur pas amoindrie »
(Mémoire, p. 132), voire « rehaussée » (Mémoire, p. 162), en ayant pour jalons
intermédiaires des expressions telles que « peu ou point de valeur » (Mémoire, p. 104) ou
« valeur relative » (Mémoire, p. 152, p. 241). Sans entrer dans les détails ni dans la
compréhension de chaque cas, on citera l‟exemple de la page 31, où Saussure assure que
« les composés artificiels tels que priyapańćānas […] n‟ont aucune valeur linguistique »
(Mémoire, p. 31), celui de la page 152, où il admet qu‟une certaine « confrontation, qui a
l‟air très concluante, n‟aurait à [son] point de vue qu‟une valeur relative » (Mémoire, p.
152), et celui la page 262, où il concède, en plein milieu de l‟argumentation, que « la
valeur de cet indice isolé est diminuée par certains faits » (Mémoire, p. 262).
D‟autres passages, moins nombreux, montrent que le terme « valeur » est utilisé dans
ce texte pour faire allusion à des propriétés ou caractères – généralement phonétiques –
intrinsèques à tel ou tel élément envisagé ; on a vu dans la première partie de cette thèse
que Saussure utilisait, parfois, dans ce sens précis, l‟expression « valeur absolue »
(absente du texte du Mémoire). La spécificité de cet emploi semble déjà s‟éloigner
quelque peu des usages de l‟époque (elle n‟est attestée dans aucun des principaux
dictionnaires), et donc, le plus souvent, cette précision est indiquée. Ainsi par exemple à
la page 31, où il est question de « la valeur phonétique primitive de la terminaison –ama
des formes sanskrites » (Mémoire, p. 31 [nous soulignons, ES]) ; à la page 86, où
Saussure affirme que « le lituanien a të-mus [id est : la forme të-mus est attestée en
lituanien, ES], mais la véritable valeur de d‟ë est obscure » (Mémoire, p. 86 [nous
soulignons, ES]) ; à la page 225, où il est question de la « valeur intrinsèque […] de l‟i de
pavitár et de grábhītar » (Mémoire, p. 225 [nous soulignons, ES]), etc.
Dans la plupart des occurrences restantes, le terme « valeur » acquiert une pertinence
encore plus spécifique, proche de l‟acception mathématique du terme, non relevée dans
l‟Encyclopédie mais recueillie par Littré, qui propose : « toute quantité exprimée en

189
Cf. Huitième acception proposée par Littré : « Valeur intellectuelle, morale, prix qu'on attache à une
chose intellectuelle, morale ».
264
chiffres ou même algébriquement, et provenant de la résolution d'une ou plusieurs
équations » (art. « valeur », cinquième acception). On avait vu dans la première partie de
cette étude que l‟établissement du système des quatre « a » indo-européens proposés par
Saussure – les trois éléments reconnus par Brugmann, que Saussure note « a1 », « a2 » et
« Ā », et celui dont il contribua à démontrer l‟existence, et qu‟il note « A » – faisait
abstraction de toute référence aux qualités (phoniques ou autres) censées pouvoir décrire
(substantiellement) ces éléments, et qu‟il se contentait d‟une définition purement
relationnelle et négative, et d‟une notation, donc, purement algébrique. Suivant cette
alternative méthodologique, il arrive à Saussure d‟appeler ces quatre éléments – entendus
donc comme positions relationnelles – « valeurs ». A la page 59, par exemple, après avoir
traité du « phonème A » dans les langues du groupe gréco-italique (où « A » est demeuré
« a » [cf. ci-dessous]), Saussure explique que

Dans les idiomes du nord le problème est plus compliqué : chaque a peut, en lui-même,
être A ou a2. Avant de lui attribuer la valeur A, il faut s‟être assuré qu‟il ne peut
représenter a2. (Mémoire, p. 59)

Il s‟agit donc de l‟identification du phonème indo-européen que Saussure note « A »


dans les « langues du nord », où chaque voyelle « a » peut être ramenée soit à « A », soit à
« a2 ». L‟élément « A » consiste, donc, ici, en ce qui, pouvant être « A » ou « a2 », n’est
pas « a2 », et c‟est en ce sens que Saussure utilise le terme « valeur ». L‟attribution de la
valeur « A » à tel ou tel élément requerra donc, dans ce groupe de langues, l‟établissement
du fait qu‟il « ne peut pas représenter a2 ». Cet emploi ne semble cependant pas encore
comporter un arrêt terminologique rigoureux : quatre lignes plus haut, pour faire allusion
à ce même élément « A » dans les langues gréco-italiques, Saussure se sert de
l‟expression « la qualité A » :

[…] l‟a italique ou grec non anaptyctique a, dans quelque forme qu‟il se trouve, la qualité
A (Mémoire, p. 59).

Cet emploi du terme « valeur » est pourtant suffisamment généralisé pour attirer notre
attention. On trouve cette acception page 87, où Saussure attribue « la valeur a1 » aux
voyelles désinentielles de l‟ablatif singulier et du nominatif pluriel des langues

265
européennes (cf. Mémoire, p. 87), et « la valeur Ā » à l‟ā long des désinences du
nominatif et de l‟accusatif pluriel des neutres (Mémoire, p. 87). A la page 97, encore,
lorsqu‟il avance ses arguments à l‟appui du « second o gréco-italique » (cf. Mémoire, p.
90), Saussure signale que dans les exemples qu‟il vient de fournir, « l'o gréco-italique
était suspect d'ailleurs d'avoir une valeur autre que a2 » (Mémoire, p. 92 [nous
soulignons, ES]). Cette acception apparaît encore au moins quatre fois dans le Mémoire
(cf. Mémoire, p. 111, p. 114, p. 202, p. 225)190.
Cette acception de « valeur », qui anticipe des développements théoriques postérieurs,
consiste donc – pourrait-on dire – en une forme de position, dans un système quelconque,

190
A condition qu‟on la prenne avec beaucoup de précaution, on pourrait faire allusion à une note retrouvée
parmi les manuscrits saussuriens de Harvard (cf. Houghton Library bMS Fr 266 [4]) qui ratifie cette
acception. La note, qui est un « résumé » du Mémoire, doit donc en être postérieure (non antérieure à 1889),
mais elle est illustrative de l‟acception de « valeur » que nous venons de déceler :

« Note. Pour faciliter l‟intelligence de ce qui suit, que l‟on se souvienne bien que le signe a n‟a qu‟une
valeur absolument algébrique et arbitraire. On peut poser toutefois en règle générale la correspondance
suivante :

a1 est d‟ordinaire noté en i.e. par e qui en

a2 ------------------------------------- o sont

A ------------------------------------- a l‟expression

Ā --------------------------------------ā gréco-latine. (cf. Marchese, 1992, p. 61)

Il est intéressant d‟y lire que les « valeurs », dans le sens que nous sommes en train de décrire, sont
« absolument algébriques et arbitraires ». Cette note est pourtant à prendre avec prudence, comme on le
disait, parce qu‟il n‟est pas absolument certain que l‟auteur en ait été Saussure. Le catalogue de la
Houghton Library de Harvard le lui attribue, mais il semble avoir été écrit, en réalité, par Gustav Guieysse,
qui suivit les cours de Saussure à Paris entre 1887 et 1889. Maria Pia Marchese, qui en 1990 attribuait
encore cet écrit à Saussure, admit en 1995 que l‟auteur en a été plus probablement son étudiant. Dans la
première page, signale Marchese, en haut et à gauche, figure en effet cette inscription (due apparemment à
Saussure) : « G. Guieysse. Londres-Manchester. Avril – Mai 1889 » ; et tout au long du texte qui
accompagne cette note l‟auteur se réfère à Saussure en troisième personne (cf. Marchese, 1992, pp. 65-66 ;
Marchese, 1995, p. ix). Guieysse, que Saussure tenait en estime et qui était, parait-il, le détenteur d‟une
intelligence hors du commun, se suicida en 1889 à son retour d‟un séjour en Angleterre, où il aurait conçu
le texte en question.
266
différente de (et relative à) chacune des autres positions du système. Une « valeur », en ce
sens-là, est toujours – comme elle l‟est dans le fragment que nous venons de souligner
(cf. Mémoire, p. 92) – « une valeur autre que ». Les « valeurs », dans ce sens précis, ne
seraient donc pas des variables susceptibles d‟être possédées (dans le sens où l‟on peut
dire que « tel élément a telle ou telle valeur »), mais des modalités d‟être. On dira : cet
élément est une « valeur ». Lorsque Saussure attribue donc une « valeur » (dans cette
acception) à un élément quelconque, il ne veut pas signifier que cet élément se verra
augmenté par une espèce de nouvelle charge ainsi attribuée, mais que cet élément prend
une place précise dans un jeu de positions relationnelles. Tel élément, dans cette
acception, incarne (ou représente, ou reçoit l’investiture de) telle « valeur ». Autrement
dit : tel élément est une « valeur » autre que telle et telle autre « valeur ». On verra plus
loin jusqu‟à quel extrême Saussure pousse les conséquences de cette notion lorsqu‟elle
sera théoriquement développée191.
On trouve dans le Mémoire encore une autre notion de « valeur », assez singulière, et
qui s‟avérera plus tard d‟un grand intérêt pour notre argumentation. Elle apparaît peu,
mais son importance est capitale. Il s‟agit de la notion de « valeur morphologique », c'est-
à-dire de la notion de « fonction » ou « rôle » morphologique, qui constitue l‟une des
pièces clé de la charpente argumentative du Mémoire. Nous n‟avons trouvé que deux
occurrences de cette acception de « valeur » : l‟une à la page 29, où Saussure parle de « la
valeur morphologique de la nasale de dāru-ṇ » ; l‟autre à la page 31, où Saussure, après
avoir déterminé « la valeur phonétique primitive de la terminaison -ama des formes
sanskrites » des noms de nombre – « un m, non pas un n » –, admet que « la valeur
morphologique de cet m n‟est du reste pas connue » (cf. Mémoire, p. 31). La « valeur
morphologique » d‟une forme est donc l‟implication de cette forme dans un rôle
grammatical.
Il découle de ce dernier exemple, et nous tenons à le signaler, que « valeur
morphologique » et « valeur phonétique » apparaissent comme des notions
indépendantes, au point que l‟on peut, dans des cas comme celui que l‟on commente,

191
Car ce qui vient d‟être dit, j‟insiste, n‟est pas explicité dans le Mémoire. On peut, certes, y trouver les
éléments nécessaires pour le dire, comme nous avons tenté de le faire, mais cette lecture a été guidée par
des conceptualisations postérieures dont nous sommes en train, précisément, d‟élucider les racines. L‟arbre
conceptuel, si l‟on nous permet de poursuivre la métaphore, n‟apparaîtra que plus tard.
267
déterminer avec précision la « valeur phonétique » d‟un élément sans que le rôle
morphologique puisse en être discerné, ou, à l‟inverse, déterminer la « valeur
morphologique » (la fonction grammaticale) d‟un élément sans que d‟autres précisions
puissent en être devinées, comme c‟était par exemple le cas, à l‟époque où Saussure écrit
son Mémoire, de l‟élément « A ».
Nous tenons à le souligner parce qu‟il nous semble que parfois, guidés par on ne sait
quel esprit d‟idéalisation, certains auteurs ont voulu réduire la démarche du Mémoire à un
petit nombre d‟assomptions méthodologiques qui excluraient toute considération des
acquis de la discipline : Saussure se serait romantiquement borné, en délaissant tout ce
que l‟on savait à l‟époque à propos des caractères substantiels du vocalisme indo-
européen, à des considérations purement morphologiques. Ces assomptions représentent,
certes, ce qu‟il y a de plus remarquable dans ce texte écrit par un étudiant de vingt ans, et
c‟est bien à l‟aide de ces assomptions que Saussure arriva à réordonner et à expliquer,
enfin, une grande partie des problèmes qui se posaient à l‟époque sur la question du
vocalisme. Mais l‟argumentation de Saussure ne fait pas l‟économie des données
phonétiques, comme Arild Utaker, par exemple, contredisant Kurylowicz, a pu
l‟affirmer192. On pourra dire que le Mémoire représente peut-être « le premier traité
moderne de morpho(no)logie indo-européenne, voire de morphologie tout court »
(Béguelin, 2003, p. 161 [cf. note 187]), mais les donnés morphologiques ne sont pas
toutes les variables participant à l‟argumentation du Mémoire. S‟il est possible d‟isoler et
de décrire un élément sans que le rôle morphologique puisse en être identifié, c‟est qu‟il
existe le fonctionnement, dans la machinerie de l‟argument, de critères autres que
morphologiques.
L‟image la plus juste de la démarche du Mémoire demeure à notre sens celle qu‟en
donna Mikolaj Kruszewski, il y a cent trente ans, lorsqu‟il affirma que Saussure y « fait
de la morphologie le fil conducteur des recherches phonétiques » (Kruszewski, 1880

192
« Dans sa Lecture du mémoire en 1978 [sic pour les italiques, ES], il [Kurylowicz, ES] déclare : « Le
Mémoire est donc un traité qu‟on ne saurait appeler ni phonétique ni phonologique, il est
morphonologique »[cf. Kurylowicz, 1978, p. 25]. Ma propre lecture tente au contraire de faire voir que le
Mémoire indique un nouveau mode d‟articulation entre morphologie et phonétique. […] La phonétique ne
peut être recherchée qu’à travers un matériau morphologique » (Utaker, 2002, p. 121 [nous soulignons,
ES]).
268
[1978, p. 444]). Ou, si l‟on nous permet de faire appel aux notes que Riedlinger devait
prendre à la fin du premier cours (portant cependant toujours, notons-le, sur les problèmes
qui se posaient autour de 1880), celle que Saussure décrit à propos de la méthode de la
« reconstruction » en grammaire comparée :

Les moyens sont de toute sorte ; <la lumière est> tirée de partout où on peut la tirer <et>
le <problème> est plus complexe qu‟on ne l‟a souvent montré. Notamment il n‟y a pas de
comparaison portant sur les <transformations> phonétiques qui ne s‟aide continuellement
de considérations morphologiques. […] Réciproquement si la comparaison est
morphologique je dois faire entrer en jeu des principes phonétiques, je dois l‟éclairer <en
me servant du> point de vue phonétique » (Cours I, Riedlinger, pp. 111-112).

Ainsi, il y a toujours un ensemble de raisonnements morphologiques et phonétiques


toujours décomposable. (Cours I, Riedlinger, p. 114).

Il semblerait que la prétention de tout réduire à la morphologie devrait être relativisée.

Pour revenir à la notion de « valeur » qu‟il nous intéresse de souligner, on notera donc
que l‟on trouve, déjà dans ce texte, cette idée d‟une valeur différentielle, ayant pour
fonction d‟être distinctive. Distinctive à quel plan ? Au plan morphologique,
inévitablement. Le fait qu‟une « valeur » soit toujours « une valeur autre que » d‟autres
« valeurs » ne signifie rien d‟autre que ceci : la présence ou l‟absence de cette
« grandeur » aura des conséquences sur le plan morphologique et grammatical. De sa
présence ou son absence dépendra, en d‟autres termes, que la langue – cette entéléchie
construite par les linguistes pour remplacer, lorsqu‟elle n‟est pas accessible (mais quand
est-elle accessible ?), cette autre entéléchie nommée « conscience des sujets parlants » –
reconnaisse un morphème x ou un morphème y.
Cette notion, qui est donc ici nommée soit simplement « valeur », soit « valeur
morphologique », sera reprise dans le « traité de phonétique » (1881-1884), comme on
verra par la suite, sous le titre de valeur « sémiologique ».

269
7.3 La notion de valeur dans le « traité de phonétique » (1881-1884)193

Comme nous l‟avons vue dans la première partie, la démarche que Saussure adopte
dans son traité de phonétique est éminemment théorique, et les objets dont il serait
question « n‟existent », disait-il, « que par leur définition » (Phonétique, p. 155). Parmi
ces « objets » ne figure cependant pas, encore, la notion de « valeur », qui n‟est pas en, en
effet, théorisée dans ce manuscrit194.
Le plan général des occurrences de « valeur » dans ce texte ne diffère guère, en
réalité, de celui que l‟on a retrouvé dans le Mémoire. Saussure n‟y envisage ni une
définition ni une élaboration théorique du terme, qui est dans la plupart des cas utilisé, en
accord avec la huitième acception proposée par Littré (cf. supra), en référence à
l‟« importance » relative d‟une preuve, d‟une règle, d‟un argument ou d‟une théorie dans
la considération de tel et tel phénomène (voire, quant il s‟agit par exemple d‟une théorie,
pour la linguistique ou la science). Comme exemple de cet emploi, on ne citera qu‟une
des dix d‟occurrences que nous avons trouvées195, intéressante d‟un point de vue
historique et qui nous servira d‟introduction aux acceptions théoriquement importantes.
On la trouve p. 20, où Saussure parle de lui-même et de l‟essai qu‟il est en train de
rédiger :

Quelle que soit la valeur de cet essai, il n‟est pas inspiré par la confiance en nos forces,
mais par le sentiment que toutes les recherches historiques sont condamnées à flotter dans
le vague/vide <tant> [ ]. (Phonétique, p. 20)196

193
Pour la datation de ce manuscrit, voir Marchese, 1995, pp. xiv-xvii ; Prosdocimi & Marchese, 1992, p.
99 ; et Marchese 1990, pp. 62-63.

194
Si ce n‟a pas été un oubli, cette circonstance pourrait donc justifier le fait que Marchese ait exclut le
terme de son index (qui, mis à part ce détail, est impeccable) (cf. Phonétique, p. 241).

195
Cf. Phonétique, p. 7, p. 9, p. 13, p. 20, p. 40, p. 58, p. 114, p. 211, p. 213 et p. 230.

196
Ce passage étant extrêmement chargé de corrections, nous ne reproduisons dans ce cas ponctuel que la
transcription – purgée des amendements et biffures – telle que Marchese la présente à la page 20 de son
édition (cf. Phonétique, p. 20, n. 38 et n. 39).
270
Cet essai, on s‟en souvient, semble avoir été entrepris par Saussure peu après la
publication du Mémoire, ouvrage qui avait été accueilli de manière hostile dans le milieu
universitaire allemand. On notera ainsi que, si ce n‟est pas un artifice rhétorique, Saussure
se montre incrédule vis-à-vis de ses capacités, et qu‟il manifeste avoir des doutes sur « la
valeur » de son travail197.
Mis à part cet aspect anecdotique, ce qu‟il importe de souligner ici c‟est ce qui pousse
Saussure à entamer ce « traité », à savoir : « le sentiment » que « les recherches
historiques » auraient quelque chose de « vide/vague », faute de… quelque chose qu‟il
n‟arrive pas encore à formuler, mais dont il aura plus loin l‟occasion de s‟expliquer. C‟est
dans ce « traité », en effet, que les considérations à propos des « deux points de vue » à
partir desquels on peut aborder les phénomènes linguistiques – ce qu‟il appellera, plus
tard, « point de vue synchronique » et « point de vue diachronique » – apparaissent chez
Saussure pour la première fois198.

197
C‟est dans cette période que Saussure, découragé par « la conjuration de silence » et par le refus que son
ouvrage éveilla chez ses contemporains, semble avoir songé à abandonner la linguistique pour se dédier à
l‟étude de l‟épopée germanique (cf. De Mauro, CLG, pp. 327-329)

198
Au plan notionnel, la distinction entre point de vue « historique » et point de vue « statique » n‟était pas
une nouveauté à la fin du dix-neuvième siècle. Amado Alonso signalait dans son introduction à l‟édition
espagnole du CLG que, « aunque no elaborada en términos científicos tan definidos, la dualidad de
lingüística histórica y lingüística estática era una de las que regían como base en los estudios de los
Neogramáticos (Brugmann, Osthoff, Braune, Sievers, H. Paul, Leskien, Meyer-Lübcke) y aún antes en el
ruso [sic, ES] Baudouin de Courtenay y en el italiano Ascoli » (Alonso, 1945, p. 13). Tullio De Mauro,
pour sa part, assurait que « l'instance d'une grammaire descriptive, statique, est ressentie par Spitzer,
accentuée par Whitney, Brugmann et Osthoff, Ettmayer, Gabelentz, Marty » (CLG, p. iii [cf. également
Koerner, 1973, pp. 263-283]). Une formulation nette de cette dualité avait été fournie par Hermann Paul en
1880 dans ses célèbres Prinzipien der Sprachgeschichte, ouvrage qui « devint tôt classique » (il fut réédité
en 1886, 1896, 1909 et, après la mort de Saussure, en 1920) et qui acquit rapidement la valeur de – selon les
termes de Malmberg – « Bible de l‟école néogrammairienne » (cf. Malmberg, 1991, p. 318). D‟après Paul,
il y aurait en effet une distinction à établir entre ce qu‟il appelait « historische Grammatik » et ce qu‟il
appelait « deskriptive Grammatik » (cf. Paul, 1886, p. 21). Koerner a étudié l‟influence de ce texte de Paul
sur la réflexion de Saussure et les modalités que cette dichotomie acquérait chez les comparatistes pré- et
post-saussuriens (cf. Koerner, 1973, pp. 108-113 et pp. 263-283 ; cf. également Verleyen, 2007 ; Morpurgo
Davies, 1992, pp. 246-251 ; Malmberg, 1991, pp. 314-319). Une différence nette est pourtant à souligner
entre ces deux auteurs : Paul était convaincu, en franche opposition aux idées les plus tardives de Saussure,
271
La distinction établie par Saussure dans ce texte, en réalité, est triple. Une grande
partie du manuscrit est dédiée au traitement de problèmes de phonétique (au sens
moderne), où Saussure discute plusieurs des difficultés théoriques qui se posaient à
l‟époque (notamment la définition des notions de « syllabe », « consonne », « sonante » et
« phonème », intiment liées entre elles). On y découvre déjà la différentiation, qui
deviendra de plus en plus nette dans sa réflexion, entre aspects « articulatoires » et aspects
« acoustiques » des phénomènes phonétiques : Saussure privilégie, bien entendu, les
aspects acoustiques199. Or, contre cette approche acoustico-articulatoire, ou plus
précisément : parallèlement à cette approche, Saussure souligne la nécessité d‟une
approche « historique » :

[…] tout ordre phonétique nouveau s‟établit sur un ordre ancien ; il ne peut être
<rationnellement> compris et que si l‟on connaît le rapport de ce qui est avec ce qui a été
[…]. Les « habitudes de prononciation » quand même elles se laissent ramener à une
formule très satisfaisante et très simple, ne peuvent jamais être considérées comme
absolues : elles ne peuvent l‟être qu‟en regard du fonds linguistique <particulier> sur
lequel elles s‟exercent, dont elles sont la modification […]. Dans l‟ignorance de ce fonds
antérieur, tout flotte en l‟air, il n‟y a plus que des règles empiriques. (Phonétique, p. 224)

L‟établissement des « formules » gouvernant les « habitudes de prononciation »,


parfaitement saisissables instrumentalement (empiriquement), ne suffit donc pas à la
détermination des phénomènes linguistiques. Il faut placer ces phénomènes dans une
perspective historique – faute de quoi ils ne peuvent pas « être rationnellement

du fait que toute étude « non-historique » était condamnée – pour utiliser les termes de ce dernier – à flotter
sur le vide (cf. Paul, 1886, p. 21 [cf. note suivante]).

199
On peu citer à ce propos ce passage des notes de phonologie, de 1897 [?] : « La meilleure preuve à
donner du fait que l‟impression acoustique seule a une valeur ; c‟est qu‟il serait parfaitement impossible aux
physiologistes eux-mêmes de distinguer des unités dans le jeu de la voix hors des unités préalablement
fournies par la sensation acoustique » (CLG/E, 3305.7 [cf. ELG, p. 248]). Des auteurs comme Jacques
Coursil (1995 et 1998) ou Arild Utaker (2002, p. 124 sqq) ont accentué cet aspect de la démarche
Saussurienne.
272
compris » : « tout flotte en l‟air »200. Or, de nouveau : contre (ou parallèlement à) cette
perspective « historique », Saussure postule l‟existence d‟un troisième ordre de faits. Et
ce troisième ordre de phénomènes est déjà associé, comme il apparait dans le passage
suivant, à une nouvelle acception de « valeur », très intéressante, dont l‟explicitation force
Saussure à forger une nouvelle pièce terminologique :

Toutefois ce qui dans le langage est <un> fait de conscience, c'est-à-dire le rapport entre
le son et l‟idée, la valeur sémiologique du phonème, peut et doit s‟étudier aussi en dehors
de toute préoccupation historique : sur le l‟étude sur le même plan d‟un état de langue est
parfaitement justifiée (et <même> nécessaire quoique négligée et méconnue) quand il
s‟agit de faits sémiologiques. (Phonétique, pp. 224-225)

La nouvelle pièce terminologique est donc l‟adjectif « sémiologique », qui,


déterminant ici la « valeur » du « phonème », sert en même temps à nommer le domaine
ainsi délimité : il s‟agit, dit Saussure, de « faits sémiologiques ».
La présence de cet adjectif, « sémiologique », et celle du substantif correspondant,
« sémiologie » (cf. Phonétique, p. 91), avait amené Jakobson à dater ce manuscrit de « la
dernière décennie » du dix-neuvième siècle, après le retour de Saussure à Genève
(survenu en 1891), « où le concept de "science des signes" et les termes "sémiologie",
"sémiologique" entrent apparemment dans les notes » (Jakobson, 1970, p. 292). Or, outre
le fait que les raisons fournies par Marchese à l‟appui d‟une datation entre 1881-1884
semblent convaincants, il serait à notre sens exagéré d‟attribuer aux occurrences
de « sémiologie » dans ce texte le concept de « science des signes » tel qu‟il apparaitra,
par exemple, dans les « Notes préparatoires pour un livre de linguistique générale »
(datées par Godel de 1894), ou à partir du deuxième cours de linguistique générale. Dans
le texte que l‟on commente (1881-1884), l‟adjectif « sémiologique » (de même que le
nom « sémiologie », hapax dans ce manuscrit) ne renvoie pas à une « science de signes »,
mais signale un fait, si j‟ose dire, beaucoup plus élémentaire. « La valeur
sémiologique du phonème » est simplement, ici, l‟aptitude du phonème à fonctionner

200
Cette tension entre données empiriquement saisissables et entités rationnellement déterminables, qui
ponctue avec insistance l‟argumentation de ce manuscrit, représente une autre constante dans la réflexion de
Saussure.
273
comme « signe », à jouer un rôle significatif vis-à-vis du plan des idées, à prendre une
fonction dans le rapport des formes avec des aspects sémantiques et grammaticaux. C‟est
l‟idée que, dans le Mémoire, recevait le nom de « valeur morphologique ». La « valeur
sémiologique du phonème » ne signifie donc rien que ceci : le fait que sa présence ou son
absence est reconnue comme « significative » par la langue (c'est-à-dire par la conscience
des sujets parlants). En ce sens, le « phonème », dans la formule « valeur sémiologique du
phonème », est une notion fort proche du concept de « phonème » tel qu‟il devait être
développé par la phonologie pragoise dans les années 30 du XXe siècle (cf. Godel, 1982,
p. 34)201.

Premières ébauches d’une phonétique sémiologique

Saussure admet donc l‟existence d‟un nouvel ordre de phénomènes et d‟une nouvelle
perspective suivant laquelle traiter les « sons » des langues, indépendante et des facteurs
acoustico-articulatoires et des facteurs historico-évolutifs (du « rapport de ce qui est avec
ce qui a été ») :

201
L‟histoire de l‟émergence du concept pragois de « phonème » resterait donc à préciser. Troubetzkoy
signalait que le fait que « dans une langue donnée, des oppositions phoniques soient employées pour
différencier des mots, et qu‟ […] il y en ait d‟autres qui ne puissent être employées dans ce but » avait été
signalé en 1876 par Winteler et peu après par Sweet (1877), et – avant Winteler et Sweet –, dès 1870, par
Baudouin de Courtenay (Troubetzkoy, 1939, p. 4). Les deux premiers auteurs sont cités par Saussure dans
ce « traité de phonétique », Baudouin y est mystérieusement ignoré. On sait que Saussure connaissait
personnellement le linguiste polonais dès décembre 1881. Le jour même où Baudouin fut élu membre de la
Société de linguistique de Paris (3 décembre 1881), Saussure fit une communication sur la « phonétique du
patois fribourgeois » (titre évocateur du célèbre mémoire de Winteler : Die Kerenzer Mundart des Kantons
Glarus, de 1876). Au cours de 1881-1882, Baudouin ne fit pas moins de cinq communications au sein de la
Société (dont Saussure était déjà secrétaire), où il exposa ses propres idées et celles de Kruszewski (cf. De
Mauro, CLG, pp. 339-340). Les développements du « traité de phonétique » de Saussure, esquissé à partir
de 1881, ont donc pu tomber, comme Jakobson l‟affirmait, sous « l‟influence directe des idées de Baudouin
de Courtenay » (cf. Jakobson, 1970, p. 295), mais, plutôt que dans Versuch einer Theorie phonetischer
Alternationen (1895), comme Jakobson le suggère, il faudrait chercher ces influences dans les premiers
écrits de Baudouin, voire dans les conférences prononcées à la Société de linguistique de Paris.
274
Il sera vrai est légitime de dire que <la divergence> y et Ŕ i avaient pour les était pour les
Ario-européens même <sans> valeur sémiologique, quelle que puisse être sans examiner
l‟origine de cette divergence phonétique. (Phonétique, p. 225)

Ainsi, la différence entre l‟élément « y » et l‟élément « i », qui pouvait probablement


être justifiée du point de vue acoustico-articulatoire et qui pourrait l‟être du point de vue
historique (par le linguiste), ne peut pas être justifiée d‟un point de vue « sémiologique ».
Du point de vue sémiologique, ces deux éléments n‟étaient pas, dans la conscience des
« ario-européens », deux éléments, mais un seul élément (Saussure avait d‟abord écrit :
« y-i avaient pour les ario-européens même valeur sémiologique ») – tout comme en
castillan les éléments phonétiques /e/, /ε/ et /ə/, justifiables d‟un point de vue historique et
acoustico-articulatoire, ne font pas trois éléments « sémiologiques », mais un seul.
Cette aptitude du phonème à prendre un rôle vis-à-vis du plan sémantique exige donc
d‟être étudiée « en dehors de toute préoccupation historique ». La distinction entre
approche historique et approche statique apparaît donc très nettement affirmée. Saussure
ne fait pas encore usage des termes « synchronie » et « diachronie », qui ne devaient venir
sous sa plume – avec ce sens202 – qu‟une dizaine d‟années plus tard, mais il insiste sur la
pertinence d‟une notion et d‟un terme qui lui servira pendant toute sa carrière
académique : la notion d‟« état de langue ». On remarquera pourtant qu‟aucun privilège
n‟est réclamé par Saussure pour les études synchroniques : il en souligne seulement la
nécessité, faute de quoi « toutes les recherches historiques seraient « condamnées à flotter
dans le vague/vide » (cf. Phonétique, p. 20 [cité ci-dessus]) – tout comme les recherches
acoustico-articulatoires « flotteraient dans l‟air », disait-il également, sans un appui
historique (et en cela il était d‟accord avec Paul [cf. note 211]). C‟est donc parallèlement
à la phonétique « acoustico-articulatoire » (en vogue à l‟époque) et à la phonétique

202
En réalité, le terme « synchronie » apparaît déjà dans ce manuscrit, mais il n‟y est pas encore employé
pour faire allusion à l‟état d‟une langue. Dans ce texte, le terme « synchronie » – et l‟adjectif
« synchronique » – est utilisé pour signifier le temps effectif et déterminé qu‟occupe un phonème et que la
conscience des sujets parlants reconnait, dans le continuum de la chaîne sonore, comme étant un tout
différent de ce qui précède et différent de ce qui suit. Peu importe la détermination de la quantité de
mouvements acoustiques registrés pendant cet espace de temps : la conscience les reconnait comme étant
un tout (cf. Phonétique, p. 143). Il s‟agit donc d‟un emploi littéral des termes grecs : :
« conjointement/ensemble dans le temps ».
275
« historique » (domaine privilégié par les premiers comparatistes) que Saussure postule
ici l‟existence d‟une troisième discipline, qu‟il nomme ici « phonétique sémiologique » :

phonétique sémiologique :
s‟occupe des sons et des phonèmes et des suites de phonèmes sons et des successions de
sons existant dans chaque idiome en tant qu‟ayant une valeur pour l‟idée (cycle acoustico-
psychologique). (Phonétique, p. 120)

La « valeur sémiologique » d‟un « son » est donc la valeur que le « son » a « pour
l‟idée ». Cette formule indique donc, en d‟autres termes, comme nous l‟avons déjà dit,
l‟aptitude d‟un « son » à prendre un rôle significatif dans la détermination d‟un
morphème : ce qui ferait de ce son un « phonème »203.
Il est remarquable, dans ce sens, que cette valeur « sémiologique » soit déjà, ici, mise
explicitement au compte de ce qu‟en 1891, dans « De l‟essence double du langage »,
Saussure appellera « principe des oppositions », comme il apparaît dans ce passage (déjà
évoqué dans la première partie), où l‟on lit que

Le mot langage se compose <d‟un système> d‟oppositions acoustiques, et même la


prolongation d‟un élément n‟est pas là pour <aider> à caractériser un ensemble de sons,
un mot, mais pour donner un élément d‟oppositions de plus. (A ce taux a et ā seraient
<sémiologiquement oui> deux phonèmes) (Phonétique, p. 91).

La langue se compose donc d‟un « système d‟oppositions acoustiques », mais ces


oppositions ne sont pas établies sur la base de critères acoustico-articulatoires. Ces
oppositions ne sont donc

Pas fondé[es] sur [la] diversité du son. (Phonétique, p. 91)

203
On aurait noté que Saussure barre le terme « phonème ». Pourquoi ? Probablement parce qu‟un phonème
est déjà « un son ayant une valeur pour l‟idée », et dire d‟un phonème qu‟il serait significatif vis-à-vis de
l‟idée serait tautologique. On aura l‟occasion de signaler d‟autres gestes de ce type, où il semblerait que
Saussure était conscient de la terminologie qu‟il utilisait, et qui anticipait, comme nous l‟avons déjà dit, des
élaborations du Cercle Linguistique de Prague.
276
Le fait qu‟un « son » existe, et qu‟il soit comme tel différent d‟une certaine diversité
de « sons », ne suffit donc guère pour déterminer la « valeur sémiologique » qui
convertira ce « son » en « phonème ». La pure dissemblance acoustique (physio-
physique), par conséquent, ne fait pas la « valeur sémiologique » du « phonème ». Pour
qu‟un « son » acquière les dignités de « valeur sémiologique », il faut que cette
dissemblance acoustique constitue (et soit reconnue comme étant) « un élément
d‟opposition ». La phonétique sémiologique serait donc la discipline chargée d‟étudier les
systèmes d‟oppositions acoustiques, et la « valeur sémiologique » du phonème serait,
donc, déjà dans ce texte, une notion oppositive.

Voilà tout ce qui apparaît, dans ce « traité » aux prétentions explicitement théoriques,
concernant la notion de « valeur ». Il s‟agit d‟un élément important, certes, mais il
manque toujours une tentative consciente de définition. On notera aussi qu‟à l‟instar du
Mémoire, la notion de « valeur » n‟est jamais utilisée en référence à des aspects
sémantiques, comme ce sera le cas à partir de 1891 et comme c‟était le cas, cent ans
auparavant, sous la plume des synonymistes.

7.4 La notion de valeur dans l’essai sur la théorie des sonantes (1897)

Le manuscrit sur la « théorie des sonantes » fut rédigé aux alentours de 1897, soit dix-
neuf ans après le Mémoire (1878) et environ quinze ans après le « traité de phonétique »
(1881-1884)204. Si l‟on se tenait aux données chronologiques, ce texte aurait dû apparaître
plus tard, car il est postérieur, aussi, à « De l‟essence double du langage » (1891), dont on
s‟occupera juste après. Nous avons décidé, pourtant, pour les raisons que nous avons
données plus haut, de dédier à ce manuscrit un petit paragraphe à la suite de l‟analyse de
deux premiers textes examinés, avec lequel il forme, en ce qui concerne l‟élaboration de
la notion de « valeur », un ensemble relativement cohérent. Ce groupement est facile à
justifier si l‟on tient compte du fait que dans aucun de ces trois textes la notion de
« valeur » n‟est utilisée, jamais, pour faire référence à des phénomènes sémantiques,
comme ce sera le cas de « De l‟essence double ».

204
Pour la datation, voir Marchese (2002, pp. viii-x).
277
Ce manuscrit présente, donc, en ce qui concerne l‟élaboration de la notion de
« valeur », un état des choses en tout point similaire aux textes consacrés à l‟indo-
européen que nous avons pris en considération dans cette étude. Nous ne rencontrons pas,
dans cet essai, de théorisation de la notion de « valeur ». Le terme est largement utilisé,
certes, mais dans des sens banaux, comme dans la plupart des cas dans le Mémoire (1878)
et le « traité de phonétique » (1881-1884). Il existe une seule exception à cet emploi, mais
tellement claire qu‟elle méritait que l‟on lui dédie un instant de notre attention : elle
résume, nous semblait-t-il, l‟essentiel de ce que nous avons rencontré auparavant. Le
passage montre bien quelle est l‟idée que, dans sa version restreinte (id est non étendue
au plan sémantique), Saussure se faisait de la notion de « valeur ». La première partie de
ce fragment nous avait déjà servie pour illustrer (même si ces termes n‟y apparaissaient
pas) la notion de « système d‟oppositions » :

Y a-t-il une immense différence à prétendre que l‟e indoeuropéen se prononçait peut-être
ä et non e (ästi et non esti) ? De l‟aveu de tout le monde, cela n‟a pas la moindre
importance aussi longtemps <du moins> que nous pouvons séparer cet élément de a, ou
de o, etc. La valeur absolue des différents éléments est <une chose> non-seulement une
chose indifférente dans le travail de reconstruction mais même, osons-nous affirmer, une
chose extraordinairement remarquablement indifférente dans une état de langue
quelconque historiquement directement soumis à l‟analyse. On peut changer tous les r
uvulaires d‟une langue en r dentals [sic, ES], tous les θ en t et ainsi de suite, et on n‟aura
pas changé l‟état réciproque des termes <qui constitue la langue>, pourvu seulement que
le changement de la valeur absolue n‟entraîne aucune perturbation dans les valeurs
<relatives>, en amenant par exemple la confusion (partielle ou totale) de deux éléments en
un seul élément. Tout cela est, ou devrait être, l‟a b c d‟une considération de la langue.
(Sonantes, p. 51)

La « valeur absolue » – id est les propriétés acoustico-articulatoires – des éléments


phoniques d‟une langue est donc indifférente : il importe uniquement la « valeur
relative » desdits éléments – autrement dit : le fait, simplement, que les éléments soient
distincts (puissent être « séparés ») les uns des autres. Ce principe, qui devrait être « l‟a b
c de la considération d‟une langue », est donc foncièrement le même que nous avons
trouvé à l‟œuvre dans le Mémoire et dans le « traité de phonétique ».

278
Il est intéressant de noter que cet enseignement, que Saussure semble avoir puisé dans
la pratique comparatiste, et plus précisément « dans le travail de reconstruction » des
langues anciennes, commence déjà à être conçu comme un principe général. Il serait,
ainsi, en tant que tel, applicable à l‟étude des langues modernes, « directement soumises à
l‟analyse ». Ce principe, comme on le verra par la suite, acquerra dans « De l‟essence
double du langage » un caractère encore plus général.

7.5 La notion de « valeur » dans « de l’essence double du langage » (1891)

L‟idée d‟une « valeur » oppositive des sons/phonèmes que nous avons trouvée dans
les premiers écrits examinés sera reprise, comme nous l‟avons vu dans la première partie
de cette thèse, dans le manuscrit sur « l‟essence double du langage » (1891), où la notion
était élevée, avait-on vu, à la catégorie de « principe » :

La présence d’un son dans une langue est ce qu‟on peut imaginer de plus simple
irréductible comme élément de sa structure. Il est facile <de montrer> que la présence de
ce son déterminé n‟a de valeur que par l‟opposition avec d‟autres sons présents ; et c‟est
là le degré <la forme> <la 1e application> rudimentaire du, mais déjà incontestable, du
principe des OPPOSITIONS, ou des VALEURS RECIPROQUES, ou des QUANTITES
NEGATIVES & RELATIVES qui créent l‟état un état de langue. (AdeS 372, f. 23 [=372
bis, f. 3c/1] [cf. ELG, p. 25] [souligné dans le manuscrit, ES])

L‟idée est donc exactement la même que nous avons trouvée auparavant. « Valeur »
veut dire encore, ici, « valeur d‟opposition », « valeur réciproque », « valeur relative », et
Saussure parle d‟une « première application » de ce principe à la « présence d‟un son ».
La présence d‟un « son » n‟a donc de « valeur » que s‟il est opposable à d‟autres « sons »
également présents dans un état de langue, de sorte que parler d‟un « son » non opposable
à d‟autres « sons » serait au sens de Saussure absurde. Si un « son » existe, c‟est qu‟il
s‟oppose à d‟autres « sons ». Tout cela est parfaitement clair, mais ne constitue, jusqu‟ici,
rien de spécifique au domaine linguistique. Le discernement de n‟importe quel objet ou
concept implique que cet objet ou concept soit différent d‟autre chose, autrement il
n‟aurait pas pu être discerné. Dès que l‟on est autorisé à utiliser l‟article indéterminé
« un/e » pour évoquer « un objet » (par exemple « un son ») ou « un concept », d‟autres
279
objets ou concepts sont implicitement impliqués dans l‟opération comme en étant
différents. L‟idée est, donc, banale.
L‟intention de Saussure n‟est pas d‟indiquer cette banalité, mais de souligner que les
critères au moyen desquels un « son » est reconnu (comme étant nécessairement
« différent de… » quelque chose) ne sont pas ceux de la physiologie ni ceux de la
physique. Quand Saussure dit que « la présence d‟un son déterminé n‟a de valeur que par
l‟opposition avec d‟autres sons présents (dans le système) », il veut dire que ce « son »
n‟a pas de valeur sémiologique.
On devrait donc corriger notre formulation, et dire : si un « son » existe
linguistiquement (sémiologiquement), c‟est qu‟il s‟oppose à d‟autres « sons ». S‟il ne
s‟oppose pas à d‟autres « sons », il n‟existe pas (sémiologiquement). Autrement dit : si un
« son » se présentant substantiellement sous la forme X est non opposable à d‟autres «
sons » (se présentant, ceux-là, sous la forme Y ou Z), de deux chose l‟une : soit il n‟est
pas reconnu comme intérieur à la langue (ce serait le cas d‟un bruit) ; soit il est reconnu
comme identique (même si substantiellement il ne l‟est pas) à l‟un ou l‟autre « son »
appartenant à la langue (Y ou Z, par exemple). Et quel est le critère et/ou le mécanisme,
donc, si ce ne sont pas ceux de la physio-physique, qui permettent, justifient et expliquent
le fait que deux éléments sonores soient sémiologiquement différents et donc opposés ?
Le mécanisme n‟est pas explicité par Saussure, mais le critère demeure inchangé tout au
long des textes : c‟est la conscience des sujets parlants qui reconnait, dans certains sons,
des « éléments d‟opposition », pendant que d‟autres sons – même substantiellement
divers – ne sont pas reconnus (comme étant différents les uns des autres). Ces critères,
dans le « traité de phonétique », Saussure les nommait « sémiologiques », et reviennent à
ce qu‟il nommait dans le Mémoire de 1878 la « valeur morphologique » des entités
linguistiques, c'est-à-dire au fait que la présence/absence d‟un élément quelconque soit
reconnaissable (soit en quelque sorte transposable) au plan morphologique et suffise
pour changer (pour que la conscience des sujets parlants reconnaisse la conversion d‟) un
morphème X en un morphème Y205.

