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Jean-Luc Nancy

Sur le commerce des pensées


Illustratiom originales de Jean Le Gac

Du livre
et .de la librairie
fL
Galilée

Galilée
COLLECTION ÉCRITURES I FIGURES
dirigée par Michel Delorme
Sur le commerce des pensées
Jean-Luc Nancy

Sur le commerce des pensées


Du livre et de la librairie

Illustrations originales de Jean Le Gac

Galilée
V. Ed. __ ~
TOMBO BCI y51<214 L'ÉDITION ORIGINALE DE LE COMMERCE DES {,ENSEES, AVEC SON FRüN-

PRõc."" 1r.o.PJJ 11
nSPICE
SO EXEMPlAIRES
REHAUSSÉ A L'AQUARELLE
SUR VERGÉ IVOlRE
PAR JEAN
DES PAPETERIES
LE GAC, A ÉTÉ
DE VIZILLE
T1RÉE
, 40 EXEM-
A

PLAlRES NUMÉROTÉS DE I A 40, 4 EXEMPLAIRES D'ARTISTE MARQUÉS DE


el -.J,Q[CJ E. A. I A E. A. IV. ET 6 EXEMPLAIRES HORS-COMMERCE MARQUÉS DE H.-C. I

PREÇO lZ!Jk1~ A H.-C. VI. CHAQUE EXEMPLAlRE EST SIGNÉ PAR L:AUTEUR ET PAR L:ARTISTE.

DATA 021. 03. til


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© 2005, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris.


En applicarion de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou
paniellement le présent ouvrage sans aUlOrisationde I'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
ISBN 2-7186-0686-X ISSN 0150-0740
Le commerce des livres a pour sa part la constance et la facilité de son ser-
vice. Cettuy-cy costoie tout mon cours et m assiste par tout. Il me console en la
vieillesse et en la solitude. li me descharge du pois d'une oisiveté ennuyeuse ,. et
me de.fJaictà toute heure des compaignies qui me faschent. li émousse lespoin-
fures de la douleur, si elle n 'estdu tout extreme et maistresse. Pour me distraire
d'une imagination importune, il n 'est que de recourir aux livres,. ils me des-
tournent facilement à eux et me la desrobent. Et si ne se mutinent point pour
voir que je ne les recherche qu au deffaut de cesautres commoditez, plus reelles,
vives et naturelles ,. ils me reçoivent toujours de mesme visage.
Montaigne, Essais, IH, 3, « De trois commerces ».

LIBRAIRlE,(Comm.) la librairie, dans son geme de commerce, donne de


la considération, si celui qui l'exerce a l'intelligence & les lumieres qu'e1le
exige. Cette profession doit être regardée comme une des plus nobles &
des plus distinguées. Le commerce des livres est un des plus anciens que
I'on connoisse ; des I'an du monde 1816, on voyoit déja une bibliotheque
fameuse construite par les soins du troisieme roi d'Égypte.
Encyclopédie de d'Alembert et de Diderot.

On vit paraitre quelques-uns de ces hommes rares dont il sera fait men-
tion à jamais dans l'histoire de l'imprimerie et des lemes, qui, animés de la
passion de l'art et pleins de la noble et téméraire connance que leur inspi-
raient des talents supérieurs, imprimeurs de profession, mais gens d'une
littérature profonde, capables de faire face à la fois à toutes les difncultés,
formerent les projets les plus hardis ...
Diderot, Lettre historique et politique adressée
à un magistrat sur le commerce de la librairie.
La premiere version de ces pages a été écrite en 2004 sur la
suggestion de la librairie Quai des brumes de Strasbourg, qui,
pour son vingtieme anniversaire, désirait offrir un livre à ses
habitués. Le texte, alors intitulé « Du livre et de la librairie », fut
publié par Ies soins de la librairie et des éditions La Fosse aux
ours.
Pour cette nouvelle version, parmi les dessins que Jean Le
Gac a réalisés dans l' esprit du livre illustré - au sens ou I'illus-
tration ne commente ni ne visualise le texte, mais ajoute à sa
saveur, à son parfum et à son grain -, il a utilisé des croquis faits
à l'occasion d'une signature à la librairie Le Passage, à Alençon.
Ainsi, d' abord dédié, au gré de la chance, tant à l' amitié du
Quai des brumes qu'à l' accueil du Passage, cet essai désireux
d'honorer le commerce des livres doit sa nouvelle version au
souhait des éditions Galilée de saluer tous ceux, Iibraires, édi-
teurs, imprimeurs, graphistes, correcteurs, qui rendent possible le
commerce de la lecture, c'est-à-dire le partage d'une réécriture
amoureuse et ininterrompue de l' énigme.
Liber : pellicule située entre l'écorce et le bois, entre le cortex et le lignum,
entre la pensée exposée et l'intimité noueuse, interface du dehors et du dedans,
elle-même ni dehors ni dedans, tournée vers l'un comme vers l'autre, tournant
l'un vers l'autre, retournant l'un dans l'autre. Quoique le livre puisse devenir
- numérisé, immatérialisé et virtualisé aussi bien que relié de cuirs et de feuilles
dor, il ne sepeut faire qu 'il ne demeure, aussi mince puisse+il tievenir, « pour
ce lecteur bloc pur - transparent I » à travers lequel nous n 'accédons à rien
d'autre qu'à nous-mêmes, les uns aux autres mais en chacun au hiéroglyphe.

La véritable propriété du livre, sa virtus operativa ou sa vis


magica, ou bien ce qu'il faudrait nommer sa librarité, ne se trouve
pas ailleurs que dans le rapport qu'il organise et qu'il entretient
entre son ouverture et sa fermeture. À la différence de la porte
proverbiale, il ne faut pas qu'un livre soit ouvert ou fermé : il est
toujours entre les deux, il passe toujours de l'un à l'autre état.
Ce passage continu et sans cesse réversible - car le livre
ouvert se referme tout de même que s'ouvre le livre fermé -
tient à ceci que le livre ne peut être considéré ni simplement en

1. Mallarmé, « Notes pour "Le Livre" », dans CEuvres completes, t. 1, Gallimard, 1998,
p.970.

13
, ..
tant qu un « contenant » m tout umment comme un « contenu ».
Le livre n' est pas l'objet qu' il est possible de ranger sur une éta-
a
gere ou de poser sur une table, et n' est pas non plus le texte
a
qui se tfouve imprimé sur ses pages. Mais va plutôt de 1'un à
a
l' autre, ou bien se tient dans la tension entre les deux : il ouvre
cette tension, il la suscite et il ne cesse de l'entretenir au fi! de
ses pages. 11la détend aussi bien et aI' apaise, la confiant à son
volume comme à une maniere de reposoir.
Du côté de la tension, de l' attente et de la tentation, se trouve
l'intention fiévreuse dont le livre, toujours, est issu. Point de
livre qui coule de source : on n' écrit pas un ouvrage comme 00
écrit une lettre, un mémoire ou un libelle (un « petit livre »).
Mais on projette une entreprise qui, chaque fois, se pense sans
exemple et sans imitateur : on médite de livrer ou de se livrer
comme une pensée en soi parfaite et suffisante, jamais comme
un simple moyen d'information, de représentation ou d'imagi-
nation. Dn livre nait dans 1'agitation et dans 1'inquiétude, dans
la fermentation d'une forme qui se cherche, qui cherche un
déploiement et un apaisement à son impatience.
Du côté du repos, le livre propose sa composition : celle-ci,
toutefois, n' est pas à comprendre d' abord ni seulement au sens
de l' ordonnancement, de la constfuction et, en général, de la
systématicité ou bien de la synesthésie qu' est censée impliquer
et articuler l'unité du livre, mais, de maniere plus modeste et
plus empirique, il faut commencer par y reconoaÍtre cet assem-