205
La phonologie pragoise précisera la définition de ce mécanisme qui, formalisé, recevra le nom de
« commutation ». Cette dénomination sera même adoptée par Hjelmslev, qui parle d‟« épreuve de
commutation ». Le mécanisme existe chez Saussure sous la forme d‟une assomption implicite, et comme
telle non expliquée.
280
La démarche saussurienne est donc, avant même qu‟il ne porte sur des aspects
sémantiques, ouvertement mentaliste (cf. note 87).

Voilà donc le principe des oppositions dans son « premier » niveau d‟application. Un
premier niveau, dit Saussure, ce qui est très éloquent, « rudimentaire ». Et cette idée nous
aurons soin de la prendre au sérieux, car il est vrai que ce premier « rudiment » acquerra,
dans ce texte, avec l‟incorporation progressive de plus en plus d‟éléments censés trouver
en lui une explication, une complexité de plus en plus dense et de plus en plus
problématique. Cette densité conceptuelle sera telle, à la fin de notre analyse, que nous
serons forcé d‟admettre, même, avec Saussure, que ce principe – sur lequel il avait un
jour misé pour rendre compte de « toute espèce de signe dans la langue » – est loin d‟être
explicatif de bien des phénomènes. On sera alors porté à devoir reconnaître l‟existence
d‟autres éléments fonctionnant dans l‟argument de Saussure, capables de prendre en
charge les aspects que le principe des oppositions n‟arrive pas à expliquer. On verra le
moment venu pourquoi et en quel sens nous serons autorisé à affirmer cela. D‟ici là, nous
en suivrons attentivement (et lentement) l‟évolution de ce principe qui restera toujours,
comme il l‟est déjà dans ce premier passage, intiment lié à la notion de « valeur ».

7.5.1 Vers une approche sémantique de la notion de « valeur »

Si le premier niveau d‟application du principe des oppositions est affecté, comme


nous venons de le voir, à la présence « d‟un son », le second degré le sera à la présence
« d‟une corrélation entre deux sons » :

La présence d’une corrélation apparente <ressentie> entre 2 sons (avec ou sans


détermination des circonstances où elle se produit, mais du reste sans valeur significative
en admettant du reste qu‟elle [ ] (du reste <restant encore> dénuée <du reste> de
t[ou]te signification propr[emen]t dite) ; par exemple la corrélation entre l‟allemand ch
dur <vélaire> après a, o, u <(wachen)> et ch doux <palatal> après e, i, ü (wächen)
nichts), laquelle est ressentie par la langue –, offre le second degré d‟OPPOSITION, déjà
parfaitement clair dans son essence purement relative. (AdeS 372, f. 23 [= 372 bis, f.
3c/1] [cf. ELG, p. 25] [souligné dans le manuscrit, ES])

281
Il ne s‟agit dans ce passage que de la contrepartie logique de la « première
application », et l‟argument est parfaitement conforme à celui que nous avons trouvé
explicitement formulé dans le manuscrit du « traité de phonétique » (1881-1884), dont
nous avons donné plus haut un extrait. Le sentiment (car cela doit être « ressenti ») que
deux « sons » (id est, deux éléments différenciables d‟un point de vue physico-
acoustique) ne font qu‟un seul élément « sémiologique » (pour utiliser la terminologie de
1881-1884, ou, pour utiliser la pragoise : le sentiment qu‟ils ne font qu‟un seul
« phonème ») dépend toujours de ce que Saussure nomme « principe des oppositions ».
Le son « ch vélaire » ([x]) et le son « ch palatal » ([ç]), dont la différence acoustique est
parfaitement accessible et mesurable, ne font qu‟un seul élément dans la conscience des
sujets parlants (germanophones) : ils s‟opposent comme un tout au reste des éléments
phonétiques (de la langue allemande). « Nicht » pourra ainsi être prononcé [nixt] ou [niçt]
sans qu‟un germanophone ne détecte (au mieux) qu‟un vice dans l‟articulation. Le son [x]
et le son [ç], en allemand, ne sont ainsi que deux variantes dans la réalisation de ce qu‟un
germanophone perçoit (au mieux) comme n‟étant qu‟une seule entité (un phonème),
s‟opposant comme telle au reste des entités206.
On notera, en passant, si l‟on est autorisé à s‟arrêter un instant sur un passage biffé,
que le même principe gouvernerait tant les variations dites aujourd‟hui « contextuelles »,
comme celle de l‟exemple, que les variations dites « libres », dont on verra un cas un peu
plus loin : l‟alternance ayant lieu entre ces « sons », qu‟elle soit ou non déterminée par les
« circonstances où elle se produit », n‟a pas de valeur significative : elle est « dénuée »,

206
La distinction entre « phonème » et « variante » est posée par Troubetzkoy dans ces termes : « un
phonème peut être réalisé par beaucoup de sons du langage différents les uns des autres. […] Tous ces sons
différents du langage qui réalisent le même phonème, nous les appellerons des variantes (ou des variantes
phonétiques) du phonème en question » (Troubetzkoy, 1939 [1949], p. 41). Le structuralisme américain
dirait que ces deux sons – apparentés d‟un point de vue phonétique, au sens moderne – sont en
« distribution complémentaire », et qu‟ils sont donc des « allophones » d‟un même « phonème » (cf.
Bloomfield, 1933, p. 79). Sur les différences théoriques et méthodologiques entre le structuralisme (ou
distributionnalisme) américain et le structuralisme (ou fonctionnalisme) développé en Europe (à Prague,
notamment) on consultera les articles très instructifs de Santacroce (1999) et Rey (2004). Leeman (1973)
donne une lecture pénétrante de la problématique (en adoptant résolument la défense de la méthode
américaine, telle qu‟elle apparaît chez Zellig Harris). Sur les enjeux de ces deux écoles (fonctionnalisme et
distributionnalisme) en contraposition à ceux de la glossématique hjlemslevienne, on consultera le travail de
Fischer-Jørgensen (1949).
282
dit Saussure, « de signification ». Autrement dit : elle n‟est pas pertinente du point de vue
« sémiologique », au sens que ce terme acquérait dans le traité de phonétique (1881-
1884).
Ce deuxième « degré » d‟application montre donc de manière « déjà parfaitement
claire », dit Saussure, l‟« essence purement relative » du principe des oppositions. La
définition de chaque élément phonologique serait ainsi quelque chose à chercher en
dehors des qualités intrinsèques (articulatoires, acoustiques ou autres) dudit élément. Le
fait que ces deux sons du système phonologique allemand (non moins distincts entre eux
que beaucoup d‟autres paires de phonèmes de cette langue) soient considérés, malgré leur
dissemblance substantielle, comme n‟étant qu‟un seul élément, est quelque chose qui
dépend de la réponse à cette question : ces éléments sont-ils en opposition ? La réponse,
dont les critères demeurent enfoncés dans la conscience des sujets parlants
germanophones, est dans ce cas négative, et cela signifie que ces deux éléments
matériellement distincts ne sont pas, du point de vue « sémiologique » (toujours selon la
terminologie de 1881-1884), deux éléments, mais un seul.
Le principe saussurien des oppositions opère ainsi une sorte d‟inversion du principe
aristotélicien d‟identité, qui pose – selon la formule traditionnelle – qu‟une chose est ce
qu’elle est : A est A207. Un élément, au sens de Saussure, n‟est pas ce qu’il est, mais ce qui
n’est pas les autres éléments : l‟élément « A », selon ce critère, serait définissable comme
suit : ce qui est reconnu comme n’étant ni B, ni C, ni D… Dans le système phonologique
allemand, ainsi, la composition de l‟ensemble d‟éléments susceptibles de ne pas être
l’élément [x] est parfaitement identique à celle de l‟ensemble d‟éléments susceptibles de
ne pas être pas l’élément [ç]. Les « sons » [x] et [ç] ne peuvent donc représenter,
sémiologiquement, qu‟une seule entité.

Cette assomption comporte, évidemment, des conséquences méthodologiques.


L‟identité d‟un élément ne sera dès lors pas une chose simple à cerner, ni une donnée
primaire, mais le résultat d‟une opération. L‟identité de ces êtres sémiologiques sera

207
Le principe d‟identité, comme on le sait, n‟a pas été énoncé tel quel par Aristote. On le lui a
traditionnellement attribué, pourtant, sur la base des arguments présents au le livre VII de sa Métaphysique,
où il traite « De l‟identité de chaque être avec sa quiddité » (Met. Z, VII, 1031a-1031b ; cf. Chenique, 1975,
p. 107 ; Blanché, 1970 et 1995; Bonardel, 1998, p. 50 sqq).
283
quelque chose à établir. Comment ? Par opposition, précisément. Rien n‟en sera
déterminable tant que l‟on n‟aura cerné le système d‟éléments qui ne sont pas lui :

La notion d‟identité sera, dans tous les ordres, la base absolue, probablement nécessaire
pour déterminer quelles sont les [ ] et nécessaire la base nécessaire, <celle> qui sert de
base absolue : ce n‟est que par elle <et par rapport à elle> qu‟on arrive à déterminer
ensuite les entités de chaque ordre, les termes premiers dont peut légitimement que le
linguiste peut légitimement croire avoir en face de lui. […] Tout ce qui est déclaré
identique forme par opposition à ce qui n‟est plus <pas> identique la un terme qui peut
<comme> finir fini. (AdeS 372, f. 40 [=372 bis, f. 5c/1] [cf. ELG, p. 33])208

Une des conséquences de ce principe est ce que Saussure appelle capacité de


« fluctuation » (matérielle) des formes phonologiques, dont on a déjà vu un exemple
déterminé par des circonstances contextuelles ([x] / [ç], dans « wachen » et « nicht »). En
voici un de ce que nous appellerions aujourd‟hui variation « libre » :

[…] il est actuellement complètement indifférent en français que je prononce courir par r
grasseyé, ou par r non roulé, ou par r grasseyé roulé, ou par r dental (roulé ou non roulé).
Mais il ne serait pas indifférent que je prononce gourir ou xourir, quoique ou khourir
quoique la distan [ ] Ces sons constituent des espèces parfaitement distinctes, et dans
telle autre langue il pourrait y avoir un abîme entre aussi <plus> infranchissable entre tel r
et tel autre r, qu‟entre <un> k et un g, entre un k et un v. (AdeS 372, f. 48 [=372 bis, f.
6d/1] [cf. ELG, p. 36])

Les formes pourront donc, dans une certaine mesure, varier (matériellement), pourvu
que l‟équilibre d‟oppositions reconnues par le sujet parlant soit maintenu et la stabilité du
système ne soit pas compromise :

208
On notera dans ce passage la présence du verbe « déclarer », qui souligne, une fois de plus, que le
principe ne fonctionne que dans la conscience des sujets parlants. L‟identité des éléments phonologiques est
établie par opposition, certes, mais elle doit être déclarée comme telle par le sujet parlant. Une
formalisation très réussie de ce mécanisme de délimitation oppositive des entités phonologiques a été
donnée par Jacques Coursil (cf. Coursil, 1995 ; et Coursil, 1998).

284
Nous tirons de là, d‟une manière absolument générale, que la langue repose sur un certain
nombre de différences <ou d’oppositions> reconnues <qu‟elle reconnaît> et ne se
préoccupe nullement pas du reste <pas essentiellement> de la valeur absolue de chacun
des termes opposés, qui pourra considérablement varier sans que l‟état de langue soit
brisé. (AdeS 372, ff. 49 [=372 bis, f. 6d/2] [cf. ELG, p. 36])

Le système phonologique d‟une langue repose donc « essentiellement » sur des


« oppositions » (ou des « différences » : pas de distinction, ici, entre ces deux termes).
Chaque élément est différent de chacun des éléments restants, et ce n‟est qu‟au moyen de
ce système d‟oppositions que l‟on pourra établir l‟identité d‟un élément. Ces éléments,
ainsi définis, Saussure les appelle, dans ce texte, « quantités sémiologiques » (cf. ELG, p.
43), « phonèmes » (ELG, p. 25), « valeurs relatives » (ELG, p. 77), « valeurs négatives »
(ELG, p. 25) ou simplement « valeurs », comme dans ce passage où, continuant le
précédent, Saussure donne un nouvel exemple de « fluctuation » :

La latitude qui peut existe r au sein d‟une d[an]s valeur reconnue, peut peut être
dénommée « fluctuation ». Dans tout état de langue on rencontre des fluctuations. Ainsi,
en prenant un exemple au hasard, en gotique le groupe ij + voyelle est équivalent au
groupe i + voyelle (sijai « qu‟il soit » ou siai, sans différe frijana liberum ou friana, sans
différence), au lieu que dans un dialecte proche voisin la différence ija–ia peut avoir une
importance capitale <absolue>, et c.-à-d. représenter 2 valeurs différentes deux valeurs et
non une seule. (AdeS 372, f. 49 [= 372 bis, f. 6d/1] [cf. ELG, p. 36-37])

Ce principe reprend donc essentiellement, jusqu‟ici, ce que Saussure avait avancé


dans le « traité de phonétique » (1881-1884), et « valeur » signifie, ici, ce qu‟il nommait
dans ce texte-là « valeur sémiologique », à savoir : celle qui permet à un sujet parlant de
reconnaitre, dans deux ou plusieurs éléments phonétiquement divers, une seule entité
sémiologique.

La grande nouveauté de ce manuscrit est concentrée, en réalité, dans ce qui


constituerait le troisième degré d‟application du « principe des oppositions », à savoir son
extension au plan sémantique, et la mise en place, en conséquence, du postulat de la
réductibilité de la notion de « signification » à celle de « valeur ». C‟est ce postulat,
précisément, qu‟il nous intéressera d‟analyser.

285
7.5.2 Extension du principe des oppositions au plan sémantique

Récapitulons. La première application (rudimentaire) du principe des oppositions était


celle qui permettait d‟attester la présence d‟un « son » dans une langue : s‟il existe (s‟il a
une identité), c‟est qu‟il s‟oppose à d‟autres sons. La deuxième application, contrepartie
de la première, permettait de postuler que, l‟identité d‟un terme en étant toujours en
dehors des caractères intrinsèques, deux « sons » matériellement différents pourraient se
révéler être oppositionnellement (sémiologiquement) le même élément (un seul
« phonème »). La troisième application du principe sera affectée aux phonèmes « avec
corrélation de significations différentes » c'est-à-dire à des « phonèmes » tout court (selon
la définition pragoise), en tant qu‟entités susceptibles de jouer un rôle dans la
détermination sémantico-fonctionnelle d‟une forme.
Cette extension est posée dans un « résumé » que Saussure donne de ces trois « degrés
d‟application » du principe qu‟il venait de postuler :

On développe ceci, mais en le posant d‟abord comme résumé209 :

Présence d’un son φon[ème]210 = son opposition avec les autres sons <phon[ème]s>
présents, ou sa valeur par rapport à eux.

Corrélation de 2 sons = leur opposition mutuelle, leur valeur l‟un par


(sans « signification ») rapport à l‟autre.

Corrélation de 2 υonè[me]s = toujours simplement leur valeur réciproque. C‟est


avec corrélation de ici que l‟on commence à entrevoir l‟identité de la
« significations » différentes signification et de la valeur

(AdeS 372, f. 22 [= 372 bis, feuillet 3c/2] [cf. ELG, p. 25]).

209
Cette ligne, non biffée dans le manuscrit, n‟est pas reproduite dans les ELG (cf. ELG, p. 25). Jäger
l‟incorpore dans son édition (cf. WDS, p. 84).

210
Le terme « phonème », dans cette formule et dans la dernière, est bien écrit avec un « υ ».
286
La « valeur » d‟un élément dépend donc toujours de l‟opposition (reconnue comme
telle par la conscience des sujets parlants) avec d‟autres éléments, de « sa valeur par
rapport à eux ». Ces deux formules, « opposition mutuelle » et « valeur réciproque »,
sembleraient même être traitées par Saussure comme étant équivalentes, et le « principe »
qu‟elles incarnent est valable tant pour la considération des phénomènes phonétiques
conçus comme étant sans rapport à la signification (l‟alternance ayant lieu en français
entre, par exemple, les éléments [r], [ɾ] et [ʀ]), que pour les phénomènes phonétiques
considérés dans leurs rapports à la signification (la différence existant entre [ʀ] et [l], par
exemple, ou entre n‟importe quelle autre paire de « phonèmes » de la langue française)211.

C‟est donc dans ce passage que l‟on « commence à entrevoir » que, dans une langue,
non seulement les éléments phonologiques (et/ou phoniques, comme cela était le cas dans
le « traité de phonétique »), mais toutes les entités linguistiques seraient régies par le
principe des oppositions :

Toute espèce de signe existant d[an]s le langage (<1º> le signe VOCAL de tout ordre,
<signe complet tel qu‟ 1 mot, ou 1 υr[ase]212, signe complémentaire comme 1 suffixe ou 1
racine, signe dénué de t[ou]te signification complète ou ni complémentaire comme un
« son » déterminé de la [ ] – ou signe non vocal comme « le fait de placer tel signe
dev[an]t tel autre ») a une valeur purement par opposition, par conséquent purement
négative non positive, mais négative au contraire essentiellement NÉGATIVE,
éternellement NÉG [_____]. (AdeS 372, f. 78 [= 372 bis, f. 10a/2] [cf. ELG, p. 48])

211
Il est dans ce sens remarquable que Saussure ait pris la peine de remplacer « son » par « phonème » dans
la première formule, mais non dans la seconde. Cet élément qui suggère que non seulement Saussure était
sensible à la distinction existant entre ce qu‟on nommerait aujourd‟hui « phonèmes » et « allophones »
(libres ou contextuels), mais encore qu‟il réserverait, déjà, à l‟instar de la phonologie moderne, le terme
« phonème » aux éléments sémiologiquement significatifs : « avec corrélation », dit-il, « de "significations"
différentes ». Les deux « sons » de la deuxième formule, en effet, bien que différents entre eux, ne
constituent pas, à strictement parler, deux « phonèmes ».

212
Cf. note 212 de la première partie.
287
On ne se pénétrera jamais assez de l‟essence purement négative, purement différentielle,
de chacun des éléments linguistiques <du langage> (absolument quelconques) auxquels
nous accordons une <précipitamment une> existence : il n‟y en a aucun, dans aucun
ordre, qui possède cette existence supposée. (AdeS 372, f. 128 [= 372 bis, f. 20b/1] [cf.
ELG, pp. 64-65])

Chaque élément est donc entièrement (« essentiellement, éternellement ») dépendant


du reste des éléments appartenant au système. Ou même mieux : chaque élément est très
exactement (mathématiquement, pourrait-on dire) la contrepartie du reste des éléments
appartenant au système. Au plan sémantique, la conséquence en serait qu‟il n‟y a de
« signification » qu‟en opposition au reste des « significations ». Autrement dit : qu‟il n‟y
a pas de « signification », mais de la « valeur » sémantique.

Cette idée, que plusieurs auteurs avaient déjà été amenés à accentuer, comme nous
l‟avons vu, avant que ce manuscrit ne soit découvert, semble avoir acquis après cette
publication un nouvel envol, sous la plume, notamment, des auteurs s‟autoproclamant
représentants de l‟école « néosaussurienne » (dont on se demande si ce n‟est précisément
cette idée qui en représente l‟étendard principal). Cette notion, cependant, n‟est dans ce
texte ni claire ni homogène : elle apparaît sous plusieurs formes, comme nous l‟avons
annoncé, aux différents niveaux de l‟argumentation.

7.5.3 L’argument des feuillets 25/29 : un système d’oppositions simple

L‟une des articulations les plus nettes de cette idée (et l‟un des passages les plus cités
pour les auteurs la proclamant) est probablement celle qui figure dans le feuillet numéro
25 de ce manuscrit, partiellement reproduit dans la première partie (cf. supra, p. 88) et
que, compte tenu de l‟importance qu‟il recouvre, nous donnons ici dans son intégralité.
On remarquera la grande quantité de biffures et de reprises, ce qui montre à quel point il a
été difficile à Saussure de trouver une formule qui le satisfît (cf. Annexe 3, p. 418) :

N[ou]s n‟établissons aucune différence réelle <sérieuse> entre les termes valeur, sens,
signification, fonction ou emploi d‟une forme, ni même avec l‟idée <comme> contenu e
dans une <d‟une> forme ; ces termes sont synonymes. Il faut reconnaître t[ou]t[e]fois que
288
valeur exprime mieux que t[ou]te autre terme l‟état mot les conditions grâce mot
l‟essence du fait, qui est <plus> généralement <aussi> l‟essence de la langue, à savoir
que ‟une forme ne signifie pas quelq, mais vaut : qu‟elle n‟est pas ce qui est là est le point
cardinal. Elle vaut, par conséquent elle implique directement l‟existence d‟autres valeurs ;
elle n'est pas par elle-même, mais alors elle n [ ] mais alors c'est <1º> qu'elle n'est pas
par elle même, ce qui est en effet n'est pas séparable ce qui est en en effet la une des
choses que nous nions principalement radicalement.
Pourquoi n'est elle pas par elle-même ?
<le <1er> point que nous> ne cesserons d'affirmer ; et en second lieu si elle vaut au lieu de
signifier, c'est qu'il n'est pas permis de détacher la signification [ ]
Quel est ce système de valeurs au mi [ ]
Or pour déterminer ces autres valeurs, il est indifférent [ ]
Or du moment qu‟on parle des valeurs en général, au lieu de parler <par hasard> de la
valeur d‟une forme, on s‟aperçoit qu‟i (laquelle dépend <absol[u]m[ent]> de ces valeurs
générales), on voit que c‟est la même chose de se placer dans les monde des signes] ou
dans celui des significations, qu‟il n‟y a pas la moindre limite définissable entre ce qu‟une
forme vaut ce que les formes valent en vertu de leur différence réciproque <et
matérielle>, ou de ce qu‟elles valent en vertu du sens que nous attachons à ces
différences. C‟est une dispute de mots. (AdeS 372, f. 25 [=372 bis, f. 3f] [cf. ELG, p. 28])

La « signification » (ou l‟« emploi », ou le « sens », ou la « fonction », ou « l‟idée


comme contenu »)213 d‟une « forme » équivaut donc à la « valeur » de cette « forme »,

213
La terminologie utilisée par Saussure, profondément hésitante, variable, inhomogène, est dans ce
manuscrit plus chaotique que nulle part ailleurs. Nous ne tenterons point, pourtant, ici (ni nulle part ailleurs
dans ce travail) de l‟homogénéiser. Non seulement parce qu‟une telle homogénéisation serait à notre sens
impraticable, mais parce qu‟elle trahirait, nous semble-t-il, l‟état d‟inachèvement de l‟œuvre saussurienne,
dont nous ferons mieux de le rappeler à chaque fois (même si cela pourrait paraître incommode ou
apparaître dérangeant) que de tenter de le dissimuler en stabilisant un système terminologique qui n‟a pas
trouvé la sanction de son auteur. Cette assomption a aussi un avantage : elle nous force à réfléchir, à chaque
fois, sur le concept (ou la notion) qui pourrait se cacher derrière tel ou tel terme, que nous savons d‟avance
accessoire. Nous nous servirons, donc, en les mettant entre guillemets, des termes utilisés par Saussure dans
les passages où nous les aurons puisés, en les expliquant quant il nous semble pertinent et en rendant les
équivalences avec d‟autres termes lorsque nous le croyons nécessaire. Il ne nous intéresse pas d‟établir la
289
c'est-à-dire au fait qu‟elle s’oppose aux autres « formes » appartenant au même système.
Une forme « n‟est pas par soi-même » : elle implique le système de « formes » qui ne
sont pas elle, dont elle porte (dont elle est) la marque. A cet égard, parler de « valeur »
(au singulier) ou « des valeurs » (au pluriel) revient exactement au même. Toute
« valeur » est porteuse (négativement) de l‟entièreté du système où elle co-existe.
Il s‟agit donc bien, dans ce passage, d‟une sorte d‟extension du principe des
oppositions au plan sémantique : « une forme ne signifie pas, mais vaut ».

C‟est dans ce fragment-ci, donc, que prennent principalement appui, comme on l‟a vu,
les arguments adoptés par Bouquet et Rastier en ce qui concerne la réductibilité de la
« signification » des termes à leur « valeur ». Or on notera que, telle qu‟elle apparaît ici,
la prétention de Saussure est bien plus radicale que celle assumée par Rastier et Bouquet,
qui admettaient l‟existence de diverses notions susceptibles de recevoir le nom de
« valeur » (Bouquet en évoquait sept), et pour qui la formule « que des valeurs » acquérait
donc une allure plutôt diffuse. La position saussurienne, dans ce feuillet, est bien claire et
très précise. Elle consiste à soutenir la possibilité de tout réduire à la « valeur »
différentielle des « formes », issue « de leur différence réciproque ». Qu‟« il n‟y ait que
des valeurs » signifie, ici, qu‟il n‟y a, dans les termes de Rastier (cf. supra, p. 254-255),
que des valeurs « internes » : qu‟il n‟y a, dans les termes de Bouquet, que de valeurs « in
absentia systématiques » (cf. supra, p. 255 sqq) ; qu‟il n‟y a, dans les termes du CLG, que
de valeurs (cf. CLG, p. 166).
Ce n‟est pourtant pas là, non plus, que réside le point fort de cette position. Le point
fort du pari de Saussure, ce qui fait de ce passage l‟une des abscisses les plus ambitieuses
de sa doctrine, réside dans le fait de postuler que la « signification » serait réductible à la
« valeur différentielle » des « formes » issue de leur dissemblance matérielle : « pas la
moindre limite », selon cette assomption, « entre ce que les formes valent en vertu de leur
différence réciproque <et matérielle> et ce qu‟elles valent en vertu du sens » (AdeS 372,
f. 25). Le « sens » d‟une « forme » (son capital sémantique) serait donc réductible à sa
« valeur » différentielle, et ce serait « une dispute de mots » de vouloir distinguer ce que
la forme vaut « en vertu de leur différence réciproque et matérielle » (et on ne saurait trop

stabilité (inexistante) de la théorie de Saussure, mais quelques aspects de l‟évolution (chaotique) de sa


réflexion.

290
souligner la présence de ce dernier terme) de ce que la même « forme » vaut d‟un point de
vue sémantico-fonctionnel. Autrement dit :

Le sens de chaque forme, en particulier, est la même chose que la différence des formes
entre elles, et en général <entre elles>. Sens = valeur différente. (AdeS 372, f. 29 [= 372
bis, f. 3g/1] [cf. ELG, p. 28] [souligné dans le manuscrit, ES])

Cette idée implique d‟admettre quatre postulats, les trois premiers retraçant (et
répétant) ce que nous avons trouvé sous le nom de « principe des oppositions », le
quatrième en constituant une espèce de supplément. Or nous avons tout intérêt à isoler ce
supplément, car il s‟agit d‟un élément dont Saussure semble, d‟abord, ne pas avoir été
entièrement convaincu, qui est tantôt présent à ses arguments, tantôt non, et dont le fait de
l‟inclure ou de l‟exclure modifiera radicalement la structure théorique du modèle – non
seulement en ce qui concerne le concept de « valeur », mais aussi en ce qui touche la
manière de concevoir les entités linguistiques.
Les trois postulats dont on parle sont clairement formulés par Saussure à la suite du
passage que l‟on vient de reproduire :

Pour qu‟une FORME soit, comme forme, et non comme figure vocale214, il y a 2
conditions qui se trouvent en dernière constantes, quoique ces 2 conditions se trouvent en
dernière analyse n‟en former qu‟une seule :
1º que cette forme soit en <ne soit pas séparée de son> opposition avec d‟autres formes
simultanées ;
2º que cette forme ne soit pas séparée de son sens.
Les 2 conditions sont tellement la même, qu‟en réalité, on ne peut pas parler de formes
opposées sans supposer que l‟opposition résulte du sens aussi bien que de la forme, [ ]
(AdeS 372, f. 29 [= 372 bis, f. 3g/1] [cf. ELG, p. 28]).

214
La distinction entre « forme » (ou « signe » : ces notions alternent dans ce manuscrit [voir note 225, ci-
après]) et « figure vocale » revient maintes fois dans ce texte. Au feuillet numéro 11, par exemple, elle est
mise dans ces termes : « Il y a un premier domaine, <intérieur>, psychique, où existe le signe autant que la
signification, l‟un indissolublement lié à l‟autre ; il y en a un second, extérieur, où n‟existe plus que le
“signe”, mais à cet inst[an]t le signe <réduit à 1 succession <d‟ondes sonores>> s‟appelle <ne mérite>
p[ou]r nous une <que le nom de> figure vocale » (AdeS 372, f. 11 [= 372 bis, f. 2d] [cf. ELG, p. 21]).

291
Ce principe constitue en effet l‟a b c de la sémiologie Saussurienne et soutient, en tant
que tel, comme on l‟a vu et comme on le verra, une grande partie des arguments de ce
manuscrit. Il implique, comme on le disait, l‟acceptation de trois postulats :

a) que chaque « forme » doit être matériellement différente des autres « formes »
b) que chaque « forme » doit avoir comme contrepartie un « sens »
c) que la proposition a) est la même chose que la proposition b)

La simple évocation d‟une « forme » impliquera ainsi d‟accepter (de reconnaître) que
cette « forme » est différente d‟autres « formes », et qu‟elle est, en même temps, la
contrepartie d‟un « sens » quelconque. Or une chose est d‟accepter cela, une autre de
prétendre, comme dans le passage précédent, qu‟il n‟y a « pas la moindre limite
définissable entre ce que les formes valent en vertu de leur différence réciproque <et
matérielle> et ce qu‟elles valent en vertu du sens » (AdeS 372, f. 25 [nous soulignons,
ES]). Une chose est de prétendre – en d‟autres termes – que toute « forme » doive
comme telle être à la fois significative (ce qui la différencie d‟une simple « figure
vocale ») et donc matériellement différente du reste, une autre de prétendre que le simple
fait que les « formes » soient différentes (ce qui implique qu‟elle soit perçue comme telle
dans un état de langue quelconque) constitue tout ce dont nous avons besoin de savoir
pour répondre à une question formulable ainsi : quel est le « sens » de telle ou telle
« forme », qu‟est-ce qu‟elle « signifie », qu‟est-ce qu‟elle veut dire, quelle est sa
« fonction », quel est son « emploi », quelle est « l‟idée » qu‟elle transporte « comme
contenu », quel est, en fin de compte, en termes généraux, son capital sémantique ? Si le
seul fait que les formes soient reconnues comme différentes suffit à répondre à cela, le
« sens » (= « signification » = « emploi » = « fonction » = « idée comme contenu ») d‟une
« forme » ne pourra qu‟être celui-ci : elle est différente des autres « formes ». Et cette
position suppose d‟admettre un quatrième postulat, comme on le disait, selon lequel :

d) la détermination de la « forme » comme étant matériellement différente d‟autres


« formes » est « la même chose » que la détermination de la « forme » d‟un point de vue
sémantique

292
Si l‟on admet ce postulat, comme Saussure semble le faire dans le passage que l‟on
vient de reproduire, une réduction radicale serait envisageable : il pourra dès lors être vrai
que, comme Saussure l‟indique, une « forme » soit et matériellement différente215
(postulat « a ») et porteuse d‟un « sens » (postulat « b »), mais l‟on pourra (du moins
méthodologiquement) ne conserver que le postulat « a » : le postulat « b » en serait
entièrement inférable (cf. postulat « d »). Répétons-le :

Le sens de chaque forme, en particulier, est la même chose que la différence


[« matérielle », ES] des formes entre elles, et en général <entre elles>. Sens = valeur
différente. (AdeS 372, f. 29 [souligné dans le manuscrit, ES])

[…] il n‟y a pas la moindre limite définissable entre ce qu‟une forme vaut ce que les
formes valent en vertu de leur différence réciproque <et matérielle>, ou de ce qu‟elles
valent en vertu du sens. (AdeS 372, f. 25 [=372 bis, f. 3f] [cf. ELG, p. 28])

Sous cette forme, l‟argument représente une assomption fort ambitieuse, dont la
portée, de plus, est énorme. Saussure le reprend et l‟exemplifie dans ce manuscrit à
plusieurs reprises, mais avec quelques variations, parfois assez importantes. C‟est sur ce
point que nous allons concentrer notre attention, car de ces variations dépendra aussi la
manière dont on sera amené à entendre la notion de « valeur ».

Rien que pour fixer les idées, on posera le constat du fait que jusqu‟ici, d‟après ce que
l‟on vient de voir, tout – et la valeur matérielle, et la valeur sémantique (et tout, en
général, ce que l’on devrait (ou pourrait) savoir d’une « forme ») – est réductible à ceci :
une « forme » est (reconnue comme étant) matériellement différente du reste des
« formes ».

On verra plus loin que Saussure admet la nécessité d‟autres données dans la
détermination d‟une « forme », ce qui nous amènera (nous et Saussure) à devoir admettre
d‟autres données dans la détermination de sa « valeur ».

215
Quand ont dit qu‟une « forme » est matériellement différente, il va de soi qu‟elle est reconnue comme
telle non (ou non seulement) par un physicien suivant les critères propres à sa science, mais par la
conscience du sujet parlant. Si elle ne l‟était pas, elle ne serait reconnaissable comme « forme ».
293
De l’équivalence des valeurs matérielle et sémantique des « formes »

Afin de mieux maitriser la portée de cette position, ainsi que le contraste avec d‟autres
configurations que l‟on rencontrera, nous nous permettrons de la schématiser.

Imaginons alors qu‟au sein d‟un système à quatre éléments, une forme est (comme
« forme », et non comme « figure vocale »). Nommons cette forme « A » et représentons-
la, encore imparfaitement, de cette manière :

Cette représentation ne constitue pas encore une « forme », car elle fait défaut aux
deux conditions que Saussure exige pour qu‟une « forme » soit. La première condition
pour qu‟une « forme » soit est qu‟elle « ne soit pas séparée de son opposition avec
d‟autres formes simultanées » (AdeS 372, f. 29 [= 372 bis, f. 3g/1] [cf. ELG, p. 28]).
Représentons-là donc, encore imparfaitement, non « séparée » des formes appartenant au
système que nous avons imaginé :

Cette représentation ne constitue toujours pas une « forme », car elle fait toujours
défaut à la deuxième condition exigée par Saussure pour qu‟une « forme » soit, à savoir :
« qu‟elle ne soit pas séparé de son sens ». Représentons-là, donc, « non séparée de son
sens » :

Voilà finalement une « forme » : la forme « A ». Elle est à la fois accompagnée des
« formes » qui ne sont pas elle (B, C, D), et de son « sens » (que nous avons noté,
anticipant des schémas que l‟on trouvera chez Saussure un peu plus loin, d‟un « a »
minuscule). Chacune de ces « formes », en réalité, en tant que telle, est inséparable de son
294
« sens », faute de quoi elles ne seraient pas des « formes », mais des simples « figures
vocales », de sorte que la vraie figuration devrait inclure le « sens » de chaque « forme » :

Mais – à condition que l‟on n‟oublie pas qu‟ils existent – nous pouvons faire abstraction
de la représentation des « sens » des autres « formes ». Il ne nous intéresse que d‟établir
l‟être de la forme « A », et les « sens » du reste des « formes » ne sont pas mentionnés par
Saussure comme pertinents à ce propos.
Le fait que la forme « A » soit la forme « A » implique donc qu‟elle soit
matériellement différente des autres « formes », autrement dit : qu‟elle ne soit ni « B », ni
« C », ni « D ». Dans ce système, l‟identification de la forme « A » est quelque chose de
parfaitement équivalent à l‟identification des éléments qui ne sont pas (matériellement) la
forme « A », et dire « A » équivaudra, ici, à dire « ce qui n‟est ni B, ni C, ni D » : c‟est le
b.a.-ba. du principe des oppositions.
Voilà donc comment on détermine la valeur de la première condition, à savoir la
détermination de la valeur matériellement différentielle de la forme « A ». Comment
détermine-t-on la valeur de la deuxième, à savoir la valeur de la forme « A » d‟un point
de vue sémantique ? De la même exacte manière : « le sens de chaque forme en
particulier est la même chose que la différence des formes entre elles » (AdeS 372, f. 29
[= 372 bis, f. 3g/1] [ELG, p. 28]).
Le système d‟opposition des « formes » établi sur la base d‟une différence matérielle
servira donc à déterminer non seulement les « formes » (d‟un point de vue matériel), mais
également le capital sémantique (la fonction) de ces « formes ». Le « sens » de la forme
« A » serait donc formulable ainsi : « ce qui n‟est ni la forme B, ni la forme C, ni la forme
D ». Non, comme on aurait pu le penser, « ce qui n‟est pas le sens de la forme B, ni le
sens de la forme C, ni le sens de la forme D », mais bel et bien la formule que nous
venons de donner. Le « sens » de la présence de la forme « A » serait ainsi, si nous
comprenons bien, celui d‟inscrire l‟absence du reste des « formes », en l‟occurrence :
« B », « C » et « D ». Cela étant admis, on pourra alors se contenter de ne représenter que
(et, méthodologiquement, de ne connaître que) le système différentiel des « formes »,

295
établi d‟un point de vu « matériel » (id est sans prendre en considération rien d‟autre que
le fait qu‟elles sont reconnues comme matériellement différentes) :

Les aspects sémantiques (leur valeur « sémantique »), nécessairement présentes à ces
« formes », en seraient inférables.

Tout, donc – et la « valeur » matérielle, et la « valeur » sémantique, et tout ce qui, en


général, on devrait (ou on pourrait) savoir d’une « forme » – est réductible à ceci : une
« forme » est matériellement différente du reste des « formes ».

Ce principe, facile à comprendre lorsque l‟on songe par exemple aux éléments
phonologiques (au sens moderne), est plus difficile à admettre comme étant également
applicable aux signes proprement dits (au sens que ce terme acquerra en mai 1911 :
entités doubles composées d‟un « signifiant » et « signifié »). On peut en effet assez
facilement admettre que, dans un certain sens, tout ce que l‟on demande à un phonème est
de différer des autres phonèmes, et que le sens de sa présence soit donc d‟inscrire
l‟absence du reste216. On pourrait prétendre que le sens de la présence du phonème /p/
dans une chaine comme [pR] est d‟y inscrire l‟absence de /b/, l‟absence de /m/ et celle du
reste des phonèmes de la langue française. Or est-il évident (au même degré qu‟en ce qui
concerne les phonèmes) que l‟on puisse dire la même chose d‟un « mot », par exemple ?
Tout ce que l‟on demande à un mot est de différer du reste des mots appartenant à la
même langue ? La chose est moins apparente. Des limites dans ce sens ont été signalées
par Tullio De Mauro et René Amacker entre autres (cf. De Mauro, 1970 ; Amacker,
1974 ; Amacker, 1975 ; cf. Sofía, 2009a, note 10).

216
Nous disons bien « dans un certain sens », car la phonologie a reconnu des fonctions autres que
purement « oppositives », telles que la fonction « culminative » ou la fonction « délimitative ». (cf.
Troubetzkoy, 1939 [1945, pp. 32 sqq] ; cf. Vachek, 1959, p. 34). (cf. note 111).

296
Ce n‟est pourtant pas ici que nous allons analyser la pertinence de la généralisation
de ce principe à toutes les entités linguistiques. Ce qui nous occupe à présent, c‟est la
manière dont Saussure conçoit la notion de « valeur ».

Tout ce qu‟il nous intéresse de retenir de ce qui précède est que, lorsque Saussure
affirme qu‟une « forme » ne signifie pas, mais vaut, il veut dire que sa présence équivaut
à l’absence du reste des « formes » appartenant au même système. La valeur sémantique
d‟une « forme » (la « valeur in absentia interne » selon la terminologie de Bouquet, la
« valeur interne » selon celle de Rastier, la « signification » ou le « signifié », selon le
CLG) équivaudrait (et pourrait donc être réduite) à la valeur co-systématique de cette
« forme ». Le capital sémantique (la « fonction », l‟« idée », la « signification » ou
l‟« emploi », peu importe comment on décide de l‟appeler) d‟une « forme » serait donc
entièrement réductible au système d‟oppositions des « formes ». Autrement dit : la
détermination du « sens » d‟une « forme » serait la même chose que la détermination du
fait que cette « forme » est significative, dans le sens que l‟on peut le prétendre à propos
d‟un phonème (cf. le « critère de pertinence » chez Prieto, 1964, p. 28). Autrement dit : la
détermination du « sens » d‟une forme quelconque serait une opération parfaitement (et
seulement) réalisable via l‟opposition avec les autres « formes ».