14
blage que représente l'unicité matérielIe du livre. Sa reliure ou
son brochage fait le volume: si c' est « un livre» au sens trans-
cendantal ou archérypique du rerme, c' est-à-dire s'il répond à ce
qui est pensé sous l'Idée pure de « livre », c' est une aurre affaire,
et dont la lecture seule devra rendre compte.
Il suffit déjà que des pages se succedent er s'enchaínent au
nom d'une pareilIe Idée. Cela suppose que l'enchaínement ne
soit pas simplement celui d'une logique ni celui d'une narration
ou d'une exposirion. Lorsqu'on est dans le cas d'avoir à présen-
ter ou bien à recevoir une démonstration, une hisroire, une des-
cription ou une analyse, la forme du discours oral, celIe de la
leçon, pour lui donner ce nom, conviendra aussi bien et sera
même préférable à celIe du livre.
C' est d' ailIeurs la raison d' être essentielIe, sinon unique, des
enseignants : les professeurs parlent. En tant que professeurs, ils
sonr des êtres parlants. S'ils écrivent des livres, ce n' est pas en
rant que rels : on en dirair autant, er de manihe strictement
parallele, des peintres, des mécaniciens, des avocars, des maçons,
des médecins, etc. Chacun d' eux, en tant que membre de sa pro-
fession, professe, pour ainsi dire, par le geste, par la parole ou
par l'ensemble d'une conduite. Mais si l'un d'eux compose un
livre, er si son livre n' est pas seulement un « manuel » du savoir
qu'il professe, alors c' esr un autre sujet, un autre personnage,
voire un autre homme ou un autre qu' un homme, rien de moins,
qui devient ce qu' on appelIe l' aureur du livre.

15
Le terme de « manuel» l'indique bien: un manuel contient,
dans une forme et dans un format maniables, manipulables, un
ensemble d'instructions relatives au maniement d'une discipline
quelconque, théorique ou pratique. Le manuel n' est ni un livre ni
un enseignement. Pas plus ne l'est ce qu' on nomme un « traité »,
qui expose l'intégralité d'un corps de connaissance ou de pensée.
De même que le manuel est destiné au maniement ou à la ma-
nreuvre, le traité est fait pour permettre la considération et l'arpen-
tage d'un domaine, une géographie ou une cosmographie de don-
nées et de notions. Les publications de ce genre constituent des
ouvrages: ils sont issus d'intentions et de comportements opéra-
toires et ils ouvrent des voies vers d' autres opérations possibles. Ce
sont, tout simplement, des moyens en vue de fins situées hors
d' eux-mêmes, dans le monde de l'action théorique ou pratique. À
ce registre appartiennent aussi tous les ouvrages militants, engagés
pour une cause, porteurs d' une exigence - les manifestes, brwots,
brochures, pamphlets, bluettes et pasquinades.
Tout autre est le livre. 11ne constitue pas un moyen, et, de
maniece corrélative, il serait difficile de le ranger sous la caté-
gorie de fin : car s'il n'a pas de but hors de lui-même, il n'est pas
non plus en lui-même le but de quelque opération que ce soit.

Ce n' est pas à dire qu'il n'y ait pas ici ou là, dans les livres
- dans certains livres tout au moins -, des éléments de manuel

16
ou de traité, des aspects d' encyclopédie ou de recueil doctrinal,
des modes d'emploi ou des aperçus disciplinaires, voire des précep-
tes, des conseils, des monitions, des déclarations ou des exhorta-

tions. Sur un mode symétrique, il n'est pas non plus à nier que
des traités, des manuels ou des libelles militams puissent come-
nir certains ressorts ou résonner de certains accems qui les si-
tuem dans la compagnie des livres. Mais I'essemiel est ailleurs :
le livre dom il doit être ici question ne peut pas être idemifié

17
comme un objet distinct ni comme une classe définie d' objets.
Il est lo in de se confondre avec le volume imprimé, bien qu'il
confere audit volume certaines de ses valeurs les plus remar-
quables : et, tout d' abord, cette valeur d'Idée en soi pliée et de
soi dépliable par laquelle nous identifions véritablement un
« livre» lorsque nous employons ce mot de maniere à le distin-
guer précisément du « volume» et de 1'«ouvrage ». C' est ainsi
d' ailleurs que le mot latin liber a tracé son destin moderne, en
passant du «livre d'impression» au « livre» tout court, pris
absolument - au livre absolu sinon à l' absolu en tant que livre.
LIdée et le caractere du livre

Si l'Idée, dans l' acception que Platon a conférée au terme,


désigne la Forme véritable, intelligible et accomplie en essence
de telle ou telle chose ou réalité (l'Idée de I'homme, de la pierre,
du lézard), alors l'Idée du livre pourrait être désignée comme la
livraison d'une Idée. Un livre livre - il délivre, illibere, expo-
se, présente, manifeste, réve1e- une forme pure, essentielle et ex-
c1usive, inimitable, non empirique. Si je dis La Divine Comédie,
ou bien Lucien Leuwen, La Phénoménologie de l'Esprit, ou bien
Le Contrat social, Une Saison en enfer, ou bien Lumiere d'aout,
j'indique une telle forme.
11est tres évident, en effet, qu'à l' énoncé de chacun de ces
titres - entre des millions d' autres titres - ne s'éveille pas tout
d'abord la représentation d'un contenu quel qu'il soit (narratif,
spéculatif, imaginatif), mais bien plutôt, tres en deçà ou tres
au-delà de l' ordre des représentations, la forme d'un contour,

19
une esquisse, un tracé distinct et précis, quoique non soumis à
une figuration déterminée, Idée même et suave. Le titre du livre,
précisément, porte lui-même cet ensemble de traits différen-
tieIs qui compose la forme dont il s'agit : ni figure, ni même
dessin, ni visage, ni épure, mais l' allure ou le tour singulier
dans lequell'idée prend corps : La Bête dans la jungle ou La
Mort de Virgile.
Car il ne doit y avoir ici aucune séparation entre 1'« idée » et
le « corps », pas plus qu' entre une « idéalité » et une « matéria-
lité ». L'idéalité du livre se trouve dans le corps de son volume:
dans ce qui fait tenir ensemble des pages dont la succession et le
nombre (queI qu'il soit) ne relevem en rien d'un ordre de la
mesure et de la quantité, mais forment au contraire le corps
diversifié, articulé de cette unité de tournure que j' ai nommée
« idée ».
Peut-être ne se trouverait-on pas mal de nommer cette tour-
nure et cette idéalité concrete le caractere du livre: sa marque
distinctive, l' empreinte spécifique ou, mieux encore, originale
(s'il est encore permis aujourd'hui d'employer ce mot, et sans
aller jusqu'à réactiver le terme « génial » ... ) de ceia que parfois
on a nommé« une voix ».