Ce modèle, que nous avons rencontré aux feuillets 25 et 29 revient, disait-on, plus
d‟une fois dans le manuscrit. Par exemple au feuillet 50, où Saussure assure que :

1º Une signe n‟existe qu‟en vertu de sa signification ; 2º une signification n‟existe qu‟en
vertu de son signe ; 3º signes et significations n‟existent qu‟en vertu de la différence des
signes. (AdeS 372, f. 50 [=372 bis, f. 6d/3] [cf. ELG, p. 37])

Il s‟agit de la même exacte idée, au choix terminologique près : « signe » équivaut ici
à ce que dans le passage antérieur Saussure appelait « forme », « signification » à ce qu‟il
appelait « sens » – et que l‟on ferait mieux de nommer, disait-il, « valeur » (sur
l‟alternance de ces termes dans ce manuscrit, voir note 221, ci-après).

Cette position n‟est pourtant pas la seule à exister dans ce texte, comme nous l‟avons
déjà avancé. On en retrouve peu après une autre qui, s‟écartant légèrement (mais

297
significativement) du schéma que nous venons de déceler, nous aidera à en montrer
quelques uns de ses limites. Nous nous y arrêterons longuement.

7.5.4 L’argument des feuillets 55-58

Parmi les nombreux passages qui auraient servi à exemplifier ce deuxième modèle de
« valeur » que nous voulons mettre en exergue, nous en choisirons un, fort particulier, qui
nous intéresse à plus d‟un titre. Il représente, d‟abord, probablement, le point où le
contraste entre le schéma précédent et celui qu‟il nous intéresse de cibler apparaît avec le
plus de clarté (ou le fragment à l‟aide duquel cette démonstration demeure plus
commode) : cela constitue la raison fondamentale de notre choix. Mais non seulement ce
passage est intéressant d‟un point de vue théorique. Il rassemble quelques particularités
qui font de lui un petit joyau du point de vue philologique. Tout d‟abord : la totalité du
passage que nous allons considérer entre dans un seul bout de papier qui, plié en deux à la
manière d‟un petit livre, donna lieu à quatre petites pages ; celles, selon la numérotation
originale donnée par la BGE, allant du numéro 55 au 58217. Ces circonstances sont déjà à
souligner, car elles ne représentent point les conditions générales des manuscrits de
Saussure ni, dans le cas qui nous occupe, du manuscrit sur « l‟essence double du
langage », où l‟on trouve parfois des passages qui, présentant une indéniable (ou relative)
communauté de contenu, figurent dans des feuillets séparés, présentant des formats
variables et, dans bien des cas, des couleurs d‟encre différente. Ces accidents, qui
compliquent l‟établissement de l‟ordre des feuillets, compliquent aussi, en général, la
datation relative : la question de savoir s‟il s‟agit de fragments écrits dans une même
période ou à des années d‟intervalle reste dans ces cas ouverte218. Ces questions ne se

217
Une reproduction détachable de ce feuillet a été insérée en annexe, pour que le lecteur puisse avoir sous
les yeux une copie le plus exactement identique à l‟original (cf. Annexe 4, p. 421)

218
On notera à ce propos, comme preuve du désordre de l‟archive saussurienne, qu‟Engler trouva, parmi les
feuillets (de 1891) qu‟il décida de nommer « De l‟essence double du langage » (à l‟intérieur de la même
enveloppe), des feuillets qui constituent sans la moindre ombre d‟un doute des notes préparatoires des deux
derniers cours de linguistique générale, n‟ayant eu lieu que vingt ans plus tard (cf. AdeS 372, ff. 241-255
[=AdeS 372 bis, ff. 28/1-11]). Ces notes, rassemblées et réordonnées, furent publiées dans les ELG sous le
298
posent donc point dans les quatre pages que nous allons considérer : elles forment
incontestablement un tout (dont l‟ordre ne pose donc pas de problème) qui doit avoir été
écrit dans un espace de temps relativement restreint – très probablement dans les quelques
minutes nécessaires à épuiser l‟espace disponible, et d‟un seul souffle. L‟appel à une
quelconque évolution de la pensée du « maître » serait dans ce sens à exclure. Or, mis à
part cet aspect, déjà de première importance, ce texte présente la non négligeable
particularité de porter une date. Ce passage fut rédigé, en effet, non sur une feuille
blanche, mais sur une invitation à un mariage qui eut lieu le 31 octobre 1891219. Cette
date, en parfait accord avec d‟autres indices, constitue l‟une des pièces qui permettent de
supposer que le manuscrit fut rédigé dans le dernier trimestre de cette année-là (cf.
Annexe 2, p. 415).
Toutes ces circonstances furent ignorées par Engler et Bouquet dans leur édition des
ELG, sans que l‟on arrive à savoir pourquoi220. Or non seulement elles furent ignorées,
mais – ce qui est plus difficilement compréhensible – elles furent dans une certaine
mesure altérées : on est face à l‟un des nombreux cas, en effet, où l‟ordre naturel des
feuillets fut modifié par Engler. La mention de ce fragment nous donne donc l‟occasion,
accessoire à notre démarche, certes, mais non moins obligatoire, de signaler ce que tout le
monde sait mais que personne ne dit : la version des nouveaux manuscrits saussuriens
édités et publiés en 2002 dans les ELG est pratiquement inutilisable221.

titre, précisément, de « Notes préparatoires pour les cours de linguistique générale », sous la rubrique
« Nouveaux Documents – Fond 1996 » (cf. ELG, pp-287-294). D‟autres feuillets retrouvés après la
publication des ELG (et qui demeurent inédits) appartiennent aussi incontestablement, nous semble-t-il, aux
notes préparatoires des cours de linguistique générale (cf. AdeS 372, ff. 255-260 ; 263-264 ; 265 [?]).

219
L‟enveloppe où l‟on a trouvé les feuillets de ce manuscrit comporte une autre invitation, identique, dont
le contenu, bien que cohérent avec celui de celle que nous allons considérer, est différent (cf. AdeS 372, ff.
51-53 [= AdeS 372 bis, f. 6e/1-3] [cf. ELG, pp. 37-38]). Nous ne prendrons pas en considération ce
deuxième texte.

220
Nous avons posé à Simon Bouquet la question des raisons de la non mention des dates figurant dans ce
feuillet (et dans d‟autres) du manuscrit. Il n‟en gardait malheureusement aucun souvenir. Ce fut le 16 juin
2008, devant le public qui assista à la première journée du colloque sur la Linguistique Néosaussurienne,
qui eut lieu à Namur les 16-17 Juin 2008.

221
Ce passage n‟est pas le seul à présenter des problèmes dans l‟édition française des ELG. Les éditeurs
semblent en général avoir voulu reconstruire un texte lisible, mais au prix de manœuvres, parfois, fort
299
Il s‟agit, enfin, dans ce passage, pour revenir aux critères internes à notre travail, d‟un
exemple (celui des formes d‟aoriste et d‟imparfait des verbes grecs) qui devait revenir
lors du premier cours et que nous avons déjà rencontré dans notre première partie, ce qui
permettra d‟éclaircir quelques questions que nous nous y étions posées et nous permettra
de faire le lien, le moment venu, avec un problème que l‟on rencontrera plus tard.

Nous suivrons pas à pas l‟évolution de l‟argument, en analysant les questions et les
réponses (parfois rhétoriques, parfois propédeutiquement fausses) posées par Saussure.
Ceci favorisera la mise en relief des différences par rapport à la position antérieure.

La question, donc, telle qu‟elle apparaît dans le premier feuillet, est la suivante :

Comment décider <en cherchant à rester d[an]s le côté le + matériel des choses que puisse
envisager le morphologiste – comment décider (I)> si υην est une forme d’aoriste ou s‟il

y a une <des> formations d’aoriste telle que υηv à moins d‟invoquer <t[ou]t de suite> le

sens : […] 1º le sens général d‟aoriste ; 2º le sens particulier <contenu> d[an]s υην qui
apparaît autre que celui de l‟imparfait <fait que cette forme n‟est pas 1 imparfait c[omme]

difficiles à justifier (ou dont l‟opération aurait mérité une justification), comme le fait de placer le verso
d‟un feuillet à cinquante pages de distance de son recto, ou le fait de sectionner une note écrite en marge
pour l‟intégrer au texte à différentes hauteurs, ou le fait de réordonner, directement, les paragraphes d‟un
même feuillet. Par exemple : les feuillets 93-94-95-96, rédigés sur une seule feuille pliée à la manière d‟un
petit livre et qui faisaient donc un tout, furent détachés et éparpillés dans le texte comme suit : le numéro 93
(cf. ELG, p. 55 : « Quand […] autre. ») fut replacé entre les feuillets 100 et 101 ; le numéro 94 (cf. ELG, pp.
72-73 : « Il existe […] phonétique. »), entre les feuillets 152 et 149 (sic) ; le numéro 95 (cf. ELG, p. 63 :
« Les en tant que […] multipliables. »), entre les feuillets 136 et 137 ; le numéro 96 (cf. ELG, p. 53-54 :
« On peut entendre […] étranger au langage. »), entre les feuillets 92 et 97. Les éditeurs des ELG se sont
aussi permis (quoique moins fréquemment) la liberté de réordonner les paragraphes d‟un même feuillet,
sans respecter la logique originale du texte. Les feuillets 69 et 70, par exemple, furent divisés chacun en
deux parties, arrangées par la suite ainsi : 69a, 70b, 70a, 69b (cf. ELG, p. 43-45 : « I. Domaine non
linguistique […] ou devient signe »). Nous aurons encore l‟occasion de signaler quelques opérations de cet
ordre. Le traitement exhaustif en exigerait pourtant un travail exclusif – moins simple et moins utile qu‟une
nouvelle édition du manuscrit – qui ne peut pas se confondre avec celui de cette thèse.
300
mais un aor[iste] c[omme] ην> semblable au sens général d‟aoriste <s‟il est
bien décrit>. (AdeS 372, f. 55 [=372 bis, f. 6e/4] [cf. ELG, p. 38]) mss 63

Si l‟on nous avait posé la question quelques lignes plus haut, notre réponse aurait été
celle-ci : dès que « le sens d‟une forme est la même chose que la différence des formes
entre elles » (AdeS 372, f. 29 [cf. ELG, p. 28]), le « sens » de la forme « βην » (et le
« sens général d‟aoriste », et le « sens particulier contenu » dans cette « forme ») sera
déterminable via la différence avec le reste des « formes ». De quelles formes ? De toutes
les formes appartenant à la langue grecque ? Du reste des formes d‟aoriste ? Des formes
verbales en général ? Des formes appartenant au système verbal du verbe « βαίνω » ? Là,
nous serions embarrassés, car le passage antérieur ne donnait pas de telles précisions. La
réponse que Saussure donne à présent, de toute façon, est différente de celle que nous
aurions donnée suivant l‟argument du feuillet 29. La seule manière de savoir si « υην »
est une forme d‟aoriste (comparable à « βην ») ou une forme de l‟imparfait (comparable
à« ν ») est, dit-il, d‟« invoquer tout de suite le sens » : et « le sens général

d‟aoriste », et « le sens particulier contenu dans υην ».


Voilà ce qui semblerait contredire la formule du feuillet 29. Le « sens », ici, serait non
seulement atteignable indépendamment de la « forme » (ce qui serait déjà en
contradiction avec l‟argument antérieur), mais une condition sine qua non de
l‟identification de la forme elle-même.
Cette conclusion, pourtant, est incorrecte. L‟argument de Saussure continue :

Mais comment <(II)> d‟où tirons-nous <mainte[nan]t> ce sens général d‟aoriste sur
<sans> lequel nous classer <il nous serait impossible <on vient de voir> de classer> les
formes ? Nous le tirons uniquement des formes et purement de ces formes elles mêmes :
il serait impossible réciproquement de dégager une idée quelconque pouvant recevoir le
nom d‟aoriste <être dénommée aoriste> […] <s‟il n‟y avait dans la forme quelque chose
de particulier>. (AdeS 372, f. 55 [=372 bis, f. 6e/4] [cf. ELG, p. 38])

L‟argument semble se réconcilier avec celui du feuillet 29. L‟idée d‟aoriste doit être
tirée « uniquement et purement de ces formes ». Comment ? De la même exacte manière
qu‟au feuillet 29 :

301
Or (III), comme on l‟aperçoit immédiatement ces formes n‟existent véritablement que par
leurs différences et oppositions particulières […], cette particularité de la forme ne
consiste absolument en rien d‟autre que dans le fait <aussi> absolument négatif <que
possible> de l‟opposition ou de la différence avec d‟autres formes : ainsi est

différent de , de , de ; – est différent de ,

de , et … (AdeS 372, ff. 55-56 [=372 bis, ff. 6e/4-5] [cf. ELG, pp. 38-
39])

L‟idée d‟« aoriste » serait donc à tirer purement de « l‟opposition ou de la différence


avec d‟autres formes » – ici, semblerait-il, des formes d‟un même paradigme verbal. Or
Saussure ne s‟arrête pas non plus au point (III) de ses réflexions. Il avance encore d‟un
pas :

Il reste maintenant à constater (IV) qu‟aucune des considérations [ ] n‟est séparable.


Nous sommes toujours ramené aux 4 termes irréductibles et aux 3 rapports irréductibles
entre eux : (1 forme <signe> / son sens <sa signification> <ne formant qu‟un seul tout
pour l‟esprit>) = 2 formes différence entre 2 formes = différence entre 2 sens (1 forme
<signe> / 1 autre forme <signe>) ou <et de +> = (1 sens <signific[ation]> / 1 autre sens
<signification>). (AdeS 372, f. 56 [=372 bis, ff. 6e/5] [cf. ELG, p. 39])222

222
Ce passage montre que l‟alternance entre les termes « forme » et « signe », d‟une part, et, de l‟autre,
« sens » et « signification », n‟obéit pas, dans ce manuscrit, au hasard, ni à un simple manque d‟attention
de Saussure vis-à-vis des termes. Il s‟agit d‟une substitution systématique. Saussure a dû avoir donc des
raisons pour préférer « signe » à « forme » et « signification » à « sens ». L‟intervalle entre la première
rédaction et la correction terminologique (qui n‟intervient pourtant pas systématiquement dans la totalité du
manuscrit) a dû être par ailleurs assez important. Le terme « forme », que Saussure prend le soin de définir
à maintes reprises, a été inclus dans l‟index du livre en préparation (cf. ELG, pp. 81-82). Le terme « signe »
n‟est en revanche ni défini ni inclus dans l‟index. Le remplacement a dû donc survenir lorsque le manuscrit
était déjà avancé. A moins que Saussure n‟ait rédigé l‟index avant le commencement du manuscrit. Or, si
cela avait été le cas, et si entre la rédaction de l‟index et le commencement de la rédaction du livre Saussure
avait déjà modifié la terminologie, pourquoi n‟aurait-il pas modifié l‟index (un seul feuillet) ? L‟hypothèse
d‟une rédaction en deux étapes expliquerait l‟existence de quelques inconsistances entre certaines positions
théoriques fondamentales. Dans les premiers feuillets du manuscrit, par exemple, Saussure conçoit les deux
plans de l‟expression et du contenu (pour le dire dans les termes de Hjelmslev) comme étant isomorphes.
Dans les derniers feuillets, il adopte une position diamétralement opposée.
302
Et ce schéma diffère déjà, à nouveau, de l‟argument du feuillet 29. On a ici un
minimum de trois rapports entre quatre éléments : le rapport entre une « forme », que
Saussure appelle à présent « signe » (nommons-le « A »), et sa « signification »
(nommons-la « a ») :

Plus le rapport entre ce « signe » (« A ») et un autre « signe » (qu‟on nommera « B »),


dont il se différencie et grâce auquel il existe :

Plus le rapport entre la « signification » du premier « signe » (« a ») et une autre


« signification » (qu‟on nommera « b »), qui se différencie de la « signification » du
premier signe (« a ») et sans laquelle le deuxième (« B ») ne serait pas un « signe », mais
une « figure vocale » (cf. ELG, p. 21, et note 222), soit, schématiquement, quelque chose
de cet ordre :

On a donc trois rapports entre quatre termes, et cela représente, ici, un schéma
« irréductible ». Dans l‟argument du feuillet 29, en revanche, Saussure se contentait,
comme on l‟a vu, d‟un modèle qui pourrait être réduit à un rapport entre deux éléments :
une « forme » (« A ») ; une « forme » différente de la première (« B »). Ce que l‟on
pourrait représenter ainsi :

303
Dans ce modèle-ci, le rapport entre les « formes » et leurs « sens » (flèches
verticales) était entièrement réductible aux rapports entre les « formes » (flèches
horizontales), alors que le rapport entre les « sens » (flèches verticales supérieures) n‟était
tout simplement pas considéré. La structure est donc déjà, de ce simple fait, différente.

7.5.4.1 Conditions de possibilité des « touts » décomposables

On aura au cours de l‟analyse l‟occasion de revenir plus d‟une fois sur le contraste
entre ces deux schémas, dont on aura à se poser, plus tard, la question de leur validité.
Essayons maintenant de décortiquer la configuration du dernier modèle à être relevé,
celui comportant trois rapports entre quatre termes. On avancera, je tiens encore à le dire,
très lentement, car les nuances sont difficiles à saisir.
Une première remarque à propos d‟un des éléments présents à la dernière citation
servira d‟introduction. Il s‟agit en réalité d‟un problème, non mineur, dont la
considération nous aidera à éclaircir la différence qui sépare l‟argument actuel de celui
présent au feuillet 29. Saussure déclare, en effet, dans le fragment que nous venons de
reproduire (cf. p. 301), que ces deux éléments qu‟il appelle « signe » (= « forme ») et
« signification » (= « sens ») ne forment « qu‟un seul tout pour l‟esprit » (AdeS 372, f. 56
[=372 bis, ff. 6e/5] [cf. ELG, p. 39]). La question à se poser est le suivante : si ces deux
éléments (« A » et « a », dans notre schéma, ou « B » et « b ») ne font « qu‟un seul tout
pour l‟esprit », comme Saussure l‟affirme, comment (à l‟aide de quel artifice) trouvera-t-
on la manière d‟en opposer seulement une partie à quoi que ce soit ? Si une entité est « un
tout », elle pourra être opposée (à quoi que ce soit) comme un tout, jamais de manière
fragmentaire, car il n‟y aurait pas, à proprement parler, de fragmentation possible. Si une
partie de ce « tout » est au contraire susceptible d‟être opposée à quoi que ce soit, cela
veut donc dire que le tout n‟est pas un « tout », du moins non un « tout » indécomposable.
Or le « tout » dont Saussure parle est parfaitement décomposable. La preuve ? Saussure
lui-même le décompose… Que ces deux entités (« A » et « a ») font « un tout » doit donc
vouloir dire autre chose. Cela doit vouloir dire non que le « tout » est indécomposable,
mais qu‟il forme un « tout » – disons – inséparable. Autrement dit : que ces deux entités
faisant partie d‟un « tout » n‟existent pas l‟une indépendamment de l‟autre. On aurait

304
ainsi bien un être composé, formé de deux éléments qui feraient, sans se confondre, « un
tout » inséparable. Ce que l‟on représentera de cette manière :

Or – et voici la question cruciale – pourquoi ce « tout » est-il décomposable (je ne dis


pas séparable) en deux sous-entités ? On serait tenté de répondre, d‟après ce que l‟on
vient de voir, que parce qu‟il existe au moins une deuxième sous-entité qui s‟oppose au
composant « a » (et non au composant « A ») :

Et au moins une sous entité qui s‟oppose au composant « A » (et non au composant
« a »). Ce qui, théoriquement, pourrait se présenter soit ainsi :

Soit ainsi :

Autrement dit : ce serait parce qu‟une partie du « tout » serait en tant que telle
opposable à quelque chose que le « tout » deviendrait décomposable (je ne dis pas
séparable). Le fait que le tout « a/A » le soit impliquerait ainsi que chaque composant
(« a » d‟un côté, « A » de l‟autre) se trouve encadré dans un « système » de rapports
oppositifs propre et indépendant du « système » de rapports oppositifs encadrant le
deuxième composant : « a » s‟opposerait à « b », non à « B » ni à « Z » ; « A »
s‟opposerait à « Z » ou à « B », non à « b ». La configuration fondamentale en serait donc
quelque chose de cet ordre :

305
N‟importe quel élément, dans ce schéma, se trouverait ainsi dans la situation de : a)
s‟opposer à d‟autres éléments de son ordre ; b) être la contrepartie d‟un élément d’un
ordre distinct ; ce dernier élément se trouvant également dans la situation de (a) s‟opposer
à des éléments de son ordre. Ce sont les trois rapports irréductibles dont Saussure parle.
Cette figuration cependant, valide dans un certain sens – comme on le verra par la
suite –, comporte, si l‟on se limite à ce que nous savons jusqu‟à présent, une imposture, et
demeure donc inféconde vis-à-vis de la question que nous venons de nous poser –
question que l‟on pourrait encore reformuler comme suit : pourquoi ces deux « ordres »
distincts sont-ils irréductibles ? Sans faire appel à des éléments autres que ceux dont ont
dispose, cette question, nous semble-t-il, est insoluble.

Nous procéderons comme suit : on tentera de montrer dans un premier temps quelles
sont les raisons de cette impossibilité, et pourquoi nous disons que l‟argument comporte,
si l‟on reste à l‟état argumentatif où l‟on est, une imposture. On essayera ensuite de cerner
quels sont ces éléments « autres » dont l‟existence garantira la structure du modèle.

Note sur le nombre minimal de rapports

Mettons nous d‟accord, avant d‟avancer d‟un pas, sur un point essentiel. Non tant
problématique en réalité, mais qu‟il convient d‟expliciter dès maintenant : même si
Saussure postule que le schéma « irréductible » est de trois rapports entre quatre termes,
cela ne rend pas compte de la totalité des rapports en jeu. Il y a entre un et quatre rapports
(selon la configuration que l‟on choisira) que Saussure ne considère pas, mais qui ne sont
pas pour cela moins inhérents au modèle et qui ne sauraient donc être oubliés.
Si l‟on examine la première représentation que nous en avons proposée (« Z/A/a/b »),
on notera qu‟à strictement parler, les rapports y participant ne peuvent pas être réduits au
nombre de trois, car le fait que la sous-entité « Z » existe implique, nécessairement,
qu‟elle soit inséparable de sa contrepartie, « z », qui doit nécessairement différer de « a »,
tout comme « b » implique (et reste inséparable de) l‟existence de « B », qui doit à son

306
tour différer de « A », de sorte que l‟on aurait non trois rapports entre quatre termes, mais
sept rapports entre six termes (Z/z ; z/a ; a/A ; A/Z ; a/b ; b/B ; B/A) :

Quant au premier schéma proposé, il est facile de constater, pour les mêmes raisons,
qu‟il comporte non trois, mais quatre rapports entre quatre termes (A/a ; a/b ; b/B ; B/A) :

Or admettons sans chicaner que cela est secondaire, que Saussure n‟oubliait pas que
chaque « terme » avait sa contrepartie, et que tout ce qu‟il voulait dire revient à ceci : que
le rapport figuré ici par une flèche verticale implique que chacun des éléments y
participant soit encadré dans un système oppositif et différentiel, figuré ici par les flèches
horizontales. Admettons-le donc, sans oublier les rapports que Saussure ne compte pas, et
posons-nous à nouveau la question fondamentale : pourquoi chaque entité est-elle
décomposable (je ne dis pas séparable) en deux sous-entités ? Ou, ce qui revient au
même : pourquoi ces deux ordres distincts sont-ils « irréductibles » ?

Partons de la considération du dernier cas (« b/a/A/B ») et affirmons-le sans


ambages : si ce schéma était généralisable (si tous les rapports existants dans un système
suivaient, sans exceptions, ce modèle-ci), la décomposabilité des unités serait non
seulement inutile d‟un point de vue méthodologique, comme Hjelmslev l‟a déjà montré
(cf. Hjelmslev, 1968, p. 226), mais aussi, à ce qu‟il nous semble, logiquement
injustifiable (et donc théoriquement impossible). Si tous les composants de chacune des
entités existantes s‟opposaient « comme un tout » à tous les composants de chacune des
entités dissemblables, on voit mal, en effet, comment reconnaitrait-on qu‟une entité
est composée. Si – pour nous limiter au schéma de ci-dessus – le fait que l‟élément
« a » diffère de l‟élément « b » impliquait (en même temps, par le même mouvement,
nécessairement) que la totalité des composants de la première entité (en l‟occurrence
« a » et « A ») soit différente de la totalité des composants de la seconde (en l‟occurrence
« b » et « B »), on aurait non le schéma précédent, mais celui-ci :
307
Et ce schéma représente à nouveau celui qui découlait de l‟argument des feuillets
25/29, où il n‟y avait « pas la moindre limite » – le terme est éloquent – « entre ce que les
formes valent en vertu de leur différence réciproque <et matérielle> et ce qu‟elles valent
en vertu du sens » (AdeS 372, f. 25), où chaque forme devait nécessairement valoir d‟un
point de vue sémantique, certes, mais où cette valeur n‟était pas différente de la valeur
issue du rapport différentiel entre les formes (ces valeurs étaient « la même chose »
[AdeS 372, f. 29]), et n‟en étaient donc pas discernables. La figuration minimale n‟en
comprendrait, donc, qu‟un rapport entre deux formes.
Les circonstances seraient toutes autres si l‟on était autorisé à admettre des schémas
du type « Z/A/a/b », où l‟opposition d‟une forme avec une autre forme pouvait ne pas
impliquer que tous les composants d‟une entité soient engagés dans cette opposition. Si
une telle opposition partielle était légitime, on pourrait en effet envisager que le schéma
« b/a/A/B » existe, à condition, donc, que l‟on accepte qu‟il existe également, quelque
part dans le système, d‟une part ceci223 :

D‟autre part cela :

Si cela était admis, l‟élément « b » pourrait être donc conçu, en effet, comme
inséparable de l‟élément « B », sans que cela implique que ces éléments se confondent
dans un seul « tout ». La même chose pouvant être dite à propos de l‟entité « A/a » – les
entités « a/A » et « b/B » devenant donc dissociables – on pourrait ensuite les opposer

223
On représente par « x » un élément quelconque pouvant entrer en opposition avec « a » ou « b », par
« X » un élément quelconque pouvant entrer en opposition avec « A » ou « B ».
308
sans risquer que les éléments dont elles se composent fondent dans deux « touts » – sans
risquer, donc, que le modèle retombe dans l‟argument des feuillets 25/29. Leur
décomposabilité serait assurée par l‟existence d‟oppositions partielles avec d‟autres sous-
entités appartenant au système :

Le problème est que, si l‟on s‟en tient aux éléments dont on dispose, ce schéma est
également injustifiable, car chacune des sous-entités que nous avons ici marqué d‟un
« x » doit être conçue comme inséparable, comme nous l‟avons vu, de sa contrepartie,
qui doit être, en tant que telle, nécessairement différente du reste des « contreparties », de
sorte que la vraie figuration – dont le schéma précédent ne serait qu‟une simplification
(injustifiée) – serait celle-ci :

Or, de nouveau : si toutes les entités se trouvaient, sans exception, dans cette même
situation – si le fait qu‟une partie d‟une entité soit en opposition avec une partie d‟une
autre entité impliquait (en même temps, par le même mouvement et nécessairement) que
la totalité des composants de la première soit différente de la totalité des composants de
la seconde – on aurait non le schéma précédent, mais celui-ci :

Et ce schéma représenterait, à nouveau, l‟argument des feuillets 25/29, dont la


configuration minimale comportait un rapport entre deux entités (indécomposables).

Si ce schéma à trois rapports entre quatre « termes » (appartenant à deux plans) est
légitime, il manque encore l‟élément qui le soutiendrait : un élément dont l‟existence
permettrait d‟affirmer que la structure des rapports entre ces entités ne soit pas susceptible
d‟être réduite au schéma minimal découlant de l‟argument des feuillets 25/29 (un rapport
309
entre deux formes). Cet élément existe-t-il dans l‟argumentation de Saussure ? Cela va
sans dire. Et c‟est bien cet élément qui justifie que, d‟une manière générale, on puisse
prétendre, comme Saussure l‟affirmait en effet, se voir « obligé », littéralement,

[…] de poser comme fait primordial le fait GÉNÉRAL, et COMPLEXE, et composé de


DEUX FAITS NÉGATIFS : de la différence générale des figures vocales jointe à la
différence générale des sens qui s‟y peu[ven]t attacher. (AdeS 372, f. 30 [= 372 bis, f.
3g/2] [cf. ELG, p. 29])

Et de poser, par conséquent, un modèle de « forme » non réductible au pur et simple


résultat de l‟opposition des « formes » elles-mêmes224, selon ce qui découlait de
l‟argument antérieur (qui subsumait, on s‟en souvient, l‟existence de ce que Saussure
appelait « sens » de ces « formes »), mais comme un phénomène également « négatif » et
« complexe », comprenant et le système oppositionnel des « formes » (= « signes »), et le
système oppositionnel des « sens » (= « significations ») :

FORME = Non pas une certaine entité positive d‟un ordre quelconque, mais et d‟un l‟entit
ordre simple ; mais l‟entité <à la fois> négative : résultant de la différence et complexe :
résultant de la différence avec (sans aucune espèce de base matérielle) de la différence
avec d‟autres formes COMBINÉE avec la différence de signification d‟autres formes
(AdeS 372, f. 47 [=372 bis, f. 6c/2] [cf. ELG, p. 36])

Cet élément – jusqu‟à présent manquant – qui justifie que ce modèle à la fois « négatif
et complexe » (issu de la combinaison de deux systèmes d‟oppositions simples) soit
possible, apparaît dans un passage où Saussure, en parfaite consonance avec les principes
que nous sommes en train de relever, définit la notion de « valeur » non comme le pur et
simple résultat de l‟opposition des « formes », selon ce qu‟il découlait des feuillets 25/29,
mais comme un phénomène également « complexe », « composé de deux faits négatifs » :

On ne saurait assez insister sur ce fait que les valeurs dont se compose primordialement
un système de langue (un système morphologique), un système de signaux ne consistent
ni dans les formes ni dans les sens, ni dans les signes ni dans les significations. Il consiste

224
Qui – notons-le en passant – retombent, ainsi définies, au rang de simples « figures vocales ».
310
dans Elles consistent dans la solution particulière d‟un certain rapport général entre les
signes et les significations, fondé sur la différence générale des signes + la différence
générale des significations + … (AdeS 372, f. 29 [=372 bis, f. 3g/1] [cf. ELG, p. 29])

Après ce dernier « plus », où nous avons osé suspendre le discours de Saussure, on


lira l‟élément que l‟on cherche. Réfléchissons, avant de le souligner, sur la cohérence
avec laquelle s‟ordonnent les éléments que nous avons trouvés jusqu‟à présent. On avait
trouvé d‟abord un modèle ou les éléments, « sons », « phonèmes » ou, de manière
générale, « tout espèce d‟[entité] existant dans la langue » étaient définis purement par
leur opposition, et leur « valeur » était, également et logiquement, issue de cette
coexistence où les éléments s‟opposaient les uns aux autres. On a trouvé ensuite les
premières traces d‟un modèle non réductible à la simple opposition des éléments, mais
constituant quelque chose de « négatif » et « complexe », composé des deux faits négatifs
dont le modèle irréductible était de trois rapports entre quatre termes (appartenant à deux
plans). Ce modèle, cependant, d‟après ce que l‟on a pu voir, n‟était pas soutenable en se
tenant aux éléments dont on disposait. Nous avons tenté de le faire, mais l‟on retombait
une fois après l‟autre sur une situation où l‟on devait avouer qu‟à strictement parler, le
modèle pourrait être réduit à celui découlant du premier argument (un rapport entre deux
éléments indécomposables). On vient de voir, avant de savoir où cette configuration
trouvera son appui, que Saussure concevait une notion de « forme » (négative et
complexe) qui lui serait conforme, et un modèle de « valeur » qui s‟y accorderait
également. Quel est donc cet élément mystérieux qui justifie ce modèle ? Le voilà, à
continuation de la définition de « valeur » que nous avons interrompue :

Elles [les valeurs, ES] consistent dans la solution particulière d‟un certain rapport général
entre les signes et les significations, fondé sur la différence générale des signes + la
différence générale des significations + l’attribution préalable de certaines significations
à certains signes ou réciproq[uemen]t, [ ] (AdeS 372, f. 29 [=372 bis, f. 3g/1] [cf.
ELG, p. 29] [nous soulignons, ES])

La « valeur » d‟un terme serait donc déterminée par cette espèce de conjonction (cette
« solution particulière d‟un certain rapport ») entre ces deux systèmes de différences :
l‟un de « signes » (ou « formes »), l‟autre de « significations » (ou « sens »). Or cette
conjonction – et voici l‟élément que l‟on cherche – n‟est pas, pour utiliser un terme qui
311
aurait plu à Lacan, abandonnée à sa propre dérive : il y a une « attribution préalable de
certains significations à certains signes, ou réciproquement ». Cette idée, qui pourrait au
premier abord paraître dérangeante (et elle l‟est, comme on le verra, concernant un point
central), et que – malgré l‟« insistance » de Saussure – peu d‟auteurs citent, est au
contraire, si notre entendement ne s‟égare, essentielle au modèle que l‟on examine. Sans
admettre cet élément, l‟entièreté de l‟argument soit s‟effondre, soit retombe dans le
modèle antérieur (celui que nous appelons « des feuillets 25/29 »).
C‟est ce que nous tenterons de montrer par la suite.

7.5.4.2 Trois rapports entre quatre termes : un système d’oppositions complexes

Gardons donc en tête cette idée, un peu étrange, d‟une « attribution préalable de
certaines significations à certains signes » (on y arrivera par un autre chemin), et
revenons au passage où nous avons rencontré pour la première fois le modèle qu‟il nous
intéresse d‟analyser, celui où Saussure assurait, on s‟en souvient, que

Nous sommes toujours ramené aux 4 termes irréductibles et aux 3 rapports irréductibles
entre eux : (1 forme <signe> / son sens <sa signification> <ne formant qu‟un seul tout
pour l‟esprit>) = 2 formes différence entre 2 formes = différence entre 2 sens (1 forme
<signe> / 1 autre forme <signe>) ou <et de +> = (1 sens <signific[ation]> / 1 autre sens
<signification>). (AdeS 372, f. 56 [=372 bis, ff. 6e/5] [cf. ELG, p. 39])

C‟est le modèle dont ont doit trouver la justification. Nous savons déjà plus au moins
en quoi peut elle consister (nous venons de l‟isoler, dans un autre passage, dans cette idée
d‟une « attribution préalable… »), mais nous voulons y parvenir par un chemin différent.
Nous voulons accentuer, en effet, l‟impossibilité radicale de son inexistence.
Une petite remarque philologique nous mettra sur la piste.
Si l‟on consulte les ELG, on trouvera qu‟immédiatement après ce passage, en guise,
justement, de justification, on donne suite à ce fragment :

Il faudrait pour qu‟<une> autre chose se produisît que l‟un des <deux> termes fût
déterminé par lui-même en soi <encore <encore> artificiellement> en soi, et c‟est ce que
nous supposons momentanément <par nécessité et d[an]s 1 cert[aine] mesure> en parlant
312
d‟une idée a ou d‟une forme A. Mais en réalité il n‟y a <dans la l[an]g[ue]> aucune
détermination ni de l‟idée ni de la forme ; en soi il n‟y a d‟autre détermination que celle
de l‟idée par la forme ou <et> celle de la forme par l‟idée (AdeS 372, f. 58 [=372 bis, ff.
6e/6] [cf. ELG, p. 39])

On ne sait ce qu‟en pense le lecteur, mais nous avons toujours trouvé cette
justification un peu déroutante. Elle n‟est pas à proprement parler inconsistante, mais
affiche un élément qui pourrait apparaître déconcertant. On lit dans ce passage que ni
l‟« idée » (= « sens, = « signification ») ni la « forme » (= « signe ») ne sont déterminés
« en soi ». Pourquoi ? On aurait eu tendance à répondre, sur la base des arguments
précédents, que parce que chacun de ces « termes » est « encadré » dans un système
d’oppositions. N‟était-ce pas précisément cela qui justifiait (et même exigeait)
l‟existence, à côté de chacun de ces « termes », d‟au moins un deuxième « terme » (du
même ordre) auquel le premier s‟opposait ? C‟est ce que nous avons trouvé, sous le nom
de « principe des oppositions », appliqué « à toute espèce de signe existant dans la
langue » (AdeS 372, f. 78 [= ELG, p. 48]), dès la « présence d‟un simple son » (cf. AdeS
372, f. 23 [cf. ELG, p. 25]) jusqu‟à celle des « signes complets » et même aux « phrases »
(cf. AdeS 372, f. 78 [cf. ELG, p. 48]). La réponse de Saussure à présent, pourtant, est
diamétralement différente :

[…] il n‟y a d‟autre détermination que celle de l‟idée par la forme ou <et> celle de la
forme par l‟idée. (AdeS 372, f. 58 [=372 bis, ff. 6e/6] [cf. ELG, p. 39])

La détermination de ces « termes » que sont l‟« idée » et la « forme » serait donc un
phénomène à localiser non (ou non seulement) dans les rapports oppositifs et différentiels
avec le reste des termes du même ordre (ce que nous avons représenté plus haut par des
flèches horizontales), mais dans le rapport (vertical) qui les unit. Cela ne veut
évidemment pas dire que les rapports horizontaux soient absents, mais l‟accent semble
basculer, ici, vers le rapport vertical. Le passage est donc confus.

Le fait est qu‟en réalité, la « justification » que les ELG placent suite à l‟exposition du
modèle à trois rapports et quatre termes n‟est pas une justification du passage qui – dans
les ELG – la précédait (celui figurant au feuillet 56), mais d‟un passage postérieur. Cette
explication figure, en effet, non dans le feuillet 57, qui succédait naturellement au numéro
313
56, mais dans le numéro 58, qui, comme il est également naturel, glose l‟argument
figurant au feuillet 57, et non celui figurant au numéro 56.
Que le lecteur soit rassuré : nous nous défendrons ici de raviver le flambeau de la
discorde en évoquant, contre les éditeurs des ELG, les propos que l‟un d‟entre eux a
souvent assumés contre les éditeurs du CLG. Cette voie nous écarterait de notre but, et on
évitera ainsi de devoir évoquer – ne serait-ce qu‟en les citant – de termes tels que
« trahison », « déformation » ou « falsification » de la pensée du « maître » (cf. Bouquet,
1997, pp. i-ii ; Bouquet, 2008, p. 3)225. Et il serait abusif, en réalité – nous ne perdons rien
à l‟avouer –, de prétendre que, dans le cas qui nous occupe, l‟inversion effectué par les
éditeurs aurait des effets importants sur le fond de l‟argument, car les idées contenues
dans ces feuillets sont parfaitement conformes. Mais cette opération secondarise –
admettons du moins cela – l‟élément qu‟il nous intéresse d‟isoler. Comment ? Ne serait-
ce qu‟en déplaçant sa justification, ce qui a deux conséquences évidentes : a) cet élément,
demeurant sans explication d‟aucun type et confiné à la fin de l‟argumentation, apparaît
plus confus qu‟il ne l‟est en réalité ; b) la justification elle-même, en assumant la fonction
d‟argument complémentaire (et, qui plus est : problématique) du modèle de détermination
co-systématique des termes (rapports horizontaux), perd, nous semble-t-il, son caractère
nécessaire.
Soyons clair : nous ne voulons pas dire que l‟élément que nous voulons isoler (la
détermination de l‟« idée » par la « forme », et réciproquement) soit non lisible dans les
ELG. Nous voulons seulement dire que son importance y est minimisée, ou en tout cas
moins apparente que dans le manuscrit. Nous ne prétendons pas non plus que cet élément
doive recevoir une place privilégiée dans l‟argument. Nous voulons seulement dire qu‟il
est indispensable et mérite comme tel une place, à égal titre que la co-détermination
systématique (issue de l‟opposition de la « forme » avec les « formes » et de l‟« idée »
avec les « idées »), dans la structure théorique du modèle. S‟il est vrai – en d‟autres
termes – que l‟on doive admettre comme une espèce de nécessité formelle le fait
« GENERAL » et « COMPLEXE », « composé de DEUX FAITS NEGATIFS » (AdeS, f.
30 [cf. ci-dessus]) dont le schéma irréductible comportait trois rapports entre quatre
termes, il est également vrai que, pour que cela soit possible, on doit admettre la

225
L‟inversion de l‟ordre des arguments semble avoir été effectuée par Engler, car elle apparaît déjà dans la
première réorganisation qu‟il effectua des feuillets (cf. AdeS 372 bis, ff. 6e/6 et 6e/5).
314
détermination réciproque (de la manière que l‟on verra par la suite) de l’« idée » par la
« forme » et de la « forme » par l’« idée ».
C‟est de cette dernière détermination, que Saussure faillit qualifier de « positive » (de
celle-ci, donc, et non de celle relative, oppositive et différentielle des « formes » par les
« formes » et des « sens » par les « sens »), qu‟il sera question dans le feuillet 57, où
Saussure, pour s‟assurer que la chose sera comprise, tisse une guirlande répétitive qui
souligne (cinq fois) que le passage est « capital » (cette insistance est également absente
des ELG) :

Capital . Ce n’est pas la même chose <comme on le croit souvent> de parler du rapport

Capital de la forme et de l’idée, ou du rapport de la l’idée et de la forme : parce que si


l’on prend pour base la forme on A on embrassera <plus ou moins226
Capital
exact[emen]t> un certain nombre d’idées a b c ; et que si l’on prend pour base
Capital
l’idée a on embrassera <plus ou moins226 exact[emen]t> un certain nombre de
Capital 𝑎𝑏𝑐
formes AHZ. Il y a donc le résidu b c d’une part et HZ de l’autre (rapport )
A

T.S.V.P. et que si l’on prend pour base l’idée a on embrassera plus ou moins exactement
𝑎
un certain nombre de formes AHZ (rapport )
AHZ
Or il n‟y a aucun moyen <p[ou]r notre esprit> d‟établir ce rapport sans prendre
<au moins> l‟un ou l‟autre <des 2 termes> pour terme donné et déterminé
d‟avance par lui-même, mais 2º en réalité il n‟y a aucune détermination de
l‟idée ni de la forme autant que par la conjonction positive fuyante qui sera
exprimée dans [ ] si l‟on extrait en extrayant a/A de leur rapport ; et ainsi la
forme A est déterm n‟est déterminé que par <l‟idée> a b c, de même que
l‟idée a n‟est déterminée que par <les formes> AHZ.
𝑎 𝑏 𝑏′ 𝑏 | 𝑏′
𝑎 | 𝑎′
Si maintenant on cherche On remarque qu’il n’y a donc
𝑏 𝑎 𝑎′

aucun point de départ ou point de repère <fixe ferme> quelconque dans la


langue. (AdeS 372, f. 57 [=372 bis, f. 6e/7] [cf. ELG, p. 40])

Le passage est un peu confus, mais l‟idée qu‟il transporte, si nous comprenons bien,
est fort simple. Saussure veut souligner deux choses : non seulement que les « idées » (=

226
Nous transcrivons par « plus ou moins » les symboles mathématiques « + » et « - » séparés par une barre
+
oblique : « /-»
315
« sens », = « signification ») et les « formes » (= « signes ») n‟ont pas d‟existence
autonome, comme nous l‟avions déjà appris dans les passages précédentes, mais aussi –
ce qui est beaucoup plus important – que chaque « idée » est nécessairement en rapport
non avec une, mais avec plusieurs « formes », et vice-versa. Si l‟on prend la forme « A »,
on sera obligé de reconnaître qu‟elle est déterminée non par l‟association avec une
« idée » (« a »), mais par le rapport qu‟elle entretient avec plusieurs (« a b c »), et vice-
versa : une « idée » (« a ») sera en rapport non avec une, mais avec une pluralité de
« formes » (« A H Z »). Voilà pourquoi la considération du rapport – disons ascendant –
entre la « forme » et l‟« idée » « n‟est pas la même chose » que la considération du
rapport – disons descendant – entre l‟« idée » et la « forme » (cf. AdeS 372, f. 57 [=372
bis, f. 6e/7] [cf. ELG, p. 40]). Ce phénomène serait représentable ainsi :

Ce que Saussure veut dire, en d‟autres termes, c‟est que les « idées » et les « formes »
ne sont pas en rapport bijectif, et que la distribution des entités de l‟un et l‟autre plan n‟est
pas, pour le dire dans les termes de Hjelmslev, organisée de manière « conforme » (cf.
Hjelmslev, 1968, pp. 151-153, et pp. 225-227). Dès lors, l‟individuation d‟une « forme »
quelconque227 ne sera pas une garantie suffisante de l‟existence d‟un rapport avec une
« idée » quelconque, car cette « forme » pourra (devra) être en rapport avec deux, quatre
ou quarante « idées » ; et vice-versa.