Que le livre imprime le caractere d'une voix, qu'il compose le


type ou la typographie d'une modulation vocale, d'une parole,

20
en somme, voi1à qui le rapprocherait, non sans surprise, du
parler récitant ou enseignam dont tout à l'heure nous pensions
devoir le distinguer.
De fait, la parole professorale, professionnelle ou professante
se divise en deux, d'une déhiscence intime et fort peu visible.
D'une part, elle professe, et à ce titre elle est tournée vers une
transmission, vers une communication. Mais, d' autre part, elle
peut rester en soi comme extrinseque et étrangere à cette trans-
mission. C' est ce qui autorisait Platon à moquer les récitams,
les aedes chanteurs de poemes, pour leur incompréhension du
contenu de leurs récitations. Mais sur ce poim, comme sur tant
d' autres, l'inquiétude de Platon est manifeste : c' est de soi-
même, en réalité, qu'il se soucie, et de savoir jusqu'à quel poim
i1comprend bien lui-même la vérité dom i1entreprend de livrer
la juste récitation.
À cette circonstance n' est évidemment pas étranger le fait
que Platon compose des livres, et qu'il soit en somme un de nos
tout premiers faiseurs de livres, dont il ne manque pas tres sou-
vem de marquer de plusieurs manieres le caractere de composi-
tions écrites : i1 met en scene leur rédaction, leur composition,
leur lecture par un esc1ave qu' on a chargé d' aller chercher le
volume dans la bibliotheque.
Platon sait parfaitemem que l'Idée ne se passe pas de sa propre
livraison : elle veut être exposée, dépliée, elle doit prendre la
tournure qui lui revient et, pour cela, laisser s'imprimer le tour,

21
les tours, contours et détours de cerre tournure. L'Idée demande
son caractere.
Ainsi est-i! nécessaire, d'une nécessité extraordinairement pro-
fonde et pressante, que l'aspect de la parole qui ne professe pas,
I'aspect qui module et qui modalise, qui caracrérise, bref, I'aspect
qui forme l'Idée - distingué, s'i! se peut, de I'aspect qui informe
à son sujet - se déclare et s'expose en tant que livre.
Le livre de Platon est un dialogue. Gn dirait communément
qu'i! « prend forme» de dialogue, comme si le dialogue était
une forme ou un geme disponible parmi d'autres. Mais, en réa-
lité, le dialogue ou la dialogie donne I'essence du livre - ou bien
I'Idée de son Idée : le livre essentiellement parle à, il est adressé,
i! s'adresse lui-même, i! s'envoie, i! se tourne
vers un intedocuteur qui sera donc un lec-
teur. Le livre ne pade pas de, i! parle à, ou
bien i! ne parle pas de sans aussi parler à, et de
telle façon que cerre adresse est indissociable,
essentiellement indétachable de cela « dont »
il est parlé ou écrit.

Le livre est un dialogue: i! confere à l'Idée le


caractere du dialogue. Pour autant, son Idée
ne préexiste pas à ce caractere: elle est elie-
même l'empreinte spécifique d'une adresse.

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L'Idée, la Forme, désigne ici tres exactement la forme de I'adres-
se, et, mieux encore, la forme en tant qu ádresse.
U n livre est une adresse ou un appel. Sous la ligne mélodique
de son chant court, sans interruption, la basse continue de son
invite, de sa demande, de son injonction ou de sa priere : « Lis-
moi! lisez-moi!» (Et cette priere murmure toujours, même
lorsque l' auteur déclare : « Ne me lisez pas ! » ou : « Jette mon
livre! »)
La fin en sai du livre

C' est pourquoi, si le livre est imprimé, l' essence de son im-
pression consiste dans la communication, dans la résonance et
dans la dissémination - jusqu'à la dispersion, jusqu'à la méta-
morphose et la réinterprétation - d'une voix, d'une oralité
irréductible: la différence d'une intonation.
Pourquoi, de fait, ne pas penser comme livre le corpus homé-
rique à l' état seulement oral, imprimé dans la mémoire des
aedes et publié par leurs pérégrinations et par leurs récitations
renouvelées ? Ce qui, du muthos, subsiste de manihe irréduc-
tible, irrépressible même, dans le fogos - à supposer que ce ne
soit aucun résidu de révélation sacrée -, c' est précisément le ton
d'une récitation, l'inflexion d'une adresse par laquelle, seule-
ment, se délivre ce qui n' est pas d' abord le sens, mais la vérité :
l'annonce d'une possibilité, d'une chance à courir pour le sens
et pour la pensée.

25
11 est significatif que le livre saint d'Occident qui se réclame
le plus du titre et de l' appellation de « livre », à savoir le Coran,
se réclame d'une révélation orale: la consignation écrite suc-
cede seulement à la récitation (qui est le sens du mot « coran »),
et la perfection supposée de la langue ainsi consignée n' est autre
que celle de la voix de la dictée.
L'idée du livre est bien en effet celle d'une perfection, d'un
achevement en soi. De cette maniere, chaque livre nie que le
livre saint soit unique, et chacun s'affirme au contraire comme
un exercice de sainteté, si la sainteté consiste à s'abandonner à la
chance insensée du senso Que chaque fois, dans l' enroulement
d'un volume, dans la re1iure d'un cahier, un éclat de sens brille
et s'éclipse, et ainsi de loin en loin, de livre en livre - ta biblia
toujours indéfiniment renvoyés des uns aux autres et chaque
fois uniques.
Aussi le livre n' est-il pas seulement, voire n' est-il pas du tout
un véhicule ni un support de communication. II n' est pas un
medium : il est immédiatement, lui-même, avant tout, communi-
cation et commerce de soi avec soi-même. Qui le lit vraiment
entre dans ce commerce et ne fait rien d'autre. C'est bien en quoi
consiste sa différence avec le « libelle» ou avec le « traité » : ces
derniers transmettent un message, tandis que le livre se commu-
nique lui-même en personne, s'il est permis de le dire ainsi.

26
Le livre dispose sa fin en soi et se comporte comme l'enve-
loppemem d'une imérioriré. Une unité et une unicité y som
impliquées, dom il n' est pas plus question de les tirer au jour
qu'il n'est jamais question de momrer 1'« âme» d'une «per-
sonne I), mais dom l'implication est d'autant plus certaine et
exigeante que l'explication est exclue ou infinie (ce qui reviem
au même). L'ouvertlfermé du livre s'avere comme la topologie
d'un dedans cominumem retourné en son dehors : tout livre
est ruban de Moebius, ainsi en lui-même
fini et infini, infiniment fini de
toutes parts, à chaque page
ouvrant une nouvelle
marge, chaque
marge devenam
plus large, plus
capable de sens
et de secreto
Les gens du Livre

« Lis-moi ! », « Lisez-moi ! » - cet ordre ou cette proposition


occupe une place majeure dans notre culture, nous qui nous
sommes nous-mêmes désignés, dans l'un de nos livres saints,
comme lesgens du Livre. « Lis ! » est-il ordonné au prophhe de
ce même livre. « Prends et lis ! » est-il ailleurs ordonné à plus
d'un personnage en charge d'une médiation divine - « lis ! », ou
bien « mange ! avale ! » le livre qui t' est tendu. Et nous n' avons
pas cessé de (parler de) dévorer des livres, que leur gotlt nous
soit doux ou amer, de miei ou de fiel.
Que signifie l' ordre de lire ? C' est un ordre ambigu, car il
peut aussi bien enjoindre d' observer strictement la loi du texte
que d'interpréter le sens du même texte. Pour peu qu' on y prête
garde, on s'aperçoit cependant bien vite que ces deux injonc-
tions ne sont pas contenues de maniere égale ni symétrique
dans l' ordre d' avoir à lire. Pour observer la loi, il ne faut qu' épe-