227
Saisissons l‟opportunité, ne serait-ce qu‟en note, de signaler encore une fois le contraste entre ce modèle
et celui de la page 28, à travers cette question : une « forme » est-elle isolable (délimitable) hors du rapport
qu‟elle entretient avec une ou plusieurs « idées » ? Selon l‟argument actuel, non. Selon celui de la page 28,
oui : via l‟opposition systématique avec les autres « formes », dont Coursil a donné une formalisation
rigoureuse du mécanisme dans les langues parlées ou, mieux, prononcées (id est, dont la substance dont
elles se servent, pour évoquer une fois de plus la terminologie de Hjelmslev, est phonétique) (cf. Coursil,
1995 et 1998).
316
C‟est suite à ce passage donc, où il est question de la détermination de la « forme »
par l‟« idée » et de l‟« idée » par la « forme » – et non à celui du feuillet 56, comme les
ELG le proposent – que l‟on lit, de manière plus logique :

Ce Un pareil état ne pourrait se produire si l‟un des deux termes était régulièrement
déterminé. Il faudrait pour qu‟<une> autre chose se produisît que l‟un des <deux> termes
fût déterminé par lui-même en soi <encore <encore> artificiellement> en soi ; et c‟est ce
que nous supposons momentanément <par nécessité et d[an]s 1 cert[aine] mesure> en
parlant d‟une idée a ou d‟une forme A. Mais en réalité il n‟y a <dans la l[an]g[ue]>
aucune détermination ni de l‟idée ni de la forme ; en soi il n‟y a d‟autre détermination que
celle de l‟idée par la forme et celle de la forme par l‟idée [ ]
L‟express La 1e expression de la réalité serait de dire que la langue (c.à-d. le sujet parlant)
𝑎
n‟aperçoit ni l‟idée a, ni la forme A, mais seulement le rapport ; cette expression serait
A
𝑎
encore tout à fait grossière. Il n‟aperçoit vraiment que le rapport entre les 2 rapports
AHZ
𝑎𝑏𝑐 𝑏 𝑏𝑙𝑟
et ou et , etc. (AdeS 372, f. 58 [=372 bis, f. 6e/6] [cf. ELG, p. 40])
A ARS B

On constate tout d‟abord, dans ce passage – qui clôt les quatre feuillets (55-58) que
nous avons pris en considération –, sinon une inversion, du moins une redistribution des
forces dans la structure argumentative. Si l‟on nous avait demandé, avant qu‟on ne le lise,
quels sont les trois rapports fondamentaux dont l‟existence est nécessaire à la
détermination des « formes » (et/ou des « idées »), on aurait répondu, comme Saussure
auparavant : ceux existant entre : a) une « forme » (= « signe ») et son « sens » (=
« signification ») ; b) une « forme » et une autre « forme » ; c) un « sens » et un autre
« sens ». Soit un rapport vertical (forme-idée) et deux rapports horizontaux (forme-
forme ; idée-idée). Ce que l‟on pourrait schématiser ainsi :

Ce que l‟on trouve à présent, en revanche – « le rapport entre deux rapports » dont il
est question dans ce passage –, serait représentable ainsi :

317
Soit le rapport (horizontal) existant entre deux rapports verticaux (« forme » -
« idée »). Ces deux schémas, répétons-le, ne sont absolument pas incompatibles ; ils
représentent, plutôt, différents aspects d‟un seul et même modèle. La figuration des
flèches pourrait (et devrait) en effet se poursuivre à droite et à gauche, de sorte que l‟on
aurait toujours la possibilité de grouper les rapports, par trois, dans un sens ou dans un
autre :

Etant donné un « signe » (au sens de 1911), soit un rapport en soi vertical, on pourra
donc toujours : a) montrer que les deux éléments dont il se compose sont déterminés
chacun par un système d‟oppositions avec d‟autres termes de son ordre (rapports
horizontaux) ; b) montrer qu‟il s‟oppose (rapport horizontal) à un autre « signe » (au sens
de 1911), qui, comme tel, représente un deuxième rapport vertical.
Le fait que ces deux configurations soient non incompatibles ne veux pas dire, non
plus, qu‟elles sont la même chose. Leur structure est foncièrement différente : la première
met en jeu des termes « simples » (« idées » et « formes ») – des termes simples qui
doivent nécessairement faire partie d‟une entité complexe (forme/idée), certes, mais cette
entité complexe n‟intervient pas en tant que telle, mais à travers l‟un ou l‟autre des ses
composants. La deuxième configuration, en revanche, œuvre sur des termes déjà
complexes (forme/idée) – sur des termes qui constituent déjà, en soi, une combinaison –,
et subsume donc la structure de la première. Chacun des termes complexes (forme/idée)
intervenant dans le rapport (horizontal) de la deuxième configuration se trouve, en effet,
être déjà déterminé par le jeu de rapports de la première (forme-forme ; idée-idée).

Saussure insiste donc, ici, contrairement à ce que l‟on avait trouvé dans les premiers
passages examinés dans ce chapitre, sur le schéma consistant en un rapport horizontal
entre deux rapports verticaux. Et il insiste, ce qui est beaucoup plus important, sur le fait
– essentiel – que ces rapports verticaux (ayant lieu entre le plan des « idées » et le plan
318
des « formes ») doivent être conçus comme étant multiples, pouvant relier un point d‟un
plan avec plusieurs points de l‟autre, et vice-versa. C‟est cet élément, précisément, qui
constitue la pièce indispensable qui nous manquait plus haut, à la recherche de laquelle
nous nous sommes penché sur les manuscrits et dont la première trace avait été repérée
dans cette formule, qui nous avait un peu frappé, selon laquelle il y aurait une
« attribution préalable de certains significations à certains signes, ou réciproquement »
(AdeS 372, f. 29 [cf. ELG, p. 29] ; cf. ci-dessus).
Le temps est venu d‟analyser cet élément, et avec lui le modèle dont il est, à notre
sens, la pièce fondamentale.
La question à laquelle nous aurons à répondre est formulable ainsi : cette « attribution
préalable de certains significations à certains signes » peut-elle être réduite au « principe
des oppositions » ? Autrement dit : le « principe des oppositions » est-il un argument
suffisamment puissant pour expliquer cette « attribution » ? La réponse est à nos yeux
évidente : non. Nous essayerons de voir pourquoi.

7.5.4.3 Construction du modèle d’oppositions complexes

Partons de la considération du rapport vertical entre « forme » et « idée », ce rapport


qui, selon le dernier passage reproduit, est constitutif (déterminant) et de la « forme » et
de l‟« idée ». Ce rapport n‟est donc pas simple ; il n‟intervient pas entre une « idée » et
une « forme », selon cette première expression « encore grossière » que Saussure figure
ainsi :

𝑎
A

Mais constitue un phénomène complexe, ayant lieu entre une « idée » et plusieurs
« formes », ou vice-versa :

𝑎 𝑎𝑏𝑐

AHZ A

319
Or, pourquoi est-on autorisé d‟affirmer qu‟une « forme », par exemple la forme « A »,
est la contrepartie de plusieurs « idées », ou vice-versa ? Pourquoi une configuration
comme celle que Saussure propose ci-dessus est-elle justifiable ? Si cette configuration
est justifiable – si l‟on peut affirmer qu‟une forme « A » est en rapport avec plusieurs
idées (« a », « b », « c ») – c‟est parce que (et dans l‟exacte mesure où) d‟autres formes
existant dans le système seraient en situation de prendre en charge les différents éléments
de cette pluralité. Saussure le dira un peut plus loin à propos de la polysémie, en indiquant
la convenance d‟« éliminer » l‟idée suivant laquelle on évoque volontiers « les divers sens
d‟un mot »,

[…] qui ne sont <seraient> divers que s‟ils sont exacte[men]t définis par chacun par un
autre mot. (AdeS 372, f. 92 [= 372 bis, f. 11/7] [cf. ELG, p. 53])

Si l‟on importe cette formule à notre exemple, on dira, mutatis mutandis, que si une
« forme » (« A ») peut être dite porteuse d‟une diversité d‟« idées » (« a », « b », « c »),
c‟est que ces « idées » sont déterminées chacune par une « forme ». Si « b » et « c » sont
donc discernables, nous serons alors contraint de postuler l‟existence, aux côtés de la
forme « A » et dans le même système, d‟une forme « B » et d‟une forme « C ».
Autrement cette « diversité » sémantique susceptible d‟être prise en charge par la forme
« A » ne serait pas discernable.
Des schémas aideront à le montrer.

Par souci de clarté, nous reprendrons l‟argument dès le début. Première vérité : ni les
« idées » (= « sens », = « signification ») ni les « formes » (= « signes ») n’existent
qu’intiment (inséparablement) liées les uns aux autres, de sorte que la simple évocation
d‟une « forme » impliquera en même temps qu‟elle soit affectée à une certaine extension
(si l‟on nous permet d‟évoquer dès à présent la métaphore saussurienne) de masse
sémantique. Représentons cette idée comme suit (où « A » représente une « forme » et
« a » une « idée ») :

320
Deuxième vérité (corrigeant la première) : une « forme » n’est pas associé à une, mais
à plusieurs « idées » (et vice-versa228). On représentera ceci en insérant, aux côtés de
l‟idée « a » et toujours sous l‟égide de la forme « A », d‟autres « idées » ; par exemple :
« b » et « c ». Ceci ne veut pas dire que l‟extension de masse sémantique inhérente à la
forme « A » ait augmenté, selon ce que l‟on pourrait représenter, de manière encore
imparfaite, ainsi,

mais que cette extension de masse sémantique se trouve aussi, dans une certaine mesure,
être du ressort des formes « B » et « C » – ce qui donnerait, schématiquement, quelque
chose de cet ordre229 :

228
Ce « vice-versa », que nous ne prenons pas encore en compte dans nos représentations, sera récupéré à la
fin de l‟analyse.

229
Nous conservons l‟augmentation du segment représentant l‟« extension sémantique » inhérente à la
forme « A », mais elle est, dans notre figuration du phénomène, à négliger : il ne s‟agit que d‟un artifice
purement pratique, n‟ayant d‟autre but que de permettre de dessiner des lettres « b » et « c » à côté de la
lettre « a ».
321
Sans la présence des formes « B » et « C », le segment de sens « b » et le segment de
sens « c » ne seraient pas discernables : ils fondraient dans un tout indistinct représentant
une seule extension de masse sémantique, celle inhérente à la forme « A » (le schéma
n‟en différerait pas, structuralement, topologiquement, du tout premier modèle proposé :
« a/A »). Ce principe, qui répond à l‟idée que nous avons trouvée dans le passage
précédemment cité à propos de la polysémie, représente ce que nous appellerons la
troisième vérité : les divers sens d’une forme ne seraient divers que s’ils étaient définis
chacun par une autre forme.
Prenons maintenant la forme « B », sans laquelle l‟idée « b », incluse dans le champ
sémantique de la forme « A », n‟aurait pas d‟existence discernable. Par les mêmes
trois vérités qui ont servi de base à la construction du modèle justifiant (déterminant)
l‟existence de la forme « A », on sait que : a) cette forme « B » doit avoir une contrepartie
sémantique ; b) cette contrepartie doit être plurielle ; c) cette pluralité sémantique doit
trouver son appui dans une pluralité formelle. Nous savons également que l‟« extension
sémantique » inhérente à cette forme « B » doit différer de celle inhérente à la forme
« A » : autrement il serait question de la même « forme » (ce qui est exclu par la
prémisse, qui requérait, précisément, que « B » soit différente de « A », et puisse en tant
que telle justifier que « b » soit discernable), et aussi que l‟« extension sémantique » de
« B » compte, parmi ses composants, l‟idée « b » (partagée avec la forme « A »). Si cette
forme « B » est différente de la forme « A », elle devra alors comporter, au plan
sémantique, au moins un élément qui la distingue. Si la forme « A » avait comme
contrepartie sémantique les idées « a », « b » et « c », on imaginera alors, comme
contrepartie sémantique de la forme « B », les idées « b », « c » et « x » (cette dernière
doit nécessairement trouver son appui dans une forme « X »)230 :

230
Nous mettons en gris tout ce qui, de la détermination de la forme « A », ne concerne pas directement la
forme « B ».
322
Voilà donc la forme « B », dont l‟existence avait permis de discerner l‟élément « b »
dans l‟extension sémantique inhérente à la forme « A » (« a b c »), déterminée à son tour
par son rapport à trois « idées » : « b », « c » et « x ». Il ne nous manque qu‟un seul
élément pour que le schéma soit complet : la détermination de la forme « C », qui justifie
que l‟élément « c », dans l‟extension sémantique « a b c » (inhérente à la forme « A »),
soit discernable. En appliquant les trois vérités qui régissent le modèle, et en tenant
compte de ce que l‟on sait (que l‟« extension sémantique » inhérente à la forme « C » doit
différer de celles inhérentes aux formes « A » et « B » d‟au moins un élément), on tracera
comme suit la détermination de la forme « C »231 :

Avec la détermination de la forme « C » par les idées « c », « x » et « x‟ » nous avons


au complet le schéma qui justifie que la forme « A » puisse être dite « porteuse » de trois
idées : « a », « b » et « c ». Nous avons, comme contrepartie de chacune de ces « idées »,
une « forme » (différente de la forme « A ») qui la justifie et qui, comme telle, est en
rapport non avec une, mais avec plusieurs « idées ». Le procédé devrait, certes, continuer,
car on a fait appel, pour justifier (pour déterminer) l‟existence des formes « B » et « C »,
aux segments idéiques « x » et « x’ », dont les formes, « X » et « X’ », n‟ont pas trouvé
leur détermination exhaustive (conforme aux trois vérités précédemment exposées). Mais
cet échantillon suffit pour montrer la structure du modèle.
Cette mécanique étant généralisable à toutes les entités existant dans le système, ce
serait donc par cette espèce de superposition (partielle) des entités les unes sur les autres
que la « masse sémantique » se verrait découpée, rendant justifiable (rendant possible)
que l‟on puisse parler des diverses « idées » étant la contrepartie d‟une seule et même
« forme » ; et – la chose est évidente – vice-versa, car la même chose est valable pour le
plan formel. Si l‟on examine le modèle que nous avons construit, en effet,

231
Nous mettons en gris tout ce qui, de la détermination des formes « A » et « B », ne concerne pas
directement la forme « C ».
323
on notera que, tout comme la forme « A » est susceptible d‟être corrélée avec trois
« idées » (discernables de la manière que nous venons de voir), l‟idée « c » – par exemple
– se trouve elle aussi en situation de l‟être avec trois formes : « A », « B », et « C ». Ce
qui nous ramène exactement au schéma saussurien que nous voulions justifier, à savoir :
la possibilité de l‟existence d‟une « idée » corrélée à plusieurs (trois) « formes » et d‟une
« forme » corrélée à plusieurs (trois) « idées »232.

𝑎 𝑎𝑏𝑐

AHZ A

Une fois le mécanisme rendant possible la délimitation (la segmentation) des masses
sémantique et formelle ayant été explicité, et en sachant dès lors pourquoi (et en quel
sens) peut-on admettre qu‟une « forme » puisse être la contrepartie de plusieurs « idées »
(et vice-versa), nous traduirons ce modèle à une configuration de rapports – ce qui
revient exactement au même, mais qui, étant plus facile à représenter, doit aussi être plus
facile à comprendre. L‟opération pourra être également lue comme une récapitulation des
dernières lignes de notre analyse.

La structure fondamentale des rapports entre les « formes » et les « idées » n‟est donc
pas, comme nous venons de le voir, figurable ainsi :

232
Il est tout à fait remarquable que l‟exemple de Saussure comporte trois idées et trois formes : ce chiffre
constitue, en effet, le minimum indispensable pour que la structure de ce modèle tienne. Si l‟on n‟avait que
deux idées et deux termes, non seulement la non-conformité des plans formel et idéique ne serait pas
démontrable, mais l‟on n‟aurait même pas le moyen de maintenir ces deux « touts » (forme-idée, forme-
idée) comme différents l‟un de l‟autre : ils fondraient dans une seule entité (double, évidemment) et l‟on
retomberait donc sur le schéma à une idée et une forme. Cette démonstration n‟étant pas essentielle à notre
argumentation, nous cédons au lecteur le plaisir de le constater…
324
Car une « forme » n‟est pas en rapport avec une, mais avec plusieurs « idées ». La forme
« A » devrait donc pouvoir assumer la part de plusieurs « idées », par exemple : « a »,
« b », et « c »233 :

Or ces idées ne sauraient être discernées, comme nous l‟avons vu, si elles étaient
déterminées chacune par l‟existence d‟une autre « forme ». Si « b » et « c » existent, il
doit également exister « B » et « C ». Représentons donc les formes « B » et « C » :

Ces deux nouvelles formes, à leur tour, ne peuvent pas être en relation avec une seule
« idée », car cela nous ramènerait, en ce qui les concerne, au premier schéma, et ce
schéma est dénié par Saussure. Ces formes doivent maintenir des rapports avec plusieurs
idées. Disons, donc, par exemple, que la forme « B » est en rapport avec « b », « c » et
« x », et que la forme « C » l‟est avec « a », « c » et « x’ » :

233
Nous laissons en gris, dans les schémas qui suivent, tout ce qui aura été acquis, à chaque pas, dans
l‟échelon argumentatif précédent.
325
Or, de nouveau : ces idées « x » et « x’ », ne seraient discernables si elles ne trouvaient
pas appui chacune dans une forme quelconque. Dès que l‟on admet leur existence, on est
également forcé d‟admettre celle des formes « X » et « X’ », et ainsi de suite :

La description intégrale du système serait interminable : chaque terme devrait être justifié
par l‟existence d‟autres, qui devraient à leur tour être justifiés par la présence d‟autres, qui
devraient être justifiés par l‟existence d‟autres… Plus on avancerait dans l‟adjonction de
nouveaux termes (nécessaires pour en justifier d‟autres), plus les termes seraient précisés,
plus leur extension sémantique se verrait restreinte, mieux la masse formelle serait
délimitée et mieux les entités seraient, donc, déterminées. Quelles entités ? Toutes : et
celles, doubles, issues de la combinaison des « formes » et « idées » ; et celles, simples,
faisant partie de ces combinaisons (« formes » d‟un côté ; « idées » de l‟autre).
Le schéma que l‟on obtiendrait, même à une étape incomplète de la description du
système (mais est-il possible de la compléter ?), serait donc horriblement complexe, mais
le mécanisme le rendant possible – fort simple – serait toujours le même. Si nous
avançons juste un peu dans ce chemin, ne serait-ce que pour admettre les entités « Z/z » et
« H/h » et rester ainsi près des formules de Saussure, on arrivera à quelque chose pouvant
se présenter de cette manière :

Ce modèle a été donc construit, comme nous venons de le voir, à partir de la


considération des rapports verticaux entre les termes, suivant les trois vérités que nous
avons précédemment énoncées et qui pourraient être réduites, en réalité, au nombre de
deux (la première étant comprise dans la deuxième) : a) chaque « forme » est en rapport
plusieurs « idées », et vice-versa ; b) chaque « idée » est nécessairement en rapport avec
une « forme ». Or cette structure est parfaitement compatible avec les principes du
modèle que nous voulions (et ne n‟avions pas pu auparavant) justifier. Nous sommes
326
parvenus, en effet, à une structure dont on pourrait effectivement se dire « obligé »,
littéralement et avec toute pertinence, de décrire comme un « fait GÉNÉRAL et
COMPLEXE », « composé de DEUX FAITS NÉGATIFS » (AdeS 372, f. 30 [cf. ELG, p.
29] [cité supra]) ; un modèle où n‟importe quel élément se trouve, comme Saussure le
prescrivait, dans la situation de : a) s‟opposer à d‟autres éléments de son ordre ; b) être la
contrepartie d‟un élément d‟un ordre distinct ; c) ce dernier élément se trouvant
également dans la situation de (a) s‟opposer à des éléments de son ordre Ŕ et que cela
représente un modèle irréductible (irréductible, en particulier, à celui découlant des
feuillets 25/29, dont la configuration minimale comportait un rapport entre deux termes).

Quel est l‟élément qui a contribué à surmonter les premiers écueils rencontrés ?
Quelle est la pièce argumentative qui nous a permis de construire ce modèle négatif et
complexe, constitué des rapports entre éléments relevant de deux plans irréductibles ? Cet
élément, dont nous étions conscients de la nécessité mais dont nous n‟avions pas trouvé
de trace dans les premiers arguments examinés, consiste tout simplement à admettre que :

a) « si l‟on prend pour base la forme A, on embrassera plus ou moins exactement un


certain nombre d‟idées a b c »
b) « si l‟on prend pour base l‟idée a on embrassera plus ou moins exactement un
certain nombre de formes AHZ »
(cf. AdeS 372, f. 57 [cité supra, p. 316])234

Autrement dit : les plan des « idées » et celui des « formes », bien qu‟ils soient l‟un et
l‟autre régis par les mêmes lois (le principe des oppositions), ne sont pas conformes, ils ne
se correspondent pas, ils ne sont pas, donc, en rapport bijectif : à un point quelconque
déterminé dans un plan pourront donc correspondre plusieurs points du plan opposé, et
vice-versa.
Or ceci (on s‟en doutait) comporte des conséquences théoriques profondes. Cette
configuration met en échec, en effet, et nous l‟affirmons avec pleine conscience des
implications que cela comporte, la toute-puissance du principe des oppositions – d‟après
lequel, selon l‟une des formulations les plus affectées, « toute espèce de signe existant

234
Ici, nous avons purgé le texte des biffures.
327
dans une langue » aurait une valeur « essentiellement, éternellement négative » (cf. AdeS,
f. 78 [cf. ELG, p. 48] ; cf. p. 86). La description exhaustive du modèle « négatif et
complexe » que nous venons de reconstruire – « composé », comme on l‟a vu, « de
DEUX FAITS NÉGATIFS » – est radicalement hors de la portée du principe des
oppositions. Autrement dit, et plus précisément : cette configuration comporte des
éléments qui excèdent les critères purement oppositifs, négatifs, différentiels.
En se tenant à ces critères purement oppositifs, négatifs et différentiels que Saussure
nomme « principe des oppositions », on pourra établir, certes, que n‟importe quel
« terme » est différent du reste des termes de son ordre :

On pourra aussi, si l‟on veut, prétendre (et même exiger) que chaque « terme », différent
en soi du reste des « termes » de son ordre, soit nécessairement associé à un « terme » de
l‟ordre opposé :

On pourra même prétendre, en avançant d‟un pas vers la dernière configuration, que
ce dernier schéma est incomplet, et que chaque « idée » doit nécessairement garder un
rapport avec plus d’une « forme », et une « forme » avec plus d’une « idée ». Mais – et
voici la limite – on ne saurait jamais, sans appel à des critères externes, quelles « idées »
seront attribuables à quelles « formes », ni quelles « formes » seront attribuables à
quelles « idées ».
Or ceci représente un problème, et le problème est non mineur. N‟avait-on admis
qu‟« il n‟y a d‟autre détermination que celle de l‟idée par la forme et celle de la forme par
l‟idée » (AdeS, f. 58 ; cf. supra) ? Or si chaque « forme » doit être nécessairement
corrélée avec plusieurs « idées » (et vice-versa), et si cette multiplicité de rapports ne peut
pas être déterminée suivant les critères dont on dispose (le principe des oppositions), les
« formes » elles-mêmes se trouveraient dans la fâcheuse situation d‟être non
328
déterminables. Il se poserait alors une question fondamentale : soit on recule d‟un pas, en
affirmant que les « formes » et les « idées » ne seraient déterminables que par le principe
des oppositions, en admettant que la multiplicité des rapports, existant probablement,
serait à négliger (en la confinant à la « parole », par exemple) ; soit on prend la
multiplicité de rapports comme élément constitutif des « formes » et des « idées », ce qui
nous forcera à admettre un critère externe qui serve à les déterminer. Externe à quoi ?
Externe au « principe des oppositions ».
La réflexion de Saussure – c‟est ce que nous tentons de montrer – alterne entre ces
deux positions. La première, la plus ambitieuse, la plus simple (elle se réduit à une seule
formule), la plus élégante, figure par exemple aux feuillets 25/29 : tout serait réductible à
ceci : les « formes » sont reconnues comme étant matériellement différentes les unes des
autres, et se trouvent par là déterminées. La seconde, plus complexe, moins ambitieuse
mais peut-être plus représentative de ce qui constitue une langue (en tant que système de
signes, au sens de 1911), figure un peu partout, et implique une « combinaison » de deux
systèmes s‟oppositions, l‟un d‟« idées », l‟autre de « formes » : c‟est celle qu‟on est en
train de reconstruire.

Nous venons d‟affirmer que le « principe des oppositions » est insuffisant, et qu‟il
doit exister, pour que le modèle d‟à présent soit soutenable, des critères externes à ce
principe (selon lequel tout serait parfaitement négatif, oppositif, différentiel). La pleine
assomption de ce critère externe qui est à la base de la dernière configuration est
clairement formulée par Saussure dans ce passage que nous avons déjà évoqué, auquel
nous avions promis de revenir et qui après notre analyse apparaîtra, nous l‟espérons, sous
une autre lumière :

[…] les valeurs dont se compose primordialement un système de langue […] ne


consistent ni dans les formes ni dans les sens, ni dans les signes ni dans les significations.
Il consiste dans Elles consistent dans la solution particulière d‟un certain rapport général
entre les signes et les significations, fondé sur la différence générale des signes + la
différence générale des significations + l’attribution préalable de certaines significations
à certains signes ou réciproq[uemen]t, [ ] (AdeS 372, f. 29 [=372 bis, f. 3g/1] [cf.
ELG, p. 29])

329
L‟affranchissement est net. La double chaîne différentielle de « formes » et
d‟« idées », répondant chacune au principe des oppositions et n‟existant que l‟une par
rapport à l‟autre, ne suffit pas. Il doit y avoir une « attribution préalable de certaines
significations à certains signes ou réciproquement ». Or – et voici l‟élément dont nous
avions avancé qu‟il serait dérangeant sur un point « central » – cette « attribution »,
déterminée si l‟on veut par toute une histoire des modifications aléatoires, au-delà de
toute volonté (individuelle ou collective) et entièrement abandonnée à sa propre dérive,
pourra être aussi radicalement arbitraire que l‟on voudra, mais elle ne sera jamais
réductible au « principe des oppositions », tel que nous l‟avons trouvé dans les textes
examinés. C‟est précisément ce que signifie, si nous entendons bien, le terme
« préalable » que Saussure glisse dans sa formule, à savoir : que le rapport vertical et
multiple existant entre les « formes » et les « idées » doit être conçu comme une donnée
première – id est non susceptible d‟être déduite, secondairement, de la simple opposition
des « idées » avec les « idées » et des « formes » avec les « formes ». Seule la présence de
cette « attribution » entendue comme une donnée première garantira que toutes les pièces
de l‟argument tiennent ensemble, et que ce schéma-ci soit justifié :

Or, si cette « attribution » est considérée comme une donnée première, non réductible
aux purs rapports d‟opposition, on sera alors forcé de nuancer les ambitions de certaines
formules qui voudraient que tout soit négatif dans la langue.
Cette concession est un élément que Saussure semble avoir eu du mal à admettre,
mais qu‟il a tout de même admis.

7.5.5 Admission de facteurs « positifs » dans la définition de « valeur »

Nous ne ferons pas allusion à ce fragment où, dans un passage biffé, Saussure
admettait qu‟« il n‟y a aucune détermination de l‟idée ni de la forme autant que par la
conjonction positive fuyante qui sera exprimée dans [ ] » (AdeS 372, f. 57 [=372 bis,

330
f. 6e/7] [cf. ELG, p. 40]). Non pas parce que le passage est barré, car nous ciblons une
problématique sur laquelle Saussure hésitait, et le fait qu‟il ait barré une phrase pourrait
être un signe additionnel de cela. Nous ignorons ce passage parce que, pour qu‟il puisse
nous rendre service, nous devrions pouvoir prouver que « positive » signifie ici « non
négative », et cela demeure dans ce cas incertain : « positive », dans « conjonction
positive », pourrait vouloir dire « effective », « concrète ».
Mais nous disposons d‟autres passages pour montrer que l‟abandon du principe des
oppositions et de la toute-puissance des critères purement négatifs fut considéré par
Saussure, bien que, comme on s‟y attendait, de manière hésitante.
Dans l‟un des tout derniers feuillets du manuscrit, par exemple, Saussure énonce une
idée qui, mise à côté des formules, si élégantes, postulant des « différences » ou des
« valeurs » éternellement pures, pourrait apparaître un peu rocambolesque, mais où le
taureau est pris par les cornes et les choses sont dites comme elles sont (on notera
l‟énorme quantité de biffures, de reprises et de phrases tronquées, ce qui suggère que la
formulation de cette idée comportait pour Saussure des difficultés) :

Le phénomène d‟intégration <(ou de post méditation <élaboration>) -réflexion est le


phénomène <double> qui résume toute la vie active du langage et par lequel [ 1° les
signes existants pro<é>voquent <MÉCANIQ[UE]m[EN]t>, par le fait <fruit> de leur
différence, des idées <et> <par le simple jeu <fait>> <fait de leur présence> et d‟où que
puisse venir cette différence de l‟état <presque> accidentel de leurs DIFFérences à
chaque moment de la langue, autant de un nombre égal d’oppositions <ni> <de valeurs ou
des concepts> d‟idées (les unes très générales, les unes générales, les de catégories
d’idées (les unes générales [ ] commu [ ] les autres parti [ ] tant géné [ ]) <non pas de
235
concepts> <de valeurs opposées p[ou]r236 notr[e] esprit> (tant générales que
particulières, les unes considérées comme <appelées> <par exemple> <catégories>
grammaticales, les autres comme <taxées de> faits de synonymie, ou de lexicologie
<etc.>) ; cette opposition <de valeurs> qui est un fait purement négatif <PUREMENT

235
Les éditeurs des ELG insèrent ici, dans leur version, un « mais » qui n‟existe pas dans le manuscrit.

236
Ou doit-on comprendre « par » ? Les deux lectures nous semblent admissibles, et la différence qu‟elles
comportent peut-être négligée. Que les valeurs ne soient pas opposées « par » notre esprit mais « pour »
notre esprit n‟enlève rien à cette évidence : cette opposition, soit-elle effectuée par qui que l‟on veuille, doit
être ressentie « par » l‟esprit.
331
NÉGATIF> se transforme en fait positif, parce que chaque signe apr, en évoquant une
antithèse avec un l‟ensemble d<es> autres signes comparables <à un égard
q[uel]conq[ue]> soit, en commençant par le général et en finissant par les catégories
générales et en finissant par les particulières, se trouve être délimité <, comme malgré lui
nous,> dans sa valeur propre. (AdeS 372, f. 188 [= 372 bis, f. 29j/1] [cf. ELG, pp. 87-88])

Premier pas dans l‟abdication : « cette opposition <de valeurs>, qui est un fait
PUREMENT NÉGATIF, se transforme en fait positif ». Sur ce point il ne peut pas y avoir
de doute : tout ce dont Saussure avait prôné une éternelle et pure différence « se
transforme », soudainement, en « fait positif ». Pourquoi ? Parce que chaque terme (ici,
chaque « signe »), en évoquant, par son simple existence, un « ensemble de termes
comparables » – c'est-à-dire d’un même ordre – qui ne sont pas lui et auxquels il
s‟oppose, « se trouve être délimité […] dans leur valeur propre ». Or n‟étaient-ce
précisément pas ces arguments que Saussure avait évoqués pour justifier les adverbes
« essentiellement » et « éternellement » qui, placés devant le terme « négative »,
décrivaient d‟après lui la nature de ce qu‟il nommait, justement, « valeur » ? « Toute
espèce de signe existant dans la langue », avait-on lu en effet,

[…] a une valeur purement <par> opposition, par conséquent purement négative non
positive, mais négative au contraire essentiellement NÉGATIVE, éternellement
NÉG [ ] (AdeS 372, f. 78 [=372 bis, f. 10a/2] [cf. ELG, p. 48]).

Ce qui lui avait permis d‟avancer cette formule :

On ne se pénétrera jamais assez de l‟essence purement négative, purement différentielle,


de chacun des éléments linguistiques <du langage> (absolument quelconques) auxquels
nous accordons une <précipita[mmen]t une> existence : il n‟y en a aucun, dans aucun
ordre, qui possède cette existence supposée… (AdeS 372, f. 128 [=372 bis, f. 20b/1] [cf.
ELG, pp. 64-65]).

Dans le passage que l‟on examine à présent, ce « fait PUREMENT NÉGATIF se


transforme en fait positif » par les mêmes exactes raisons qui avaient permis de postuler

332
qu‟il était purement négatif. Comment ? Saussure – ni personne, à notre connaissance –
n‟a pu le montrer.
Au lieu de s‟empresser d‟admettre une cohérence forcée, nous serions tenté de voir,
sur ce point, l‟une des abscisses où Saussure n‟est pas arrivé jusqu‟au bout de sa
réflexion. (C‟est ici, notons-le en entre parenthèses, que l‟analyse de Patrice Maniglier,
par ailleurs excellente, s‟écarte de la notre. Maniglier suit Saussure dans l‟idée d‟une
« émergence » possible (et même nécessaire, ajoute-t-il) des « positivités […] de la
double détermination des différences qualitatives » (dans notre analyse, les deux systèmes
oppositifs) : « de la simple corrélation entre différences, peuvent naître des termes
positifs » (Maniglier, 2007, p. 300). Cette conversion de faits négatifs en faits positifs est
quelque chose que nous ne pouvons pas accepter sans un argument solide. Sans le recours
à autre chose que des faits négatifs, les faits négatifs ne peuvent que demeurer négatifs.)
Osera-t-on donc admettre que Saussure avait tort ? Bien que l‟idée soit implicitement
bannie dans tout un secteur de la tradition des études Saussuriennes (avec quelques rares
exceptions, parmi lesquelles Godel, Amacker, Frei), le fait ne devrait pas être à exclure.
Or, plutôt que de s‟ériger en juge de vérité, il nous semble plus intéressant d‟essayer de
saisir par quelle logique le « maître » a pu se voir amené à formuler ce principe qui serait
ultérieurement délaissé.
Saussure, qui semble s‟être aperçu des limites des critères purement négatifs de
détermination des entités, semble avoir voulu insérer, dans un premier temps, l‟idée que
ces « faits positifs » découleraient également du principe des oppositions. Mais
l‟opération, il faut bien l‟avouer, est jusqu‟ici maladroite. La suite de la citation, encore
illustrative de cette difficulté, nous remettra sur la piste des fondements (étrangers au
« principe des oppositions ») de cette positivisation du modèle. Il s‟agit de l‟exemple
(fantastique) de la langue à deux termes :

Ainsi <d[an]s> une langue composée au total de 2 signes, comme pa et ta <ba et la>,
disposera au total sera en état la totalité des notions qui frapperont <perceptions confuses
de> l‟esprit viendra NÉCEssai[remen]t se classer ranger <ou sous> une 1e idée générale
pa ba et une <ou s[ou]s> 2e idée générale ta la : l‟esprit trouvera, du simple fait qu‟il
existe une différence ba Ŕ la et qu‟il n‟en existe pas d‟autre, un caractère commun à
l‟ensemble des notions classées sous ba, et distinctif de celles une g[ran]de distinction
caractère distinctif quelconque permet[an]t lui permettant régulièr[emen]t de classer
l‟idée ou sus ba ou sous la de tout classer sous l‟un<e> 1er ou sous l‟autre <le 2d> des 2
333
signes <chef> <(par exemple l‟idée la distinction de solide et de non solide)> ; à ce
moment la somme de sa connaissance positive sera représentée par l‟idée <le caractère>
commune qu‟il attribue <se trouve avoir attribué> aux choses ba et le caractère commun
qu‟il se trouve avoir attribué aux choses la ; (AdeS 372, f. 188-189 [= 372 bis, f.29j.1-2]
[cf. ELG, p. 88])

Voilà donc encore, à l‟avant dernière ligne, ce verbe « attribuer » que nous avons déjà
rencontré comme faisant obstacle au pur « principe des oppositions » et comme
justification du modèle négatif et « complexe » que nous avons reconstruit. Nous ne nous
interrogerons pas sur les conditions de possibilité de cette singulière langue à deux
termes, mais on notera que dans l‟exemple de Saussure, cette « attribution » suppose une
activité de l‟esprit qui se superpose à l‟existence des différences pures. Elle se superpose,
c'est-à-dire : elle n‟y est pas réductible. Saussure a pourtant voulu minimiser l‟importance
(l‟existence) de cette activité supplémentaire (et donc non réductible) au principe des
oppositions, en remplaçant la première formule, selon laquelle « l‟esprit […]
attribue[rait] » certains « idées caractères » à certains « signes », par une tournure
impersonnelle : « le caractère commun qu‟il se trouve avoir attribué aux choses
[représentées par le signe] ba ». La suite de l‟argument continue dans la même ligne, et
demeure au plus haut point éloquent. On y lit en effet ceci :

[…] ce caractère est positif,

Nous nous permettrons, une fois de plus, d‟interrompre le discours du « maître », afin
de générer un effet de ponctuation et donner tout son relief à ce que Saussure a du mal à
admettre : ce caractère est positif. Point. Cette phrase, comme le lecteur le devine, est
succédée par un « mais », mais ce « mais » n‟enlève rien à ce qu‟il vient d‟écrire, que peu
d‟auteurs citent et que, contrariant les convenances stylistiques, j‟oserai répéter : ce
caractère est positif. L‟argument qui suit, par ailleurs, où Saussure tente de justifier le
caractère secondaire de ce phénomène positif, est encore une fois biscornu :

[…] ce caractère est positif, mais il n‟a <jamais> cherché d‟abord <en réalité> que le
caractère négatif qui pût permettre de décider entre ba et la ; il n‟a pas <point> essayé de
coordo réunir et de coordonner, il a uniquement voulu différencier, et ensuite Mais. <Or
et enfin> il n‟a voulu différencier que parce que le <l‟exist. du> signe <le fait <extérieur

334
<impression <perception <matériel>>>> de la prés[ence] du sig[ne]> différent qu‟il avait
reçu l‟y forçait matériellement impéri impérieusement que machi sans aucune autre
activité <aussi> <l‟y invitait et l‟y forçait> <amenait> impérativement, en dehors de son
[ ] (AdeS 372, f. 189 [= 372 bis, f. 29j/2] [cf. ELG, pp. 87-88])

Admettons, si l‟on veut, que l‟esprit était « forcé », qu‟il ne « voulait pas », qu‟il « n‟a
pas essayé » de « réunir et coordonner », qu‟il « voulait uniquement différencier »237 et
tout ce que l‟on voudra : la vérité est que l‟esprit a dû attribuer certains « idées caractères
communs » à certains « signes » (et réciproquement), et que ce phénomène est un fait
positif, c'est-à-dire non réductible à des critères négatifs. C‟est Saussure qui le dit. Et il le
dit, même s‟il hésite, en toutes lettres. Il avait manifestement du mal à l‟admettre, mais il
l‟admet, et l‟on aurait tort de l‟ignorer en ne répétant que ses formules les plus
ambitieuses, sans prendre en considération les doutes, les tâtonnements, les contradictions
et les aléas d‟une réflexion toujours en mouvement, projetée ici sur un tas hétérogène de
bouts de papiers que l‟on s‟est habitué à nommer « De l‟essence double du langage » et
que Saussure décida, pendant vingt ans de lucidité, de ne pas publier.

7.5.6 Récapitulatif - Conclusion

Retraçons schématiquement, avant de dresser une conclusion, les éléments que nous
avons cueillis tout au long de l‟analyse de ce manuscrit.
Nous avons en premier lieu rencontré, sous le nom de « principe des oppositions »,
des critères de définition de la notion de « valeur » qui apparaissaient tout à fait
conformes à ceux que nous avions rencontrés auparavant, dans les tout premiers travaux
de Saussure, inscrits encore dans le sillon de la grammaire comparée et portant, de
manière générale, sur des entités phonétiques et/ou phonologiques. La présence d‟un
« son » ou d‟un « phonème » n‟avait « de valeur », avait-t-on lu, « que par opposition »,
et le simple fait d‟exister, pour un « phonème » (de même que pour un « son », ce qui
poserait des problèmes que nous n‟avons pas voulu considérer), équivalait à différer,
c'est-à-dire à s’opposer à d‟autres « phonèmes ». Nous avons ensuite vu Saussure énoncer

237
On aurait presque l‟impression que Saussure demande pardon !
335
une généralisation de ce principe à « toute espèce de signe existant dans la langue » –
même aux « phrases » – et postuler même une réduction des caractères sémantiques des
entités linguistiques à ce même principe. Une « forme » (= « signe »), avait-on vu dans ce
sens, « ne signifie pas, mais vaut ». C‟est sur ce dernier élément que nous avons concentré
notre attention. Notre intention était de déceler ce que cela pouvait signifier, pour une
« forme », qu‟elle vaille sémantiquement. Or nous avons été porté à reconnaître deux
voies (divergentes) suivant lesquelles une « forme » peut valoir d‟un point de vue
sémantique.
La première conception de « valeur » (sémantique), héritière directe et inchangée du
« principe des oppositions », se confondait avec la « valeur » des « formes » (=
« signes ») établie d‟un point de vue formel (Saussure disait même « matériel »).
Autrement dit : le fait qu‟une « forme » vaille sémantiquement voulait dire (était « la
même chose ») qu‟elle diffère et donc s’oppose purement et simplement (et d‟un point de
vue matériel) au reste des « formes ». Ceci constituait même sa seule et unique raison
d‟être : exister, pour une « forme », équivalait à ce stade à « différer de », ce qui
équivalait à « valoir ». C‟est l‟argument que nous avons trouvé aux feuillets 25 et 29 du
manuscrit. La représentation minimale de cet argument comportait, comme nous avons
essayé de le montrer, un rapport (oppositif) entre deux « formes ». Les caractères
sémantiques inhérents à ces « formes » se confondaient avec (et dans) cette formule.
La deuxième manière de valoir s‟est présentée à nos yeux de manière plus
problématique. Nous avons été amené à admettre, en effet, peu à peu, une configuration
plus complexe, où l‟existence d‟une « forme » impliquait un double système
d’oppositions, l‟un de « formes » (ou « signes »), l‟autre de « sens » (ou
« significations »), de sorte que la détermination de cette « forme » et donc celle de sa
« valeur » impliquait non seulement que cette « forme » soit différente du reste des
« formes », mais aussi qu‟elle soit inséparablement liée à une contrepartie sémantique qui
se trouvait, elle-même, être différente d‟autres « contreparties sémantiques ». Ce modèle,
dont le schéma minimum comportait trois rapports entre quatre termes, nous avons
proposé de le dessiner soit ainsi :

Soit ainsi :

336
Or, même si ces deux configurations satisfaisaient aux trois prémisses du principe,
nous n‟avons pas hésité à souligner la nécessité théorique de sauvegarder la dernière, où
l‟opposition d‟une « forme » avec une autre « forme » peut ne pas impliquer, avait-on dit,
que tous les éléments participent à cette opposition. Sans cette alternative, les unités
finiraient par devenir indécomposables et le modèle retomberait inévitablement dans
l‟argument des feuillets 25 et 29 : les trois rapports entre quatre termes seraient
réductibles à un rapport entre deux termes. Nous ne disposions pas, à ce stade, des
éléments nécessaires à expliquer ce schéma. Mais nous sommes resté à la recherche de
l‟argument qui le justifierait, car Saussure disait se voir « obligé » de le poser, et de poser,
en conséquence, un modèle de « forme » également complexe, et de poser, en
conséquence, un modèle de « valeur » également complexe. Nous avons cru trouver cet
élément dans l‟admissibilité, dans la structure logique du modèle, de l‟existence des
rapports multiples et non symétriques entre les « formes » et les « idées ». Là, il s‟est posé
une question fondamentale.
Nous avons vu que la multiplicité des rapports verticaux n‟était pas inférable à partir
des seuls critères régissant le « principe des oppositions », et que, même si Saussure
exigeait leur existence, il manquait toujours l‟élément qui le soutiendrait. Or sans cet
élément le modèle tombait à plat, car les « formes » et les « idées » étaient définies, à
l‟intérieur de ce nouveau modèle, comme étant déterminées par ces rapports verticaux : si
ces rapports étaient non déterminables, alors les « formes » et les « idées » seraient elles-
mêmes, par contrecoup, indéterminables également. La structure du modèle, donc,
s‟effondrerait. A moins que l‟on décide – avait-t-on suggéré – d‟exclure ces rapports
verticaux de l‟essence de la langue (en les confinant par exemple à la parole) et que l‟on
décide de ne conserver comme pertinents que les rapports horizontaux ; à moins que l‟on
insiste, en d‟autres termes, sur la réductibilité de tout au schéma qui découlait des
arguments des feuillets 25 et 29, id est au « principe des oppositions » (« pures » et
« simples »). Dans ce cas, tout pourrait être dit « négatif, relatif, différentiel ». Or il n‟est
pas clair que Saussure ait voulu rester à ce niveau. Tout semble indiquer, au contraire, que
sa réflexion, progressivement, s‟en écartait. A la fin du manuscrit (ou plus précisément :

337
dans les derniers feuillets selon l‟ordre dans lequel on les a retrouvés), Saussure
commence à admettre qu‟il existe quelque chose de positif. Mais où résidE cette
positivité ? Dans une « attribution » de certaines « idées » à certaines « formes », et
réciproquement. Saussure était-il sûr de ce qu‟il avançait ? Certainement pas. Il a avancé
cet élément de manière hésitante et, semblerait-il, de très mauvais gré. Il a tout tenté pour
ne pas l‟admettre. Il a tout tenté pour essayer de le réduire au « principe des
oppositions », à des caractères éternellement négatifs, mais ces tentatives, qui restent à
l‟état d‟une ébauche, apparaissent maladroites et non explicatives, à dire vrai, du
phénomène qu‟elles étaient supposées expliquer. Pourquoi Saussure avait-il du mal à
l‟admettre ? On ne le saura jamais avec certitude. Probablement pour un pur souci de
symétrie (si l‟on avait été plus courageux, on aurait pu dire « par esprit de système »). La
tentation était forte de pouvoir tout réduire à une seule formule, simple, élégante, et
défiant l‟intuition et deux mille ans de philosophie occidentale.
Mais cet aspect de la chose est ce qui intéresse le moins notre argumentation. Ce qui
intéresse notre argument est que si l‟on admettait cet élément, si l‟on acceptait cette
attribution préalable de certaines « idées » à certaines « formes » et réciproquement, cet
élément justifierait ce qui autrement resterait (à nos yeux) injustifiable, à savoir : que les
« formes » et les « idées » n‟existent que les unes intiment liées aux autres (rapports
verticaux), en même temps que déterminées les unes et les autres par opposition au reste
des termes de son ordre (rapports horizontaux), et que ce modèle soit irréductible
(méthodologiquement, logiquement, théoriquement) à un système d‟oppositions simples.

Nous ne prendrons parti ni pour l‟un ni pour l‟autre de ces deux modèles. Nous dirons
simplement que l‟un implique une notion de « forme » simple, dont l‟opposition aux
autres « formes » suffit à (et constitue la seule voie pour) les déterminer. La notion de
« valeur », dans ce modèle, serait simple, négative, oppositive, relative et différentielle.
Dans le deuxième modèle, les « formes » ne seraient déterminables que par un triple
jeu de rapports, inséparables et irréductibles, consistant soit dans la conjonction (premier
rapport, vertical) de deux courants de rapports (deuxième et troisième rapports,
horizontaux) oppositifs (l‟un de « formes » proprement dites, l‟autre d‟« idées »), soit
dans la conjonction (rapport horizontal) de deux conjonctions (rapports verticaux unissant
des « formes » et des « idées »). Ce noyau irréductible ne comporte pas de privilège quant
à l‟importance des rapports. Si une « forme » existe, c‟est qu‟elle implique et qu‟elle est

338
différente d‟une autre « forme » et quelle est en rapport avec des « idées ». Mais la
structure du modèle ne tiendrait que si la distribution, pour ainsi dire (si l‟on peut utiliser
ce verbe sans qu‟il implique une volonté, ni individuelle ni collective ni consciente ni
inconsciente), entre les « idées » et les « formes », l‟assignation des unes aux autres et
vice-versa, était déterminée par un critère quelconque.

On pourra si l‟on veut imaginer des facteurs susceptibles d‟incarner cet élément sans
se voir obligé de faire allusion à des critères positifs, quoique je ne sais si l‟on arriverait
par cette voie à quelque chose de soutenable. Cela sera la tâche, en tout cas, des
théoriciens défenseurs de la négativité à outrance. Notre démarche ne nous y oblige pas.
Notre devoir était de relever, dans les manuscrits de Saussure, ce que Saussure à écrit à ce
propos, à savoir : qu’il y a une attribution préalable de certaines « idées » à certaines
« formes » et vice-versa, et que cette attribution est un fait positif.
Étant donné que cet élément résout tous nos doutes, nous pouvons quitter l‟analyse de
ce texte et laisser les négativistes continuer de débattre, en décontextualisant les
affirmations de Saussure (car ignorer ses hésitations et ne conserver qu‟un certain nombre
de formules est bel et bien une espèce de décontextualisation) pour trouver leur éternelle
pureté.

Post-scriptum

Nous poserons, avant d‟avancer dans l‟analyse, une dernière question, contraire aux
remarques qu‟aurait pu émettre un défenseur hypothétique des thèses négativistes, qui
pourrait également se présenter à l‟esprit du lecteur, à savoir : est-il vrai que Saussure a
voulu, à un moment donné de sa reflexion, tout réduire à la valeur différentielle « des
formes » considérées en elles-mêmes ? Est-il vrai que ce modèle d‟oppositions simples
que nous avons baptisé « des feuillets 25/29 » était effectivement présent à la réflexion de
Saussure, ou s‟agit-il tout simplement d‟une formulation malheureuse, voire d‟une
interprétation erronée de notre part ? Deux éléments, en plus de ceux que nous avons déjà
fournis, nous font penser que l‟argument a été effectivement considéré par Saussure. Le
premier : le « principe des oppositions », dans son degré le plus « rudimentaire » –
appliqué donc aux « sons » (sans rapport à la signification), aux « allophones » et aux

339
« phonèmes » (avec rapport à la signification) –, y serait parfaitement réductible, et les
premières traces du principe que nous avons retrouvées s‟y accordent parfaitement. Le
second : une fois que la généralisation du principe au plan sémantique était accomplie, et
après avoir acceptée la nécessité (on est « obligé », disait-il) de postuler un modèle « à la
fois négatif et complexe », issu de la combinaison de deux systèmes d‟oppositions dont la
représentation minimale comportait trois rapports entre quatre termes, Saussure
s‟interrogeait encore sur la possibilité de revenir au modèle des oppositions simples,
comme il apparaît dans ce fragment où il donne un nom à ses idées :

C‟est ce que nous appelons QUATERNION FINAL et, en considérant les 4 termes dans
leurs rapports : le triple rapport irréductible. C‟est peut-être à tort que nous renonçons à
réduire ces trois rapports à un seul, mais il nous semble que cette tentative <commencerait
à> dépasserait la compétence du linguiste. (AdeS 372, f. 57 [= 372 bis, f. 6e/7] [cf. ELG,
p. 39])

A moins que l‟on admette que Saussure envisageait ici la possibilité de redevenir
nomenclaturiste et de ne considérer que le seul lien existant, à l‟intérieur d‟une « signe »
(au sens de mai 1911), entre « forme » et « idée », ce « seul » rapport ne peut représenter,
ici, qu‟un rapport d‟opposition entre deux « formes », comme nous l‟avions compris aux
feuillets 25 et 29.

Retracement du plan à suivre

La conclusion que nous venons de tirer de ce texte de 1891 nous contraint, comme
nous l‟avions avancé, à modifier nos ambitions pour ce qu‟il nous reste à analyser. Nous
ne pouvons pas, en effet, après nous être confronté à des problèmes dont l‟abstraction
n‟aurait pu être plus parfaite, retomber au plan de sondage exhaustif de toutes et chacune
des occurrences qui se trouvent éparpillées entre 1891 et 1911. Nous avons atteint dans ce
texte le plafond du problème que nous avons posé dans l‟introduction. Il ne nous reste par
la suite qu‟à analyser les textes à la recherche d‟éléments qui pourraient mettre en
évidence une réflexion (répétition, réélaboration, abandon) de cette problématique. Tout

340
ce qui ne sera pas en rapport direct avec notre problématique, même étant important
concernant d‟autres aspects de la réflexion de Saussure, sera donc par la suite délaissé.

341
7.6 Sur la notion de « valeur » dans le deuxième cours (1908-1909)

7.6.1 Introduction

Comme nous l‟avons affirmé dans la première partie de cette étude, le deuxième cours
de linguistique générale représente, par rapport aux divers manuscrits antérieurs
(notamment par rapport au cours de 1907), une espèce de – avait-on dit – saut théorique,
où Saussure se décide finalement à attaquer les sujets et les différents problèmes
linguistiques de front, suivant non une voie « analytique ou pratique », mais une voie
« synthétique » (Cours II, Riedlinger, p. 7). Cette décision se reflète de manière
exemplaire dans l‟emploi que Saussure fait du terme « valeur », dont nous sommes en
train de suivre la trace. Dans ce deuxième cours, le terme « valeur » n‟est jamais utilisé
dans un sens non technique. Une seule exception, si nous avons bien lu, à ce schéma :
celle de la page 73 de l‟édition que l‟on consulte, où il est question de « la valeur » qui
signifia, pour le développement de la linguistique, la découverte du sanscrit. Le reste des
occurrences du terme (une soixante-dizaine) désigne toujours des phénomènes
« linguistiques » – des phénomènes linguistiques divers, certes, mais toujours
soigneusement ciblés.
Nous ne prendrons cependant pas en considération la totalité de ces occurrences : leur
analyse exhaustive nous écarterait de la voie que nous suivons. Nous nous limiterons à
relire quelques problèmes que nous avons déjà rencontrés auparavant (et qui apparaissent
réédités dans ce cours) à la lumière des conclusions que nous avons tirées de l‟examen de
« De l‟essence double du langage ». Nous poursuivrons ensuite l‟analyse de la
problématique telle qu‟elle apparaît à la toute fin du troisième cours.

7.6.2 Valeur « purement négative et différentielle » dans les systèmes


sémiologiques

La première des occurrences de « valeur » apparaît, dans ce deuxième cours, dans un


contexte que nous avons déjà examiné, et renvoie à la « valeur purement négative et

342
différentielle » que nous avons rencontrée formalisée, notamment, dans quelques pages
de « De l‟essence double du langage » (1891), et qui apparaissait encore à la fin du cours
de 1907 comme propre aux « éléments phoniques » des langues (cf. supra, p. 164). Il
s‟agit de ce passage où la « langue » est comparée aux systèmes d‟écriture, objets, l‟une
et l‟autre, de la « sémiologie ». Le deuxième caractère desdits objets sémiologiques
revenait, on s‟en souvient, à la

(2) valeur purement négative et différentielle du signe. Il n‟emprunte sa valeur qu‟aux


différences. (Cours II, Riedlinger, p. 7)

Saussure parlait à ce moment de la « valeur » des signes écrits, dont il prenait pour
exemple la lettre « t » (cf. p. 174). Mais il avait en même temps affirmé que « nous
retrouvons tous ces caractères dans la langue », d‟où l‟on avait conclu que ces caractères
étaient également propres à décrire les « signes » qui la composent. Comme exemple de
cette généralisation, Saussure avait évoqué l‟exemple des verbes grecs « υημί » et
« στημί », dont les formes d‟aoriste et d‟imparfait « agissaient », affirmait-il,

[…] non par leur valeur intrinsèque mais par leur position relative comme dans un jeu
d‟échecs. (Cours II, Riedlinger, p. 8)

La valeur intrinsèque des formes verbales (dans ce cas, leur aspect formel) n‟importait
donc pas, pourvu que l‟on puisse les différencier. Puisque l‟aoriste et l‟imparfait de
chacun de ces verbes ne se confondent pas, leur aspect formel serait accessoire : seule la
valeur relative des « formes » et l‟équilibre des oppositions importent.
Si cela avait été ce que Saussure avait voulu dire, l‟exemple nous avait semblé
compréhensible, et il serait représentatif, en effet, de la généralisation qu‟il envisageait à
ce moment de sa réflexion. Mais nous avons trouvé des éléments, dans l‟argument, qui ne
cadraient pas avec les préceptes purement négatifs, oppositifs et différentiels qui avaient
servi à décrire les éléments des systèmes d‟écriture. Saussure avait évoqué des
« voisinages » entre les formes, et il avait même fait allusion, d‟après les notes de
Gautier, à une étrange conversion des faits négatifs en faits positifs : « grâce à
l‟opposition » (cf. CLG/E 1937), disait-il, ce qui ne nous avait guère convaincu.
L‟exemple nous paraissait moins propre à exemplifier la notion de « pure différence » et

343
« pure opposition » que celle des « liens grammaticaux » que nous avions trouvés à partir
du premier cours, suivant lesquels les « formes » se trouvaient associées par un certain
« lien », et non simplement opposées au reste des « formes ». Ces liens, avait-on conclu,
ne pouvaient pas être expliqués par l‟idée d‟un système d‟éléments purement négatifs, et
l‟on a vu Saussure admettre que les éléments y participant étaient, en effet, partiellement
identiques. Cette « identité partielle » étant exclue du champ des possibilités des systèmes
d‟oppositions pures, où les éléments étaient définis par des critères purement négatifs,
nous avons été amené à concevoir une espèce quelconque de positivité, ce qui nous
semblait cohérent, même si nous ne comprenions pas le mécanisme, avec la positivisation
des valeurs proclamée par Saussure dans cette page du deuxième cours.
Nous venons de voir que cette positivisation avait déjà été posée par Saussure dans
« De l‟essence double du langage » (1891), où nous n‟avons pourtant pas discerné une
explication plus convaincante que celle proposée au deuxième cours. Nous avons cru
devoir insister sur la nécessité de l‟existence de cet élément que Saussure nommait
« attribution préalable de certaines significations à certains signes (ou réciproquement) »
(AdeS 372, f. 29 ; cf. supra, p. 291), qui était radicalement irréductible, comme nous
avons tenté de le montrer, au pur « principe des oppositions ». Saussure lui-même
l‟admettait : l‟attribution de certaines « idées » à certaines « formes » comportait – même
si l‟esprit ne l‟avait jamais cherché – quelque chose de « positif » (cf. supra, p. 335).
Le fait que les formes verbales des langues (en l‟occurrence de la langue grecque)
« agissent » par leur « position relative, comme dans un jeu d‟échecs », nous fournira une
occasion complémentaire pour souligner l‟existence de cet élément.

7.6.3 Valeur et jeu d’échecs

La comparaison entre la « position relative » des formes verbales et la « position


relative » des pièces dans un jeu d‟échecs est censée illustrer, donc, la deuxième des
quatre thèses postulées par Saussure comme inhérentes à tout système sémiologique, à
savoir : la « valeur purement négative et différentielle des signes ». Or, nous insistons :
même si l‟idée d‟une « valeur » nécessairement relative des pièces est compréhensible, ce
qui fait que leur valeur intrinsèque (leur matière, leur forme) puisse être tenue pour
accessoire, cela ne peut guère se confondre avec la notion de valeur « purement négative

344
et différentielle » que Saussure rencontrait au plan phonologique, ou dans le cas des
systèmes d‟écriture, et qu‟il tentait de généraliser. La « valeur relative » des formes
verbales, tout comme celle des pièces du jeu d‟échecs, ne peut pas être réduite à un
système d‟oppositions simples : elles n‟« empruntent » pas leur « valeur » « qu’aux
différences », mais comportent des éléments qui en sont supplémentaires.
Voyons.

Voici les trente deux pièces du jeu d‟échecs telles qu‟elles apparaissent sur l‟échiquier
au moment de commencer une partie :

Ces pièces, comme on le sait, ont des fonctions, des facultés et des possibilités de
mouvement différentes. La mobilité d‟un pion n‟est pas la même que celle de la reine, et
les possibilités de mouvement du pion blanc situé en « a2 » ne sont pas les mêmes que
celles du pion situé en « h2 ». Le premier, par exemple, se trouve toujours, au
commencement da la partie, en situation d‟arriver (d‟un seul coup) à la place « a4 », alors
que pour que le deuxième y arrive, il faudrait qu‟une foule de petites circonstances
favorables se présentent (il faudrait, notamment, qu‟il arrive d‟abord à parvenir à la ligne
8). Chaque pièce, dans le jeu d‟échecs, est donc détentrice d‟un faisceau de facultés,
fonctions et possibilités de mouvement différentes. Si l‟on nous accordait alors le droit
d‟appeler ces faisceaux de facultés, fonctions et possibilités de mouvement des
« valeurs », on pourrait donc dire, avec pleine pertinence, que chacune des pièces du jeu
d‟échecs tire sa « valeur » de leur position relative, et non de leur aspect matériel. Ce qui
confère aux pièces leur « valeur », ce n‟est pas leur forme, ni leur matière, ni leur couleur,
mais la position qu‟elles prennent dans l‟échiquier. Un joueur entrainé n‟a pas besoin de
savoir sous quelle forme apparaît telle pièce, il a seulement besoin de savoir où cette
345
pièce était positionnée lors du commencement de la partie. Un cavalier blanc n‟est pas
pour lui « une petite tête de cheval sculptée, bien ou mal, en tel ou tel matériel, de couleur
blanche » : un cavalier blanc, pour lui, c‟est soit « la pièce qui est placée en b1 », soit « la
pièce qui est placée en g1 ». Et ce joueur sait, même si la figure est identique, que ces
deux pièces ont des « valeurs » différentes.
Ce joueur n‟a donc pas – jamais au cours de la partie – besoin de connaître l‟aspect
des pièces, il a seulement besoin de savoir où cette pièce était positionnée au départ. La
« valeur » des pièces est concentrée dans cette position. On pourrait par exemple jouer
avec des lettres, ou avec des chiffres, et même avec rien du tout238 :

La même chose pourrait donc être dite, mutatis mutandis, des formes verbales. Tout
ce dont un sujet parlant a besoin de savoir pour connaître la « valeur » d‟une forme
verbale, c‟est la position que cette forme occupe dans le système. Les différentes formes
d‟un verbe sont organisées dans une espèce d‟échiquier, si l‟on nous permet de
poursuivre la métaphore, dont les cases représentent, comme dans le jeu d‟échecs, des
faisceaux de fonctions, que l‟on appellera, donc, « des valeurs ». Peu importe que la

238
Il existe des joueurs, comme on le sait, capables de jouer « à l‟aveugle ». Le phénomène n‟a rien
d‟extraordinaire, mais a reçu de l‟attention de penseurs comme Hyppolite Taine ou Henri Bergson. Mon
père avait cette capacité. Il s‟amusait à jouer avec nous sans regarder une seule fois l‟échiquier. Lorsqu‟on
bougeait une pièce, on se limitait à lui dire, par exemple, « e4 », et il déduisait quelle pièce était en mesure
d‟y parvenir (lorsqu‟il existait plus d‟une pièce dans cette situation, il nous demandait, par exemple : « f6-
e4 ou e2-e4 ? »). Pour connaître la « valeur » d‟une pièce, il avait seulement besoin de savoir où cette pièce
avait été positionnée avant d‟être arrivée au point ou elle était. Chaque pièce, dans sa tête, était donc « la
pièce qui était placée à tel endroit au départ, et qui a bougé ensuite à telle case, puis à telle case, puis à telle
case, puis à telle case ». Il n‟avait nul besoin d‟imaginer des formes. Et il nous a toujours gagné…
346
forme « στην » soit formellement semblable à la forme « υην ». On sait que la
première forme occupe, dans l‟échiquier auquel elle appartient, une position relative, bien
précise, qui est distincte de celle que la deuxième occupe dans son propre échiquier, et
que leur « valeur relative » est donc différente239. La première pourra jouer comme une
forme de l‟aoriste, la deuxième comme une forme de l‟imparfait.
Il semblerait donc vrai que les formes verbales agissent

[…] non par leur valeur intrinsèque mais par leur position relative comme dans un jeu
d‟échecs. (Cours II, Riedlinger, p. 8)

Jusqu‟ici, donc, la comparaison serait heureuse : on pourrait dire que les différentes
formes verbales tirent leur « valeur » de leur position « relative », comme cela est aussi le
cas, en effet, dans un jeu d‟échecs.
Or peut-on vraiment prétendre que les formes verbales et les pièces du jeu d‟échecs
« n‟empruntent leur valeur qu‟aux différences », comme Saussure le revendiquait des
éléments phonétiques, ou des lettres, et comme il tentait de le généraliser à d‟autres
systèmes sémiologiques, dont la langue ? Peut-on vraiment prétendre que la totalité des
facultés, fonctions et possibilités de mouvement (les aptitudes syntaxiques, dirait-on, en ce
qui concerne les formes verbales) est tirée sans détours d‟une situation purement négative
et différentielle ? Tout ce que l‟on demande à une forme verbale, ou à une pièce du jeu
d‟échecs, est d‟être « différente de » ? Certainement pas. Les pièces du jeu d‟échecs tirent
leur « valeur » de leur position relative, certes, et non de leur aspect matériel, mais ces
« valeurs » (ces faisceaux de facultés, fonctions et possibilités de mouvement) dépendent
d‟une « attribution », pour nous servir des termes de Saussure, « préalable ». Pour savoir
quelles sont les possibilités de mouvement d‟une pièce, le joueur ne se limite pas à savoir
que telle pièce, du fait qu‟elle était au départ positionnée ailleurs qu‟une autre, doit en

239
L‟« échiquier » grammatical d‟un verbe est bien plus complexe que celui, bidimensionnel, du jeu
d‟échecs, où deux coordonnées suffisent pour localiser une case. L‟« échiquier » grammatical d‟un verbe
compte le temps, l‟aspect, la personne, le nombre, etc. On pourrait en dessiner le tableau synoptique : il
ressemblerait effectivement à un échiquier. La forme « στην » et la forme « υησα », ainsi, occupent une
case équivalente, chacune dans son propre « échiquier ». Nous avons dessiné une région de l‟« échiquier »
de quelques verbes latins dans notre première partie (cf. supra, p. 143)
347
avoir une valeur différente : il sait que la position de la première octroyait telles et telles
facultés, bien précises, et que la position de la seconde en octroyait telles et telles autres,
non moins précises que celles inhérentes à la première. Il est donc vrai que la position
relative des pièces importe plus que leur aspect formel. Mais la position relative importe
parce qu‟au préalable a eu lieu une attribution de facultés et de fonctions. Autrement le
jeu serait impossible.
Saussure le dira peu après en toutes lettres, alors qu‟il sera porté à insister sur cette
particularité que la « matière » des éléments linguistiques est accessoire : « l‟acte par
lequel on produit l‟impression acoustique n‟importe pas », « pour la valeur, la façon de
produire et de frapper le métal d‟une pièce de monnaie importe encore bien moins que le
métal lui-même » (Cours II, Riedlinger, p. 17) :

Le langage […] a fondamentalement le caractère d‟un système qui est fondé sur des
oppositions (comme un jeu d‟échecs <avec les différentes combinaisons de forces
attribuées aux différentes pièces>. (Cours II, Riedlinger, p. 18 [nous soulignons, ES])

Il est donc bien question, dans la langue autant que dans le jeu d‟échecs, d‟éléments
qui agissent par opposition, certes, d‟éléments qui tirent leur « valeur » de leurs positions
relatives, évidemment, mais il y a aussi l‟« attribution » d‟une « combinaison de forces »,
sans laquelle les différentes « formes » (et les différentes « pièces ») ne sauraient jouer
leurs rôles.
Or cette attribution de fonctions et facultés (cette répartition de rôles) n’est
absolument pas nécessaire au plan phonologique, ni dans le cas des systèmes d‟écriture,
et est c‟est donc là que la généralisation postulée par Saussure montre ses limites. On n‟a
pas besoin d‟attribuer aux phonèmes (ou aux lettres) des fonctions différentielles. La
lettre « t » n‟a pas de fonction différente de la lettre « p » ou de la lettre « f », ou que
n‟importe laquelle lettre. Leur faisceau de fonctions (leur « valeur ») est identique : « être
différent de » – ce que l‟on déduit parfaitement du fait qu‟elles sont (reconnues comme
étant matériellement) différentes. Il n‟y a pas besoin d‟attribuer quoi que ce soit, et
Saussure n‟évoque en effet jamais une attribution comme celle dont ont parle aux
phonèmes ou aux lettres de l‟alphabet. Dès que les « valeurs » des formes verbales
impliquent, elles, qu‟il existe – en plus d‟une dissemblance matérielle (accessoire en

348
réalité240) – une « attribution » quelconque, ces deux manières de « valoir » (celle
inhérente aux formes verbales et celle inhérente aux lettres ou aux phonèmes) ne peuvent
qu‟être structuralement différentes. Les valeurs des pièces du jeu d‟échecs ne sont pas
seulement « relatives » : elles sont aussi, comme il le dira dans le troisième cours
« conventionnelles » :

Comparaison avec une partie d‟échecs ; il y a certains traits importants qui se trouvent là
et dans la langue, entre autres de courir comme la langue sur des valeurs
conventionnelles, et valeurs <de positions> réciproques. (Cours III, Constantin, p. 114)

Saussure n‟évoque donc pas des valeurs « réciproques et conventionnelles », ce qui


aurait pu suggérer l‟idée qu‟il s‟agirait d‟une même notion (pas chez nous : chez nous
cela aurait suffit également à montrer l‟hétérogénéité que l‟on cherche souligner). Il
évoque des « valeurs conventionnelles », virgule, « et [des] valeurs de positions
réciproques ». Ces notions ne se recoupent pas.
Il est vrai que cette idée n‟apparaît ici que lors d‟une comparaison, et qu‟il faut donc
la prendre comme telle (et avec prudence). Mais cette « attribution » est suffisamment
ressemblante à celle que nous avons trouvée dans « De l‟essence double » pour que l‟on
se soit permis de l‟évoquer. Le modèle de « valeur » existant au plan phonologique (ou
des systèmes d‟écriture) est fondé sur une structure d‟oppositions simples, du type que
nous avons repéré, dans le manuscrit « De l‟essence double du langage », aux feuillets 25
et 29. Le modèle de « valeur » inhérent aux formes verbales ou aux pièces du jeu
d‟échecs est une structure d‟oppositions complexes (conjuguant deux systèmes
d‟oppositions simples) qui implique, nécessairement, qu‟une « attribution de certaines
idées à certaines formes » ait eu lieu préalablement. Cette attribution préalable est une
opération qui pourra être soumise, donc, comme nous l‟avons concédé, à des vicissitudes
arbitraires, mais elle ne peut pas être expliquée par les seuls critères admis par le

240
Cette remarque nous permet d‟avancer une autre différence entre ces deux types de « valeur » : la valeur
différentielle d‟un phonème exige qu‟elle soit visible, si l‟on ose dire, au plan formel. La « valeur » d‟une
forme verbale, par exemple, pour prendre un exemple de « signe », absolument pas : « Je suis » et « Je
suis » sont formellement (au plan des images acoustiques) identiques, mais pourraient ne point avoir la
même valeur. Pourquoi ? Parce que leur « valeur » est ailleurs que dans la forme. Au plan phonologique,
par contre, l‟homophonie (de même que sa contrepartie, la synonymie) est impensable.
349
« principe des oppositions ». Cette attribution comporte, comme Saussure l‟avouait, des
caractères « positifs ».

7.6.4 « Valeur » comme délimitation

Cette idée apparaîtra encore, très clairement, dans un passage où Saussure reprend la
configuration des trois rapports irréductibles que nous avons rencontrée dans « De
l‟essence double de langage ». Tout comme il l‟avait évoqué, dans ce manuscrit de 1891,
l‟idée d‟une assignation préalable de « certaines idées à certaines formes » (préalable,
notamment, comme nous l‟avons souligné, à une confrontation/opposition quelconque de
termes entre eux, c'est-à-dire indépendante de cette confrontation), Saussure adopte à
présent, du moins en ce qui concerne l‟approche méthodique par le linguiste, le même
ordre de priorités :

Après avoir considéré


A B
idée 𝑎 idée 𝑏
son 𝑎 son 𝑏

Il y aura à considérer le rapport

A
B

Donc les signes de la langue sont des valeurs dont aucun des éléments immédiatement
saisissables ne suffit pour les définir. (Cours II, Riedlinger, p. 16 [nous soulignons, ES])

Ce qui se présente comme étant le premier élément à considérer, c‟est donc le rapport
vertical, interne aux « signes » : « a/A », « b/B ». Lorsque Saussure envisage la
considération du rapport entre les « signes » (« A/B », que nous avions dessiné comme
étant horizontal, mais qui adopte ici également une forme verticale), l‟« attribution de
certaines idées à certaines formes (et réciproquement) » (AdeS 372, f. 29) a déjà eu lieu.

350
C‟est dans ce contexte que, après avoir donné à ces rapports « verticaux » le nom de
« signification », Saussure affirme que la « valeur », qui ne se confond pas avec la
première, est une notion seconde :

<C‟est la même chose, placé dans une sphère systématique, de parler de réalité ou de
valeur, mais aussi d‟identité et de valeur. C‟est là ce qui compose toute cette sphère.> Il
faut se garder de donner à ces entités une autre base. Ne pas prendre les syllabes comme
réalités. C‟est quelque chose déjà d‟ajouter la signification – mais insuffisant. La valeur
ce n‟est pas la signification. La valeur est donnée par d‟autres données ; <elle est donnée
– en plus de la signification – par le rapport entre un tout et une certaine idée,> par la
situation réciproque des pièces dans la langue :

et ainsi de suite.
(Cours II, Riedlinger, p. 29 [nous soulignons, ES])

La « signification » semble donc être ici ce qui s‟ajoute « aux syllabes », à la pure
« figure vocale », et qui confère aux entités, ainsi, leur « réalité » d‟un point de vue
synchronique. Cette configuration, cependant, ne suffit pas : il y aurait aussi la « valeur »,
qui intervient après, « en plus » de la « signification », « par la situation réciproque des
pièces dans la langue ». Cette idée illustre donc bien le schéma dressé dans la citation
antérieure, qui reprenait, à son tour, celui des trois rapports irréductibles entre quatre
termes que nous avons rencontré dans « De l‟essence double du langage ». Il y aurait
d‟abord les « signes » (rapports verticaux), comportant une face formelle et une face
sémantique (que Saussure semble nommer ici « signification ») dont la distribution doit
être réglé avant que n‟intervienne la « valeur », au préalable de l‟intervention de la
« valeur ». Ce capital sémantique préalablement distribué est ce que Saussure semble
avoir voulu nommer « signification ».
La suite de ce passage est cependant dérangeante. On y lit en effet que

c‟est la valeur elle-même qui fera la délimitation ; l‟unité n‟est pas délimitée
fondamentalement, voilà ce qui est particulier à la langue. (Cours II, Riedlinger, p. 29)

351
Le problème a été déjà signalé : si l‟unité n‟est pas délimitée que par l‟intervention de
la « valeur », comment peut-il être possible qu‟il y ait quelque chose (les « signes », la
« signification ») avant ? La solution, nous semble-t-il, serait de donner à ce verbe
« délimiter » la portée que nous lui avons conférée dans notre lecture du deuxième
modèle théorique analysé dans « De l‟essence double du langage ». Le premier aspect à
considérer, lors de l‟examen d‟un système d‟entités linguistiques, serait le rapport vertical
et multiple dicté par cette « attribution préalable de certaines idées à certaines formes (et
réciproquement) » (AdeS 372, f. 29). Si l‟on appelait ces rapports verticaux
« signification », on pourrait alors, en accord avec le modèle, affirmer que de la
confrontation (logiquement seconde) de ces unités doubles, et de la superposition des
unes sur les autres (de la manière que nous avons vue [cf. supra, pp. 318-326]), résulterait
la délimitation des entités que Saussure nomme « valeur » :

La « valeur » de l‟unité « a/A » serait ainsi le résultat de la coexistence, au sein du


système, avec d‟autres entités, ce qui aurait comme conséquence, avait-ont dit, la
délimitation, précision et détermination des masses sémantique et formelle (cf. supra, p.
323).
Le problème est que, contrairement à ce qu‟il avait affirmé dans « De l‟essence
double du langage » et que nous avons trouvé inchangé dans la comparaison avec le jeu
d‟échecs, et contrairement, aussi, à ce qu‟il venait encore d‟affirmer dans le passage
précédent, Saussure affirme ici que

[…] l‟unité est inexistante d‟avance, <hors de la valeur.> (Cours II, Riedlinger, p. 30)

Or si l‟unité est « inexistante hors de la valeur », si c‟est la « valeur » qui autorise à


parler d‟une « unité », en quel sens peut-on dire que la « valeur » est une notion seconde ?
Qu‟est-ce que la « signification », donc, dont la « valeur » serait donnée « en plus » ?
Sans écarter la possibilité que ces ambigüités puissent être dues à l‟incompréhension de

352
Riedlinger (cette page présente d‟autres petites incertitudes qui le suggèrent), nous serions
tenté d‟interpréter que ce que Saussure a voulu dire, c‟est que les « unités » ne sont
déterminées de manière complète qu‟avec la confrontation des unes avec les autres
(qu‟avec la délimitation des unes contre les autres), et que la « valeur » résulterait ainsi de
la superposition de ces « unités » (préalablement chargées de « signification ») les unes
sur les autres de la manière dont nous l‟avons montré (cf. supra, pp. 318-326).
Si cela était bien le cas, on serait alors ramené à la deuxième configuration de
« valeur » que nous avons discernée dans « De l‟essence double », celle dont le schéma
minimal et irréductible était de trois rapports entre quatre termes, soit : le rapport
(externe aux « signes », horizontal) entre les deux rapports constitutifs des (et donc
internes aux) « signes » (rapports verticaux). La notion de « valeur » serait donc la
résultante de cette opération complexe, et ce ne serait qu‟une fois que cette opération
serait accomplie (une fois que la « signification » des termes [rapports verticaux] aurait
été délimitée par la confrontation avec d‟autres termes [rapports horizontaux]), c'est-à-
dire par la « valeur » réciproque et relative des termes, que l‟on aurait droit de parler, au
sens strict, de l‟existence d‟« unités ». Autrement dit : une « unité » serait concernée par
l‟entièreté de ce mécanisme, et l‟abstraction de l‟un ou l‟autre versant ne donnerait qu‟un
modèle artificiel, utile probablement aux fins pédagogiques, mais non représentatif de ce
qui constitue l‟essence d‟une « unité ».
Cette explication, de toute manière, ne peut prétendre qu‟au titre d‟hypothèse. Les
notes de Riedlinger sont pavées de petites contradictions comme celle que nous venons
d‟apercevoir, et l‟intelligibilité des arguments demeure souvent difficile. Nous ne voyons
cependant pas d‟autre manière de résoudre les ambigüités.
Si cette hypothèse était acceptable, nous pourrions nous servir d‟une très belle phrase
(il arrivait à Saussure d‟être poète) qui la décrirait à merveille :

Tous les phénomènes sont des rapports <entre> des rapports. (Cours II, Riedlinger, p. 43)

Cette formule nous servira, aussi, pour introduire et préciser ce qu‟il nous reste à
parcourir.