29
ler le texte, tandis que, pour interpréter le sens, il faut le
déchiffrer. Mais cette différence, en vérité, s'étend plus loin ou
bien commence plus avant : la loi et le texte ne relevent pas de
la même lecture, même lorsqu'il existe un texte et un livre
désignés comme ceux de la loi. Plus précisément, des que la loi
se donne ou se prête à l'interprétation, elle excede le strict
registre de la loi. Par elle-même, la loi ne fait pas livre et sa lec-
ture ne releve pas du déchiffrement. Le livre présente cette dif-
férence que, tout d'abord, il est sans loi et qu'il ne releve pas
d'une autre juridiction que celle qu'il prononce lui-même. Il est
d'ailleurs possible de dire qu'il n'y a pas de loi, dans notre tradi-
tion, qui ne soit à la fois amérieure à toute lecture (c' est l' aspect
souverain de la loi, ce qui la met en exception sur toute autre
regle ou principe et la pose en vérité) et cependant tributaire
d'une explication, d'une explicitation ou d'un désenvelop-
pement (c'est alors l'aspect textuel, modalisé ou modulé qui
répond à la possibilité d'un sens - fút-il infini - plutôt que d'une
vérité). Cette double postulation essentielle de la loi en général
se trouve au principe de tous nos livres de loi, qu'il s'agisse de
ceux des nomotheres, des jurisconsultes et des constituants, ou
bien de ceux que nos religions consacrent en tant que « livres
samts ».
La sainteté du livre, en général, consiste en ceci que le livre,
en même temps, se pose et s'impose chaque fois comme une
entité donnée, achevée, intégrale et non modifiable, tout en

30
s'ouvrant libéralement à la lecture qui n' en finira pas de l' ouvrir
plus largement ou plus profondément, de lui donner mille sens
ou mille secrets, de le réécrire enfin de mille manieres.
Le commandement de lire contient le principe d'une explica-
tion nécessaire de la loi immaneme du livre, laquelle doit aussi
constituer la loi de la lecture. Cette loi immaneme n' est pas autre
chose que ce que j' ai nommé plus haut le « caractere». Lire
consiste à discerner le caractere propre du livre - et, de maniere
réciproque, un livre consiste à modeler et à moduler un carac-
tere. Ce caractere peut être désigné de beaucoup de manieres :
par exemple, par un nom d' auteur ; ou bien, par un titre com-
biné avec une indication de genre ; ou bien encore, par un style,
une frappe, une tournure, un procédé, ou cette « voix » dom j' ai
parlé ; ou bien, par ce qu' on appellera une force ou un charme,
une puissance ou une imensité. Mais l'idéalité synthétique ou
syncrétique de ces désignations possibles se nomme précisé-
ment un livre.
Un livre est une empreinte - ainsi que je l' ai dit -, et c'est
pourquoi l'imprimerie n'appartiem pas par hasard à son histoire.
Les caracteres gravés et pressés en nombreux exemplaires sur des
sUPPorts mobiles, de même que ceux qui les om précédés, tracés
au stylet et recopiés en abondance sur des peaux, des écorces ou
des soieries, composem cette empreime, cette imprégnation et
cette prégnance dom le livre est gros et lourd - dom, en vérité,
son volume n' est pas autre chose que le giron et la grossesse.

31
Nul accouchement n'en résulte pourtant. La fécondité du
volume se développe en une gravidité imerminable. Jamais ne
vient au jour la figure qui rassemblerait les traits du caractere.
Ce dernier retient inlassablement en soi le type, le poinçon, ou
l'initiale de sa lettre. C'est que, en réalité, ce type n'est nulle
part fixé, nulle part donné à l' avance. À la différence de la stele
sur laquelle la loi est gravée, nulle souveraineté hiératique
n' érige ni n' organise le volume. Ce type n' est pas typé, encore
moins archétypé. Le livre, le grand livre, est à lui-même l'ins-
cription de son caractere. Cette inscription est mobile, labile,
non fixée. N i l' auteur, ni le genre, ni le style, ni l' énergie ne
s' en laissem déterminer : essentiellemem, l' écriture déplace et
déporte toute assignation de reconnaissance, toute prescription
d' iden tification.
Le caractere du livre - ou bien ce caractere que le livre est-
. " ,. ,
ne consiste qu a se tracer, et son trace ne se termme qu en repre-
nam son propre début. Da capo donne le registre général de la
musique du livre. La lecture est interminable, interminable-
ment recommencée, reprise et renouvelée, parce que l' écriture
n' a rien cherché d' autre que sa propre reprise, sa mise en refrain,
son retour éternel. Sa caractéristique n' est pas une typologie, à
peine une typographie, elle n'est qu'une « typique » au sens de
Kant: l'analogue fragile d'un scheme, un mouvement, une
esquisse de l'imagination pour créer un monogramme aux traits
flottants, aux arabesques intriquées, une calligraphie ésotérique,

32
ornementale et sans arrêt portée sur des bords incertains, à la
maniete d'une route étroite de montagne dont les lacets serrés ne
cessent de côtoyer I'abime. Car I'ornement, ici, appartient à la
nécessité, à l'urgence, à la vigilance.

La lecture revient à circuler sur cette roure, sans la quitter


mais sans non plus jamais oublier ni conjurer le vertige qui
saisit à tour momento « Interpréter » ou « déchiffrer » le texte
ne veur pas dite en ramener la lenre au sens, mais, au contrai-
re, recomposer le chiffre, tous les chiffres et tous les chiffrages
de la leme. Ce n' est pas sortir la signification de son enve!oppe
- laquelle deviendrait ensuite bonne à jeter -, mais, au contrai-
re, c'est déve!opper I'enve!oppement en tant que te!: déployer
mais en reployant sans cesse le déployé sur lui-même.
Lecture interminable

De là vient que la peinture ait accordé dans son histoire une


telle place aux sujets du livre et de la lecture. L'homme qui lit,
la femme qui lit, la liseuse, la lectrice ou le lecteur, sont, eux
aussi, des personnages typiques, car leur type est celui de l'iné-
puisable modalisation et modulation du livre par la lecture et de
la lecture par le livre. Qu'y a-t-il de représenté dans une scene
de lecture? Un regard plongé dans un volume, un volume
ouvert pour ce regard et par lui, une attraction et une péné-
tration mutuelles. Peut-être le peintre sait-i! y trouver un modele
ou une Idée pour ce qu'il conçoit lui-même du regard : non pas
la vision distante de l'objet, mais la prise en garde de la chose, la
veille devant l' essence, le guet de l'imminence.

Ce qui vient au lecteur est un monde, et ce monde vient se


mêler à la pluralité des mondes qu'illaisse habiter en lui. La lec-

35
ture est une mêlée de mondes, une cosmogonie en cours de
genese ou d' agonie, la caractérisation potentielle, exponentielle,
mais toujours asymptotique, d'une congruence premiere et der-
niere, à l'intérieur du livre mais aussi entre lui et la cosmogra-
phie de son temps - que ce temps soit celui de son écriture ou
bien l'un des temps de sa lecture, un de ces temps si nombreux
et variés des lors que le livre « traverse les siecles », comme on
dito Ainsi le lecteur de Platon, de Montaigne, de Milton ou de
Lucain, de ]ames ou de Kafka n'en finit pas de caractériser à
nouveau sous leurs noms et sous leurs titres - sous les Essais,
Château, Éleve, Pharsale ou Paradis - des schemes polymorphes
et protéiformes, des levées différentes d' orages ou de fievres, des
tombées de torpeur ou de tristesse, des silhouettes précises et
fugitives, tout le blason d'une galaxie chaque fois rejouée, refor-
mée, transformée.
On disait jadis que le monde lui-même était un grand livre:
ce n' était pas pour signifier que son destin était scellé dans un
grimoire kabbalistique, c' était au contraire pour indiquer qu'il y
avait toujours, à nouveau, à manipuler son chiffre, à recom-
biner ses lettres et, finalement, à le réécrire. Son histoire fut-elle
pleine de bruit et de fureur - comme il est écrit dans un livre
puis, de nouveau, sur la couverture d'un autre livre -, ce sont le
bruit et la fureur dont nous avons lieu de nous soucier et dont
nous devons reconnaitre les accents et les traits, la graphologie
en quelque sorte, ou bien la grammatologie.