353
Précision d’objectifs

L‟analyse des voies possibles de définition de la notion de « valeur » que nous avons
rencontrées dans les textes précédents nous a amené, petit à petit, à la problématique que
nous nous étions posée dans l‟introduction de cette deuxième partie de notre travail. Cette
question était la suivante : la « valeur » est-elle une notion équivalente à la notion de
« signification » ? Au moment de la formuler, en prévoyant les fluctuations de la
terminologie Saussurienne, nous avions précisé que le problème qui nous intéressait, au-
delà de ces problèmes terminologiques, était de savoir s‟il était vrai que Saussure avait
voulu réduire (faire équivaloir) la notion de « contrepartie de l‟image auditive » à celle de
« contrepartie des autres signes de la langue » (cf. CLG, p. 159). Cette question, après
avoir parcouru les arguments de « De l‟essence double du langage » et les quelques
répercussions que nous en avons signalé dans le deuxième cours, peut être encore
reformulée de la manière suivante : est-il vrai que Saussure a voulu réduire (faire
équivaloir) l‟élément « rapport-interne-au-signes » (rapports verticaux) à l‟élément
« rapports-entre-les-signes » (rapports externes, horizontaux) ? La question, à la prendre
littéralement, n‟accepte qu‟une seule réponse : oui, Saussure a voulu, à certains moments
de son argumentation, tout réduire à une configuration de rapports horizontaux. Nous
avons vu cependant que cette prétention comportait quelques problèmes, et nous avons vu
aussi que Saussure semblait parfois avoir abandonné ce projet de réduction. On l‟a vu
pousser son hypothèse à l‟extrême et prétendre même qu‟elle serait applicable, en
l‟espèce, à « toute espèce de signe dans la langue », mais nous avons également vu qu‟il
hésitait, qu‟il admettait des éléments qui sembleraient être non compatibles avec ces
principes et qu‟il avait même avoué, dans un feuillet de « De l‟essence double », avoir
renoncé (même s‟il se demandait, encore, si cela était une erreur) à une telle réduction (cf.
AdeS, f. 57, cité supra, p. 339). L‟admission dans la structure des arguments d‟une
« attribution préalable de certaines idées à certaines formes (et réciproquement) » en
serait, comme nous avons tenté de le montrer, la confirmation.
Tout ce qui nous intéressera du troisième cours de linguistique générale est lié à cette
question.

354
7.7 La notion de valeur dans le troisième cours (1910-1911)

7.7.1 Introduction

La démarche de Saussure dans le troisième cours de linguistique générale comporte,


en ce qui concerne notre problème, une réédition parfaite des problèmes, hésitations et
ambigüités que nous avons retrouvées tout au long des textes précédemment examinés, ce
qui montre à quel point sa réflexion était loin, lorsque la mort le surprit, d‟être parvenue à
un état définitif. Même si ce troisième cours représente la plus originale des contributions
que Saussure ait livrées à la science, les arguments du « maître » y apparaissent, si l‟on
ose dire, moins achevés que jamais. Nous serions donc, plutôt qu‟avec Bally et
Sechehaye, d‟accord ; d‟après les premiers, le dernier serait « le plus définitif » des trois
cours de linguistique générale (CLG, préface, p. 9) ; Godel, en revanche, en admettant
que l‟argumentation de Saussure n‟apparaissait dans ces trois cours que de manière
fragmentaire, signalait que « dans le troisième, le seul où Saussure en a tracé le plan et où
il a abordé de front la linguistique statique, cet état d‟inachèvement est particulièrement
sensible » (SM, p. 131). La considération des quelques notes prises par Constantin à
l‟extrême fin du semestre d‟été 1911 nous fournira l‟occasion de le montrer.

7.7.2 Deux pages des notes de Constantin (Fluctuation terminologique)

La dernière leçon du troisième cours eut lieu le 4 juillet 1911. Cinq jours plus tôt, le
30 Juin, il introduit un chapitre intitulé :

Valeur des termes et sens des mots. En quoi les deux choses se confondent et se
distinguent. (Cours III, Constantin, p. 282)

Étant donné la clarté de l‟énoncé et soupçonnée déjà, à cette époque tardive, une
certaine maturité intellectuelle (Saussure était, selon Bouquet, « à l‟apogée de sa

355
réflexion » [Bouquet, 1997, p. 285])241, on aurait pu espérer trouver des définitions plus
ou moins claires de ces termes (capitaux dans sa théorie) faisant partie du titre, et une
réponse nette à cette question si clairement formulée. Loin de là, les considérations à
propos de tels termes (et d‟autres qu‟il aura occasion d‟introduire au long de la leçon)
demeurent, comme nous avons pris l‟habitude de nous y attendre, problématiques,
contradictoires, antinomiques. La question du titre n‟est pas résolue de manière
satisfaisante, et d‟autres éléments intervenant dans l‟argument apparaissent comme étant
problématiques. La fluctuation terminologique, en particulier, atteint des contours
désespérants.
Bornons-nous, pour l‟illustrer, à l‟examen de deux petites pages de notes prises par
Constantin dans cette leçon, que nous nous permettrons de citer intégralement (on en
reprendra les fragments les plus importants dans la lecture que l‟on entreprendra juste
après) :

Chap. V. Valeur des termes et sens des mots. En quoi les deux choses se confondent et se
distinguent.
Là où il y a des termes, il y a aussi des valeurs. On implique tacitement l‟idée de valeur
dans celle de terme. Toujours difficile de séparer ces deux idées.
Quand on parle de valeur, on sent que cela devient <ici> synonyme de sens (signification)
et cela indique un autre terrain de confusion. (<ici la confusion> sera davantage dans les
choses elles-mêmes).
La valeur est bien un élément du sens, mais il importe de ne pas prendre le sens autrement
que comme une valeur.
C‟est peut-être une des opérations les plus délicates à faire en linguistique, de voir
comment le sens dépend et cependant reste distinct de la valeur. Là éclate différence entre
vue de L. et vue bornée considérant la langue comme une nomenclature.
Prenons d‟abord la signification comme nous la représentons <et l‟avons-nous-mêmes
marquée> :

241
Saussure avait à l‟époque 54 ans et en comptait au moins 36 de carrière (il collabore dès l‟âge de 18 ans
à la Société Linguistique de Paris). On pourrait même lui en attribuer 40 si l‟on prenait en compte l‟essai
envoyé à Pictet en 1871, qui le rendrait a posteriori méritoire du titre de « linguiste à quatorze ans et demi »
(cf. Candaux, 1974).
356
<La flèche marque signification
comme contrepartie de l‟image auditive>

Dans cette vue, la signification est la contrepartie de l‟image auditive et rien d‟autre. Le
mot apparaît ou est pris comme un ensemble isolé et absolu ; intérieurement, il contient
l‟image auditive ayant pour contrepartie un concept.
Voici le paradoxe, en langage baconien « la caverne » contenant un piège : c‟est que la
signification qui nous apparaît comme la contrepartie de l‟image auditive est tout autant
la contrepartie des termes coexistants dans la langue. Nous venons de voir que la langue
représente un système où tous les termes apparaissent comme liées par des rapports.

Au premier abord, pas de rapports entre flèches a) et flèches b). La valeur d‟un mot ne
résultera que de la coexistence des différents termes. La valeur est la contrepartie des
termes coexistants. Comment cela se confond-il avec ce qui est contrepartie de l‟image
auditive [?]
Autre figure : série de cases

|___|___|___|sign./sign.|___|___|___|___| <Le rapport à l‟intérieur d‟une case et entre


les cases est bien difficile à distinguer.>

La signification comme contrepartie de l‟image et la signification comme contrepartie


des termes coexistants se confondent. [Nous soulignons, ES]
<Avant exemple, constatons que :> La valeur en la prenant en dehors de la linguistique
paraît comporter partout la même vérité paradoxale. Terrain délicat. <Très difficile dans
n‟importe quel ordre de dire ce qu‟est la valeur. Aussi prendrons-nous beaucoup de
précautions.> Il y a deux éléments formant la valeur. La valeur est déterminée 1º) par une
chose dissemblable qu‟on peut échanger, qu‟on peut marquer ainsi  et 2º) par des choses
similaires qu‟on peut comparer ←→.
←←→→
Il faut ces deux éléments pour la valeur. […] La valeur est la contrepartie de l‟un et la
contrepartie de l‟autre (Cours III, Constantin, pp. 282-283).

357
Dans le premier paragraphe de ces notes, en faisant l‟écho du titre, on retrouve donc,
plus clair et mieux dessiné, le rapprochement fait entre le terme « terme » et le terme
« valeur ». « Là où il y a des termes », lit-on, « il y a aussi des valeurs » : la notion de
« valeur » serait donc impliquée dans (ou du moins présupposée par) la notion de
« terme ». Rien n‟est dit, par contre, des « mots ». Il n‟est peut-être pas entièrement
illégitime de vouloir compléter le syllogisme et de comprendre que, réciproquement, là où
il y a des mots, il y a du « sens », et que l‟on doit impliquer l‟idée de « sens » dans celle
de « mot », mais l‟utilité de cette opération serait presque nulle : nous ne contribuerions
en rien, par son biais, à la compréhension des concepts en question. Oublions donc pour
le moment ce rapprochement entre « termes » et « valeur » et celui entre « sens » et
« mots », et concentrons notre attention sur les concepts de « valeur » et de « sens ». Ce
ne sera d‟ailleurs qu‟après avoir examiné et précisé ces deux concepts que l‟on
comprendra quelque chose, semblerait-il, de ce que sont les « mots » et les « termes ». Le
programme argumentatif de Saussure semble du moins avoir été de cette sorte : montrer
d‟abord en quoi consistent (et pourquoi et en quoi se distinguent) les concepts de
« valeur » et de « sens » pour, ensuite, désigner avec le nom de « termes » les entités
ayant trait à la « valeur », et garder l‟appellation de « mots » pour les entités ayant trait au
« sens ». Ce qui intéresse Saussure dans cette leçon, ce sont les concepts de « valeur » et
de « sens ». C‟est du moins ce que suggère le fait que, dans le titre, il ne soit question que
de « deux choses ».
Ce dont nous avons besoin, c‟est d‟un critère rationnel qui nous indique en quoi et
pourquoi ces deux concepts se distinguent et en quoi et pourquoi ces deux concepts se
confondent. Il s‟agit de chercher à saisir le bénéfice théorique à tirer d‟une telle
distinction ou, pour le dire à la manière de Milner, de savoir pourquoi Saussure fait cette
distinction, au lieu de ne pas la faire. S‟il l‟a faite, c‟est qu‟il a dû avoir ses raisons : s‟il
les a eues, on devrait pouvoir les discerner.
Or est-on tout à fait certain que Saussure faisait cette distinction ? Si l‟on considère
son œuvre, la réponse, comme nous l‟avons vu, ne semble pas aller de soi. On en a trouvé
des arguments pour et contre, et les commentateurs se sont toujours partagés en deux
groupes antagonistes : les défenseurs de l‟existence d‟une telle distinction (Bally, Godel,

358
Burger, etc.) ; les défenseurs de l‟inexistence de cette distinction (Bouquet, Rastier)242. Si
l‟on se limite à ce texte, cependant, ou plus précisément : au deuxième alinéa de ce texte,
il semblerait que cette distinction existe :

Quand on parle de valeur, on sent que cela devient <ici> synonyme de sens (signification)
et cela indique un autre terrain de confusion (<ici la confusion> sera davantage dans les
choses elles-mêmes). (Cours III, Constantin, p. 282)

Quoique difficile et « confuse », donc, il semble bien y avoir une distinction à établir
entre le concept de « valeur » et celui de « sens » (ou « signification », d‟après la
parenthèse). Le fait n‟est cependant pas incontestable : on ne saurait dire, en se limitant à
ce passage, si « valeur » est synonyme (ou non) de « sens (signification) ». On « sent »
que les concepts « deviennent synonymes », dit Saussure, mais cela suppose un « terrain
de confusion ». Une chose semble cependant claire : le concept de valeur a quelque chose
à voir, ici, avec des faits sémantiques : « sens », « signification » et « valeur », ce sont des
concepts à ce qu‟il semble apparentés. Comment ? Nous n‟avons pas de réponse pour le
moment243.

242
Chaque auteur, comme nous l‟avons vu, privilégiait des critères différents pour justifier l‟existence ou
l‟inexistence de cette distinction, mais cela, à présent, ne nous intéresse pas.

243
On notera en passant que, contrairement au souci de définition du « mot mot » et du « mot terme »
(Cours III, Constantin, p. 281), question purement terminologique à laquelle Saussure se heurtait peu avant
de commencer ce chapitre, cette « confusion » entre « valeur » et « sens (signification) » est une confusion,
dit Saussure, « dans les choses elles-mêmes » ; autrement dit : elle représente un problème conceptuel. Un
problème, donc, concernant ce genre particulier de « choses » que sont les « concepts », en l‟occurrence
ceux de « valeur » et de « sens (signification) ». Le statut de ces « choses » dont Saussure parle à présent
serait susceptible d‟être expliqué par ce commentaire figurant au feuillet 74 de « De l‟essence double du
langage » : « sans aucun malentendu sur ce que nous <venons d‟> appelons<er> une chose, à savoir un
objet d‟idée et non l‟idée <de pensée> distinct, et non une idée diverse de la même ch du même objet »
(AdeS 372, f. 74 [= 372 bis, f. 9.2] [ELG, p. 45]). Saussure était assez soucieux de ne pas tomber dans des
discussions terminologiques trompeuses (« il est tout à fait inutile de se débattre avec la terminologie »
[CLG/E 3301] [cf. ELG, p. 236]), où il n‟y aurait pas de fond conceptuel, et il était sensible au « rôle
perturbateur des mots en linguistique » (CLG/E 3285 [cf. ELG, p. 166]).
359
L‟hypothèse selon laquelle les notions de « valeur » et de « sens » seraient des
concepts différentes semble se voir confirmée dans le passage suivant, où d‟autres
problèmes, par contre, se font jour :

La valeur est bien un élément du sens, mais il importe de ne pas prendre le sens autrement
que comme une valeur. (Cours III, Constantin, p. 282)

Retenons avant tout, à des fins pratiques, cette formule (qui est la première d‟une série
de sept et qu‟il nous sera donc utile de numéroter) : (1) « La valeur est un élément du
sens ». Signalons ensuite que, comme nous l‟avons noté lors de la lecture de la version
figurant dans le CLG, si la « valeur » n‟est qu‟« un élément du sens », il apparaît évident
que « sens » et « valeur » ne peuvent être la même chose : un élément ne peut guère être
la même chose que le tout dont il fait partie. Cet « élément du sens » qu‟est « la valeur »,
dit Saussure, est tout ce qui importe, sans que nous sachions encore en quoi cet
« élément » consiste ni quels sont les autres éléments (ceux qui n‟importent pas) qui
composent le « sens » (cf. Harris, 2003, p. 38). Or celui-ci n‟est pas le seul problème. A la
suite de ce fragment, Saussure ajoute ceci :

C‟est peut-être une des opérations les plus délicates à faire en linguistique, de voir
comment le sens dépend et cependant reste distinct de la valeur. (Cours III, Constantin, p.
282)

Voilà écrit noir sur blanc : le « sens » est un concept « distinct » du concept de
« valeur », bien qu‟il en dépende. En quoi consiste cette dépendance ? Nous ne sommes
pas informé. Nous pouvons pourtant en tirer une nouvelle formule : (2) « Le sens dépend
de la valeur ». Et nous pouvons aussi expliciter ce qui semble aller de soi (à quoi bon,
sinon, la postulation de deux termes ?) et qui préside, en quelque sorte, aux arguments
que l‟on examine : « Le concept de „valeur‟ est une notion distincte du concept de „sens
(signification)‟ » : on l‟appellera formule « 0 ».
Le passage suivant a la vertu – rare dans les notes de ces dernières leçons – d‟être non
équivoque :

360
Prenons d‟abord la signification comme nous la représentons <et l‟avons-nous-mêmes
marquée> :

<La flèche marque signification


comme contrepartie de l‟image auditive>

Dans cette vue, la signification est la contrepartie de l‟image auditive et rien d‟autre. Le
mot apparaît ou est pris comme un ensemble isolé et absolu ; intérieurement, il contient
l‟image auditive ayant pour contrepartie un concept. (Cours III, Constantin, p. 282)

Voici une définition transparente de ce que serait la « signification », notion que


Saussure présentait peu avant comme équivalente à celle de « sens » et qui est évoquée
dans ce schéma sous le nom de « concept » : « la signification [= sens = concept] est la
contrepartie de l‟image auditive » ; ce sera notre formule « 3 ». Il s‟agit d‟un rapport
« intérieur » au « mot », qui « apparaît ou est pris comme un ensemble isolé et absolu ».
Cette relation interne, figurée par une flèche verticale, relie l‟« image auditive » à ce qui,
dans l‟espace de dix lignes, reçoit trois dénominations différentes. On pourrait concéder,
avec un peu d‟optimisme, que cette indétermination ne constituerait pas en soi un
problème. Il s‟agirait tout simplement d‟un cas – certes non désirable, mais non
dramatique non plus en fin de compte – de synonymie. L‟important étant que sous ces
trois termes on puisse reconnaître, comme nous reconnaissons en effet sans problème, une
seule et même notion, à savoir : la « contrepartie de l‟image auditive ».
Soit.
Mais ce ne sera plus le cas dès le passage suivant, où cette même dénomination de
« signification » est attribuée à une notion nettement distincte (une notion bien plus
complexe) de ce rapport interne figuré par Saussure par une flèche verticale :

Voici le paradoxe, en langage baconien « la caverne » contenant un piège : c‟est que la


signification qui nous apparaît comme la contrepartie de l‟image auditive est tout autant la
contrepartie des termes coexistants dans la langue (Cours III, Constantin, p. 282).

La « signification » (= « sens » = « concept »), qui, comme nous le savions déjà, est
« la contrepartie de l‟image auditive », est maintenant présentée comme étant « tout
361
autant la contrepartie des termes coexistants dans la langue ». Ce deuxième rapport entre
termes est figuré par Saussure par des flèches horizontales doublement orientées :

[…] la langue représente un système où tous les termes apparaissent comme liées par des
rapports.

Au premier abord, pas de rapports entre flèches a) et flèches b). (Cours III, Constantin, p.
283)

Sans rien nous demander pour le moment, nous prendrons simplement acte du fait que
la « signification » est considérée à la fois comme « contrepartie de l‟image auditive »
(rapport figuré par une flèche verticale, interne aux entités et apostillée « b »), et comme
« contrepartie des termes coexistants dans la langue » (rapport figuré par des flèches
horizontales, doublement orientées, externes aux entités et apostillées « a »). La
« signification » est maintenant concernée par ces deux ordres de rapports, « a » et « b »
(figurés ←→ et ), et n‟est plus – ou plus seulement – la simple « contrepartie de l‟image
auditive ». D‟où l‟on tirera notre quatrième formule : 4) « La signification (= sens =
concept) est tout autant la contrepartie de l‟image auditive et la contrepartie des termes
coexistants dans la langue »244.

Nous avons jusqu‟à présent trois termes (« sens », « signification » et « concept ») qui
peuvent désigner soit la notion d‟un rapport de type « b », soit « tout autant » des rapports
de type « b » et des rapports de type « a ». Mais cela n‟est pas encore tout : de ce dernier
ordre de rapports découlera aussi ce que Saussure nomme « valeur » :

244
Nous ne dirons rien du paradoxe qui suppose le fait d‟énoncer, d‟une part, qu‟une notion est concernée à
la fois par deux types de rapports et, d‟autre part, que ces deux rapports ne gardent aucune relation entre
eux (le fait de se rencontrer dans une notion ne les raccorde d‟aucune manière ?) : Saussure nous en
prévient : ceci n‟est qu‟un constat « au premier abord ».
362
La valeur d‟un mot ne résultera que de la coexistence des différents termes. La valeur est
la contrepartie des termes coexistants. (Cours III, Constantin, p. 283)

La « valeur » résulte de la « coexistence des différents termes ». Elle est donc, comme
l‟était précédemment en partie la « signification », « la contrepartie des termes
coexistants ». On obtient ainsi une cinquième formule : 5) « La valeur est la contrepartie
des termes coexistants [dans la langue ?, ES] ». Le cadre, déjà extrêmement confus, n‟est
pas encore achevé. En introduisant un nouveau schéma, Saussure admet que l‟affaire est
complexe et que les rapports « a » et « b » sont « bien difficiles à distinguer » :

Autre figure : série de cases

|___|___|___|sign./sign.|___|___|___|___| <Le rapport à l’intérieur d‟une case et


entre les cases est bien difficile à distinguer.>
La signification comme contrepartie de l‟image et la signification comme contrepartie des
termes coexistants se confondent (Cours III, Constantin, p. 283 [Nous soulignons, ES]).

Ces deux ordres de rapports sont ici nommés, l‟un et l‟autre, « signification ».
D‟où l‟on tirera cette formule, jusqu‟à présent inédite245 : (6) « La signification (=
concept = sens) est la contrepartie des termes coexistants ». On notera que ces notions,
au-delà de la dénomination qu‟elles reçoivent, sont tenues pour « difficiles à distinguer » :
ces deux rapports, dit Saussure, « se confondent ». Or en quel sens se confondent-ils ?
Dans le sens où ces notions seraient, bien que parfaitement différentes, « difficiles à
distinguer » ? Ou dans le sens où elles se confondraient en une seule et même notion,
fusionneraient, feraient une ? Si l‟on se borne à ce passage en particulier, il semblerait
que l‟on doive opter pour la première possibilité : ces deux types de rapports, bien que
« difficiles à distinguer », seraient parfaitement distinguables (ce qui serait en accord, en
plus, avec ce que nous avons appelé « formule 0 »). Le texte n‟a effectivement aucun mal
à les discerner : ils méritent même deux schémas parfaitement différents. Mais nous

245
L‟idée de « signification » entendue comme « contrepartie de l‟image [auditive] » était déjà apparue.
C‟était notre formule numéro 3.
363
avons déjà vu Saussure argumenter en faveur d‟une fusion de ces deux éléments, ce qui
fait que la deuxième possibilité est également envisageable. On y reviendra.
Il nous reste encore à examiner un dernier fragment des deux pages de Constantin
que nos considérons. Dans ce dernier fragment, Saussure parle de deux éléments faisant
partie du concept de « valeur » :

La valeur en la prenant en dehors de la linguistique paraît comporter partout la même


vérité paradoxale. Terrain délicat. <Très difficile dans n‟importe quel ordre de dire ce
qu‟est la valeur. Aussi prendrons-nous beaucoup de précautions.> Il y a deux éléments
formant la valeur. La valeur est déterminée 1º) par une chose dissemblable qu‟on peut
échanger, qu‟on peut marquer ainsi  et 2º) par des choses similaires qu‟on peut comparer
←→.
←←→→
Il faut ces deux éléments pour la valeur. […] La valeur est la contrepartie de l‟un et la
contrepartie de l‟autre. (Cours III, Constantin, p. 283)

A-t-on le droit d‟assimiler cette « chose dissemblable […] qu‟on peut marquer ainsi
 » à « contrepartie de l‟image auditive », notion qui avait été « marquée » par Saussure
de la même manière (), et ces « choses similaires qu‟on peut comparer ←→ » à
« contrepartie des termes coexistants », qui avait aussi été « marqué » par Saussure de la
même manière (←→) ? Malgré le risque que cette assimilation comporte (Saussure
semble viser ici quelque chose « en dehors de la linguistique »), nous serions tenté de
répondre de manière positive. Quand il parle des « deux éléments » qui intéressent « la
valeur », Saussure utilise, comme cela avait été le cas précédemment lorsqu‟il était
question de la « signification », le terme « contrepartie » : « la valeur est la contrepartie
de l‟un et la contrepartie de l‟autre ». Ainsi donc, tout, et le choix terminologique
(« contrepartie de ») et la manière dont Saussure illustre ces « éléments de la valeur » (
et ←→), semble autoriser cette nouvelle formule (7) : « La valeur est à la fois la
contrepartie de l‟image acoustique et la contrepartie des termes coexistants ». Gardons-la
cependant entre parenthèses, comme une espèce de conclusion imparfaite ou non
entièrement (quoique peut-être) certaine et, en tout cas, à reconsidérer. Quelle que soit la
suite de cette reconsidération, de toute façon, et sa conclusion, qui demeure donc
suspendue, il faut avouer que le cadre est déjà décourageant. Nous avons en effet sept
formules :
364
1) « La valeur est un élément du sens »
2) « Le sens dépend de la valeur »
3) « La signification [= sens = concept] est la contrepartie de l‟image auditive »
4) « La signification [= sens = concept] est tout autant la contrepartie de l‟image
acoustique et la contrepartie des termes coexistants dans la langue »
5) « La valeur est la contrepartie des termes coexistants dans la langue »
6) « La signification [= concept = sens] est la contrepartie des termes coexistants »
7) (« La valeur est tout autant la contrepartie de l’image acoustique et la contrepartie
des termes coexistants »)

On constate que le « sens (signification) » englobe et à la fois dépend de la « valeur »


(formules 1 et 2), on ne nous explique pas comment ; la notion de « contrepartie des
termes coexistants » est attribuée et à « valeur » (5) et à « signification » (6), terme qui
sert donc à désigner, à son tour, soit la « contrepartie de l‟image auditive » (3), soit la
« contrepartie des termes coexistants » (6), soit à la fois la « contrepartie de l‟image
auditive » et la « contrepartie des termes coexistants » (4). Cette dernière notion, si l‟on
accepte (provisoirement) l‟argument qui nous a conduit à la dernière formule (7, ici en
italique et entre parenthèses), recevrait aussi le nom de « valeur ».

Que faire avec cet amas de définitions antagonistes ? Tout d‟abord avouer que,
comme nous avons déjà eu l‟occasion de l‟admettre (cf. note 213), on ne peut guère, chez
Saussure, accepter les définitions d‟une manière irréfléchie : il faut se méfier toujours des
termes (de chaque occurrence des termes), des propositions, des formules. Nous n‟avons
même pas, en réalité, à nous en plaindre, car cela ne constitue rien d‟exclusif à l‟étude de
l‟œuvre de Saussure. Cette position représente une disposition exégétique élémentaire que
l‟on pourrait appeler, selon la belle formule de François Rastier, « attitude scientifique
primordiale » (Rastier 2001, p. 92) ou, selon une formule plus ordinaire, « esprit
critique », dont la définition lexicographique s‟accorde à la perfection avec ce que l‟on
veut dire : « qui n'accepte aucune assertion sans s'interroger d'abord sur sa valeur (cf.
doute méthodique, libre examen) ». Le caractère fragmentaire du corpus de manuscrits
dits « Saussuriens » (composé des notes et brouillons en divers états d‟inachèvement et
des notes également fragmentaires prises par ses étudiants) exige, seulement, si l‟on ose

365
dire, d‟une manière plus péremptoire la participation de cette « attitude scientifique
primordiale » évoquée par Rastier. Face à l‟œuvre de Saussure (du moins à l‟œuvre non
publiée de son vivant) on n‟a pas le choix : cette forme de scepticisme s’impose : on ne
peut pas y échapper.

Le bref survol des deux pages de notes de Constantin que nous avons considérées
nous amène ainsi à tirer deux conclusions, déterminantes pour ce qui concerne notre
position de lecteur et d‟interprète : d‟un côté, les termes de « valeur », « signification » et
« sens » sont utilisés avec trop peu de constance – demeurant donc excessivement obscurs
– pour que l‟on puisse leur accorder le titre de « concepts » et travailler à l‟aise avec eux ;
de l‟autre – et inversement –, il est possible d‟isoler, au-delà des problèmes
terminologiques, deux types de rapports agissant sur, à l’intérieur ou entre les entités
linguistiques : un type de rapport agissant entre les termes (←→), et un type de rapport
agissant à l’intérieur des termes (entre les deux composants internes à ceux-ci) » (),
désignés par Saussure, respectivement, par un « a » et par un « b ».
Si l‟on ne retient que ces deux genres de rapports, la page qu‟on a examinée se montre
alors sous une autre perspective, bien moins apocalyptique que celle des sept formules
que nous venons d‟expliciter. Il n‟y aurait en effet que trois notions, peu importe
comment on les appelle : une notion représentée par les rapports de type « b » (), une
notion représentée par les rapports de type « a » (←→) et une notion représentée « tout
autant » par des rapports de type « a » et des rapports de type « b » (←→ et ).
On se bornera donc à la considération de ces rapports, au-delà des problèmes
terminologiques, ce qui, nous permettant de voir plus clair, nous aidera à formuler
d‟autres problèmes.

On avait déjà vu que, dans le fragment de notes en question, le fait de savoir si ces
rapports étaient différenciés (ou non) par Saussure n‟était pas tout à fait clair. Ces
rapports « se confondent », disait-il, mais on voyait mal en quel sens. Doit-on les
considérer séparément ? Sont-ils deux « choses » (des « concepts » [cf. note 243])
distinctes ? Ou s‟agit-il, au contraire, d‟une même notion considérée selon deux points de
vue différents ? Rien n‟est clair dans les textes. Il y a des passages qui penchent vers l‟une
de ces possibilités, mais il y en a aussi qui penchent vers l‟autre.
Nous avons lu, par exemple, au feuillet 14 de « De l‟essence double », que
366
Les identités dans ce domaine [celui des phénomènes linguistiques envisagés d’un point
de vue synchronique, ES] sont fixées par le rapport de la signification et du signe, ou par
le rapport des signes entre eux, ce qui est non différent (AdeS 372, f. 14 [= 372 bis, f.
2c/1] [cf. ELG, p. 21] [nous soulignons, ES])

On pourrait alors penser que le fait que ces deux notions « se confondent », dans ce
troisième cours, serait également à comprendre dans ce sens : ces notions
fusionneraient. C‟est ainsi que l‟entend, par exemple, Roy Harris. Dans sa traduction du
passage en question, Harris interprète, en effet, que ces deux notions ne font qu‟une (they
merge) : « The meaning as counterpart of the image and the meaning as counterpart of
coexisting terms merge » (cf. Komatsu & Harris, 1997, p. 135a)246. Où base-t-il cette
lecture ? Sans besoin de s‟éloigner du texte en question (sans évoquer des formules
comme celle que nous venons de citer), il a pu faire appel, par exemple, à ce fragment,
antérieur de quelques lignes, où il était question d‟une notion – la « signification » – qui
se trouvait être « tout autant » la « contrepartie de l‟image auditive » et la « contrepartie
des termes coexistants dans la langue » (cf. notre formule 4) ; ou au titre même de cette
leçon, où le verbe « (se) confondre » semble acquérir, en effet, par contraste avec « se
distinguent », la valeur que Harris lui confère247. Mais Saussure admet, dans le titre aussi,
que ces notions, dans un certaine mesure, « se distinguent », et il les dessine de manière
différente (←→ et ), en attribuant à chacune d‟entre elles une désignation différente
(« a » et « b »). Quelle est donc l‟interprétation « correcte » ? Ces rapports se confondent-
ils, oui ou non, en une seule et même notion ? Au niveau philologique, une réponse

246
L‟emploi du verbe « confondre » pour indiquer une « fusion », une « absorption » ou une
« communion » apparaît dans d‟autres passages de l‟œuvre Saussurienne. Le 7 décembre 1908, par
exemple, au commencement du deuxième cours, Saussure affirme : « Nous ne voyons pas d‟autres identités
que celles de valeur. Réalité, élément concret, unité, identité se confondent » (Cours II, Riedlinger, p. 30).

247
Cet avertissement de Saussure semble aller dans ce même sens : « Au primer abord, pas de rapports
entre flèches a) et flèches b) » : il est insinué, en effet, que cette première approximation (« au premier
abord ») selon laquelle ces deux notions sont des notions distinctes pourrait se révéler, dans une approche
plus attentive, différente : ces deux ordres de rapports pourraient avoir quelque chose en commun.
367
catégorique est périlleuse. Les deux lectures, en fait, seraient également admissibles248.
La réponse, si réponse il y a, devra être cherchée suivant d‟autres voies.

Cette problématique nous replace au plan de la discussion que nous avons menée dans
l‟examen de « De l‟essence double du langage » (1891), où nous avons rencontré deux
schémas théoriques suivant lesquels interpréter les notions de « valeur » et de « forme ».
L‟un comporterait un système d‟oppositions simples, l‟autre une combinaison de deux
systèmes d‟oppositions, hétérogènes l‟un de l‟autre (l‟un de « formes » proprement dites,
l‟autre d‟« idées »), qui faisait du mécanisme un système de confrontations complexes.
La première configuration était réductible à un rapport entre deux termes (entre deux
« formes ») : les aspects sémantiques de ces termes, nécessairement présents, en seraient
déductibles. C‟était l‟argument que nous avons appelé « des feuillets 25 et 29 ». Que cela
signifie-t-il que les aspects sémantiques des termes seraient déductibles du rapport entre
les termes ? Cela voudrait dire que le rapport interne aux termes, entre les deux
composants faisant partie des termes (entre l‟aspect formel – « matériel » – et l‟idée qui y
est nécessairement associée) serait « la même chose » que le rapport différentiel existant
entre les « formes » :

Le sens de chaque forme, en particulier, est la même chose que la différence des formes
entre elles, et en général <entre elles>. Sens = valeur différente. (AdeS 372, f. 29 [= 372
bis, f. 3g/1] [cf. ELG, p. 28] [souligné dans le manuscrit, ES])

Traduite dans les termes de ce troisième cours, cette formule signifierait que

La signification comme contrepartie de l‟image et la signification comme contrepartie des


termes coexistants se confondent [dans une même notion : elles sont « la même chose » ]
(Cours III, Constantin, p. 283 [Nous soulignons, ES]).

248
Simon Bouquet admettait que ces deux interprétations puissent être également autorisées par les
manuscrits (Bouquet 1992, pp. 91-92). Claudine Normand, pour sa part, soulignait que « les cahiers et les
notes sont confus sur ce point pourtant décisif » (Normand 2000, p.150). Ce problème a été aussi signalé
par d‟autres auteurs, dont Amacker (1975, pp. 156 sqq), Gadet (1987, p. 65), Badir (2001, pp. 36 sqq) et
Saussure [Louis de] (2006, p. 185).
368
Traduite dans les termes auxquels nous avons choisi de nous en tenir, cette formule
signifierait alors que le rapport interne aux termes, que Saussure représente au moyen
d‟une flèche verticale et qu‟il désigne d‟un « b », serait réductible au rapport entre les
termes, que Saussure représente au moyen de flèches horizontales et qu‟il désigne d‟un
« a ».
La deuxième configuration retrouvée dans « De l‟essence double », en revanche, nous
amènerait à une conclusion contraire. Il serait toujours question de termes complexes,
composés d‟une face formelle et d‟une contrepartie sémantique, mais dans ce deuxième
modèle cette contrepartie sémantique ne serait pas réductible à la « contrepartie des
termes coexistants ». Étant donné deux « termes », composés chacun d‟une « forme » et
d‟une contrepartie sémantique, on serait dans l‟impossibilité de nous contenter de la seule
considération du rapport entre ces termes, on serait « obligé », disait Saussure, de
considérer au moins trois rapports : non seulement le rapport horizontal, comme cela
était le cas dans le schéma précédent, mais aussi chacun des rapport verticaux existant à
l’intérieur de chaque terme. Que cela signifie-t-il que l‟on est « obligé » de considérer
non seulement le rapport (horizontal) entre les termes, mais aussi les rapports (verticaux)
internes aux termes ? Cela voudrait dire que ces deux types de rapports, participant l‟un et
l‟autre à la détermination des aspects sémantiques des termes, ne sauraient être réduits,
comme dans le schéma précédent, à un seul rapport (horizontal) entre deux termes. Les
rapports verticaux seraient donc à justifier (à expliquer) suivant d‟autres critères que la
simple « contraposition » systématique. Comment ? Par une « attribution préalable de
certaines idées à certaines formes et réciproquement », par exemple, autrement dit : par
une répartition de rapports verticaux intervenant indépendamment (préalablement d‟un
point de vue logique) de la confrontation (de l‟opposition) des termes entre eux.
Nous avons vu que Saussure, qui hésitait entre ces deux schémas et qui avouait que la
question « commençait à dépasser la compétence du linguiste » qu‟il était (cf. AdeS 372,
f. 57), semble avoir tout de même admis l‟existence de ce dernier élément. Or si cet
élément est admis, les deux ordres de rapports que nous avons choisi de considérer, ceux
de type « b » et ceux de type « a », ne seraient pas réductibles, et, donc, même s‟il était
facile de les confondre, il faudrait nécessairement les distinguer.

Voilà la question que nous avons non pas à résoudre, car il ne s‟agit pas dans cette
thèse d‟une tentative d‟achèvement ni de correction de la pensée du « maître », mais dont

369
nous voudrions examiner les réponses (le pluriel est volontaire) de Saussure : ces rapports
(« a » et « b », ←→ et ) sont-ils réductibles, oui ou non ? Peut-on se contenter de la
seule considération du premier type (rapports « a », ←→), oui ou non ?

Puisque nous nous sommes concentré sur un petit fragment du troisième cours, et
puisque les arguments pour et contre cette opération de réduction ne sauraient que répéter
ce que nous avons déjà avancé, nous pouvons nous permettre d‟introduire la
problématique suivant une petite décentration vis-à-vis de notre plan (strictement attaché,
comme le lecteur de cette page 369 l‟a déjà compris, au texte des manuscrits de Saussure
et ses auditeurs).
Le problème que l‟on observe semble avoir été aperçu, en effet, par les éditeurs du
Cours de linguistique générale, qui furent les premiers interprètes de ces ambigüités et
qui durent proposer une réponse à la question. Il nous a paru donc profitable d‟entrer dans
le problème à travers cette lecture, que nous opposerons à celle que Roy Harris a adoptée
dans sa traduction249.

7.7.3 Bally et Sechehaye : premiers lecteurs du problème

La question que nous avons à examiner a été, donc, aperçue par Bally et Sechehaye.
Lors de la préparation du texte du CLG, ils semblent avoir oscillé, en effet, avant d‟établir
la version définitive, entre les deux lectures possibles du passage en question. Le
brouillon que Sechehaye préparait parallèlement à la collation des cahiers des étudiants ne

249
Les interventions des éditeurs du CLG dans l‟établissement du texte de 1916 ont été traditionnellement
méprisées, et on les a considérées souvent comme des « déformations », des « malentendus », des
« trahisons ». L‟analyse de leur réponse à la question que l‟on examine contribuera, peut-être, à dissoudre
l‟image de « transcripteurs inintelligents » qui pèse sur leur nom. Bally et Sechehaye pensaient, et la plupart
de leurs interventions sont raisonnées et raisonnables. Ils ont pu commettre des erreurs, mais le champ sur
lequel ils travaillaient était fort complexe, et le travail qu‟ils ont accompli est impeccable. Lorsque l‟on
comprendra que Bally et Sechehaye n‟étaient pas Ferdinand de Saussure, mais ses lecteurs, lorsque l‟on
comprendra qu‟ils ont été les premiers interprètes des manuscrits du « maître » et que l‟on commencera à
lire leurs interventions comme des lectures, on commencera à comprendre que leurs interventions étaient
plus lucides que ce que l‟on a voulu accorder jusqu‟à présent.
370
différait guère, dans sa première version, des notes de Constantin (inconnues des éditeurs)
que nous avons examinées :

On peut aussi considérer le système de la langue comme une série de cases qui se limitent
les unes les autres et qui contiennent chacune un signifié et un signifiant :

Le rapport à l‟intérieur d‟une case est très difficile à distinguer du rapport entre les cases.
(Coll., pp. 442-443 [souligné dans l‟original, ES])

Il est, selon cette version – calquée en réalité sur celle de Dégallier (cf. CLG/E 1865)
– « très difficile » de distinguer ces deux rapports. L‟accord avec le texte de Constantin
est presque parfait : il notait qu‟il est « bien difficile » de les distinguer (Cours III,
Constantin, p. 283). Cette formulation semble cependant n‟avoir guère contenté les
éditeurs, qui sont ultérieurement revenus sur le texte pour introduire une rectification. Le
passage que l‟on vient de reproduire n‟est ainsi que partiellement fidèle à l‟original. Dans
le manuscrit, la formule « est très difficile à distinguer » a été biffée et remplacée par
« doit être soigneusement distingué ». La version finale, tel qu‟on la trouve aujourd‟hui à
Genève, est donc celle-ci :

(Coll., p. 443) 250

250
En voici la transcription : « Le rapport à l‟intérieur d‟une case est très difficile à <doit être
soigneusement> distingu er <é> du rapport entre les cases » (Coll., f. 433). (On notera, dans cette
reproduction, tout en bas, que les éditeurs ont inclus une barre oblique avec un numéro 2. Cela correspond
au système de notes utilisé par Sechehaye et Bally. Pour chaque passage, ils inscrivaient scrupuleusement
371
Cette correction atteste la position prise par les éditeurs à l‟égard de la question que
l‟on se pose (et montre, par conséquent, qu‟ils se la sont posée). Cette position, qui, bien
que formulée avec prudence, sera conservée dans le texte de 1916 (cf. CLG, p. 159),
s‟oppose diamétralement à celle que Harris adoptait dans sa traduction du passage :

- Les rapports à l‟intérieur d‟une case et entre les cases « sont bien difficiles à
distinguer », ils se confondent… dans une même notion Ŕ note Harris (« they
merge ») (Komatsu & Harris, 1997, p. 135a)

- Les rapports à l‟intérieur d‟une case et entre les cases « sont très difficiles à
distinguer », ils se confondent… or « ils doivent être soigneusement distingués » –
notent les éditeurs (Coll., p. 443)

Le parti pris par les éditeurs a été celui de maintenir, voire d‟accentuer la distinction
entre ces deux ordres de rapports. Selon la lecture de Roy Harris, ces deux rapports
fusionnent. La question qui importe, dès lors, est de savoir pourquoi. Pourquoi les
éditeurs ont-ils rectifié ce passage, qui était en parfait accord avec les notes des étudiants
(y compris avec celles de Constantin, qu‟ils ne connaissaient pas) ? Pourquoi
conviendrait-il de distinguer soigneusement ces deux ordres de rapports ?

Philologiquement, cet adverbe (et donc la source de la rectification des éditeurs) est
parfaitement localisable. Le 12 mai 1911, alors qu‟il abordait le concept de l‟arbitraire,
sous ses deux aspects, radical et relatif, Saussure – toujours d‟après les notes de
Constantin – s‟expliqua ainsi :

L‟idée de relativement arbitraire fait intervenir deux relations qu‟il faut soigneusement
distinguer.
Nous avons d‟une part cette relation dont il a été question :

les références aux sources utilisées, ainsi que les variantes attestées, les problèmes qu‟elles posaient, etc. Ils
laissaient ainsi indiquée, préparée, à moitié faite, pour tout dire, la révision philologique des sources qui
commencerait 40 ans après avec les travaux de Robert Godel et Rudolf Engler.)
372
et d‟autre part cette relation

(Cours III, Constantin, p. 235)

La distinction entre ces rapports est ici résolument accentuée, et nous voyons donc
d‟où provenait l‟adverbe greffé par les éditeurs dans le passage précédemment signalé :
ces deux types de rapports, l‟un interne aux entités, l‟autre entre les entités, sont des
notions qu‟il faut, dit Saussure et les éditeurs le répètent, « soigneusement distinguer ».

Face à la question de savoir si ces rapports se confondaient ou ne se confondaient pas,


les éditeurs avaient tranché dans le vif : « Le rapport à l‟intérieur d‟une case est très
difficile à <doit être soigneusement> distingu er <é> du rapport entre les cases » (coll., p.
443). Cette version n‟était cependant pas, elle non plus, la version définitive251. Dans
l‟espace de temps écoulé entre ce premier brouillon, de 1913, et la publication du CLG
(1916), les éditeurs, qui ont à ce qu‟il semble longuement réfléchi sur ce problème, la
modifieraient encore une fois. Le texte du CLG donne, en effet, page 159, ceci :

251
Ce passage fut en effet finalement « laissé de côté », comme Bouquet le signala, « par les éditeurs »
(Bouquet 1997, p. 285). Il est pourtant incontestable que les éditeurs connaissaient, et très bien, le fragment
en question. Ils avaient osé corriger, en y prenant appui, un fragment où les notes manuscrites (celles de
Dégailler, les plus complètes à l‟époque) étaient pourtant bien claires. Bouquet a aussi noté que le passage
est aussi absent, curieusement, des deux tomes de l‟édition critique d‟Engler (1968 et 1974), et il a encore
raison. Dans le tome I de l‟édition d‟Engler, le texte de Constantin s‟arrête juste avant de donner lieu à ce
fragment (CLG/E 2121). La « suite » est renvoyée à un numéro d‟index, le 3350, qu‟on cherchera en vain.
Le tome I de l‟édition d‟Engler (1968) ne comprend que les numéros d‟index allant du 1 (p. 1) au 3281 (p.
515). Le tome II (1974), qui en prend la suite, commence par le 3282 (p. 3) et s‟arrête au 3347 (p. 51). Les
numéros d‟index allant du 3348 au 3357 figurent dans la « Table des Matières » du tome II, mais sans
référence à aucune page du volume. Il semblerait qu‟Engler ait planifié de les inclure dans une édition
ultérieure.)
373
[…] comment se fait-il que la valeur, ainsi définie, se confonde avec la signification,
c'est-à-dire avec la contrepartie de l‟image auditive ? Il semble impossible d’assimiler les
rapports figurés ici par des flèches horizontales à ceux qui sont représentés par des flèches
verticales. (CLG, p. 159 [nous soulignons, ES])

Le catégorique « doivent être soigneusement distingués » de la première version s‟est


ici inversé. La difficulté, qui existait dans les sources au niveau de leur distinction (doit-
on ou ne doit-on pas les distinguer ?), est passée au niveau de leur assimilation. Dans le
CLG, ce qui est considéré difficile, sinon impossible, est le fait de les assimiler. Le texte
apparaît en plus considérablement modéré : de « il faut soigneusement les distinguer » on
est passé à « leur assimilation semble impossible ».
Dans la suite de ce texte, écrite de toutes pièces par Bally et Sechehaye et sans aucune
référence aux sources, les éditeurs poursuivent la discussion et continuent à confronter
ces deux positions théoriques possibles, antinomiques et également attestées dans les
notes manuscrites : a) ces deux ordres de rapports sont des notions différentes, il faut
donc soigneusement les distinguer ; b) ces deux ordres de rapports ne sont pas des notions
foncièrement différentes : il faut les assimiler. Le passage en question est illustratif de
leur position :

[…] pour reprendre la comparaison de la feuille de papier qu'on découpe (voir p. 157), –
on ne voit pas pourquoi le rapport constaté entre divers morceaux A, B, C, D, etc., n'est
pas distinct de celui qui existe entre le recto et le verso d'un même morceau, soit A/A',
B/B', etc. (CLG, p. 159)

Cette manière d‟envisager la question est ingénieuse, et a la non négligeable vertu de


remettre les choses au clair. L‟appel à la comparaison avec la « feuille de papier qu‟on
découpe » illustre à merveille qu‟il est possible d‟identifier, très clairement, deux types de
rapports : d‟un côté ceux qui existent entre les entités ; de l‟autre ceux qui existent entre
les deux composants de chaque entité, à l‟intérieur de chaque entité. Pourquoi vouloir les
assimiler ? Et comment, de quelle manière les assimiler ? Ni ce comment ni ce pourquoi
n‟étaient transparents à Bally et Sechehaye. Ils l‟ont dit très nettement, quoique sous une
forme négative (ce qui est également significatif) : ils ne voient pas pourquoi ces deux
rapports constatés, l‟un entre termes, l‟autre intra termes (entre les deux composants de
374
chaque terme), ne seraient pas distincts. Ce qui revient à dire qu‟il leur apparaissait très
nettement que ces rapports étaient bien distincts. C‟est la thèse que nous avons discutée
dans l‟introduction, et qui, comme nous l‟avons vu, a suscité autant d‟adeptes que de
contradicteurs. Les derniers ont eu matière à travailler dans « De l‟essence double du
langage » ; les premiers, d‟après les derniers, auraient appuyé leurs hypothèses sur des
passages décontextualisés.
Nous avons déjà donnée une réponse à cette controverse en prenant pour base le texte
de « De l‟essence double du langage » (1891). Voyons à présent comment apparaît la
question à la fin du troisième cours.

Comme nous venons de le voir, dans cette controverse qu‟on est en train d‟examiner
(et dans une certaine mesure de caricaturer), le parti pris par les éditeurs a été de
maintenir – avec un brin d‟incertitude, semblerait-il, mais à tout prix – la différence entre
ces deux types de rapports. Il semblerait pourtant que l‟effort intellectuel de Saussure, au
contraire, se soit consacré dans ce troisième cours à la position antinomique, c‟est-à-dire à
faire valoir que, en dernière analyse, ces deux rapports ne pourraient que revenir à une
seule et même chose (ce qui fournirait une raison à la lecture de Harris). On avait déjà
relevé quelques fragments susceptibles d‟être évoqués à l‟appui de cette dernière thèse.
Essayons de retracer, à présent, à titre illustratif, le chemin – ou du moins quelques jalons
– de l‟argumentation saussurienne telle qu‟elle apparait au cours des dernières semaines
du semestre d‟été de 1911, au long desquelles, conscient peut-être de l‟aspect anti-intuitif
de l‟affaire, le « maître » serra progressivement les pièces de son argumentation.

7.7.4 Aléas de la réflexion de Saussure. 12 mai 1911- 4 juillet 1911

Le 12 mai – nous venons de le voir – les deux types de rapports que nous considérons
étaient encore « soigneusement distingués » par Saussure :

L‟idée de relativement arbitraire fait intervenir deux relations qu‟il faut soigneusement
distinguer.
Nous avons d‟une part cette relation dont il a été question :

375
et d‟autre part cette relation

(Cours III, Constantin, p. 235).

Ces deux types de rapports, l‟un interne aux entités, l‟autre entre les entités, sont des
notions qu‟il faut, dit Saussure, « soigneusement distinguer ». De ces deux ordres de
rapports, de surcroit, le premier, interne aux entités, est ce jour-là considéré comme une
sorte de condition sine qua non de l‟existence des rapports entre les termes :

<La relation du concept avec l‟image peut exister sans relation avec un terme externe.
Mais [la] relation externe entre deux termes ne peut exister sans réciproque intervention
des deux relations internes>. (Cours III, Constantin, p. 235).

Non seulement ces deux notions sont différenciées, mais les rapports internes
préexistent, ici (logiquement, si l‟on préfère), aux rapports entre les termes. Saussure va
même jusqu‟à affirmer, dans la même leçon, que cette relation interne serait « la seule à
considérer » :

Il y a d‟un côté une relation intérieure, qui n‟est autre chose qu‟une association entre
l‟image auditive et le concept. Chaque terme implique cette relation interne. C‟est est la
seule qui soit à considérer. (Cours III, Constantin, p. 235)

L‟idée d‟une préexistence de « la relation du concept avec l‟image » est parfaitement


concordante avec cette « attribution préalable » que nous avons rencontrée dans « De
l‟essence double » et, transposée sur l‟exemple du jeu d‟échecs, dans le cours de 1908-
1909. Mais l‟affirmation que cette « relation intérieure » puisse être « la seule qui soit à
considérer » est dérangeante. Elle ne semble pas pouvoir s‟accorder avec la vision
systématique postulée par Saussure.

376
Il faut certes tenir compte du fait que Saussure envisage, à ce moment de sa réflexion,
la notion de « motivation relative » des signes, et le fait que « la relation interne » soit « la
seule à considérer » signifie ici que les signes « radicalement arbitraires » ne feraient pas
appel à d‟autres « signes » (ce qui poserait toute une série de problèmes, que nous avons
sommairement entrevus dans la conclusion de notre première partie). Mais cela n‟enlève
rien à la question. Ce terme radicalement arbitraire ne serait concerné que par la
« relation interne » (« b », ), qui serait « la seule à considérer ». La suite de ce passage
est fort éloquente : « En apparence », dit Saussure,

[…] il semble qu‟il n‟y ait rien de commun entre cette relation interne et cette relation
externe avec un terme opposé. (Cours III, Constantin, p. 235)

Que signifie cet « en apparence » ? Qu‟il y aurait, au fond, une relation ? Laquelle ?
La relation interne – Saussure venait de le dire – serait une condition nécessaire de
l‟existence des rapports qui sont à la base de la motivation de l‟arbitraire (ce qui semble
tout à fait logique : s‟il n‟y avait pas de rapport interne qui puisse (ou non) être arbitraire,
on ne saurait guère avoir de relativisation). Mais y a-t-il ici un autre type d‟articulation ?
Qu‟en serait-il du cas des signes radicalement arbitraires (s‟il y en avait) ? La question,
dans ce passage, reste ouverte.

Un mois et demi plus tard, le 27 juin 1911, cette position sera légèrement clarifiée. La
relation interne, qui avait jadis été « la seule à considérer », « ne suffira pas » : il faudra,
dit Saussure, considérer aussi les rapports entre les termes :

Donc [la] flèche  ne suffit pas. Il faut toujours [variation Dégallier : « il faut aussi »,
ES] tenir compte des flèches ←→ (Cours III, Constantin, p. 284).

Le passage serait donc encore une fois d‟accord avec le deuxième argument que nous
avons analysé dans « De l‟essence double du langage ». Le rapport intérieur serait
logiquement premier, et lorsque les rapports horizontaux interviennent, la répartition
d‟idées entre les formes (et réciproquement) serait déjà, en quelque sorte, réglée.
L‟intervention seconde des rapports horizontaux viendrait délimiter, préciser, relativiser,
déterminer la portée des rapports verticaux.

377
Le 4 juillet, cependant, lors de la toute dernière leçon, on trouve une position
diamétralement opposée :

Si l‟on revient maintenant à la figure qui représentait le signifié en regard du signifiant

on voit qu‟elle a sans doute sa raison d‟être mais qu‟elle n‟est qu‟un produit secondaire de
la valeur (Cours III, Constantin, p. 287).

Présentée précédemment comme susceptible d‟exister « sans relation avec un terme


externe », ce rapport interne est maintenant considéré comme un « produit secondaire de
la valeur », comme, dit Saussure, « une autre expression des valeurs prises dans leur
opposition <(dans le système)> » (Cours III, Constantin, p. 286). Autrement dit : comme
une autre expression des rapports de type « a » entre les termes. Ainsi :

<Le schéma n‟est donc pas initial dans la langue.> […] Le schéma qui va du
signifié au signifiant n’est donc pas un schéma primitif (Cours III, Constantin, p. 287
[nous soulignons, ES]).

Si l‟on suspendait l‟histoire en ce point, on aurait alors le sentiment d‟assister à une


sorte de repentir échelonné entre les différentes positions, comme si Saussure – guidé
apparemment par des critères pédagogiques – avait peu à peu nuancé l‟expression de sa
pensée. Après avoir affirmé que la seule relation « qui soit à considérer » était celle qui
relie l‟image auditive au concept (« b », ), Saussure déclare qu‟en réalité il faut aussi
tenir compte de la relation entre termes (« a », ←→), puis que, somme toute, ce rapport
interne n‟est qu‟« une autre expression » des rapports entre les termes. De ce fait, on
pourrait – on devrait – ne considérer que ces rapports externes (« a », ←→) et l‟on
pourrait ainsi minimiser (voire éliminer) l‟importance de la relation interne (« b », ), qui
ne serait en fin de compte qu‟une espèce de raccourci, une autre manière, abrégée (mais

378
parfaitement équivalente), d‟exprimer la somme des rapports entre les termes (« a »,
←→). Ainsi donc :

Tout mot de la langue se trouve avoir affaire à d‟autres mots, ou plutôt il n’existe que par
rapport aux autres mots et en vertu de ce qu‟il a autour de lui. C‟est ce qui ne peut
manquer de devenir toujours plus clair, quand on se demande en quoi consiste la valeur
d‟un mot, quoique au premier moment une illusion nous fait croire qu‟un mot peut exister
isolément. (Cours III, Constantin, p. 277 [nous soulignons, ES])

Les entités faisant partie de la langue, à l‟exemple de ce qu‟ici Saussure appelle des
« mots »252, « n‟existent que par rapport aux autres » entités et « en vertu de ce qu‟il y a
autour » d‟elles ; autrement dit, en vertu des rapports « a » (←→), entre elles, et hors
d‟elles. L‟existence d‟une entité isolée ne serait ainsi qu‟« une illusion » :

<C‟est pourquoi> ce rapport [« b » (), ES] n‟est qu‟une autre expression des valeurs
prises dans leur opposition <(dans leur système).> (Cours III, Constantin, p. 286)

Or si ceci est vrai, si le rapport « b » (), interne aux termes, n‟est finalement qu‟une
autre manière d‟exprimer la somme des rapports « a » (←→) entre les termes, la
distinction entre ces deux types de rapports s‟avérerait être non nécessaire. Cette formule
selon laquelle ce rapport « b » () « n‟est qu‟une autre expression des valeurs prises dans
leur opposition » (rapports « a », ←→) tempère en effet le divorce entre ces deux types
de rapports : le rapport « b » serait « la même chose » que la somme des rapports « a », et
le schéma reviendrait à celui « des feuillets 25 et 29 » :

252
Saussure précise dans ce cours qu‟il prendra les « mots », sans s‟arrêter dans leur définition, comme
exemples d‟éléments faisant partie du « système » : « La première question <(qu‟on ait à se poser)> dans la
linguistique statique, c‟est bien celle des entités ou des unités à reconnaître, mais ce n‟est pas la question
qui permet d‟entrer <le plus facilement> dans ce qui constitue la langue. On peut admettre provisoirement
que ces unités nous sont données. On peut parler des mots de la langue comme si c‟étaient des touts séparés
en eux-mêmes […] Prenons donc sans les scruter les unités que nous avons dans les mots. » (Cours III,
Constantin, pp. 276-277)
379
Le sens de chaque forme, en particulier, est la même chose que la différence des formes
entre elles, et en général <entre elles>. Sens = valeur différente. (AdeS 372, f. 29 [= 372
bis, f. 3g/1] [cf. ELG, p. 28] [souligné dans le manuscrit, ES])

Ces notions seraient donc commensurables. Il s‟agirait moins de deux concepts


distincts que d‟une seule et même notion exprimable en termes différents, de la même
manière qu‟en mathématiques « 2(22) » et « 5+3 » sont deux manières d‟exprimer l‟idée
de « huit ». Ces deux types de rapports, donc, d‟abord « bien difficiles à distinguer », puis
« soigneusement distingués », sont finalement déclarés assimilables. Voilà donc
pourquoi « il ne faut pas commencer par le mot, le terme, pour en déduire le système »,
mais, « au contraire, c‟est <du système>, du tout solidaire qu‟il faut partir » (Cours III,
Constantin, p. 281).
Nous avons vu cependant que, malgré tout cela, Bally et Sechehaye – qui
connaissaient pourtant bien ces propos saussuriens (les notes de Dégallier en étaient
suffisamment représentatives) – s‟attachent obstinément à distinguer ces deux rapports253.
Pourquoi ? Pourquoi les éditeurs insistent-ils sur cette idée d‟une distinction entre ces
deux rapports quand Saussure cherche, apparemment, au contraire, à les rendre
assimilables ?
On répondra à cette question de deux manières. La première, ici même, suivra une
voie philologique, et tentera de montrer que la réflexion de Saussure, que nous avons
suspendue plus haut au moment où elle tentait – à l‟instar des feuillets 25 et 29 de « De
l‟essence double » – de rendre ces deux types de rapports assimilables, prendra dans les
dernières élaborations dont on a gardé des traces le pendant contraire, celui, plus
complexe, que nous avons confronté dans « De l‟essence double » au premier argument,
et qui serait donc en accord avec la position de Bally et Sechehaye : ces deux types de
rapports seraient radicalement irréductibles.

Mais cette voie philologique n‟enlève rien à la question que nous nous sommes posée.
Pourquoi les éditeurs maintiennent-ils obstinément l‟irréductibilité de ces rapports ? Si
les arguments en sa faveur sont présents autant que ceux en sa défaveur, si, donc comme

253
« Il semble impossible », écrivent-ils dans le CLG, « d‟assimiler les rapports figurés ici par des flèches
horizontales à ceux qui sont représentés par des flèches verticales » (CLG, p. 159).
380
on l‟a vu, les deux lectures étaient autorisées par les manuscrits, le choix des éditeurs a dû
être sous-tendu par des critères théoriques. Nous avons fourni une explication des raisons
que nous avons cru discerner, dans « De l‟essence double », comme étant (à nos yeux) à
la base de cette nécessité (« on est obligé », disait-il) que Saussure ressentait d‟admettre
ce jeu non seulement négatif, mais et négatif et complexe, dont le schéma minimal et
irréductible comportait trois rapports entre quatre termes. On pourrait donc faire appel à
ces arguments pour expliquer la décision des éditeurs, et le lecteur peut, en effet, s‟y
rapporter. Mais nous ajouterons aussi, en annexe, une espèce d‟exercice argumentatif où
nous essayerons de voir pourquoi l‟élément « rapports-internes-aux-signes » (rapports
verticaux, nommés « b » et figurés ainsi : ) nous semble logiquement irréductible à
l‟élément « rapports-entre-les-signes » (rapports externes, horizontaux, figurés ainsi :
←→). Cet exercice recoupe en grande partie le raisonnement que nous avons suivi lors de
notre analyse de « De l‟essence double du langage », mais nous adopterons à présent
(dans l‟annexe) la terminologie et les exemples de ce troisième cours. Et nous adopterons,
aussi – afin de pouvoir nous y référer lors de notre conclusion – un point de vue
ontologique. La question que l‟on se posera, en effet, aura trait au modèle d‟entité
linguistique susceptible de participer à l‟un ou l‟autre modèle théorique examiné.
Si le lecteur veut avancer par ce chemin, il peut se rendre dès maintenant à l‟annexe 1
(cf. p. 403).
Nous resterons, ici, sur la voie philologique.

7.7.5 Dernières élaborations Saussuriennes de la notion de « valeur »

Comme nous l‟avons vu, donc, la pensée de Saussure s‟orientait, lorsque nous avons
suspendu son mouvement, vers une assimilation possible de ces deux ordres de rapports
qu‟il nommait « a » et « b ». Ce dernier type de rapport, avait-il avancé, « n‟est qu‟une
autre expression des valeurs prises dans leur opposition <(dans leur système)> » (Cours
III, Constantin, p. 286). Cette opération de réduction, cohérente avec la thèse de la « pure
différence » (cf. annexe 1, p. 403) et qui, comme Claudine Normand le signalait,
constitue probablement « le point le plus abstrait de la théorie », semble avoir été l‟une
des ambitions les plus chères à Saussure. Il la nourrissait du moins depuis décembre 1891,
date à laquelle il se consacrait à l‟écriture de « De l‟essence double du langage ». A la p.

381
12 de ce manuscrit, comme nous l‟avons vu, Saussure affirmait que la considération de
ces deux types de rapport, qu‟il identifiait pourtant parfaitement, était quelque chose de
« non différent » :

Les identités dans ce domaine [il parle de « l‟état de langue en lui-même », ES] sont
fixées par le rapport de la signification et du signe, ou par le rapport des signes entre eux,
ce qui est non différent. (AdeS 372, f. 12 [= 372 bis, f. 3b/4] [cf. ELG, p. 21] [Nous
soulignons, ES])

Cette conception sous-tendait la plupart des arguments du manuscrit, où l‟équivalence


entre cette notion et celle de « différence pure » était, comme on l‟a vu, renforcée sans
relâche. Nous avons constaté cependant que Saussure n‟était pas entièrement convaincu
de la validité de cette opération : d‟autres affirmations, dans ce même texte, étaient bien
moins catégoriques à ce propos. Ainsi dans cette note, par exemple, où, après avoir posé
le schéma à trois rapports entre quatre termes qu‟il nomma « quaternion final », il se
déclarait incompétent pour trancher la question :

C‟est peut-être à tort que nous renonçons à réduire ces trois rapports à un seul ; mais il
nous semble que cette tentative <commencerait à> dépasserait la compétence du
linguiste. (AdeS 372, f. 56 [=372 bis, ff. 6e/5] [cf. ELG, p. 39])

Remarquons tout de même qu‟ici, contrairement à ce qu‟il écrivait quinze pages plus
haut et au-delà des doutes qu‟il allègue, Saussure renonce à cette opération de réduction.
La question, visiblement, ne lui paraissait pas tout à fait claire. Est-ce à cause des
raisonnements (ou des problèmes) du type de ceux que l‟on a parcourus ? Nous ne le
saurons jamais. Vingt ans après, en tout cas, à l‟extrême fin de sa carrière, on le voit
encore délibérer sur cette même difficulté. Dans ses notes préparatoires à la dernière
leçon du troisième cours, trois jours après s‟être essayé à assimiler les deux types de
rapports, il commence une réflexion par cette affirmation :

Valeur est tout à fait <éminemment> synonyme <à chaque instant> de terme situé dans un
système <de termes similaires>, de même qu‟il est tout à fait t[ou]t aussi <éminemment>
synonyme à chaque instant de chose échangeable <contre un objet dissimilaire> il n‟y a

382
point de254 [ ] (Ms. Fr. 3951, f. 27 [CLG/E 1864] [ELG, p. 335] [Cours III,
Constantin, p. 282]).

L‟équivalence des rapports dont on parle est ici clairement posée par Saussure. Le
texte, pourtant, après ce blanc (qui dissimule dans les manuscrits une superposition
brouillée de doutes et corrections), se poursuit :

Prenant la chose échangeable et les termes adjacents à la val[eur] d‟une part < () >255, de

l‟autre les termes co-systématiques, < ( /  /  / ) >255 cela n‟offre aucune parenté.
C‟est le propre de la valeur de mettre en rapport ces deux choses. Elle les met en rapport
d‟une manière telle qu‟on peut défier qu‟on peut dire dangereuse pour <qui va jusqu'à
désespérer>256 l‟esprit par l‟impossibilité de scruter si ces deux faces de la valeur
différent <pour elle>, ou <en quoi> […] (Ms. Fr. 3951, f. 27 [cf. CLG/E 1864] [cf. ELG,
p. 335] [cf. Cours III, Constantin, p. 282])

Ces deux rapports, que Saussure avait jadis voulu assimiler, s‟articulent ici « d‟une
manière qui va jusqu‟à désespérer l‟esprit », car on n‟entrevoit pas, en fin de compte, si
ces deux types de rapports différent ni, évidement, en quoi. Il s‟agissait pour Saussure
d‟un problème, au sens le plus profond que revêt ce terme. En tout les cas, ce feuillet
s‟achève sur ces mots :

254
Sur le groupe « il n‟y a point » Saussure note une autre phrase, qu‟il barre également, que nous ne
sommes pas parvenu à déchiffrer.

255
Ces schémas, le premier ajouté en marge, le second entre les lignes, sont l‟un et l‟autre barrés dans le
manuscrit. Nous n‟avons cependant pas pu recourir à la ligne horizontale qui nous a servi tout au long de
cette étude pour indiquer les passages biffés : elle se confondait avec les barres des schémas.

256
Il est impossible de reproduire la logique spatiale de ce passage de manière linéaire. Le terme
« désespérer » est formé sur le terme « désespérante », dont Saussure barre seulement les quatre dernières
lettres, auxquelles il substitue la particule « -er ». Le groupe « qui va jusqu‟à » est écrit après « manière »
sur « telle qu‟on peut ». La version que l‟on donne tente de respecter ce que nous croyons avoir été l‟ordre
d‟écriture du passage. Ce feuillet est reproduit en annexe. (cf. annexe f. 27).
383
La seule chose certaine <évidente> <indiscutable> est que la valeur va dans ces deux
axes, est déterminée selon ces deux axes concurrem[en]t257 :

(Ms. Fr. 3951, f. 27 [cf. CLG/E 1864] [cf. ELG, p. 335] [cf. Cours III, Constantin, p. 282])

Le concept de « valeur » n‟est plus uniquement « la contrepartie des termes coexistant


dans la langue » : il est à présent concerné simultanément par les deux types de rapports
que nous avons isolés. Comment ? C‟est la question qui traverse la pensée de Saussure
tout au long de son existence. Au bout de vingt ans de réflexion et après avoir tout tenté
pour les réduire, Saussure admet que l‟affaire le dépasse :

La valeur ne peut pas être déterminée plus par le linguiste que dans d‟autres domaines ;
nous la prenons avec tout ce qu‟il [sic] a de clair et d‟obscur. (Cours III, Constantin,
p. 287)

Le dernier mot de Saussure, en tout cas, qui avait un jour tenté de justifier cette
équation (rapport « b » = somme de rapports « a » ;  =  ←→), est que le concept de
« valeur » n‟est pas réductible à « la contrepartie des termes coexistants », mais noue en
soi (sur soi) les deux types de rapports que nous avons analysés :

Ce qui est inséparable de toute valeur c‟est de faire partie d‟un système série juxtaposée
de grandeurs formant un système, ou ce qui fait la valeur, ce n‟est pas <ni> a) d‟être
inséparable d‟une série de grandeurs opposables formant un système, ou <ni> b) d‟avoir
[ ]258 ; mais les deux choses à la fois et inséparablement à <leur tour liées> <entre
elles>. (Ms. Fr. 3951, f. 27 [CLG/E 1864] [ELG, p. 335] [Cours III, Constantin, p. 284])

257
Ou doit on comprendre « concurrent[s] » ?

258
On comblera ce blanc par l‟expression : « une contrepartie échangeable ».
384
La notion de « valeur » serait ainsi concernée par les deux types de rapports à la fois,
à la manière du deuxième argument relevé dans « De l‟essence double du langage », et
non une configuration réductible aux seuls rapports horizontaux. Saussure tentera encore
deux schémas sur la question, l‟un et l‟autre figurant au feuillet 28, que nous reproduisons
intégralement :

Valeur Il n‟est pas absolum[en]t important de s‟apercevoir que les similia à leur tour
valent un <sont chacun naturellement pourvus de leur> dissimile, et que le tableau juste
serait donc :

Au contraire c‟est par ce tableau final et banal qui fait ressembler la valeur à une chose
<qui voit sa règle en elle>, en laissant supposer faussement <quelque réalité absolue>259

Garder en tout cas le schéma

Le rapport simile : dissimile est une chose parfaitement différente du rapport simile :
similia, et ce rapport est néanmoins insaisissablement et jusqu‟au tréfonds de la notion de
valeur. (Ms. Fr. 3951, f. 27 [CLG/E 1864] [ELG, pp. 335-336] [Cours III, Constantin,
p. 283])

259
La disposition des arguments dans le manuscrit fait que l‟on peut lire également dans cet ordre : « Au
contraire c‟est par ce tableau final et banal qui fait ressembler la valeur à <quelque réalité absolue> une
chose <qui voit sa règle en elle>, en laissant supposer faussement [ ] ». Il n‟est pas clair que les termes
« une chose » aient été soulignés deux fois, ou soulignés et puis barrés…
385
Le commentaire qui accompagne le premier schéma pourrait servir d‟explication aux
tentatives de réduction des deux types de rapports à un seul : il ne s‟agirait en réalité pas
d‟une réduction à proprement parler, mais d‟une espèce d‟artifice propédeutique pour ne
pas « faire ressembler la valeur à une chose <qui voit sa règle en elle> ». La valeur serait
toujours concernée, « insaisissablement et jusqu‟au tréfonds » par ces deux types de
rapports parfaitement différents, dont le schéma minimal comporterait trois rapports entre
quatre termes (que Saussure oriente ici différemment, mais qui revient exactement au
deuxième modèle que nous avons examiné dans « De l‟essence double ») pour lequel
nous avions proposé ce schéma, moins gracieux certes que celui de Saussure, mais qui,
nous semble-t-il, revient exactement au même :

L‟élément qui nous avait permis de le construire, comme on s‟en souvient, était cette
« attribution préalable » de certaines idées à certaines formes, soit la détermination
préalable de la portée des rapports « b », qui, s’empiétant les unes les autres (rapports
« a »), terminaient par se délimiter réciproquement. De quoi dépend alors la
détermination de la « valeur » d‟un terme ? De la conjonction de ces deux versants. L‟un
et l‟autre y participent nécessairement. La réduction à des rapports purement oppositifs,
horizontaux, serait un subterfuge infécond, qui ne rendrait pas compte du phénomène en
question.
Au cas où cela n‟aurait pas été suffisamment souligné, nous nous permettrons de
signaler une fois de plus que l‟élément sur lequel Saussure choisit de mettre l‟accent la
dernière fois qu‟il prit la plume, ce fut le rapport vertical :

Le rapport simile : dissimile est une chose parfaitement différente du rapport simile :
similia, et ce rapport est néanmoins insaisissablement et jusqu‟au tréfonds de la notion de
valeur. (Ms. Fr. 3951, f. 27 [CLG/E 1864] [ELG, pp. 335-336] [Cours III, Constantin,
p. 283])

386
8

CONCLUSION

Les racines conceptuelles de la notion de « valeur » remontent aux premières


publications de Saussure, encore encadrées dans le paradigme de la grammaire comparée.
Nous avons vu que dès le Mémoire, même s‟il n‟existait pas encore d‟arrêt
terminologique précis, il était possible de déceler l‟existence d‟une notion que Saussure
nommait parfois « valeur », parfois « valeur morphologique », et qui était entendue
comme une forme de position « différente de (et relative à) » d‟autres positions du
système. Cette répartition de positions distinctives était déterminée non par une
quelconque espèce de fond substantiel, mais par l‟implication des éléments dans un
mécanisme morphologique identifié (dressé) sur la base de comportements
distributionnels différentiels. Même si la source est douteuse, la meilleure description de
la notion de « valeur » présente dans le Mémoire nous semble être celle figurant dans le
manuscrit bMS Fr 266 (4), dont l‟auteur semble avoir été Gustav Guieysse plutôt que
Saussure : les signes au moyen desquels Saussure désigne ces positions morphologiques
différentielles « n’ont qu’une valeur absolument algébrique et arbitraire » (cf. Marchese,
1992, p. 61), id est ils n‟ont aucune ambition de description substantielle et servent à
désigner, simplement, une position « différente de ».
Cette idée était appliquée, dans les deux autres textes portant sur l‟indoeuropéen, à
des notions semblables, quoique nommées différemment : « valeur relative » dans le
manuscrit sur la théorie des sonantes, « valeur sémiologique » dans le traité de
phonétique. Le privilège de la situation relative des éléments sur les données

387
substantielles (sur la valeur « absolue ») et l‟implication dans un rôle morphologique
différentiel étaient la constante, et la notion resta dans ces premiers travaux strictement
bornée au plan phonologique.
L‟analyse du manuscrit « De l‟essence double du langage » nous livra une situation
bien plus complexe. La notion de « valeur » présente dans les trois premiers écrits
analysés demeura, dans une grande partie des arguments que nous avons discernés,
appliquée au plan phonologique, mais ce niveau d‟application n‟était qu‟un « premier
rudiment » d‟un principe que Saussure généralisa à absolument tous les domaines de la
linguistique : « toute espèce de signe existant dans le langage », a-t-on lu, était conçue
comme n‟ayant qu‟une « valeur purement par opposition, par conséquent purement
négative non positive, mais négative au contraire essentiellement NÉGATIVE,
éternellement NÉG [_____] » (AdeS 372, f. 78 ; cf. supra, p. 287). Ce qui nous a
intéressé, dans cette généralisation, a été l‟extension au plan sémantique, car d‟elle
découlait le postulat de la réductibilité de la notion de « signification », « sens », « idée »
(de « capital sémantique » inhérente aux signes) à la notion de « valeur ». Cette idée se
voulait en effet l‟explication des caractères morphologiques, grammaticaux et
sémantiques, de tous les types d‟entité existant dans une langue, suivant des critères qui
n‟avaient été détectés qu‟au plan phonologique, et là résidait l‟opération, si ambitieuse,
que nous voulions interroger. Notre dessein était de déceler ce que cela pouvait vouloir
dire qu‟une « forme » vaille d‟un point de vue sémantique. Dans cette ligne, nous avons
rencontré deux voies (divergentes) où cette valeur sémantique s‟inscrivait.
La première, qui était une transposition directe du « principe des oppositions » tel
qu‟il avait été élaboré lors de l‟étude des phénomènes phonologiques, se confondait avec
la « valeur » des « formes » (= « signes ») établie d‟un point de vue formel (Saussure
disait même « matériel »). Le fait qu‟une « forme » vaille signifiait (était « la même
chose ») qu‟elle était différente et donc s’opposait purement et simplement (et d‟un point
de vue matériel) au reste des « formes ». Ceci constituait même sa seule et unique raison
d‟être : exister, pour une « forme », équivalait à ce stade à « différer de », ce qui
équivalait à « valoir ». C‟est l‟argument que nous avons trouvé aux feuillets 25 et 29 du
manuscrit. Sa représentation minimale comportait, comme nous avons essayé de le
montrer, un rapport (oppositif) entre deux « formes ». Les caractères sémantiques
inhérents à ces « formes » se confondaient avec (et dans) cette formule.

388
La deuxième configuration de « valeur » sémantique des formes s‟est présentée
comme moins aisée à pénétrer. Nous avons dû admettre une configuration beaucoup plus
complexe, où l‟existence d‟une « forme » impliquait un double système d’oppositions,
l‟un de « formes » (ou de « signes ») et l‟autre de « sens » (ou de « significations »), de
sorte que la détermination de cette « forme » et donc celle de sa « valeur » impliquait non
seulement que cette « forme » soit différente du reste, mais également qu‟elle soit
inséparablement liée à une contrepartie sémantique qui se trouvait, elle-même, être
différente d‟autres « contreparties sémantiques ». Nous avons pourtant beaucoup peiné à
trouver l‟élément nécessaire à expliquer ce schéma. Saussure disait se voir « obligé » de
le poser, et de poser, en conséquence, des modèles de « forme » et de « valeur »
également complexes, mais l‟irréductibilité de la configuration (à un système
d‟oppositions simples) n‟était pas facile à soutenir. Nous avons cru trouver cet élément
dans l‟incorporation, au sein du modèle, de rapports multiples et non symétriques entre les
« formes » et les « idées ». Mais nous avons noté que la multiplicité des rapports
verticaux n‟était pas inférable à partir des seuls critères régissant le « principe des
oppositions », et que, même si Saussure exigeait leur existence, il manquait toujours
l‟élément qui le soutiendrait. Cet élément, que nous avons isolé dans cette
« attribution préalable » de certaines idées à certaines formes (et réciproquement),
tombait hors des possibilités du « principe des oppositions », et nous avons vu Saussure
admettre, de mauvais gré, qu‟il comportait quelque chose de « positif ». Seule l‟admission
de cet élément autorisait que les « formes » et les « idées » n‟existent que les unes
intiment liées aux autres (rapports verticaux), en même temps que déterminées les unes et
les autres par opposition au reste des termes de son ordre (rapports horizontaux), et que
ce modèle soit irréductible (méthodologiquement, logiquement, théoriquement) à un
système d‟oppositions simples.

La même répartition conceptuelle discernée dans ce manuscrit de 1891 est revenue


dans les deux derniers cours de linguistique générale que nous avons examinés.
L‟opération de généralisation présentée dans ce texte fut tentée dans l‟introduction du
deuxième cours, mais nous avons perçu quelques problèmes qui montraient clairement
que la transposition n‟était pas si commode à démontrer, et que Saussure (ou les
étudiants, qui notaient ce qu‟ils comprenaient) retombait sur des notions étrangères au
« principe des oppositions », selon lequel la valeur des éléments devait demeurer

389
« essentiellement » et « purement négative ». La présence de cette « attribution
préalable » semblait être incontournable dès que le modèle voulait être exporté à des
phénomènes autres que phonologiques.

Le troisième et dernier cours n‟a fait que corroborer tout ce que nous avions appris
dans les analyses précédentes. Nous nous sommes concentré sur un seul passage,
appartenant à une seule leçon, la toute dernière, où Saussure s‟était proposé de définir les
notion de « valeur » et de « signification ». Le flou de la terminologie, d‟un côté, de
l‟autre la certitude de n‟avoir à ordonner que trois notions, nous amena à concentrer notre
attention sur ces deux types de rapports que Saussure nomma « a » et « b », l‟un externe
aux entités, l‟autre interne aux entités (entre les deux composants d‟une même entité). La
question que nous nous sommes posée recoupait celle que nous avions analysée dans
« De l‟essence double » : l‟existence des rapports verticaux entre les deux composants des
signes (la répartition d‟idées entre les formes et réciproquement), peut-elle être expliquée
par (et donc réduite à) la seule existence des rapports entre les termes ? A l‟instar des
textes précédents, nous avons suivi l‟évolution de la réflexion de Saussure, qui alternait
entre les deux réponses possibles. Nous avons finalement assisté, sans surprise, à la
lecture des deux derniers feuillets écrits par Saussure sur la question, où l‟irréductibilité
des deux types de rapports était posée sans détours, comme nous avions compris qu‟il
était nécessaire dès notre analyse de « De l‟essence double du langage ».

Que conclure alors ? Que la notion de « valeur » Saussurienne, négative, oppositive et


différentielle, issue du travail de reconstruction du système vocalique de l‟indoeuropéen
et automatiquement et naturellement étendue au plan phonologique des langues en
général, ne fut généralisée à d‟autres domaines qu‟au prix de transformations radicales.
La prise en charge des phénomènes sémantiques, qui nous intéressait spécialement, ne
semble pas avoir réussi. Du moins nous ne sommes pas atteint à la conviction que ce
modèle d‟oppositions simples soit explicatif des aspects sémantiques des entités, et
Saussure parvint à inclure des éléments supplémentaires qui les expliquent. La notion de
« valeur » négative, oppositive, relative et différentielle, établie sur un modèle
d‟oppositions simples, ne peut rendre compte que des entités simples. Dès qu‟est posée
une complexité quelconque au niveau des entités, il s‟avère nécessaire d‟admettre dans la
structure du modèle des clauses ad hoc qui soient capables d‟expliquer cette complexité.

390
Dans le modèle que Saussure construit à ce propos, les « formes » étaient déterminables
par un triple jeu de rapports, inséparables et irréductibles, consistant soit dans la
conjonction (premier rapport, vertical) de deux courants de rapports (deuxième et
troisième rapports, horizontaux) oppositifs (l‟un de « formes » proprement dites, l‟autre
d‟« idées »), soit dans la conjonction (rapport horizontal) de deux conjonctions (rapports
verticaux unissant des « formes » et des « idées »). Cette structure, cependant, comme
nous avons tenté de le montrer, ne tenait que si la distribution d‟« idées » entre les
« formes » (et inversement), était déterminée par un critère quelconque : ce critère,
externe aux critères purement négatifs, oppositifs et différentiels, fut qualifié par Saussure
avec le seul adjectif qui lui restait : l‟« attribution préalable » nécessaire à l‟existence du
modèle comporte quelque chose de « positif ».
Cet adjectif n‟est pas évoqué dans les notes du troisième cours que nous avons cité,
mais l‟irréductibilité des rapports verticaux aux rapports horizontaux, parfaitement
homologue à celle relevée dans « De l‟essence double », suffit à le prouver. Si cela n‟était
pas le cas, nous serions tenté de citer les notes de Constantin prises à la toute fin du
troisième cours (juste avant des exemples obscurs de motivation relative des signes).
Nous prions le lecteur de suivre attentivement l‟échelonnement des arguments en ayant en
tête les schémas dont nous nous sommes servi pour (nous) expliquer le deuxième modèle
de « valeur » trouvé dans « De l‟essence double » :

[…] dans la langue, il n‟y a que des différences sans termes positifs. Il n‟y a du moins de
différences que si l‟on parle soit des significations soit des signifiés ou des signifiants.
[…] on peut envisager tout le système de la langue comme des différences de sons se
combinant avec des différences d‟idées.
[…] Grâce à ce que les différences se conditionnent les unes les autres, nous aurons
quelque chose pouvant ressembler à des termes positifs par la mise en regard de telle
différence de l‟idée avec telle différence du signe. On pourra alors parler de l‟opposition
des termes et ne pas maintenir qu‟il n‟y a que des différences < à cause de cet élément
positif de la combinaison>. (Cours III, Constantin, p. 289)

Le postulat de la différence pure, comme on le voit, n‟est affecé par Saussure qu‟aux
plans formel et sémantique pris séparément. Grâce au conditionnement réciproque (des
idées par les formes et réciproquement !), il y aura « quelque chose pouvant ressembler à
des termes possitifs ». Je ne sais si chez le lecteur de cette page 396 l‟idée est éveillée
391
aussi clairement que dans mon esprit, mais cette configuration est exactement celle que
nous avons déssinée ainsi :

Cette structure, qui était expliquée dans « De l‟essence double » à partir de cette
« attribution préalable », est ici justifiée par une impersonnelle « mise en regard » qui
laisse ses causes dans l‟ombre : comment est-elle opérée ? Saussure ne le dit pas. Cette
« combinaison » de deux tranches différentielles, en tout cas, l‟une sémantique (le
signifié), l‟autre formelle (le signifiant), est un « élément » que Saussure qualifie, comme
cela avait déjà été le cas dans « De l‟essence double du langage », de « positif ».