36
Les gens du Livre que nous sommes sont les gens - les en-
geances, les générations, les peuples, les populations - auxquels
un sens ne fut pas donné. Ceux auxquels un sens fut donné, un
monde consistam et plein, une nature avec ses dieux et ses puis-
sances, ceux-Ià sont gens du Chant ou
de la SteIe, gens du Hiéroglyphe ou du
Sceau. Pour nous, rien n'a été donné
q ui releve de I'une ou de I'autre de ces
figures. Et le livre n' est pas une figure
de certe espece. Chacune d' entre eUes,
en effet, possede d' emblée sa stature et
sa teneur, sa mesure et son autorité. Le
livre, en revanche, n'a rien pour I'assu-
rer, rien d'autre qu'un caractere enfoui,
peut-être introuvable, non pas caché mais
plutôt dispersé, fuyant, non reconnais-
sable. Chaque livre rêve de pouvoir devenir Hiéroglyphe ou Chant,
Stele ou Sceau. Chacun désire se représenter à lui-même comme
un bloc de runes, ou bien comme une casserte remplie de mon-
naies rares. Mais ce désir lui-même est vague, errant, et le livre
cesserait d'être livre s'i1se changeait en roc ou en cofttet.
À nous, nul sens ne fut donné, mais le commandement de
Iire - non pour trouver un sens qu' on nous aurait caché ou refusé,
mais pour entrer, sur un mode tout différent, dans I'espace d'une
Idée qui n'est précisément rien d'autre que la Forme vraie et

37
essentielle de I'absence de sens donné. Chaque livre forme ou
formule cerre Idée, chacun la caracrérise er réitere I'effort d' en
ouvrir à nouveau le tracé sinueux, incertain, linéaire et discon-
tinu, fragmentaire, aléatoire, en lui-même multiple autant que
bouclé sur soi, mais in-
terminable de l'une et
de I'autre façons.

38
Il n' en reste pas moins - ou bien il en ressort d' autant
mieux - que tous les livres sont recueils de hiéroglyphes, collec-
tions de caracteres sacrés et assemblages d' icônes et d' emblemes
qui composent un chiffre à la combinatoire inextricable, que
chaque lecteur à son tour entreprend de recomposer selon la
def d'un code différent et d'une mythologie réinventée. Les
bibliotheques et les librairies sont les dépôts, les réserves et les
devantures de ces coffrets done il s'agit de forcer les cadenas
avant de les refermer sous de nouveaux verrous. Jean-François
Champollion, qui sue lire la pierre de Rosette, était le fils d'un
colporteur de livres, avait appris seul à lire, et commença par
s'installer comme libraire.
Lédition de l'inédit

En son principe, le livre est illisible, et c'est au nom de l'illisible


qu'il commande ou qu'il appelle la lecture. L'illisible n' est pas le
trop mal formé, le raturé, le gribouillé: l'illisible est ce qui reste
fermé dans l'ouverture du livre, ce qui glisse de page en page pour
rester pris, collé, cousu dans la reliure, ou bien laborieusement grif-
fonné en marginalia cherchant à surprendre le secret, commençant
à écrire un autre livre. L'illisible est ce qui n' est pas du tout à lire et
à partir de quoi seulement quelque chose est donné à lire.
De soi le livre est vierge et scellé en soi ; il commence et finit
dans ce scellement, il est toujours sa propre épitaphe : ci-gít un
illisible. II y a toujours un livre dos et inviolable au milieu de
tout livre ouvert, maintenu écarté entre les mains qui en tournent
les pages, dont chaque révolution, chaque tournant de recto en
verso, recommence à inachever le déchiffrement, la mise au dair
du senso

41
C' est pourquoi chaque livre est inédit, s'il est un livre et
quand bien même il répéterait et rejouerait pour son compte
- comme chacun le fait - des milliers d' autres livres en lui reflé-
tés comme des mondes dans une monade. Le livre est inédit et
c'est cet inédit que l' éditeur publie. L' editor est celui 1 qui porte
au jour, qui met au-dehors, qui donne (e-do) à voir et à connal-
tre. Cela ne signifie pas cependant qu'une fois édité le livre ne
serait plus inédit : ille reste au contraire, et même ille devient
plus encore. II offre en plein jour, en pleine lisibilité, le tracé
insistant, résistant de son illisibilité.
« Éditer » un livre, au sens anglais du terme, c' est-à-dire pré-
parer son manuscrit, établir la leçon définitive de son texte, dis-
pose r sa présentation - tout le travail si minutieux des prépara-
teurs, lecteurs, correcteurs, maquettistes -, c' est veiller à la mise
en évidence de son identité, de sa propriété, de sa fermeture
aussi, par conséquent, tout autant que de son ouverture. Plus
, • I ,. •

preClsement encore, c est ouvnr, mettre au Jour et mettre en


mains la clôture du livre en tant que telle : son retrait, son
secret, l'illisibilité en lui qui ne sera jamais divulguée et qui est
destinée à être publiée en tant que tel/e.

1. Le mot est masculin, de même que plusieurs autres (absolument : imprimeur, ou par
emploi générique : correcteur) j mais on sait combien ces métiers comptem de femmes et à
que! poim le livre, en général, leur est redevable. Au reste, « le leeteur » n' est pas tout à fait
un nom générique, car il est clair que « la lectrice » et « la liseuse » ne som pas par hasard des
figures particulieces, ou la lecture s'idemifie avec une imensité propre. Le nom de « libraire »
a, pour sa part, l'avantage d'être bisexué, à l'instar de chacun(e) de nous.

42
L' éditeur a déjà lu cette illisibilité : il n' a lu que cela, il est le
lecteur de I'idiogramme caché dans le texte. L' éditeur est celui
qui a rapport avec 1'auteur plutôt qu'avec le livre, avec celui ou
bien cela qu' un mouvement d' écrire, une pensée, porte et emporte
vers le livre sans qu'il sache tres bien lui-même quel est ce mou-
vement. L' éditeur accompagne cette dérive, lui donne une issue,
la capte et la laisse aller en même temps vers ce qui ne succede
pas mais qui a déjà précédé : le « public », sans lequel il n'y
aurait pas eu le geste de I'adresse ni le tracé de l'écriture.
Gn publie pour le publico « Publier », ce n' est pas divulgue r - et
ce n'est pas vulgariser. C'est faire sauter les scellés d'une imagi-
naire intimité, d'une privauté ou d'une exclusivité du livre.
C' est enfin véritablement donner à lire. La typographie et la mise
en pages, I'impression, le brochage ou la reliure, la manutention
et la mise en vitrine, en rayons ou sur table, composent l' entrée
dans le commerce des pensées. De celles-ci, la valeur d' échange,
à bon droit protégée par des lois, ne se réduit pas à l'équivalence
monétaire sans signaler aussi qu'il s'agit bien de valeur en soi :
valoir, c' est compter pour un autre que soi, et la pensée essen-
tiellement compte pour l' autre, ne compte que pour lui, par lui
et en lui.
La librairie occupe le lieu de ce commerce : elle est tout oc-
cupée par le passage des uns aux autres, des auteurs aux lecteurs,
des éditeurs aux auteurs et aux lecteurs, des auteurs entre eux,
des libraires aux livres et des livres aux lecteurs, et plus loin

43

I:
encore, à ceux qui ne lisent pas et qui, pourtant, de loin, sans le
savoir, sont un jour ou l'autre touchés par des mots, par des
tours, par des façons de dire et de pense r qui se sont ici publiées
et communiquées, qui se sont vendues et achetées, proposées et
choisies, confrontées, affrontées, ignorées aussi et oubliées, cha-
cune en même temps enclose et déclose dans son (il)lisibilité.
Le « libraire », jadis, était rout en-
semble I'éditeur, l'imprimeur
et le libraire, le génie farni-
lier de l'auteur, de l'ou-
vrage et du lecteur. C' est
toujours ce triple génie qui
hante le livre, qui le façonne
et qui I'expose, qui le replie et
qui le déplie indéfiniment
sur soi et sur le monde.
À livre ouvert et fermé

Voilà pourquoi le livre s'ouvre et se ferme, voilà pourquoi


c' est dans la conjonction et dans la disjonction internes de cette
alternance que réside son être de livre, sa vérité précaire et
fulgurante: il s'ouvre et il se ferme sur le caractere unique dont
il ale tracé. Aussi présente-t-il deux aspects strictement dépen-
dants l'un de l' autre : il est relié, broché, il tient en corps et il
fait volume (c'est en effet l'ancien volumen, le rouleau dérou-
lable et enroulable autour d'une âme de bois ou de métal, d'ivoire,
de roseau ou d' os), mais, en même temps, il est discontinu et
feuilleté, il est ce codex aux pages cousues dont l' ensemble
menace toujours de ne tenir qu'à un fi1. 11 y avait du codex, déjà,
dans le volumen, tout comme il reste du second dans le premier.
Voilà donc aussi pourquoi le livre a deux postures et deux
aspects : le volume rangé et le volume ouvert. D'une part, le
livre aperçu par le dos de sa couverture, ou bien ses pages limi-

45
tées à leur minceur serrée en tranche ; et, d' autre part, le livre
ouvert aux pages légerement soulevées, un doigt parfois glissé
prêt à tourner la suivante. Ces deux livres sont le même et ne le
sont pas. Des qu' on l'ouvre, le premier perd l' assurance quasi-
ment muette de sa consistance compacte et de sa station droite.
Il ne tient plus tout seul et il ne fait plus avec ses semblables
figure d' alignement, de travée, de colonne ou d' enfilade de briques
posées à joints vifs. Il perd la superbe et le laconisme d'une cou-
verture qui paraissait le résumer ou, mieux encore, le transmuer
en une substance unique, homogene et non analysable.
Substance, suppôt ou sujet, c'était le livre fermé, c' est-à-dire
le livre fait, publié, exposé, communicable, prêt à la vente et
à la lecture : couverture, reliure, titre, nom d' auteur et nom
d' éditeur, voilà le sujet, voilà l' agent singulier. La Chartreuse de
Parme, par Stendhal, Grenoble, Éditions Transalpines. À cette
substantialité appartiennent aussi les modalités de la reliure ou
du brochage, la qualité du papier - sa teinte, son épaisseur, son
grain - aussi bien que la maquette de la couverture, ses couleurs,
ses motifs, parfois ses images, la typographie externe aussi bien
qu'interne, le dessin et la taille de ses polices, le format, la
composition du texte, les titres courants, les « belles pages »,
la correction de toutes les especes possibles de « coquilles » :
aurant de traits discrets (dans les deux sens du mot) dont la tota-
lité ne releve de rien d'aurre que d'une Idée ou d'un Caractere,
d'une Forme Typique sous laquelle s'est opérée la subsomption

46
de toutes les typographies, typologies et caractérologies impli-
quées dans la publication de ce volume. Ce suppôt, dont I'écliteur,
le maquettiste, le correcteur et l'imprimeur partagent la con-
fection et la façon, renvoie chaque fois, d'une maniere ou
d'une autre, à l'Idée même du Livre, à quelque Bible monumen-
tale, à quelque Coran à rinceaux dorés, à quelque vierge Volume
mallarméen, aussi bien qu'à l'aspect tantôt sévere et tantôt ba-
riolé des rangées de volumes sur des étageres, des collections,
des séries, des groupements par auteur, par geme, par période, à
toute cene taxinomie ou cherche à s'ordonner, sinon à se repré-
senter, I'Idée d'une bibliotheque ou d'une librairie universel-
le - et, à l'instar de l'univers lui-même, tout ensemble finie et
en expansion infinie.

Car c' est sur ces rayons que le livre


s'expose en vérité pour la premiere
fois. Sur ces rayons ou bien sur ces ta-
bles d' exposition, ces lutrins ou ces
présentoirs, ces vitrines aussi, ces éta-
geres, ces meubles élevés dans lesquels
le regard peine à discerner les titres de
I'étage supérieur. La bibliotheque ou
la librairie - comme on le sait, ce fut
d'abord la même chose - n'est pas au-

47
tre chose que l'Idée du livre en tant que substance exposée, en
tant que sujet qui se montre et qui se présente. lei, le livre pro-
nonce son ego sum, ego existo et, par conséquent aussi, son
cogito. 11 est à lui-même sa propre substance, dont toute la na-
ture est de se rapporter à soi et de n' obéir qu'à sa propre loi -
à la loi de son propre (son caractere, son idée, sa forme, son
style, sa motion et son émotion ... ).
De là vient que la librairie est un lieu ou s'exhale, et peut-être
même ou s'exalte, d'une maniere tres particuliere, ce régime ou
ce climat de monstration, de montre ou de monstrance, d' exposi-
tion et d' ostension qui regne en général dans ce qu' on nomme
un « magasin », c' est-à-dire un lieu de mise en évidence et en
valeur des produits du labeur ingénieux. Chaque marchandise
porte en elle et sur elle - comme sa surface, son aspect, son éclat -
le prix en vérité non négociable et non échangeable de cette
valeur absolue qu' est, en elle, le sujet de sa production. Cette
brillance de « fétiche » (pour reprendre le mot de Marx) n' est pas
• • /. •• 1'\ • •

touJours 111necessa.1!ement, et JamaIs peut-etre, ou presque Jamais


exclusivement un lustre trompeur, un mirage de « consomma-
tion» (quelle que soit l'importance irrécusable et l'étendue de
ce mirage, y compris dans le domaine des livres) : elle retient en
principe aussi quelque chose de l'Idée dont elle procede, que
cette Idée soit celle du melon, du hareng, du stylo, de l' armoire
ou bien du livre. Or, dans la librairie, l'Idée veut précisément que
la consommation de la marchandise - la dévoration du livre -

48
ne puisse pas être séparée d'une pénétration dans son intimité,
et qu' elle soit conduite de telle sorte que son mouvement rejoint
celui d' ou le livre est issu. La lecture, on l' a dit, caractérise à
nouveau chaque fois le caractere du livre. Elle le réimprime en
quelque sorte. Elle le réédite - on pourrait dire : elle le relie et le
relit chaque fois à nouveaux frais, à nouveaux enjeux, à sens
nouveau ou à sens perdu.