Cet élément nous permet de reprendre les termes de notre introduction, et nous donne
l‟occasion de justifier la démarche accomplie dans cette deuxième partie.
Nous étions parti, on s‟en souvient, de deux combinaisons de formules :

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs]


[a) La langue est un système] [c) de signes (arbitraires)]

La thèse que nous avons tenté de démontrer dans la première partie était que les
premiers hémistiches (thèse « a » ; thèse « a ») étaient des notions structuralement
divergentes. Et nous avons cru montrer qu‟en effet, le premier modèle ne comportait que
des oppostisions entre les termes, pendant que le deuxième impliquait une structuration
bien plus complexe de signes en classes et paradigmes, inexplicables suivant le seul
principe des oppositions (seul type de rapport admis par des éléments purement
différentiels).
Le but de cette deuxième partie était de montrer que la notion Saussurienne de
« signe » n‟était pas réductible à des « différences, sans termes positifs », et que les
deuxièmes hémistiches ne pouvaient pas, non plus, représenter des notions homologues.
Cette thèse a été également, à ce que nous croyons, démontrée. Nous aurions pu nous

392
limiter à citer le dernier passage des notes de Constantin, où l‟on lit clairement que le
postulat des différences pures n‟est attribué qu‟aux composants d‟un « signe », mais où il
apparaît noir sur blanc que dès que l‟on envisage la combinaison de ces éléments, c'est-à-
dire le « signe » au sens Saussurien du terme, la différencialité est perdue. La
combinaison d‟un signifiant et d‟un signifié est « un élément positif ».

L‟approche de la problèmatique à partir de la notion Saussurienne de « valeur » nous


a permis de suivre l‟évolution de ce « principe des oppositions », ou « des différences
pures », dès sa conception, en plein centre du paradigme comparatiste, autour des
phénomènes phonologiques des langues, jusqu‟à ses tentatives de généralisation à
d‟autres domaines, dont la morphologie et la sémantique, entrainant des modifications
radicales. Dès qu‟elle fut appliquée à la notion de « signe », à l‟articulation du plan des
formes avec le plan des idées, dès qu‟il fut besoin d‟incorporer ce rapport vertical que
dans le troisième cours Saussure désigna par un « b », la notion de « valeur » perdit, elle
aussi, la capacité d‟être explicitée suivant des critères purement négatifs, comme cela
avait été le cas lors de ses premières élaborations.

393
9

CONCLUSION

La conclusion de ce long travail sera brève. Tous les éléments que nous avons à
rassembler ont été déjà évoqués dans les conclusions de la première et de la deuxième
partie, et dans des conclusions partielles préliminaires que nous avons introduites à
différents points de notre argumentation.
Nous sommes parti de deux combinaisons de thèses dont nous nous sommes donné
pour tâche de montrer leur irreductibilité. Ces deux combinaisons étaient les suivantes :

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs]


[a) La langue est un système] [c) de signes (arbitraires)]

Nous avons suivi les deux voies qui se présentaient comme également possibles pour
accomplir cette démonstration. Dans la première partie, nous avons montré
l‟irréductibilité du modèle de système que Saussure appelait « grammatical » à un modèle
de système qu‟il nommait « d‟oppositions ». La configuration des rapports existant entre
les termes du premier modèle excédait longuement le seul type de rapport admissible
dans le premier : les rapports d‟opposition. Pendant que le premier modèle comportait une
organisation complexe de classes et paradigmes établis sur la considération d‟éléments
commnus, le deuxième modèle se limitait à ordonner les éléments dans une série

394
d‟oppositions contenant nécessairement l‟entièreté des éléments participant du système :
l‟idée d‟une opposition séléctive était interdite par la prémisse de départ (cf. pp. 115 sqq
et note 118 [p. 155]).

Nous avons constaté, ainsi, déjà dans notre conclusion préliminaire dressée à la fin de
l‟analyse du cours de 1907, que ce « système d‟unités contemporaines » que l‟on
« devrait appeler grammaire » (Cours I, Riedlinger, p. 102) était un système de rapports
« qu’établit l’esprit » entre les termes, et que ces rapports ne pouvaient être fondés que
sur la base d’une certaine communauté « de forme et de sens » (Cours I, Riedlinger, p.
67), ou « de sens seul », mais non, en tout cas, sans participation du facteur « sens ».
Toute « opération » d‟« ordre grammatical », avait-on lu, « implique que l’on considère
les formes conjointement aux idées qu’elles expriment » (Cours I, Riedlinger, p. 64). De
ce constat, que nous avons confirmé dans les analyses postérieures260, nous avons tiré
deux conclusions qui nous semblaient représenter des éléments essentiels à ce modèle de
système « grammatical » :

α) Les termes participant à ces « liens grammaticaux » ne peuvent pas être définis de
manière purement différentielle, car ils partagent, justement, un élément commun,
quel qu‟il soit, qui justifie le rapprochement.

β) Les termes entre lesquels agissent ces rapports associatifs sont des entités doubles,
comportant deux faces (formelle et sémantique), dont la communauté partielle est
à la base, justement, des associations.

Ces deux éléments nous suffirent pour justifier la séparation qu‟il nous intéressait
d‟établir.

Dès que l‟on sera en présence de séries associatives (qui peuvent être, par ailleurs, de
« plusieurs espèces »), on sera alors forcé d‟admettre des éléments non réductibles à des

260
Exception faite de l‟existence de cette association « par l‟image auditive » que Saussure admet au
troisième cours, qui ne semblait cependant pas comporter de fonction grammaticale aucune.
395
différences pures : ce système de « liens grammaticaux » (que l’on devrait appeler
« grammaire ») n’était donc pas un système « de rapports purement oppositifs ».

Dès que les séries associatives ne se fondent que sur une identité partielle « de forme
et de sens », on est également autorisé à conclure que ce « système grammatical », qui
n’est pas un « système de différences pures », est un « système » d’entités doubles, c'est-
à-dire de ce que Saussure appela, dans un sens technique, des « signes » : le « système »
d‟unités contemporaines « que l‟on devrait appeler grammaire » serait donc une notion
parfaitement assimilable à la deuxième combinaison de formules ([a][c]), mais non à la
première ([a][b]).

Nous avons aussi signalé que si les « systèmes » présents à ces deux combinaisons de
formules étaient structuralement distincts, alors les éléments faisant partie de ces
systèmes, par le principe de solidarité existant entre « système » et « éléments » (CLG/E
1848) devaient l‟être également, et que si le modèle de système « grammatical » (qui
n‟était pas un système « de différences pures ») était un système « de signes », alors le
modèle de système « de différences pures » devait porter, nécessairement, sur des
éléments autres que des « signes ». Cela nous avait semblé en accord avec le fait que,
d‟un point de vue purement statistique, le « système » dit « d‟oppositions » était évoqué
par Saussure, en général, lorsqu‟il était question de phénomènes phonologiques, qui était
la source, pour ainsi dire, d‟où Saussure avait tiré les critères essentiels à la définition de
ce modèle. Les exemples de généralisation à d‟autres types d‟entité comportaient toujours
des problèmes, et nous avons pu détecter des éléments qui ne sauraient être expliqués par
des critères purement différentiels.

La deuxième partie, consacrée aux aléas de l‟évolution de la notion Saussurienne de


« valeur » nous mena d‟un modèle d‟entité qui, conçu lors de l‟étude du vocalisme
indoeuropéen et suivant des critères purement différentiels, évolua progressivement vers
un conception plus ample, admettant finalement, dans ses dernières élaborations, des
éléments non réductibles à cette première prémisse. Nous avons montré, dans chaque
argument, pourquoi l‟un ou l‟autre éléments à l‟œuvre nous semblait étranger à une
structure purement différentielle, et nous avons cueilli de la plume de Saussure les termes
nécessaires pour l‟affirmer : la mise en regard de certaines « formes » (= signifiants) avec

396
certaines idées (= siginfiés), bien que séparément ces éléments puissent représenter des
grandeurs « purement différentielles », comportait un élément « positif ».

Ces éléments permettent ainsi d‟émettre les conclusions suivantes :

La première combinaison de formules, selon laquelle

[a) La langue est un système] [b) de différences sans termes positifs],

consisterait dans un système d‟oppositions d‟« éléments phonétiques » ou « phonèmes »,


comme celui que Saussure côtoie dès la rédaction de son Mémoire. Ces éléments,
significatifs, bien entendu, ne constituent cependant pas à proprement parler des
« signes », mais des entités simples, non doubles, non composées de deux éléments
hétérogènes.
Corrélativement, la deuxième configuration de formules, selon laquelle

[a) La langue est un système] [c) de signes (arbitraires)],

serait non un « système de différences pures », mais une configuration de rapports


associatifs, bien plus complexe (comme celle que l‟on « devrait appeler grammaire »), qui
porterait sur ces entités doubles, composées d‟un signifiant et d‟un signifié, que Saussure
appellera, précisément, des « signes ».

Le premier modèle, qui est un système d‟oppositions, ne serait donc pas un système
de signes, mais d„entités simples, non doubles, non composées de deux éléments
hétérogènes.
Le deuxième modèle, qui est un système de signes, ne serait pas un système
d‟oppositions, mais un système de classes et paradigmes établis sur la base de l‟existence
d‟éléments communs, qui seuls peuvent permettre qu‟il existe des associaitons.

Ces deux configurations théoriques représentent donc bien deux concepts divergentes,
issus du traitement de problématiques différentes, et comportant des éléments
définissables, par conséquent, de manière différente. Toute transposition conceptuelle

397
entre ces deux modèles devrait être tenue pour illicite, comme nous avons tenté de le
montrer tout au long de ce travail.

Saussure, qui avouait n‟être pas parvenu au bout de ses réflexions, n‟a pas toujours
distingué avec clarté l‟hétérogénéité fondamentale de ces deux configurations, et a tenté,
semblerait-il, de les faire fondre dans une même batterie conceptuelle. Mais il apparaît à
une lecture attentive qu‟il existe dans sa propre théorie des éléments qui empêchent que
cette réduction puisse être accomplie. L‟élément que nous avons choisi comme témoin de
cette non assimilabilité est la notion d‟entité inhérente à l‟une et l‟autre configurations.
Si l‟on définit les unités linguistiques comme étant « purement négatives et
différentielles », alors le modèle de système sera forcément un modèle « d‟oppositions »,
où les associations sont interdites et où les éléments prennent place les uns aux côtés des
autres sans aucune espèce d‟organisation. Le modèle serait impuissant pour décrire la
notion de « signe ».
Si l‟on pose que les unités linguistiques constituent des êtres doubles, composés de
deux éléments hétérogènes, on sera alors forcé d‟admettre, du fait que cette composition
n‟est pas explicable par la seule coexistence des éléments dans le système, des critères
externes à ceux découlant de cette simple coexistence. Cette combinaison (cette
attribution préalable), non explicable par une simple confrontation, est justifiée par des
critères qui comportent un « fait positif ».
Nous ne saurions dire s‟il s‟agit de la même chose, mais l‟existence de ces critères
non purement négatifs, nécessaires pour justifier l‟existence de cet être double qui est le
« signe », est nécessaire également pour justifier que les systèmes grammaticaux (qui
sont des systèmes de signes) puissent comporter des organisations complexes de classes
associatives différentielles (de plusieurs espèces).
Si cette hypothèse pouvait être accpetée, les deux schémas théoriques que nous avons
voulu signaler pourraient alors être réduits à la présence/absence d‟un trait non purement
négatif et différentiel au niveau des entités que l‟on traite. Si l‟on part de la prémisse
selon laquelle dans la langue il n‟y a que des différences, on arrivera nécessairement à des
entités à une face, simples, du type de celles que l‟on trouve dans les systèmes
phonologiques. La détermination de la « valeur » de chaque terme exige la considération
de l‟intégralité du système et les propriétés des éléments s‟épuisent dans la notion de

398
« valeur » (considérée alors comme « contrepartie des termes coexistant dans la
langue »).
Si l‟on affirme au contraire que la langue est un système de signes, définis, eux,
comme étant des entités doubles, il en irait différemment, car il y a, dans la prémisse,
l‟introduction d‟un caractère qui précède à (et diffère de) la pure et seule considération de
l‟ensemble. Il s‟agit, en fait, d‟une procédure inverse : on part de la définition des unités
dont le jeu, à définir, constituera peut-être un « système » (entendu alors comme
« mécanisme grammatical ».

E.S.
Paris, 31/08/2009

399
ANNEXES

400
401
ANNEXE 1

De l’impossibilité de réduire l’existence des rapports de type « b » à l’existence


des rapports de type « a »

1. Cet exercice pourrait être présenté sous la forme d‟une question ontologique, en ce
qu‟elle concerne la manière d’être (« ce qui constitue l‟être »)261 des entités
linguistiques), à savoir : qu’est-ce qu’une entité doit être pour qu’elle puisse être
exhaustivement décrite en tant que somme de rapports « a » (les rapports « a » n’étant
rien de plus que la « contrepartie des termes coexistants ») ? Ou, pour inverser les
termes, et s‟il est toujours vrai que le point de vue crée l‟objet (cf. CLG/E 130) : quel type
d’entité résulte de la soumission à cette contrainte théorique ? Si la langue est un système
au sein duquel tous les termes sont liés, et si, dans la langue, tous les rapports existants
sont exprimables sous la forme de somme de rapports de type « a », les entités qui la
composent doivent pouvoir être exhaustivement décrites en tant que déterminées par des
rapports de type « a ». Autrement dit : si le rapport « b » (à l‟intérieur d‟une entité
quelconque), est équivalent à la somme de rapports « a » (entre les entités), nous devrions
pouvoir nous contenter de l‟examen de ces derniers. Toute propriété non réductible au jeu
des rapports « a » serait formellement interdite. Alors, de que type d‟entité parle-t-on ?
Pas de n‟importe lequel, comme on le verra. A strictement parler, la parfaite réductibilité
des rapports « b » à des rapports de type « a » n‟est concevable que si les entités que l‟on
manie sont simples, c'est-à-dire : non doubles, autrement dit : non composées de deux
éléments hétérogènes.

2. Notre thèse est donc que, comme Saussure l‟avouait à la toute fin de sa carrière (et
dans quelques feuillets de « De l‟essence double »), et comme Bally et Sechehaye le
défendaient (cf. CLG, p. 159), ces deux ordres de rapports, s‟ils existent, doivent être

261
Cf. ce passage des notes de Constantin : « Entités : essence, ce qui constitue un être (c‟est la définition
du dictionnaire). […] Entité est pour nous <aussi> : l‟être qui se présente » (Cours III, Constantin, p. 223).
402
irréductibles. S‟ils étaient réductibles, on devrait pouvoir les réduire, tout simplement.
Autrement dit : on devrait pouvoir se contenter de contempler, pour accéder aux
propriétés des entités (de toutes les propriétés, de toutes les entités), soit l‟un, soit l‟autre.
Or ceci ne semble guère être possible, et ce pour des raisons logiques.

2.1. Supposons donc que nous avons un système L composé de quatre termes, A, B, C
et D, et que ces quatre termes, par leur coexistence même, entretiennent entre eux des
rapports de type « a » (←→). Le terme A sera alors en rapport avec B, C et D ; le terme
B, avec A, C et D ; le terme C, avec B, D et A ; et le terme D, finalement, avec A, C et B.
Soit, schématiquement :

L‟appartenance d‟une entité à ce système L implique, donc, par la prémisse de départ,


sa mise en relation avec la totalité des entités coexistant dans le système. Les appellations
(A, B, C, D) ne revêtiront d‟ailleurs aucune importance sinon celle d‟identifier chaque
entité comme étant distinguable des autres entités. Dans un tel système, nous pourrions en
effet indiquer l‟entité A sans nullement la nommer, en énumérant les rapports « a » que
cette entité garde avec les entités restantes, ce que l‟on notera : L(x) (BCD), à lire : « x est
un élément du système L et x est en rapport avec B, C et D ». Si l‟on généralise cette
procédure, on obtiendra, pour le système L, cette table de définition des éléments :

A = L(x) (BCD)
B = L(x) (ACD)
C = L(x) (BDA)
D = L(x) (ACB)

Dans un tel système, la « définition » de chaque élément égale, comme on le voit, et


cela sans reste, la somme des rapports « a » avec les autres éléments. Dans ce système,
l‟appellation « A » n‟est en réalité qu‟une sorte de raccourci qui résume l‟ensemble des

403
rapports que cet élément maintient avec le reste des éléments, en l‟occurrence, pour le
terme A, avec B, C et D262.
Voilà donc ce qu‟il est possible de déduire d‟un système où il n‟y a que des rapports
de type « a », quand ceux-ci sont définis comme « contrepartie des termes coexistants ».
Or cela – et là-dessus nous voudrions insister autant que possible – est tout ce qu‟il est
possible d‟en déduire. Si toute l‟information concevable, pertinente et possible se réduit à
la somme des rapports « a » entre les termes, le fait de postuler l‟existence d‟un soi-disant
rapport « b », à l‟intérieur d‟un terme (unissant deux composants d‟un terme), est soit
absurde soit stérile. On pourrait certes, par convention, s‟accorder à représenter cette
somme de rapports « a » à l’intérieur d‟une figure symbolisant un élément, mais jamais
cette représentation ne pourra différer de la somme de rapports « a » à laquelle nous
contraint le postulat :

Cette manière de représenter la somme de rapports « a »263 n‟est que cela : une simple
manière de représenter la somme des rapports « a » (←→). Ce rapport « b » n‟existe pas
indépendamment, il est totalement illusoire, ou n‟est pas du moins différenciable de la
somme de rapports « a ». Il n‟en est qu‟une forme de raccourci, comme Saussure le
souhaitait264.

262
Notons que dans la « définition » de chaque entité interviennent nécessairement toutes les entités
participant du système.

263
On se souvient que les entités, notées ici « A », « B », « C », « D » n‟ont pas d‟existence autonome.
Chaque entité n‟est qu‟une forme de résumé des rapports qu‟elle entretient avec les autres entités (qui, à
leur tour, ne sont qu‟une forme de résumé des rapports avec les autres entités). Ainsi, par « (B C D) » il
faut comprendre « somme de rapports qui déterminent l‟unité B, plus la somme de rapports qui déterminent
l‟unité C, plus la somme de rapports qui déterminent l‟unité D ».

264
On pourrait de même arguer, toujours dans le même sens, que le modèle ne nous fournit aucune
information qui puisse nous autoriser à concevoir le caractère composite des éléments. Or, si nous n‟avons
pas le droit d‟évoquer des « composants », comment diable concevoir que, a) ces composants (illicitement
invoqués) gardent un certain type de rapport, puis que, b) le type de rapports existant au niveau des
404
En ce sens, si l‟on confère à cette notion de « contrepartie des termes coexistants » le
nom de « valeur », ce que Saussure entreprend effectivement de faire, comme nous
l‟avons vu, à certains moments de sa réflexion, affirmer qu‟il n’y a que (qu’il y a
purement) des valeurs deviendra parfaitement équivalent à soutenir qu‟il n’y a que des
différences. Un tel modèle à propos duquel on postule qu‟il ne cultive dans son sein que
des rapports de type « a » entre les termes est structuralement homologue à un système
dont on postule qu‟il n’y a que des différences. Ainsi, par exemple, le terme A, que nous
avions défini comme « l‟élément du système L qui est en rapport avec B, C et D » et
symbolisé « L(x) (BCD) », pourrait être également défini comme l‟« élément du système
L qui est différent de B, C et D », et symbolisé de cette manière : L(x) ( B  C  D). Si
l‟on généralise le procédé, on verra que les définitions des termes dans l‟un et l‟autre
modèle apparaitront comme parfaitement équivalentes (les mêmes éléments interviennent
dans la définition des mêmes éléments) :

A = L(x) (BCD) A = L(x) ( B  C  D)


B = L(x) (ACD) B = L(x) ( C  D  A)
C = L(x) (BDA) C = L(x) ( A  B  D)
D = L(x) (ACB) D = L(x) ( A  B  C)

Voilà donc l‟équivalence que l‟on a rencontrée à plusieurs endroits de notre étude. Si
nous entendons le concept de « valeur » en tant que « contrepartie des termes
coexistants » (colonne de gauche), ce concept de « valeur » sera exactement assimilable
aux « propriétés purement différentielles » (colonne de droite).

2.2. Cette spécificité du modèle entraine pour la théorie des conséquences non
négligeables, dont la plus notable, en ce qui nous concerne, est sans doute celle-ci : dans
un système ainsi défini, on serait dans l’impossibilité formelle de postuler l’existence du
concept de « signe », dont le caractère essentiel est d‟être une entité double Ŕ composée,

« composants » (illicitement invoqués) est qualitativement distinct du type des rapports existant au niveau
des termes (composites) ?
405
dit Saussure, de deux éléments hétérogènes265. Une telle entité double – composée de
deux éléments hétérogènes – ne pourra jamais être entièrement déterminée par les
rapports que cette entité entretient avec le reste des entités (rapports « a », ←→). Afin
d‟attester au mieux cette impossibilité, nous partirons de l‟extrême opposé.

2.3. Supposons donc qu‟en complément des principes admis jusqu‟à présent, l‟on
apprend l‟existence d‟un deuxième axiome, selon lequel les entités seraient
nécessairement composées de deux éléments. L‟existence d‟une entité quelconque
impliquera donc, dès lors, non seulement qu‟elle entre en rapport avec le reste des entités
(axiome 1), mais aussi le fait qu‟elle soit une entité composée (axiome 2). Dans ces
conditions, deux situations sont possibles :

- Soit (situation a) nous postulons simultanément (axiome 3) que les sous-éléments


composant chaque entité appartiennent à des ensembles isomorphes appariés par
des rapports bijectifs. Autrement dit : nous postulons qu‟ils font partie de systèmes
parallèles et structuralement identiques où les éléments (au même nombre dans
les deux systèmes parallèles) entretiennent des rapports du même type (et dans les
mêmes conditions), de sorte que l‟on puisse, à chaque entité reconnaissable,
inférer (légitimement) non un mais deux éléments266.

- Soit (situation b) nous ne postulons pas que les sous-éléments composant les
entités appartiennent à des ensembles isomorphes. Les sous-éléments ne seront
alors pas nécessairement en relation bijective et, même s‟ils l‟étaient, étant donné
une entité quelconque (identifiée au moyen des rapports « a » entre les éléments,

265
Dans « De l‟essence double du langage », Saussure affirme qu‟« une identité linguistique a cela
d‟absolument particulier qu‟elle implique l‟association de deux éléments hétérogènes » (AdeS 372, f. 2 [=
372 bis, f. 2a/1] [cf. ELG, p. 18] [nous soulignons, ES]) ; « l‟entreprise de classer les faits d‟une langue se
trouve donc devant ce problème : de classer des accouplements d’objets hétérogènes (signes-idées) » (AdeS
372, f. 10 [= 372 bis, f. 2c/4] [cf. ELG, p. 20]).

266
D‟après Hjelmslev, cette « conformité » entre les deux plans exclurait le modèle de la classe des langues
naturelles (cf. Hjelmslev, 1941, p. 150).
406
cf. § 5.2.1), on se verrait contraint de renoncer à connaître quoi que ce soit des
éléments dont elle se compose ou avec lesquels elle entre en relation.

Dans le premier cas (situation a), une fois identifié un élément, nous serons en mesure
d‟en inférer de manière précise son partenaire :

Dans le deuxième cas (situation b), une fois identifié un élément, même si l‟on sait
(de par l‟axiome 2) qu‟il doit être apparié à un autre élément, nous n‟en saurons rien dire :

A y regarder de plus près, cependant, il apparaît qu‟il n‟y a aucune différence


structurale entre ces deux situations. Si nous n‟acceptons que les propriétés qui
découleraient de l‟existence des rapports « a » entre les termes, rien ne peut être dit des
composants desdites entités. A moins d‟y adjoindre, à l‟instar du premier argument
(situation a), des postulats ad hoc qui l‟autorisent et qui nous indiquent les principes à
suivre à cet effet. Mais dans ce cas, alors, il n‟y aura plus uniquement des rapports de type
« a », mais et des rapports de type « a » et des règles d‟inférence de rapports d‟un autre
type (à définir par les mêmes règles) entre des éléments d‟un autre type (déterminés par
ces nouveaux rapports, et donc par les mêmes règles).
Ceci nous amène donc à établir une première conclusion : si les entités sont
entièrement définissables à partir des rapports « a », on ne peut souscrire à aucune
complexité au niveau des entités, et réciproquement : si les entités sont conçues comme
complexes (où des composants gardent des rapports [de type « b », ]), elles ne pourront
pas être entièrement définies au moyen des rapports de type « a » (←→).
Il y a, cependant, une autre manière de concevoir des entités doubles, à savoir : en
groupant deux par deux les éléments. On examinera alors cette hypothèse.

407
3. Par souci de clarté, nous reprendrons pas à pas les éléments de l‟argument. Nous
avons vu que, au sein du système L, les éléments qui le composent pouvaient être
parfaitement identifiés et décrits au moyen de l‟énumération des rapports « a » qu‟ils
entretiennent les uns avec les autres (cf. § 5.2.1). On était parvenu à dresser ce schéma :

Supposons, à présent, que l‟on veut constituer ce que nous venons d‟appeler
« situation a » (cf. § 5.2.3). A cet effet, nous dédoublerons ce système L afin d‟obtenir
quatre termes complexes, doubles, composés chacun de deux éléments. Soit,
schématiquement, quelque chose de cet ordre :

Nous voilà confrontés à un système composé de quatre éléments doubles (A/A’, B/B’,
C/C’ et D/D’) : on l‟appellera « système X ». Ce système X est donc divisible, à son tour,
en deux sous-systèmes parallèles et structuralement identiques (appelons-les L et L’).
Chaque élément de chacun des sous-systèmes entretient (et se définit au moyen) des
rapports de type « a » (en lignes pleines) avec les autres éléments du même sous-
système :

A = L(x) (BCD) A‟ = L‟(x) (B‟C‟D‟)


B = L(x) (ACD) B‟ = L‟(x) (A‟C‟D‟)
C = L(x) (BDA) C‟ = L‟(x) (B‟D‟A‟)
D = L(x) (ACB) D‟ = L‟(x) (A‟C‟B‟)

408
En même temps, chaque composant de chaque élément double garde des rapports de
type « b » (en lignes pointillées) avec sa contrepartie : A avec A’, B avec B’, C avec C’, D
avec D’.

3.1. Supposons, maintenant, que nous apprenons l‟existence d‟un nouveau postulat.
Selon ce nouveau postulat, tous les rapports existant entre les termes faisant partie du
système X seraient qualitativement identiques et définis comme les rapports que
les termes entretiennent « de par leur coexistence même » (id est comme des rapports de
type « a », ←→). Cette prétention à réduire tous les rapports à des rapports d‟un même
type n‟est pas, au fond, irréalisable. L‟opération, cependant, supposerait pour la théorie
une conséquence importante, à savoir : la perte de l‟individualité de chaque sous-système,
et la perte, donc, de l‟hétérogénéité fondamentale des éléments.
Si chaque terme, « par leur coexistence même », était en rapport avec l‟ensemble des
termes, chaque terme serait alors en rapport « a » non seulement avec les termes du sous-
système dont il fait partie, mais aussi avec tous et chacun des termes (et non avec un seul
terme) du sous-système jumeau (à moins qu‟un quatrième postulat [!] n‟affirme le
contraire). Ainsi, par exemple, pour les termes « A » (à gauche), « A’ » (au centre) et
« B » (à droite), on aurait les schémas suivants :

Et pour la totalité des rapports entre les termes, ce schéma-ci :

409
Le terme A sera donc définissable comme étant l‟élément du système X qui est en
rapport avec B, C, D, A’, B’, C’ et D’. Nous pouvons le représenter ainsi : X(x)
(BCDA’B’C’D’)267. La table des définitions de la totalité des éléments sera donc, pour ces
deux sous-systèmes corrélés par des rapports de type « a », la suivante :

A = X(x) (BCD A‟B‟C‟D‟) A‟ = X(x) (ABCD B‟C‟D‟)


B = X(x) (ACD A‟B‟C‟D‟) B‟ = X(x) (ABCD A‟C‟D‟)
C = X(x) (ABD A‟B‟C‟D‟) C‟ = X(x) (ABCD A‟B‟D‟)
D = X(x) (ABC A‟B‟C‟D‟) D‟ = X(x) (ABCD A‟B‟C‟)

Dans ces conditions, il apparaît en effet parfaitement possible de définir un rapport


quelconque comme « le rapport entre termes qui est en rapport avec le reste des
rapports entre termes », ou, ce qui revient exactement au même, comme le rapport qui est
ce que les autres rapports ne sont pas. Le procédé, par ailleurs, est relativement simple : si
chacun des termes a pu être analysé ou réécrit comme la somme des rapports entre les
termes, chaque rapport entre deux termes (chaque rapport de type « a ») pourra alors être
réécrit comme l‟ensemble des rapports déterminant l‟un des termes concernés plus
l‟ensemble des rapports déterminant le second terme concerné. Ainsi, par exemple, le
rapport A/A’ sera-t-il analysé ou réécrit comme la somme des rapports entre termes
déterminant A (c‟est-à-dire BCDA’B’C’D’) plus la somme des rapports entre termes
déterminant A’ (c‟est-à-dire ABCDB’C’D’), soit : BCDA’B’C’D’ABCDB’C’D’.
On définira alors, sur le même mode, la totalité des rapports « a » existant entre les
termes. Pour simplifier, nous formulerons la règle suivante (purement arbitraire) : chaque
terme répété sera réécrit « 0 » (comme s‟ils s‟annulaient entre eux) ; chaque terme non
répété sera réécrit « 1 ». Ainsi donc, pour le rapport A/A’ nous avons : (BCD A’B’C’D’) +
(ABCD B’C’D’). Soit, selon la règle qu‟on vient de formuler :

267
A lire : x est un élément de X et x est en rapport avec B, C, D, A‟, B‟, C‟ et D‟.
410
Le rapport A/A’ recevra alors le code « 10001000 ». Si nous étendons le procédé au
reste des éléments, on obtiendra, pour ces vingt-huit rapports entre ces huit termes, la
suivante table de définitions des rapports de type « a » :

AB 11000000 BD' 01000001 D'A' 00001001 A'B 01001000


BC 01100000 BC' 01000010 AC 10100000 BB' 01000100
CD 00110000 CA' 00101000 BD 01010000 B'C 00100100
DA 10010000 CD' 00100001 A'C' 00001010 CC' 00100010
A'B' 00001100 DB' 00010100 B'D' 00000101 C'D 00010010
B'C' 00000110 DA’ 00011000 AB' 10000100 DD' 00010001
C'D' 00000011 AA' 10001000 AC' 10000010 D'A 10000001

Comme le lecteur peut le constater, il n‟y a pas de chevauchements : chaque rapport a


reçu un chiffre unique et distinctif. Ainsi donc, sera-t-il possible d‟affirmer, en toute
légitimité, que le rapport AA’ (10001000) est « le rapport qui est en rapport « a » (par sa
coexistence même) avec le reste des rapports « a » entre termes » (les vingt-sept binômes
restants) ; ou, ce qui revient au même, que l‟entité double AA’ est entièrement déterminée
par les rapports « a » entre les termes268.

3.2. De cette exploration résulte donc qu‟une entité double (comme celle qui
représente chacun des rapports entre deux éléments dans l‟exemple analysé) peut être
définie, de manière précise, exacte et unique, en tant que somme de rapports « a ». On
pourrait donc affirmer, et ce légitimement, que les entités doubles faisant partie de ce
système sont déterminées, de manière parfaite, par la somme de rapports « a » existant
entre les termes. Ce qui s‟accorde, en effet, au postulat saussurien que nous avons soumis
à l‟analyse, à un élément près : les éléments composant chaque entité double ne pourront
jamais être déclarés hétérogènes. Tous et chacun des termes que l‟on vient d‟analyser
relèvent, si l‟on ose dire, d‟une même qualité, et rien ne peut être dit d‟un terme qui ne
soit symétriquement reflété dans la totalité. Ce modèle, en fait, serait plus correctement
représenté de la manière suivante :

268
L‟entité double AA’ est donc une forme de résumé dont la formule non abrégée serait : élément
complexe du système X composé des sous-éléments déterminés par le réseau de rapports « a » constitué par
la série de sous-éléments suivants : ABBCCDDA’B’B’C’C’D’D’.
411
Les deux sous-schémas jumeaux ont ici fusionné, tandis que les rapports entre les
termes, si nous pouvons dire, se sont aplatis. Dans un tel modèle, où l‟on n‟entrevoit que
des rapports de type « a », chaque élément est le reflet exact des autres éléments et
chaque rapport le reflet exact des autres rapports269. Aucune différenciation qualitative
n‟est susceptible d‟être établie entre ces éléments (ni d‟ailleurs entre ces rapports, mais
ceci par définition), l‟homogénéité est parfaite et l‟on ne peut scinder, partager ou
classifier l‟ensemble d‟éléments d‟aucune manière que ce soit. On peut donc postuler,
sans difficulté aucune, l‟existence d‟entités doubles contenant deux éléments reliés par un
rapport, mais en aucune manière que ces deux éléments sont hétérogènes. Dans un tel
modèle donc, le concept de « signe » est logiquement inexprimable.

4. On ignore si ce sont ces raisons qui amenèrent Saussure à concevoir un modèle de


deux types de rapports irréductibles, où celles auxquelles Bally et Sechehaye
souscrivaient lorsqu‟ils corrigeaient le texte des manuscrits. Quoi qu‟il en soit, en voilà
une qui justifierait leur position : dans la langue, dès qu‟il y a des « signes » (c'est-à-dire
des entités composées de deux éléments hétérogènes), il ne peut pas y avoir que des
rapports de type « a ». Corrélativement, si le concept de « valeur » est défini comme « la
contrepartie des termes coexistant dans la langue » (rapports « a »), nous serons
également dans l‟incapacité d‟affirmer que dans la langue il n‟y a que des valeurs, qu‟il y

269
Si l‟on plaçait à chaque sommet de cet octogone (A, B, B‟, etc.) une sphère argentée, cela donnerait une
image réussie des caractères susceptibles d‟être assumés par chaque entité : rien de ce qu‟elles donneraient
à voir ne serait dans son intérieur, mais le reflet parfait de sa position dans le système.
412
a purement des valeurs ou qu‟il y a des valeurs pures (si l‟on donne à ces formules des
extensions équivalentes)270.

270
François Rastier évoquait récemment la formule de « valeurs impures » : « Purement oppositive comme
vous le savez, la valeur est établie indépendamment de la substance, et l'on peut parfaitement considérer la
glossématique comme une réalisation possible et inachevée du programme de recherche sur les valeurs
pures. Un auteur comme Coursil le reprend sur d'autres bases (mathématiques). Je plaiderai pour ma part la
cause des "valeurs impures" » (Rastier, 2008). Si avec « valeurs impures » l‟auteur voulait dire que la
notion de valeur n‟était pas exclusivement concernée par des rapports de type « a », mais qui impliquait
également des rapports de type « b », nous sérions nous aussi, pour les raisons qui viennent d‟être exposées
(cf. § 5), favorables à son avis. Quant à la formule de « valeur pure », on sait qu‟en l‟état elle n‟existe pas
dans les manuscrits et qu‟elle a été forgée par Bally et Sechehaye (cf. CLG, p.155). Dans un passage de «
De l‟essence double du langage », cependant, on lit que les signes ont des valeurs « purement » : « Toute
espèce de signe existant dans le langage […] a une valeur purement[,] par conséquent non positive, mais au
contraire essentiellement, éternellement NÉGATIVE » (AdeS 372, f. 78 [= 372 bis, f. 10a/2] [cf. ELG, p.
48]).
413
Annexe 2 : Trois feuillets du manuscrit sur « l‟essence double du langage » où sont
visibles les dates « Octobre 1891 », « 6 déc. 1891 » et « 15 déc. ».

BGE. Arch. de Saussure 372, f. 58

414
BGE. Arch. de Saussure 372, f. 118

415
BGE. Arch. de Saussure 372, f. 60

416
Annexe 3 : Reproduction des feuillets 25, 29 et 30, où Saussure pose l‟équivalence entre
« valeur » et « signification »

BGE. Arch. de Saussure 372, f. 25


417
BGE. Arch. de Saussure 372, f. 29
418
BGE. Arch. de Saussure 372, f. 30
419
Annexe 4 : Reproduction des feuillets 55-58 du manuscrit « De l‟essence double su
langage, rédigés sur une invitation au mariage d‟Octobre 1891 à Plainpalais. (Afin de
faciliter la lecture, cette reproduction est acocompagnée d‟un exemplaire détaché.)

BGE. Arch. de Saussure 372, ff. 58 et 55

BGE. Arch. de Saussure 372, ff. 56 et 57


420
421
INDEX NOMINORUM

ALONSO, Amado FISCHER-JØRGENSEN, Eli


AMACKER, René FREI, Henri
ARAGO, J. M. GADET, Françoise
ARRIVÉ, Michel GAMBARARA, Daniele
ATLANI-VOISIN, Françoise GANDON, Francis
AUROUX, Sylvain GAUTIER, Léopold
AUTHIER-REVUZ, Jacqueline GENINASCA, Jacques
BADIR, Sémir GIOT, Jean
BALLY, Charles GIRARD Gabriel [abbé]
BENVENISTE, Émile GODEL Robert
BERGOUNIOUX, Gabriel GRAMMONT Maurice
BLANCHÉ, Robert GREEN André
BLOOMFIELD, Leonard GRÉGOIRE Antoine
BOPP, Franz GRIZE Jean-Blaise
BOTA, Cristian GUPTA Rita
BOUQUET, Simon GUYARD Hubert
BRUGMANN, Karl HAGÈGE Claude
BURGER, André HARRIS Roy
BUYSSENS, Eric HARRIS, James
CALVET, Louis-Jean HASSLER Gerda
CANDAUX, Jean-Daniel HATZFELD Marjolaine
CAUSSAT, Pierre HAVET Louis
CHISS, Jean-Louis HÉNAULT Anne
CHOI, Yong-Ho HJELMSLEV Louis
CONDILLAC, Étienne de Bonnot HOCHART Patrick
CONSTANTIN, Émile HOLDCROFT, David
CORNEILLE, Jean-Pierre HUVELLE Damien
COURSIL, Jacques JAEGER Ludwig
CULIOLI, Antoine JAKOBSON Roman
CULLER, Jonathan JOSEPH John E.
D‟OTTAVI, Giuseppe KARCEVSKI Serge
DE COURTENAY, Baudouin KILIC Salas
DE MAURO, Tullio KIM Sungdo
DE PALO, Marina KOERNER E. F. K.
DE POERCK, G. KOOP Guillermo L.
DÉCIMO, Marc KRISTEVA Julia
DELEUZE, Gilles KRUSZEWSKI Mikolaj
DEPECKER, Loïc KURYLOWICZ Jerzy
DEROSSI, Giorgio LALANDE, André
DOSSE, François LEHMANN Winfred P.
DUCROT, Oswald LEPSCHY Giulio
ECO, Umberto LESKIEN, August
EICHENBAUM, Boris LÉVI-STRAUSS Claude
ENGLER, Rudolf LOCKE John
FEHR, Johannes LUDWIG Pascal

422
MALMBERG Bertil RICOEUR, Paul
MANIER Alain RIGOTTI, Edo
MANIGLIER Patrice ROBINS, R. H.
MARCHESE Maria Pia ROCCI, Andrea
MAROUZEAU Jules ROUSSEAU, André
MARTINET André RUSSELL, Bertrand
MATHESIUS Victor RUSSO, Tommaso
MATHIEU Cécile SAUSSURE, Louis de
MATSUZAWA Kazuhiro SCHUCHARDT, Hugo
MAYRHOFER Manfred SECHEHAYE, Albert
MEDINA José SIDERITS, Mark
MEILLET Antoine SIMONE, Raffaele
MEJÍA QUIJANO Claudia SLJUSAREVA, N. A.
MESCHONNIC Henri SOLLBERGER, Edmond
MILNER Jean-Claude STAROBINSKI, Jean
MOESCHLER, Jacques SUZUKI, Takayoshi
MONTALEONE, Carlo SWIGGERS, Pierre
MORPURGO DAVIES, Anna SZEMERÉNYI, Oswald
MOUNIN, George TERRACINI, Benvenuto A.
MOURELLE-LEMA TIERCELIN, Claudine
MUKAROVSKY, Jan TODOROV, Tzvetan
NAERT, Pierre TOUSSAINT, Maurice
NORMAND, Claudine TRABANT, Jürgen
NORRIS, Christopher TROUBETZKOY, N. S.
OLTREMARE, Paul TURGOT, Anne Robert Jacques
OSTHOFF, Hermann TYNIANOV, Iouri
PARRET, Herman UTAKER, Arild
PAUL, Hermann VALLINI, Cristina
PAVEL, Thomas VENDRYÈS, Joseph
PEDERSEN, Holger VERLEYEN, Stijn
PEETERS, Christian VINCENZI, Giuseppe Carlo
PÉTROFF, André-Jean VON HUMBOLDT, Wilhelm
PRIETO, Luis J. WAGNER, Léon
PROSDOCIMI, Aldo WANG, William S-Y.
PUECH, Christian WATKINS, Calvert
PUTNAM, Hilary WELLS, Rulon S.
RASTIER, François WUNDERLI, Peter
REDARD, Georges YAGUELLO, Marina
REGARD, Paul ZILBERBERG, Claude
REICHLER-BÉGUELIN, Marie-José ZINNA, Alessandro

423
BIBLIOGRAPHIE

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1932) », Cahiers Ferdinand de Saussure, vol. 43, pp. 95-127.
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