11 faut pour cela ouvrir le livre. 11 faut que soit mis en branle
ce jeu de l' ouverture et de la fermeture par lequelle sujet-livre
atteint seulement sa puissance véritable : en devenant l' objet de
la lecture. Or, 1'ouverture n'a pas lieu, comme on pourrait le
croire, seulement lorsque l' acquéreur est revenu chez lui, dans
sa bibliotheque ou dans son bureau, ni lorsqu'il entreprend (pour
rappeler une scene aujourd'hui devenue rare) de couper les
pages pliées du livre. L' ouverture du livre commence dans l'envoi
de l' éditeur au libraire - que cet envoi ait lieu par une distribu-
tion automatique ou bien par diverses especes d'information,
par des argumentaires de l' éditeur, par des recensions dans des
journaux, par des bulletins spécialisés, par la rumeur et la conta-
gion. Déjà sont fournis des indices, des reperes, des suggestions
de lecture ou des sollicitations. S'éveillent des curiosités, des désirs,
des attentes. Se signalent des promesses, des invitations, des
exhortations. Le libraire est un lecteur transcendantal : il donne

49
les conditions de possibilité de la lecture de ses clients. Les clients
d'un libraire sont les lecteurs de sa lecture en même temps que
les lecteurs des livres qu'ils lui achetent. La lecture du libraire ne

J
r"""""",

--:...----------~------\1.- _

consiste pas uniquement ni tout uniment dans le déchiffrage de


toutes les pages de touS les livres; elJe est lectio en tant qu' elec-
tio : elJe choisit, elJe sélectionne ou elJe glane des idées de livres

50
à proposer en fonction de l'Idée qu'il a lui-même et du livre et
de la lecture, et des lecteurs et des éditeurs. C' est en ce sens qu'i!
est courant de dire que le libraire n' est pas un marchand de
livres, à la condition de négliger ce que, à I'instam, je rappelais
au sujet de la marchandise. Disons donc avec moins d' ambi-
gu"itéque le libraire est un livreur de livres: illes apporte et illes
expose, illes met en situation de tenir leur rôle de sujets.

Mais en même temps, immédiatement, il les ouvre une


deuxieme fois. De même qu'ils om été ouverts pour lui ou bien
par lui en vue du choix de monstration, de mise en vue et en
invite, de même encore en a-t-i! de ce fait amorcé l' ouverture
sous les doigts de ses visiteurs. L' élection, la présemation, l' en-
semble du dispositif argumentatif, rhétorique et encyclopé-
dique dont une librairie est la machine matérielle en acte et
dont les libraires som I'âme ingénieuse, tout cela conduit au
geste du futur lecteur.
Les senteurs de la librairie

Librarium : bofte ou étui destiné au rangement des volumina.

Librarius : esclave instruit dont l'office est de tire à haute voix ou de copier
les livres, ainsi que de veiller au bon ordre de la bibliotheque.

Ouvert, le livre réve1e combien peu il est substantiel. La subs-


tance, le suppôt ou le sujet ne disparait pas proprement, mais se
déplie et se désassemble tout en tenant toujours ensemble par la
colle ou par la couture, par la prise du dos du livre. Le ventre,
lui, le ventre ou la poitrine s'écarte et se laisse observer entre ses
pages, page par page ou feuille par feuille, de feuille en feuille au
hasard, pour voir. Cela se nomme feuilleter. Le lecteur, dans la
librairie, ne lit pas ou lit peu, mais il feuillette, il inspecte à tâ-
tons, presque à l' aveuglette. 11 ne dévore pas, il goúte, il hume,
il flaire ou illeche la substance.

53
La librairie est une parfumerie, une rôtisserie, une pâtisserie :
une officine de semeurs et de saveurs à travers lesquelles se laisse
deviner, supposer, pressentir quelque chose comme une fragrance
ou comme un fumet du livre. Gn s'y donne ou on y trouve une
idée de son Idée, une esquisse, une allusion, une suggestion. Peut-
être parle-t-il de ce qu' on cherchait, de ce qu' on espérait. Peut-
être tiem-illa promesse de son titre - Le Temps perdu, L 'Être et
le Néant, Le Capitaine Fracasse -, ou bien de celle du nom de
l'auteur - Diderot, Joachim de Flore, Ernest Hemingway, Jane
Austen -, ou bien encore du nom de l' éditeur et de la collection
- Galican, Calmy-Cohen, Enseignes, Porrulans, le T ypographe -,
et peut-être pourrait-il tenir mieux encore la promesse discrete
de l'inconnu, de l'inattendu -, L 1ntrus, Des pois au lard, Relation
d'un voyage en grande librairie -, ou bien peut-être, dépourvu
de toute promesse et ne risquant donc pas de les trahir, assure-
t-i! simplemem de son sérieux, de sa compétence - Histoire
véridique de ma vie, Origine de la géomancie, Tristan et !siso
La librairie ouvre au lecteur l' espace général de toutes ces
especes d' ouverrure , de regard furrif, d' éclairage bref ou d' illu-
mination, de forage, de prospection, de passage au crible, au
tamis, de prélevement ou bien de relevé. 11s'agit toujours de délier
le lien qui tient le volume et de le laisser respirer, s'ébrouer un
instant - perdre aussi sa suffisance et sa consistance pour ne
pIus être ailleurs que dans l' empressement ou dans la noncha-
lance des doigts qui feuillettent.

54
Mais le regard effeuille aussi les rayons et les tables, il se pose
de place en place, sautant de couleur en format, guidé par des
silhouettes, des images, des signaux diverso Il se laisse séduire, sol-
liciter, charmer. Il envisage les épaisseurs, il parcourt les indica-
tions des quatriemes de couverture, ou bien, lorsqu'il s'en trouve
encore, des priere d'imérer. C' est lui qu' on prie, en fait, d'insérer
dans le livre un peu de son envie, de sa curiosité, de cette imagi-
nation qui ne cesse dans son dos de lui faire attendre des
mondes, des bonheurs, des savoirs, des récits.

Il n'est pas jusqu'au toucher des livres qui ne lui commu-


nique ses impressions particulieres : un poids, un grain, une
souplesse à travers lesquels on croirait discerner les inflexions
d'une voix ou bien les intermittences d'un cceur.
En toutes ces déclinaisons et décompositions du livre s'agite le
contour incertain de son Idée : non plus substance, mais sens en

55
instance, non plus sujet mais chose malléable, ductile, fluide et
parfois gazeuse, volatile, disséminée dans l' air et mêlée aux
aérosols de tous les autres livres. L'Idée même s'évapore et se
désassimile de son cerne originel, elle commence à se redessiner,
à se défaire, à se désamarrer pour aller trace r d' autres volutes,
d'autres esquisses et d'autres contours qui seront ceux de lec-
tures inventives, rêveuses, inquisitrices, négligentes, selon chaque
lecteur mais aussi selon ce que chaque livre aura pu faire avec
lui, contre lui, à son insu ou bien sous ses yeux.
Car, pour finir, l'Idée du livre aura toujours été, depuis sa
toute premiere conception, l'Idée de sa lecture et, par sa lecture,
l'Idée d'un autre livre, d'une autre écriture qui s'enchaine à la
premiere. Non pas nécessairement I'écriture d'un autre livre,
mais à tout le moins I'écriture d'un autre tracé de pensée, d'une
autre courbure, volute ou méandre de représentation, de médi-
tation, d'imitation ou de création. L'Idée du livre est l'Idée qu'il
n'ya point de fin à cette Idée même, et qu' elle ne contient rien
de moins que sa propre prolifération, sa multiplication, sa dis-
persion, et toujours, à quelque moment et à quelque égard, ce
conseil silencieux ou éloquent du livre qui invite à le jeter, à
l' abandonner. Lire, en effet, ne va pas à lire encore - mais à tout
le reste, à ce qu' on nomme tantôt l' action et tantôt l' expérience,
le frottement du réel illisible.
Toutefois, ce n'est qu'en lisant toujours à nouveau qu'on peut
jeter les livres un par uno Non les jeter au bucher ni à I'oubli,

56
mais les jeter plus loin et plus profond dans ce qu' on devrait à
bon droit nommer la librairie de l'âme, le libre espace d'une
dévoration de et par l'Idée pure, le labyrinthe des livres lus, grif-
fonnés, oubliés er empoussiérés, des livres appris et oubliés par
cceur, et le froissemem de ces bours de page dom l'image reviem
toujours parce qu'ils comiennent quelques mots précieux.
Le commerce des pensées

Mais le livre jeté dans cette librairie profonde ou s'emmagasi-


nem des traces, des empreintes et des réminiscences - cette librai-
rie dont l' autre, le magasin sur la rue, n' est en somme que le
reflet inversé, parei! à celui des paiais bordés de larges pieces
d' eau - le livre ainsi expédié dans la mémoire et dans le ressasse-
ment, dans la récitation murmurante, trouve aussi dans cette
récollection souterraine l'ampleur et la légereté d'un envol à
l' air libre.
Car le livre va toujours et seulemem de l'Idée à l'Idée, et son
ouverture, ses pages égayées, effeuillées, suivies de droite à
gauche et de haut en bas, ou bien en sens inverses et dans tou-
tes les combinaisons possibles, ses lectures patientes et méti-
culeuses ou bien avides et pressées, ses études, commentaires,
gloses, analyses, plagiats et parodies, ne font que répandre tou-
jours plus loin, toujours plus impalpablement, la substance

59
de son Idée qui finit par se perdre en se retrouvam métarnor-
phosée, métempsychosée ou métaphorisée en d'aurres livres,
en innombrables volumes, plaquettes, libelles, dissertations,
parnphlets, opuscules et derechef volumes, infolio, in-quarto, in-
octavo, en livraisons indéfinimem multipliées qui dispersem
dans les airs les poussieres de
sens et de cendre de l'Idée -
I'Idée cendrée non pas d' avoir
été mise au bClcher (la fumée
des auto-dafé, au nom si répu-
gnant, représente I'exact oppo-
sé du livre et I'entassement
du bClcherfigure I'exacre démo-
lition de la librairie et de ses
rayons), mais cendrée d'avoir
été libéralement envoyée dans
le large cosmos à rravers leque! devait rayonner la pluie
d' étoiles de I'Idée. Un livre est un météore qui se disperse en mil-
liers de météorites dom les courses errames provoquem des col-
lisions, des retrouvailles, des concrétions soudaines de nouveaux
livres, des rracés de caracteres inédits, des éditions augmen-
tées, revues et corrigées, une immense circulation stellaire.
Un livre toujours rêve de devenir un aérolithe enflarnmé, une
comere dom la cheve!ure embrasée consume l'Idée en poussiere
de gloire et en expérience de l'infini. La librairie ouvre cet air

60
libre de l' expérience, du risque et de la chance d' un aperçu sur
ce qui ne peut se voir, sur ce qui, de l'Idée, excede toute forme
et tout caractere. Toujours la librairie garde en son sein quelque
chose du colponeur de livres, du gaillard chargé de petits in-douze
et in-seize, des livrets plein la hotte et glissés jusque dans les
basques et le chapeau, non seulement capable de les vendre,
mais de les vanter et, s'ille fallait, de les raconter par creur d'un
bout à I'autre - Manon Lescaut, Le Jeune Werther ou bien Sché-
hérazade -, boutiquier-conteur nomade, aede ambulant, mar-
chand marcheur et démarcheur d' éditions bon marché, la
librairie par les champs et par les greves, sous le soleil et la pluie
des grandes roures. T oujours une librairie se trouve au bord
d'un grand chemin qui ne va nulle pan sinon de livre en livre,
livré à lui-même et suivant son idée à la trace, à la lettre indéfi-
niment réimprimée, un grand chemin le long duquel ne cesse
pas ce commerce ému et subtil des pensées en quoi se résume
ou se consume la forme pUfe et toujours inédite de ce que nous
nommons le livre.
La matiere des livres

Peut-être ce que nous nommons ainsi n' est-il que ce nom et


son idée, son idéal, son idéalité, la scription pure d'une vérité dis-
ponible scellée sous un fermoir d' encre et de papier. Peut-être n'y
a-t-il jamais, à travers toutes livraisons, nulle part un seul livre.
Peut-être le livresque étouffe-t-il toujours les écritures, ou bien les
écritures meurtrissent-elles les voix. Peut-être n'y a-t-il que des
rapports et des études, des comptes rendus et des compilations,
des élucubrations et des flagorneries. 11n' en reste pas moins que
le commerce de nos pensées, cela même par quoi nous tenons
ensemble, si peu et si mal que ce soit, repose sur la circulation
d'une monnaie dont l'unité incalculable se nomme « livre ».

Ce n'est pas l'unité d'un sens, c'est l'unité d'une matiere qui
porte la promesse de la pensée. Dans une parenté singuliere

63
avec liber, Baum et Buch en allemand
(en anglais, book), l'arbre et le livre sont
de même racine en raison du bois sur
leque! on grave. Cire, bois, papyrus,
parchemin, vélin, écran lumineux, il
s'agit toujours d'une matiere tendre,
d'une épaisseur souple et ductile qui
se laisse inciser ou imprimer, qui
soit capable d'accepter la marque et
de retenir la trace sans lui ôter son
caractere de passage et d' effacement
potentie! : un recueil, un recueille-
mem, et une fugitivité, un oubli,
une fragilité.
Les livres sont lourds et légers, ils
se succedent, ils se substituent autant
qu'ils s'immobilisent sur les rayons de bibliotheques solennelles.
I1s sont bouquins et grimoires autam qu' éditions princeps et
incunables. I1s sont faciles à enflammer, difficiles pourtant à
consumer. lIs sont matériellement notre pensée, grave et fuyante,
disponible et secrere, obstinément partagée entre nous comme la
promesse de rien d'autre que ce commerce lui-même.

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Table

Ouverture....................................................................................... 13

L'Idée et 1ecaractere du livre.......................................................... 19

La fin en soi du livre 25

Les gens du Livre 29

Lecture interminable...................................................................... 35

L'édition de l'inédit 41

À livre ouvert et fermé 45

Les senteurs de la librairie 53

Le commerce des pensées 59

La matiere des livres '" 63


CET OUVRAGE A ÉTE ACHEVÉ
O'IMPRIMER POUR LE
COMPTE OES ÉDlTIONS GALILÉE
PAR L'IMPRlMERlE FLOCH A
MAYENNE EN SEPTEMBRE 2005
NUMÉRO O'lMPRESSION 63312
OÉPOT LÉGAL : SEPTEMBRE 2005,
NUMÉRO O'ÉOITION 746

Code Sodis : S 20 769 7

Imprimé en France

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